Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0031, 30 Septembre 1843, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 0031, 30 Septembre 1843 Author: Various Release Date: January 31, 2012 [EBook #38725] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0031, 30 *** Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0031, 30 Septembre 1843
Nº 31. Vol. II.--SAMEDI 30 SEPTEMBRE 1843. Bureaux, rue de Seine, 33. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois. 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br. 1 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 33 fr. pour l'Étranger. 10 20 40
Le cercle général d'horticulture est une réunion formée à peu près exclusivement de praticiens qui font de l'horticulture leur profession habituelle. L'exposition de fleurs et de fruits, à laquelle ils ont invité cette année le public, a attiré pendant plusieurs jours un grand nombre de visiteurs. On a surtout admiré les beaux daubantonia tripetiana de M. Tripet-Leblanc, charmants arbustes aux fleurs d'un beau rouge, disposées en grappes élégantes;--deux jeunes échantillons en pleine fleur du paulownia impérialis, ce bel arbre du Japon dont l'introduction récente a eu tant de retentissement en Europe;--une fort belle asclépias, chargée de huit ou dix grappes de fleurs qu'on aurait pu croire faites de sucre candi; --une stephanotis floribunda;--plusieurs beaux camélias; --une strelizia regina;--une grande quantité de dahlias, de roses et de fruits.
Cercle général d'Horticulture.--Distribution des prix à
l'Orangerie du Louvre. 21 septembre.
M. Barbier, auquel le jury a décerné le premier prix, s'est montré digne, par la perfection de ses dahlias, de cette honorable distinction. Nous rappelons ici, pour la partie du public étrangère à l'horticulture, que le dahlia, si gracieux aujourd'hui, si varié dans ses nuances, si régulier dans sa forme, n'est arrivé à cette perfection qu'après un quart de siècle de travaux auxquels ont pris part des horticulteurs de tous les pays. C'est à l'horticulture parisienne toutefois que revient surtout l'honneur de cette glorieuse conquête. Les roses ont dépassé de bien loin l'attente des amateurs.
Quant aux visiteurs, que nous pourrions nommer profanes, ils ne pouvaient revenir de leur étonnement à l'aspect de cette variété infinie de rosiers de toutes les nuances, couverts de boutons et de fleurs comme au mois de mai. La perfection des procédés de culture a doté nos collections de roses réellement et complètement remontantes. Le temps n'est pas encore bien éloigné où l'on attachait une grande valeur aux rosiers décorés du titre de remontants, parce qu'ils donnaient à l'arrière-saison quelques roses fort inférieures à celles de leur floraison printanière. Aujourd'hui, ceux qui ont eu le plaisir de contempler les collections exposées par MM. Paillet, René, Margottin et Laffay, ont pu apprécier combien notre horticulture est devenue riche en rosiers aussi abondamment fleuris à la fin de septembre qu'ils ont pu l'être à la fin de mai.
Les fruits, en raison de la saison, formaient la partie de l'exposition la plus riche et la plus variée. Ce n'était pas sans peine que l'on perçait le triple rang des gastronomes collés à la balustrade et dévorant des yeux des pêches, des poires, du raisin, ses ananas, tels que Chevet et ses rivaux n'en ont jamais vendu de semblables. Un ananas d'un volume peu ordinaire, d'un vert lustré, exposé par M. Gontier, exhalait une odeur exquise et donnait, malgré sa couleur, tous les signes d'une maturité parfaite; c'était un premier fruit.
Les deux extrémités de la salle étaient occupées par des centaines de plantes tropicales étalant le luxe de leur brillante végétation: elles appartiennent à la belle collection de MM. Cels frères.
C'est au milieu de ces richesses horticulturales que se sont réunis les soutiens de l'horticulture parisienne, pour applaudir au triomphe de quelques-uns d'entre eux, proclamés, par la décision du jury, vainqueurs dans les divers concours. Après plusieurs discours écoutés avec le plus vif intérêt, les médailles ont été distribuées aux lauréats, aux applaudissements unanimes de leurs confrères, marques d'estime d'autant plus honorables qu'elles émanaient de ceux-là mêmes sur lesquels ils venaient de remporter.
Dans l'allocution chaleureuse de M. Chéreau, président du Cercle, le public a remarqué les vues sages et patriotiques de cet homme éclairé sur l'enseignement horticole. Au point où en sont de nos jours la science et le goût de l'horticulture, il est impossible que l'État ne songe pas incessamment à en répandre, à en organiser l'enseignement. Nous nous associons aussi au voeu exprimé par l'honorable président pour que les hommes les plus éminents de l'horticulture française reçoivent, au même titre que d'autres savants adonnés à d'autres applications des sciences naturelles, quelques-unes de ces distinctions qui les signaleraient de plus en plus à l'émulation des jeunes gens empressés de suivre leurs traces en profitant de leurs exemples.
Dieu me garde de dire à l'honorable ville de Paris un mot désagréable; je l'aime trop pour cela: je lui dirai cependant que je ne l'ai jamais quittée sans plaisir et que je n'y reviens jamais sans tristesse. Pour quelle raison? comment puis-je éprouver du tels sentiments pour un pays sans lequel, après tout, et loin duquel il me serait difficile de vivre? N'est-ce pas une bizarre contradiction? J'aime Paris à l'adoration, et je l'abandonne avec joie! Je ne saurais me passer de Paris et mon âme est sombre quand je le retrouve! Serait-ce donc que cette ville redoutable et aimée, qu'on recherche et qu'on fuit, qu'on adore et qu'on déteste, ressemble à ces grandes et mystérieuses passions qui donnent des plaisirs si inquiets et des joies si pleines d'anxiété qu'on ne peut ni renoncer au bonheur qu'elles procurent, ni cependant y retomber sans terreur?
Le plus douloureux moment pour rentrer à Paris, c'est la fin de septembre; attendez que le mois de novembre soit venu. Heureux ceux qui ont assez de liberté et de loisir pour rester aux champs jusqu'à ce que la dernière feuille soit tombée de l'arbre et que l'oiseau ait chanté sa dernière chanson mélodieuse! Quoi! rentrer à la ville quand l'heure de la campagne est plus aimable et plus charmante! quitter ces derniers rayons de soleil pâle et doux, et cette dernière verdure des bois mélancoliques, et les cimes dorées des feuillages que le vent d'hiver va bientôt dépouiller! La beauté de la nature, comme toutes les rares beautés, n'est jamais plus belle qu'au moment où elle est près d'expirer et de finir.
Là-bas, le ciel est encore lumineux et riant; l'alouette, se mirant aux perles de la rosée, égaie la venue des frais matins, et le soir a un charme ineffable. Cependant le ciel parisien est déjà sombre et maussade; il s'est voilé prématurément de nuages lugubres et porte le deuil des beaux jours avant qu'ils soient morts.
On dirait en vérité que Paris a un goût particulier pour le mauvais temps; il bataille le plus qu'il peut contre le printemps et l'été, et ne leur donne que le plus lard possible accès dans ses murailles et dans ses rues; puis il les chasse avant l'heure, et les met à la porte. Est-ce hasard? est-ce caprice? non; c'est un savant calcul d'égoïste. Paris n'aime pas le printemps et ne peut pas l'aimer; le véritable printemps de Paris, c'est l'hiver; l'hiver, voilà sa belle saison! Le bal, le spectacle, le plaisir, les fêtes, tout cela fleurit en janvier; Paris ne connaît pas de plus fraîche et de plus adorable prairie que le tapis de ses boudoirs et le parquet de ses salons; le soleil qu'il préfère est le soleil du lustre et de la bougie. Pourquoi s'étonner après cela de le voir si peu hospitalier pour le printemps et l'été, qui éteignent son soleil, enlèvent ses tapis, barricadent ses salons, et lui prennent le plus fin, le plus charmant, le plus élégant de sa population, pour la disperser de tous côtés, dans les châteaux, sur les grandes routes et sous les charmilles. Donc, Paris est dans son droit en se mettant si fort en garde contre le beau temps, qui lui joue de ces mauvais tours-là; il faut être juste.
Mais puisque enfin vous voici, comme moi, forcés de revenir à Paris, tâchez surtout de ne pas y rentrer par la barrière de la Villette. Quoi! c'est ainsi que tu m'accueilles, superbe Babylone? voilà les beautés par où tu veux me rappeler à toi et me faire oublier les belles collines, et les beaux fleuves, et les bois aux senteurs vivifiantes! mais tout cela est horrible; mais c'est à vous donner l'envie de faire reculer les chevaux et la voiture, pour rebrousser chemin au galop.
Certes, Paris, vu du côté de la Villette, ne ressemble pas à ces adroites fiancées qui s'arment de leurs plus attrayants sourires pour le jour de la première entrevue. La Villette ne donne pas le moins du monde l'envie d'adorer Paris et de contrarier mariage avec lui. Jetez les yeux sur cette corbeille de noces; quels bijoux! des rues mal pavées et malpropres, de noires murailles souillées d'affiches en lambeaux et d'images cyniques, des maisons lézardées et pantelantes, des cabarets, des bouges ignobles.
C'est ici le séjour des Grâces!
Les étrangers qui viennent pour la première fois à Paris, et que Paris reçoit par cette entrée fort peu sardanapalesque, gardent longtemps la désagréable impression que ce premier coup d'oeil leur cause; ils ont peine à s'en remettre, et voient toujours Paris à travers le très-laid kaléidoscope. Les quais, les boulevards, les Champs-Elysées, les Tuileries, ont fort affaire pour les distraire de cette optique et les obliger à voir par d'autres yeux.
La Villette a longtemps eu un concurrent qui lui disputait ce prix de la laideur: c'était la barrière de Charenton. La Grande-Pinte et la Petite-Pinte pouvaient jouter avec La Villette, non sans avantage; mais maintenant tout est dit: la Villette est seule maîtresse du champ de bataille: l'étranger que la poste ou la messagerie royale introduit à Paris de ce côté est exempt aujourd'hui des tristesses de la barrière de Charenton et des laideurs de la Grande et Petite-Pinte; une route élégante, ouverte sur la rive gauche de la Seine, lui procure l'honneur d'une avenue agréable et d'une entrée solennelle. Dès le premier pas, un vaste panorama se déroule devant lui, annonçant la grande ville. D'abord, c'est le fleuve encadré dans ses deux rives, dont l'oeil suit le cours à travers les ponts qui le recouvrent, et les mille bâtiments légers qui voguent à sa surface; et voici Bercy aux blanches façades et aux riches échoppes. Peu à peu Paris se fait voir et montre ses monuments un à un au regard élevé; Sainte-Geneviève, le Panthon, le Val-de-Grâce, et au fond, la Cité avec sa vieille: et sainte cathédrale, tandis qu'en passant vous avez jeté un coup d'oeil d'admiration sur le Jardin-des-Plantes et le pont d'Austerlitz, qui se regardent face à face, et se donnent, en quelque sorte, la main sur votre route.
Tout en vous contant ceci, j'ai quitté La Villette, descendu la rue du Faubourg-Poissonnière, traversé le boulevard et gagné la rue Montmartre. Les chevaux humides s'arrêtent dans la cour des grandes messageries, et je saute tout poudreux sur le pavé de Paris.--C'est un spectacle à la fois plaisant et lamentable que le débarquement d'une diligence. D'où arrivent ces gens-là, Dieu? d'où sortent ces teints blafards, ces yeux bouffis, ces cravates en désordre, ces têtes mal peignées, ces chaussures maculées, cette friperie d'habits, ces bonnets de travers, ces chapeaux éborgnés. et ces mines livides? Avons-nous affaire à des vagabonds pris en flagrant délit, ou à des bandits qui viennent de commettre un mauvais coup? Pas le moins du monde; ce sont de très-honnêtes gens qui courent la grande route pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs. Voilà l'état où vous mettent les voyages d'agrément! Les uns dorment debout, les autres, meurent de soif et de faim; ceux-ci se plaignent d'une affreuse migraine, ceux-là d'un torticolis ou d'un tour de reins. Dieu sait tout ce qu'un gagne à passer seulement vingt-quatre heures en diligence!
Le forçat dont on brise la chaîne, un chef d'opposition qui renverse un ministère, deux époux mal assortis qui obtiennent un arrêt de divorce, sont moins légers, moins allègres, moins heureux qu'un pauvre diable enfermé dans la diligence quand s'ouvre la portière, et qu'il entend ces mots trois fois bénis: Allons, messieurs, descendez, nous sommes arrivés; au bureau, messieurs, au bureau!
Félicitez-moi donc, moi surtout qui ai eu la chance inouïe: de passer trente-six heures, nuit et jour, serré dans un étau qui se composait, d'une part, d'un énorme abbé tout barbouillé de tabac, lequel venait de prendre ses vacances en Flandre, et de l'autre, d'une dame de choeurs, à peu près de la légèreté de mademoiselle Georges. La péronnelle retournait à Paris tout d'une masse, après avoir donné des représentations à Valenciennes, où elle s'était parée librement du titre de prima donna de l'Académie royale de Musique.
Vous savez ce que c'est qu'un abbé; peut-être connaissez-vous moins particulièrement la dame de choeurs, et je vais vous instruire.
La dame de choeurs appartient à cette espèce dramatique qui a pour domaine le fond du théâtre; elle se tient respectueusement derrière le ténor ou la basse, le contralto ou le soprano en crédit, et n'approche jamais du trou du souffleur. La dame de choeurs est de toutes les noces, de tous les enterrements, de toutes les insurrections, de toutes les fêtes, de toutes les batailles et de tous les triomphes.
On divise la dame de choeur en deux classes; l'une chante, l'autre fait des quarts de pas et des cinquièmes d'entrechats. La première est spécialement chargée de célébrer le bonheur des époux qui vont à l'autel:
Ah! quel beau jour Pour l'hymen et l'amour!
Elle détonne aussi sur le talon des princes dans les entrées solennelles, et des guerriers au retour du combat.--L'office de la seconde consiste à sourire à Mazaniello, à arrondir les bras au passage de Fernand Cortès, à semer des fleurs sur les pas de Mahomet second, et à lever la jambe en l'honneur de Robert-le-Diable.
De sept heures du matin à sept heures du soir, la dame de choeurs est d'ordinaire marchande à la toilette, brodeuse, fleuriste, blanchisseuse de fin, cordonnière, ravaudeuse ou portière; je ne parle que de ses occupations officielles. Elle habite plus habituellement le sixième que le premier, et son boudoir est mansardé.
A sept heures précises, elle change de domicile politique et se loge dans les coulisses de l'Opéra. La métamorphose est complète: le turban mauresque remplace le bibi, la robe de velours ou de soie se substitue au jupon de laine et au tartan, et le soulier de satin fané met les souques au rebut.
La dame de choeurs qui chante a de trente à cinquante-cinq ans; elle est ou très-grosse ou très-maigre; il est presque impossible d'en rencontrer une qui tienne le juste milieu. La beauté et la jeunesse ne sont pas au nombre de ses vertus indispensables,--voir à l'Académie royale de Musique;--elle a peu de cheveux, et il lui manque toujours au moins quatre ou cinq dents.
La dame de choeurs qui danse est plus jeune, plus dégagée et moins laide; elle doit ces avantages à la nécessité où elle est d'être plus légère.--On est forcé de respecter la dame de choeurs qui chante: c'est une brebis rentrée au bercail, sans toison, et désormais à l'abri des loups d'opéra; elle a fait une fin et possède de nombreux enfants qu'elle envoie à l'école de danse ou de musique pour toute nourriture. Tous les matins, à son retour de Naples ou de Babylone, la dame de choeurs qui chante raccommode les bas de sa progéniture et écume son pot, quand elle en a.
La dame de choeurs qui danse n'a pas encore passé l'âge des tentations. Elle essuie le feu du lorgnon et du binocle; elle entretient des correspondances directes avec l'avant-scène et fait des mines à l'orchestre poste restante. Quant au mariage, elle professe un souverain mépris pour les législateurs impériaux et le code civil, et s'en tient à la loi naturelle. Ajoutez, qu'elle soupire pour le cachemire, qu'elle regarde le marabout et le chapeau de paille d'Italie du coin de l'oeil, et qu'elle a une passion aveugle pour l'omelette soufflée, le vin de Champagne, les huîtres et la salade de homard; tout au contraire, la dame de choeurs qui chante, ayant renoncé à Satan et à ses pompes, attendu ses cheveux nattés et l'absence de ses dents, se consacre avec fureur à la pomme de terre à l'huile.
Il peut arriver cependant que la dame de choeurs qui danse passe, par hasard à la mairie, et s'y nantisse légèrement d'un mari. Figurez-vous quelle vie est réservée à ce bienheureux époux! la dame de choeurs appartient en effet, à tous ceux qui ont une bonne lorgnette. Celui-ci prend sa jambe, celui-là son bras; à l'un ses cheveux, à l'autre sa joue ou ses sourcils. Le mari de la dame de choeurs n'a pas seulement pour ennemi capital le public qui lui emprunte ainsi sa femme pièce à pièce et débris par débris, il trouve des larrons jusque dans ses foyers domestiques, je veux dire dans les coulisses et sur les planches du théâtre.
Le mari de la dame de choeurs doit se défier de l'homme de choeurs qui danse avec sa femme, du violon, du trombonne, du basson, du cor, de la clarinette qui accompagnent ses pirouettes, et même du souffleur qui n'en pense pas moins, quoique dans son trou. Arnal nos a montré plaisamment, sur la scène de Vaudeville, ces tribulations et ces jalousies du mari de la dame de choeurs.
Quoi qu'il en soit, il est médiocrement agréable de faire quatre-vingts lieues entre le gros abbé qui prend du tabac et se mouche à chaque minute, et une énorme dame de choeurs qui ronfle perpétuellement et pèse à peu près deux cents kilos.
Maintenant, cher Paris, puisque je t'ai retrouvé, que m'apprendras-tu de nouveau? où en sont tes grands amours-propres et tes petits hommes, tes vertus et tes vices, ta laideur et ta beauté, tes charmantes médisances et tes bonnes calomnies, ta joie et tes souffrances, ton luxe et ta pauvreté? Que fait-on dans tes spectacles et dans tes rues, dans tes boutiques et dans tes Académies, dans ton salon et dans ton grenier, sous ta soie et sous tes haillons?
Tu te tais, tu ne me réponds pas. Ah! je devine! tu me vois encore fatigué de ma route, et tu attends, pour me faire les confidences et recommencer ta conversation avec moi, que j'aie repris haleine, oublié ma dame de choeur et mon abbé, essuyé mon front et rejeté la poudre du chemin.
Nos efforts tendront continuellement, sinon à élargir le cadre étendu que nous avons choisi, du moins à le remplir complètement. Aussi, reconnaissant aujourd'hui que l'Illustration, pour ne pas se borner à être un sujet de pure distraction, doit fournir à ses lecteurs, sur les faits curieux et les événements importants qui se succèdent dans tous les
pays, comme aussi dans les sciences et dans les arts, toutes les informations qui méritent d'être conservées, nous entreprenons aujourd'hui une revue que nous continuerons dans chacune de nos livraisons, et que nous appellerons l'histoire de la semaine. Sans doute, plus d'une fois, des faits que nous signalerons auront déjà été signalés, des nouvelles que nous enregistrerons auront cessé d'être complètement nouvelles; mais plus d'une fois aussi il nous sera possible d'envisager ce passé de huit jours tout autrement qu'il n'aura été envisagé, et, précisément parce que nous n'arriverons que le samedi, d'apprendre à nos lecteurs que ce qui les a fait frémir depuis le commencement de la semaine n'était qu'une invention, qu'une fable.
Nous aurions, à coup sûr, mauvaise grâce, dans ce temps de disette de matière pour les feuilles politiques, à leur reprocher ces événements qu'elles inventent, et qui offrent à leurs lecteurs des émotions devenues rares, et à elles l'occasion d'un second article pour démentir le premier. Qui n'a lu, par exemple, il y a huit jours, qu'un soulèvement était venu mettre en question, à Saint-Domingue, l'autorité du gouvernement nouveau, et faire renaître tout l'espoir et toutes les chances des partisans du gouvernement renversé? Deux jours après on nous annonçait que la nouvelle avait été apportée sans doute par un bâtiment retardataire; car, au départ du dernier navire, tout était calme et tranquille dans la république noire. Oui ne s'est senti profondément ému en lisant les détails de ce cataclysme qui avait, au Brésil, enseveli la moitié basse de la ville de Bahia sous la moitié haute éboulée? Ou vous donnait l'effrayante liste des édifices, des églises, des couvents, des rues entières où toute une population était demeurée plongée dans une sieste éternelle. Déjà on parlait d'organiser des comités et d'ouvrir une souscription uniquement pour faire inhumer les victimes, personne n'ayant survécu, déjà l'Illustration allait expédier un dessinateur pour prendre une vue de ce vaste et effroyable cimetière. A deux jours de là.
[NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Les quelque vingt lignes suivantes sont sérieusement atrophiées dans le document original. Le logiciel de reconnaissance optique des caractères est resté totalement confus. Les yeux du transcripteur s'efforçant de reconstituer le texte, à partir de ce résultat et en scrutant le document original, ont également dû se déclarer vaincus. L'illustration ci-dessous montre ce dont il s'agit.]
