The Project Gutenberg EBook of La dégringolade, by Émile Gaboriau This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La dégringolade Author: Émile Gaboriau Release Date: March 2, 2012 [EBook #39031] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DÉGRINGOLADE *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) LA DÉGRINGOLADE SCEAUX.--IMPRIMERIE CHARAIRE ET FILS LA DÉGRINGOLADE PAR ÉMILE GABORIAU LA DÉGRINGOLADE I.--UN MYSTÈRE D'INIQUITÉ [Illustration: Et se laissant glisser aux genoux de Simone de Maillfert, il lui prit les mains, ivre d'espoir et éperdu d'amour.] PREMIÈRE PARTIE UN MYSTÈRE D'INIQUITÉ I C'est en vain que des Ternes à Belleville, tout le long des boulevards extérieurs, on eût cherché un café mieux achalandé et d'un meilleur renom que le café de _Périclès_. Les plus fameux estaminets de ces parages, l'_Épinette_, la _Nouvelle-Athènes_ et même le _Rat-Mort_ ne venaient que bien après. D'un quart de lieue, le soir, on voyait resplendir ses becs de gaz au plus bel endroit du boulevard Clichy, presqu'en face de la place Pigalle. C'est vers 1865 qu'il fut fondé, au rez-de-chaussée d'une maison neuve, par un certain Justus Putzenhofer, Prussien de naissance, qu'attiraient à Paris, prétendait-il, l'espérance de faire fortune et sa grande amitié pour les Français. Sa femme, toute jeune encore, et un cousin, l'aidaient à qui mieux mieux dans son œuvre délicate d'achalandage. Ce cousin, robuste Saxon d'une vingtaine d'années, laid à faire plaisir, mais d'une complaisance inaltérable, répondait au surnom d'Adonis. Quant à Mme Justus, courte, rouge et dodue, elle pouvait passer pour appétissante, à la façon des sandwichs qu'elle étalait sur le comptoir et qu'elle servait avec la bière de Bavière. Jamais gens ne se virent aussi prévenants que ces gens placides pour les habitués de leur établissement. Contenter le public était leur devise. Élevait-on la voix? On voyait aussitôt Justus abandonner sa grosse pipe de porcelaine, et accourir d'un air inquiet, en demandant d'un accent impossible: --Qu'est-ce? Qu'y a-t-il qui ne va pas? Ce n'est pas lui qui jamais eût eu l'affreux courage de congédier un consommateur, quand sonnait l'heure de la fermeture des cafés. Pour peu qu'il y eût une partie engagée ou quelques moos encore à vider, sournoisement il fermait sa devanture et gardait ses clients tant qu'il leur plaisait de rester, au mépris de toutes les ordonnances de police. En ces occasions, qui étaient fréquentes, le Prussien envoyait Adonis se coucher et veillait seul. Il suffisait à tout, et il fallait le voir, partagé entre la jubilation d'un bénéfice assuré et les transes d'un procès-verbal possible. Car enfin, il risquait d'être pris en flagrant délit de contravention, il l'avait été déjà et condamné à une amende. Aussi se tenait-il continuellement debout contre ses volets clos, l'œil et l'oreille alternativement collés à une fente. Et lorsqu'il croyait distinguer sur le trottoir le pas cadencé des sergents de ville de faction: --Silence! disait-il à ses clients de contrebande, silence! Voilà la police; nous sommes pincés... C'est ainsi que, certaine nuit de février 1870, Justus Putzenhofer faisait le guet, pendant que trois de ses clients continuaient paisiblement une partie de whist engagée depuis le dîner. L'un était un paisible rentier de la rue de la Tour-d'Auvergne; l'autre, un jeune journaliste nommé Aristide Peyrolas; et le troisième un médecin d'une trentaine d'années, établi depuis peu à Montmartre, le docteur Valentin Legris. La demie de une heure sonnait, et Justus venait de bourrer son éternelle pipe et de remplir les bocks, quand tout à coup un cri terrible retentit en dehors. D'un commun mouvement les joueurs jetèrent les cartes, et se dressant: --Entendez-vous? dirent-ils à Justus. L'Allemand n'était pas homme à s'émouvoir de si peu. --J'entends, répondit-il, quelqu'un de ces mauvais gars comme il en rôde toutes les nuits sur les boulevards extérieurs, et qui se battent entre eux comme des loups enragés... Ah! la police devrait bien leur donner la chasse, au lieu d'être toujours sur le dos des pauvres limonadiers. Peyrolas haussa les épaules. --La police! interrompit-il d'un ton d'amer sarcasme, est-ce que ces bagatelles la regardent!... Cependant, l'explication de Justus était si plausible, que déjà les trois joueurs reprenaient leur partie, quand un nouvel appel se fit entendre, plus déchirant, plus effrayant encore que le premier: --Au secours!... A moi! Cette fois, il n'y avait pas à douter. --On assassine quelqu'un, évidemment, cria le docteur Legris. Sortons, messieurs!... Justus, la porte, ouvrez vite la porte!... Mais, bien loin d'obéirm le prudent limonadier s'était jeté devant ses volets clos et il étendait les bras comme pour en défendre l'accès. --Devenez-vous fous, chers messieurs? gémissait-il... Oubliez-vous que nous sommes en contravention?... Non, je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à recevoir quelque mauvais coup... Sans plus l'écouter, ses clients l'écartèrent violemment. Vivement ils retirèrent les barres de la devanture et s'élancèrent dehors. Rien!... Personne!... Le boulevard était silencieux et désert. A grand'peine, en prêtant bien l'oreille, entendait-on dans la direction de Belleville le bruit lointain de la course précipitée de plusieurs personnes... --Je vous disais bien que vous en seriez pour vos peines, chers messieurs, geignait Justus. Tel n'était pas l'avis du docteur. --Des gens fuient, déclara-t-il, donc il y a eu quelque mauvais coup de fait... Explorons les environs. C'était plus aisé à décider qu'à exécuter. La nuit était noire à ce point que, le bras étendu, on ne voyait pas sa main... Du sol, détrempé par les pluies des jours précédents, un brouillard épais et nauséabond montait, où se noyaient les lueurs du gaz. N'importe: les trois habitués du café de _Périclès_ traversèrent la chaussée et s'avancèrent sur le terre-plein planté d'arbres du boulevard. Ils n'y avaient pas fait dix pas, chacun de son côté, quand le père Rivet laissa échapper une exclamation étouffée. --Ah! mon Dieu!... Ses deux compagnons coururent à lui, et le trouvèrent affaissé sur un banc. --Qu'avez-vous... qu'arrive-t-il?... Le bonhomme étendit le bras et d'une voix étranglée: --Là, fit-il, là!... En m'avançant à tâtons, j'ai butté contre... Le docteur et Peyrolas se penchèrent. A l'endroit indiqué par le digne rentier, à terre, la face dans la boue, un homme gisait inanimé... --Et voilà, ricana Peyrolas, voilà Paris en 1870! On y assassine aussi impunément qu'autrefois en pleine forêt de Bondy. Où sont les sergents de ville pendant ce temps? Je demande à voir un sergent de ville... Le docteur n'avait pas les emportements du journaliste. S'étant agenouillé près de l'homme, il le retourna avec précaution, et lorsqu'il lui eut palpé la poitrine: --Il n'est pas mort, prononça-t-il, peut-être peut-on encore le sauver... Et, sans se soucier des transes du patron de l'estaminet de _Périclès_: --Holà, Justus! cria-t-il à pleine voix, venez nous aider à transporter ce pauvre diable chez vous!... L'Allemand était de ceux qui savent faire contre fortune bon cœur, et qui se bâtissent des maisons avec les tuiles qui leur tombent sur la tête. Il accourut. Il souleva le blessé entre ses bras robustes, et à lui seul le porta dans le café, et il l'étendit sur un billard. Alors, les joueurs de whist purent examiner celui qu'ils venaient de sauver. C'était un beau garçon de vingt-cinq à trente ans. Il portait toute sa barbe, longue et d'un noir de jais. La lumière crue des lampes du billard tombant d'aplomb sur son visage, en faisait ressortir la pâleur mortelle, mais en accentuait aussi la mâle énergie. Ses habits, bien que souillés de boue et de sang, trahissaient des habitudes d'irréprochable élégance, et son linge était d'une finesse et d'une blancheur remarquables. Détail singulier: sous ses lèvres entr'ouvertes, on discernait de légers fragments de papier, comme si, au moment de perdre connaissance, il eût eu le temps et le sang-froid de détruire, en l'avalant, quelque lettre dangereuse. Mais le docteur fut le seul à remarquer cette circonstance, dont il se garda bien de souffler mot. Il avait retroussé ses manches, et tout en dépouillant le blessé de ses vêtements avec une dextérité toute chirurgicale: --De l'eau, disait-il au maître du café de _Périclès_, vite de l'eau, une éponge, du linge... Eh! sacrebleu! réveillez votre femme, pour qu'elle me fasse un peu de charpie... Inutile!... Le bruit avait troublé le sommeil de Mme Justu, et au moment où on prononçait son nom, elle apparaissait, grelottant sous un peignoir à grands ramages. Et quand elle aperçut, sur le billard, cet homme à demi nu, raide comme un cadavre et couvert de sang, elle se mit à pousser des cris lamentables... --C'est un gaillard que j'ai tiré des mains des assassins, lui dit son mari, qui déjà entrevoyait le parti qu'il pourrait tirer de l'aventure... Et il en réchappera, n'est-ce pas, monsieur Legris? Ayant achevé son examen, le docteur procédait au pansement du blessé. --Oui, il en reviendra, répondit-il; et même, à vrai dire, il n'a pas grand'chose. Ah! il doit une fière chandelle à son patron. Si aussi bien il eût reçu sur la nuque le coup d'assommoir dont vous voyez la trace, là sur le col, c'était fini. De plus, on lui a allongé entre les deux épaules un coup de couteau à tuer un bœuf, et, par une sorte de miracle, la lame a dévié et glissé le long d'un os. Avant quinze jours, il sera sur pieds. Cependant, Justus et sa femme étaient seuls à écouter le médecin. Le journaliste Peyrolas s'était emparé du père Rivet, encore mal remis de son effroi, il le tenait au collet, et d'un air inspiré: --Voilà, lui disait-il, le sujet d'un article que je vais écrire en rentrant, d'un de ces articles qui remuent les masses... Ah! votre gouvernement emploie la police à organiser des émeutes pendant qu'on nous assassine!... Un instant! Je lui dirai son fait, moi, à votre gouvernement, monsieur Rivet... --Ah çà! vous tairez-vous! interrompit le docteur impatienté. C'est que le blessé revenait à lui. Grâce à un violent effort et en s'appuyant sur l'épaule du cabaretier, il s'était dressé sur son séant, et il promenait autour de lui un regard surpris et anxieux, interrogeant tour à tour l'endroit où il se trouvait et la physionomie des inconnus qui l'entouraient. La conscience de soi lui revenait, et bientôt il fut évident qu'il pensait s'être rendu compte de ce qui s'était passé. --Comment vous remercier jamais, messieurs, commença-t-il d'une voix faible, d'avoir exposé votre vie pour sauver la mienne... D'un geste, le docteur l'arrêta: --Oh! permettez, monsieur, notre mérite n'est pas si grand que vous dites. Quand nous sommes arrivés près de vous, vos assassins avaient fui. Un immense étonnement se peignit sur les traits du blessé. --Ils avaient fui! murmura-t-il, sans m'achever!... Et une soudaine réflexion l'éclairant: --Aurais-je donc été volé? demanda-t-il. On lui présenta ses vêtements: sa montre et son porte-monnaie avaient disparu. --C'étaient donc des voleurs! fit-il, comme si cette certitude eût complètement dérouté toutes ses prévisions. Ni le digne père Rivet, ni le fougueux Peyrolas ne remarquaient l'étrange préoccupation du blessé. Mais il n'en était pas de même du docteur Legris. --Parbleu! pensa-t-il, voici un singulier sire, qui s'étonne qu'on ne l'ait pas achevé et qui s'émerveille d'avoir été volé. Pourquoi donc l'eût-on assailli sur les boulevards extérieurs, à une heure du matin, sinon pour le dépouiller?... Et flairant quelque mystère: --Savez-vous, du moins, monsieur, interrogea-t-il, à quelle espèce de gens vous avez eu affaire? --Aucunement. --Les reconnaîtriez-vous si on vous les présentait? --Je ne les ai même pas vus. --La nuit est fort obscure, en effet; cependant... --Eh! monsieur, j'étais à terre avant de soupçonner seulement que j'étais entouré d'assassins!... s'écria le blessé. Est-ce que sans cela je ne me serais pas défendu... et bien défendu, vous pouvez me croire? Et, en effet, tout en lui trahissait une rare énergie servie par une force peu commune. --C'est que le guet-apens était habilement tendu, continua-t-il. Je rentrais chez moi, lorsque passant ici devant, tout à coup, il me semble entendre des gémissements. Surpris, je m'arrête, prêtant l'oreille. Les plaintes redoublent... Je cherche des yeux d'où elles partent, et à terre, devant un des bancs du terre-plein je distingue comme une forme humaine qui s'agite... Ému, je me penche, mais je m'étais à peine incliné qu'un coup terrible sur la tête, un coup de bâton, à ce que je suppose, m'envoyait rouler à dix pas dans la boue... --Évidemment, objecta le père Rivet, les assassins étaient cachés derrière le banc... --Je n'étais cependant qu'étourdi, continua le blessé, et la preuve, c'est que pendant trois secondes au moins j'ai eu la perception très nette de ma situation... Mais, au moment où je me relevais, j'ai ressenti une douleur épouvantable entre les deux épaules, j'ai dû pousser un cri terrible... et de ce moment je ne me rappelle plus rien... Indifférent en apparence, le docteur guettait son blessé du coin de l'œil. --Eh bien! lui dit-il, voilà ce qu'il faudra, demain, répéter au commissaire de police... Mais l'autre, à ces mots, tressaillit: --Pour cela, non! s'écria-t-il, non, à aucun prix! C'était plus que de la répugnance, c'était de l'effroi que manifestait le blessé. A ce point que tous, le docteur excepté, en demeurèrent stupéfaits, et que même le père Rivet s'oublia jusqu'à murmurer à l'oreille de Peyrolas: --Par ma foi! le nom seul du commissaire lui fait un drôle d'effet. Lui vit bien l'impression produite: --Je ne puis porter plainte, déclara-t-il. Et tenez, messieurs, si après le grand service que vous m'avez rendu, vous vouliez m'en rendre un plus grand encore, vous n'ébruiteriez pas l'accident dont je viens d'être victime. Il attendait une réponse avec une si évidente anxiété, que M. Legris en eut pitié. --Nous vous garderons le secret, monsieur, dit-il, vous avez notre parole. --Soit! soupira Peyrolas. Et pourtant, quel article!... Dès lors, le blessé parut recouvrer toute sa liberté d'esprit. Mme Justus lui avait préparé une tasse de feuilles d'oranger, il la but et annonça que, se sentant mieux, il allait regagner son logis. Puis, tandis qu'on l'aidait à revêtir ses habits: --Je me nomme Raymond Delorge, messieurs, dit-il, et je demeure rue Blanche... J'espère, une fois rétabli, vous témoigner toute ma gratitude... Cependant il avait trop présumé de ses forces; lorsqu'il essaya de faire un pas, il chancela. --Diable! fit-il avec un sourire inquiet, la tête me tourne et j'ai les jambes comme du coton... --Mais moi, j'avais prévu ce qui arrive, monsieur, interrompit le docteur. Adonis vient de sortir pour tâcher de nous trouver une voiture, et pour plus de sûreté je vous accompagnerai. Toute la nuit, il passe sur le boulevard Clichy des voitures attardées qui regagnent le dépôt, le garçon du café de _Périclès_ ne tarda pas à reparaître, annonçant qu'il ramenait un fiacre. On aida le blessé à y monter, le docteur s'y installa près de lui, et le cocher fouetta son cheval. Rarement M. Legris avait été aussi intrigué, et il cherchait dans sa tête quelqu'une de ces questions insidieuses qui forcent la réponse. Raymond Delorge ne lui laissa pas le temps de la trouver. --Ainsi, docteur, commença-t-il, je vais être obligé de garder le lit? --Pendant quelques jours, oui. --En ce moment, ce peut être pour moi un irréparable malheur... --Oh!... --Et ce n'est pas tout. Je ne sais ce que je donnerais pour qu'on ne s'aperçût pas chez moi de mon accident. J'ai perdu mon père, docteur, je vis avec ma mère et ma sœur, dont la tendresse n'est déjà que trop facile à s'alarmer. --Ne dites rien alors. Cachez vos vêtements qui vous trahiraient et restez couché sous prétexte d'une indisposition... --C'est bien à quoi je pense; seulement il faudrait un médecin... --Qui fût votre complice, n'est-ce pas? Eh bien! j'irai vous voir, fit le docteur avec une précipitation qu'il regretta. Mais il était trop tard pour rien ajouter; la voiture s'arrêtait rue Blanche. Le blessé en descendit seul et quand il fut sur le trottoir: --Allons, dit-il, l'air m'a fait du bien, et je me sens de force à gravir l'escalier en me tenant à la rampe... Vous m'excuserez, docteur, de ne pas vous prier de monter, mais je suis certain que moi n'étant pas rentré, ma pauvre mère n'est pas encore endormie, et un autre pas que le mien l'inquiéterait... Et enfin, pour abuser de vous jusqu'au bout, je vais vous demander de payer le cocher, car on m'a pris jusqu'à mon dernier sou... --Bien! bien! ne vous tourmentez pas... Allons, rentrez, voici votre porte ouverte. Et pas d'imprudence!... Je serai chez vous à midi. Resté seul, le docteur renvoya le fiacre, préférant rentrer à pied. --Drôle d'histoire! grommelait-il, singulier garçon!... Qu'est-ce que cette lettre qu'il a avalée? Pourquoi ne veut-il pas porter plainte? Mais bast! j'aurai sans doute le mot de l'énigme demain. Il disait cela, seulement il ne pouvait empêcher sa cervelle de trotter. Et le lendemain, il dut presque se faire violence pour attendre onze heures avant de se présenter rue Blanche. Un vieux serviteur en qui tout trahissait l'ancien soldat vint ouvrir, et il avait été prévenu, car dès qu'il aperçut le docteur: --M. Raymond attend monsieur, déclara-t-il, et si monsieur veut me suivre... Le docteur trouva son malade beaucoup mieux qu'il ne l'espérait. Et quand il eut examiné la blessure et indiqué le régime à garder, il s'assit, espérant vaguement quelques éclaircissements en échange de ses soins. Il n'en recueillit aucun. Le blessé semblait avoir oublié son aventure. Il dit simplement que sa mère n'avait aucun soupçon, et se mit à causer de tout autre chose. Et il en fut de même pendant une semaine, où M. Legris vint tous les jours. Raymond le recevait affectueusement et comme s'il eût eu la volonté de conserver ces relations que le hasard avait nouées, mais il évitait avec une sorte d'affectation de parler de soi, de ses affaires, de sa famille. Après dix visites, le docteur n'avait entrevu ni madame ni mademoiselle Delorge. Aussi, quand, au café de _Périclès_, Peyrolas ou le père Rivet lui demandaient des nouvelles de son malade, et aussi quelques renseignements: [Illustration:--Là! fit-il, là!... en avançant à tâtons, j'ai butté contre.] --Il est autant dire guéri, répondait-il, et vous le verrez un de ces soirs... C'est un brave et loyal garçon, bien qu'un peu froid et d'une réserve excessive... Ancien élève de l'École polytechnique, il était ingénieur des ponts et chaussées quand il a donné sa démission pour s'occuper de chimie industrielle... C'était tout ce qu'il savait, et c'était, pensait-il, tout ce qu'il saurait jamais; quand un dimanche--c'était le 27 février 1870, le dimanche gras,--sur les cinq heures du soir, il se présenta rue Blanche. A sa vue, Raymond bondit sur son fauteuil, et d'une voix émue: --Ah! docteur, s'écria-t-il, je tremblais que vous ne vinssiez pas! Son impassibilité habituelle se démentait; l'éclat de ses yeux et un tremblement fébrile trahissaient ses angoisses. --Il vous arrive quelque chose? demanda M. Legris. Pour toute réponse, Raymond prit une lettre sur son bureau, et la tendant au docteur: --Voici ce que je reçois, dit-il; lisez. Cette lettre, non signée, était écrite à l'encre bleue sur d'horrible papier. Elle disait: «Cette nuit, une scène aura lieu, dont IL FAUT que M. Delorge soit témoin. «Qu'il se trouve à minuit au bal de la _Reine-Blanche_. Un homme s'approchera de lui et lui dira: «Je viens du jardin de l'Élysée.» Qu'il suive hardiment cet homme partout, je dis bien _partout_, où il le conduira. «Qu'il vienne, pour elle, sinon pour lui. Et qu'il ne craigne rien, celui qui lui écrit est son ami.» Ayant lu, le docteur n'eut pas l'ombre d'une hésitation. --Je pense, mon cher monsieur Delorge, prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première fois veulent prendre leur revanche. Raymond hochait la tête. --Peut-être avez-vous raison, fit-il, et cependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous. Sa détermination était si évidente, que le docteur n'eut même pas l'idée de la combattre. --Au moins, conseilla-t-il, faites-vous accompagner... On eût dit que Raymond attendait cet avis. Fixant M. Legris: --Par qui? demanda-t-il. Je suis malheureux, je vis seul. J'ai deux amis, deux frères, mais ils sont loin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moi un péril inconnu, et qui me jure, quoi qu'il arrive, un inviolable silence? Le docteur n'hésita pas. --Je serai cet homme, monsieur Delorge, dit-il d'une voix ferme. Et quelques heures plus tard, en effet, le docteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, se rendant au rendez-vous de la lettre anonyme. II Le soir, lorsqu'on arrive au haut de la rue Fontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l'autre côté du boulevard extérieur, au-dessus d'une porte immense, une guirlande de becs de gaz. C'est l'illumination du bal de la _Reine-Blanche_. A droite, se trouve un café-débit de vins divisé en quantité de salons de société par des cloisons de planches légères, découpées à la mécanique. A gauche, en contre-bas, est une échoppe de pâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter des friandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à la crème. Ce n'est pas l'élite des salons de Paris qui danse à la _Reine-Blanche_, bien qu'une «mise décente» y soit de rigueur. Les soirs de bal, c'est-à-dire le dimanche, le lundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs à casquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n'ont rien de rassurant. Or, il y avait «fête à _la Reine_», comme disent les habitués, le soir où Raymond Delorge et le docteur Legris s'y présentèrent. Deux immenses pancartes collées le long des montants de la porte annonçaient, en l'honneur du dimanche gras, un grand bal paré et masqué avec surprises et divertissements variés, tels que quadrille infernal, tombola et galop final éclairé aux flammes de Bengale. --Allons, il faut entrer, dit le docteur à Raymond. Ils entrèrent. Ils suivirent une assez longue avenue boueuse, plantée de chaque côté d'arbustes rabougris. Ils traversèrent un vestibule, où sont établis le contrôle et le vestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à la salle de bal. C'est quelque chose comme une vaste grange, fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas, décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorte d'estrade, élevée de trois marches, où boivent les gens sérieux. Le parquet, c'est-à-dire l'espace réservé aux danseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, des tables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement les simples curieux. La fête atteignait son apogée, quand entrèrent les deux jeunes gens. Aux sons enragés des pistons et des trombones, deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants, échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proie à une sorte d'épilepsie furieuse. Et assis à toutes les tables, pressés, entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de la bière à pleines chopes, et tarissaient, d'une soif inextinguible, d'immenses saladiers de vin. La chaleur était intolérable, le gaz brûlait les yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à la gorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient des flots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir plané comme un nuage au-dessus de la cohue. En dépit de l'affiche qui promettait un bal paré et masqué, on n'apercevait que de rares costumes, dans la mêlée des paletots douteux. Et quels costumes! Des oripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés, qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient sur l'échine des ivrognes, et s'éraillaient aux tables boiteuses des cabarets de barrière... Non sans peine, le docteur et Raymond trouvèrent, sur l'estrade, à un endroit d'où ils dominaient tout le bal, une table libre et bien en vue. Et ils étaient à peine assis qu'un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir à ces messieurs. --Donnez-nous de la bière, commanda le docteur. Grâce à sa robuste carrure, au ton surtout dont il criait: «Gare aux taches!» ce garçon glissait comme une anguille à travers cette cohue. Il ne tarda pas à reparaître, portant une bouteille et deux verres; mais avant de verser: --C'est vingt sous, dit-il, et d'avance. Le docteur Legris paya sans sourciller. C'est sans arrière-pensée qu'il s'était mis à la disposition de Raymond. Son concours accepté, il s'était promis de brider sa curiosité, si ardente qu'elle pût être, se jurant bien de ne rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ou surprendre les confidences de celui qui s'en remettait à sa bonne foi. Raymond Delorge, lui, devait être à mille lieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, le front dans la main, l'œil fixe, le visage contracté, il demeurait abîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience de l'endroit où il se trouvait? Assurément non. Il ne s'apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, les valses aux mazurkas; et que le temps passait. Le docteur s'en apercevait, lui: à tout instant il tirait sa montre, jusqu'à ce qu'enfin, impatienté, il secoua son compagnon en lui disant: --Savez-vous que la nuit avance et que notre homme ne paraît guère?... Si votre lettre allait n'être qu'une stupide mystification!... Raymond tressaillit, comme le rêveur qu'on arrache à ses rêves: --Impossible! répondit-il. --Pourquoi? Serait-ce parce que cette lettre vous parle d'elle, c'est-à-dire d'une femme que vous aimez?... Une larme brilla dans les yeux de ce singulier garçon, larme de douleur ou de colère: --Non, prononça-t-il, ma certitude a une autre cause. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, la phrase de reconnaissance que doit prononcer celui qui viendra nous chercher ici? Eh bien! c'est dans le jardin de l'Élysée que mon père, le général Delorge, a été tué, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1851... L'accent de Raymond, le feu sombre de son regard, éveillaient dans l'esprit du docteur un monde de conjectures. Mais il les écarta. Il venait de remarquer un des rares «déguisés» du bal qui, depuis un moment, les épiait. C'était un petit homme taillé en force, d'une physionomie plutôt vulgaire que méchante. Il portait un costume d'ordre composite: un large pantalon de velours éraillé, à bandes de satin jadis blanc, et une veste espagnole dont la moitié des boutons manquait. Sur la tête il avait une toque rouge, ornée d'un grand plumet. --Serait-ce donc celui que nous attendons? pensait M. Legris. C'était lui. Il s'approcha de Raymond, lui frappa familièrement sur l'épaule, et d'une voix dont l'alcool avait depuis longtemps détrempé les cordes: --Je viens du jardin de l'Élysée, prononça-t-il. Comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond se dressa tout d'une pièce et dit: --Je suis prêt à vous suivre. --En ce cas, arrivez vite, car nous sommes en retard. Ce n'était pas sans une intime et bien naturelle satisfaction que le docteur Legris avait pris la mesure de cet inconnu, à qui Raymond et lui allaient s'abandonner. --Ou je n'ai jamais su ce qu'est une physionomie, pensait-il, ou ce gros gaillard est absolument incapable d'un crime. Cependant le docteur songeait aussi: --Ah çà! est-ce dans ce costume qu'il va nous conduire Dieu sait où?... Pas tout à fait. Arrivé au vestiaire, l'inconnu y prit un large mac-farlane qu'il jeta sur ses épaules et échangea contre un chapeau de feutre mou sa toque à plumet. Puis, d'un air content de soi: --Hein! fit-il, je ne suis pas long à changer de pelure, moi, et si vous avez de bonnes jambes... Mais il s'interrompit, tout interloqué, en reconnaissant que Raymond n'était pas seul. --Oh! oh! oh! gronda-t-il sur trois tons différents, et d'une voix toujours plus éraillée que le velours de son pantalon... On ne m'avait annoncé qu'une pratique. Le docteur s'avançait pour intervenir; Raymond le prévint. --C'est possible, répondit-il, mais si monsieur ne peut m'accompagner, je renonce à vous suivre. L'homme, évidemment perplexe, se grattait le nez avec une sorte de rage. Ce devait être un moyen à lui de provoquer l'éclosion des idées. Et il lui réussit, car soudain: --Bête que je suis! s'écria-t-il, je vais régler cela en un tour de main. Ne bougez pas, je reviens. Et il se rejeta dans la mêlée du bal. --Ah! c'est nous qui sommes des niais! fit presque aussitôt M. Legris. Cet homme rentre chercher des instructions; donc celui qui l'emploie et le paye, l'auteur de la lettre anonyme, est dans la salle. J'aurais dû me lancer sur ses talons, et si je savais qu'il fût encore temps... Non... l'homme reparaissait. --Tout est arrangé, dit-il gaîment, arrivez tous deux; ce sera le même prix... L'instant d'après ils étaient dehors. Il était bien près d'une heure, à ce moment. L'économe administration de la _Reine-Blanche_ avait éteint son illumination extérieure. Le pâtissier avait mis les volets de son échoppe. Tout était fermé aux environs. Il ne passait plus un chat sur le boulevard Clichy, et c'est à peine si de loin en loin on apercevait un sergent de ville s'abritant sous quelque porte cochère. Le temps, après avoir menacé toute la journée, était devenu affreux. C'était une véritable tempête qui s'abattait sur Paris, pliant comme des roseaux les jeunes arbres du boulevard, tordant les tuyaux de cheminées, faisant voler au loin les ardoises des toits. Cependant la nuit n'était pas sombre, et par moments, à travers les déchirures des nuages noirs chassés par un vent furieux, la lune apparaissait, accentuant la silhouette des maisons et faisant resplendir comme des miroirs d'argent les flaques d'eau des avenues. Mais qu'importait le temps, au docteur et à Raymond? Ayant relevé le collet de leur paletot, ils s'étaient pris par le bras, et, silencieux, ils marchaient derrière leur guide. Lui allait, d'une allure insoucieuse, les mains dans les poches, sifflotant un air de valse. En sortant de l'allée boueuse de la _Reine-Blanche_, il avait pris du côté de la cité Véron, la cité par excellence des «jolis cabinets à louer». Il fit ainsi cent cinquante pas, dans la direction des Batignolles, puis tournant court, il s'engagea dans l'avenue du cimetière du Nord. C'est une large avenue plantée d'arbres où se fait dans le jour un grand commerce de vins et d'emblèmes funéraires, mais qui n'a d'autre issue que le cimetière dont on aperçoit, à l'extrémité, le large portail. Aussi, le docteur s'arrêta-t-il net, et lâchant le bras de Raymond: --Ah çà! l'ami, demanda-t-il à leur guide, où nous menez-vous par là? --Où l'on m'a dit. --Soit! Mais la nuit, quand le cimetière est fermé, cette avenue est une impasse... --Possible!... Allons, avançons-nous?... --Vous nous accorderez bien dix secondes, interrompit M. Legris. Et attirant Raymond à l'écart: --Si vous me connaissiez mieux, lui dit-il très vite, je n'aurais pas besoin de vous affirmer que je ne suis pas homme à reculer jamais. Seulement j'aime à me renseigner. Notre expédition me paraît prendre une tournure singulière. Donc, excusez mes questions: neuf fois sur dix, quand on reçoit une lettre anonyme, on sait quel nom mettre au bas... Raymond l'arrêta d'un geste: --La lettre peut aussi bien venir d'un ami dévoué que d'un ennemi mortel, répondit-il, voilà tout ce que je puis dire... M. Legris ne broncha pas. --Parfait! dit-il, comme s'il eût été satisfait de cette réponse évasive. Et de ce ton goguenard dont les hommes forts voilent leurs impressions: --Nous sommes à vous, l'ami, cria-t-il à leur guide: allez... Il alla droit à la porte du cimetière, et il s'apprêtait à tirer la corde de la cloche, quand Raymond, d'un geste rapide, lui arrêta le bras. --Prenez garde, lui dit-il, ni mon ami ni moi ne sommes de ceux qu'on mystifie impunément. Dédaigneusement l'homme haussa les épaules. --J'ai l'ordre, répondit-il, de ne vous donner aucune explication. J'ai reçu une commission, je la remplis. Voulez-vous pousser la chose jusqu'au bout? Laissez-moi faire. Avez-vous peur et désirez-vous en rester là? Retournons d'où nous venons. Moi, je m'en bats l'œil; arrive qui plante, je suis payé d'avance! Et ce disant, il frappa sur la poche de son pantalon de velours, qui rendit un son métallique. --Cependant... --Il n'y a pas de cependant, c'est oui ou non, et tout de suite, car je n'ai pas envie de moisir ici... Et, par-dessus le marché, je dois vous engager à brider votre langue, quoi qu'il arrive. Un mot ou seulement une exclamation pourraient nous coûter cher... Nous jouons plus gros jeu que vous ne pensez... Le docteur Legris se pencha vers son compagnon. --Laissons-le faire, lui souffla-t-il dans l'oreille. --Faites donc, dit Raymond, nous nous tairons. L'homme sonna et attendit. Deux minutes s'écoulèrent, on entendit un pas trainant et quelques jurons étouffés, et enfin la porte du cimetière s'entre-bâilla. Un homme, un gardien, parut, portant une lanterne. Tiré de son lit par le son de la cloche, il était à demi-vêtu et coiffé d'un bonnet de coton. --Qu'est-ce que vous voulez ici? demanda-t-il brutalement. Pour toute réponse, le guide des deux jeunes gens tira de sa poche un papier et le lui tendit en disant: --Savez-vous lire? Lisez, et vous le saurez, mon brave. Méthodiquement, le gardien accrocha sa lanterne à une des ferrures de la porte, et se mit à parcourir ce papier, examinant avec soin les timbres dont il était revêtu. Et quand il eut achevé: --Que ne parliez-vous tout de suite! fit-il. Combien êtes-vous? --Trois. --Entrez. Ils entrèrent, et quand le gardien eut soigneusement refermé la porte: --Puisque vous êtes là, dit-il, les rondes seraient inutiles, n'est-ce pas? --Évidemment! répondit du ton le plus tranquille l'homme au mac-farlane. --En ce cas, je vais me payer un fameux somme; et vous autres, bien du plaisir, et bonne chance! C'est dans l'attitude d'un flegme imperturbable, que l'étrange danseur de la _Reine-Blanche_ suivit de l'œil le gardien qui, sans défiance, regagnait sa maisonnette. Mais quand il l'eut vu rentrer et tirer la porte sur lui, ah! alors il respira à pleins poumons, comme après un péril heureusement conjuré. Et dessinant du bras un geste moqueur: --Ni vu ni connu! fit-il de sa voix la plus enrouée. Enfoncé le gêneur!... Ses compagnons, Raymond et le docteur Legris, l'examinaient d'un air de stupeur immense; mais il s'en souciait bien, vraiment! --Nous y sommes! répétait-il gaiement, nous y sommes!... Ils étaient alors debout au milieu du rond-point qui ouvre le cimetière Montmartre, à quelques pas du socle de marbre où semble dormir de l'éternel sommeil le bronze de Godefroy Cavaignac. Devant eux, jusqu'au fond de l'horizon, se déroulait l'immense champ du repos, devenu trop étroit. Certes, ni le docteur ni Raymond n'étaient accessibles aux terreurs superstitieuses qui hantent les cerveaux faibles, et cependant, peu à peu, ils se sentaient envahis par cette vague et mystérieuse angoisse qui se dégage de la mort. Seul, le guide gardait son insouciance. --Le plus fort est fait, reprit-il, mais si nous restons ici à reverdir, nous arriverons trop tard. Allons, en avant trois!... Et sans hésiter, en homme qui connaît sa route, il s'engagea dans une des allées de droite, une longue allée bordée d'une triple rangée de monuments funèbres. Sans une objection, sans un mot, les jeunes gens le suivirent encore. Où? Dans quel but? Ils ne se le demandaient même plus à eux-mêmes, tant ils étaient bouleversés par l'étrangeté de la situation et saisis du spectacle qui s'offrait à eux. La pluie avait cessé, mais le vent redoublait de furie et se déchaînait dans les arbres, emplissant l'air de sifflements lugubres, qui semblaient, dans la nuit, des gémissements et des sanglots. Toujours plus pressés et plus rapides, les nuages volaient emportés par la tourmente. Les ténèbres, à tout instant, succédaient aux clartés indécises de la lune. L'ombre se peuplait. Tout revêtait des formes fantastiques. Les grands cyprès se dressaient, menaçants comme des spectres, et, pareilles à de blancs fantômes, apparaissaient les statues éplorées debout sur les tombeaux... Cependant, l'homme au mac-farlane allait toujours à travers le dédale du cimetière. Du même pas égal et sûr il traversa successivement plusieurs avenues, descendit un escalier, remonta une pente roide, et finalement s'arrêta devant une sorte de clairière, non loin de la chapelle bâtie récemment par la famille de Champdoce. --Halte! prononça-t-il, nous sommes arrivés. Très évidemment, toutes ses mesures étaient d'avance prises, et bien prises pour atteindre le but qu'il se proposait. Il avait dû venir dans la journée reconnaître le terrain. [Illustration: Ils étaient assis à une table bien en vue, au milieu du bal.] Il attira les jeunes gens derrière un épais rideau d'arbres verts, et leur montrant un banc vermoulu au milieu des broussailles: --Asseyez-vous là, leur dit-il. --Soit! et ensuite? --Ensuite? Il ne s'agit plus que d'ouvrir les yeux et les oreilles. Regardez... De l'endroit où ils étaient postés, les jeunes gens apercevaient, à une vingtaine de mètres, la portion du mur de clôture qui longe la rue de Maistre. Entre eux et le mur, le terrain était plat et nu, et ils n'y voyaient rien qu'une tombe. Cette tombe était en réparation. La pierre tumulaire avait été déplacée, et on discernait l'ouverture d'un étroit caveau. Les ouvriers avaient dû y travailler dans la journée, et même, circonstance singulière, ils y avaient laissé leurs outils. --Et maintenant... commença le docteur. --Maintenant... dit rudement l'homme, vous allez me faire l'amitié de vous taire et de ne plus bouger... Après avoir tant accepté, ce n'était plus le lieu ni l'instant de discuter. Les deux jeunes gens se turent et attendirent, troublés, anxieux, se demandant s'ils veillaient ou s'ils étaient le jouet d'un cauchemar; si c'était bien vrai qu'ils étaient là, en pleine nuit, dans ce cimetière, où ils avaient été introduits ils ne savaient comment, par cet inconnu, rencontré dans un bal public, et encore vêtu de sa livrée de carnaval... Mais cet inconnu, tout à coup, eut un tressaillement et une exclamation sourde: --Silence! fit-il d'une voix qui, pour la première fois, trahit une émotion; le mur, regardez le mur... Au-dessus de ce mur, lentement, méthodiquement, une forme humaine s'élevait... C'était bien un homme, et il faisait assez clair pour reconnaître qu'il était coiffé d'une casquette et vêtu d'une longue blouse de couleur sombre. Ayant atteint le chaperon du mur, il s'y mit à cheval, et se penchant du côté de la rue, il attira à lui une échelle qu'il fit basculer avec précaution et glisser ensuite du côté du cimetière. Épouvantés cette fois, Raymond et le docteur se rapprochèrent de leur guide pour l'interroger. Mais lui, leur prenant les poignets et les étreignant: --Chut! donc, tonnerre de ciel! fit-il. Ceci n'est encore rien. En effet, sur le chaperon du mur, un second personnage se glissait, vêtu comme le premier. Ils semblèrent tenir conseil, puis descendant dans le cimetière, ils se mirent rôder de ci de là, prêtant l'oreille. Rassurés par leur inspection, ils revinrent à l'échelle et firent probablement un signal convenu, car presque aussitôt un troisième individu apparut. Ce dernier, autant qu'on en pouvait juger d'après ses vêtements et ses façons, devait appartenir aux plus hautes sphères sociales. Il était, en tout cas, le maître des deux autres, on en était certain rien qu'à son attitude et à la leur. Il les interrogeait, c'était visible, et satisfait sans doute de leur réponse, il fit un signe du côté de la rue. Trois secondes après, la silhouette d'une femme se dressait au-dessus du mur. --Ah! tonnerre! gronda l'homme de la _Reine-Blanche_, elle a de l'aplomb, celle-là!... Elle était vêtue de noir et portait un voile si épais que, même en plein jour, on n'eût pas distingué ses traits. L'homme au vêtement élégant lui ayant tendu la main pour l'aider à passer le mur, elle l'écarta, traversa seule et se laissa légèrement glisser dans le cimetière... Aussitôt ces quatre complices s'approchèrent jusqu'à la tombe en réparation, si près de la cachette du docteur et de Raymond, qu'on y entendait distinctement leurs moindres paroles. --C'est ici! fit l'homme qui semblait diriger cette expédition. --Eh bien! dit la femme d'un ton impérieux, faisons vite... Comme s'ils n'eussent attendu que cet ordre, les deux hommes en blouse ramassèrent à terre un levier oublié, et en un instant, sans bruit, achevèrent de desceller les pierres du caveau... Cela fait, ils se baissèrent ensemble vers le trou béant, et réunissant leurs forces, ils remontèrent à fleur du sol un cercueil... Debout, près de la femme voilée, l'homme qui les commandait avait suivi leur travail: --Maintenant, madame la duchesse, prononça-t-il, vous allez voir si je vous ai trompée. Allez, vous autres... Avec une rare dextérité, les deux hommes introduisirent entre les planches le bout de leur levier, et, pesant ensemble, ils firent sauter le couvercle, qui éclata avec un bruit sinistre... Aussitôt, cette femme que les autres appelaient Mme la duchesse, bondit jusqu'au cercueil, se pencha au-dessus, y plongea le bras avec une précipitation folle; puis d'un accent de joie délirante: --Vide!... s'écria-t-elle, son cercueil est bien vide!... Immobiles derrière le rideau de cyprès qui les cachait, le docteur et Raymond Delorge attendaient un mot qui leur révélât le sens de cette scène inouïe, un mot qui leur apprît à quelles sources d'intérêt et de passion puisaient leur audace ces gens qui osaient ainsi en plein Paris escalader les clôtures sacrées d'un cimetière et violer le secret d'un tombeau. Ce mot ne fut pas prononcé... C'est sans échanger une parole que l'homme aux vêtements élégants et la femme en noir, la duchesse, regagnèrent l'échelle et disparurent de l'autre côté du mur. Les complices subalternes, les deux hommes en blouse, restaient seuls dans le cimetière. Rapidement ils rajustèrent les planches du cercueil et le redescendirent dans le caveau, après quoi, tant bien que mal, ils remirent en place les pierres qu'ils avaient descellées, effaçant vaille que vaille toute trace d'effraction... Cette besogne terminée, le plus tranquillement du monde, ils regagnèrent le mur, retirèrent leur échelle et disparurent... De la scène dont le docteur et Raymond venaient d'être témoins, nul vestige ne restait plus qui leur en attestât la réalité... Tout s'était évanoui comme une de ces visions qu'enfantent les ténèbres et que dissipe le jour... Il était d'ailleurs temps que tout finît. Raymond n'en eût pu supporter davantage, tant depuis un moment toutes ses facultés s'exaltaient jusqu'à un degré presque insoutenable. Saisissant par le bras, rudement, l'homme de la _Reine-Blanche_: --Maintenant, lui dit-il, tu vas nous expliquer pourquoi tu nous as fait assister à cet abominable sacrilège. Qui sont ces gens qui violent les tombeaux? Qu'est-ce que ce cercueil qui est vide? Que veut-on de moi? Parle! Des faits, des noms, et vite... Tranquillement, l'homme s'était dégagé. --Vous vous trompez d'adresse, bourgeois, répondit-il de son accent d'insouciance narquoise. Les gens qui m'ont payé pour vous amener ici ne m'ont pas dit leurs secrets. Je ne sais rien... Mais j'ai idée que tout ce que vous demandez doit être écrit sur la pierre tombale... Le docteur et Raymond eurent le même mouvement: --C'est pourtant vrai!... Et abandonnant l'homme, ils bondirent jusqu'à la pierre. Elle était petite et humble, comme si elle eût été marchandée sou à sou au marbrier funèbre. Au milieu, on lisait: MARIE SIDONIE MORTE A VINGT-SEPT ANS _Priez pour elle!_ --Eh bien? demanda le docteur. Raymond semblait abasourdi. --Pas de nom de famille! murmurait-il, et ce nom de Sidonie n'éveille en moi aucun souvenir... J'ai beau chercher, rien!... Le docteur, par bonheur, gardait presque son sang-froid accoutumé. --Ce n'est pas la peine, mon cher, prononça-t-il, de vous creuser la cervelle. Retournons rejoindre notre guide. Mais quand ils revinrent au banc vermoulu, derrière les cyprès, l'homme au mac-farlane n'y était plus. Ils appelèrent... pas de réponse. Ils écoutèrent... nul bruit. Ils cherchèrent aux alentours... rien. --Nous sommes joués! fit le docteur, d'un ton qui annonçait plus de colère que de surprise, joués comme des enfants! --Mais cet homme... --Il doit être dehors à cette heure... Mais soyez tranquille, nous le retrouverons, je le veux... Seulement il faudrait pouvoir sortir d'ici à l'instant. Oui, mais comment? En escaladant le mur? C'était à peine praticable, et en tout cas, bien imprudent. Si encore ils avaient eu idée du moyen employé par leur guide pour les introduire dans le cimetière! --N'importe! s'écria le docteur, j'ai un plan, et précisément parce qu'il est hardi, il doit réussir. Regagnons la porte. Le malheur est qu'ils ne connaissaient pas le cimetière, qu'ils ne savaient même pas dans quelle partie ils se trouvaient. Longtemps ils errèrent à travers le dédale des tombes. La peur, par moments, les prenait presque... --Si on nous trouvait ici, disait Raymond, comment expliquer notre présence! Enfin le docteur crut reconnaître l'allée prise la première par leur guide. Il ne se trompait pas. Bientôt ils aperçurent le rond-point et la maisonnette du gardien. --Maintenant, dit le docteur, à la grâce de Dieu! Et il alla frapper au carreau de la maisonnette. --Qui va là? dit une voix de l'intérieur. --Nous, parbleu! répondit le docteur, nous voudrions sortir. --Déjà! votre camarade qui vient de partir m'avait dit que vous resteriez jusqu'à l'ouverture... --Nous avons réfléchi. --Alors, attendez une minute, et je suis à vous, dit le gardien. Il ne fut pas long à paraître, en effet, et ayant ouvert la porte, il mit les deux jeunes gens dehors, en leur disant: --A une autre fois!... Le docteur se frotta les mains. --Eh! eh! fit-il, quand la porte fut fermée, peut-être tenons-nous notre homme! III C'est sur une circonstance bien futile en apparence, et qui avait totalement échappé à Raymond, que reposaient toutes les espérances du docteur Legris. Pressé de questions, leur guide leur avait répondu avec un accent de regret dont il n'y avait pas à suspecter la sincérité: «Ah çà! croyez-vous donc que c'est pour mon plaisir que j'ai quitté le bal au plus beau moment, et juste comme je venais de faire une connaissance charmante?...» --Donc, concluait le docteur, il y a dix à parier contre un que cet ami de la gaîté est allé reprendre son quadrille interrompu. --A moins qu'il ne se défie, objecta Raymond. --Et de qui, s'il vous plaît? De nous? Impossible! Ne nous croit-il pas pris dans le cimetière comme dans un piège pour le reste de la nuit? Moi, je ne crains qu'une chose: c'est que le bal ne soit fini. Il ne l'était pas. En arrivant à l'allée boueuse de la _Reine-Blanche_, les jeunes gens aperçurent au fond les reflets de l'illumination de la salle. --Entrons! fit Raymond. Mais le docteur l'arrêtant: --Plaisantez-vous? dit-il. Oubliez-vous que si nous avons intérêt à rejoindre cet homme, il a un intérêt non moindre à nous éviter? --Ah! si je le tenais, docteur!... --Vous l'avez tenu, mon cher ami, et il n'a pas parlé. Croyez-moi, pas de violence. Laissez-moi agir, moi qui suis de sang-froid. Attendez ici, pendant que j'entrerai seul en prenant mes précautions pour n'être pas reconnu. Ces précautions étaient indiquées par les circonstances mêmes. A la _Reine-Blanche_, comme à tous les bals publics, est établi pendant le carnaval un magasin où on loue des costumes. C'est là que se rendit tout droit le docteur. Et moyennant trois francs dix sous, une vieille femme, qui avait un faux air de sorcière, mit à sa disposition une longue souquenille de lustrine noire, qu'elle décorait du nom de domino. C'était puant, malpropre, répugnant, et à tout autre moment le docteur eût reculé devant cette loque. Mais le temps pressait. Il l'endossa, rabattit, non sans dégoût, le capuchon sur son visage, et se glissa dans la salle de bal. Elle était vide, ou autant dire. De la cohue de la soirée, c'est à peine si soixante ou quatre-vingts enragés restaient, les uns achevant de se griser autour des tables poisseuses, les autres se ruant avec des gestes épileptiques en une sorte de galop échevelé. Mais qu'importait au docteur Legris! Il venait de reconnaître, assis à une des tables de l'estrade, devant un bol immense de vin à la française, l'homme au mac-farlane. Près de lui, vêtue d'un costume de bayadère, bien trop large et beaucoup trop court, buvait une surprenante créature, d'une laideur et d'une maigreur invraisemblables. --Allons, la chance est pour nous! pensa le docteur. Et jugeant inutile un plus long séjour dans ce bal, il courut se débarrasser de son domino, et rejoignant Raymond: --Il ne