M. le duc et madame la duchesse de Nemours poursuivent dans le sud-est de la France la tournée qu'ils ont commencée en Bretagne. Les journaux publient les discours qu'on leur adresse et ceux qu'on comptait leur adresser. Ces derniers ne sont pas, à coup sûr, ceux qui causent le plus d'ennui aux illustres voyageurs. Toute cette éloquence officielle doit faire trouver assez monotone au futur régent l'apprentissage du pouvoir.--Plus heureuse, la reine d'Angleterre, après le séjour à Eu, dont nous avons rendu compte et pendant lequel elle n'a eu à subir que des mots auxquels elle, répondait par des bagues, a parcouru la Belgique sans être exposée aux débordements de l'éloquence flamande. Les journaux belges ont rendu un compte brillant de toutes les fêtes dont elle a été l'héroïne. Désintéressés dans, la question d'amour-propre local, les journaux anglais en ont, de leur côté, publié des récits moins éclatants. Suivant eux, à Ostende, les préparatifs s'étaient bornés, sur l'invitation du crieur public, à balayer les rues, qui en avaient grand besoin, et à badigeonner quelques édifices; la devanture du l'Hôtel-de-Ville s'était revêtue d'une belle couche d'ocre. A Gand, à Bruges, à Bruxelles, à Anvers, l'aspect monumental de ces villes prêtait plus d'éclat à la réception. Enfin, débarqués le 15 à Ostende, la reine Victoria et le prince Albert se sont rembarqués le 20 à Anvers.--L'empereur Nicolas, qui, dans ce temps de voyages princiers, était venu rendre au roi de Prusse, à Berlin, une visite nouvelle qui n'a pas donné lieu à moins de conjectures et de commentaires que la précédente, est reparti le 20 pour Saint-Pétersbourg en passant par Varsovie. --Espartéro, de son côté, adoucit sa douleur et charme ses ennuis par la locomotion. Il visite les grands établissements militaires de l'Angleterre, et les réceptions qui lui sont faites, les honneurs qui lui sont rendus, témoignent assez que, pour le cabinet de Saint-James, la question d'Espagne n'est pas une question tranchée, et que fe nouveau gouvernement de Madrid ne lui paraît guère plus durable que tous ceux qui se sont succédé dans ce malheureux pays.--Enfin O'Connell, ce roi populaire de l'Irlande, poursuit ses promenades, ses meetings et ses allocutions.--Il n'est pas jusqu'à Rébecca qui ne croie devoir prouver par des excursions nouvelles que l'échec éprouvé précédemment par quelques-unes de ses filles ne lui a rien fait perdre de sa détermination et de son audace. Cette agitation parmi les princes, et parmi les chefs de parti, se manifeste également en ce moment parmi les nations. Nous avons tout à l'heure prononcé le nom de l'Espagne. C'est toujours par elle qu'il faut commencer quand on a à parler de désordre ou d'anarchie. A Barcelone, à Sarragosse, à Madrid, le gouvernement nouveau et ses adversaires sont en lutte acharnée. Dans les deux premières villes, c'est par les armes et la destruction qu'on procède, sans que d'une part ou de l'autre paraisse avoir grande foi au principe au nom duquel l'on pille et l'on tue; à Madrid on n'en est encore qu'aux combats de scrutin; mais les résultats n'en sont pas favorables au ministère, et cet échec par les moyens légaux rendra inévitablement moins décisifs les avantages militaires qu'il aura pu remporter sur d'autres points.--Dans la Romane, l'insurrection paraît n'avoir rien perdu de sa confiance et de son énergie; les diligences sont arrêtées et les escortes de dragons sont faites prisonnières par des partis de rebelles.--A Montevideo, l'armée de la Bande-Orientale, commandée par le général Rivera, a remporté sur les troupes buénos-ayriennes une victoire importante dont les détails n'ont point encore été transmis par la correspondance, mais dont les résultats paraissent devoir être de délivrer nos nombreux nationaux de la situation pénible, où les tenaient Rosas et Oribe.--A Athènes, la tribune aux harangues a subitement repris sa puissance, et ce temps d'équinoxe publique y a tout à coup fait sentir son influence. Avant même que les lettres qui pouvaient faire pressentir la possibilité d'une commotion fussent parvenues sur le continent, le télégraphe nous apprenait laconiquement qu'une insurrection avait éclaté dans la capitale grecque dans la nuit du 14 au 15. La cause du roi Othon n'a été compromise que par lui-même et parles puissances dont il a suivi les conseils plutôt que d'écouter les voeux d'une population qui demandait que son roi se fit Grec, bien résolue qu'elle était à ne pas se faire bavaroise. La promesse d'une constitution qu'il a été amené, à faire, quant à présent calmé les esprits.
Portrait du roi Othon.
Nos ambassadeurs sont, en ce moment, comme les princes et les peuples, en grand mouvement. L'envoi de M. Olozoga à Paris a du déterminer l'expédition d'un ambassadeur à Madrid, l'auteur d'Alonzo n'y retournera pas et l'ambassade de Turin parait le consoler médiocrement. M. le marquis de Dalmatie quittera la cour de Piémont pour nous aller représenter auprès de celle de Prusse, M. le baron Billing ira à Copenhague, et M. Alexis de Saint-Priest à Munich. Quant à nos missions extraordinaires, l'arrivée en France du président Boyer parait devoir faire retarder un peu celle de M. Adolphe Barrot à Saint-Domingue. Pour la mission de Chine, elle est ajournée à six semaines, ce qui donnera le temps à son historiographe déjà nommé de faire sa préface.
Septembre a vu se clore ou se tenir un grand nombre d'assemblées administratives, scientifiques ou industrielles. Les conseils-généraux ont clos leur session le 4. Consultés par le ministère de l'intérieur et par celui de l'agriculture et du commerce sur un grand nombre de questions relatives aux libérés, à la mendicité, au paupérisme, aux irrigations des prairies, à la police du roulage, à l'organisation des gardes champêtres, au reboisement des forêts et des montagnes, les représentants des cantons ont répondu en hommes compétents et pratiques. Parmi les voeux que quelques-uns ont émis spontanément, nous trouvons celui de l'abolition de l'esclavage dans nos colonies. Nous sommes heureux d'apprendre en même temps par les journaux de Stockholm et par le Cernéen de l'île Maurice, que le roi de Suède se prépare à l'émancipation des esclaves dans l'île Saint-Barthélémy, et que le gouvernement anglais commence à comprendre, que ses possessions de l'Inde réclament une mesure analogue.--Le Congrès scientifique a tenu sa onzième session à Angers. Les orateurs de table d'hôte et les savants forains ont perdu cette institution, qui, sérieusement dirigée dans l'intérêt de la science et non dans celui de l'amour-propre d'hommes qui ne vivent que de réclames, aurait pu entretenir partout le goût des hautes études et des recherches scientifiques. Le Congrès, après douze jours de pitoyables divagations, a clos, le 13 septembre, sa onzième session, et fait choix pour la douzième, fixée au 25 août de l'an prochain, de la ville de Montpellier. Le Congrès a eu raison, car il est bien malade.--Une institution autrement sérieuse, la Société d'Encouragement pour l'industrie nationale, a tenu à Paris son assemblée générale le 6, sous la présidence de M. le baron Thénard. Tout le monde sait les services qu'elle a rendus et qu'elle rend chaque jour. L'exposition quinquennale des produits de l'industrie, dont nous n'entendons pas nier les bons effets, ressemble cependant trop à un immense bazar où un public curieux ou oisif se presse sans guide et examine sans critique. Le jury, composé d'hommes officiels, dont la réserve est par conséquent fort méticuleuse, ne se prononce guère sur le mérite d'une invention que quand elle a été sanctionnée par une longue expérience dans la pratique habituelle des ateliers, c'est-à-dire qu'il rédige le jugement lorsqu'il est déjà prononcé depuis longtemps. La Société d'Encouragement, qui compte à sa tête et dans son sein les hommes les plus éclairés, procède avec plus d'indépendance et montre plus d'esprit d'initiative. Elle n'a jamais vu ses jugements cassés par l'expérience, et l'on doit aux prix qu'elle a fondés pour tel ou tel perfectionnement provoqué par elle plus d'un progrès utile aux arts, plus d'une amélioration profitable à la classe ouvrière. Nous avons remarqué, parmi les prix qu'elle a décernés, une médaille d'or accordée au peintre. Ziegler, pour l'établissement, auprès de Beauvais, d'une fabrique de vases en grès de formes très-variées, d'un goût pur, souvent décorés d'ornements très-délicats; et une médaille de platine à M. Mourey, qui, perfectionnant le procédé électro-chimique de MM. Buolz et Elkinghton, est arrivé à donner aux pièces douces et argentées plus de brillant et de solidité.--A Bordeaux s'est réunie, les 14, 15 et 16, l'Union vinicole, qui a plutôt pris des résolutions politiques qu'indiqué un moyen efficace et adoptable par le gouvernement pour mettre fin, ou tout au moins apporter un adoucissement notable aux souffrances trop réelles d'une industrie si précieuse pour la France agricole.--Enfin, pour le bouquet, ce qui constitue, contre notre intention, un odieux calembour, le Cercle général d'Horticulture vient, ainsi que nous l'avons raconté plus haut, d'exposer ses fleurs à l'Orangerie des Tuileries, et de décerner ses prix.
L'Académie des Beaux-Arts de l'Institut a également distribué une partie des siens, et s'est prononcée pour la plupart des nomination d'élèves pensionnaires à l'école de Rome qu'elle est appelée à faire chaque année Elle avait, pour le concours de gravure sa partie fine, accordé le premier grand-prix au seul élève qui se fut présenté, sans doute, parce qu'elle pense avec Plutarque, que la plus difficile des victoires est celle qu'on remporte sur soi-même.--Elle a eu de beaucoup plus longs débats pour arrêter un jugement à l'occasion du concours de sculpture auquel dix lutteurs avaient pris part.. Enfin elle a décerné le premier grand-prix à M. Maréchal, élève de MM. Ramey et Dumont; le deuxième grand-prix à M Lequesne, élève de M. Pradier; et le deuxième second grand-prix à M. Hubert-Lavigne, MM. Ramey et Dumont. Le sujet du bas-relief était Epaminondas mourant. L'oeuvre de M. Maréchal était sage, celle de M. Lequesne annonçait plus verve et de feu, mais, en général ce concours a été regardé comme faible.--Est venu ensuite celui d'architecture, qui a valu le premier grand prix à M. Telez, élève de MM. Mayot et Lebas; le premier second grand-prix à M. Dupont, élève de MM. Debret et Huvé; et le deuxième; second grand-prix à André, élève de MM. Mayot et Lebas. --L'exposition du concours de peinture a commencé le mercredi 27; l'Académie ne prononcera que le 30. Le sujet est Oedipe s'exilant d'Athènes, soutenu par sa fille Antigone. Les concurrents sont au nombre de dix.--L'exposition des prix décernés et des travaux des pensionnaires de l'Académie de France à Rome commencera lundi 2 octobre.
Les feuilles quotidiennes, pour qui en ce moment il n'y a de nouveau, selon l'expression de Chaucer, que ce qui a vieilli, sont arrivées à découvrir, ces jours-ci, l'existence de la médaille frappée à l'occasion de la loi des chemins de 1er, par les ordres de M. Teste. Il y a tantôt cinq mois que l'Illustration en a donné la gravure (1), qu'elle a accompagnée de détails qui viennent, pour la plupart, d'être reproduits. Nous pouvons ajouter ici que M. Teste, qui paraît se partager en ce moment entre la pose de premières pierres et la frappe de médailles, vient d'en faire graver une fort belle à l'occasion des constructions moins irréprochables de l'École Normale.
Note 1: Voir le numéro du 6 mai, 1843, p. 150.
De nombreux ouvriers viennent d'être mis à l'oeuvre pour la construction de la fontaine qui doit s'élever au milieu de la place Saint-Sulpice. C'est M. Visconti, à qui nous devons déjà la jolie fontaine Gaillon, la belle fontaine de la place Richelieu, et à qui lions allons être redevables du monument-fontaine consacré à Molière, qui est également chargé de l'exécution de celle-ci. On dit le projet digne de cet artiste, qui a su y vaincre heureusement une millième difficulté, le peu d'élévation de l'eau. Ce monument, qui, pour être en rapport avec l'église devant laquelle il sera posé et la place spacieuse qu'il ornera, devra être d'une assez grande étendue, comprendra les statues de Bossuet, de Fénelon, de Massillon et de Bourdaloue, que pourront contempler de leurs fenêtres les élèves du séminaire Saint-Sulpice. M. Visconti est partagé en ce moment entre la mise en train de ce grand travail et les immenses et intelligentes restaurations qu'il a entreprises à l'ancienne et magnifique habitation du surintendant Fouquet. Le château de Vaux est aujourd'hui possédé par M. le duc de Praslin, gendre de M. le maréchal Sébastiani, qui le fait complètement remettre en état, comme M. le duc de Luynes, grâce au savoir et au bon goût de M. Duban, a pu le faire de son côté pour le château de Dampierre.
Les grands criminels paraissent être en vacances comme les magistrats, et les voûtes du palais ne retentissent que des débats de délits mesquins et de plaidoiries plus pitoyables encore. Comme fait judiciaire, nous n'avons donc à enregistrer que l'ordre que M. le préfet de police vient de signifier à Vidocq de quitter Paris, attendu qu'il a été condamné, le 9 nivôse an V, par le tribunal criminel de Douai, à huit ans de fers, pour faux en écriture, et qu'il ne justifie pas de lettres de réhabilitation qui lui auraient été accordées, a-t-il dit, depuis la grâce qu'il a obtenue en 1818, On dit que Vidocq, en recevant cet ordre, s'est écrié: «Quitter Paris! le pays des beaux-arts et des belles manières! oh! non jamais!» et qu'il a annoncé l'intention de ne point obéir, et d'attendre une citation en justice pour faire juger la légalité de la mesure administrative et pénale prise contre lui.
Si la justice se repose, la mort au contraire semble plus active que jamais.--L'Académie des Sciences a perdu un de ses membres de la section de mécanique, M. Curiolis, directeur des études à l'École Polytechnique, enlevé à ses estimables travaux dans sa cinquante-unième, année.--La gravure s'est vu enlever M. Tiolier, ancien graveur-général des monnaies, dont le nom figure sur bon nombre de nos pièces d'or et d'argent, et au burin duquel sont dus des coins fort remarquables. La sculpture a vu mourir, ou plutôt s'éteindre à quatre-vingt-quatre ans, un ancien pensionnaire du roi à Rome, M. Gérard, qui avait été appelé à prendre part à la décoration de nos principaux mounments. Les travaux exécutés par lui à la Colonne, aux Tuileries, au Louvre, au Palais-Royal, à la Chapelle expiatoire et à l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, lui avaient assigné un rang honorable parmi nos statuaires.--La marine a rendu les devoirs funèbres à M. le contre-amiral Fauré, commandant nos forces navales en Algérie.--La veuve de Couthon également terminé une carrière qui s'était prolongée d'un demi-siècle au delà de celle de l'homme que ses actes et ses discours avaient fait appeler la Panthère du triumvirat.--Il faut au comte de Toréno, à sa vie publique et administrative, une appréciation plus développée que ne le comporte la course au clocher que nous faisons ici dans le champ de la mort. L'Illustration lui consacre sa dernière page. Bornons-nous, en cet endroit, à enregistrer son décès.--Enfin, il nous est mort un dieu, Coessin vient de terminer sa carrière romanesque et accidentée dans sa soixante-cinquième année. D'abord élève du conventionnel Bomme, il se fit remarquer par la chaleur de son civisme. Il avait pris le nom de Mutius Scoerola, et fit la route de Lyon à Paris à pied pour faire hommage à la patrie du résultat de cette rigoureuse économie. Plus tard, il accompagna Clouet, envoyé à Cayenne pour y fonder une république-modèle, de concert avec Billaud-Varennes, puis revint en France pour chercher des colons, il y reçut la nouvelle de la mort de Clouet, ce qui le fit demeurer. La mécanique vint bientôt occuper exclusivement pour un temps cette imagination mobile et ardente. Il chercha à construire des vaisseaux sous-marins et à appliquer la vapeur à la navigation. Ces essais furent sans résultats. Bientôt après, toutes ses idées se tournèrent vers la mysticité; il prétendait être revenu à la religion par les sciences; mais comme la modération était loin d'être le caractère distinctif de cette singulière organisation, il ne se borna pas à être chrétien, il devint ultramontain fougueux. Il institua d'abord à Chaillot, puis ensuite rue de l'Arcade, un établissement mystérieux, qu'on appela la Maison grise, et sur le régime intérieur duquel tant de récits faux ou vrais, mais étranges, furent faits, que le préfet de police d'alors, M. Pasquier, crut devoir y faire opérer une descente. Illogique autant qu'ardent, il s'occupait avec une égale passion de recherches analogues à celles de Gall et de Spurzheim, avec qui il était en rapport, et de thèses spiritualistes: le point de conciliation était difficile à trouver. C'est alors qu'il fit paraître (1809) un ouvrage empreint de tous les signes de ce conflit d'idées contradictoires, et que dans son embarras de lui donner un nom, il intitula les Neuf Livres, parce que l'ouvrage est en effet divisé en neuf parties.
La Restauration semblait devoir ouvrir une nouvelle carrière à l'esprit de prosélytisme de Coessin, madame de Genlis, dans ses Mémoires, annonce qu'elle s'attendait à lui voir jouer quelque grand rôle. «Nous imaginâmes, dit-elle, le chevalier d'Harmensen et moi, qu'il avait l'intention et l'espérance de se faire élire pape à la mort de Pie VII. Il est curieux de voir ce que deviendra cet homme extraordinaire.» Cet homme, après avoir fait de fréquentes excursions et d'assez longs séjours à Rome; après y avoir fondé une sorte de congrégation qui était comme une émanation de la Maison Grise de Paris, dispersée par l'entrée des étrangers en 1814; après deux publications nouvelles aussi incohérentes qui la première, mais dans lesquelles abondent des vues très-hautes et des aperçus très-fins, s'était retiré de l'apostolat, pour se livrer infructueusement à la mécanique et à l'industrie, et vient de mourir, depuis longtemps oublié.
Pèlerinage à la Sainte-Baume.
La tradition raconte qu'après la mort du Christ, Lazare, Marie, Madeleine et Marthe, montèrent sur une frêle barque pour fuir les lieux témoins de l'agonie du Rédempteur. Longtemps battue des flots, la nacelle miraculeuse se trouva enfin en présence d'une rive amie. Le Rhone, à son embouchure, décrit les méandres les plus capricieux; comme le Nil, il a voulu avoir son Delta; et agrandissant de ses alluvions un promontoire qui s'avançait au milieu des flots, il a créé la Camargue. Au temps dont nous parlons, cette langue de terre n'avait point reçu le nom qu'elle prit plus tard d'un campement de Marins (Caii Marii Ager); les géographes ne nous disent point comment on la désignait. C'est à l'extrémité de cette pointe qu'aborda la sainte caravane. Le village ou plutôt les huttes de pêcheurs qui s'élevaient à cet endroit s'appellent aujourd'hui les Saintes-Maries.
C'est là que les voyageurs se séparèrent. Marie quitta la terre pour les cieux, Lazare prit la route de Marseille, où il fit cesser une peste effroyable qui ravageait la ville; Marthe se dirigea vers Tarascon, qu'elle délivra de ce monstre appelé la tarasque, qui, chaque année, sortait des flots du Rhône pour décimer les plus belles filles du pays; Madeleine, trouvant les marais et les solitudes de la Camargue trop doux encore pour sa pénitence, parcourut les montagnes voisines, cherchant un site assez aride, une caverne assez profonde pour y ensevelir le secret de ses erreurs passées et de son expiation présente.
Grotte de la Sainte-Baume.
Une chaîne de montagnes couvertes de forêts sépare le département des Bouches-du-Rhône de celui du Var. Sur un des sommets les plus élevés, près d'un torrent, au milieu d'un bois de sapins, la sainte trouva une grotte obscure, profonde, retraite abandonnée des bêtes féroces; elle la choisit, pour y finir ses jours dans les larmes et le désespoir. Aujourd'hui, cette caverne, sanctifiée par le repentir, est devenue, sous le nom de Sainte-Baume, un lieu de pèlerinage fréquenté par toute la Provence.
Voici l'époque où a lieu la grande fête de la Sainte-Baume, D'Arles, d'Aix, de Marseille, de Toulon et de tous les points intermédiaire? partent des bandes nombreuses qui se dirigent vers le tombeau de Madeleine. La plus considérable de ces caravanes part du lieu même où la sainte aborda, c'est-à-dire de la Camargue.
Ce pays fertile et malsain peut donner une idée des Marais-Pontins; ce sont les mêmes pâtres fiévreux, les mêmes occupations sauvages, la même foi. La vie se passe à lutter contre des taureaux, à dompter des cavales et à prier la madone. La Camargue a pour madone sainte Madeleine.
L'homme ne construit qu'une demeure provisoire au milieu de cette dangereuse contrée; il ne fait qu'y camper. Lorsque le temps des moissons arrive, d'innombrables moissonneurs se répandent dans la campagne; les épis tombent, les gerbes s'entassent; tout le monde lutte d'activité: un veut avoir fini avant que le mauvais air, la malaria, ait lancé ses courants fiévreux dans l'atmosphère. Quand les moissonneurs sont partis, les glaneuses restent; elles dressent leurs tentes au milieu des sillons vides, où elles cherchent l'épi oublié. Souvent la maladie les emporte au milieu de cet ingrat labeur; alors leurs compagnes, les autres prolétaires des champs, jettent sur leur tombe des fleurs qui semblent comme elles minées par la fièvre. Chaque été, la mort fait sa moisson parmi ce pauvres glaneuses. Ne faut-il pas que la Provence paie aussi son tribut au Minotaure de la pauvreté.
Après la coupe des blés ont lieu les grandes ferrades. Les marécages profonds, ces interminables plaines couvertes d'herbes, qui sont comme les Pampas de la France, servent d'asile à des troupeaux de boeufs et de chevaux sauvages. Il faut cependant leur donner la marque du propriétaire, ou s'en emparer pour les vendre. Alors les Gauchos du pays se réunissent, armés d'un lacet et d'une longue lance; montés sur de chevaux vigoureux, ils se mettent à la poursuite des animaux rebelles; ils lancent leur lacet dans les cornes du taureau et dans les jambes du cheval, ils le traînent ainsi jusque dans une enceinte où un homme armé d'un fer rouge, grave sur leur peau l'empreinte de la servitude. Ces expéditions, ont leur danger et leur gloire, sont très-recherchées par la jeunesse du pays. Les plus importantes ont lieu en septembre à l'époque du départ de la grande caravane pour la Sainte-Baume; après quoi, on laisse la fièvre et l'inondation régner paisiblement sur la Camargue.
Il y a quelques années, un couvent de trappistes, situé au pied même de la montagne, donnait asile à un grand nombre de pèlerins; maintenant ils sont tous obligés de camper dans la plaine. Les gens de divers pays n'ont garde de se mêler; voici le camp des Marseillais; plus loin celui des Arlésiens: à quelques pas celui des Aixois. Chaque nation fait bonne sentinelle; chacun veille à ce que la nuit se passe sans surprise. A l'aube, on se forme en procession; on gravit, bannières déployées, la rampe escarpée qui conduit à la grotte; les échos de la vieille forêt redisent de saints cantiques, et le soleil se glisse à travers les arbres pour étinceler au sommet de la croix; on arrive devant la caverne. Comme elle est trop petite pour contenir les fidèles, un prêtre dit la messe sur un autel dressé au centre d'une vaste pelouse; le bruit du torrent voisin, le murmure des brises le froissement des feuilles, accompagnent l'office divin. Après la messe on se presse, on se mêle, on se heurte pour pénétrer dans la grotte et faire ses dévotions au pied de la statue de la pénitente. Le marin, le pâtre, le bourgeois, les mères, les malades, les veuves, les orphelins, tapissent d'ex-voto l'intérieur de la chapelle. Les plus dévots gravissent de station en station jusqu'au sommet de la montagne nommée le Saint-Pilon. Il y a là un oratoire à la sainte Vierge qui a la réputation de faire parvenir plus directement les prières au ciel.
Après la messe, le pèlerinage tourne à la fête. On danse, on chante, on boit à côté d'un homme à la longue barbe,
Portant bourdon, gourde et coquilles,
vendant des chapelets bénits par le pape et des recueils de prières; un ténor nomade entonne les chansonnettes de Levassor; saint Joseph est séparé par quatre planches de l'alcide du Nord; jamais le sacré et le profane ne furent plus irrévérencieusement ni plus audacieusement mélangés. N'allez pas croire cependant que le moment serait bien choisi pour vous moquer des croyances de ce peuple; si vous lui disiez que la Madeleine aux pieds de laquelle il vient de se prosterner n'est autre chose qu'une statue de Mademoiselle Clairon, il serait capable de vous mettre en pièces. Le fait est vrai cependant. A la mort de cette célèbre tragédienne, un de ses anciens adorateurs fit faire cette statue, qui devait figurer couchée sur un riche mausolée. Comment mademoiselle Clairon a-t-elle gravi les quelques mille mètres qui la séparaient de la grotte de Madeleine, ce serait une histoire trop longue à raconter.