s'agit plus, lui dit-il, que de savoir où demeure ce gaillard, ce qu'il fait et comment il s'appelle. Et pour y arriver, voici le programme: nous allons monter dans une voiture, d'où nous guetterons la sortie de notre inconnu. Dès qu'il paraîtra, nous commanderons à notre cocher de le suivre, où qu'il aille, à pied ou en fiacre. Dame! c'est un singulier métier que nous ferons là, mais nous n'avons pas le choix des moyens... La décision prise, ils se hâtèrent de l'exécuter, et bien ils firent, car ils étaient à peine blottis dans un fiacre, que l'homme sortit de la _Reine-Blanche_, traînant à son bras la bayadère maigre. Il avait repris son mac-farlane, et sa compagne avait jeté sur ses épaules osseuses un flamboyant châle à carreaux rouges et noirs. Aussitôt le docteur baissa la glace de devant de sa voiture, et les montrant au cocher: --Voilà, lui dit-il, les gens qu'il s'agit de suivre sans qu'ils s'en doutent. Si vous réussissez, il y aura vingt francs de pourboire. --Connu! répondit le cocher en clignant de l'œil. Et d'un vigoureux coup de fouet, il réveilla son pauvre cheval, qui partit en traînant la jambe... Le jour se levait... Comme toujours au matin, après une tempête, le ciel était clair. Le vent avait déjà séché le bitume des trottoirs. Les boulevards extérieurs s'éveillaient. Les balayeurs s'emparaient de la chaussée, les lourdes charrettes chargées de pierres commençaient à circuler. Et par toutes les rues descendaient, des hauteurs de Montmartre, des groupes d'ouvriers... Mais ni l'homme au mac-farlane, ni la bayadère ne craignaient les regards, et c'est le plus fièrement du monde qu'ils longeaient le boulevard Rochechouart. Parfois, des ouvriers les interpellaient de loin, et les poursuivaient de quolibets assez peu flatteurs. Ils y répondaient de la belle façon. D'autres fois, c'était eux qui commençaient à apostropher les balayeurs. C'est ainsi qu'ils arrivèrent chaussée Clignancourt. Ils la remontèrent un moment, tournèrent à gauche, rue Saint-André, puis à droite, rue Feutrier... Puis le fiacre où se cachaient le docteur et Raymond s'arrêta, et le cocher se penchant vers eux, leur dit: --Le pourboire est gagné! Vos masques viennent de rentrer dans une maison à vingt pas d'ici. C'était une maison garnie, de misérable apparence, et qui semblait presque inhabitée malgré ses nombreux écriteaux annonçant des chambres et des cabinets _meublés bourgeoisement_. Sur la porte, un gros homme, le ventre ceint d'un tablier bleu, à pièce, fumait sa pipe. --Vous êtes le maître de la maison, monsieur? lui demanda le docteur. --Bien à votre service, répondit-il en retirant sa casquette de l'air le plus gracieux. --Nous aurions besoin d'un renseignement... Il vient d'entrer chez vous un homme vêtu d'un mac-farlane... --Et donnant le bras à une dame, n'est-ce pas? --Précisément... Nous aurions, mon ami et moi, à les entretenir d'une affaire excessivement importante, d'une affaire où il y aurait beaucoup d'argent à gagner... Le maître du garni avait levé les bras au ciel. --Pas de chance!... s'écria-t-il. --Pourquoi? --M. Potencier--c'est le nom de ce monsieur--n'est plus mon locataire depuis le quinze du mois dernier... --Qu'importe, puisqu'il vient d'entrer chez vous... L'hôtelier souriait. --Il n'y est déjà plus, répondit-il... M. Potencier et sa dame n'ont fait que traverser la maison, qui a deux issues, comme vous pouvez le voir... Et se dérangeant un peu, il montrait un couloir interminable, au fond duquel on apercevait une autre rue. Ce fut comme un seau d'eau froide tombant de haut sur la tête de Raymond et du docteur Legris. Avoir pris tant de peine pour aboutir à un tel échec, c'était humiliant et irritant. Mais le docteur savait se contraindre: --Si M. Potencier n'est plus votre locataire, dit-il au maître du garni, il a dû vous laisser sa nouvelle adresse... --Lui!... jamais de la vie. C'est un homme très caché, voyez-vous, qui n'aime pas qu'on se mêle de ses affaires... --De sorte qu'il vous est impossible de nous dire où le trouver... --Oh! tout à fait impossible. Le docteur avait tiré son portefeuille, et tout en semblant y chercher quelque chose, il remuait trois ou quatre billets de banque de cent francs qui s'y trouvaient, et il les maniait si habilement qu'ils paraissaient se multiplier et foisonner sous ses doigts. --C'est une belle occasion, fit-il, que M. Potencier perd de gagner une grosse somme... Mais tenez, voici enfin ce que je cherchais... faites-le tenir, s'il se peut, à votre ex-locataire, en le prévenant que je désire lui parler... Et ce disant, il tendait à l'hôtelier une de ses cartes de visite: LE DOCTEUR VALENTIN LEGRIS _place du Théâtre, à Montmartre_ CONSULTATIONS TOUS LES JOURS, DE UNE HEURE A TROIS (_gratuites le lundi et le jeudi_) La vue de la quantité de billets de banque que lui avait paru remuer le docteur avait rendu fort sérieux le patron du garni. --Je ne pense pas, dit-il, que je puisse jamais faire cette commission. Je garde pourtant cette carte, et si je venais à savoir où demeure M. Potencier... --Vous la lui remettriez, c'est entendu. Et sur ce, au plaisir! cher monsieur... Assurément, le docteur n'espérait pas que sa carte lui attirât jamais la visite de M. Potencier. Mais il était de ceux dont l'avis est qu'il faut toujours aider le hasard et lui laisser ouvertes le plus de portes possible. [Illustration:--Regardez le haut du mur.] --Cet homme nous échappe, dit-il à Raymond, tandis qu'ils regagnaient leur voiture; nous ne le reverrons plus désormais, que s'il le veut bien. --Qui sait? prononça Raymond. Et s'arrêtant court au milieu de la rue: --Il m'est venu une idée, docteur. Pendant que vous parliez à cet hôtelier moi je songeais. Comment, me disais-je, cet homme s'y est-il pris pour nous introduire dans le cimetière? Il a présenté un papier que le gardien a lu et serré ensuite dans sa poche. Donc, ce papier devait être un permis donné par l'administration, supérieure, sous un prétexte que j'ignore, mais qu'il m'est aisé d'imaginer... --Jusqu'ici très bien, approuva le docteur. Cette opinion est si bien la mienne que j'en ai déduit l'expédient qui nous a rendu la liberté... --Eh bien! ce permis porte nécessairement le nom de la personne à qui il a été délivré, de sorte que si le gardien l'avait encore en sa possession, et qu'il consentît à nous en laisser prendre connaissance... Le docteur se frappa le front. --Comment, diable! n'avais-je pas songé à cela! interrompit-il. Venez vite! Mais le cocher qui les avait amenés n'était guère disposé à les reconduire. Sa remise était à deux pas, disait-il, et son pauvre cheval, qui avait passé la nuit, ne tenait plus debout. Ils perdirent donc une heure à chercher un autre fiacre qu'ils ne trouvèrent pas. Ils mirent un bon quart d'heure à découvrir un commissionnaire qu'ils envoyèrent, rue Blanche, porter à Mme Delorge une lettre qui lui expliquait l'absence de son fils. Enfin, comme ils étaient exténués de fatigue et de besoin, ils rentrèrent au _café Périclès_, où Justus leur servit une tasse de chocolat. Et ils y furent retenus un bon moment par le journaliste Peyrolas, lequel était aux anges, ayant, l'avant-veille, publié un article qui allait, espérait-il, lui valoir un mois de prison, c'est-à-dire le poser dans le monde et le classer parmi les hommes d'État de l'avenir. Si bien qu'il était plus de dix heures quand Raymond et le docteur tournèrent le coin de l'avenue du cimetière du Nord. --Avançons avec précaution, avait dit le docteur, et avant de nous adresser au gardien, sondons un peu le terrain aux environs. Jamais circonspection ne reçut plus vite sa récompense. Ils avaient à peine dépassé la grande porte, qu'ils aperçurent, au milieu du rond-point, un groupe de gardiens et de sergents de ville causant et gesticulant avec une animation extraordinaire. --Oh! fit M. Legris en serrant le bras de Raymond, il y a quelque chose... Tâchons de savoir ce dont se préoccupent tous ces gens. Mais prenons garde... C'est avec la plus sage lenteur, en effet, et par une manœuvre tournante des plus habiles, qu'ils s'approchèrent du groupe. Un vieux gardien à barbe blanche avait la parole. --Ma foi! disait-il, j'y aurais été pris tout comme mon camarade. Comment soupçonner une scélératesse pareille? Trois hommes se présentent en pleine nuit à la porte du cimetière, ils montrent un papier de la Préfecture, où il est expliqué qu'ils sont inspecteurs de la police de sûreté, et où il est dit qu'il faut les laisser entrer, leur prêter main-forte au besoin, et même leur obéir... Dame! on leur dit: Donnez-vous donc la peine de passer!... --Pas quand le permis est faux! objecta un brigadier. --Comment le deviner? Il y avait un en-tête de la Préfecture de police. --C'est vrai, cet imprimé a dû être volé dans les bureaux. Mais les signatures, les cachets, tout est contrefait, et si grossièrement que la contrefaçon saute aux yeux... --Aux vôtres, peut-être, qui êtes de la partie... Mais non pas à ceux d'un pauvre diable qu'on éveille en sursaut... Pour justifier leur présence et leur immobilité près du groupe, au cas où on viendrait à les remarquer, Raymond et le docteur avaient pris chacun un cigare, qu'ils feignaient de ne pouvoir allumer, tout en brûlant force allumettes. Cependant, un sergent de ville poursuivait: --Sait-on du moins ce qu'ils voulaient, ces brigands-là? --Voler, parbleu! interrompit un autre. --Qui sait! fit un vieux gardien. Il y a des fous qui ont des folies si bizarres... Enfin, n'importe, nous allons passer une inspection soignée, pour voir si tout est bien en ordre et à sa place... --Et que les gredins aient volé ou non, déclara le brigadier, ils peuvent être sûrs de leur affaire. La police leur aura bientôt mis le grappin dessus... --Oh! quant à ça... --C'est sûr et certain, je vous le garantis. Le gardien qu'ils ont trompé se souvient de leur signalement. Il y en a un surtout qu'il reconnaîtrait, m'a-t-il dit, s'il le rencontrait dans la rue. C'est un homme jeune, très comme il faut, de taille moyenne, portant toute sa barbe, légère et molle, séparée en éventail au menton. Il était vêtu d'un grand pardessus à longs poils, et portait un chapeau large et une cravate blanche. D'un brusque mouvement, le docteur entraînait Raymond vers l'intérieur du cimetière... Le signalement donné, c'était le sien propre, trait pour trait. Rien n'y manquait. Que le brigadier se retournât, ou un de ses auditeurs, et le docteur Legris se trouvait dans une situation difficile. --Me voici dans de beaux draps! fit-il, quand il se crut à l'abri. Raymond était désespéré. Il avait pris la main du docteur et la serrant: --Comment reconnaître jamais, lui disait-il, tout ce que vous avez fait pour moi, qui vous suis presque inconnu?... Jamais je ne me pardonnerai l'embarras où je vous jette. Eh! je devais bien savoir qu'il y a sur moi comme une fatalité, et que je porte malheur! Quand on se sait ainsi, on vit seul... Mais déjà le sourire était revenu sur les lèvres du docteur. --Quand on est ainsi, dit-il de sa bonne voix sympathique, on accepte le dévouement d'un ami, et on est deux à lutter contre la mauvaise fortune! Dans la bouche du docteur Legris, ces grands mots: amitié et dévouement, gardaient entière et intacte leur admirable signification. Il suffisait qu'il les eût prononcés pour qu'il s'estimât engagé d'honneur. Mais, pour cela même, il détestait les phrases et l'emphase, fuyait les explications et les effusions. Voyant donc Raymond sincèrement ému: --Nous recauserons de tout cela plus tard, reprit-il vivement. L'important, pour l'heure, est de nous remettre à notre besogne, laquelle, il faut bien l'avouer, se complique terriblement. Encore un moyen d'arriver à la vérité qui nous échappe, car il serait insensé d'aller demander communication du permis... Puis, après quelques minutes de réflexion. --N'importe, reprit-il, tout espoir n'est pas encore perdu d'avoir le mot de l'énigme. Ah! je ne jette pas ainsi ma langue aux chiens, moi! Marchons, tâchons de retrouver l'endroit où notre guide nous avait conduits. Le cimetière, à cette heure, n'avait plus rien des mystérieuses terreurs de la nuit. Le mouvement et la vie l'emplissaient. A tout instant des groupes passaient, les bras chargés de fleurs ou de couronnes d'immortelles. Çà et là, dans des massifs, on entendait le chant monotone d'un jardinier ou le grincement de la scie d'un tailleur de pierre. A la tempête de la nuit, une journée printanière succédait. Une brise molle berçait les arbres gonflés de sève. Et tout le long des allées, aux tièdes rayons du soleil, les premières primevères ouvraient leurs feuilles d'un vert tendre. Et tandis que les jeunes gens erraient à l'aventure, à travers le labyrinthe des tombes, cherchant leur chemin qu'ils ne reconnaissaient pas: --Voici, disait le docteur à Raymond, voici l'idée bien simple qui m'est venue. Les deux prénoms gravés sur la pierre: Marie-Sidonie, ne vous rappellent, m'avez-vous dit, personne que vous ayez connu? --Personne, docteur. --Bien. Mais rien ne nous dit que le nom de famille, omis peut-être à dessein, ne réveillerait pas vos souvenirs!... --Il faudrait le savoir... --Sachons-le. Il est inscrit au greffe du cimetière, évidemment. Raymond tressaillit. --Oubliez-vous donc, docteur, s'écria-t-il, la situation que nous fait ce faux permis? Pouvons-nous raisonnablement nous présenter au greffe? --Non. Mais nous pouvons y envoyer quelqu'un, le premier venu, le commissionnaire du coin, si vous voulez... Mais il s'interrompit, et d'un tout autre ton: --Ah! nous y voici! dit-il. Cette fois, je ne me trompe pas. Ils arrivaient, en effet, à l'endroit où les avait postés l'homme de la _Reine-Blanche_. Ils reconnaissaient le banc vermoulu où ils s'étaient assis, et le rideau de cyprès qui les avait cachés. Devant eux, jusqu'au mur de clôture, s'étendait la clairière inculte et nue. Ils revoyaient la tombe, si audacieusement profanée, telle qu'elle leur était apparue à la pâle clarté de la lune. Elle était toujours dans le même état, c'est-à-dire en pleine réparation, tout entourée de plâtras et d'éclats de moellons. La pierre tombale était toujours retirée, les outils des ouvriers étaient encore à terre. A ce spectacle, le front du docteur se plissa. --Oh! murmura-t-il, qu'est-ce que cela signifie? C'est qu'il s'était attendu à trouver la tombe entièrement réparée. C'était l'unique moyen de faire disparaître toute trace de l'odieuse profanation, et il pensait que ceux qui avaient tant osé ne l'auraient pas négligé, et que dès le matin ils auraient envoyé des ouvriers, leurs complices de la nuit... Mais non, rien. Et les pierres du caveau, descellées violemment et replacées à la hâte, trahissaient le sacrilège. Voilà ce que le docteur avait vu d'un coup d'œil. Voilà ce que Raymond vit aussi, car répondant à l'exclamation de son compagnon: --Et vous avez entendu les gardiens, docteur, dit-il d'une voix altérée: ils ont annoncé qu'ils allaient visiter attentivement le cimetière. --Oui, j'ai entendu. S'ils viennent ici, et ils y viendront, ces pierres, jetées là pêle-mêle attireront leur attention... Ils les dérangeront et verront que la bière a été forcée... Ils soulèveront les planches mal reclouées, et reconnaîtront que cette bière est vide... Positivement, Raymond sentait sa raison se troubler. --De sorte que... balbutia-t-il. --De sorte que, si nous venions à être reconnus, nous serions arrêtés, emprisonnés, accusés d'un crime incompréhensible, tant il est odieux, et en danger, qui sait! d'être condamnés... --Ah! vous m'épouvantez, docteur... --Dame! prouvez donc votre innocence, s'il vous plaît! Allez donc raconter la vérité à un juge d'instruction! Allez donc lui dire que sur la foi d'une lettre anonyme, nous sommes allés au bal de la _Reine-Blanche_, attendre, sans savoir dans quel but, un homme inconnu... que cet homme s'est présenté à nous vêtu d'un costume de carnaval, et que nous avons consenti à le suivre ici, sans explications; qu'il nous a fait cacher, et que nous avons vu quatre personnes dont une femme, que les autres appelaient «madame la duchesse», franchir le mur du cimetière et violer cette tombe... Oui! allez un peu raconter cela à votre juge!... «A d'autres! vous répondra-t-il, à d'autres! Est-ce que de telles choses sont admissibles, en pleine civilisation, en plein Paris, une nuit de carnaval!...» Et sans laisser le temps à Raymond de placer une syllabe: --C'est que ce n'est pas tout, reprit-il. On nous demandera pourquoi cette bière est vide. On n'élève pas, que diable! des tombeaux sur une bière vide. Nous redirons ce que nous avons vu, on haussera les épaules. On nous montrera sur la pierre tombale ce nom gravé: Marie-Sidonie; on nous demandera compte du cadavre... Il se sentait pâlir en parlant ainsi, il regardait de tous côtés s'il n'apercevait pas quelque gardien. La peur, cette peur qui ne discute ni ne raisonne, troublait son jugement si net d'ordinaire, et il entrevoyait de si terribles complications, que saisissant le bras de Raymond: --Partons, dit-il avec une violence extraordinaire, sortons d'ici, fuyons!... Par bonheur, ainsi qu'il arrive toujours, à mesure que se troublait le docteur, Raymond redevenait plus maître de soi. --Fuir ainsi, répondit-il, y songez-vous!... Oubliez-vous que le cimetière est surveillé, que notre signalement est donné?... Courir, marcher d'un pas rapide seulement, ne serait-ce pas nous dénoncer?... Il est sûr que, tout signalement à part, leur seul aspect devait éveiller des soupçons, et c'était miracle qu'on ne les eût pas remarqués à l'entrée. Leurs aventures de la nuit étaient tracées en quelque sorte sur leurs vêtements souillés et salis, sur leurs bottes boueuses, sur leurs pantalons crottés jusqu'au jarret et maculés de terre aux genoux, sur leurs paletots mouillés et éraillés par les broussailles où ils s'étaient blottis, sur leurs chapeaux même, poudrés par la poussière du bal et hérissés ensuite par la pluie. Rappelé au sentiment exact de la situation par la voix de son compagnon, le docteur s'était arrêté court... --Décidément, je perds la tête, fit-il avec un sourire un peu contraint. Et cependant, la plus vulgaire prudence nous commande de quitter au plus tôt le cimetière... Plus nous attendrons, moins il y aura de monde aux portes et plus nous aurons de chances contre nous. C'est en ce moment qu'il y a foule, qu'il faut tenter l'aventure... Donc, réparons de notre mieux le désordre de notre toilette, rapprochons-nous de l'entrée, mêlons-nous au cortège de quelque enterrement, et sortons la tête baissée, comme des parents désolés... IV Sans encombre, sinon sans battements de cœur, Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plus tard la porte redoutée du cimetière Montmartre. Une fois dans l'avenue ils étaient sauvés. Et cependant ils ne respirèrent librement que plus tard, lorsqu'ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu'ils arrivèrent au _café de Périclès_. Ils s'y firent servir à déjeuner, dans un petit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients de prédilection, autant pour causer librement que pour échapper au terrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la porte d'entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement son fameux article. Une côtelette et un verre de vin de Bordeaux ne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l'élasticité de son esprit, et tout en versant à boire à Raymond: --C'est égal, disait-il, d'ici à quelque temps, je m'abstiendrai d'aller rôder aux environs du cimetière Montmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Je sais, à présent, ce qu'il en peut coûter de ne se point vêtir comme tout le monde, d'arborer des chapeaux d'une forme à soi et de porter des cravates blanches. Mais il perdait son temps à essayer de dérider son convive. Tant qu'il avait conservé l'espoir d'arriver à la vérité, tant qu'il avait entrevu un effort à faire ou un expédient à risquer, tant qu'il y avait eu lutte, en un mot, et incertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie à la hauteur des circonstances. Battu, il s'abandonnait sans vergogne à la plus incroyable prostration. Aussi, répondant à ses intimes réflexions, bien plus qu'il ne s'adressait à son compagnon: --Nous ne saurons rien, murmura-t-il, rien!... Le docteur Legris achevait alors de déjeuner. Adonis avait versé son café et il venait d'allumer un cigare. --Vous vous trompez, Raymond, prononça-t-il d'une voix ferme. Peut-être n'apprendrez-vous que trop tôt le mot de cette lugubre énigme. --Hélas!... Sachant par expérience que Justus Pufzenhofer en bon Allemand qu'il était, avait la fâcheuse habitude de rôder autour des portes, et d'y coller selon l'occasion l'œil ou l'oreille, M. Legris s'était levé et s'assurait que personne n'écoutait du dehors. Revenant ensuite s'asseoir en face de son nouvel ami: --Maintenant, commença-t-il, raisonnons froidement, s'il se peut, et tâchons de mettre de l'ordre dans nos idées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nous agissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doute des raisons que j'ignore d'être profondément ému. Quant à moi, en me voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j'ai été impressionné d'une façon ridicule pour un homme de ma trempe, médecin, et qui se pique de scepticisme. Raymond essaya de l'interrompre pour protester; il n'en continua que plus vite: --De votre trouble et du mien, il est résulté que nous avons abandonné la proie pour l'ombre, et que nous avons été joués. Le mal est fait, n'en parlons plus. Mais en faut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voile qui recouvre ce mystère? Non, certes, et je vais essayer de vous le prouver... Un geste sans signification précise fut la seule réponse de Raymond. --Procédons donc méthodiquement, reprit le docteur, et du connu tâchons de dégager l'inconnu. Tout d'abord, le mobile de cette intrigue est-il considérable? Évidemment, oui. Ce n'est pas sans un intérêt immense que des gens tentent une aventure aussi scabreuse que celle de cette nuit. Mais quel est cet intérêt? Pour nous, voilà l'_x_, voilà la solution à trouver. Ce que nous savons, par exemple, c'est que l'intérêt des principaux complices est identique. Si l'homme triomphait, la femme était folle de joie, comme lorsqu'on voit dépassées ses plus magnifiques espérances. Quant au but qu'ils se proposaient, il nous est révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivement si oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide... Comme s'il eût attendu une objection, il s'arrêta. Et cette objection ne venant pas: --L'organisateur de cette audacieuse expédition, poursuivit-il, l'homme aux vêtements élégants, savait à n'en pas douter que le cercueil était vide. Il l'avait affirmé à la femme aux vêtements noirs, et la preuve, c'est qu'au moment de forcer la tombe, il lui a dit: «Vous allez voir, madame la duchesse, que je ne vous ai pas trompée.» Mais elle doutait, et je n'en veux pour preuve que sa joie en constatant la vérité. Tout cela était si clair et si précis, et si bien exposé comme les termes d'un problème ordinaire, que Raymond commençait à s'en étonner. M. Legris, plus lentement, continuait: --Pour nous, simples spectateurs, quelle est la conclusion à tirer? C'est qu'il y a de par le monde, vivante et bien vivante, une femme que l'on croit morte et enterrée: Marie-Sidonie... Il disait cela d'un si singulier accent de certitude, que Raymond en tressaillit. --Il faut donc croire, murmura-t-il, à quelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacre d'inhumation... --Oui. --Dans quel but? Pourquoi?... --Eh! si je le soupçonnais seulement, s'écria le docteur, le problème serait bien près d'être résolu... Mais ici, nul indice!... Une seule chose m'est démontrée, c'est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendre de l'existence de cette Marie-Sidonie... Pendant plus d'une minute, Raymond garda le silence. --Mais moi, fit-il enfin, moi, où est mon intérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-je mêlé?... Eh! c'était là précisément la question qui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle il cherchait en vain une réponse plausible. --Comment le saurais-je, fit-il, lorsque vous-même l'ignorez!... Et Raymond se taisant: --Pourtant, ajouta-t-il, si vous ne deviez pas être un des acteurs indispensables de cette incompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher... --On!... qui, on? --Quelqu'un qui vous connaît bien, puisque la lettre