Ferrade des boeufs dans la Camargue.]
Au lieu d'une sainte, la Provence, de fait sinon d'intention, adore une Muse. Mademoiselle Clairon ne s'attendait pas à un si grand succès après sa mort.
Dans un des plus nombreux meetings du repeal, le grand imitateur, O'Connell, prophétisant le rétablissement du parlement irlandais, s'écriait;
«.... L'esprit du peuple s'est amélioré, tout nous l'indique. Le père Mathew est avec nous, ce furieux apôtre de la tempérance, ce modèle des vertus; et jamais nous ne compterons parmi les repealers un homme qui aurait violé le serment prêté entre les mains du vénérable apôtre. Napoléon avait ses gardes-du-corps, sa garde impériale; nous avons plus que la garde impériale: une garde composée d'hommes sobres et le bons chrétiens. Cinq millions d'hommes ont juré d'être tempérants, et c'est là un symptôme évident que la liberté de l'Irlande renaîtra.
«... Pourrais-je, si je ne comptais pas sur la sagesse du peuple converti à la bienfaisante doctrine du père Mathew, réunir et concentrer de pareilles masses? Les membres de la société de Tempérance sont les plus fermes soutiens de l'ordre et de la liberté en Irlande. Des hommes aussi raisonnables, aussi modérés, ne sont pas faits pour languir dans l'esclavage. Je sais, quant à moi, qu'un jour de bataille, j'aimerais mieux marcher en avant avec les femmes et vigoureux membres de la société de Tempérance que de n'avoir à m'appuyer que sur des hommes momentanément excités par l'usage des liqueurs fortes...»
Le plus bel éloge qu'on puisse faire du père Mathew et de l'oeuvre à laquelle il s'est consacré, est tout entier dans ces paroles du libérateur de l'Irlande. Les résultats qu'a obtenus cet ardent apôtre de l'amélioration des classes pauvres tiennent en effet du prodige. Cinq millions d'hommes ayant prêté le serment solennel de s'abstenir de liqueurs enivrantes, cinq millions d'hommes ne s'abrutissant plus dans l'ivresse, employant à des travaux utiles le temps qu'ils auraient perdu au cabaret, à des besoins sérieux et réels l'argent qu'ils y auraient dépensé! Tant de familles, jusque-là dégradées, rendues à des habitudes saines et morales, à une vie pratique meilleure, n'est-ce pas là, en effet, une oeuvre extraordinaire, un immense bienfait?
Une prédication du père Mathew.
Le père Mathew est né à Cork, en Irlande. Un journal anglais faisait dernièrement remonter son origine aux temps les plus reculés de la monarchie anglaise, puisqu'au dire du Standard les annales welches donnent pour chef, à la famille Mathew, Gwaithvoed, roi du Cardigan. Un des plus glorieux ancêtres du père Mathew, sir David, qui fut le porte-étendard d'Édouard IV, descendait en ligne directe du roi de Cardigan. Ses restes et ceux de ses deux fils, William et Christophe Mathew, reposent dans la cathédrale de Llandaff (pays de Galles). Le dernier membre de la famille qui, avant le père Mathew, ait illustré ce nom, est le célèbre amiral Thomas Mathew, fils de Christophe. Par une circonstance assez bizarre, la fortune originelle de cette famille était réunie, en 1833, dans les mains de lady Elisa Mathew, atteinte de folie, qui, au détriment de sa famille, donna tout ce qu'elle possédait à un gentilhomme français, le vicomte de Chabot.
Enfant encore, Mathew, que sa famille destinait aux ordres, témoigna un goût très-vif pour l'étude; mais quelque chose d'aventureux, de hasardé, se faisait remarquer en lui et semblait dominer toutes ses belles qualités. Cette mobilité d'humeur, qui ne devait guère être compatible avec les paisibles habitudes de la vie sacerdotale, alarmait quelque fois ses précepteurs et ses parents. Les pauvres, si nombreux dans sa patrie, attiraient toute son attention et étaient l'objet de ses plus secrètes sympathies; il demandait à Dieu la force et la puissance de soulager leur misère, de faire cesser leur ignorance. De toutes les dégradations qui pèsent sur les classes ouvrières, nulle ne lui paraissait plus honteuse, plus humiliante que l'ivrognerie, ce fléau qui non-seulement flétrit l'intelligence, use le corps, ruine les familles et livre aux horreurs de la misère les femmes et les enfants du peuple, mais aussi atteint les générations futures en viciant la constitution des générations présentes.
Le père Mathew,
apôtre de la tempérance.
L'ivrognerie était alors le fait habituel du peuple dans les Trois-Royaumes, mais l'Irlande surtout semblait être la terre de prédilection de ce vice détestable. Un Irlandais aurait cru outrager saint Patrice si, le jour de la fête du patron de l'Irlande, il ne s'était pas enivré. Le jeune Mathew était à même de constater les déplorables effets de cette funeste habitude, d'apprécier la fatale influence qu'elle exerçait sur toutes les familles de prolétaires, et aussi sur le fait fe la production, car l'ouvrier en état d'ivresse ne travaille pas, ne produit rien que le scandale et le désordre. Ce fut à la destruction de ce fléau, dont les ravages s'étendaient surtout parmi les classes les plus pauvres; ce fut à combattre ce vice que le jeune homme résolut de consacrer sa vie et son activité.
C'était entreprendre une rude tâche. Dire à des hommes qui n'ont aucune des joies de la terre, livrés à des travaux pénibles, soumis aux privations les plus dures et qui n'ont d'autre bonheur que celui de boire à l'excès et de perdre, ainsi, avec la raison, le sentiment de leur misère, leur dire: Vous ne boirez, plus; leur en faire prêter et tenir le serment; il fallait plus que du courage, il fallait de la foi pour entreprendre et poursuivre avec succès une mission semblable.
L'idée des sociétés de tempérance n'appartient pas au père Mathew; elle est vieille comme toutes les ardentes aspirations de l'homme vers l'amélioration de sa race. Depuis longtemps déjà les excès de l'ivrognerie en Angleterre avaient inspiré à des hommes généreux le désir de les combattre, de les réprimer; mais on ne put guère leur tenir compte que de l'intention. Pour obtenir ce résultat vraiment utile, il fallait une activité infatigable, un amour ardent, une foi profonde; il fallait un glorieux apôtre, suivant l'expression d'O'Connell; et le père, Mathew s'est chargé de ce difficile apostolat.
Et d'abord, pour être libre de ses actions, il s'est fait affranchir par le souverain pontife de toute dépendance ecclésiastique. Aucun dignitaire du clergé catholique d'Irlande ne peut contrôler sa conduite. Il va partout où le pousse son inspiration, sous le titre de commissaire apostolique qu'une lettre spéciale du pape lui a déféré, lettre qui approuve et reconnaît l'utilité et la sainteté de sa mission. Il a parcouru les Trois-Royaumes dans tous les sens, il a visité tous les grands centres de population, tous les grands foyers d'industrie; et par la seule éloquence de sa parole, cet homme simple, sans ressources, a déjà plus fait en quelques années, pour l'amélioration des classes pauvres, que beaucoup de gouvernements ne font en un siècle. Au dire des voyageurs, et plusieurs de nos amis ont pu le constater, l'Irlande a changé d'aspect; la tempérance y porte des fruits éclatants, et si O'Connell fait mouvoir à son gré cette population irritée, si sa parole exerce sur elle une action toute-puissante, si des millions d'hommes obéissent comme un seul homme à sa volonté généreuse, c'est en partie au progrès de la tempérance, c'est aux efforts du père Mathew qu'il le doit. L'ivrognerie est aujourd'hui, en Irlande, un fait exceptionnel, et un chiffre peut suffire à faire apprécier l'importance de ce progrès. Le produit des impôts sur les boissons pour 1842 a présenté une diminution de cinq millions de gallons (2) dans la consommation de whiskey, liqueur distillée. Le lord chancelier constatant en plein Parlement cette diminution dans les revenus de l'État, s'en est réjoui comme du signe certain d'une amélioration morale.
Note 2: Le gallon vaut quatre pintes.
Les plus ardents adversaires des sociétés de tempérance sont les propriétaires de distilleries, qui, depuis quelques années, sont menacés de ruine par la sobriété populaire. Ils ont ri d'abord des efforts du père Mathew et des serments qu'il recueillait. Serments d'ivrogne! disaient-ils; mais les ivrognes irlandais ont donné un démenti au vieux proverbe; ils ont tenu leur serment. Les distillateurs ont tenté de porter le trouble dans les meetings; des hommes en état d'ivresse sont venus, en bien des endroits, et à Deptford surtout, protester contre les conseils et les sages exhortations de l'apôtre; on l'a accusé de concussion des deniers de la société, on a raillé ses partisans et attenté à leur vertu en leur offrant à boire; des rixes ont éclaté, et partout les teatotallers (buveurs de thé) sont restés maîtres du champ de bataille. Cette opposition des personnes qui trouvent leur bénéfice à exploiter ce vice honteux a pris dernièrement à Hambourg un caractère sérieux. Une association de wein-trinkers (buveurs de vin) s'est formée dans cette ville, et a provoqué des désordres que l'autorité! a dû réprimer par la force. Mais les classes ouvrières, qu'on essaie en vain d'entraîner dans une voie funeste, résisteront sans doute à cet appel fait à leurs plus grossières passions; elles apprendront à distinguer leurs vrais amis, ceux qui les engagent à l'ordre, à la modération, au respect de leur propre dignité, de ceux qui flattent et exploitent leurs plus vicieuses habitudes, et vivent de leur abrutissement. Chose étrange! c'est au nom de la liberté que les adversaires des sociétés de tempérance s'adressent aux hommes du peuple. «Pourquoi veut-on vous empêcher de boire? leur dit-on, n'êtes-vous pas libres, n'avez-vous pas le droit, de dépenser suivant vos goûts l'argent que vous gagnez si péniblement» Mais dès qu'il s'agit des sociétés de tempérance, il n'est plus question de liberté, et c'est par la violence et l'injure que les apôtres de l'ivrognerie voudraient procéder entre elles. En Irlande, cette opposition a été bruyante, tumultueuse; mais grâce à la sagesse du père Mathew et de ses disciples, elle n'a jamais eu un caractère alarmant.
Le père Mathew donne aux meetings et à la cérémonie du serment toute la solennité possible. Partout sa réputation de sainteté le précède, et il est attendu en tous lieux avec une impatience très-grande. A Glasgow, par exemple, comme dans presque toutes les villes d'Écosse, le peuple entier sortit de la ville, et se porta au-devant de lui; il fut allé avec moins d'empressement au-devant d'un prince.
C'est ordinairement en plein champ ou sur le versant de quelque montagne que le père Mathew assemble les populations qui se pressent autour de lui et écoutent avidement sa parole, simple et imagée comme la parole du peuple. Le texte habituel de ses discours est le tableau animé des effets de l'intempérance, et sa parole sait trouver le chemin de tous les coeurs. Catholiques, protestants quakers, juifs, anglicans, s'unissent dans une commune résolution, et comprennent qu'un sentiment religieux plus noble, plus élevé, celui de l'amélioration des classes populaires, doit dominer toutes les différences de dogmes et de culte. Le Père Mathew a grand soin du reste d'éviter ces questions irritantes. Chaque récipiendaire vient dévotement s'agenouiller devant l'apôtre, et entre ses mains «promet solennellement de s'abstenir, avec l'assistance divine, de toutes liqueurs enivrantes et fermentées et de s'efforcer, par son exemple et ses conseils, d'obtenir que les autres en fassent autant.» Le père Mathew répond quelques mots et appelle sur le néophyte les grâces divines et surtout la force de tenir son serment. Deux lévites qui accompagnent le prêtre inscrivent sur le registre le nom et la demeure du chaque récipiendaire; c'est ce qu'on appelle prendre le pledge. Ces réceptions ont atteint un chiffre vraiment prodigieux: O'Connell parlait de cinq millions en Irlande; mais l'Écosse et l'Angleterre ont fourni aussi leur contingent.
Hommes, femmes, enfants, tous ceux qui se présentent, voire même les ivrognes en état d'ivresse, ainsi que cela eut lieu dernièrement, sont admis à prendre le pledge. Des dames élégamment velues, qui probablement ont eu quelques peccadilles de ce genre à se reprocher, ne craignent pas de faire amende honorable et de venir prêter publiquement le serment d'abstinence. Quelques ladies, la marquise de Wellesley entre autres, figurent sur les registres du père Mathew, et ont prêté entre ses mains le serment de tempérance, qu'elles n'avaient peut-être jamais enfreint.
Une des plus belles fêtes qui aient marqué l'apostolat du révérend père eut lieu à Kennington. Cent mille personnes, bannières et musique en tête, se rendirent en bon ordre et processionnellement au lieu du rendez-vous. Un distillateur passant par là en cabriolet avec son domestique et s'étant permis quelque raillerie, n'échappa qu'à grand'peine à la fureur de ces pacifiques buveurs de thé. Lord Stanhope conduisit l'apôtre dans une magnifique calèche traînée par six chevaux. Le peuple anglais, qui, comme tous les peuples du monde, aime à entendre discourir, eut lieu d'être satisfait ce jour-là; lord Stanhope et cinq ou six révérends parlèrent, après le père Mathew, en faveur de la tempérance, et treize mille personnes environ, divisées par sections, prêtèrent serment et devinrent membres de la société.
Le père Mathew, en environnant d'une grande solennité religieuse l'acte par lequel l'ouvrier jure de ne plus se livrer au vice de l'ivrognerie, a eu surtout l'intention de lui imposer, de frapper son imagination. Mais ce saint homme a vu trop d'ivrognes dans sa vie pour ne pas savoir quel irrésistible attrait exerce sur ces pécheurs repentants le seul souvenir du whiskey, du gin, de l'ale et du porter. Une fois la solennité passée, quand sa voix n'encourage plus ces résolutions chancelantes, il sait que la séduction est pressante et l'oubli du serment facile.
Dernièrement encore, à Alger trois Irlandais, qui avaient pourtant juré de ne plus boire, oublièrent ce serment, ils l'oublièrent même plus d'une fois, poussés par le repentir, ils allèrent avouer leur faute au curé de Saint-Philippe, et le prièrent de les absoudre et de leur faire renouveler le serment. Cette circonstance va peut-être donner lieu à l'établissement d'une société de tempérance à Alger, où elle aurait fort à faire. Pour lutter contre cet oubli, le père Mathew a donc fait graver des médailles qui ont pour objet de perpétuer le souvenir du serment. Il en a de plusieurs dimensions, mais la plus commune, celle que portent presque tous les teatotallers, est de la grosseur d'un franc. Il ne la donne pas, il la vend au prix de 25 sous; l'acquisition en est facultative.
C'est le produit ou du moins le bénéfice de cette vente qui sert à défrayer le père Mathew de toutes ses dépenses et le surplus est employé à couvrir les frais de construction d'une église fort belle qu'il fait bâtir à York, sa patrie, et qui sera un jour, pour les teatotallers ce que la Mecque et Medine sont pour les fidèles musulmans.
La vie du père Mathew est un pèlerinage continuel; l'oeuvre qu'il poursuit est sans terme, comme le sont toutes les améliorations sociales; c'est la toile de Pénélope; ce qu'il a fait hier, il faut l'agrandir aujourd'hui, le refaire demain, puis encore, puis toujours. Ce qu'il a fait à Kennington, à Glasgow, à Deptford et dans les plus petits bourgs des Trois-Royaumes, il l'a refait déjà, il le refera encore; la où il a passé, il passera sans cesse, tant que ses forces le lui permettront, afin de lutter constamment contre les mauvais penchants, les vicieuses inclinations qui viennent atteindre le pauvre dans sa misère.
Cependant, il ne faudrait pas exagérer l'importance de l'oeuvre du Père Mathew, si grande qu'elle soit. Empêcher les travailleurs pauvres de se livrer à l'ivrognerie, c'est beaucoup; mais quand le peuple manque de travail, et par conséquent de pain; quand rien n'est assuré pour lui, ni dans sa vie présente ni dans son avenir; quand, après une vie remplie de souffrances, de privations et d'incertitudes, il n'a d'autre perspective que la misère, l'abandon et l'hôpital, est-il suffisant de l'empêcher de boire, et les gouvernements ne verront-ils pas dans les efforts du père Mathew, dans le succès qui les a couronnés, la mesure des efforts qu'ils doivent tenter eux-mêmes? Gardons-nous d'en désespérer: il n'est pas d'obstacle qui puisse s'opposer absolument à l'accomplissement de la loi éternelle du progrès. Mais là, comme en toute chose, il y a le plus ou le moins, il y a l'action et la résistance, il y a l'oeuvre de la volonté humaine. Quand un peuple entier veut fermement une chose, quand toutes les volontés se réunissent pour réclamer une institution utile, les gouvernements, qu'ils soient convertis ou absorbés par cette unanimité de voeux ne peuvent y résister longtemps. Mais pour cela, il faut vouloir, vouloir avec énergie, et surtout avec calme; sans crainte, mais aussi sans menace et sans violence.
Ce que le père Mathew a fait pour détruire l'ivrognerie, ce qu'O'Connell a fait, sur une plus vaste échelle et avec une pensée plus grande, pour rendre à son peuple le sentiment de sa dignité, de sa nationalité, il n'est pas d'homme intelligent qui, dans une certaine limite, ne puisse le faire, dût-il n'empêcher qu'un seul homme de s'enivrer ou de maltraiter sa femme et ses enfants, n'inspirer qu'à un seul ouvrier cette certitude, que les grandes améliorations populaires, telle que l'instruction générale, une meilleure organisation du travail, l'établissement de caisses de retraite pour les travailleurs, des invalides pour l'industrie, ne s'obtiendront que par la réunion et l'effort de toutes les volontés, par des manifestations intelligentes, pacifiques. C'est par le progrès individuel, en un mot, que s'accomplira le progrès général. Si le père Mathew n'eût pas dit à chaque Irlandais: Il ne faut plus boire; si O'Connell n'eût pas dit à ce peuple admirable: Domptez vos colères, votre imagination, soyez, maîtres de vous, pas la moindre violence! l'Irlande, au lieu de toucher à la liberté cuverait son ivresse sous un joug de fer aujourd'hui.
Un poète aux rudes accents, Aug. Barbier, a dit dans un de ses poèmes, Il Pianto, je crois:
... J'entends de mon coeur la voix mâle et profonde
Qui me dit que tout homme est apôtre en ce monde.
Chacun de nous, s'il veut écouter au fond de son âme, y entendra cette voix mystérieuse le pousser vers quelque modeste apostolat. Combien d'hommes aujourd'hui, pleins de généreux desseins, demeurent dans l'inaction, se plaignant de ce qu'il n'y a rien à faire de grand dans le monde, que tout est mesquin, étroit! Il n'y a pas de grande oeuvre collective à poursuivre. C'est vrai, rien qui puisse être comparé aux croisades ou aux guerres de l'Empire, rien qui nous passionne et nous entraîne tous vers un but commun en attendant que l'industrie, que les destinées politiques de la France aient aussi leur épopée, leur poème en action, faut-il attendre et demeurer inactifs? Ne vaut-il pas mieux, au contraire, préparer le terrain, préparer les hommes, nous préparer nous-mêmes pour le jour où une oeuvre glorieuse appellera et réunira en un même faisceau toutes les volontés, toutes les ardeurs? C'est ce que fait le père Mathew, c'est ce que font beaucoup d'autres, hommes et femmes inconnus, allant partout où une infirmité populaire appelle, dans les cabarets, dans les prisons, dans les hôpitaux; c'est ce que chacun de nous doit faire, suivant les forces de son coeur. de son intelligence, de sa fortune. Et qu'on ne dise pas que le mal est immense et que les efforts individuels n'y peuvent rien. Dans le grand travail que font les sociétés pour se régénérer, rien ne se perd, tout concourt au but: les résultats ne sont pas apparents, visibles, mais vienne l'heure marquée par la Providence, vienne l'homme de génie qui coordonne tous les efforts, toutes les volontés, tous les sentiments! et le travail des siècles, l'oeuvre lente et isolée des générations se résume tout à coup dans quelque grand fait social, dans quelque grande époque, qu'on nom propre, qu'une date résument tout entière.
En France, l'ivrognerie ne présente pas généralement un spectacle hideux; mais il est incontestable que l'intempérance y exerce de funestes ravages. Boire du vin frelaté est, pour tous les hommes du peuple, en général, un plaisir auquel ils sacrifient presque toujours quelque devoir sacré. On n'a qu'à faire le tour des boulevards extérieurs de Paris, le dimanche et le lundi surtout, voir la quantité vraiment effrayante de marchands de vins qui, hors de Paris et dans Paris, vivent et s'enrichissent, pour la plupart, de ce que l'ouvrier prélève sur son nécessaire, sur l'aisance de sa famille afin de satisfaire ce goût dépravé. Il faut s'arrêter, dans les quartiers populeux, devant les boutiques d'épicier, et voir tout ce qu'hommes et femmes du peuples y consomment de liqueurs spiritueuses, pour imaginer les désordres que doit produire ce vice dégradant.
Mais chez nous, des sociétés de tempérance sous la forme d'adhésion qu'a choisie le père Mathew auraient peu de succès. Il n'y a pas assez de gravité, et il ne reste plus assez de foi religieuse dans nos masses populaires pour tenter, par un pareil moyen, une réforme semblable. Ce qui réussit en Angleterre, et surtout en Irlande, serait sifflé à Paris, et le ridicule écraserait indubitablement apôtre et disciples. En France, l'homme qui possède par sa position, par sa fortune, par son éducation, une plus grande somme de joies, de plaisirs nobles et élevés, serait suspect s'il venait engager l'ouvrier, le travailleur, à se priver de l'usage du vin, ou, suivant son expression énergique, il noie son chagrin et sa misère, double fléau qui, une fois le vin bu et cuvé, reparaît plus sombre et plus menaçant. Les ouvriers seuls, ceux qui par leur intelligence, par un effort de leur volonté, se sont placés au-dessus de leurs frères sans cesser de partager leur misère et leurs travaux, pourraient se concevoir une pareille, mission avec chance de succès; eux seuls pourraient être les apôtres de la tempérance et en dire les avantages; eux seuls pourraient montrer à l'ouvrier les déplorables conséquences de l'ivrognerie. Mais est-ce aux pieds d'un prêtre, est-ce sur la croix de Jésus, que nos prolétaires pourraient prêter le serment de sobriété? Suffirait-il d'une petite médaille à laquelle s'attacherait le souvenir d'une cérémonie religieuse, pour vaincre l'attraction irrésistible qu'exerce la vue du marchand de vins? Nous en doutons.
De tous les sentiments qui ont conservé parmi le peuple une mâle énergie, il en est un qui, habilement dirigé un jour, deviendra, sous la main de quelque homme de génie, un levier tout-puissant; ce sentiment est celui de l'honneur. Napoléon, à qui rien de ce qui est grand ne pouvait échapper, a exploité ce sentiment et s'en est servi pour accomplir la plus grande oeuvre militaire qui ait jamais été tentée. Il a passionné le peuple pour le signe, pour l'étoile de l'honneur. Ce sentiment est loin d'être éteint, et l'on ne sait peut-être pas assez quelle transformation miraculeuse il peut exercer encore sur les natures les plus dégradées.
La barrière la plus puissante, l'obstacle le plus énergique que l'on pourrait opposer aux progrès de l'intempérance parmi nos classes ouvrières, et qui les engagerait peut-être plus encore qu'un serment prêté devant la croix, serait donc, à notre sens, une parole d'honneur solennelle dont la violation entraînerait le mépris de tous pour celui qui aurait méconnu la voix de l'honneur. C'est en intéressant l'honneur du prolétaire à sa propre amélioration qu'on donnera aux réformes sociales un caractère noble et élevé. Par la création des caisses d'épargne, on a remédié, sans doute, au mal que le père Mathew a si vigoureusement attaqué en Irlande, on a enlevé au vice de l'ivrognerie une part des ressources qui l'alimentent; mais on ne s'est pas adressé jusqu'ici aux plus nobles instincts de l'homme. Il appartient peut-être aux ouvriers intelligents, aux chefs moraux de la masse ouvrière, de faire appel à son honneur, et d'intéresser ce sentiment vivace aux progrès que le peuple doit accomplir par ses propres efforts.
Les chemins de fer sont aujourd'hui un des besoins de notre civilisation; le goût de la locomotion rapide est entré maintenant dans nos moeurs; et, n'en déplaise à quelques esprits chagrins et jaloux de tout progrès, nous verrons, avant peu d'années, notre pays sillonné de ces merveilleuses voies de communication et un essor définitif donné à l'esprit industriel et commercial de la France. Mais en attendant cet heureux temps, que nous appelons de tous nos voeux, il nous semble utile de détruire certains préjugés que nous avons trouvés enraciné-, dans les esprits même les plus judicieux sur les inconvénients de cette extrême rapidité et sur les dangers auxquels elle peut donner naissance.
Les derniers accidents arrivés, tant en France qu'en Angleterre, sont venus donner un nouvel aliment à ces terreurs exagérées. L'affreuse catastrophe du 8 mai 1842 et les plaintes dechirantes dont un malheureux père de famille a fait retentir l'enceinte du tribunal de police correctionnelle, ont vivement agi sur les imaginations déjà préoccupées, et un tollé général s'est fait entendre contre les chemins de fer; et cependant, nous devons le dire, jamais craintes ne furent plus chimériques; et parmi tous les genres de locomotion connus et mis en pratique jusqu'à ce jour, nul ne présent.; moins de chances d'accidents que la circulation par les chemins de fer; nous allons prouver tout à l'heure par des chiffres la vérité de cette assertion.
Présentons d'abord quelques considérations préliminaires de nature, nous le pensons, à faire naître dans les esprits une conviction raisonnée, et disparaître des craintes irréfléchies.
Une machine, quand l'homme la crée pour un usage, pour un but déterminé, et qu'elle est arrivée à un degré de perfection convenable, remplit ce but admirablement, et beaucoup mieux que ne le pourrait faire l'homme lui-même. Qu'on se reporte, en effet, à la naissance de la machine à vapeur, à cette époque où la main d'un enfant était nécessaire pour ouvrir et fermer alternativement les robinets d'entrée et de sortie de la vapeur: n'est-il pas vrai que l'enfant pouvait être distrait, oublier son devoir, ouvrir ou fermer trop tard les robinets, et par là, augmenter et même faire naître les chances d'explosion de la chaudière? Eh bien! depuis que le piston lui-même, en s'élevant ou s'abaissant, met en jeu tout le mécanisme, qu'il est chargé d'introduire et d'expulser la vapeur, d'activer ou de modérer le feu, il agit avec la plus admirable régularité, et jamais une explosion n'est arrivée par son fait.
Il en est de même d'une machine locomotive: mettez-la sur la voie, les roues armées de bourrelets, et laissez-la marcher: ne craignez pas qu'elle se dérange; tant qu'elle aura de l'eau et du coke, la vapeur continuera à se former, les pistons à jouer, les roues à tourner, et elle suivra la route qui lui a été tracée; mais comme les circonstances du chemin varient, qu'il y a là une courbe à franchir, ici une station à desservir, cette machine doit être guidée, modérée ou poussée par une main habile, à laquelle, du reste, elle obéit toujours. C'est donc le conducteur de la locomotive qui est la providence des convois.
Mais en est-ce de même, nous le demandons, pour les voitures de transport sur les routes ordinaires? Là, point de rails saillants qui retiennent forcément les roues sur la voie; mais, des deux côtés de la route, des fossés, des ravins où le moindre écart peut vous précipiter. Au lieu de la fidèle locomotive qui reste strictement dans la ligne de son devoir, un attelage de chevaux que la course excite, que le fouet aiguillonne, qui doivent se détourner pour livrer passage, et occuper tantôt le milieu, tantôt le bas côté de la route; puis des pentes rapides, des ornières, et au milieu de tout cela, l'instinct de l'animal, ses caprices, sa force, qu'il ne doit pas à l'homme, et que dans bien des cas l'homme ne peut maîtriser. Faut-il s'étonner, après cela, des accidents que fait naître la locomotion ordinaire? Aussi l'on ne s'en étonne pas, c'est chose reçue et passée dans les usages, et l'on se préoccupe très-peu, en roulant en diligence, des chances de danger que l'on court. Quant à nous, nous l'avouons, sans prétendre faire le moindre tort à l'homme ou aux animaux, ni diminuer la confiance qu'on place en eux, le mode de locomotion mécanique, et, en général, tout mode de transmission de mouvement mécanique est ce qui nous a toujours paru le plus rassurant, parce que c'est ce qu'il y a de plus régulier.
Les chiffres que nous allons citer feront, nous l'espérons, partager notre conviction à nos lecteurs.
Les accidents de chemins de fer appartiennent tous à deux séries de causes: la première série est celle des accidents dus à une mauvaise administration, tels que collisions de convois, signaux mal transmis, morts aux passages à niveau; la seconde série comprend ce que nous pouvons appeler les causes inévitables: ce sont les bris d'essieux, les éboulements, les obstacles placés méchamment sur la voie, le déplacement des rails et des coussinets qui entraîne les déraillements.
Un relevé exact des accidents arrivés par ces diverses causes a été fait en Angleterre, qui, en 1840 comptait déjà cinquante chemins de fer en exploitation, et en avait plus de soixante en 1842. Ce relevé comprend environ trente mois, du 1er août 1840 au 1er janvier 1843, et il nous paraît d'autant plus concluant que la circulation a atteint un chiffre extraordinaire, et que la vitesse y est moyennement plus grande qu'en France et en Belgique.
Ces accidents sont divisés en trois catégories, savoir:
1re catégorie: sortie des rails, collisions de convois, faits provenant du chemin, tels qu'éboulement, bris d'essieu (rangés parmi les causes inévitables);
2e catégorie: accidents provenant du fait des personnes victimes, soit en montant, soit en descendant d'un convoi en marche, en traversant la voie au moment du passage d'un convoi;
3e catégorie: accidents dont les victimes sont les agents des compagnies de chemins de fer.
La première catégorie est, on le voit, la seule dont il y ait lieu de se préoccuper, puisque c'est la seule où l'on puisse accuser le mode de locomotion et les administrateurs des compagnies; cependant, pour ne rien dissimuler, nous donnerons les accidents des trois catégories..
Dans les dix-sept mois, depuis août 1840 jusqu'à la fin de décembre 1841, sur ses chemins de fer, en Angleterre, les accidents ont été au nombre de 204, savoir; 79 en 1840 et 125 en 1841:
1re categ. 53 accid. ont tué 16 personnes et en ont blessé 203 2e - 52 - 23 - - 30 3e - 95 - 16 - - 62.
Pendant ces dix-sept mois, 15 millions de voyageurs ont été transportés par les chemins de fer: en comprenant le nombre des morts à celui des voyageurs, on arrive à ce résultat remarquable et parfaitement rassurant, que dans la 1re catégorie seule, il y a eu un mort pour 326,006 voyageurs; dans la 2e seule, il y eu un mort pour 652,172 voyageurs, et en d'autres termes, qu'un seul voyageur sur 652,172 a été imprudent, et a payé son imprudence de sa vie.
Pour les deux catégories réunies, il y a eu une victime pour 217,536 voyageurs; enfin, en réunissant les trois catégories, on n'arrive encore qu'au chiffre d'un mort pour 150,435 voyageurs, et nous n'avons pas besoin de faire remarquer de nouveau que le seul chiffre significatif est celui de la première catégorie.
Si nous décomposions les chiffres que nous avons donnés plus haut, nous montrerions qu'il y a en un huitième de moins d'accidents en 1841 qu'en 1840. En parcourant l'état de ces accidents pour 1841, on trouve comme indication, trois fois, sauté hors du wagon pour rattraper son chapeau; douze fois, sauté hors d'un wagon; six fois, écrasé en traversant la ligne à l'arrivée d'un convoi; plusieurs fois, tué en dormant sur les rails, ou tombé du haut de voitures où il était monté sans permission.
En 1842, sur 64 chemins de fer qui ont transporté 18 millions de voyageurs, et dont le parcours a été, chaque semaine, de 273,000 kilomètres, ou plus de sept fois le tour de la terre, les accidents sont devenus encore plus rares.
Ainsi,
1re catég., 10 accidents ont tué 5 personnes, et en ont blessé 14 2e 47 26 22 3e 77 42 35. Total; 154 accidents, 73 morts, blessés, 71.
Comparons, comme nous l'avons fait tout à l'heure, le nombre des morts au nombre des voyageurs, et faisons remarquer d'abord que dans les cinq victimes de la première catégorie, une seule avait pris toutes les précautions convenables et n'avait aucune imprudence à se reprocher; ce serait donc, dans ce cas, un mort pour 18 millions de voyageurs.
Dans la première catégorie, il y a eu un mort pour 3,600,000 voyageurs, et environ un blessé pour 1,200,000 voyageurs.
Dans la seconde catégorie seule, il y a eu un mort pour 692,076 voyageurs, et pour les deux réunies, un mort pour 580,645 voyageurs.
Enfin, en réunissant les trois catégories, on trouve que, parmi tous ceux qui se sont servis des chemins de fer, ou qui étaient employés sur ces chemins, il y a eu un mort sur environ 250,000 personnes.
En Belgique, où les chemins de fer sont en activité depuis le milieu de l'année 1835, les résultats que nous avons recueillis ne sont pas moins remarquables. De 1835 à 1839, il n'y avait presque partout qu'une seule voie, et les seules gares d'évitement étaient les gares de stations. Il avait donc des chances nombreuses de collisions. Eh bien, dans tout ce laps de temps, il n'y a eu que 15 personnes tuées et 16 blessées, et, parmi elles, trois voyageurs seulement ont été tués et deux blessés. Il a été transporté sur ces chemins 6,609,645 voyageurs; il y a donc eu un mort sur 2.203,215 voyageurs.
Croit-on que sur une route de terre, pour une circulation aussi énorme, on n'aurait pas eu plus d'accidents à déplorer? Qu'on songe que les 6,609,645 voyageurs de Belgique représentent le chargement complet de 330,482 diligences de vingt places, ou le travail d'une diligence partant tous les jours au complet pendant neuf cents ans, et qu'on reconnaisse alors que le mode de locomotion le plus sûr est celui des chemins de fer.
Nous avons commencé par donner les résultats obtenus sur les chemins de fer étrangers, parce que nous savons que le peuple français a l'esprit tellement fait qu'il s'en rapporte davantage à l'expérience de ses voisins qu'à la sienne propre. Cependant ce qui nous reste à dire des chemins de fer Français n'est pas moins concluant que ce que nous avons dit des chemins de fer anglais et belges.
Nous n'avons pu recueillir encore de renseignements antérieurs à 1843 que pour le chemin de Paris à Saint-Germain, et pour celui de Paris à Corbeil.
Sur ce dernier chemin, ouvert le 10 septembre 180, depuis l'époque de son ouverture jusqu'au 30 juin 1843, il a circulé 2,200.000 voyageurs, et il n'y a eu qu'un seul voyageur blessé; aucun n'a été tué.
Sur le chemin de. Paris à Saint-Germain, depuis son ouverture, qui a eu lieu au mois d'août 1837, on a transporté plus de 6 millions de voyageurs, parmi lesquels un seul a été tué en 1842. Les blessures et contusions ont été dans la proportion d'un voyageur blessé pour cent mille voyageurs à peu près.
Enfin, un relevé exact fait par les soins de l'administration des travaux publics a donné, pour le premier semestre de 1843, un résultat que nous consignons ici avec plaisir; sur les six chemins de fer qui aboutissent à Paris, et dont le développement total est de plus de 340 kilomètres, du 1er janvier au 30 juin de cette année, il a circulé 18,446 convois chargés de 1,889,718 voyageurs; le parcours a été de 510,215 kilomètres, ou environ 127,551 lieues; et dans tout ce temps et ce parcours, pas un voyageur n'a été tué: pas un voyageur n'a été blessé; il y a eu seulement trois victimes, tous trois agents des compagnies.
Ou voit qu'en France, comme dans les autres pays, la vie des voyageurs n'est pas très-exposée par le nouveau mode de locomotion.
Un calcul analogue à ceux que nous avons présentés plus haut démontre qu'en comparant la locomotion par chemin de fer à la locomotion par route de terre, cette dernière est soixante douze fois plus dangereuse c'est-à-dire qu'au lieu de 16 morts causées en dix-sept mois par les chemins de fer anglais, on en aurait eu 3,312 à déplorer sur les routes de terre.
Tour ce que nous venons de dire a pour but de rassurer le public, qui s'habitue avec peine à comprendre qu'une machine aussi puissante soit si peu dangereuse; mais cela ne s'adresse qu'au public; quant aux compagnies, elles doivent toujours ce rappeler que ce n'est que par des soins de tous les instants, la surveillance la plus minutieuse, l'observation la plus rigoureuse de toutes les prescriptions de leurs règlements qu'on peut arriver aux résultats que nous nous sommes plu à constater, et qu'il dépend d'elles de populariser en France cet admirable instrument de civilisation.
Vue intérieure du Diorama, au moment de l'exposition
représentant l'église de Saint-Paul-Hors-les-Murs, après un incendie.
Depuis que M. Daguerre, pensionnaire de l'État, jouit en paix du fruit de ses découvertes, le Diorama avait disparu. L'année dernière, M. Hascalon, tentant inutilement de le ressusciter, avait exposé une Vue de Paris sous Charles IX, et une Vue du canal Saint-Martin; mais ce spectacle, quoique qualifié par les journaux de distraction très-agréable, n'avait attiré qu'un petit nombre de curieux. Le Diorama allait être relégué parmi les inventions fossiles, quand M. Bouton a entrepris de le régénérer. Allez aujourd'hui rue de la Douane, et vous y retrouverez le Diorama perfectionné, avec toutes ses splendeurs, tous ses effets magiques, toutes tes admirables transformations.
Nous voici dans la salle, commodément assis. Un rideau s'ouvre, et nous sommes transportés à Rome, sur le chemin d'Ostie, dans la basilique de Saint-Paul-Hors-les-Murs. Elle se montre à nous telle qu'elle fut bâtie sous le règne de Constantin le Grand. Quatre rangs de colonnes corinthiennes séparent la nef des bas-côtés; une riche mosaïque, représentant Jésus-Christ et les apôtres, occupe le cul-de-four de la voûte. Les portraits de deux cent cinquante-huit papes ornent la partie supérieure de la nef. Une mystérieuse obscurité, enveloppe le vaisseau; mais le maître-autel, entouré de fidèles agenouillés, resplendit d'une vive lumière. Tout à coup la scène change: le tableau se décompose graduellement, et l'on voit la basilique en ruines, après l'incendie qui la dévasta le 16 juillet 1823. La toiture de cèdre n'existe plus; le sol est jonché de débris; la flamme a fendu les colonnes de marbre, enterré les mosaïques, lézardé les parois. Un soleil éclatant, pénétrant dans l'enceinte découverte dore les restes calcinés de la vieille construction byzantine.
A cet intérieur succède un paysage. Nous sommes en Suisse; nous avons devant les yeux la ville de Fribourg, avec ses maisons pittoresquement étalées, son pont de fil de fer, le torrent de la Sarme et haute tour de Saint-Nicolas. Le printemps rit dans les creux, les arbres et le gazon verdoient, les eaux scintillent; mais hélas! quel changement triste et imprévu! l'horizon s'obscurcit, la neige tombe, les toits et les terrains grisonnent; bientôt la ville et les maisons sont complètement recouverts d'une couche de neige, dont la blancheur contraste avec les teintes sinistres des nuages et le noir bleuâtre des flots.
Ces modifications, si merveilleuses pour la majorité des spectateurs, le sont plus encore peut-être pour ceux qui connaissent les procédés du Diorama. En effet, enseigner à un artiste la théorie de ce genre de peinture, initiez-le à tous les secrets de MM. Bouton et Daguerre, qu'il se mette courageusement à l'oeuvre, et il est vraisemblable qu'il n'obtiendra aucun résultat satisfaisant; car si la théorie est simple, la pratique, hérissée de difficultés, exige autant de talent que d'expérience.
Les tableaux du Diorama sont peints des deux côtés sur une toile de percale ou de calicot, d'un tissu égal, et de la plus grande largeur possible, afin d'éviter les coutures. Après avoir enduit la toile de deux ou trois couches de colle de parchemin, on en peint le devant avec des couleurs broyées à l'huile, mais en se servant d'essence et d'un peu d'huile grasse pour les tons vigoureux. Ou n'emploie ni blanc, ni couleurs opaques, ni rien de ce qui pourrait détruire la transparence de la toile. Lorsque ce premier tableau, d'un effet clair, est achevé, on exécute le second par-derrière, en s'éclairant du jour qui passe à travers la toile. Elle reçoit d'abord une couche de blanc transparent, comme le blanc de Clichy; puis l'on trace les changements que l'on veut faire subir au premier tableau, dont les formes doivent être exactement suivies ou dissimulées avec habileté.
Supposons maintenant la toile en place. Si la lumière frappe le devant par réflexion pendant que la surface postérieure demeurera dans l'obscurité, l'effet clair sera seul visible. Si le jour descend par réfraction, de fenêtres verticales, sur le derrière de la tuile, le tableau antérieur sera annulé, et les spectateurs n'apercevront plus que l'effet vigoureux.
Ce sont là les bases fondamentales du Diorama; mais M. Bouton les a développées, étendues, améliorées. Ainsi, par des moyens qui lui appartiennent, il est parvenu, au Diorama de Londres, à rendre la nature en mouvement, à représenter les nuages qui passent, à faire marcher dans une église une procession de pénitents. M. Bouton n'a pas encore initié ses compatriotes à ces merveilles; les deux remarquables peintures qu'il expose aujourd'hui ne sont en quelque sorte qu'un prélude; et cependant quelle perfection! quelle imitation heureuse des terrains et des édifices! quelle entente du clair-obscur! quelle habile distribution de la lumière!
(La légende est illisible)
En M. Bouton repose l'avenir du Diorama, car il est le seul artiste qui s'en occupe encore avec intelligence et avec succès. M. Bouton était le collaborateur de M. Daguerre lors de la création du Diorama; il n'a cessé depuis de s'y consacrer, et nous n'avons pas oublié les tableaux qu'il a produits durant l'espace de années; les intérieurs de 'église de Cantorbéry, de la cathédrale de Reims, du Campo-Santo, du cloître Saint-Wandville, de Saint-Pierre de Rome, les vues de Rouen après un orage, de Paris prise du Bas-Meudon, de Venise, prise du grand canal.
En 1832, M. Mouton alla présenter le Diorama en Angleterre. Il y était encore jouissant de la faveur de toute la gentry, quand au mois de mars 1839, le lendemain de la mi-carême, un incendie consuma le Diorama parisien. Cinq mois plus tard, MM. Daguerre et Niepce cédaient à l'État, moyennant une rente annuelle, les procédés qu'ils avaient découverts pour fixer les images de la chambre obscure. Privé de M. Daguerre, le Diorama était désormais sans asile et sans secours. M. Bouton l'a appris, et il est revenu en France pour le remettre en honneur.
(Voir tome II, page 4,)
Belgique.--Vue du Beffroi de la ville de Lierre, prise
d'Anvers:
fac-similé d'un dessin à la plume fait par M. Victor Hugo.
Notre biographie de M. A. Vattemare n'était qu'une introduction au présent article; nous voulions faire connaître le possesseur de la collection avant de vous montrer les dessins qu'il a exposés dans les salons de la Maison-Dorée, au bénéfice des pauvres patronnés par la société de Saint-Vincent-de-Paul.
En relation, pendant ses voyages, avec les artistes du monde entier, M. Vattemare en a profité pour demander un souvenir aux hommes célèbres de différentes contrées. Nous trouvons dans son musée des échantillons de toutes les écoles contemporaines; nous y pouvons puiser à la fois des renseignements sur l'état actuel des arts, et de précieux documents sur les moeurs et la vie privée des nations.
La France n'a fourni qu'un faible contingent. A Paris, centre intellectuel du globe, le système, d'échange et les talents dramatiques de M. Vattemare ont eu peu de retentissement; c'est surtout à l'étranger qu'il a récolté des suffrages et des dessins. Néanmoins, si la collection française n'a point, d'importance sous le rapport artistique, elle contient des morceaux qui intéressent, par le nom et la qualité de leurs auteurs. Tels sont un portrait du duc de Bordeaux, dessiné à la mine de plomb par lui-même; deux études du duc de Reichstadt, d'après Carle Vernet, et une Vue du beffroi de la ville de Lierre (Belgique), par Victor Hugo, conçue d'une manière poétique et largement exécutée.
Une écurie portugaise, dessin à la plume
fait par don
Fernando, roi du Portugal.
La collection de dessins allemands est plus complète. Nous y rencontrons les oeuvres de ces artistes justement célèbres qui, s'inspirait du vieil Albert Durer, ont régénéré la peinture religieuse; Schadow, directeur de l'Académie de Dusseldorf; le professeur Rigas; Bendermann; Sunderland; Retzseh; Louis Schnorz; Maller, directeur de l'Académie de Cassel, etc. Le roi de Prusse en personne a tracé pour M. Vattemare deux esquisses architecturales à la plume et au crayon. Un autre prince, don Fernando, roi de Portugal, a dessiné à la plume une Écurie portugaise. Ce ne sont pas les seuls souverains dont le talent se soit exercé en faveur de M, Vattemare; car, au nombre des dessins russes, figure un Grenadier de l'empereur Nicolas.