anonyme que vous m'avez montrée faisait allusion à la mort du général Delorge votre père, et aussi à une femme que vous aimez... [Illustration:--Vous voyez, madame la duchesse, que le cercueil est vide.] --Je pouvais jeter cette lettre au feu. --Mais vous ne l'y avez pas jetée, et son auteur était certain que vous ne l'y jetteriez pas. Il comptait si bien sur vous, que toutes ses précautions étaient prises. Le faux était prêt qui devait vous ouvrir la porte du cimetière, et Potencier, ce complice subalterne qui nous a si subtilement glissé entre les mains, vous attendait. Et on jugeait votre présence tellement urgente, que pour vous décider à venir, on m'a admis en tiers, moi inconnu, qui pouvais être dangereux, et qui n'ai pas les raisons... que vous devez avoir... qu'on sait que vous avez... de garder le secret et de ne pas invoquer l'assistance de la police... M. Legris jeta son cigare, que dans sa préoccupation il avait laissé éteindre, et poursuivant l'analyse de la situation: --Maintenant, reprit-il, quelles conclusions tirer de tout ceci?... C'est que l'auteur de la lettre anonyme ne peut être que l'homme qui dirigeait l'audacieuse expédition de cette nuit... --Je le crois, murmura Raymond, oui, je le crois... --Et moi, j'en suis sûr, parce qu'il m'est démontré que cet homme savait notre présence à deux pas, derrière les cyprès... --Oh!... --Il la savait, vous dis-je, et j'en ai une preuve qu'admettrait le jury le plus timoré. Rappelez vos souvenirs. Lorsque les agents subalternes de cet homme, les deux complices en blouse, sont descendus dans le cimetière, qu'ont-ils fait?... Lentement, et avec une certaine hésitation: --Autant qu'il m'en souvient, répondit Raymond, ils ont erré de ci et de là autour de la clairière, regardant, prêtant l'oreille... --S'assurant, en un mot, qu'ils n'étaient pas épiés?... --Évidemment... --Donc, j'ai raison. Comment admettre, en effet, que des coquins exercés, et ceux-là le sont, qui risquent d'être surpris au moment de commettre un crime, et ils le risquaient, n'aient pas mieux pris leurs précautions? Représentez-vous le terrain. S'y trouvait-il un endroit plus favorable à une embuscade que celui où nous étions blottis? Non. Comment donc ces deux hommes ne l'ont-ils pas visité? Comment! C'est que leur chef, celui qui les payait, les avait avertis. C'est qu'il leur avait dit: «Surtout, n'approchez pas du massif de cyprès, vous y trouveriez cachés des gens à moi qu'il ne faut pas déranger...» A demi-voix et comme s'il eût répondu à ses pensées, et non à M. Legris: --C'est bien cela, murmura Raymond, c'est bien cela... Ce ne peut être que lui qui m'a écrit!... Le docteur jubilait. Faire étalage de ses facultés maîtresses est une disposition commune à tous les hommes, depuis le plus vulgaire jusqu'au plus supérieur. Et il éprouvait à montrer sa pénétration le même plaisir naïf que ressent le robuste manœuvre qui lève à bras tendu l'énorme poids que ses compagnons peuvent à peine soulever. --Lui! s'écria-t-il, oubliant son serment de ne pas questionner. Qui, lui? Vous voyez bien que vous soupçonnez quelqu'un!... Le front de Raymond s'assombrit. --Docteur!... fit-il. Mais l'autre: --Et cette duchesse si audacieuse, est-ce que vraiment en cherchant bien vous ne trouveriez pas son nom?... --Je connais plusieurs femmes qui portent ce titre de duchesse... --Ah!... --La duchesse de Maumussy, la duchesse de Maillefert... --Vous voyez donc bien... Raymond eut un mouvement d'impatience. --Mais qu'est-ce que cela prouve! fit-il brusquement. En sais-je mieux comment je puis me trouver mêlé aux événements de cette nuit? Doutez-vous de ma parole? Faut-il que de nouveau je vous jure, sur tout ce qu'il y a de sacré, que je ne comprends rien à tout ce qui arrive depuis vingt-quatre heures, que jamais je n'ai connu personne du nom de Marie-Sidonie?... Une fugitive rougeur montait aux joues du jeune médecin. --Ai-je donc été indiscret? fit-il. Dites-le-moi franchement. Dois-je oublier tout ce dont j'ai été témoin? Parlez, et c'est fini, jamais plus il n'en sera question entre nous!... Déjà Raymond se sentait tout honteux de son irritation. Saisissant la main du docteur: --Assez, prononça-t-il d'une voix émue. A un ami tel que vous, on ne marchande pas les confidences. Faites-moi l'amitié de venir partager ce soir notre modeste repas de famille. Et nous chercherons ensemble s'il est dans mon passé quelque événement qui explique le sombre mystère de cette nuit... DEUXIÈME PARTIE LE GÉNÉRAL DELORGE I Un soir, en un de ces rares moments où il se départait de sa réserve et de sa froideur accoutumées, Raymond Delorge avait dit au docteur Legris: --Celui-là est véritablement malheureux qui n'espère plus rien. Voilà où j'en suis, moi qui n'ai pas trente ans. Et si je n'étais pas certain que la balle qui me tuerait frapperait ma pauvre mère du même coup, il y a longtemps que je me serais fait sauter la cervelle... Le passé de cet infortuné expliquait ce morne désespoir et ce dégoût profond de la vie. Son père, le général Pierre Delorge, avait été ce qu'on est convenu d'appeler un officier de fortune, c'est-à-dire un de ces soldats qui n'ont d'autre recommandation que leur mérite et leur bravoure, d'autre richesse que leur épée, et dont chaque grade est forcément le prix d'un service rendu ou d'une action d'éclat. Fils d'un menuisier de Poitiers, ancien volontaire de 1792, bercé de la légende glorieuse des armées de la République, Pierre Delorge, le jour même de ses dix-huit ans, s'était engagé dans un régiment de dragons. Son éducation était des plus bornées, mais il avait l'imagination pleine de récits de batailles, et il se sentait de la trempe de ces soldats héroïques dont lui parlait son père, et qui, à trente ans, étaient morts ou généraux de division. Malheureusement, on était alors en 1820. C'était le beau temps de la Restauration, et les fils d'artisans révolutionnaires n'étaient pas précisément en odeur de sainteté. En fait de guerre, Pierre Delorge ne vit que la guerre d'Espagne, où il n'eut même pas l'occasion de dégainer. En revanche, il avait failli se trouver compromis dans la première conjuration de Saumur, à la suite d'une dénonciation anonyme, qui l'accusait faussement d'avoir entretenu des relations suivies avec le brave et faible général Berton. Du moins sut-il mettre à profit ces longues années de paix et les loisirs forcés de la vie de garnison. Ayant reconnu l'insuffisance de son éducation, il entreprit bravement de la refaire, et obstinément il la refit. Les longues heures que ses camarades passaient au café militaire, entre un jeu de cartes et un bol de punch, il les employait à travailler, réalisant sur ses maigres appointements assez d'économies pour payer un professeur ou acheter des livres. D'aucuns essayèrent bien de railler ses études obstinées, son existence austère, sa rigide exactitude à remplir les devoirs de son état; ils en furent pour leurs taquineries. Et encore ne les poussèrent-ils jamais plus loin, Pierre Delorge n'ayant pas la prétention d'être ce qui s'appelle endurant. Puis, comme il était malgré tout le meilleur et le plus sûr des camarades, modeste et toujours prêt à rendre service, comme d'un autre côté on le savait doué de la plus rare énergie, on s'accoutuma à reconnaître sa supériorité, à la célébrer et à le désigner hautement comme un des officiers d'avenir de l'armée. La révolution de 1830 le trouva en Algérie, lieutenant de chasseurs. Il avait été décoré lors de la prise d'Alger, à la tête de son escadron, qui faisait partie de la division Loverdo. Les années qui suivirent, il les passa en Afrique, où l'œuvre de notre domination se poursuivait avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de succès et de revers. On peut dire que, pendant huit ans, il ne se tira pas dans notre colonie un seul coup de fusil sans qu'il fût présent. Il était à Constantine, où il fut blessé, à Mostaganem, au col de Mouzaïa, où il fut laissé pour mort, et à Médéah et à Milianah... Cité plusieurs fois à l'ordre de l'armée, fait officier de la Légion d'honneur sur le champ de bataille, il était chef d'escadron, lorsqu'en 1839 il rentra en France avec son régiment. Il avait alors trente-sept ans. Envoyé en garnison à Vendôme, il dut à la grande réputation qui l'avait précédé, et à la curiosité qu'il inspirait, d'être présenté à une personne qui tenait en ville le haut du pavé, et qui passait pour y faire la pluie et le beau temps, Mlle de la Rochecordeau. C'était une vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche et jaune, avec un grand nez d'oiseau de proie, très noble, encore plus dévote, joueuse comme la dame de pique en personne et médisante à faire battre des montagnes. Ce qui n'empêche qu'à tous ceux qui énuméraient la longue kyrielle de ses imperfections, il était, à Vendôme, de mode de répondre: --C'est possible!... Mais elle est si bonne et si généreuse!... Or, cette grande réputation de générosité et de bonté était venue à Mlle de la Rochecordeau de ce qu'elle avait recueilli et gardait près d'elle, depuis dix ans, la fille de sa sœur défunte, Mlle Élisabeth de Lespéran. Et encore, cette belle action de la vieille fille n'avait-elle été ni spontanée, ni même absolument volontaire. A la mort du marquis de Lespéran, mort un an après sa femme, et sans un sou vaillant, Mlle de la Rochecordeau avait fait des pieds et des mains pour colloquer la petite--c'était son expression--aux Lespéran de Montoire, riches, dit-on dans le pays, à plus de cent mille livres de rentes. Mais ces bons et généreux parents n'étaient rien moins que disposés à s'embarrasser de la fille de leur frère. Il y eut des propos colportés. Une des dames de Lespéran de Montoire passa pour avoir dit: --Cette vieille fée peut bien garder le cadeau pour elle. A quoi Mlle de la Rochecordeau répondit: --Eh bien! soit, je le garderai, moi qui suis pauvre, quand ce ne serait que pour faire rougir ces vilains de leur crasse. Elle garda Élisabeth, en effet. Mais à quel prix! Haineuse, acariâtre, n'ayant pas encore pris parti de son célibat, rongée de regrets et de jalousie, la vieille fille fit de l'enfant son souffre-douleur. Jamais un repas ne s'écoula sans que l'orpheline ne s'entendît reprocher le pain qu'elle mangeait. Jamais elle n'essaya une robe sans avoir à subir les plus humiliantes réprimandes, et toutes sortes de jérémiades sur la coquetterie des sottes qui se croient jolies et à propos de la cherté excessive des étoffes. Jamais elle ne chaussa une paire de bottines neuves sans entendre le soir sa terrible parente dire aux dévotes ses intimes: --Cette petite userait du fer; Roulleau, le cordonnier de la Grande-Rue, n'a pas une pratique pareille. Et, cependant, elle devrait savoir qu'à mon âge je m'impose des privations pour elle! Et c'eût été pis, sans doute, si Mlle de la Rochecordeau n'eût été contenue par un parent qui la venait visiter quelquefois, et qu'elle craignait plus encore que son confesseur: le baron de Glorière. Ce vieux et digne gentilhomme, célibataire et enragé collectionneur, avait pris Élisabeth en affection. Elle lui dut l'unique poupée qu'elle eût jamais, poupée adorée à qui elle confiait ses chagrins. Elle lui dut plus tard deux ou trois jolies robes et quelques modestes bijoux. Malheureusement il n'était pas riche, ne possédant que trois mille livres de rentes et son château de Glorière, où il vivait. Le château renfermait bien, disait-on, des objets de la plus haute valeur, des meubles surtout et des tableaux, mais le vieux collectionneur fût mort de faim avant de se défaire du plus humble d'entre eux. --Soyez donc moins rude! disait-il toujours à Mlle de la Rochecordeau. Elle l'eût été, si sa nièce eût été moins jolie. Mais l'éclatante, elle disait la révoltante beauté d'Élisabeth la transportait de rage, et rien de ce qu'elle essayait pour en atténuer l'éclat ne lui réussissait. La taille pleine et ronde de la jeune fille eût donné de la grâce à un sac. Ses cheveux, pour être privés de pommade, n'en étaient ni moins abondants, ni moins fins, ni moins brillants. Ses mains contraintes aux plus rudes besognes et lavées au plus grossier savon de Marseille, restaient blanches et délicates. La forme exquise de son pied se trahissait sous des chaussures informes. --C'est comme un sort! se disait Mlle de la Rochecordeau, vous verrez qu'elle n'aura seulement pas la petite vérole!... C'est cependant à une des soirées à gâteaux et à sirop de groseille de cette charitable vieille que, pour la première fois, Élisabeth de Lespéran apparut à Pierre Delorge. Et c'est bien «apparut» qu'il faut dire, car il fut tout d'abord ébloui comme d'une vision céleste, fasciné, ravi. Ce n'est qu'après s'être remis un peu qu'il fut frappé des grâces modestes de la pauvre orpheline, de son inaltérable douceur et de la noble simplicité dont elle rehaussait les attributions serviles que lui imposait sa tante. Il souffrit de la voir traitée en subalterne par des invités sans délicatesse. Il s'attendrit, lui dont la sensibilité n'avait rien d'exagéré, à observer en elle la réserve un peu hautaine de ceux à qui la vie a été rude. Si bien qu'en sortant de chez Mlle de la Rochecordeau, au lieu de regagner son logis, il s'en alla tout seul se promener le long du Loir, quoiqu'il fût près de minuit et qu'il dût être à cheval à cinq heures du matin, pour la manœuvre. Il sentait le besoin de réfléchir à une idée qui venait d'éclore dans son esprit, et qui l'eût bien fait rire la veille: L'idée de mariage. --Eh! pourquoi, pensait-il, ne me marierais-je pas?... N'était-il pas sorti de l'ornière, à cette heure, officier supérieur et certain d'être général avant dix ans! Ses appointements, qui iraient en augmentant, pouvaient déjà suffire à un ménage modeste et bien administré, et il possédait pour les frais de premier établissement six beaux mille francs économisés en Afrique. Aussi, lorsqu'il rentra chez lui, alla-t-il pour la première et sans doute pour l'unique fois de sa vie se planter devant une glace, essayant de se rendre compte de l'effet que pouvait produire sa personne. Grand, bien découplé, il atteignait ce degré précis d'embonpoint qui accuse, sans l'alourdir, la perfection des formes. Des cheveux d'un noir de jais, fièrement plantés et taillés en brosse, faisaient ressortir la pâleur bronzée de son énergique visage. La loyauté de son âme étincelait dans ses yeux. Sa moustache encore soyeuse ombrageait, sans les voiler, des lèvres spirituelles, aussi rouges que le sang qu'il versait si libéralement les jours de bataille. Toute modestie à part, il lui sembla qu'il réunissait toutes les conditions qui font le mari aimé et le bon mari. Seulement, il se sentait le cœur déjà trop pris pour courir l'aventure de quelque cruelle déception. Et dès le lendemain, il se mit en quête de renseignements. D'un mot, un vieux bourgeois de Vendôme lui définit la situation de Mlle Élisabeth de Lespéran. --N'ayant pas le sou, elle mourra vieille fille comme sa tante! Intérieurement ravi: --Voilà, se dit le brave chef d'escadron, la femme qu'il me faut... Et de ce jour il devint un des hôtes assidus des réunions hebdomadaires de Mlle de la Rochecordeau. Dame! elles n'étaient pas d'une gaieté folle, ces réunions, presque exclusivement composées de vieilles demoiselles aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides des environs et d'ecclésiastiques de la paroisse. Mais le commandant Delorge ne croyait point acheter trop cher par d'interminables parties de boston, le droit de contempler à son aise Mlle de Lespéran... Deux ou trois fois il avait trouvé l'occasion de s'entretenir avec elle, mais il n'avait pas osé aborder la grande question qui était devenue sa plus chère, sinon son unique préoccupation. Seulement, comme il voyait la jeune fille rougir dès qu'il paraissait, et se troubler dès qu'il lui adressait la parole; comme chaque fois qu'il passait à cheval dans la rue, certaine persienne s'écartait imperceptiblement, il se supposait deviné, et espérait n'être pas accueilli trop défavorablement. Il ne cherchait donc plus qu'une occasion de se déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer que le teint si beau de Mlle de Lespéran se fanait, que ses joues se creusaient, et qu'un cercle de bistre, chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus. Inquiet, il s'informa, et apprit les raisons de ce changement. Une nouvelle fantaisie était venue à Mlle de la Rochecordeau. Sous prétexte d'insomnies pénibles, elle employait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de la nuit. Le matin venu, la vieille égoïste se renfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu'à midi. Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de se lever en même temps que la servante, dont elle partageait la besogne, n'avait plus ainsi que trois ou quatre heures au plus d'un mauvais sommeil. A cette certitude, le commandant Delorge entra dans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuite blême de peur. --Halte-là! s'écria-t-il, cette vieille coquine finirait par me la tuer! C'est pourquoi, dès le lendemain, par une belle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il se rendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sans plus de phrases: --Mademoiselle, lui dit-il, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle de Lespéran, votre nièce... Et, sans lui laisser le temps de placer une syllabe, il lui exposa tout d'une haleine son origine, sa situation présente et ses espérances pour un avenir prochain. [Illustration: Le fiacre les suivait à trente pas] Surprise au delà de toute expression, la vieille fille regardait cet épouseur de l'air dont on examine un phénomène. --Hélas! cher monsieur, dit-elle, cette pauvre enfant n'a pas un sou de dot! Mais le commandant s'étant écrié: --Eh! mademoiselle, je le savais fort bien! Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia, et finit par déclarer qu'elle ne pouvait se décider ainsi, qu'elle consulterait, qu'elle répondrait plus tard... La vérité est que la bonne demoiselle se sentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth. Que deviendrait-elle, grand Dieu! si on lui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de ses colères et de ses caprices? Qui donc la soignerait, la dorloterait, la veillerait au moindre rhume? Qui lui ferait de ces lingeries admirables dont elle se parait et qui semblaient sortir de la main des fées? Trois servantes ne remplaceraient pas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages. --Jamais ce mariage ne se fera! s'écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tourné les talons. Et aussitôt, de toute l'activité de son esprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas... Elle eut vite trouvé. Quoi! le fils d'un ouvrier de Poitiers, un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis de Lespéran!... --Jamais, s'écria-t-elle encore, ce serait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans son tombeau! Malheureusement pour les charitables projets de Mlle de la Rochecordeau, son avis n'était pas du tout celui de sa nièce. En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tante à une heure inaccoutumée et en grand uniforme, Mlle de Lespéran avait été prévenue par un de ces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femme qui aime, et ne la trahissent jamais. --Il vient me demander en mariage! s'était-elle dit avec un effroyable battement de cœur. Et dominée par un irrésistible besoin de savoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la pensée d'une telle action eût révoltée l'instant d'avant, elle était allée se mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait tout entendu. Si grand était son trouble, qu'elle faillit se laisser surprendre par le chef d'escadron. Moins ému lui-même, il l'eût peut-être vue s'enfuir éperdue et regagner sa chambre, où elle se barricada. Elle se demandait: --Que va décider ma tante?... Quelle sera cette réponse qu'elle promet pour plus tard?... Cette réponse, Élisabeth connaissait trop Mlle de la Rochecordeau pour ne la point prévoir. --Ma tante va le repousser, pensait-elle en proie au plus violent désespoir; il se croira dédaigné, je ne le reverrai plus... Que faire? Mon Dieu, inspirez-moi! Elle réfléchit un moment, et le résultat de ses réflexion fut ce laconique billet à M. de Glorière: «Mon bon ami, «Vous rendrez un immense service à votre petite amie, si aujourd'hui même, et le plus tôt possible, vous veniez, _par hasard_, rendre visite à mademoiselle de la Rochecordeau. Je m'en remets à votre prudence et à votre discrétion. É«LISABETH». Mais écrire ce billet n'était rien. Le difficile était de le faire porter à l'instant au château de Glorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans un des plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire. Devenue tout à coup audacieuse, Mlle de Lespéran envoya chercher par sa servante le petit garçon d'une voisine, qui faisait à l'occasion des courses pour la maison. Bientôt il parut. --Tu connais, lui dit-elle vivement, le baron de Glorière? Tu sais où il demeure? --Oh! oui, mademoiselle, répondit l'enfant. --Eh bien! il faut qu'il ait cette lettre avant une heure... Tu ne la remettras qu'à lui... Allons, pars, dépêche-toi, cours... Et, pour lui donner des jambes, elle lui mit dans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de sa fortune! --Pourvu, pensait-elle, quand le petit garçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorière soit chez lui!... Il y était. Drapé dans une robe de chambre à grands ramages, le vieux collectionneur était en train d'épousseter ses meubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de sa protégée lui fut remise. L'ayant parcourue d'un coup d'œil: --Oh! oh! murmura-t-il, prudence, discrétion! qu'est-ce que cela signifie? Et le petit commissionnaire étant sorti, il se hâta de s'habiller pour se rendre à Vendôme. --Car il est évident, pensait-il, qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire. Qu'est-ce que cette satanée vieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth?... Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand, moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on lui annonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé de diplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plus amical. Un instant, elle eut la pensée de lui dissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible? N'était-il pas parent de l'orpheline, son subrogé-tuteur et très influent dans le conseil de famille? Elle s'exécuta donc de très bonne grâce en apparence, bien à contre-cœur en réalité, n'épargnant aucune précaution oratoire pour rallier le baron à son opinion. Il ne la laissa pas longtemps poursuivre, et dès qu'il eut bien compris: --Sarpejeu! interrompit-il, Dieu est enfin juste... Voilà un parti comme je n'osais pas en espérer un pour ma petite amie... --Un parti!... Un homme de rien, le fils d'un ouvrier!... --Eh! que monsieur son père soit tout ce que vous voudrez, il n'en a pas moins un fils qui est un galant homme et un homme de cœur... Arborant son grand air de dignité première, Mlle de la Rochecordeau entreprit de chapitrer M. de Glorière... C'était perdre son temps. --Parbleu! vous me la baillez belle! interrompit-il. Si vous aviez seulement une vingtaine d'années de moins, et que ce beau chef d'escadron fût venu pour vous et non pour Élisabeth, vous ne trouveriez pas son audace si coupable. Le mot «impertinent» monta aux lèvres de la vieille fille. Elle ne le prononça pourtant pas. --Du reste, continuait le baron, je vais lui dire deux mots, moi, à ce militaire... car, décidément, je passe de son bord. Par le plus grand des hasards, juste au moment où M. de Glorière quittait le salon, Mlle de Lespéran traversait le vestibule. Il lui prit la main, et d'un ton d'indulgente raillerie: --Ah! mademoiselle la rusée, fit-il, nous l'aimons donc bien notre commandant?... Allons, allons, il ne faut pas rougir ainsi, vous avez bien fait de compter sur moi. Sur quoi il sortit, et tout en cheminant le long de la Grande-Rue de Vendôme: --Parbleu! grommelait-il, cette bonne demoiselle de la Rochecordeau est tout bonnement prodigieuse. Elle n'avait rien vu, rien deviné!... Supposait-elle donc que le seul agrément de ses soirées attirait ce digne chef d'escadron!... Mais me voici chez lui. Pierre Delorge, en ce moment même, n'était pas sur un lit de roses. Tout se sait, et se sait vite, dans une petite ville comme Vendôme. Déjà il avait recueilli quelque chose des propos tenus par la tante de Mlle de Lespéran. Il entrevoyait des difficultés de toutes sortes, peut-être un échec définitif. Il pâlit, tant était vive son anxiété, lorsqu'il vit entrer dans son modeste logis de soldat le baron de Glorière. Et, sans le saluer, vivement et d'une voix altérée: --Eh bien? interrogea-t-il. --Eh bien! répondit le baron, je viens, mon officier, vous dire que Mlle de la Rochecordeau ne me paraît rien moins que disposée à vous accorder la main de sa nièce. Le pauvre commandant chancela: --Ah! mon Dieu!... balbutia-t-il. --Mais en même temps, poursuivit M. de Glorière, je viens vous dire: «Ne désespérez pas.» Notre vieille demoiselle n'est pas maîtresse absolue de la situation. Au-dessus d'elle, il y a le conseil de famille. J'ai voix au chapitre, et ma voix vous est acquise. A nous deux, sarpejeu! nous la ferons capituler. Et comme Pierre Delorge se confondait en actions de grâces: --Vous me remercierez en sortant de l'église, lui dit-il. Pour l'instant, agissons et jouons serré, car la vieille est fine, et tout d'abord, il ne faut pas laisser s'accréditer l'opinion d'un refus. C'est pourquoi nous allons, pendant qu'il fait encore jour, sortir ensemble et nous montrer bras dessus bras dessous dans toutes les rues de la ville. Ensuite vous viendrez dîner avec moi à l'_Hôtel de la Poste_. Après le dîner, vous me conduirez au cercle des officiers, et je ferai une partie d'échecs avec votre lieutenant-colonel, que l'on dit de première force... Or, comme je suis le subrogé-tuteur de Mlle de Lespéran, et que tout le monde le sait, dès demain il sera avéré que vous l'épousez. Nous aurons l'opinion pour nous, et l'opinion est la grande marieuse des petites villes; on ne défait pas les mariages qu'elle a faits... Exécuté de point en point, le programme du vieux diplomate de petite ville amena vite les résultats qu'il prévoyait. Mlle de la Rochecordeau était encore au lit, le lendemain, que déjà une de ses confidentes accourait lui apprendre ce qu'elle appelait les frasques de M. de Glorière. Ç'avait été l'événement de la messe de six heures, d'où elle sortait. Tout le monde parlait du mariage de Mlle de Lespéran et du commandant Delorge, le croyait décidé et l'approuvait. La vieille fille en pensa étouffer de colère. --C'est la plus noire des trahisons, s'écria-t-elle d'une voix étranglée, un acte de félonie indigne d'un gentilhomme. Je veux m'en expliquer avec lui, et certes je ne lui mâcherai pas ma façon de penser. C'est qu'elle ne s'abusait pas; c'est qu'elle comprenait bien que le chef d'escadron, soutenu par toute la famille, aurait promptement raison de ses résistances. N'importe! elle n'était pas d'un caractère à se rendre sans combat, en cette occasion surtout, où se trouvaient engagés les intérêts sacrés de son égoïsme. Dissimulant donc, ou plutôt croyant dissimuler très habilement à sa nièce les affreuses perplexités qui la déchiraient, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Elle sentait le besoin d'être seule, pour réfléchir, pour chercher une issue à son intolérable situation. Certes, les avantages de ses adversaires étaient considérables, mais les siens n'étaient pas à dédaigner. Elle se voyait quelques jours encore de répit, et Mlle de Lespéran était toujours en son pouvoir. Bientôt elle s'imagina avoir trouvé une solution. Qui l'empêchait de quitter Vendôme avec Élisabeth? Pourquoi n'iraient-elles pas s'établir dans quelque ville d'eaux jusqu'au changement de garnison du régiment de Pierre Delorge?... Il en coûterait évidemment une grosse somme d'argent, car la vie est hors de prix dans les stations thermales, mais ce sacrifice lui semblait léger, comparé à un isolement dont la seule perspective la glaçait d'effroi. Elle ne pouvait d'ailleurs s'empêcher de rire à l'idée de la singulière figure que ferait le baron de Glorière lorsqu'il se présenterait chez elle et qu'on lui répondrait: --Mademoiselle et sa nièce sont en voyage pour plusieurs mois. Beau rêve!... rêve trop beau pour qu'il se réalisât. La vieille fille ne s'en aperçut que trop le lendemain. Debout avant le jour, son premier mouvement fut de sonner sa nièce--car elle la sonnait--et de lui annoncer leur départ pour le jour même, lui ordonnant de tout préparer pour un long voyage et de se hâter de faire ses malles... Mais, chose étrange et véritablement inouïe, au lieu de se précipiter dehors pour obéir: --Excusez-moi, ma tante, répondit la jeune fille, mais en ce moment, je ne saurais, je ne puis quitter Vendôme... Positivement, la vieille demoiselle faillit tomber à la renverse. --Tu ne saurais quitter Vendôme! balbutia-t-elle; et pourquoi, s'il te plaît?... --Vous le savez aussi bien que moi, ma tante. --Non, explique-toi. --Eh bien! c'est que je dois attendre le résultat d'une... demande qui vous a été faite hier, et à laquelle vous avez promis une réponse prochaine... Mlle de la Rochecordeau eût vu s'animer et descendre de leurs socles les statues de saintes qui ornaient sa chambre, que sa stupeur n'eût pas été plus grande. Quoi! sa nièce connaissait la démarche du chef d'escadron! Et elle avait l'audace de l'avouer!... --C'est une indignité! s'écria-t-elle, une impudence sans nom!... Ah! mademoiselle, vous tenez à rester pour connaître ma réponse! Eh bien! la voici: «Jamais, moi vivante, vous n'épouserez ce grossier soudard!» Est-ce assez catégorique, êtes-vous satisfaite, et irez-vous maintenant préparer nos malles?... Mais c'est bien inutilement que la vieille fille essayait de ressaisir l'empire qu'elle s'imaginait avoir sur Élisabeth. Cette volonté, qu'elle pliait comme l'osier, au vent de ses moindres caprices, se redressait tout à coup, inflexible comme l'acier. Pâle, mais l'œil étincelant d'une inébranlable énergie: --Pardonnez-moi, ma tante, commença la jeune fille... --Quoi! encore? --Votre décision ne saurait être définitive... Vous ne m'avez pas consultée... Je suis orpheline, j'ai un conseil de famille... La colère, à la fin, une de ces terribles colères blanches de dévote, chassait des flots de bile au cerveau de Mlle de la Rochecordeau et blêmissait ses lèvres. --Ah! taisez-vous, malheureuse! interrompit-elle. Votre conseil de famille! Est-ce lui qui vous recevrait, si je vous prenais par le bras et si je vous mettais dehors, si je vous chassais de cette maison que vous déshonorez?... Éperdue de fureur, on ne sait à quelles extrémités elle se serait portée, si le baron de Glorière ne fût arrivé, dont la présence soudaine lui produisit l'effet d'une douche glacée. --Ah!... vous venez sans doute jouir de votre ouvrage? lui dit-elle. Il arrivait de Montoire. Il avait visité, l'un après l'autre, tous les parents qui composaient le conseil de famille, et il apportait de chacun d'eux une adhésion formelle au mariage de Mlle de Lespéran. --Je sais que ce n'est pas absolument régulier, dit-il à la vieille fille; mais, si vous l'exigez, je vais aller trouver le juge de paix et provoquer, comme c'est mon droit, une réunion dans les formes. --C'est inutile! gémit Mlle de la Rochecordeau. Écrasée sous les ruines de toutes ses espérances, elle s'était affaissée sur un fauteuil, et de grosses larmes, larmes de rage, roulaient le long de ses joues livides. Si grande semblait sa douleur, que Mlle de Lespéran, profondément troublée, regretta sa fermeté... Toutes les humiliations dont on lui avait fait payer une hospitalité de douze ans s'effaçaient... Elle ne voyait plus que l'hospitalité elle-même. Ah! Mlle de la Rochecordeau eut beau jeu un moment... D'un mot, d'une caresse hypocrite, elle enchaînait de nouveau sa nièce et retardait définitivement le mariage. Mais au lieu de cela, voyant Élisabeth s'avancer: --Retire-toi! lui dit-elle, de l'accent de la haine la plus violente, retire-toi! Ah! tu triomphes, aujourd'hui!... Ce n'est pas pour longtemps. Dieu punit les ingrats, et ton mari me vengera. Va! tu ne seras jamais aussi malheureuse que je le souhaite. Pour ce qui est de ma fortune, tu peux en faire ton deuil... jamais tu n'en auras un centime. Puis, se retournant vers le baron: --Assurément, poursuivit-elle, les dignes parents d'Élisabeth ont le droit de consentir à son mariage... Mais je ne leur crois pas le pouvoir de m'imposer chez moi, dans ma maison, la présence du sieur Delorge... Je vous serai donc obligée d'aviser au moyen de me débarrasser le plus tôt possible de ma nièce. Le baron s'inclina, et du ton le plus froid: --Je prévoyais ce dénouement, prononça-t-il, et j'ai donné des ordres en conséquence. C'est donc à Glorière que Pierre Delorge et Mlle de Lespéran passèrent toutes leurs après-midi, pendant les quelques semaines qui les séparaient de leur mariage. Semaines divines, dont le radieux souvenir devait illuminer leur vie entière. Chaque matin, après la manœuvre,--car c'était pour son régiment le temps des grandes manœuvres,--le chef d'escadron quittait Vendôme. Jusqu'au pont, il maintenait son cheval au pas. Mais, dès qu'il l'avait dépassé et qu'il atteignait la grande route, il se lançait à toute vitesse, et en moins de dix minutes il arrivait en vue du château. Au loin, sous les grands arbres, dont les cimes verdoyaient, il apercevait, comme une ombre blanche, Mlle de Lespéran. Il sautait à terre, il lui offrait le bras, et, serrés l'un contre l'autre, palpitants, émus, recueillis en leur bonheur, ils gagnaient la maison. Bientôt, une voix joyeuse les saluait: --Arrivez donc, lambins! Voici trois fois que mon pauvre François sonne le déjeuner. C'était la voix amie du baron accourant à leur rencontre. Il échangeait une large poignée de main avec le commandant, et ils allaient se mettre à table dans la belle salle à manger de Glorière, une salle immense, tout entourée de dressoirs et de buffets, où s'étalaient toutes sortes de faïences et de porcelaines de tous les pays et de toutes les époques, acquises pièce à pièce par le digne collectionneur. Le café pris, ils se hâtaient de sortir et ils erraient au hasard à travers le domaine de Glorière. Humble domaine et d'un revenu presque nul, mais ombragé d'arbres admirables, les plus vieux du pays, entrecoupé de vertes pelouses et de grandes roches moussues, et baigné par les eaux limpides du Loir. Cependant M. de Glorière ne tardait pas à rentrer, sous prétexte d'un ordre oublié, de fatigue ou de soins urgents à donner à ses collections. Restés seuls, les jeunes gens s'asseyaient sur quelque quartier de roche, et leurs heures s'écoulaient en douces rêveries et en projets d'avenir. Qu'avaient-ils à redouter désormais? Rien. Tout souriait à leurs modestes ambitions. L'éclat, le bruit, les fièvres de l'orgueil, les vanités de la fortune, les heurts de la passion... que leur importait! Parfois, pourtant, le commandant voyait comme un nuage passer sur le front si pur de sa fiancée. --Qu'avez-vous?... lui disait-il. Avouez que vous pensez à Mlle de la Rochecordeau? Il ne se trompait pas. Ce n'est pas sans des larmes amères, sans de cruels déchirements que Mlle de Lespéran était sortie de cette triste maison de Vendôme, où elle avait été si malheureuse, mais où elle avait connu Pierre Delorge, et il lui restait au fond du cœur comme un vague remords d'en être sortie. [Illustration: Élisabeth ne put s'empêcher d'écouter.] Les derniers adieux de Mlle de la Rochecordeau: «Vous ne serez jamais aussi malheureuse que je le souhaite!» lui revenaient à l'esprit et l'agitaient de vagues appréhensions. C'était une tache à son soleil, une ombre à son bonheur. --Que ne donnerais-je pas, disait-elle à Pierre Delorge, pour me réconcilier avec elle et obtenir qu'elle assiste à notre messe de mariage! Ah! s'il n'eût dépendu que du commandant que ces vœux fussent exaucés! --Malheureusement, objectait-il fort justement à sa fiancée, votre tante a rendu toute démarche de notre part impossible, en nous accusant de convoiter sa fortune. Croyez-moi, oublions-la, comme sans doute elle nous oublie... En cela, il s'abusait. Ils étaient l'unique et constante préoccupation de la vieille demoiselle, et si elle ne donnait pas signe de vie, c'est qu'elle n'avait pas encore perdu tout espoir d'une revanche. Elle savait que, d'après les lois qui régissent l'armée, un officier n'est autorisé à se marier qu'à cette condition expresse que sa future justifie d'un apport de vingt mille francs au moins... --Or, se disait Mlle de la Rochecordeau, où mes amoureux prendront-ils cette somme? Élisabeth n'a pas le sou, et tout l'avoir de son soudard se borne, il me l'a dit, à six mille francs, qui suffiront à peine aux dépenses de la corbeille, du trousseau et de la noce. Illusion vaine! Le commandant n'était pas homme à se lancer dans une expédition sans s'être efforcé d'en prévoir toutes les conséquences. Sachant Élisabeth plus pauvre encore que lui, il avait, fort longtemps avant de se déclarer, pris toutes ses précautions. Son père, après cinquante ans de travail et de privations, possédait près de Poitiers un petit domaine, les Moulineaux, loué quatre cents écus par an et estimé une soixantaine de mille francs. Il avait donc écrit simplement à son père: «J'aime une jeune fille, orpheline et pauvre, et je serais heureux de l'épouser. Le grand obstacle est qu'elle n'a pas la dot qu'exigent les règlements militaires: 20.000 francs. Consentirais-tu à les lui reconnaître, et à laisser, pour cela, prendre hypothèque sur les Moulineaux? Ce ne serait, tu m'entends bien, qu'une formalité qui ne diminuerait pas d'un centime ton petit revenu.» A quoi, non moins simplement, le vieux menuisier avait répondu: «Qu'est-ce que tu me chantes avec ta formalité? Les Moulineaux sont, fichtre! bien à toi, puisqu'ils sont à moi, et tu es libre d'en disposer à ta guise. Ensuite, tu sauras que mon revenu n'est pas petit, puisque j'en économise tous les ans le tiers, que je place à ton intention. Embrasse ta future pour moi, et annonce-lui de ma part une paire de boucles d'oreilles en diamant, dignes de la femme d'un chef d'escadron.» Voilà comment, le 23 mai 1840, par la plus belle journée du monde, fut célébré le mariage de Pierre Delorge et de Mlle Élisabeth de Lespéran... La veille, Mlle de la Rochecordeau avait pris le lit. --Plus d'espoir, disait-elle à une de ses amies; je connais Élisabeth... Son mari la battrait, qu'elle ne ferait pas encore mauvais ménage. II Mais le commandant Delorge ne battit pas sa femme... Du jour de leur mariage, ils goûtèrent, dans sa plénitude, ce bonheur qu'ils rêvaient sous les ombrages de Glorière. Par exemple, le commandant, qui s'attendait d'un jour à l'autre à être nommé lieutenant-colonel, vit lui passer sur le corps, selon l'expression consacrée, deux ou trois chefs d'escadron qui n'avaient d'autre mérite que leur parenté, d'autres droits que la protection. Puis, en moins d'un an, contrairement à toutes les habitudes et sans qu'on sût pourquoi, son régiment fut changé deux fois de garnison, envoyé de Vendôme à Tarbes au mois de septembre, et de Tarbes à Pontivy, au mois de mars suivant. --Bast! qu'importe? disait, gaiement Mme Delorge, quand elle voyait son mari tout près de se mettre en colère, qu'importe! puisque nous nous aimons? Et d'autres fois: --Eh bien! je les bénis, moi, ces contrariétés, et j'en souhaiterais presque de plus sérieuses... Nous sommes trop heureux, ce n'est pas naturel... cela me fait peur! C'est surtout pendant les premiers mois de son mariage que Mme Delorge trahissait ainsi le secret des vagues appréhensions qui tressaillaient en elle. --Tu as la joie inquiète! lui disait en plaisantant son mari. Rien de si exact. Il faut en quelque sorte un apprentissage à des félicités inespérées. Les malheureux deviennent sceptiques, à la longue. Accoutumés aux rigueurs de la destinée, ils s'étonnent et se défient de la moindre de ses faveurs. La vie leur a ménagé tant et de si cruelles déceptions, qu'ils n'osent plus s'endormir en pleine sécurité, de crainte de quelque terrible réveil. La pauvre Élisabeth de Lespéran avait trop souffert pour que la fortunée Mme Delorge se sentît si vite rassurée. Souvent, lorsqu'elle était seule, elle comparait sa situation passée à sa position actuelle, et, au souvenir de certaines privations qu'elle avait endurées et de toutes les humiliations qu'elle avait subies, elle sentait sa poitrine se gonfler de sanglots et elle fondait en larmes. Plusieurs fois son mari la surprit ainsi, et, ému, effrayé: --Qu'as-tu? mon Dieu! lui demandait-il. Mais elle se levait déjà souriante, et se jetant à son cou: --Rien, répondit-elle, je n'ai rien, je t'aime. Peu-à peu, cependant, cette sensibilité exagérée s'émoussa, ses nerfs se détendirent, l'odieux passé se voila de brumes, et elle s'affermit dans son bonheur. Femme, elle tenait toutes les promesses de la jeune fille, réalisant avec une touchante simplicité le type achevé de la compagne d'un homme d'action. Aussi, n'eut-elle qu'à paraître au régiment pour que sa supériorité fût admise même par la femme du colonel, qui ne péchait pas cependant par excès de modestie. Pas une voix ne s'éleva, non pour la critiquer, mais seulement pour la discuter. Véritable miracle! car un régiment n'est en somme qu'un village qui se déplace avec son clocher: le drapeau. Village médisant et cancanier par excellence, qui traîne avec ses bagages, d'un bout de la France à l'autre, ses passions et ses intérêts, ses rancunes, ses convoitises et ses rivalités de femmes qui, chaudement épousées, deviennent de belles et bonnes haines d'hommes. Il y avait quatre mois que le régiment tenait garnison à Pontivy, quand, pour la plus grande joie de son mari, Mme Delorge accoucha d'un gros garçon. Depuis longtemps le nom de ce premier-né était irrévocablement choisi. Ni le chef d'escadron ni sa femme n'avaient oublié tout ce qu'ils devaient de reconnaissance au baron de Glorière, et ils avaient décidé que leur fils, quand il leur en naîtrait un, s'appellerait comme lui: Raymond. Même en cette occasion, le vieux collectionneur fit le voyage de Bretagne, et il resta près d'un mois à Pontivy, ayant découvert aux environs une véritable mine de curiosités. Il apportait des nouvelles de Mlle de la Rochecordeau. La rancunière vieille fille n'avait jamais consenti à le revoir, ne lui pardonnant pas, disait-elle, d'avoir bassement suborné sa nièce et prêté les mains à une mésalliance abominable. Elle devenait plus dévote de jour en jour, changeait de servante deux fois par semaine, et se portait comme un charme. --Vous verrez, assurait le baron, qu'elle nous enterrera tous! Il était singulièrement ému le jour de son départ, qu'il avait sous divers prétextes retardé plusieurs fois, et au moment de monter en voiture, il fit jurer au commandant et à sa femme de venir chaque année passer quinze jours à Glorière. --Si ce n'est pas pour vous ou pour moi, disait-il, que ce soit pour mon filleul Raymond, qui prendra des forces à jouer au grand air, à se rouler dans les foins et à se tremper dans les eaux fraîches du Loir. Élisabeth et son mari trouvèrent leur maison bien vide, le soir de cette séparation. Qu'eût-ce donc été, si on leur eût appris que c'était la dernière fois qu'ils voyaient cet homme excellent. C'était ainsi, pourtant. A deux mois de là, un matin qu'il était monté sur une haute échelle pour épousseter un tableau, il tomba. Il avait cessé de vivre quand François, son vieux domestique, accouru au bruit de la chute, le releva. --C'est le ciel qui se venge! soupira pieusement Mlle de la Rochecordeau, en apprenant la mort de M. de Glorière. Dieu ait son âme! C'est un grand coquin de moins. Ce coquin, par un testament déposé chez un notaire de Vendôme, instituait sa légataire universelle Mme Pierre Delorge, née Élisabeth de Lespéran, sa petite-nièce. A son testament était jointe, à l'adresse du commandant et de sa femme, une lettre où il se révélait tout entier. «Je dormirai plus tranquille, mes chers enfants, écrivait-il, quand j'aurai pris mes dernières dispositions. On ne sait ce qui peut arriver. Je me fais vieux. Ma vue et mon jugement baissent, si bien que l'autre jour, j'ai acheté une croûte ridicule pour un Breughel de Velours. «Donc, comme vous êtes ce que j'aime le mieux au monde, je vous lègue, en toute propriété, meubles et immeubles, tout ce que je possède: «1º Trois mille deux cents francs de rentes, en un titre trois pour cent. «2º Mon château de Glorière, tel qu'il se poursuit et comporte, avec les quelques arpents qui l'entourent et les collections qu'il renferme. «Ne me remerciez pas, c'est de ma part un trait de savant égoïsme d'outre-tombe. Je sais que vous ne vous déferez jamais de Glorière. Vous ne sauriez oublier que ses vieux ormes ont ombragé vos premières amours. Ce vous serait un deuil de savoir foulés par des indifférents ces sentiers aimés où vous vous êtes promenés appuyés l'un sur l'autre pour la première fois. «J'escompte votre sensibilité. Moi aussi je souffrirais de cette idée que Glorière appartiendrait à des étrangers. Si on le mettait en vente, je suis sûr que Pigorin, l'ancien mercier de la rue de l'Hôpital, l'achèterait et s'y installerait. Et les ricanements stupides de ses quatre filles en chasseraient mon ombre. «Mes collections aussi me sont chères. Elles ont été l'occupation et le charme de ma vie. Cependant je vous ordonne de les vendre. «Votre existence vagabonde vous interdit de les garder près de vous, et, laissées au château, sous la seule garde de François, elle se détérioreraient. «Attendez, pourtant! «J'ai choisi et je désigne par leurs numéros, dans mon testament, une soixantaine de pièces, les plus remarquables parmi mes tableaux et mes bronzes, dont je vous prie de vous charger en souvenir de notre amitié. «J'ai calculé que le tout tiendra aisément dans une douzaine de grandes caisses que vous mettrez au roulage, quand vous changerez de garnison. «Ce sera un souci, mais de cette façon vous aurez, en quelque sorte, un intérieur à vous au milieu des meubles banals des appartements que vous êtes forcés d'habiter. «Quant à ce qui est du reste, vendez-le dans le plus bref délai. «Et si vous tenez à honorer ma mémoire, vendez-le au plus haut prix possible. Il ne faut pas qu'on puisse dire que ma collection n'était qu'une boutique à vingt-neuf sous. «Si vous m'en croyez, vous ferez la vente à Tours, où mes collections étaient bien connues, et où habitent une vingtaine d'amateurs, tant du pays que d'Angleterre. «Ayez soin de faire poser des affiches à Blois, à Orléans et au Mans, et n'épargnez pas les annonces dans les journaux... «Est-ce bien tout? Oui. Alors, chers enfants, adieu... Parlez quelquefois à votre petit Raymond de votre vieux et bien affectionné ami «RAYMOND D'ARCES, BARON DE GLORIÈRE. «_P. S._--Je souhaite que, jusqu'à sa mort, mon vieux et fidèle serviteur François reste à Glorière. Une rente viagère de quatre cents francs lui suffira.» Le commandant Delorge avait les yeux pleins de larmes lorsqu'il acheva cette lettre où éclataient tant d'exquise sensibilité et la plus ingénieuse des délicatesses. --Voilà, dit-il à sa femme, qui sanglotait près de lui, depuis notre mariage le premier malheur: un tel ami ne se remplace pas... Pour cela même, il devait leur répugner étrangement de se conformer à ses instructions. Pourtant, ils ne pouvaient faire autrement, il leur fallut bien le reconnaître. Et après bien des perplexités et de longues délibérations, le commandant Delorge prit un congé de quinze jours et partit pour Vendôme. Déjà, le baron y était presque oublié. Il s'y trouvait des gens qui étaient bien aises de n'avoir plus à éviter son petit œil perspicace ou à subir son persiflage familier. Mais son souvenir se réveilla avec une vivacité singulière, le matin où les désœuvrés aperçurent, s'étalant sur les murs, d'immenses affiches jaunes où on lisait en gros caractères: VENTE AUX ENCHÈRES PUBLIQUES =des Meubles anciens, Tableaux, Statues, Gravures, Bronzes, Faïences, Tapisseries, Armes, Livres, etc.,= AYANT COMPOSÉ LES COLLECTIONS DE M. LE BARON DE GLORIÈRE L'idée de cette vente, annoncée comme devant avoir lieu à Tours, à la fin du mois, faisait sourire les bourgeois positifs. --Ah ça! disaient-ils, les héritiers de ce vieil original s'imaginent donc sérieusement qu'il a entassé des trésors dans sa masure de Glorière! A quoi d'autres, hochant la tête, répondaient: --Bast! on tirera toujours un millier d'écus de ces antiquailles... Seulement, il fallait les vendre ici. Les frais d'affiches et de transport absorberont le produit... Ce n'était pas l'avis du commandant Delorge. Sans être ce qu'on appelle un connaisseur, il avait été