Parmi les dessins anglais, nous citerons une Vue de l'Ile de Ceylan, par le capitaine Marryat; le Cerf mourant, d'Edwin Landseer; une aquarelle de David Wilkie, et deux Vues des Glaces australes, par le capitaine Ross.
Les dessins américains sont doublement curieux en ce que, nous révélant des talents inconnus, ils reproduisent en même temps des sites d'un aspect étrange, et les détails d'une civilisation nouvelle sans cesse en lutte contre une nature vierge encore, ou forcée du combattre les peuplades indigènes.
Le Canada, Cuba, le Japon, les Indes, le royaume de Siam, la Chine, la terre de Van Diemen elle-même, ont apporté leur diamant ou leur strass à l'écrin artistique de M. Vattemare. Ou y admire un Intérieur de Théâtre, du Japonais Li-Liau-Tun; des Coquillages, de Jedo; une Vue du Jardin impérial de Pékin, par Piao-Ti-Kiang, et le portrait d'un Sauvage, par Cobbawn-Wogy, de Van Diemen.
Un Jour d'orage (Gymnase-Dramatique).--L'Écrin.--Patineau, ou l'Héritage de ma Femme (Vaudeville).--Sur les toits.--Voyage en Espagne (Variétés).
Théâtre des Variétés.
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Scène du Voyage en Espagne.
Rien n'égale l'affliction, la mauvaise humeur, la colère de madame Lemonnier, si ce n'est peut-être la douceur, la patience, la résignation de monsieur son mari. Cela n'a rien d'étonnant; monsieur vient tout récemment d'épouser madame sans lui en avoir demandé la permission... Eh! dis-je? Quoique Hortense,--je crois qu'elle se nomme Hortense, et, dans tous les cas, rien ne vous empêchera de le supposer,--quoique Hortense, dis-je, lui eût positivement déclaré qu'elle ne l'aimait pas et qu'elle en aimait un autre. Comment ne pas s'intéresser à un homme aussi intrépide?
Notez bien que cet acte de courage lui a été inspiré par l'amitié qu'il avait pour le père d'Hortense. Ce brave homme se trouvait dans la situation la plus critique qui puisse affliger un honnête négociant: i! allait suspendre ses paiements quand Lemonnier vint à son aide. «Donnez-moi votre fille, et je vous donnerai les 300,000 fr. qui vous manquent.--Marché conclu,» répondit aussitôt le père.
On ne peut se dissimuler qu'en cette affaire M. Lemonnier n'ait dépensé beaucoup de courage en pure perte. Ne pouvait-il donner au père les 300,000 fr., et lui laisser sa fille? Que si, d'ailleurs il aimait Hortense, il aurait toujours pu le lui dire un peu plus tard, mériter son amour par les moyens ordinaires, et obtenir sa main de son propre consentement, et non par un abus d'autorité paternelle. S'il s'y était pris de cette façon, Hortense n'aurait pas lieu de se dire qu'elle a été achetée et payée 300,000 fr. comptant, ce dont elle est profondément humiliée. Ne l'approuvez-vous pas, madame, et ne partagez-vous pas son indignation? Qu'est-ce que 300,000 fr., en échange d'un pareil trésor? Quant à moi, je le déclare, M. Lemonnier, qui croit avoir été généreux, n'est à mes yeux qu'un vil usurier.
Cet homme, après tout, est bien de son siècle, qui est notre siècle. L'argent lui sert à tout: c'est pour lui la panacée universelle. Veut-il avoir une femme, il l'achète; veut-il se débarrasser d'un rival, il paie le domestique de ce rival, qui lui livre les secrets de son maître, consignés méthodiquement, et en manière du journal, sur un agenda. Armé de cet étrange manuscrit, Lemonnier se présente à sa femme: «Vous croyez à l'amour de M. de Montgeron? j'aurais beaucoup à dire sur lui, et vous ne me croiriez pas: mais vous le croirez lui-même. Lisez.» Hortense n'a pas besoin de lire jusqu'au bout pour se jeter dans les longs bras de son mari. Il est certain que ce mari, comparé à M. de Montgeron, gagne cent pour cent; mais, à tout prendre, ce n'est encore qu'un pis-aller.
M. Fournier s'est déclaré l'auteur de cette comédie, mais je n'en ai rien cru, ni M. Poirson, sans doute, ni M. Fournier lui-même, probablement; ils ont l'un et l'autre beaucoup trop d'esprit pour cela. Ce qui appartient à tout le monde n'appartient réellement à personne.
--On n'en saurai! dire autant d'un certain écrin couvert en maroquin rouge, et renfermant une parure en améthystes de la plus grande beauté. Cet objet précieux appartient bien certainement. à madame de Coursol. Madame de Coursol n'a pas seulement un écrin: elle possède du plus un beau château, des terres magnifiques, un intendant honnête et désintéressé, soixante ans au moins et un neveu; mais elle renoncerait très-volontiers à ces deux derniers articles. J'avoue qu'avec un neveu comme celui qu'elle a, on doit regretter amèrement d'être tante.
Ce M. de Coursol est un vieux jeune homme déjà courbé. sous le poids de la fatigue, et dont le front est profondément sillonné par les traces nombreuses de ses exploits. Il a longtemps vécu dans les coulisses de l'Opéra, où les années comptait double, comme à l'armée en temps de guerre. Il manoeuvre aujourd'hui sous les ordres de mademoiselle Fanny, habile tacticienne, dont le commandement est assez. rude, et avec laquelle il ne faut pas plaisanter. Mademoiselle Fanny a signifié à son subordonné qu'elle voulait avoir, dans les vingt-quatre heures, la parure d'améthystes dont je vous ai parlé. Or, la vieille dame n'a pas voulu s'en dessaisir, et, pour mieux faire, enrager son neveu, elle est morte subitement. Voilà l'écrin sous les scellés!
Cet écrin est plein de secrets et gros d'événements. Il renferme, avec la parure d'améthystes, un billet fort compromettant, adressé par M. le due Armand du *** à madame de Coursol la jeune, femme de l'amant de mademoiselle Fanny. M. le due est éperdument amoureux de madame de Coursol; et, dans un moment d'ardente passion, il a pris l'écrin pour une boîte aux lettres. Voilà donc aussi le billet doux sous les scellés.
Qui sera le plus adroit ou le plus agile? qui l'emportera, de l'amant qui veut reprendre son écrit, ou du mari qui veut s'emparer du bijou? C'est l'amant sans doute. En pareille affaire, l'amour est ordinairement le plus hardi, et remporte toujours la victoire. Mais que voulez-vous que devienne le respectable M. Boizard, ex-intendant de la défunte et gardien des scellés, sur lequel va peser une accusation de vol nocturne avec effraction? Et que direz-vous si j'ajoute que cet admirable Boizard connaît le vrai coupable, et ne veut pas le dénoncer parce que... ce coupable est son fils?
Oui, M. le duc est le propre fils de l'intendant Boizard! trouvez, si vous pouvez, le mot de cette énigme. Cherchez votre chemin à travers ce labyrinthe d'intérêts qui se contrarient, de passions qui se combattent, de filiations et de paternités qui se croisent. Quant à moi, je renonce à vous dessiner la carte topographique d'un terrain si étrangement accidenté. J'aime mieux vous mener, d'un seul bond, au tenue du voyage, c'est-à-dire au dénouement.
Mais ne l'avez-vous pas prévu d'avance, ce dénouement? croyez-vous que M. Paul Duport soit homme à conclure contre la morale, et à donner un démenti à la conscience des honnêtes gens? Au dénouement, la vertu triomphe et le vice est puni.--Comment cela s'arrange-t-il?--Je suis persuadé que le Vaudeville ne vous refusera pas une loge, si vous voulez, absolument savoir le fin fond de l'affaire, et vous jouirez, par la même occasion, des tribulations conjugales de M. Patineau, et des désopilantes fureurs d'Arnal.
--Quoi! jouir du malheur d'autrui?--eh! sans doute, et l'on ne peut se dissimuler que le coeur humain est ainsi fait. On triomphe du désastre de son voisin, et l'on s'afflige, de sa joie; du moins c'est ainsi que les choses se passent dans la rue Saint-Denis. Demandez plutôt à M. Rallé.
Rallé est le meilleur ami de Patineau, jusqu'au moment où madame Patineau hérite de 100,000 francs. Mais il n'y a pas d'amitié qui puisse survivre à un pareil coup. Rallé devient envieux, sournois et diplomate; il faut qu'à tout prix il se venge. De quoi? de ce une Patineau a 100,000 francs de plus que lui. Il pousse froidement son ami dans l'abîme, il tend sous ses pas les pièges les plus perfides; et, quand il le voit se débattre au milieu de la trame dont il l'a enveloppé, haletant, ivre de fureur et à moitié fou, il jouit délicieusement de sa peine. Tant de fiel entre-t-il dans l'âme d'un marchand de faïence qui n'est pas dévot?
Patineau guérit pourtant de ce mal affreux que lui a inoculé Rallé. Il en guérit subitement, et trop facilement peut-être au gré du spectateur, toujours par suite du principe que j'établissais tout à l'heure: on aime à voir souffrir son prochain. Le mal du Patineau était complètement imaginaire; on en rit beaucoup: peut-être en rirait-on davantage s'il avait, ne fût-ce qu'un moment, un peu de réalité.
--Quel est donc ce mal, enfin?--Ah! monsieur, si vous êtes marié, pouvez-vous bien le demander, et ne l'avez-vous jamais craint pour votre propre compte?
--Il n'y a que M. Lumignon qui, sur ce terrain-là, soit imperturbable. Lumignon est sûr de son mérite; le coeur de sa femme est sa chose, sa propriété; il y règne en maître absolu, et y redoute si peu les révoltes, qu'il néglige rarement l'occasion de faire au dehors un voyage d'agrément. Ainsi la reine d'Angleterre quitte son royaume sans danger, et n'en est que mieux reçue lorsqu'elle y revient.
Mais Lumignon se flatte et s'abuse, et madame Lumignon ne pousse pas la loyauté tout à fait aussi loin que la vieille Angleterre. C'est que l'épithète dont s'enorgueillit l'Angleterre ne convient pas du tout à madame, Lumignon. Aussi qu'arrive-t-il pendant qu'assis au coin du feu, dans la mansarde de mademoiselle Turlurette, il découpe un jambon succulent, et débarrasse une bouteille bordelaise de son bouchon gigantesque avec ce soin et ces précautions minutieuses où se reconnaît un véritable épicurien? que voit-il tout à coup par la fenêtre de sa propre mansarde? et qu'y verrions-nous, grand Dieu! si madame Lumignon n'avait eu la précaution judicieuse de tirer le rideau? Je n'ose le dire, et j'espère que vous ne chercherez pas à le deviner. Lumignon laisse là Turlurette, il accourt chez, lui, il frappe, il crie, il tempête. Oscar s'échappe par la fenêtre, et le voilà sur les toits. Lumignon ne tarde pas à l'y suivre, voyage tout plein d'accidents ridicules et de grotesques infortunes. L'entreprise n'a pas pour les deux aventuriers le même résultat. Oscar arrive du plein saut chez Turlurette, la plus sentimentale et la plus vertueuse des couturières, malgré les apparences. Quant à Lumignon, il va coucher au violon, et c'est bien fait.
--A propos de violon, voulez-vous savoir 'étymologie de ce mot? M. Théophile Gauthier va vous l'apprendre; il a fait un voyage en Espagne tout exprès pour cela. C'est qu'au Moyen-Age, quand on se rendait coupable de tapage nocturne, on était saisi par les archers; or, l'archet conduisait tout naturellement au violon.
Telle est du moins, sur cette grave question d'archéologie, l'opinion consciencieuse de M. Désiré Remillard, dont il me reste à vous conter la très-pharamineuse histoire. Il est Parisien, et fils d'un illustre épicier de la pointe Saint-Eustache; mais il a cultivé la littérature autant que le poivre et la cannelle, et un beau jour, se trouvant de loisir, il s'est dit: «Allons en Espagne chercher la couleur locale, la vraie couleur locale; car je soupçonne fort nos romanciers, à commencer par M. de Salvandy, de ne nous avoir donné, malgré toutes leurs prétentions, que du mauvais teint.» Il part. Il arrive. «Hola! digne aubergiste, estimable posadero, donnez-moi vite une chambre.--Votre seigneurie est dans la plus belle de toute la maison, et peut s'y établir tout à son aise.--Quoi! vous osez appeler chambre cet horrible galetas blanchi à la chaux et décoré de toiles d'araignées, où il n'y a ni une chaise, ni une table, ni un lit?--Commun! donc! votre seigneurie plaisante. Il y a ici un plancher, un plafond et quatre murailles. N'est-ce pas là ce qui constitue une chambre? Voici d'ailleurs un lit excellent (c'est une natte étendue sur le plancher); votre seigneurie ne trouvera rien de plus nulle part.--En ce cas, autant vaut rester ici. Ne pourriez-vous me procurer un domestique?--Rien de plus aise.»
L'aubergiste siffle, un homme, parait, un grand homme à l'oeil noir, aux noirs sourcils, à la noire moustache, à la physionomie grave et rébarbative; un large sombrero cache à moitié sa tête; un vaste manteau brun l'enveloppe, non sans laisser apercevoir un long poignard et deux affreux pistolets qui brillent à sa ceinture. Remillard est archéologue, mais il est poltron. «C'est là le domestique que vous m'avez promis? j'en aimerais mieux un autre.» L'Espagnol tire gravement son chapeau: «Je ferai observer à votre seigneurie que me renvoyer ainsi, sans motif, c'est m'insulter; or, je suis Biscayen, et les Biscayens sont très-délicats sur le point d'honneur.»
Cela est accompagné d'un regard menaçant qui suffit à réfuter toutes les objections du voyageur, bon gré, mal gré, le domestique est accepté.
«Comment, t'appelles-tu?
--Je ferai observer à votre seigneurie que je ne la tutoie pas. Je n'aime pas les familiarités.
--Ah!... Eh bien! comment vous appelez-vous?
--Don Benito-Domingo-Juan-de-Dios-Inigo-Jorge-Antonio-Isidro-Vicente Renavidès.
--Eh bien! don Benito-Juan-du-Dios, etc., excusez-moi de ne pouvoir retenir du premier coup tous vos noms, et veuillez cirer mes bottes.
--Que dit votre seigneurie?
--Je vous dis de cirer mes bottes.
--A qui croyez-vous donc parler? Savez-vous bien que je suis noble, plus noble que le roi, et que je descends en ligne directe du grand Pélage? Oser proposer à un homme comme moi un travail aussi dégradant! Prétendez-vous m'insulter?»
Là-dessus grand débat entre le maître et le valet, débat qui se termine par une transaction, comme presque tous les débats de ce monde. Il est convenu que le maître cirera la botte gauche pendant que le valet cirera la droite. Le noble Biscayen ne tarde guère à débarrasser le naïf épicier de ses deux bottes et du reste de son bagage.
Toutes les aventures de Remillard ressemblent, ou à peu près, à celle-là. Les brunes Castillanes lui font des avances, et ces avances sont des guet-apens; on le met en prison sans lui dire pourquoi; on le délivre sans qu'il sache comment; on lui prend sa bourse, on lui prend sa montre. Il échappe à un colonel carliste qui veut le faire fusiller, pour tomber entre les mains d'un général christino qui veut le faire pendre. Tiré de tous ces périls par le zèle d'une femme nommée Vivienne, il reprend enfin le chemin de la France rassasié de couleur locale, et jurant qu'on ne l'y attrapera plus.
Il y a dans cette parade de la gaieté et de l'esprit. Que peut-on demander de plus à une parade?
Il y a un âge de charmante ignorance en amour, où l'objet aimé n'est point un être réel, mais la personnification trompeuse de l'idéal que l'âme a rêvé. A cet âge de candeur, de quinze à dix-huit ans, on suppose les plus séduisantes qualités, les sentiments les plus délicats à quelque esprit pédant, à quelque coeur sec; on s'éprend de quelque physionomie maladive (cachet d'une vie déréglée), à laquelle on prête un charme mélancolique; on se compose un fantôme adoré; on est ému, dominé, torturé, souverainement heureux ou malheureux par lui, et on reste esclave de ce personnage factice jusqu'au jour où la raison dessille tout à coup les yeux, et fait paraître ridicule et niais ce bel amour si sincèrement caressé par le coeur et l'imagination..
Ceci nous rappelle un délicieux passage des lettres de madame Roland aux demoiselles Cannet, où, jeune fille, elle avoue avec un touchant enthousiasme, à ses amies de pension, le trouble avant-coureur de l'amour que fait naître en elle un jeune homme beau, vertueux, spirituel et tendres comme Saint-Preux. Quand Lablancherie (c'est le nom du bien-aimé) paraît, Manon Philippon pâlit, rougit, et ne peut contenir son émotion: Lablancherie fera le bonheur de Manon et la gloire de la France; c'est une âme désintéressée, un esprit profond et créateur en travail d'une foule d'utopies sociales et littéraires destinées à régénérer le monde. Mais l'engouement de la jeune fille a sa contre-partie dans les mémoires de la jeune femme; la raison et l'esprit juste de madame Roland font justice des illusions de Manon; elle nous montre alors Lablancherie tel qu'il était en effet, un homme médiocre, intrigant et positif.
Qui n'a eu son Lablancherie? qui n'a aimé dans sa jeunesse quelque lourdeau ou quelque fat désavoué plus tard? qui n'a rougi en se retrouvant en face du rustre ou du faux bel esprit, cause autrefois innocente et indigne des émotions les plus vives et les plus vraies? Passons notre récit.
C'était dans une ville du midi, que nous ne nommerons point, de peur que nos lecteurs ne cherchent à trouver en chair et en os le héros de notre fiction. Ce héros se nommait Démosthène, nom fatal, qui, dès son enfance, le voua sans vocation à l'éloquence artificielle du bureau. Comment avait-il reçu ce grand nom de Démosthène?... Tout simplement parce qu'il était venu au monde dans ces glorieuses années de la République française où tout enfant mâle était destiné à s'appeler Brutus, Themistocle, Aristide ou Négus.
Démosthène était fils d'un détestable avocat de province, beau diseur, infatigable discuteur, et qui, à force de faconde, avait usurpé une espèce de réputation dans son département. Ambitionnant de voir se continuer son éloquence dans sa race, il y prépara son fils, d'abord en le nommant Démosthène, puis, lorsqu'il eut fait assez vulgairement ses classes dans le collège de la ville, en l'envoyant à Paris étudier le droit. «Pars, mon fils, lui dit-il d'un air superbe en lui faisant ses adieux, et rends-toi digne un jour du grand nom que je t'ai donné.» Ces derniers mots renfermaient douce allusion ingénieuse, et le père souriait d'orgueil en les prononçant. Démosthène partit pour Paris. Son père lui faisait une pension de 2,000 fr. à laquelle sa mère ajoutait le fruit de ses économies: excellente et simple femme, elle croyait à la gloire à venir de son fils comme elle croyait à la gloire actuelle de son mari; elle était pleine de faiblesses pour son enfant, ainsi que toutes les mères de ces contrées, qui font de leurs fils de grands flâneurs, d'insupportables hâbleurs, paresseux, insolents, manquant de respect à leur mère et plus tard à toutes les femmes, qu'ils n'ont pas appris à respecter dans celle qui leur a donné la vie!
Muni d'une somme assez ronde et d'une pension suffisante et assurée, Démosthène, à peine installe à Paris, voulut connaître les délices de la capitale, Tout en suivant régulièrement les leçons de l'École de Droit, il fréquenta beaucoup les théâtres; celui de la Porte-Saint-Martin, alors florissant, le charma surtout. Mais, même dans ces distractions, un but d'utilité l'attirait: puisqu'il était destiné à éclipser un jour tous les avocats de son département, ne devait-il pas se préparer par tous les efforts de son intelligence à ce glorieux avenir? Or, l'art dramatique lui semblait un puissant auxiliaire à l'art oratoire. Deux passions merveilleuses se développèrent alors simultanément en lui, l'éloquence et la poésie tant qu'il lit des vers même des plus mauvais, il en était insensible; mais il aimait la poésie sans la saisir, comme les acteurs médiocres, pour qui les plus beaux vers ne sont qu'une trame sonore et creuse préparée pour diriger leur organe, leurs gestes, leur visage. Ceci nous rappelle que nous avons oublié de faire le portrait de Démosthène; il avait alors vingt ans, il était petit, d'une taille assez svelte, quoique gauche; ses mains étaient blanches et osseuses; sa tête, déportée vers le crâne, était couverte de cheveux blonds cendrés, son front était peu élevé, mais son oeil ************** en général les yeux *************************** et son nez aquilin donnaient à sa figure une apparence de distinction; on disait de lui: Il a l'air comme il faut. Au moral était un être sec, envieux, d'une ambition mesquine. Aimant à paraître, à faire de l'effet, et admirablement façonné en tous points pour être plus tard un orateur bel-esprit de province. Malgré sa médiocrité, il était pourtant parvenu, à fin ce d'entêtement (c'est la qualité qui, chez les hommes vulgaires, remplace la volonté intelligente que fait le génie), parvenu à acquérir un vernis scientifique et littéraire qui, en province, devait le faire admirer un jour des ignorants et des candides. Il suivit les cours des plus habiles professeurs de l'époque, et sans en comprendre la portée philosophique ou politique, il en retint comme un écho d'expressions retentissantes qui devaient plus tard lui servir à formuler sa faconde.
Un défaut d'organisation désespérait Démosthène: comme son illustre patron de l'antiquité, il avait la voix faible et il bégayait; mais il se dit doctoralement que puisque l'exercice donnait des forces au corps le plus débile, la déclamation devait produire le même résultat sur une voix flûtée et saccadée. Dès lors sa passion déclamatoire ne connut plus de bornes. Il fui merveilleusement secondé dans ses études dramatiques par un de ces hasards si fréquents à Paris. Dans l'hôtel où il logeait, au même étage, demeurait une figurante de la Porte-Saint-Martin, grande et forte femme de cinq pieds et quelques pouces, brune, fraîche (quoique ayant passé trente ans), montrant fort négligemment d'assez belles épaules et de très-gros bras; en somme, pouvant singer sur quelque théâtre de province le type des Méropes, des Athalies et des Sémiramis tel que l'avait créé mademoiselle Georges, cette tragédienne souveraine avant que mademoiselle Rachel eût prouvé qu'une intelligence élevée servait mieux, pour interpréter l'art, que toute la puissance des poumons et de la force physique. Démosthène fit tout naturellement la connaissance de Léocadie. La belle veuve (ces femmes-là le sont toujours) avait eu pour mari un riche négociant du Havre qui, à la suite de mauvaises affaires, s'était brûlé la cervelle, ne laissant pour ressource à Léocadie qu'un esprit cultivé et des goûts littéraires qui la poussaient aujourd'hui instinctivement au théâtre.
Démosthène accepta ce roman comme une véridique histoire; il avait une de ces natures théâtrales qui, habituées à faire parade de sentiments factices, sont inhabiles à discerner dans autrui le faux du vrai. Léocadie prenait des leçons théoriques au Conservatoire, et pratiquait comme figurante l'art dramatique à la Porte-Saint-Martin, où elle n'avait consenti à accepter un rôle aussi intime, disait-elle à Démosthène, que pour surmonter par degrés l'effroi que les planches inspiraient à sa timidité naturelle.