souvent frappé de la beauté de certains objets. Il avait de plus trop confiance en l'intelligence de M. de Glorière pour admettre qu'il se fût si longtemps et si étrangement abusé sur la valeur de ce qu'il possédait. Du reste, s'il se préoccupait du résultat probable de la vente, c'était beaucoup moins pour lui que pour la mémoire de son vieil ami. --Plus le chiffre en sera élevé, pensait-il, plus seront confondus les imbéciles qui ne voulaient voir en M. de Glorière qu'un maniaque ridicule. Son seul tort fut d'exprimer ces sentiments devant des gens incapables de le comprendre, et qui se disaient, dès qu'il avait tourné les talons: --En vérité, ce brave commandant devrait bien se dispenser de cet étalage de désintéressement! Il nous croit par trop simples!... Lui, cependant, et avant toutes choses, avait mis de côté les numéros désignés par le testament du baron. A ceux-là, il en joignit une centaine encore, choisis surtout parmi les tableaux, les tapisseries et les armes. Le reste, tous frais payés, produisit cent vingt-trois mille cinq cents francs. --Et notez, mon commandant, disait à Pierre Delorge l'expert qu'il avait fait venir de Paris, notez que vous vous êtes réservé la crème, si j'ose m'exprimer ainsi, la fleur des collections. Ce que vous gardez vaut mieux et plus que tout ce que nous avons vendu. Rien que de quatre de vos tableaux, à mon choix, je suis prêt à vous compter, _hic et nunc_, trente mille francs. Ce résultat fabuleux et les propos plus fabuleux de l'expert devaient produire à Vendôme une profonde impression. On vit les gens qui avaient le plus raillé M. de Glorière se gratter l'oreille d'un air penaud: --Diable! disaient-ils, ce n'est décidément pas une si mauvaise spéculation que de ramasser des vieilleries! Et c'est de ce jour que M. Pigorin, de la rue de l'Hôpital, prit l'habitude de faire chaque matin sa tournée chez tous les revendeurs de la ville, espérant y rencontrer de ces merveilles méconnues qu'on achète cent sous et qu'on revend dix ou quinze mille francs. Mlle de la Rochecordeau, elle, s'était mise au lit, ainsi qu'il arrivait à chacune de ses grandes contrariétés. --Qui jamais, gémissait-elle, se fût douté que ce vieil original de Glorière possédait une fortune!... Il n'y avait à le savoir que ma nièce et son soudard. Aussi, voyez comme ils ont chambré le bonhomme!... Ah! ils doivent bien rire, maintenant... Le commandant ne riait pas, mais son cœur bondissait de reconnaissance, au souvenir de l'homme excellent, de l'ami incomparable qu'il avait perdu. Après lui avoir dû le bonheur de sa vie présente, voici qu'il allait encore lui devoir la sécurité de l'avenir. --Vienne la guerre, se disait-il, une maladie, un accident, la mort... mon agonie ne sera pas torturée par cette idée désolante que je laisse sans pain ma femme et mon enfant! Aussi est-ce avec une sorte d'attendrissement pieux que Mme Delorge et son mari suspendirent aux murs et dressèrent sur les cheminées et sur les consoles les tableaux et les bronzes de leur vieil ami. Leur banal appartement meublé de Pontivy en recevait un lustre singulier, et prenait désormais, selon l'expression d'un capitaine connaisseur, un faux air de résidence royale. Mais en dépit du bruit qui se répandit que M. et Mme Delorge venaient d'hériter d'un oncle millionnaire, le train de leur maison resta le même. Train bien modeste, assurément, car deux petites servantes suffisaient à tout, aidées seulement pour les gros ouvrages par l'ordonnance du commandant. C'était un vieil Alsacien, nommé Krauss, qui avait été le camarade de lit de son officier, quand celui-ci était entré au service, ce dont il n'était pas médiocrement fier, qui ne l'avait pas quitté vingt-quatre heures depuis vingt-quatre ans, et qui lui avait voué un de ces attachements aveugles qui font pâlir le fanatisme. Et encore, depuis la naissance de Raymond, Krauss ne se rendait-il plus guère utile dans la maison. Les servantes, Mme Delorge, le commandant lui-même ne pouvaient plus rien obtenir de lui. Le digne troupier s'était, de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d'amant et la soumission d'un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s'y soumettre. --Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable. Ce fils avait un peu plus d'un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel. En ce temps-là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l'avancement. Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse: --Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies... C'est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel. C'est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai. Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu'il recevait de toutes parts, et l'agitait de graves perplexités. [Illustration:--J'attends votre réponse à la demande qui vous a été faite aujourd'hui par le commandant Delorge.] Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d'un long voyage et à tous les périls d'un climat brûlant, au plus fort de l'été? Mais au premier mot qu'il dit de ses incertitudes à Mme Delorge: --Je savais ce que je faisais en t'épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d'un soldat. Partout où on enverra mon mari, j'irai. Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s'installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombreux s'étagent en terrasses le long des pentes du ravin de Santa-Cruz. Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d'Alger. Notre colonie était en feu. Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s'organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l'islamisme. Le fils de l'empereur du Maroc était le chef de cette croisade. Il campait sur les bords de l'Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil. Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara. Seulement il comptait sans le héros «à la casquette», le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, «le père Bugeaud». Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer. Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu'il avait de troupes à sa portée. Si bien que le colonel Delorge n'était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu'il reçut du «père Bugeaud» l'ordre de lui amener sur-le-champ son régiment. C'est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentrer chez lui pour prendre ses dernières dispositions. Intérieurement, il se félicitait d'être arrivé à temps pour marcher à l'ennemi, ce qui n'empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d'annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle. --Le régiment part à minuit! lui dit-il de l'air le plus gai qu'il put prendre. Il s'attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante, peut-être... Point. Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c'est d'un ton ferme qu'elle répondit simplement: --C'est bien. Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s'occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu'il était en elle à ce qu'il ne manquât de rien, quoi qu'il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu'il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille. Plus ému de ce sang-froid qu'il ne l'eût été par des larmes, il s'efforçait de la rassurer. --Bast! lui disait-il, est-ce que j'aurai besoin de tout cela! Laisse donc faire Krauss, c'est un vieil Africain, qui connaît son affaire... Les vingt mille habitants d'Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu'il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant. Mme Delorge avait été stoïque... Dominant l'émotion terrible qui l'écrasait, c'est avec un bon sourire aux lèvres qu'elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l'étrier. Sa voix d'un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu'elle dit à son fils: --Embrasse ton père et dis-lui: Au revoir! --Au revoir, papa! bégaya l'enfant... Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s'évanouit... --Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l'envie de recommencer. Pour cette fois, il devait avoir raison, car, à huit jours de là, le «père Bugeaud» gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d'Isly. Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n'avait pas peu contribué au succès de la journée. Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon. Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager. Lui-même devait en être quitte à assez bon marché. --A très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d'une pareille façon! Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n'étaient plus qu'une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n'avait reçu qu'une blessure au bras droit. --Va! j'étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran... Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l'aurais pas senti, moi, ici!... Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir... Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet. En revanche, il fut une fois de plus porté à l'ordre du jour de l'armée, et investi d'un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d'organisateur. C'est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés: «Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l'Algérie en dix ans!» Sa réputation de soldat et d'administrateur n'avait donc plus rien à gagner, lorsque arriva la révolution de 1848... S'il s'en préoccupa, ce fut pour bénir la destinée, qui l'éloignait de Paris en une année où la guerre civile y fit couler des flots de sang. Mais il ne s'en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur. Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline. Alors Mme Delorge n'avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage... Accoutumée à son bonheur, elle s'y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants. Pauvre femme!... Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours... Il venait. III On arrivait à la fin de mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République française, lorsque les cercles militaires d'Oran commencèrent à se préoccuper de trois «pékins» arrivés depuis peu de France, et descendus à l'_Hôtel de la Paix_. L'un était un homme jeune encore, et d'un extérieur «avantageux», portant toute sa barbe, et qui se faisait appeler M. le vicomte de Maumussy. L'autre était plus âgé. Déjà ses moustaches, fort longues et outrageusement cirées, grisonnaient. Attitude, démarche, coupe de vêtements, tout en lui trahissait, ou plutôt affectait cet on ne sait quoi qui distingue les officiers en bourgeois. Il était inscrit à l'hôtel sous le nom de Victor de Combelaine. Ces deux messieurs étaient décorés. Le troisième, plus humble, était aussi plus indéchiffrable. Il était gros et court, fort rouge, très chauve, et d'une vulgarité que rehaussaient encore les énormes chaînes de montre qui battaient sa bedaine et les bagues qui cerclaient ses doigts noueux. Les autres l'appelaient, encore qu'il ne parût pas très âgé, le père Coutanceau. Tous trois venaient en Afrique, disaient-ils partout, à tout propos et très haut, pour obtenir des concessions et faire de l'agriculture en grand. C'était fort possible, après tout. Seulement, leurs agissements démentaient leurs assertions. Ce n'était pas des colons qu'ils recherchaient, ni des fermiers, mais presque exclusivement des militaires. Souvent, à la nuit tombante, on voyait se glisser chez eux, et non sans précautions pour n'être point vus, des officiers des districts cantonnés au loin, à Mers-el-Kébir, à Arzew, à Sidi-bel-Abbès. De leur côté, ils étaient toujours par voies et par chemins, tantôt à pied et tantôt en voiture, visitant les postes militaires, et parfois demeurant des deux et trois jours à Mostaganem ou à Mascara. L'argent ne paraissait pas leur manquer. Les poches de M. Coutanceau, des poches immenses, où il avait toujours les mains plongées jusqu'au coude, sonnaient comme un clocher de village. Et ils faisaient grande chère, prenant leurs repas à part et ne ménageant ni le vin de Bordeaux des grands crus, ni le vin de Champagne. --Positivement, ces gaillards-là nous inquiètent, disait un soir à sa femme le colonel Delorge. On dirait des agents de recrutement. Mais qui viendraient-ils recruter dans la colonie? Pour qui? pour quoi? --Que ne vous mettez-vous en quête de renseignements! répondait simplement Mme Delorge. On s'enquit, et on en obtint d'un sous-intendant, qui avait été longtemps employé au ministère des finances, et qui savait son Paris sur le bout du doigt. M. le vicomte de Maumussy s'appelait de son vrai nom Chingrot, et il eût été bien habile celui qui eût su dire où se trouvait sa vicomté. C'était un de ces viveurs de troisième ordre qui font cortège aux fils de famille en train de dévorer leur légitime, et qui sans un sou vaillant affichent tous les dehors du luxe, jouent gros jeu et roulent voiture. L'enlèvement d'une pauvre jeune femme qu'il avait ensuite ruinée, un duel heureux et une nuit de veine au baccarat avaient marqué l'apogée de l'honorable carrière de M. Chingrot de Maumussy. Depuis, il n'avait fait que déchoir. Il se noyait, selon l'expression consacrée, buvant une gorgée plus amère et coulant plus profondément à chacune de ses tentatives pour remonter à la surface. Et Dieu sait s'il en avait risqué de ces tentatives, en finances, en industrie, en journalisme et en politique!... Car il était dévoré d'ambitions, de convoitises et de rancunes, et se croyait apte à tout. Et, de fait, il ne manquait ni d'intelligence, ni d'esprit, ni de savoir-faire. Causeur facile et agréable, il était rompu à toutes les intrigues et avait cette imperturbable audace de l'homme qui n'a plus rien à perdre. Accusé d'un bonheur trop constant au jeu, perdu de dettes, traqué par des créanciers qui le menaçaient non plus de Clichy mais de la police correctionnelle, exclu de tous les cercles, exécuté en dernier lieu à la Bourse, où il carottait des différences, M. Chingrot de Maumussy avait fait un plongeon définitif et disparu du boulevard lors des journées de février 1848. Non moins mouvementée devait avoir été l'existence de son compagnon, M. Victor de Combelaine, dans une sphère inférieure, toutefois. Et il faut dire: devait, au conditionnel, parce que nul ne savait rien au juste des parents, ni même du pays de cet honorable... gentilhomme. D'aucuns soutenaient que nulle part jamais n'exista un M. de Combelaine père. Sa mère était, assurait-on, une noble demoiselle hongroise, que la sensibilité de son cœur avait perdue. Le positif, c'est que le Combelaine avait été militaire. Des gens l'avaient connu lorsqu'il venait de s'engager dans un régiment de hussards, et les fournisseurs de toutes les villes où il avait tenu garnison gardaient de lui de cuisants souvenirs et des liasses de billets protestés. En dépit de tout, et si piètre serviteur qu'il pût être, il avait dû à de mystérieuses influences un avancement scandaleusement rapide. Il était capitaine, et se plaignait de moisir en ce grade, quand, à la suite d'une aventure dont le secret fut bien gardé, il essaya de se suicider. S'étant manqué, il reprit goût à la vie, mais il donna sa démission, volontairement, prétendaient les uns; parce qu'il ne pouvait faire autrement, assuraient les autres. Comment vivre, cependant? Il s'improvisa voyageur en parfumerie. Une querelle avec son patron l'ayant rejeté sur le pavé, il entreprit de fonder une salle d'armes. Tireur de premier ordre, il réussissait, il gagnait de l'argent... Une _légèreté_ le contraignit à fermer boutique. Un de ses élèves étant menacé d'un duel sérieux, il avait, moyennant finance, pris le duel à son compte et tué l'adversaire. Obligé de fuir, il s'était réfugié en Belgique, s'était fait comédien, et avait, pendant dix mois, essuyé les sifflets de Bruxelles. Remercié par son directeur, il s'était lancé dans la politique, avait conspiré, en avait vécu, et finalement s'était trouvé englobé dans un procès où son attitude lui avait attiré de la part de ses coaccusés l'épithète de mouchard... C'était d'ailleurs, selon son expression, un «noceur» féroce, dévoré de convoitises malsaines et d'appétits honteux, sans foi, sans loi, sans mœurs, brave peut-être, mais ayant, à coup sûr, moins de bravoure que de confiance en son adresse de spadassin, prêt à tout pour de l'argent, capable, selon son intérêt, de tuer un homme pour une vétille ou de digérer un soufflet sans sourciller. Comparé à ces deux honorables personnages, leur compagnon, M. Coutanceau, pouvait passer pour un petit saint. Ce dernier n'était, à vrai dire, qu'un vulgaire faiseur, qui depuis quinze ans naviguait sur les récifs du Code, toujours entre le bagne et la maison centrale. Pris la main dans le sac, il en avait été quitte pour treize mois de prison, mais il s'était vu du même coup contraint de prendre sa retraite. Il ne s'en consolait pas, encore bien qu'il eût la prudence de se garder pour la soif une poire de quatre-vingt mille livres de rentes. Avec ses apparences de bonhomie et de rondeur, il était vaniteux follement et ambitieux plus encore. Parce qu'il s'était adroitement tiré de quelques tripotages, il se croyait l'étoffe d'un financier de génie, et était, ma foi! prêt à risquer tout ce qu'il possédait pour le prouver. Enfin, il était avéré que ces trois associés s'étaient trouvés mêlés à toutes les agitations inspirées par une société bonapartiste qui est restée célèbre sous le nom de _Club des culottes de peau_. C'est dire la surprise de Mme Delorge quand, un matin, elle aperçut dans la cour M. le vicomte de Maumussy et M. de Combelaine. Ils demandaient à parler au colonel Delorge quand on les conduisit près de lui... Que voulaient-ils? Mme Delorge ne se le demanda même pas. Elle s'occupait de tout autre chose, quand son attention fut attiré par de grands éclats de voix. Elle prêta l'oreille: c'était son mari qui jurait, en proie, à ce qu'il lui parut, à une terrible colère... Presque aussitôt, des pas rapides retentirent dans l'escalier... Évidemment, les deux visiteurs se retiraient beaucoup plus vite qu'ils n'étaient venus. Mais le colonel descendait sur leurs talons, et quand il arriva dans la cour: --Krauss, cria-t-il à son ordonnance, regarde bien ces deux individus, et souviens-toi que si jamais ils viennent me demander, je n'y suis pas... La colère du colonel Delorge avait dû être des plus violentes, car son visage en gardait encore les traces, une heure après, lorsqu'il se mit à table pour déjeuner. Et cependant, il était visible qu'il faisait les plus grands efforts pour reprendre son sang-froid et écarter de son esprit quelque pensée importune. Il parlait plus que de coutume, et avec une certaine véhémence, encore qu'il ne parlât que de choses indifférentes. Il s'emporta contre son fils à propos d'une niaiserie, et sa fille, la petite Pauline, étant venue à pleurer, il s'écria en jurant qu'il était insupportable d'entendre continuellement crier des enfants. C'est avec un étonnement profond que sa femme le considérait. Jamais elle ne l'avait vu ainsi. Et, cependant, elle n'osait l'interroger en présence des domestiques, qui allaient et venaient pour le service. Mais lui, dès qu'on eut servi le café: --Te serait-il bien agréable, demanda-t-il à sa femme, d'être madame la générale?... Ainsi que toutes les femmes qui aiment, Mme Delorge était très ambitieuse pour son mari, n'apercevant personne qui pût lui être comparé. Croyant à quelque bonne nouvelle, elle eut un mouvement de joie, et très vivement: --Oui, certes! répondit-elle. Mais pourquoi cette question? --C'est qu'on cherche des généraux. --Qui? --Les deux estimables personnages que j'ai vus ce matin, parbleu! Et sans laisser à sa femme le temps de revenir de sa surprise: --C'est comme cela, poursuivit-il. Les officiers généraux actuels ne suffisent plus. Bedeau, Bugeaud, Lamoricière, Changarnier et les autres, deviennent gênants. Il en faut de nouveaux, très vite, parmi lesquels probablement on choisira le ministre de la guerre. Et comme on les voudrait glorieux et populaires, nous allons, à leur intention, entreprendre une grande expédition en Kabylie, contre les Beni-Sliman et les Oustani... Mme Delorge pâlit au souvenir de ses transes nouvelles lors de la bataille d'Isly, et d'une voix un peu tremblante: --Ainsi, tu vas partir, Pierre?... commença-t-elle. --Si j'en reçois l'ordre... évidemment. Mais rassure-toi, l'ordre ne viendra pas. Je n'ai aucune des qualités requises. Ainsi, je ne crois pas que, d'ici longtemps, tu sois madame la générale Delorge... si tu l'es jamais, toutefois,--ce qui, depuis ce matin, est devenu diablement problématique. Sur quoi, roulant sa serviette, il la jeta violemment sur une chaise et sortit en sifflant. --Signe d'orage! grommela Krauss. Ce n'était absolument rien que cette scène, et dans quatre-vingt-quinze ménages sur cent, elle eût passé inaperçue. Mais de même qu'il suffit d'un grain de sable qui tombe pour ternir le pur cristal d'une source, une seule parole violente devait troubler étrangement la paisible harmonie de cet heureux intérieur. --Il n'y a pas à en douter, pensait Mme Delorge, il est arrivé quelque chose à Pierre, quelque chose de très grave... et cela, du fait de ces deux chevaliers d'industrie... Mais c'est en vain qu'elle s'épuisait à imaginer une relation admissible entre le vicomte de Maumussy ou M. de Combelaine et le loyal colonel Delorge... Cependant, ces honorables associés n'en étaient plus à leur isolement des premiers jours. Ils avaient réussi à se constituer une société. Le vicomte de Maumussy se faisait une réputation d'homme politique. M. de Combelaine, invité à un assaut d'armes, y avait fait merveille. M. Coutanceau jouait et perdait le plus galamment du monde. Deux ou trois officiers supérieurs des environs ne les quittaient pour ainsi dire plus. Ils donnaient des dîners où on buvait sec, en choquant les verres, et qui étaient suivis de soirées où l'on absorbait d'immenses quantités de punch. Jusqu'à ce qu'enfin, un beau matin, ils partirent tout à coup, comme ils étaient arrivés. Mme Delorge respira. Elle avait compris que ces trois hommes ne pouvaient être que des émissaires politiques. --Maintenant, pensa-t-elle, Pierre va redevenir lui-même... Point. Le colonel, au contraire, devenait plus soucieux de jour en jour. Cette expédition de Kabylie dont il avait parlé se préparait, et il semblait se préoccuper prodigieusement de savoir si son régiment en ferait ou non partie. [Illustration: Ils échangeaient des serments d'amour en se promenant dans le parc de Glorière.] C'était, du reste, la grande et unique affaire de tous ses officiers, et il ne se passait pas de jour sans qu'on lui demandât vingt fois: --Eh bien! mon colonel, en sommes-nous? Ils n'en furent pas, et ce leur fut une grande mortification. Jamais, en aucune occasion, on n'avait fait autant mousser une expédition. Jamais campagne heureuse ne donna lieu à de plus nombreuses promotions. --Ah çà! pensèrent-ils, est-ce que notre colonel serait en disgrâce?... Ils n'en doutèrent plus lorsqu'ils virent lui «passer sur le corps» plusieurs colonels qui n'avaient ni ses services, ni ses blessures, ni surtout sa haute valeur. Cependant, on comprit sans doute qu'il serait impolitique de sacrifier ouvertement un homme de cette valeur, aimé et estimé dans l'armée comme pas un. Et, dans les premiers jours de 1851, et au moment où, certes, il ne s'y attendait aucunement, le colonel Delorge reçut sa nomination au grade de général, et l'ordre de venir à Paris se mettre à la disposition du ministre de la guerre... Mais cet avancement, qui eût dû combler ses vœux, l'irrita. Tout le monde remarqua de quel sourire contraint il accueillait les félicitations qui lui arrivaient de toutes parts. Et le soir, lorsqu'il fut seul avec sa femme: --Sais-tu, lui dit-il, ce que je ferais, si j'étais sage? Je donnerais ma démission et nous irions vivre à Glorière... Nous avons huit mille livres de rentes... Elle ne le laissa pas poursuivre: --Ah! ce serait un acte de folie, s'écria-t-elle, et que tu ne feras pas, si j'ai quelque influence sur toi!... Toute puissante était l'influence de Mme Delorge sur son mari. Et la preuve, c'est qu'elle obtint de lui qu'il renonçât, au moins pour le moment, à sa détermination, déjà presque arrêtée, de quitter le service. C'était grave, ce qu'elle faisait là, c'était assumer pour l'avenir une terrible responsabilité, elle ne se le dissimulait pas. Mais forte de sa conscience de mère et d'épouse, croyant avoir un