La liaison de Démosthène et de Léocadie fut bientôt des plus intimes. L'art les avait unis, comme il disait pompeusement plus tard. Douée d'un organe retentissant, d'une prononciation nette, la figurante entreprit avec succès l'éducation dramatique du futur avocat; elle parvint à assouplir et à renforcer sa voix. Démosthène l'adorait par reconnaissance, Quel avantage de trouver dans sa maîtresse une institutrice! Amours, leçons ne lui coûtaient rien, et c'était un grand charme pour cet esprit positif, qui portait dès lors le germe d'une avarice instinctive, ignoble petit vice que les familles et la société de province nourrissent et caressent comme une vertueuse tendance d'ordre et de raison.
Démosthène s'oublia longtemps dans le double enivrement qu'il trouvait dans cette liaison. En vain son père le rappelait-il pour soutenir son éloquence chancelante; quelques années d'étude, objectait Démosthène, étaient encore nécessaires à son perfectionnement. Mais enfin, tout a un terme: Démosthène se sentait très-fort en déclamation; il avait fait ses preuves en jouant la tragédie bourgeoise, il s'était même essayé avec succès dans la petite salle du théâtre Chantereine; la figurante n'avait donc plus rien à lui apprendre, puis elle avait grossi démesurément et prenait un air de vieille femme; d'autre part, les années s'étaient succédées sans qu'elle eût pu obtenir un tour de début sur le théâtre même où elle était demeurée si constamment comparse; son double prestige s'était évanoui aux yeux de Démosthène. Mais comment rompre une liaison de dix années? comment abandonner au désespoir, au suicide (autre illusion théâtrale de ce faux esprit), cette, femme passionnée? La mort du père de Démosthène vint couper ce noeud gordien. La fortune, l'éclat, le devoir de continuer l'éloquence paternelle, l'appelaient dans son pays. Ces voix puissantes devaient l'emporter. Il quitta furtivement Paris le jour même où Léocadie avait obtenu de débuter dans un mélodrame, non à la Porte-Saint-Martin, mais à la Gaieté, «Je te quitte avec moins de regret, lui écrivit-il (il aurait trouvé trop bourgeois de lui dire adieu de vive voix). Te voilà avec une position; tes débuts seront brillants; le Théâtre-Français s'ouvrira pour toi, ô ma Sémiramis! souviens-toi de moi dans ta gloire!»
Malheureusement Léocadie fut implacablement sifflée le soir même à la Gaieté; et, pour se consoler, elle ne trouva pas de meilleur expédient que de courir à la poursuite de son infidèle. Dès le lendemain elle monta en diligence, et suivit la route où il avait passé douze heures plus tôt.
Après dix ans d'absence, quand Démosthène arriva dabs sa ville natale,
il ne bégayait plus, il était superbe d'assurance, irrésistible de
faconde, mais il avait maigri et pâli à la peine; ses cheveux
grisonnaient, et, quoiqu'il n'eût que trente ans, il paraissait en avoir
quarante.
Louise COLET.
(La suite à un prochain numéro.)
Lecteur, as-tu souffert?--Non.
--Ce livre n'est pas pour toi.
U milieu du trouble général de cette funeste journée, que nous avons essayé en vain de peindre, et qui ne peut être bien comprise que par ceux qui se détachent des coutumes régulières de nos jours pour se transporter dans ces temps de spectacle, de tumulte et de désordre, Alpinolo, au désespoir, parcourait les rues de Milan, cherchant partout Pusterla. Il en demandait des nouvelles à toutes les personnes de sa connaissance qu'il rencontrait, il frappait même à quelques portes amies; mais personne ne pouvait le satisfaire. Le plus grand nombre même le croyait en délire, et on lui répondait; «Pusterla? oh! il est à plus de quatre milles d'ici... Il n'y avait, en effet, que peu de personnes qui fussent informées de son retour dans la cité.
En poursuivant ses recherches, sans se soucier de son propre péril, Alpinolo arriva sur la place des Marchands, et la vue de ce lieu et de ces portiques aigrit encore sa douleur. Il s'engagea ensuite dans l'étroite ruelle de Sainte-Marguerite de Gisone, et près de l'endroit nommé Case-Volte, il rencontra enfin Pusterla. La vérité historique nous a contraints d'avertir le lecteur que Pusterla, insensible aux joies pures, cherchait des émotions plus brûlantes dans de coupables affections. Le monde le savait et ne lui en faisait point un crime, soit à cause de la corruption de cette époque, soit que son opulence, sa jeunesse et sa beauté lui fissent pardonner ces sortes d'erreurs, et lui en permissent de pires encore. Ce qu'il y avait de plus étrange, c'est que ces écarts étaient pour la malignité une occasion de railler Marguerite, comme si on pouvait être déshonoré par les fautes d'autrui, et comme si, au contraire, l'irréprochable conduite de Marguerite envers son mari ne lui méritai! pas une gloire plus pure.
Ce jour-là précisément, Pusterla, qui ne pouvait rester un seul jour oisif dans son palais, était sorti pour rendre visite à quelqu'une de ses maîtresses, et aussi pour parcourir une dernière fois la ville, comme celui qui prend congé d'une personne aimée au moment de la quitter pour longtemps. Et ce fut un bonheur pour lui. Marguerite, sortie de chez elle pour répandre des bienfaits, y rentra pour tomber aux mains de ses bourreaux; sorti pour toute autre chose, son mari les évita: tant il se trompe celui qui croit trouver ici-bas la récompense de ses oeuvres! Couvert d'un babil grossier, les yeux cachés par son capuche, Pusterla n'aurait point été reconnu par Alpinolo; mais mettant lui-même son cheval en travers sur le passage de son page, il lui cria: «Où cours-tu ainsi avec cette furie?»
Il n'y a pas de paroles pour décrire ce qu'éprouva Alpinolo en apercevant son maître; et, sans autrement lui répondre, il saisit le cheval de Pusterla par la bride, et lui dit; «Fuyons.»
Sans avoir le temps de le questionner, le seigneur obéit à l'élan de son page effrayé, et ils s'enfuirent tous deux à bride abattue. Mais comme ils arrivaient en vue de la porte, après avoir échappé à des bandes de soldats qu'ils trouvèrent sur leur chemin, ils s'aperçurent qu'elle était gardée par un poste sous les armes. Alors le page, désespéré, commença à s'arracher les cheveux, à blasphémer Dieu et les hommes, ne voyant plus aucun moyen d'échapper. En proie à un abattement affreux, il se retourna vers Franciscolo en lui disant: «Vous êtes perdu... ils vous cherchent... tout est découvert... ils veulent votre mort...»
Ces paroles entrecoupées expliquèrent à Pusterla le danger que la précipitation d'Alpinolo, les soldats répandus par la ville, et les sonneries des cloches, lui avaient déjà fait entrevoir. Mais si l'impétuosité naturelle du page, excitée par les angoisses d'un péril imminent et d'un remords atroce, ne lui laissaient imaginer aucune voie de salut, Francesco, plus rassis, sut en découvrir une. Il tourna aussitôt bride vers le couvent de Brera, et y trouva un refuge.
Les couvents, on le sait, étaient des asiles inviolables, ainsi que les croix, les sanctuaires, les églises et les palais de la commune. Franciscolo devait donc se croire en sûreté dans le couvent de Brera, lors même qu'on l'eût vu y entrer. Aussi, lorsque Alpinolo vit le cheval de son maître fouler cette terre protectrice, il sentit sa poitrine dégagée d'un grand poids; il sauta à bas de son cheval, baisa le seuil du couvent, puis, embrassant les genoux de son seigneur, et les baignant de ses larmes, il se préparait à lui raconter sa faute et la trahison de Ramengo, lorsque Pusterla l'interrompit pour lui dire: «Va, et sauve Marguerite.»
Alors l'effrayante idée que Marguerite pourrait, elle aussi, courir des dangers, se présenta à l'esprit d'Alpinolo et redoubla ses angoisses. Un pilote qui travaille à remettre à flot le navire que son inexpérience engagé dans les sables, le domestique qui aide à éteindre l'incendie allumé par son imprudence, l'amant qui veut arracher sa bien-année, à la déplorable situation que sa passion lui a faite, ne mettent pas plus d'anxiété dans leurs démarches que n'en mit Alpinolo dans les siennes. Son propre danger était ce qui l'inquiétait le moins, soit que les soldais ne prissent pas garde à ce jeune homme, qui n'était rien de plus il leurs yeux qu'un écuyer ordinaire; soit qu'il fût protégé par la confusion générale, soit enfin de concours de circonstances qu'on appelle la fortune, il arriva, toujours en courant à tout rompre, près du palais des Pusterla. Quand il vit l'immense foule qui se pressait aux environs, un rayon d'espérance brilla à ses yeux; il espéra que les Milanais voulaient sauver leurs concitoyen et leurs bienfaiteurs, et il se prit à crier: «Vive la liberté!» La foule s'ouvrait devant ce cavalier en furie, et, en entendant le cri qu'il poussait ils le regardaient les uns les autres en se demandant:
«Que veut celui-là?
--Que diable hurle-t-il?
--Vive la liberté!
--Ce doit être quelque fou. Au large, au large, donnez-lui passage.»
L'infortuné Alpinolo arriva précisément au moment où les soldats entraînaient Marguerite enchaînée. Au comble de la rage et de la douleur, ne trouvant pas d'épée à son côté, il voulait néanmoins commencer la lutte, persuadé que la foule, dont il se croyait suivi, seconderait ses efforts; mais, comme il se retournait pour l'encourager au combat, il se vit seul, sans un visage ami, sans un témoignage de sympathie: dans le plus grand nombre il n'y avait rien du plus qu'une basse et stupide curiosité, dans les autres une inerte compassion. Comme honteux de demeurer plus longtemps au milieu de gens si lâches, il allait déjà chercher la mort en se lançant contre les hallebardes mercenaires, lorsqu'il aperçut derrière, les soldats un personnage masqué, dans lequel les lecteurs ont déjà reconnu Ramengo. Il portait toujours sur ses bras le fils de Pusterla, et se réjouissait de posséder dans cet enfant un instrument de vengeance raffinée, quelque tournure que prissent les événements.
Alpinolo aperçut l'enfant, auquel nul ne faisait attention, et sentant trop bien qu'il ne pouvait être d'aucun secours à. Marguerite, il s'approcha de l'inconnu, en criant: «L'enfant! donnez l'enfant!» Ramengo ne l'attendit pas, et éperonna vivement, son cheval à travers les petites ruelles qu'on trouve en cet endroit; mais, serré de trop près par le page, il s'arrêta dans l'espoir de lui échapper à l'aide de ses ruses habituelles; il lui dit d'une vois altérée: «Au moins j'ai sauvé celui-là!» Ces mots suffirent pour suspendre, la fureur d'Alpinolo; et, le prenant pour un ami, il lui répondit: «Donnez-le moi, donnez-le moi, que je le rende à son père.»
--Et où est son père?» demanda le personnage masqué. Déjà le jeune ouvrait la bouche pour livrer passage à une nouvelle imprudence, mais le souvenir de celle qui avait tout perdu lui revint à la pensée, et avec elle l'image plus vive de cet exécré Ramengo. Comparant alors la voix et les gestes de l'inconnu, il le reconnut bien pour Ramengo lui-même. Mugissant alors rumine un taureau blessé, il le saisit à la gorge en s'écriant: «Ah! traître! espion infâme!» Alors commença une lutte qui obligea le perfide à laisser glisser à terre Venturino pour se défendre. Cependant Alpinolo, qui n'avait pas lâché son ennemi, lui meurtrissait le visage, et lui faisait perdre les étriers. Ramengo embrassa si fortement le page,, qu'il l'entraîna dans sa chute, et qu'ils roulèrent tous les deux sur la terre. Alpinolo était sans armes et vêtu à la légère; Ramengo portait un surtout et une armure complète; mais les coups dont le page l'accablait tombaient sur lui comme d'une masse d'armes, et ne lui laissaient pas le temps de respirer. Alpinolo réussit à le tenir sous lui, en lui appuyant un genou sur la poitrine, et de la main gauche lui serrant la gorge, de la droite il parvint à lui arracher sa miséricorde de la ceinture. On sait qu'on appelait miséricorde certains poignards avec lesquels on achevait son ennemi, après l'avoir démonté à coups de lance ou de massue.
Ramengo, sur le point de payer en une seule fois toutes les iniquités de sa vie, demandait pardon, invoquait Dieu et les hommes à si grands cris, qu'il fut entendu par les soldais, qui ne s'étaient point aperçus de sa disparition. Le connétable Sfolcada Melik apparut avec les siens au bout de la rue, et voyant à travers les ombres cette mêlée, il se hâtait d'arriver. Alpinolo comprit qu'il n'avait pas de temps à perdre, et qu'il avait à remplir un devoir plus sacré que celui de la vengeance. Il abandonna donc le vaincu, prit dans ses bras Venturino, et en un instant il était en selle, et s'enfuyait d'un côté pendant que Melik venait de l'autre.
L'obscurité et le désordre de cette journée favorisèrent la fuite d'Alpinolo. Aussi prudent aujourd'hui qu'il avait été inconsidéré, il n'osait pas retourner à la maison des Umiliati, où Pusterla s'était réfugié de peur que ses pas ne fussent épiés et qu'ils ne missent sur les traces île son maître. Enveloppant donc Venturino, il le tenait caché dans son sein, comme l'unique bijou qu'il avait pu sauver des mains des voleurs, comme la seule relique avec laquelle il put se racheter de la faute d'avoir involontairement précipité dans l'abîme son ami, son protecteur, le sauveur de la patrie. Il errait ainsi dans les rues les plus désertes, regardant s'il ne rencontrerait point quelque personne de confiance à laquelle il put remettre Venturino; mais il n'osait plus compter sur personne; dans chaque citoyen il voyait un espion, un traître. Cependant, l'enfant, réprimant mal ses plaintes et ses pleurs, s'écriait par intervalle: «Ramenez-moi à la maison... Où est mon père?... Maman, où l'a-t-on emmenée?»
Pendant ce temps, le père, dans son asile de Brera, ignoré de tous, tremblait sur son sort, sur celui de ses amis, de sa femme et de son fils. Le lecteur a déjà compris que ce n'était point une âme d'une trempe robuste. Sur le champ de bataille ou dans la lice, il ne le cédait à personne pour manier la lance et conduire un destrier; on ne l'avait jamais vu, en face des ennemis, ni baisser les yeux, ni faiblir, ni se retirer, mais il avait besoin d'être excité par les regards de la foule et par ses applaudissements; il manquait absolument de courage civil, ce courage résigné qui, sous l'amas des infortunes, puise sa force dans le témoignage d'une conscience pure ou dans les joies passionnées des espérances d'un lointain avenir.
Après avoir prodigué à Pusterla, dans ces premières heures de vif désespoir, les consolations de la religion et de l'amitié, Buonvicino sortit pour prendre des renseignements, pour savoir si Marguerite avait besoin de secours ou ne pouvait plus recevoir que des témoignages d'une impuissante compassion. Avec quels battements de coeur il parcourait les rues de la ville! avec quelle crainte il abordait les groupes indignés ou craintifs des citoyens, pour recueillir quelques nouvelles. Il s'assurait de plus en plus de ce qu'il ne pressentait que trop, l'infortune de Marguerite; mais comme il n'avait pu rien apprendre de Venturino, il surmonta sa douleur et se traîna jusqu'au palais de Pusterla. Là, il tomba sur une populace toute joyeuse de le mettre à sac; Luchino avait voulu ainsi intéresser l'avidité populaire à ses méfaits afin d'obtenir son silence et ses applaudissements Buonvicino entra, sortit, chercha de tous côtés, questionna tout le monde, mais ne put rien découvrir au sujet du jeune enfant. C'était le salon, ce salon si mémorable dans l'histoire de son coeur: tout n'y était plus que ruine et désordre: près de la fenêtre, à la place où il avait vu Marguerite, au jour de son erreur et de son repentir, il aperçut un canevas de broderie dont personne ne s'était soucié, comme d'une chose de trop peu de prix. Marguerite avait commence à y dessiner la fleur qui porte son nom. Oh! quand elle la commença, qui lui aurait dit qu'elle ne devrait pas la finir? Il se saisit de cette relique, la baisa, la pressa sur son coeur, se proposant de ne plus se détacher de ce précieux souvenir. Mais bientôt un sentiment plus généreux s'empara de son âme, qui condamnait ce dernier élan d'une affection mondaine. Il se rappela la voie d'abnégation absolue dans laquelle il était entré, et il résolut de donner à Pusterla sa chère trouvaille. Quel don plus agréable pour l'époux que le dernier travail sorti des mains d'une femme qu'il ne devait peut-être jamais revoir!
Le coeur navré, la tête basse et enveloppée dans son capuchon, Buonvicino retournait à son couvent à travers les rues obscures de Milan, qu'éclairait à peine dans les endroits les plus larges, un pâle regard de la lune; mais, lorsqu'il arriva sur la route même de Brera, près de l'Église Saint Sylvestre, il s'entendit appeler avec instance. Ainsi arraché à ses douloureuses méditations, il aperçut dans l'ombre quelqu'un qui, appuyé à un pilier, lui faisait signe avec précaution; il s'approcha et reconnut Alpinolo. Celui-ci, après s'être bien assuré, à cette heure avancée de la nuit, qu'il avait affaire à Buonvicino, lui remit entre les mains le petit Venturino. L'éclat éblouissant d'un rayon de soleil au milieu des profondes ténèbres d'une tempête peut à peine se comparer à la joie radieuse qui brilla sur le visage de Buonvicino: il embrassa l'enfant, serra contre son sein et baisa au front Alpinolo, qui s'écriait tristement: «O père! je ne mérite pas vos caresses... sauvez cet enfant... sauvez Pusterla... dites-lui la cause de tout le mal...»
Et ses sanglots l'interrompaient. Buonvicino, entendant des pas s'approcher, lui dit; «Sois béni! va, fuis, que le Seigneur t'accompagne et te rende ton père, comme tu as rendu cet enfant au sien!» Puis il cacha l'enfant dans les plis de sa robe, et, à la faveur de la nuit, rentra sans être observé dans le couvent de Brera, dont la règle était bien loin d'être aussi rigoureuse que celle des ordres plus récents.
Lorsque Buonvicino entra dans sa cellule, il était nuit noire, ce qui empêcha Francesco de voir la pâleur mortelle du front de son ami; mais il put comprendre toute l'étendue de sa disgrâce, lorsque ayant demandé au moine des nouvelles de Marguerite, celui-ci ne fit que lui tendre une main couverte d'une sueur glacée, pendant qu'un sanglot mal réprimé révélait ses angoisses; et ils pleurèrent l'un avec l'autre, et l'enfant avec eux: pauvre enfant, déjà assez intelligent pour comprendre l'affliction paternelle, trop peu raisonnable pour connaître l'art de ne point l'augmenter! il embrassait son père, qui répondait à ses embrassements avec cette impétuosité qui fait qu'après la perte d'une personne chérie nous nous attachons plus fortement à ce qui nous en reste, possédés d'un plus vif besoin d'aimer et d'être aimé, de le dire et de nous l'entendre dire. Par intervalle, Venturino éclatait en sanglots plus déchirants, et s'écriait, «Mon père, où est maman?--Oh! si lu l'avais vue, ils l'ont prise comme un voleur! Pauvre mère! Elle me regardait, elle t'appelait, mais elle ne pleurait pas... Où est-elle donc? allons la chercher; restons avec elle... avec elle aussi en prison!» Son père ne pouvait que lui recommander de se taire et d'étouffer ses plaintes parce que Buonvicino n'avait révélé à aucune personne du couvent, le dangereux secret que renfermait sa cellule.
Dans la maison de Brera, c'était pendant tout le jour une activité et un mouvement de travail régulier, tel qu'on en voit à peine dans les plus florissantes fabriques des villes les plus commerçantes de nos jours. Par la porte entraient continuellement des chariots charges de laine brute pendant qu'il en sortait d'autres l'emportant des tissus achevés. C'était un pesage, un mesurage, un battement de métiers à tisser, mêlés, de temps en temps, de pieuses psalmodies, d'autres fois de chansons populaires. Le silence imposé aux autres moines n'avait, jamais pu être prescrit à ceux-ci, qui venaient depuis peu de gagner à ce sujet un procès devant le Saint-Père: de plus, ils n'étaient point astreints au jeûne. Ils ne trouvaient point en effet ces obligations conciliables avec le commerce et le travail, qu'ils regardaient comme leurs principaux devoirs.
Au milieu de cette incessante rumeur, silencieux, cachés, Franciscolo et son fils demeuraient tapis dans l'étroite cellule, plus en sûreté que dans une forteresse, mais avec un serrement de coeur bien naturel dans une situation si désolante. Le jour, Buonvicino les laissait presque toujours seuls, autant pour ne point donner d'ombrage en interrompant ses occupations accoutumées, que pour aller aux environs et s'informer de ce qu'il importait de savoir; mais, les nuits, le bon moine les passait à causer avec son ami de leurs malheurs, à prévoir l'avenir et à le consoler.
Un jour que Buonvicino était avec ses hôtes infortunés, ils entendirent s'approcher le son d'une trompe. Il cessa, résonna peu après, s'interrompit de nouveau, jusqu'à ce qu'il retentit clairement au pied du couvent. L'enfant, qui était facilement distrait par une impression nouvelle et agréable, se mit à écouter avec complaisance, invitant les autres à en faire autant, en posant sa petite main sur ses lèvres pour les avertir de se taire et de lui laisser savourer tout entière cette distraction. C'était le crieur de la commune, qui venait criant par la ville d'une voix à briser les vitres. «Cent florins d'or de récompense à qui livrera Franciscolo Pusterla mort ou vif.» Puis, après une minute de silence, il donnait un nouveau son de trompe et reprenait: «Signori, une taille de cent florins d'or sur la tête de Franciscolo Pusterla, chef d'une criminelle conjuration pour renverser le seigneur Luchino, égorger les prêtres, détruire la sainte religion, et faire mourir de faim les pauvres gens.--Signori...»
Et ainsi, alternant le son et les cris, il s'éloignait au milieu d'une foule de peuple qui le suivait, les uns stupéfaits de cette énormité, et ne comprenant pas comment des tyrans si exécrables pouvaient vivre sous le soleil; les autres songeant quelle belle fortune serait la leur s'ils réussissaient à saisir et à livrer le proscrit.