devoir à remplir, elle le remplissait. Nulle ambition, aucune considération personnelle ne la guidaient. Loin de là. Cette retraite à Glorière, cette perspective de la plus paisible des existences la séduisaient, et c'est de ses séductions mêmes qu'elle se défiait. Ne semblait-elle pas d'ailleurs obéir à toutes les règles de la prudence humaine, ne paraissait-elle pas avoir raison mille fois quand elle disait: --Patiente, Pierre, réfléchis! Ne cède pas à un mouvement d'humeur ou de découragement dont tu aurais regret. Ne sera-t-il pas toujours temps de donner ta démission!... Ah! s'il lui eût dit la vérité!... Mais non, il se tut. Et ils quittèrent Oran, suivis du dévoué Krauss. C'était à Paris même qu'on réservait un emploi au général Delorge. Il l'apprit lorsqu'il se présenta au ministère de la guerre. Dès lors, ils n'avaient plus, sa femme et lui, qu'à prendre toutes leurs dispositions pour un assez long séjour. Après bien des recherches et des courses, ils s'installèrent à Passy, rue Sainte-Claire, dans une jolie villa entourée d'un grand jardin. Le prix en était peut-être excessif, eu égard à leur peu de fortune, mais ils avaient été décidés par les avantages que le jardin offrait à leurs enfants, à Raymond, qui allait avoir dix ans, et à la petite Pauline. Hélas! ils n'y étaient pas depuis un mois encore, que déjà Mme Delorge se repentait amèrement d'avoir combattu les résolutions de son mari. Certes, il restait toujours le même pour elle, affectueux et tendre, mais elle sentait qu'il lui échappait en quelque sorte. Le général ne s'était jamais occupé de politique, et même il professait cette opinion qu'un pays est bien malade quand ses généraux se mêlent aux luttes des partis, quittent l'épée pour la plume, descendent de cheval pour monter à la tribune, et livrent au public le secret de leurs rivalités et de leurs rancunes. Cependant il lui était bien difficile, avec sa situation, de se désintéresser des affaires publiques, en cette fatale année de 1851, et à un moment où tant d'ambitions insoucieuses de la France se disputaient le pouvoir. Les incertitudes et les menaces de l'avenir troublaient alors profondément Paris. Chaque jour, quelque bruit étrange circulait, justifié par l'arrivée aux affaires des personnages les plus inquiétants. De tous côtés surgissaient, comme pour une curée, tous les faillis de la vie, les fruits secs de toutes les carrières, les ambitieux, les incapables, les coquins... M. le vicomte de Maumussy, au retour d'une mission diplomatique en Allemagne, avait été nommé à un poste important. Un journal avait mis en avant, pour une préfecture, M. Coutanceau. M. le comte de Combelaine--car il était comte désormais--occupait une situation toute de confiance près du prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française. Quel parti prit le général Delorge dans cette mêlée d'égoïstes intérêts; en prit-il même un? C'est ce que Mme Delorge ne sut jamais. Le temps n'était plus où elle était la confidente des plus secrètes pensées de son mari. Il ne lui disait rien de ses occupations ni de ses projets. Et si elle l'interrogeait, il n'avait que des réponses vagues, lorsqu'il ne détournait pas la conversation. Le connaissant comme elle le connaissait, elle observait en lui comme une constante préoccupation de ne la pas inquiéter qui redoublait ses angoisses. Le positif, c'est qu'il sortait beaucoup, et qu'il recevait un assez grand nombre de visiteurs, parmi lesquels quatre ou cinq députés... Enfin, dans le courant d'octobre, il consentit, à deux reprises, à recevoir un des hommes qu'il avait autrefois honteusement chassés... M. de Combelaine... Enfin, on peut dire que Mme Delorge s'attendait vaguement à quelque catastrophe, lorsque arriva le 30 novembre... Journée fatale, dont les moindres circonstances devaient rester ineffaçablement gravées dans la mémoire de la malheureuse femme... C'était un dimanche. Le général s'était levé beaucoup plus gai que d'ordinaire, et, après le déjeuner, malgré le froid et la brume, il était descendu avec son fils, pour tirer quelques balles à un tir qu'il avait fait établir au bout du jardin. En remontant, Raymond avait dit à sa mère: --Je n'ai manqué le carton que six fois, mais papa ne l'a pas manqué, lui, quoiqu'il ait été obligé de tirer de la main gauche. --Il est de fait, avait ajouté le général, que mon maudit bras droit me fait terriblement souffrir aujourd'hui... c'est à peine si je peux le remuer. Sur quoi, s'étant assis près du feu, il avait proposé à sa femme de la conduire au spectacle le soir, et ils en étaient à choisir un théâtre, lorsque Krauss était entré tenant une lettre qu'on venait d'apporter. A la seule vue de l'adresse, le général avait froncé les sourcils. Il l'avait lue d'un coup d'œil, puis la froissant violemment, il l'avait jetée dans la cheminée en s'écriant: --Non! mille fois non!... Cependant, il avait paru réfléchir. Puis au bout d'un moment: --Tu n'auras pas, ma pauvre Élisabeth, avait-il dit à Mme Delorge, le plaisir que je te promettais... Me voici forcé de me rendre à un rendez-vous que me demande, ou plutôt que m'impose cette lettre... Puis, sonnant Krauss, il lui avait dit: --Prépare pour ce soir ma grande tenue... Je m'habillerai à huit heures et demie... Mais c'en était fait de la gaieté du général. Il n'avait pas tardé à regagner son cabinet, et il y était resté enfermé jusqu'au dîner... A neuf heures, cependant, il était prêt, et il avait envoyé Krauss lui chercher une voiture... Embrassant alors sa femme: --Je rentrerai de bonne heure, lui avait-il dit; sois sans inquiétude... Et il était parti... IV C'était encore une soirée que Mme Delorge allait passer, comme tant d'autres, hélas! depuis quelques mois, seule entre ses deux enfants, entre sa fille, la petite Pauline, qui ne tardait pas à s'endormir, et Raymond, qui achevait ses devoirs pour la classe du lendemain. Deux circonstances pourtant la rassuraient. Au lieu de sortir en bourgeois, comme d'ordinaire, le général s'était mis en tenue, ce qui semblait annoncer qu'il se rendait à quelque réunion officielle. Et il lui avait promis de rentrer de bonne heure. N'importe! Ainsi qu'il arrive toujours lorsqu'on sent devant soi de longues heures d'attente, elle cherchait à s'occuper, s'efforçant de tromper son impatience et de perdre la notion du temps. Raymond ayant achevé sa tâche, elle fit avec lui cinq ou six parties de dames, avant de l'envoyer coucher... Jusqu'à ce qu'enfin, onze heures sonnant, elle demeura seule dans le salon. --Onze heures! se dit-elle. Il ne peut pas rentrer encore... Elle avait pris un livre, mais c'est vainement qu'elle essayait de s'y intéresser ou seulement d'y appliquer son attention. Sa pensée lui échappait. Elle se reportait, et avec quels regrets! à ces temps heureux où son mari, sans autres soucis que ceux de sa profession, lui appartenait si entièrement. Alors il fallait un événement pour l'arracher, après le dîner, aux douceurs de son foyer. Et, s'il se trouvait contraint de sortir, elle savait où il allait et pour quelle cause. Alors il n'avait pas de secrets pour elle, alors elle ne se sentait pas enlacée dans les fils de quelque mystérieuse intrigue... Minuit sonna... --Maintenant, murmura-t-elle, je ne dois plus avoir longtemps à attendre... C'est avec une étrange netteté que se représentaient à son esprit tous les événements qui se succédaient depuis cette visite de M. de Maumussy et de M. de Combelaine, et en tout elle croyait reconnaître, leur influence mystérieuse et fatale. Ces passe-droits dont le général avait été victime ne provenaient-ils pas d'eux? N'était-ce pas à cause d'eux qu'il avait eu l'idée de donner sa démission?... Ah! folle! Ah! imprudente!... pourquoi l'en avait-elle détourné!... Mais il était une heure; et le général ne paraissait toujours pas. Mme Delorge se leva, et après quelques tours dans le salon, alla s'accouder à la fenêtre, prêtant l'oreille... Nul bruit ne troublait le morne silence de ce paisible quartier de Passy. Rien, on n'entendait rien, ni roulement de voiture, ni voix, ni pas... La nuit était sombre et froide; un brouillard dense, qui par moments se résolvait en pluie, enveloppait tout comme d'un linceul. Bientôt elle se sentit prise de frissons. Elle referma la fenêtre et vint se rasseoir près de la cheminée, dont elle raviva le feu. Elle songeait que c'était une grande fauté qu'ils avaient commise, son mari et elle, que de prendre une habitation si éloignée du centre de Paris... Passy, l'hiver, passé dix heures du soir, c'est le bout du monde, on ne trouve plus de cochers qui consentent à y aller... Peut-être, en ce moment même, le général cherchait-il un fiacre... Peut-être avait-il été forcé de se mettre en route à pied. --Donc, pensait-elle, il n'y a pas encore trop de temps de perdu... Pauvre Pierre! ne devrais-je pas savoir qu'il souffre autant que moi!... Elle disait cela, mais de moins en moins elle réussissait à se défendre de l'indéfinissable tristesse qui l'envahissait. Quelle vie!... Est-ce que cela durerait encore longtemps!... En était-ce donc fait à tout jamais de son repos et de son bonheur!... Ah! pourquoi aussi avait-elle été si faible et si réservée! Pourquoi n'avait-elle pas arraché à son mari le secret des soucis poignants qu'elle avait lus sur son front!... Deux heures!... L'inquiétude la gagnait. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pendule. Elle comptait les minutes. Elle se disait: --Avant que la grande aiguille soit là, il sera près de moi. Lentement, de son mouvement égal et imperceptible, la grande aiguille avançait, et dépassait le point fixé... Personne! La malheureuse femme pensait maintenant à cette lettre, qui était venue lui enlever la bonne soirée qu'elle se promettait. D'où venait-elle, cette lettre maudite? En la recevant, le général s'était troublé. Que lui demandait-on donc, qu'il s'était écrié: «Non, mille fois non, jamais!...» Qui donc l'avait écrite?... La sonnerie de quatre heures lui sembla, dans le silence, comme un glas funèbre. --Mon Dieu! murmura-t-elle, que lui est-il arrivé? Pour la première fois, l'idée d'un accident se présentait à son esprit. Quel? elle ne savait, mais terrible, à coup sûr!... Incapable de demeurer en place, elle quitta le salon et gagna le vestibule, faiblement éclairé par une petite lampe qui agonisait dans son globe de verre dépoli. Sur une des banquettes, Krauss était étendu. Mais il ne dormait pas. Au froissement léger du peignoir de Mme Delorge le long de la rampe de l'escalier, il se dressa d'un bond, et du ton dont il eût répondu présent: --Madame!... fit-il. Pourquoi ne dormait-il pas, lui qui d'ordinaire tombait de sommeil sitôt la nuit venue? Était-il donc inquiet, lui aussi? Avait-il des raisons d'être inquiet? Voilà ce que se dit la pauvre femme. Et tout aussitôt: --Krauss, demanda-t-elle, savez-vous où est allé le général? --Non, madame. --Vous ne l'avez donc pas accompagné jusqu'au fiacre? --Si, madame, je portais son manteau. --Et vous n'avez pas entendu l'adresse qu'il donnait au cocher? --Non, madame. Et vivement: --Mais il ne peut rien être arrivé au général, madame... Il a son épée, et quand il a son épée... --Merci, Krauss, interrompit Mme Delorge. Elle remonta. Maintenant, elle ne doutait plus. Maintenant, elle était sûre d'un grand malheur... Elle passa par la chambre de son fils, qui dormait de ce bon sommeil de l'enfance, et le baisant au front: --Pauvre Raymond! murmura-t-elle, Dieu te garde à ton réveil!... Le jour venait, cependant, blafard et livide, lorsqu'un coup de cloche retentit à la porte de la villa. --Lui! s'écria la malheureuse femme, c'est lui!... Elle croyait reconnaître sa manière de sonner, elle voulait s'élancer à sa rencontre... Mais cette immense joie après de si cruelles souffrances achevant de la briser, ses forces trahirent sa volonté et elle retomba sur son fauteuil... Cependant elle percevait nettement tous les bruits de la maison. Elle entendit Krauss ouvrir la porte du vestibule, elle entendit grincer sur ses gonds rouillés la grille de la villa... Elle distingua le murmure de plusieurs voix, puis des pas sous lesquels criait le sable du jardin... --C'est singulier, pensa-t-elle, Pierre ne rentre-t-il donc pas seul?... Déjà, ces mêmes pas retentissaient dans le vestibule, et bientôt elle les entendit dans les escaliers et sur le palier même, pesants, embarrassés comme les pas de gens qui portent un fardeau et mêlés à des chuchotements étouffés... Folle de terreur, cette fois, elle réussit à se lever... Mais au même instant, la porte du salon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent qu'elle ne connaissait pas, suivis de Krauss plus blanc que le plâtre du mur contre lequel il s'appuyait... --Mon mari!... s'écria-t-elle, mon mari!... Un des deux hommes, pâle et tremblant d'émotion, s'avança: --Du courage, madame, commença-t-il, du courage!... Elle comprit, la malheureuse, et d'une voix à peine distincte: --Mort! balbutia-t-elle; il est mort!... Elle chancelait sous ce coup horrible, ses yeux se fermaient, et Krauss étendait les bras pour la soutenir... Mais elle le repoussa, et se redressant, par un prodige d'énergie: --Conduisez-moi près de lui, s'écria-t-elle, je veux le voir; où est-il? L'homme qui avait parlé désigna du doigt une porte et répondit: --Là!... D'un élan éperdu, Mme Delorge se précipita contre cette porte, et si rude fut le choc que les battants cédèrent... Alors apparut la chambre à coucher, à peine éclairée par les lueurs tremblantes d'une seule bougie. Sur le lit, dont l'édredon avait été retiré et jeté dans un coin, gisait le corps déjà roide et glacé du général Delorge. Ses yeux grands ouverts et sa face convulsée gardaient encore une terrible expression de haine et de mépris... Une écume sanglante frangeait ses lèvres violacées... Son habit, souillé de terre, était déboutonné, et une de ses épaulettes manquait. Sur une chaise, près du lit, étaient déposés le grand manteau du général, son chapeau, dont la pluie avait fripé les plumes, et son épée nue... A ce spectacle affreux, la malheureuse femme demeura comme clouée sur le seuil, la pupille dilatée, les bras tendus en avant comme pour repousser quelque terrifiante vision. Elle ne pouvait croire, elle ne pouvait se résigner à cette soudaine survenue du néant... Ce ne fut qu'une seconde... Elle s'avança en trébuchant et s'abattit sur le lit, serrant entre ses bras d'une étreinte convulsive ce corps inanimé, collant ses lèvres contre ces lèvres glacées et muettes pour toujours... Comme si, dans la démence de sa douleur, elle eût espéré qu'à la chaleur de ses embrassements allait se réchauffer et battre de nouveau ce cœur qui, pendant tant d'années, n'avait battu que pour elle... --Pauvre femme!... murmura un des inconnus, assez haut pour être entendu de Krauss, pauvre femme!... Déjà elle s'était redressée, et d'un air égaré, d'un accent indicible d'épouvante et d'horreur: --Du sang! s'écria-t-elle, du sang! voyez!... Elle étendait le bras en disant cela, et sa main en effet était rouge de sang, et même quelques caillots avaient éclaboussé la dentelle de ses manches. --Ah! mon mari a été lâchement assassiné! cria-t-elle encore. Celui des deux étrangers qui avait déjà parlé, le plus jeune, hochait la tête: --Non, madame, prononça-t-il, non! ce surcroit de douleur, du moins, vous est épargné. Le général Delorge a succombé en duel... --Et après un combat loyal, ajouta l'autre. Elle les regardait sans paraître comprendre, et c'est comme des mots vides de sens qu'elle répétait: --Un duel!... un combat loyal!... Mais depuis un moment déjà les deux inconnus se consultaient et se concertaient du coin de l'œil... Le plus jeune s'avança, et s'inclinant profondément: --Nous étions chargés, madame, dit-il, d'une douloureuse et pénible mission... Nous l'avons remplie... Et, à moins que vous n'ayez des ordres à nous donner, à moins que nous ne puissions vous être utiles en quelque chose, nous vous demandons la permission de nous retirer... Il attendit respectueusement une réponse... Cette réponse ne venant pas: --Pour mon compte, madame, ajouta-t-il, je serai toujours à votre disposition; voici ma carte... Il déposa, en effet, une carte de visite sur la cheminée, fit un signe à son compagnon, et tous deux se retirèrent sur la pointe du pied, sans que personne songeât à les retenir... Mme Delorge s'était agenouillée près du lit, le front appuyé sur une des mains glacées du mort, et d'une voix haletante: --Pierre, disait-elle, Pierre, pardonne-moi!... C'est par moi, qui t'aimais tant, que tu meurs... Oui, c'est moi qui te tue, ô mon unique ami!... Cette mort horrible, tu la prévoyais peut-être, le jour où tu voulais te retirer à Glorière... Et c'est moi, insensée, qui n'ai pas voulu, c'est moi, misérable, qui ai abusé de l'indulgence de ton amour, pour t'amener ici, contre ton gré, contre toute raison, au milieu de tes ennemis!... [Illustration: Elle lui tendit son fils.] Si déchirante était l'expression de son désespoir, que Krauss, demeuré jusque-là hébété de douleur près de la porte, eut peur et s'approcha... --Madame, fit-il en lui touchant l'épaule, madame!... Elle ne tourna seulement pas la tête. Suffoquant sous l'abondance de ses souvenirs, elle continuait: --A Glorière, c'était le bonheur qui nous attendait... Ici c'était la mort terrible, soudaine... Mais je sais mon devoir, ô mon bien-aimé!... Dans la mort comme dans la vie, je t'appartiens uniquement, je suis à toi!... Est-ce que je pourrais te survivre, alors même que je le voudrais!... Le bon, l'honnête Krauss sanglotait... --Mon Dieu! se disait-il, elle devient folle, elle veut se tuer. Qu'allons-nous devenir, les enfants et moi?... Et il demandait au ciel une inspiration, quand un cri, lamentable, désespéré, retentit... Frémissant, il se retourna... Raymond, enfin réveillé par les allées et les venues, accourait à peine vêtu... Il avait tout compris, le malheureux enfant, et il se jeta au cou de sa mère en s'écriant: --Mort!... mon pauvre père est mort!... Peut-être fut-ce le salut de cette femme si cruellement éprouvée! L'étreinte de son fils, les larmes chaudes dont il inondait son visage, la rappelèrent à elle-même, à la raison, à la vie... Elle songea que si elle était épouse, elle était mère aussi, qu'elle ne s'appartenait pas, qu'elle n'avait pas le droit de mourir, qu'elle se devait à ses enfants... Elle se releva donc, s'affaissa sur un fauteuil, et attira Raymond contre sa poitrine, en murmurant: --Oh! mon enfant, nous sommes bien malheureux!... Oh! oui, bien malheureux!... Ainsi, ils restèrent longtemps serrés l'un contre l'autre, mêlant leurs larmes, jusqu'à ce qu'enfin Mme Delorge se redressa, puisant dans le sentiment de ses devoirs une sombre énergie. --Maintenant, Krauss, commença-t-elle, je veux tout savoir... Je suis forte. Je puis tout entendre... parlez. Une immense stupeur se peignit sur le visage du vieux et dévoué soldat. --Qu'est-ce que madame veut que je lui dise? balbutia-t-il. --Comment le général est mort, Krauss. Où a eu lieu ce duel, à quel sujet, avec qui? --Hélas! madame, je ne le sais pas... --Quoi! ces hommes, qui étaient sans doute les témoins du général, ne vous ont rien appris? --Rien... Elle crut qu'il la trompait, qu'il pensait en se taisant ménager sa sensibilité, et d'un ton sec: --Je vous ordonne de parler, Krauss! commanda-t-elle. Le pauvre soldat semblait désespéré. --Sur mon honneur, madame, répondit-il, je ne sais rien... J'étais si troublé, que je n'ai pas adressé une seule question... Au surplus, madame va comprendre. Quand on a sonné, je me suis hâté d'aller ouvrir, car sans savoir pourquoi, j'étais dans une inquiétude mortelle. Devant la grille était une voiture. Deux hommes en sont descendus, qui m'ont demandé s'ils étaient bien à la maison du général Delorge. Naturellement, j'ai répondu: «Oui.» Alors, ils ont voulu savoir à qui ils parlaient. Et quand je leur ai appris que je suis au service du général et son ordonnance: «Alors, se sont-ils écriés, on peut tout vous dire... Un grand malheur est arrivé... le général vient d'être tué en duel!...» Moi, naturellement, ça m'a fait l'effet d'un coup de crosse sur la tête, et j'ai répondu: «Ce n'est pas possible!» Ils ont haussé les épaules et ont repris: «C'est tellement possible que son corps est là dans la voiture, et que vous allez nous aider à le porter sur son lit.» Ensuite, ils m'ont demandé si le général était marié. J'ai répondu que oui. Ils m'ont demandé si madame était couchée. J'ai répondu que madame attendait le général et qu'elle était debout. Alors, ils ont dit que cela peut-être valait mieux ainsi, que nous monterions le corps le plus doucement possible, et qu'après je les conduirais auprès de madame... C'est ce qui a été fait, et madame sait le reste. Pendant que parlait Krauss, l'indignation empourprait la joue pâle de Mme Delorge... --C'est bien tout? interrogea-t-elle. --Absolument tout, madame! L'infortunée eut un geste d'amère ironie, et d'une voix vibrante: --Voilà donc le monde! s'écria-t-elle. Un homme se bat, il succombe, et ses amis, ses témoins, ceux peut-être qui l'ont poussé sur le terrain, croient avoir tout fait lorsqu'ils ont reporté le corps du malheureux à sa maison... Ils arrivent au petit jour, ils tirent le cadavre du fiacre et ils le jettent à la veuve, en lui disant: «Voici votre mari... Notre mission est remplie..., le reste ne nous regarde plus!...» Si l'honnête Krauss était digne de comprendre l'immense douleur de Mme Delorge, il était incapable de s'expliquer son indignation. Selon son jugement de vieux soldat, un duel malheureux rentrait dans la catégorie des accidents familiers et prévus, tels qu'une chute de cheval ou un boulet de canon. Et qu'on mourût sur le terrain, sur le champ de bataille ou dans son lit, au milieu des siens, il n'y voyait pas de différence appréciable, ni de raison de se plus ou moins désoler. Quant à la conduite des deux inconnus qui avaient rapporté le corps du général, et qu'il supposait avoir été ses témoins, il l'estimait si naturelle qu'il prit leur défense. --Excusez-moi, madame, fit-il, ces deux messieurs, avant de se retirer, vous ont demandé s'ils pouvaient vous être utiles. Elle ne discuta pas. Elle se souvenait de rien. --C'est possible, fit-elle. --Même, continua le digne troupier, l'un d'eux a laissé sa carte, et si madame veut le voir... --Oui, donnez-la-moi... Il la lui remit, et elle lut à haute voix: _Le docteur J. Buiron, rue des Saussayes_. Ainsi, un médecin avait assisté au combat, ou tout au moins avait été mandé immédiatement après. Cette pensée, pour la malheureuse femme, était un soulagement. Elle songeait que s'il y eût eu quelque chose à faire pour sauver son mari, ce quelque chose eût été fait. --Eh bien! reprit-elle après un moment de réflexion, il faudrait voir le docteur Buiron, et lui demander des détails... --Je pars, dit simplement Krauss. --Attendez, ce n'est pas à vous de faire cette démarche, et j'ai besoin de vous ici... Qui envoyer, cependant, qui? De tout temps, M. et Mme Delorge avaient eu une existence fort retirée,--l'existence des gens heureux et qui ont la sagesse de cacher leur bonheur. Mais depuis leur arrivée à Paris, leur isolement était complet. Tout entière à l'éducation de ses enfants, Mme Delorge n'avait point cherché de relations et ne voyait absolument personne. A peine connaissait-elle les gens que recevait son mari. --A qui m'adresser? répétait-elle... Mais, de son côté, Krauss réfléchissait. --Si j'allais chercher, proposa-t-il, notre voisin, M. Ducoudray? Madame sait combien il aimait mon général... --Oui, vous avez raison, courez le prier... Elle n'acheva pas, déjà Krauss était en route. Ce M. Ducoudray, qu'il allait prévenir, était le plus proche voisin de Mme Delorge. Une haie vive séparait seule son jardin du jardin de la villa. C'était un bonhomme qui avait été dans le commerce, et qui s'était retiré le jour où il s'était vu à la tête d'une douzaine de mille livres de rentes. En lui se résumaient assez exactement les qualités et les défauts de l'ancien bourgeois de Paris, naïf et roué tout ensemble, sceptique et superstitieux, le plus obligeant du monde et d'un égoïsme féroce. Ignorant superlativement, il avait une opinion sur tout, ne manquait pas d'esprit, ne doutait de rien, s'occupait de politique, frondait le gouvernement et poussait à la révolution, quitte à se réfugier au fond de sa cave le jour où elle éclaterait. Veuf, n'ayant qu'une fille mariée en province, fort soigneux de sa personne et très passablement conservé, M. Ducoudray n'avait pas renoncé à plaire, et parlait quelquefois de se remarier. Il était entré en relations avec le général à propos de fleurs et d'arbustes qu'il lui avait donnés et dont il avait tenu à surveiller la transportation,--car il se prétendait jardinier.