Buonvicino et Pusterla entendirent cette proclamation, et Franciscolo s'écriant: «Une taille, comme pour un loup ou pour un ours!» couvrit la tête de son Venturino pour qu'il n'entendit point un ordre si cruel. Tout espoir d'être utile à Marguerite, à soi-même et à ses amis étant enlevé à Franciscolo, il ne lui restait plus d'autre parti à prendre que celui de la fuite, et de chercher son salut dans la retraite jusqu'à des temps meilleurs. «Va, lui disait Buonvicino; s'il y a pour Marguerite quelque moyen de délivrance ou seulement de consolation, tu sais que tu laisses ici un ami qui fera tout ce que tu pourrais faire, sans être, comme toi, exposé au péril. Oh! épargne au moins à cette femme céleste la douleur d'apprendre que vous êtes perdus, toi et votre enfant. Vas, fuis, fuis le plus loin que tu pourras; ne donne pas une trop facile créance aux illusions dont les exilés se bercent et avec lesquels ils trompent les autres. Ne te fie pas aux menteuses promesses des étrangers: les méchants ont le bras long, et leurs tortueuses ressources sont plus nombreuses que le juste ne saurait l'imaginer.»
Un matin, Ange Gabriel de Concoverzo, portier, comme on sait, de la maison Brera, ouvrait la porte rustique et laissait sortir un chariot du draps, sans rien dire que ces mots: «La bénédiction du Seigneur soit avec vous!»
Sur le haut du chariot un enfant était couché à plat ventre et caché par la toile qui recouvrait le chargement, et derrière la voiture venaient deux Umiliati. L'enfant était Venturino, et les deux autres personnages, Franciscolo et Buonvicino. Ils lui avaient, vivement recommandé, de se taire et de ne pas bouger, et le pauvre petit, après avoir dit: «On me conduit peut-être près de ma mère,» se nourrit de cette espérance et garda un silence religieux. Celui qui, sur un radeau fragile, abandonne l'écueil où la tempête l'avait jeté, et, pour regagner le port, expose de nouveau sa vie à tout les hasards du perfide élément, peut seul imaginer les sentiments qui agitaient les deux amis lorsqu'ils quittèrent l'inviolable seuil du couvent pour traverser cette ville où chaque pas était un péril. Il est vrai que, quelques jours s'étant écoulés, on s'était déjà relâché de la vigilance première et des mesures de rigueur. Ils n'avaient point non plus à craindre les perquisitions du fisc, parce que les Umiliati jouissaient de l'exemption du droit de dix solditerzuoli que chaque pièce de drap payait à la sortie. Et comme l'élection populaire nommait un gardien à chaque porte de la ville pour veiller à ce qu'il n'y eût aucune fraude dans la perception des droits, quelques-unes de ces portes étaient confiées aux Umiliati, et entre autres celle d'Algiso, par laquelle les fuyards devaient passer.
Lorsque le chariot approcha, comme on reconnut qu'il appartenait aux moines, personne ne vint le visiter; les deux Umiliati de garde s'écrièrent: «La paix soit avec vous, frères.--La paix soit aussi avec vous!» répondit Buonvicino; et ils sortirent. Quand ils se trouvèrent au large dans la campagne, Franciscolo osa lever les yeux, regarder autour de lui, admirer encore le beau ciel lombard, empourpré par l'aurore, et qui lui semblait d'autant plus beau qu'il ne le voyait depuis quelques jours qu'à travers une fenêtre à demi fermée. Il appela son fils, qui jusqu'alors s'était tenu tranquille, les mains sur les yeux et osant à peine respirer. Il leva sa blonde tête et sourit à son père, qui, le portant dans ses bras, l'embrassait avec effusion en lui disant: «Maintenant, nous sommes sauvés!»
Venturino répondait à ces caresses, puis, fixant sur Pusterla des yeux remplis d'une inexprimable tendresse, il lui demanda: «Et ma mère?»
Que pouvaient lui répondre les deux amis? Ils laissèrent échapper un douloureux gémissement. Et Pusterla, se rappelant toutes les phases de la vie qu'il avait partagée avec la malheureuse Marguerite, resta un moment tourné vers les remparts de Milan, qui s'abaissaient derrière l'horizon. Oh! que la patrie est chère à celui qui l'abandonne, surtout lorsqu'il y laisse la meilleure partie de son coeur!
A Varese, le chariot de draps devait s'arrêter à la Cavedra, maison que les Umiliati avaient dans cette ville. Là, Pusterla ayant changé d'habits, prit avec son fils congé de Buonvicino, «Adieu, s'écriait le moine attendri; vois les paroles gravées sur la porte de notre couvent: «Spera in Deo;--espère en Dieu!» grave-les dans ton coeur. Mets ton espérance dans le Seigneur qui donne une patrie même à la chèvre sauvage, et guide dans leur passage les hirondelles voyageuses. Il est pour tout et pour tous; il répand sur l'âme qui l'invoque l'abondante rosée de ses consolations, que le monde ne peut ni donner ni arracher au malheureux. Invoquons-le ensemble: prions-le de permettre que nous puissions encore une fois nous revoir,--nous revoir dans l'amour et dans la paix, dans des jours plus heureux pour toi, pour elle, pour notre patrie.»
Ahascerus, par M. Edgard Quinet. Édition nouvelle.
Comptoir des
Imprimeurs-Unis, quai Malaquais, 15.
Le livre d'Ahascerus produisit, il y a quelques années, une vive impression, et eut un long retentissement dans le monde des philosophes et des poètes. Aujourd'hui encore cette grande épopée symbolique demeure peut-être le plus beau titre littéraire de M. E. Quinet.
Ahascerus comme on sait, enferme en un cadre immense la création, la passion, la mort et le jugement dernier, tout le passé et tout l'avenir de l'homme. M. Quinet a divisé son livre ou plutôt son livre en quatre journées, qu'il a coupées par trois intermèdes, et encadrées dans un prologue et un épilogue.--Le prologue de l'Ahascerus se passe dans le ciel; la terre a été détruite, «car elle était mauvaise.» Au moment d'en créer une autre plus parfaite, Dieu veut desceller le livre de sa pensée et retracer «en figures éternelles», devant ses élus convoqués autour de lui, le bien, le mal et tous les gestes, et le sort accompli de ces univers où ils ont vécu passagèrement sans en comprendre le sens, sans en prévoir la destinée. C'est par les séraphins que va être représente le terrible mystère.
La première journée, intitulée La Création, s'étend bien au delà de ce que le nom annonce: nous y trouvons la création et la jeunesse du monde, les Titans, le déluge, les empires, la Grèce et Rome. Ce n'est encore qu'un second prologue, qui nous mène jusqu'à la venue de Jésus-Christ.--La seconde journée, la Passion, à la dernière heure du Christ. Jésus gravit l'âpre sentier qui mène au Golgotha, et, chancelant sous sa croix, il implore l'assistance d'Ahascerus, qui le repousse. Le Christ le maudit, le condamne à l'exil et au voyage éternel. «Partout où tu passeras, lui dit-il, on t'appellera le Juif-Errant». Ahascerus commence sa course sans lui au travers du monde romain, qui s'écroule.
Avec la troisième journée, intitulée la mort, nuits entrons dans le Moyen-Age: la terre a vieilli. Mob (la Mort), l'implacable Mob éternel comme Ahasverus, va commencer à se mesurer de plus près avec l'humanité. Mob ne peut rien sur la vie d'Ahasverus; elle conçoit pour lui une haine implacable, et veut torturer au moins celui qu'elle ne peut détruire. Rachel, un ange autrefois, et maintenant une femme, aime Ahasverus et se dévoue pour lui: le ciel et l'enfer frappent Ahasverus; mais, quand tout l'accable, une femme le soutient, une femme le bénit. Rachel a fait monter jusqu'au ciel un cri de miséricorde.--Nous sommes arrivés à la dernière limite du temps présent.
La quatrième journée, le jugement dernier est consacrée tout entière à l'avenir. Le monde est détruit, les peuples et les rois paraissent aux pieds du juge suprême. Ahasverus est à genoux avec Rachel dont l'amour le rachète enfin de l'anathème prononcé contre lui.
Le mystère est fini: le nouveau monde promis par l'Éternel est créé. Mais le livre ne se termine pas là; il reste encore l'épilogue, l'épilogue où l'auteur renferme le dernier mot de l'oeuvre. --Au moment où le livre des Jésuites sonne contre M. Quinet et son illustre collègue tout un parti puissant qui accuse les deux auteurs d'irréligion et d'impiété, la nouvelle édition d'Ahasverus semblera venir comme à l'appui de ces graves accusations, et les leçons du professeur seront présentées sans doute comme la conséquence positive et pratique des imaginations hétérodoxes du poète. Peut-être donc n'est-il point hors du peuple de revenir sur cette pensée philosophique contenue dans l'Épilogue d'Ahasverus, et fort mal interprétée par plusieurs qui croient avoir tout dit quand ils ont prononcé le grand mot vide et sonore de panthéisme.
Le poète avait fait dire à Ahasverus «que ses pieds ne se reposeront croisés l'un sur l'autre que sur le flanc de l'infini.» L'homme ne doit donc acquérir la claire et parfaite notion du bon, du vrai, du beau, de l'amour idée, de Dieu enfin, qu'en atteignant au terme de son développement, la plénitude de son être, c'est-à-dire en devenant lui-même infini. C'est donc proprement lui-même qu'il cherche; une fois en possession de l'infini, qui sera son moi, il se suffira bien à lui-même; il s'aimera, il se connaîtra, il croira en lui, il se cernera. L'épilogue du poème arrivé ainsi, par la nécessité des connections logiques, à la négation de tous les dogmes de la Bible et de l'Évangile, Jehova meurt de vieillesse, puis le Christ, seul au firmament, doute de sa divinité et l'Éternité s'ensevelit. Comme Jehova, comme Brama, comme Jupiter, le Christ n'est donc, de son aveu, qu'une entité chimérique, un mythe, une forme inhérente à l'esprit humain;c'est ce pleur qui toujours suive des yeux Ahasverus; c'est l'expression plus ou moins pure et de mieux en mieux comprise de l'inconnu divin. Que reste-t-il donc à la fin de l'épilogue.' une seule inconnue, l'affirmation absolue de ce qui est, la synthèse même d'Ahasverus, de la nature du bien, l'Éternité.
La théologie, la cosmologie, l'histoire, forment ainsi les trois anneaux d'une nature inassouvie: Dieu remplit le monde et le monde tient intimement à l'homme, de telle sorte que le Créateur, la création et la créature se neutralisent et se confondent dans l'être universel, l'infini.
Tels sont les principes que plusieurs ont qualifiés de subversifs en matière de religion. Le reproche, néanmoins, peut-il de bonne foi être adressé à M. Quinet! Assurément certaines pages de son livre de quoi désespérer les plus forts, de quoi faire peur à l'esprit le plus ferme dans ses croyances; c'est un effrayant conflit de la foi et du doute: c'est une affirmation, puis aussitôt une négation brutale. On s'attendrit sur la naissance et la passion du Christ; on se pénètre d'une adoration chrétienne pour la vierge Marie; puis, en tournant la page, on trouve déjà l'idole brisée, l'autel renversé. Crédulité puérile! Vous adoriez un fantôme!--Est-ce donc à dessein que M. Quinet a rempli son livre de ces contrastes irritants? Doit-on voir dans son ardeur iconoclaste une intention préméditée de désorienter et de désespérer le lecteur? Ou bien plutôt M. Quinet n'a-t-il pas usé simplement de la tradition comme d'un thème poétique sur lequel il a laissé courir sa libre et puissante fantaisie? Ne s'est-il pas fait plutôt, et en même temps, le traducteur implacable de l'histoire et de ses déceptions personnelles? Personne ne peut en douter.--C'est un fait consacré dans la vie des individus, que le dogme, accepté d'abord sans aucun examen, nous rend tous, plus ou moins, martyr de nos premières croyances; qu'un âge vient ensuite où d'abord on tourne en dérision, et bientôt l'on regarde d'un oeil indifférent les mystères que avaient notre foi et notre amour. Et, de même dans la vie de l'humanité; les premiers siècles du christianisme se sont dévoués le Moyen-Age a cru fermement, le dix-huitième siècle a raillé, le dix-neuvième a douté.
M. Quinet n'a donc fait que reproduire une éternelle vérité, et si cette vérité nous paraît dure, ce n'est pas la faute de celui qui s'en est fait l'interprète.
Quant à ce qui touche à la traduction libre du dogme, l'auteur s'est franchement expliqué là-dessus dans sa préface de Prométhée.
Il avoue qu'une fois l'inviolabilité du dogme entamée, il y a moins d'impiété que de ferveur à lui rendre encore un certain culte artistique, à le caresser de ses pensée, à l'embellir de son imagination, à le plier aux besoins particuliers de la plume et de la toile. Nous renvoyons donc à cette préface tous ceux dont les procédés poétiques de M. Quinet ont pu blesser l'orthodoxie.
Il nous resterait à louer, après tant d'autres, l'imagination opulente du poète et les couleurs de son style, si vives et si éclatantes, qu'elles causent souvent au lecteur une sorte d'éblouissement. «Il y a tel passage, a dit un critique, qu'il faudrait pouvoir lire les yeux fermés.» M. Magnin a mieux apprécié que tout autre les mérites littéraires d' Ahascerus, et nous renvoyons le lecteur à l'excellente Notice mise en tête de la nouvelle édition d' Ahascerus, «La langue de M. Quinet, dit M Magnin, à la fois savante et populaire, est riche, pure, originale. Ce qui lui nuira auprès d'un certain nombre de lecteurs, c'est que sa manière est trop pleine et trop feuillue, comme disait Diderot dans la Nouvelle Héloïse c'est qu'il y a dans son livre un luxe trop peu réprimé de pensées et d'images... Le font et la forme, la pensée et la langue, le corps et le vêtement, tout, dans cet ouvrage, est empreint de force et éblouissant de nouveauté...»
La nouvelle édition contribuera sans doute à accroître encore le succès de ce beau livre, et lui assurer définitivement la légitime et durable popularité que M. Magnin, dès 1833, prophétisait à la grande fresque épique de M. Quinet.
Collection des Auteur» latins, avec la traduction en français; sous la direction de M. D. Nisard, maître de conférences à l'École Normale.--25 vol. grand in-8.--Oeuvres complètes de Petrone, avec la traduction en français; par M. Baillard. --Paris. J.-J. Dubochet et Comp., rue de Seine, 33.
Le Satyricon de Petrone, bien que les neuf dixième en aient été perdus, est encore un des livres les plus curieux que nous ait légués l'antiquité. Petrone, né à Marseille, chevalier romain, proconsul en Bithynie, ensuite consul à Rome et admis dans le petit nombre des familiers de Néron, aurait été un des littérateurs, les plus remarquables de ce règne, s'il n'en eut été le plus voluptueux, le plus élégant et le plus consommé. Dans cette cour, livrée à tous les débordements de la débauche et à tous les raffinements du luxe, Petrone acquit le titre d'arbitre du bon goût (arbiter elegantiarum); il en fut le Chaulieu le Chapelle, et, à quelques regards, le Voltaire. Victime de la jalousie de Tagellin, son rival dans la science du plaisir, et comprenant que, sous un maître tel que Néron, une disgrâce était une sentence de mort, Petrone volut mourir aussi élégamment qu'il avait vécu. Le peintre le plus sombre et le plus énergique de Rome impériale, Tacite, a pris la peine de retracer ce beau suicide épicurien, si philosophiquement et finement gradué. «Petrone, dit-il dans ses Annales, se fit ouvrir les veines, les refermant, puis les rouvrant à volonté, s'entretenant avec ses amis, sans ostentation de courage, non de l'immortalité de l'âme ou de doctrines spéculatives, mais de poésies badines. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres. Il se promena, il se livra au sommeil; si bien que sa mort, quoique forcée, parut naturelle. Dans son testament même, il ne mit point, comme tant d'autres victimes, des adulations pour Néron, pour Tagellin ni pour aucune des puissances, du jour; il y retraça les débauches de l'empereur sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues.... et il lui envoya l'écrit scellé de son anneau, qu'il brisa, pour qu'il ne put servir à compromettre personne.» à ce tableau, Pline le naturaliste ajoute «que Petrone, condamné à mourir par la jalousie de Néron, brisa, pour en déshériter la table impériale, une coupe murrhine du prix de 300 grands sesterces,» environ 60,000 francs. Notre bel esprit marseillais-romain ne doit donc pas être confondu avec cette tourbe de patriciens, de philosophes, d'histrions et de gladiateurs, qui flattaient, même après leur mort, leur impérial bourreau. Indépendant par la pensée, mais ne pouvant se soustraire à cette domination qui écrasai! le monde connu, il s'en vengea du moins avant de la subir en stoïcien couronné de roses.
Néron n'ayant pas jugé à propos de publier le testament peu flatteur de son maître en fait d'élégances, nul doute que le Satyricon ne soit un ouvrage antérieur et tout à fait différent. Un homme dont le sang coule n'est pas d'ailleurs en position d'écrire ou de dicter un si gros livre. M. Baillard, dans sa. Notice très-intéressante sur Petrone, n'a pas eu de peine à réfuter à ce sujet la sottise des commentateurs qui ont voulu absolument trouver, dans le fameux festin de Trimalchion et dans les aventures qui le précèdent, une description exacte des extravagances et des turpitudes de la cour impériale. Le Satyricon est un roman latin, je n'ose dire un roman de moeurs dans le genre des satires ménippées. La mère n'en permettra pas «la lecture à sa fille;» mais l'humaniste, le philosophe, l'artiste, le politique y trouveront mille sujets d'étude et de réflexions. Il plaira aux uns par la grâce et le piquant du style patrissimae impucitatis; aux autres par les renseignements qu'il prodigue relativement aux moeurs, aux manières, aux coutumes et aux arts; il attachera les esprits les plus graves par des révélations inattendues et profondes, sur l'état social, économique et politique de l'empire romain. Un roman capable d'instruire ou d'inspirer Scaliger, Molière, La Fontaine, Voltaire, Montesquieu, Gibbon, Adam Smith, n'est pas un roman méprisable; il est même unique dans son genre. M. Augustin Thierry reconnaît que la pensée d'écrire son magnifique ouvrage sur l'histoire d'Angleterre lui vint à la lecture du premier chapitre d'Ivanhoe; qui sait si de grands travaux sur l'histoire romaine n'ont pas dû ou ne devront pas leur origine à quelque improvisation d'Eumolpe, à quelque fantaisie de l'imagination.
La partie narrative du Satyricon se compose des aventures de deux espèces d'étudiants ou d'escrocs, de leur jeune frère Giton, du méchant improvisateur **** et de quelques femmes perdues. Ces mécréants ont commis et commettent toutes sortes d'infamies; le vol, l'assassinat, un effroyable pêle-mêle de prostitutions et d'adultères, sacrilège,
«Et des crimes peut-être inconnus aux enfers;»
mais ce sont des marauds pleins d'esprit, d'audace, de ressources et quelquefois de poésie. La scène se passe à Naples, au sein d'une population d'affranchis, de parvenus, d'esclaves, de soldats, de matelots, d'histrions, de proxénètes et de courtisanes. Dans cette ville gréco-romaine, l'esprit sophistique des rhéteurs, la subtilité, la grâce, la rouerie helléniques sont perpétuellement en contact avec le sens pratique, l'orgueil, l'avarice, la superstition, la luxure et la férocité de la race latine. Du mélange ou du choc des intérêts et des idées, de l'alliance de la prose et des vers résultent à chaque pas le vaudeville l'épopée, la comédie, la tragédie burlesque, des traits saillants d'histoire, de morale ou de philosophie. Sous ces portiques sonores retentissent, avec les strophes d'Horace, les hexamètres de l'Iliade et la danse guerrière des homéristes, sur ces places embrasées par le soleil napolitain, la foule s'écarte devant les faisceaux des rhéteurs, comme les vagues sous la proue d'une navire, et dans le carrefour voisin, il vous semble ouïr déjà le rire de Polichinelle et la clochette de saint Janvier. L'ancien édifice social craque déjà sur ses bases. Si les formes subsistent encore, quel changement dans le fond des choses! Les familles patriciennes, décimées par les proscriptions, achèvent de s'éteindre dans le luxe, la débauche et la stérilité. A leur s'élèvent des fortunes, mais non des maisons nouvelles; fortunes d'affranchis, dévorées par la prodigalité aussitôt que créées par la spéculation et l'usure. Religion, institutions, moeurs, tout cède à l'action désolante du despotisme ou de la philosophie, tout s'effacera bientôt devant le christianisme et les, Barbares. La Grèce captive, Horace à dit que, la Grèce a conquis de sauvage, vainqueurs; elle s'apprête à installer le Bas-Empire sur les rives du Bosphore.
Le mérite de Petrone est surtout, à mon sens, de nous faire assister à cette transformation des esprits et des choses. Intelligent, il instruit autant qu'il amuse, en nous promenant à travers ces ruines dont son rire nous indique le sens aussi profondément que la mélancolie de Tacite. A table, au lupanar, au temple, au cirque, où ces antiques lassaréens s'enivrent du sang des condamnés et des gladiateurs, il nous montre, en se jouant, le monde romain que décompose le droit de cité accordé aux dieux et aux idées, au langage et aux corruptions de tant de nations étrangères.
A-t-il eu conscience de la portée de ses tableaux? Je suis tenté de le croire quand je réfléchis à la sagacité philosophique, à l'audace toute voltairienne de ses sarcasmes contre les superstitions ou les abus. A vrai dire, Petrone est un philosophe du dix-huitième siècle. Son engouement, sa grâce, sa galanterie, aussi bien que sa hardie incrédulité, portent le cachet des marquis philosophes de cette époque célèbre; Romain et familier de Néron par le langue, par la pensée il est Français.
Des citations sont le meilleur moyen de faire connaître un esprit de la trempe de Petrone et une traduction aussi habile que celle de M. Baillard. J'ouvre donc en parcours d'un regard complaisant ces pages sorties si élégantes et si correctes de la typographie de MM. Didot. Des la première je trouve une leçon adressée par l'arbitre du goût à tous les inventeurs ou rénovateurs de formes, qui ne manquent jamais de marquer les époques de décadence:
«La noblesse, et, si je puis dire, la pudeur du discours n'admettent ni fard ni bouffissure: sa beauté naturelle fait son élévation. C'est depuis peu que ce déluge de phrases ronflantes et hyperboliques de l'Asie (de l'Allemagne à présent) est débordé dans Athènes... Pour la poésie même, plus de coloris pur et frais... La peinture n'a pas fait meilleure fin, depuis que la présomptueuse Égypte imagina pour un si grand art ses méthodes expéditives.
Il parait néanmoins que cette littérature boursouflée jouissait de peu de considération, même à Naples; car les improvisateurs y sont quelquefois lapidés, et un assassin, souillé de tous les vices, dit à un autre infâme:
«Tu es bien plus vil que moi, par Hercule! pour souper en ville, tu as flagorné un poète.»
Gourmandise romaine et propos de table.--Aucun potentat, de nos jouis, ne pourrait se flatter de traiter ses convives à la façon de Trimalchion. Ce vieux Turcaret gréco-romain, comme l'appelle M. Baillard, ignore l'étendue de ses propriétés, le nombre de ses esclaves; il a pour serviettes des chevelures parfumées, des meubles, une vaisselle, des costumes d'un luxe prodigieux; des cuisiniers d'une imagination et d'un raffinement à donner nos plus célèbres gastronomes; des squelettes d'argent pour stimuler les bons vivants par l'image de la mort; des plafonds mobiles, qui apportent le dessert avec une pluie de parfums et de couronnes; mille inventions dignes de Sardanapale. Qu'un plat d'argent, tombe à terre, soit ramassé par un serviteur économe, Trimalchion fait souffleter le drôle et rejette le plat, qu'on balaie avec les ordures. Rien de plus amusant et de plus étrangement instructif que le cynisme de cet Amphitryon grotesque au milieu de ses parasites et de ses affranchis, presque aussi riches que lui. Il fait tout haut l'éloge du dieu Crépitus, et en permet le culte le plus bruyant à ses convives. Enhardis par sa libéralité, les convives se noient dans un déluge de coq-à-l'âne et de calembours. On parle des jeux du cirque:
«N'allons-nous pas avoir un combat de première qualité».... Point de gladiateurs du commun: des affranchis en masse. Titus, mon maître, a le coeur grand et la tête chaude. Avec lui, point de quartier: le fer sera de bonne trempe; pas moyen de lâcher pied. Les viandes à distribuer au peuple seront au centre, pour que l'amphithéâtre voie. Le patron a de quoi: il vient de recueillir 30 millions de sesterce... Il a déjà quelques petits chevaux barbes, une conductrice de chars à la gauloise, et le trésorier de Glycon qui fut surpris en fêtoyant la femme de son maître. Qu'il supplante donc tout à fait Norbanus dans la faveur politique! Au fond qu'est-ce que ce Norbanus a fait de bien pour nous? Il nous a donné des gladiateurs à 1 sesterce pièce, tout décrépit que d'un souffle on eût jetés à bas. J'en ai vu de meilleurs mangés par les bêtes aux flambeaux. Enfin, on eût dit un combat de coqs. L'un était lourd à ne se pouvoir traîner, l'autre avait des jambes de basset; le troisième, qui était mort d'avance, eut les jarrets coupés... tous, enfin de compte, furent passé aux lanières tant ils s'étaient montrés de purs rebuts de pacotille....
«Nos tables, desservie au son des instruments, trois cochons blancs sont amenés dans la salle, ornés de jolies muselières et de grelots... Je pensais que c'était des porcs acrobates... Trimalchion mit fin à notre attente: «Lequel voulez-vous, nous dit-il, qu'on vous apprête à l'instant.» Un malappris vous servira un coq, un faisant, quelques misères pareilles, mes cuisiniers, à moi, font cuire des veaux entiers dans leurs chaudières.. Si vous n'êtes pas contents du vin, je le changerai... Grâce aux dieux, je ne l'achète pas, et tout ce qui vous fait venir l'eau à la bouche est le produit d'un bien que j'ai près de la ville et que je ne connais pas encore. On le dit limitrophe de Terracine et de Tarente. Je veux joindre la Sicile à mes petites possessions, pour que, si l'envie me prend de voir l'Attique, la traversée se fasse par mes domaines. Mais écoutez-en, Agamemnon quelle controverse vous avez déclamée aujourd'hui. Ne croyez pas que j'aie dédaigné la littérature: j'ai trois bibliothèques, une grecque, les autres latines. Agamemnon ayant commencé: «Un pauvre et un riche étaient ennemis...--Trimalchion demande: Qu'est-ce qu'un pauvre? --Ah! charmant!» reprend l'orateur...
«Survient l'archiviste de Trimalchion qui, du même ton que s'il s'agissait du journal des actes de Rome, fait la lecture suivante: Le 7 des calendes de sextilis, dans le domaine de Cumes, sont nés trente garçons et quarante filles. On a porté des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment; on a accouplé cinq cents boeufs. Dudit jour: mise en croix de l'esclave Mithridate, pour avoir maudit le génie de notre doux maître. Dudit jour: report dans la caisse de ce qui n'a pu être placé, 100,000 sesterces. Dudit jour: incendie dans les jardins de Pompée...--Comment! demande Trimalchion, quand m'a-t-on acheté les jardins de Pompée?--L'an dernier, répond l'annaliste; c'est pourquoi ils ne sont pus encore portes en compte.» Trimalchion, bouillant de colère, s'écrie; «Quelque soient les biens que l'on m'achètera, si dans six mois je n'ai pas avis, je défends qu'on me les porte en compte.» Ensuite on lut des ordonnances d'édiles, des testaments de maîtres des forêts qui s'excusent de ne pas faire Trimalchion leur héritier. «Le pauvre homme!»
Les danseurs de corde commencent leurs exercices. «Il n'y a que deux choses monde, dit le satrape, qui me fasse grand plaisir à voir: les danseurs de corde et les corneilles. Les autres bêtes, chanteurs ou acteurs, suit vraiment des attrape-nigauds. Par exemple, j'avais aussi acheté des comédiens; eh bien! j'ai préfère leur faire représenter des farces altellunes.»
Trimalchion est interrompu dans son panégyrique des funambules par l'un d'eux, qui lui tombe sur le bras. L'offensé magnanime déclare l'offenseur libre, pour qu'il ne soit pas dit qu'un tel personnage a été contusionné par un esclave.
Un des coaffranchis de Trimalchion, mécontent d'un convive, lui crie: «Es-tu chevalier romain? moi je suis fils de roi. Tu veux, savoir pourquoi j'ai été en service? Parce que j'ai bien voulu m'y mettre, et que j'ai mieux aimé être citoyen romain que roi tributaire.»
Ce mot cornélien rappelle celui de ce sergent français, qui disait à Berlin, en 1806: «J'aime mieux être sergent au 1re de ligne que roi de Prusse.
Les homéristes arrivent, frappant de leurs piques sur leurs boucliers. Ils discourent en vers grecs, et Trimalchion les accompagne en lisant, d'un ton musical, un livre latin. Pendant qu'il estropie Homère et la mythologie pour expliquer le sujet du récit à l'auditoire, «un veau sur un énorme plat est apporté bouilli et le casque en tête. Il est suivi d'Ajax, qui, brandissant son glaive en furieux, tranche sans pitié, joue d'estoc et de taille, et ramasse à la pointu du sabre les morceaux qu'il présente aux convives ébahis.»
Il faut lire dans Petrone l'interminable menu de ce festin pour se faire une idée de la magnificence, de la sensualité et de la gloutonnerie latines. Tout est mesquin dans nos banquets modernes, comparé à ces orgies du peuple-roi. Le dessert n'est pas moins mémorable que les premiers services:
«Tout à coup le plafond vint à craquer, et la Salle entière trembla. Tout alarmé, je me lève, et comme moi les autres convives... Or, voilà que du lambris entr'ouvert un cercle, aussi vaste que la coupole dont il se détachait s'abaisse sur nos têtes, et offre dans tout son contour des couronnes d'or suspendues et des vases d'albâtre remplis de parfums. C'étaient les présents d'usage. Comme on nous invite à les prendre, nous reportons nos yeux sur la table: elle était déjà couverte d'un plateau chargé de quelques pièces du four. Au centre s'élevait Priape, en pâtisserie, qui, dans son ample giron, présentait des raisins et des fruits de toute espèce... pas un gâteau, pas un fruit qui ne fit jaillir à la moindre pression une liqueur safrancée dont l'incommode rosée arrivait jusqu'à nous. Persuadés qu'il y avait quelque chose de sacré dans cette aspersion traîtreusement solennelle, nous nous levâmes le plus droit que nous pûmes, et nous criâmes: A Augustus César, père de la patrie, longue prospérité!... Sur ces entrefaites, trois esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrent dans la salle. Deux d'entre eux posent sur la table les lares du logis avec leurs bulles d'or; le troisième, tenant une patère vin, fait le tour de la table, en criant: Soyez nos dieux propices! Or, disait-il, ces lares s'appelaient, le premier. Industrie; le second. Bonheur; le troisième, Profit. Puis vint le buste authentique de Trimalchion lui-même, et chacun le baise à la ronde...
«Trimalchion, attendri par le vin et devenu philanthrope: «Mes amis, s'écrie-t-il, les esclaves aussi sont des hommes, ils ont suce le même lait que nous, quoiqu'un mauvais destin ait pesé sur eux; mais, de mon visant, et bientôt, ils boiront l'eau des hommes libres. En un mot, je les affranchis tous dans mon testament.»
Ce passage est remarquable; il montre le progrès des idées correspondant à la corruption des moeurs. Il y a là un formidable problème.
Séance tenante, Trimalchion distribue des legs à ses amis et à ses serviteurs; puis il commande son tombeau et dicte lui-même son épitaphe, qui mérite l'attention de ce siècle positif:
C. POMPEIUS TRIMALCHION,
NOUVEAU MECÈNE REPOSE ICI.
LE TITRE DE SERVIR LUI FUT DÉCERNÉ EN SON ABSENCE.
PIEUX, BRAVE, LOYAL. PARTI DE RIEN, IL PROSPÉRA,
LAISSA TRENTE MILLIONS DE SESTERCES,
ET N'ASSISTA JAMAIS AUX LEÇONS DES PHILOSOPHES.
PASSANT, IL TE SOUHAITE PAREILLE CHANCE.
Laissons cet homme de bien pleurer sur son tombeau avec tous ses hôtes avinés; laissons-le changer d'humeur, crier qu'il crève de prospérité, proposer le bain, le souper, des libations nouvelles en l'honneur de la première barbe d'un esclave favori, injurier et battre l'aimable Fortunata, sa moitié, qui s'oppose à cette fantaisie conjugale; sauvons-nous à travers la pompe funèbre de ce Charles-Quint grotesque qui s'étend sur une pile d'oreillers, comme sur un lit de parade, et dit à des donneurs de cor: «Supposez, que je suis mort: jouez-moi quelque chose de gentil.»
Eumolpe, poète raté, recueille le principal héros du Satyricon. Cet Eumolpe est bien le plus infortuné des improvisateurs; il ne peut hasarder un vers sans risquer d'être assommé ou lapidé. Ses mésaventures sont racontées avec infiniment gaieté et de grâce. C'est dans la bouche de cet effronté parasite que Petrone a placé les deux morceaux poétiques les plus étendus du Satyricon, à savoir la Prise de Troie et la Guerre Civile. Ces petits poèmes ne manquent ni d'élégance ni d'énergie, mais ils sont déparés par l'affectation, l'enflure et les puérilités descriptives, tristes indices du déclin littéraire. En général, la prose de Petrone me parait supérieure à ses vers, bien que son livre en offre de fort jolis. Après un naufrage raconté dans le goût de Sénèque, mais égayé toutefois des traits les plus comiques, Eumolpe débarque en mugissant des hexamètres aux environs de Crotone. Dans cette ville, et dans la plupart de celles de la Grande-Grèce, l'industrie principale est celle de la chasse aux héritages; la population «'y divise en deux catégories: les courtisés et les courtisans. A Crotone, personne n'élève de famille; car quiconque a des héritiers naturels se voit exclu et des soupers et des spectacles..... il reste perdu dans la canaille. Ceux au contraire qui n'ont jamais pris femme, ou qu'aucune proche parenté ne lie, parviennent aux plus hautes dignités: ils ont seuls des talents, ils sont seuls innocents devant la justice.»--Quels traits de lumière sur les causes de la disparition de la race romaine!
Eumolpe fit dans cette ville, vouée au célibat, en se faisant passer pour un marchand naufragé, mais encore riche à millions de sesterces. Toutes les bourses furent aussitôt ouvertes à cette bande d'escrocs. Le texte de Petrone, mutilé par le temps, les abandonne au milieu de cette aventure; mais les dernières lignes indiquent suffisamment qu'Eumolpe, convaincu de fraude, périt de mort violente, et que ses complices prirent la fuite.
Ce dénouement moral fait quelque honneur à l'auteur du Satyricon, qui n'abuse pas généralement de la Providence. Les idées de Petrone, en matière de religion positive, paraissent en effet se résumer dans les deux mots suivants, qui lui inspire des vers très-connus à Voltaire et à Louis Racine:
«Notre pays est si plein de divinités, qu'un dieu peut s'y rencontrer plus facilement qu'un homme.»
Le héros du roman ayant commis un sacrilège en tuant une oie consacrée à Priape, se tire d'ailleurs on ne peut plus philosophiquement. Il dit à la prêtresse:
«Tenez: voici deux pièces d'or: avec cela vous pourrez acheter des oies et des dieux.»
La traduction de M. Baillard lui a coûté vingt ans d'études et de
labeurs, c'est-à-dire deux ou trois épopées et une douzaine de
tragédies, d'après les procédés de la fabrique contemporaine. Adoucir
sans infidélité les crudités de la débauche latine, éclaircir les
obscurités d'un texte incomplet, rendre avec précision, netteté et
élégance une foule de détails si étrangers à nos habitudes et à nos
moeurs, ce n'était pas une tâche facile. L'oeuvre de M. Baillard est
celle d'un humaniste consommé, d'un savant antiquaire et d'un
littérateur aussi consciencieux qu'habile. De pareils travaux sont
d'autant plus recommandables, que les suffrages de quelques hommes
instruits doivent leur tenir lieu de vogue et de popularité. Dans un
temps ou dans un pays plus favorable aux fortes études, il y aurait
quelque gloire à avoir rendu ainsi accessible au public un des monuments
les plus intéressants de l'antiquité. Mais n'exigeons pas trop de notre
époque si affairée; souhaitons au nouveau, et trés-probablement dernier
traducteur de Petrone, une portion du succès que des versions
extrêmement inférieures à la sienne ont obtenu près des plus grands
esprits du siècle de Louis XIV: jamais succès n'aura été plus juste ou
plus agréable aux amis des lettres.
M. Maillefer.
Ce coffret, offert en présent par lu roi à la reine Victoria, pendant son séjour au château d'Eu, est l'une des oeuvres les plus délicates sorties depuis longtemps de la manufacture de Sèvres; il a 40 centimètres de long sur 26 de large et 27 de hauteur; sur chacune des faces est une peinture de M. Devilly représentant des toilettes de femme dans les cinq parties du monde. Sur le couvercle, c'est l'Europe avec de riches ornements et une parure de bal; la face antérieure représente la toilette d'une mariée dans l'Inde française; l'un des côtés rappelle la traite, des objets de toilette en Sénégambie; le côté opposé donne une idée de la parure des femmes dans l'Océanie et de l'opération du tatouage à Nonkahiva; sur la face postérieure enfin, l'artiste, dans une composition très-gracieuse, a groupé des femmes américaines, naturelles et métis, parées de leurs plus beaux vêtements; c'est en Bolivie, je crois, qu'il a placé le sujet de cette scène. Cette description très-incomplète, et notre dessin lui-même, ne peuvent donner qu'une idée imparfaite de ce petit meuble, dont les ornements et la composition générale, dessinés et exécutés par M. Huart, l'un de nos meilleurs artistes, sont d'un fini et d'un goût admirables.
Le comte de Toréno est né à Oviédo, dans la principauté des Asturies, le 26 novembre 1788, d'une famille noble et renommée par ses services. Jeune encore, il vint à Madrid pour y terminer son éducation. Il avait vingt ans à peine quand Napoléon commit en Espagne la faute irréparable qui fut le premier degré de sa perte et de nos malheurs. Entraîné par les événements, Toréno quitta Madrid, se rendit à Oviédo, rassembla autour de lui ses concitoyens, exalta leur patriotisme, organisa et dirigea leurs efforts avec une habileté qu'on n'eût pas attendue de son extrême jeunesse.
Ces premiers efforts attirèrent sur lui l'attention de ses compatriotes, qui n'hésitèrent pas à lui donner une haute preuve de confiance. Il fut envoyé à Londres chargé d'une mission diplomatique qui avait pour objet l'alliance des deux cabinets de Saint-James et de Madrid. Un pareil résultat, il est vrai, était peu difficile à obtenir: à cette époque, l'Angleterre se serait alliée avec l'empereur de la Chine lui-même, pourvu que c'eût été contre la France. Les négociations du jeune diplomate furent donc couronnées de succès, et il rapporta de ce voyage une telle réputation de talent, d'activité et de patriotisme, qu'il se trouva, à son retour, l'un des chefs de l'opinion populaire. En 1812, la province de Léon le nomma député à Cadix pour demander la convocation des cortès. Il s'y fit remarquer par l'énergie de sa parole et la hardiesse de ses résolutions. Les cortès s'assemblèrent; Toréno, député de la province des Asturies, n'avait pas encore atteint l'âge de rigueur, vingt-cinq ans. Une décision spéciale créa en sa faveur une exception fondée sur les services rendus par le jeune député à la cause de l'indépendance nationale.
Le comte de Toréno prit part à tous les travaux de cette assemblée fameuse. La restauration de Ferdinand VII l'obligea à se réfugier en Angleterre, d'où il ne tarda pas à passer en France. Arrêté à Paris en 1816, la police attribua à l'effet d'une méprise cette arrestation, qui, en effet, ne fut pas de longue durée Bientôt la révolution de 1820 ouvrit aux exilés les portes de leur pairie; Toréno fut de nouveau envoyé aux cortès; mais, soit que la maturité de l'âge, soit que les leçons de l'exil eussent modifié les idées du comte, sa conduite aux cortès de 1820 fut loin de répondre aux espérances qu'avaient fait concevoir ses opinions de 1812. Débordé par le flot populaire, il abandonna les rangs de la démocratie, dont il avait été l'un des plus ardents apôtres, et essaya de lutter contre les principes dont il avait lui-même favorisé et provoqué le développement. Il fut l'un de ceux qui constituèrent en Espagne le parti moyen. Mais ces demi-concessions ne purent apaiser le ressentiment de ce roi que sa mère appelait Ferdinand coeur du tigre et tête de mulet.
Le flot qui avait porté le comte de Toréno aux cortès le ramena dans l'exil. Mieux éclairé sur ses intérêts, Ferdinand ne tarda pas à rappeler auprès de lui les hommes qui avaient quitté l'opinion démocratique pour se rapprocher de la royauté. Toréno rentra alors en Espagne, et l'ambassade de Berlin lui fut offerte; mais M. de Toréno était meilleur diplomate encore que Ferdinand ne le croyait: il refusa cette preuve de la confiance royale, prétextant la nécessité d'aller revoir ses domaines longtemps abandonnés, de s'occuper de ses intérêts personnels. Ce ne fut guère en effet qu'après la mort du roi, lorsque Marie-Christine prit, au nom de sa fille, les rênes de l'État, que le comte de Toréno revint aux armures et se dévoua à la reine régente, dont il devint le ministre et l'ami. L'opinion dont il avait été l'un des plus fervents apôtres n'eut pas lieu de se louer de son administration, et sa probité même fut exposée à de graves imputations.
M. de Toréno partagea le sort de la reine Christine après le triomphe d'Espartéro, et vint de nouveau chercher en France l'hospitalité qu'il était habitué à y trouver. On assure qu'il était, hors des affaires, plein d'érudition, de science et de goût. Il laisse, dit-on, des mémoires qui promettent plus d'une révélation piquante sur les événements si nombreux dont l'Espagne a, depuis un quart de siècle, été le théâtre, et sur les hommes qui ont tour à tour dirigé les affaires de ce beau et malheureux pays.
Le comte de Toréno est mort à la suite d'une douloureuse maladie. Son corps, déposé provisoirement dans les caveaux de l'église Saint-Philippe-de-Roule, doit être transporté en Espagne, dans la sépulture de la famille Toréno.
I. Pour résoudre ce problème, on observera que puisque le lion, jetant l'eau par la gueule, remplit le bassin dans six heures, il en remplira un sixième dans une heure; et puisque, la jetant par l'oeil droit il le remplit en deux jours, dans une heure il en remplira 1/48. On trouvera de même qu'il en remplira 1/72 dans une heure, en jetant l'eau par l'oeil gauche, et 1/96 en la jetant par le pied. Donc, la jetant par les quatre ouvertures à la fois, il en fournira dans une heure 1/4+1/48+1/72+1/96. c'est-à-dire, en ajoutant toutes ces fractions, les **/***. Qu'on fasse donc cette proportion; Si les **/*** ont été fournis en une heure, ou soixante minutes, combien la totalité du bassin, ou les???/????, exigeront-ils de minutes? Et l'on trouvera quatre heures quarante-trois minutes et!@@/@@, ou environ quarante-deux tierces.
Note du transcripteur: Les fractions du document original sont microscopiques et n'ont pu être résolues par le logiciel ROC. Plutôt que de faire des erreurs, le transcripteur laisse le soin au lecteur de calculer les fractions représentées par *, ? et @. A noter qu'il sera peut-être plus facile de convertir l'addition de départ en fractions décimales et de continuer le raisonnement.
II. Ce problème est très-connu. Le batelier commencera par laisser la chèvre, puis il retournera prendre le loup; après avoir passé le loup, il ramènera la chèvre, qu'il laissera sur l'autre bord pour passer le chou; enfin, il retournera à vide chercher la chèvre qu'il passera
Ainsi le loup ne se trouvera jamais avec la chèvre, ni la chèvre avec le chou, qu'en présence du batelier.
III. Élevez perpendiculairement, sur un plan bien horizontal, un bâton dont vous mesurerez avec soin la hauteur au-dessus de ce plan: nous le supposerons de deux mètres exactement.
Prenez ensuite, lorsque le soleil commence à baisser après midi, sur le terrain qui vous est accessible, un point d'ombre C du sommet de la tour à mesurer, et en même temps, un point d'ombre c du sommet du bâton implanté perpendiculairement, sur le même plan; attendez une couples d'heures, plus ou moins et prenez avec promptitude les deux points d'ombre D et d du sommet de la cour et du sommet du bâton; vous tirerez ensuite une ligne droite qui joindra les deux points d'ombre du sommet de la tour, et vous la mesurerez; vous mesurerez de même la ligne qui joint les deux points d'ombre c et d appartenant au bâton. Il ne restera plus qu'à faire cette proportion: La longueur de la ligne qui joint les deux points d'ombre du bâton est à la hauteur de ce bâton comme la longueur de la ligne qui joint les deux points d'ombre de la tour est à la hauteur de cette tour.
Il ne faut qu'avoir la connaissance des premiers éléments de la géométrie pour reconnaître, à la première inspection de la fugure, que les pyramides BADC, badc, sont semblables, et conséquemment que cd est à ab, comme CD est à AB, qui est la hauteur recherchée.
I. Trois Amours versent l'eau dans un bassin, mais inégalement: l'un le remplit en un sixième de jour, l'autre en quatre heures, et le troisième en une demi-journée. On demande combien de temps il faudra pour le remplir lorsqu'ils verseront tous trois de l'eau.
II. Trois maris jaloux se trouvent, avec leurs femmes, au passage d'une rivière. Ils rencontrent un bateau sans batelier. Ce bateau est si petit, qu'il ne peut porter que deux personnes à la fois. Ou demande comment les six personnes passeront deux à deux, en sorte qu'aucune femme ne demeure en la compagnie d'un ou de deux hommes, si son mari n'est présent.
III. Construire une boîte où l'on voie des objets tout différent de ceux qu'on aurait vus par une autre ouverture, quoique les uns et les autres paraissent occuper toute la boîte.
C'est encore demain la fête à Saint-Cloud.
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