--Il était venu ensuite s'enquérir de ses sujets. Et depuis, il était revenu presque tous les jours, à l'issue du déjeuner, ou le soir, pour chercher ou apporter des nouvelles ou pour échanger des journaux. Sa connaissance parfaite de la vie de Paris l'avait mis à même de rendre quelques petits services. Il aimait à se charger des commissions, cela l'occupait. Il était ravi quand son ami le général lui disait, par exemple: «Vous qui savez où on vend du bon bois, pas trop cher, papa Ducoudray, vous devriez bien m'en acheter quelques stères...» Tel était le bonhomme qui, moins de cinq minutes après la sortie de Krauss, apparut dans le salon, où Mme Delorge était allée l'attendre. Il était pâle et tout tremblant d'émotion, et s'était tant hâté d'accourir, qu'il avait oublié de mettre une cravate. --Quelle catastrophe! s'écria-t-il dès le seuil, quel épouvantable malheur!... Et la malheureuse veuve en eut pour cinq minutes à subir ces doléances, qui tombent sur une grande douleur comme de l'huile bouillante sur une plaie vive. --Bien évidemment, disait M. Ducoudray, il a fallu à ce duel fatal des causes terriblement graves et tout à fait exceptionnelles... Quoi que prétende Krauss, à qui tout d'abord j'ai fait cette observation, il n'est pas naturel qu'on aille sur le pré au milieu de la nuit... Mme Delorge tressaillit... Étourdie par le coup terrible qui la frappait, elle n'avait pas fait cette réflexion, si simple et si juste pourtant. --Que diable! continuait le bonhomme, les affaires d'honneur ne se règlent pas ainsi, entre gens du monde. On choisit des témoins qui se réunissent, qui négocient, qui débattent les conditions de la rencontre... C'est ainsi que les choses se passèrent lors de mon duel, en 1836, et même mes témoins arrangèrent l'affaire... Cependant le flux de ses paroles tarit, et Mme Delorge put lui expliquer ce qu'elle attendait de lui. Dès qu'il fut au courant: --Voilà qui est convenu! s'écria-t-il. Je prends une voiture, j'interroge ce médecin, et je reviens vous rendre compte... Il se précipita dehors, sur ces mots, et il sortait à peine par une porte du salon, que Krauss apparaissait à l'autre, celle de la chambre à coucher. Le fidèle serviteur avait profité de l'instant où il voyait sa maîtresse occupée, pour donner à son général ces soins suprêmes que l'on doit aux morts... --Madame!... s'écria-t-il d'une voix rauque, madame... Lui, si blême l'instant d'avant, il était plus rouge que le feu, ses yeux flamboyaient, un tremblement convulsif le secouait. --Mon Dieu! murmura Mme Delorge épouvantée, qu'y a-t-il?... --Il y a, répondit le vieux soldat, avec un geste terrible de menace, il y a que mon général n'a pas été tué en duel, madame!... Elle crut positivement qu'il perdait l'esprit et doucement: --Krauss, fit-elle, songez-vous à ce que vous dites!... --Si j'y songe! répondit-il... Oui, madame, oui, et trop pour notre malheur... Un duel, c'est un combat, et mon général ne s'est pas battu!... Cette fois, l'infortunée comprit. Elle se dressa d'une pièce, et toute frémissante: --Expliquez-vous, Krauss, dit-elle. Je suis la femme, je suis... la veuve d'un soldat, je suis brave. Qui avez-vous vu? Qui vous a parlé?... --Personne... C'est la blessure de mon général qui m'a tout dit... Ah! tenez, madame, écoutez-moi, et vous serez sûre comme je le suis moi-même. Vous nous avez vus faire des armes, n'est-ce pas, quand mon général ou moi nous donnions des leçons à M. Raymond? Vous avez vu que nous nous placions de côté, et effacés le plus possible, pour présenter moins de surface au fleuret? Eh bien! en duel, sur le terrain, on se place de même. Par conséquent, si on reçoit une blessure, ça ne peut être que du côté qu'on présente à l'adversaire, c'est-à-dire du côté du bras dont on tient son épée... Mme Delorge haletait. --Or, reprit Krauss plus lentement, si mon général s'était battu, quel côté eût-il présenté à son adversaire? Le côté droit? Non, évidemment, puisque depuis Isly, il ne pouvait plus se servir du bras droit... --Mon Dieu!... hier encore, il n'a pu tenir un pistolet que de la main gauche... --Juste! et quand il faisait des armes, c'était toujours de la main gauche. Eh bien! c'est au-dessous du sein droit, et un peu en arrière, que mon général a reçu le terrible coup d'épée qui l'a traversé de part en part et tué roide... C'était clair cela, et bien admissible, sinon indiscutable. --Cependant, reprit le vieux soldat, je n'ai pas que cette preuve de ce que je dis. Hier, j'avais donné à mon général une épée neuve, une épée qu'il portait pour la première fois... j'en ai manié la lame, et je jure, sur l'honneur et sur ma vie, que cette épée n'a même pas été croisée avec une autre... Foudroyée, Mme Delorge s'affaissa sur son fauteuil, en murmurant: --Plus de doute... mon mari a été lâchement assassiné!... V C'était la seconde fois que cette formidable accusation d'assassinat montait aux lèvres de Mme Delorge. Mais sur le premier moment, ç'avait été un cri désespéré, dont elle n'avait pas conscience, dont la portée lui échappait, et arraché par l'horreur du sang qui rougissait ses mains... Tandis que cette fois... --Krauss, commanda-t-elle, faites prévenir le commissaire de police de ce qui arrive, et qu'il vienne... qu'il vienne vite. Une de ses servantes, à ce moment, lui apportait sa fille, qui pleurait et qu'on ne pouvait consoler. Elle la prit entre ses bras, et, la couvrant de baisers convulsifs: --Va, pauvre enfant, lui dit-elle, comme si elle eût pu la comprendre, ton père sera vengé! Tout ce que j'ai d'intelligence et de forces... Elle n'acheva pas. Elle remit l'enfant à sa bonne, en disant: «Emportez-la.» Le commissaire de police entrait. C'était un homme long et maigre, avec un grand nez mélancolique, de petits yeux mobiles et des lèvres pincées. Démarche, port de tête, geste, voix, tout en lui trahissait l'opinion démesurée qu'il avait de lui-même et de sa mission ici-bas. Un vieux monsieur, tout ratatiné dans un paletot de fourrures, venait derrière lui d'un air profondément ennuyé. C'était le médecin qu'il avait requis. Gravement, ce commissaire tira d'un étui et étala sur la table des papiers, une plume et un encrier. Puis s'étant assis: --Je vous écoute, madame, dit-il à Mme Delorge. Rapidement et le plus clairement qu'elle put, l'infortunée lui dit les angoisses des vingt-quatre mortelles heures qui s'étaient écoulées depuis que le général avait reçu la lettre fatale; comment son mari lui avait été rapporté mort; l'étonnement de son voisin, M. Ducoudray, qui refusait d'admettre un combat de nuit; enfin, les soupçons de Krauss et les siens, basés, non plus sur des probabilités, mais sur des faits positifs... --C'est tout? demanda l'impassible commissaire. Alors il prit la parole, et d'un ton de réquisitoire se mit à lui démontrer l'injustice fréquente des soupçons précipités. Pour sa part, il était loin de partager la crédulité du sieur Ducoudray, homme d'ailleurs peu compétent. Il avait eu en sa carrière connaissance de plus de dix duels de nuit. Si de tels combats sont rares entre bourgeois, ils ne le sont pas entre militaires, gens qui ont la tête près du bonnet, et qui, portant une épée au côté, ont vite fait de la tirer sans se soucier du lieu ni du moment... Et il n'en finissait, car il soignait ses périodes, prenait du temps et scandait ses mots, quêtant de l'œil l'approbation du docteur. Mme Delorge sentait son sang bouillir dans ses veines. --Bref, monsieur, interrompit-elle... Il lui imposa silence du geste, et sans changer de ton: --Ce que j'en dis, du reste, poursuivit-il, n'est que pour mémoire... Maintenant, je vais, comme c'est mon devoir, procéder avec M. le docteur, ici présent, aux constatations... et si madame veut bien nous faire conduire à l'endroit où se trouve le défunt... La courageuse femme déclara qu'elle les y conduirait elle-même. Et sans s'arrêter aux avis du commissaire, qui l'exhortait à ménager sa sensibilité, elle ouvrit la porte de la chambre à coucher. Tout y était changé, grâce à Krauss. Sur le lit, retiré de l'alcôve, gisait toujours le corps du général, mais dépouillé de ses habits, souillés de boue et de sang. Un drap le couvrait, qui dessinait la forme de la tête, qui se creusait à partir des épaules et qui, se relevant aux orteils, retombait en plis roides autour des matelas. A la tête du lit, sur une table recouverte d'une nappe blanche, était un crucifix entre deux flambeaux allumés, et une coupe remplie d'eau bénite où trempait une branche de buis... Deux prêtres de la paroisse, qu'on était allé chercher, étaient agenouillés et récitaient les prières des morts... --Eh bien! procédons, dit le commissaire au médecin... Déjà le docteur avait rabattu le drap et mis à nu le torse du général, et tout en procédant, selon l'expression du commissaire, il dictait... «....Sur le côté droit de la poitrine, au-dessous de l'aisselle et même un peu en arrière, à douze centimètres du mamelon, se trouve une blessure semilunaire, longue de quatre centimètres et large de trois, avec des bords très nets, secs et non ecchymosés, ayant pénétré très profondément, et allant de haut en bas.....» Il constatait ensuite que le corps du défunt ne présentait aucune trace de violence... puis il décrivait diverses cicatrices déjà anciennes, dont une très considérable au bras droit. Sa conclusion était qu'il ne découvrait rien qui empêchât d'admettre un duel loyal... Que si pourtant la mort était le résultat d'un crime, ce crime avait été commis sans lutte préalable, par une personne placée près du général et dont il ne se défiait pas. C'est tout ce que put supporter l'honnête Krauss. --Eh! monsieur, s'écria-t-il, la preuve du crime est toute dans cette circonstance que mon général a reçu sa blessure du côté droit... Vous devez bien voir qu'il ne pouvait pas tenir une épée au bras droit... Le docteur hocha la tête. --Cette question n'est pas de mon ressort, répondit-il... Je ne puis, moi, constater que ce que je vois... Le défunt a une large cicatrice au bras droit, je la signale... Maintenant, se servait-il difficilement de ce bras, était-il même incapable de s'en servir, c'est ce que je ne puis déterminer d'une façon absolue... Plus décisif, jusqu'à un certain point, fut l'examen de l'épée du général... Elle était neuve, ainsi que l'avait dit Krauss, et les arêtes en étaient si vives, que le moindre choc les eût ébréchées. Or, il ne s'y voyait aucune brèche. Donc elle n'avait reçu aucun de ces chocs qui résultent d'un engagement. --Il est clair, prononça le commissaire, que cette épée n'a pas servi à un combat... Mais je dois ajouter qu'on ne se bat pas toujours avec ses armes... je sais plusieurs exemples... D'un brusque mouvement, Mme Delorge arrêta court ses citations. --Soit, fit-elle, j'admets pour un moment que mon mari s'est battu et s'est battu avec l'arme d'un autre; mais alors pourquoi son épée était-elle hors du fourreau?... Mais le commissaire de police n'était pas d'un naturel à souffrir qu'on discutât ses appréciations. [Illustration:--Madame, le général a été assassiné!] --En voici assez, prononça-t-il d'un ton rogue. Je ne pense pas que personne ici ait la prétention de régler ma conduite. Ce qui doit être fait sera fait; la justice ne s'endort jamais, et si un crime a été commis il sera certainement puni... Tout en parlant, il avait remis au fourreau l'épée du général, et il l'y scellait, faisant fondre sa cire aux cierges qui brûlaient au chevet du mort, à cette fin, déclara-t-il, qu'elle pût au besoin servir de pièce de conviction. Le docteur, de son côté, avait achevé sa lugubre tâche, et rabattu le drap sur le corps du général. Ils expédièrent alors rapidement les formules obligées de leur procès-verbal, et, saluant, ils se retirèrent du même pas solennel dont ils étaient venus... Mille détails lamentables réclamaient alors Mme Delorge: il n'y a que dans les romans que les grandes douleurs ne sont jamais troublées par les soucis vulgaires et les exigences odieuses de la civilisation. La vie réelle présente mille déboires. Seule, sans parents, sans amis pour lui épargner ce surcroît de douleur, la malheureuse veuve avait à se préoccuper des déclarations à la mairie, des dispositions pour l'enterrement, des lettres de faire-part... Et pour comble, l'impression que Raymond avait ressentie de la mort de son père avait été si violente, qu'il avait fallu le coucher, en proie à une horrible crise nerveuse. Du moins, tous ces tracas eurent-ils cet avantage que Mme Delorge n'eut pas le loisir de s'inquiéter de l'inconcevable retard de M. Ducoudray, lequel, parti à dix heures du matin, n'était pas encore de retour à quatre heures du soir. Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'il arriva enfin. Et en quel état!... Blême, défait, tout en sueur, mouillé et crotté jusqu'à l'échine. --Mon Dieu! murmura Mme Delorge, qu'est-il arrivé?... Bonnement le digne rentier crut que c'était de lui qu'elle s'inquiétait, et s'inclinant avec un sourire pâle: --Il est arrivé, fit-il, que je n'ai pas trouvé de voiture, que j'ai attendu inutilement une douzaine d'omnibus, et que j'ai été forcé de revenir à pied, avec une boue, oh! mais une boue!... Mais ce n'est rien, madame, ma mission est remplie, et je vais, si vous le voulez bien, commencer par le commencement... Il s'était posé sur son fauteuil, en narrateur qui en a pour longtemps. Il s'essuya le front, et après avoir repris haleine: --Donc, commença-t-il, c'est chez le docteur Buiron que j'ai couru en sortant d'ici. Il était absent, et son domestique m'a dit qu'il ne rentrerait que vers une heure pour sa consultation. Ayant deux heures devant moi, j'en profitai pour déjeuner. Revenu chez le docteur à l'heure indiquée, je le trouvai, cette fois... «Ce docteur Buiron m'a paru un honnête homme. Dès qu'il a su que j'étais envoyé par la famille Delorge: «Monsieur, m'a-t-il dit, je pressentais qu'on me demanderait compte des événements de cette nuit, et comme je me défie de ma mémoire, je les ai couchés par écrit pendant que je les avais encore très présents...» «C'était vrai, et il a eu l'obligeance de me communiquer sa relation. Il a fait plus; il me l'a confiée, et je vais, madame, vous la lire. Ce disant, M. Ducoudray chaussa ses lunettes, tira un papier de sa poche et lut: «RELATION DE CE QUI M'EST ARRIVÉ DANS LA NUIT DU 30 NOVEMBRE AU 1er DÉCEMBRE 1851: «Il pouvait être deux heures du matin, et je dormais, lorsqu'on sonna violemment à ma porte. L'instant d'après, mon domestique introduisit dans ma chambre à coucher un jeune officier de cavalerie qui me parut fort troublé, et qui me dit: «Docteur, un grand malheur vient d'arriver... un de nos généraux vient d'être blessé mortellement... Au nom du ciel, venez vite!...» M'étant habillé en toute hâte, je suivis cet officier. «C'est à l'Élysée, au palais du prince président, qu'il me conduisit. Mais nous n'entrâmes pas par la grande porte. Il me fit passer par une espèce de poterne, traverser une cour, et enfin il m'introduisit, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce qui me parut un ancien corps de garde. Un quinquet, emprunté à l'écurie voisine, l'éclairait... «Trois hommes y étaient debout, causant avec une certaine animation, et qui me parurent appartenir aux classes élevées de la société. Ils étaient en habit noir. «Ils eurent à mon arrivée une exclamation de satisfaction, et me montrèrent, dans un des angles de la pièce, étendu sur un grand manteau, un homme revêtu de l'uniforme de général, et qu'ils me dirent être le général Delorge. «Du premier coup d'œil, je vis qu'il était mort depuis une couple d'heures. Cependant je défis son habit, et je constatai qu'il avait reçu un coup d'épée au côté droit, lequel avait dû déterminer une mort immédiate. «Aussitôt, je demandai ce qui était arrivé. «On me répondit que le général Delorge et un de ses collègues, à la suite d'une violente altercation, étaient descendus dans le jardin et s'y étaient battus à la lueur d'un quinquet que leur tenait un garçon d'écurie. «Aucune réponse ne fut faite à diverses questions que je posai, mais on me pria d'accompagner celui de ces messieurs qui allait reporter le corps du général à son domicile, et je ne crus pas pouvoir refuser. «On envoya donc chercher un fiacre où le corps fut porté et où je pris place avec un de mes inconnus... «Durant le trajet, qui fut long, c'est en vain que j'essayai d'arracher un renseignement à mon compagnon. Et lorsque nous sortîmes de la maison après avoir rempli notre mission: «Prenez le fiacre pour rentrer, me dit-il, moi je reste par ici, où j'ai affaire.» Et il me remit deux billets de cent francs... «Et moi, aussitôt rentré, j'ai écrit cette relation, que je jure sur l'honneur absolument exacte.» Plus blanche qu'un linge, et les yeux pleins d'éclairs, Mme Delorge se soulevait des deux mains sur les bras de son fauteuil, et le buste tendu en avant, en proie à d'indicibles angoisses, elle écoutait... Il n'était pas un mot de cette relation, saisissante en son incorrecte brièveté, qui ne lui parût la confirmation de ses soupçons. Pourquoi ce mystère, s'il n'y avait pas eu de crime? Pourquoi ce corps caché dans une salle basse, la conférence de ces hommes en habit noir, cette recherche tardive d'un médecin, ces allées et ces venues, par des portes dérobées, ce refus obstiné de répondre à toutes les questions?... Ainsi pensait la pauvre femme, lorsque M. Ducoudray cessa de lire. --Malheureusement, murmura-t-elle, il faudrait plus que des présomptions si concluantes qu'elles puissent être, il faudrait de ces preuves décisives qui démontrent le crime et écrasent le coupable... Pourquoi ne se pas enquérir d'un autre côté?... C'était pour le digne rentier l'instant de triompher. --Je me suis enquis, dit-il, et pour votre service, madame, et en mémoire de mon ami le général, je suis capable de bien autre chose. Il huma une large prise de tabac,--car il prisait dans les grandes occasions,--et d'un ton important: --En deux mots, voici les faits: Certain d'avoir tiré du docteur tout ce qu'il savait, je sortis de chez lui. J'étais satisfait... sans l'être, sentant l'insuffisance de mes renseignements. Alors, réfléchissant: «Pourquoi, me dis-je, ne remonterais-je pas à la source des informations? Pourquoi n'irais-je pas à l'Élysée?...» Mme Delorge tressaillit. --Ah! monsieur, commença-t-elle, comment reconnaître jamais... Il l'interrompit d'un geste bienveillant, et plus vite: --Quand une idée me vient, continua-t-il, et que je la juge bonne, je n'hésite pas. Je me trouvais rue des Saussayes: en trois minutes j'arrivais au palais de la présidence. J'avais décidé que je m'adresserais à l'officier commandant le poste. C'était un grand bel homme à moustaches noires, qui tout d'abord me toisa d'un air peu amical, et qui me parut ne rien comprendre à mes questions. Il n'y comprenait rien, en effet, n'ayant point passé la nuit à l'Élysée. Il avait pris la garde à midi, et l'officier qu'il relevait ne lui avait parlé de rien. Et comme néanmoins j'insistais, courtoisement, mais péremptoirement, il me pria de lui laisser la paix et de sortir du poste... «Ce début n'était pas encourageant. Mais je suis têtu. «M'était-il possible d'entrer dans le palais? J'en voulus faire l'épreuve, et bravement je franchis la grande porte, en criant: «Fournisseur!» Les factionnaires ne dirent mot. Malheureusement le suisse veillait. Il courut après moi, et m'empoignant par le bras, il me mit dehors en me disant que les fournisseurs ne traversent pas la cour d'honneur, et que j'eusse à m'adresser à l'hôtel voisin... M. Ducoudray eût pu être plus bref, peut-être. Mais il disait ses efforts; l'interrompre eût été de l'ingratitude. --Battu encore de ce côté, poursuivit-il, je pris un grand parti. Je me plantai sur le trottoir, résolu à accoster tous les officiers qui sortiraient. Ah! madame, les militaires de ma jeunesse étaient plus polis que ceux d'aujourd'hui. Tous ceux à qui je m'adressais me toisaient du haut de leurs épaulettes, et me répondaient brutalement: «Qu'est-ce que vous me chantez là!... Que me parlez-vous de duel!... Est-ce que je sais, moi!...» Ceci, pour Mme Delorge, était une preuve que le fatal événement n'avait pas été ébruité. Elle savait son mari trop aimé dans l'armée pour que la nouvelle de sa mort, et dans des circonstances si terribles, n'y produisît pas une grande émotion. --Toujours éconduit, disait M. Ducoudray, je commençais à me décourager, quand enfin je vis venir un homme d'une quarantaine d'années, en bourgeois, mais qu'à ses grandes moustaches, sa tournure et ses décorations, je jugeai être un militaire. J'allai droit à lui, et brutalement, sans le saluer, ni rien: «Monsieur, lui dis-je, je suis le plus proche parent du général Delorge!...» Au saut qu'il fit en arrière, je vis qu'il n'était pas si mal informé que les autres, celui-là, et du même ton brusque: «--Monsieur, continuai-je, on nous l'a rapporté mort ce matin au petit jour, tué en duel, soi-disant... Mais on ne nous a dit ni le nom de son adversaire ni les noms de ses témoins... et nous voulons les savoir! Je parlais très haut, je gesticulais, les passants s'arrêtaient, mon homme se troubla. «--Plus bas, donc! me dit-il en regardant de tous côtés d'un air d'inquiétude, plus bas! Je suis un peu au courant de cette affaire: mais je ne vois nul inconvénient à vous dire ce que j'en sais... Hier soir, Mme Salvage, l'ancienne amie de la reine Hortense, et qui fait, vous ne l'ignorez pas, les honneurs de la résidence présidentielle, recevait quelques personnes... J'étais au nombre des invités. Vers minuit, je causais avec un ami dans le vestibule, quand j'entendis les éclats de voix d'une altercation violente, dans l'escalier... Deux hommes que je ne reconnus pas, et qui me parurent fous de colère, descendirent, et l'un d'eux disait: «Sortons, monsieur, sortons, le jardin est là, nous avons nos épées, un des hommes de l'écurie nous éclairera...» Ils sortirent, en effet, et ce matin, j'ai appris que ce pauvre Delorge avait été tué... Roide, et tout d'une pièce, Mme Delorge se dressa. --Mais l'autre, s'écria-t-elle, l'assassin... quel est son nom?... --Hélas! répondit M. Ducoudray, c'est ce que n'a pas voulu ou pu me dire cet homme que j'interrogeais... Et cependant je menaçais, et cependant je disais que ce vainqueur d'un duel sans témoins est un assassin... A cela, il a répondu que le duel avait eu un témoin. --Lequel? --L'homme des écuries qui a tenu la lanterne... C'est cet homme qu'il faut retrouver... Il sait la vérité, lui... Écrasée sous le sentiment de son impuissance, Mme Delorge se taisait. Veuve, sans amis, sans appui, abandonnée par le commissaire de police qui traitait ses soupçons de chimères, que pouvait-elle? --A votre place, madame, reprit M. Ducoudray, je m'adresserais à quelqu'un des amis du général... Il devait en avoir dans de hautes situations... et si je les connaissais... --Attendez!... fit Mme Delorge. Et s'étant élancée dehors, elle ne tarda pas à reparaître avec le petit agenda où le général inscrivait l'adresse des personnes de ses relations... --Écoutez, dit-elle... Et elle lut: le comte de Commarin, rue de l'Université; le duc de Champdoce, rue de Varennes; le général Changarnier, rue du Faubourg-Saint-Honoré; le général Lamoricière, rue Las-Cases; le général Bedeau, rue de l'Université... --C'est assez, dit M. Ducoudray. Qu'un seul des généraux que vous venez de nommer consente à prendre en main votre cause, et si un crime a été commis, comme je le crois, le général Delorge sera vengé!... Elle réfléchit, puis d'une voix ferme: --Le devoir parle, dit-elle. J'agirai dès demain... VI C'était le deux décembre 1851, un mardi. Après une nuit d'agonie, passée à prier près du cadavre de l'homme qu'elle avait tant et uniquement aimé, Mme Delorge, sur les huit heures du matin, envoya Krauss lui chercher un fiacre et partit... Souvent son mari lui avait parlé du général Bedeau, comme du plus brave et du plus loyal soldat de l'armée; elle avait eu occasion de le voir, et même de le recevoir à sa table en Afrique... C'est donc chez le général Bedeau, rue de l'Université, qu'elle se fit conduire tout d'abord... Et pendant que sa voiture roulait lentement le long de la route de Versailles et du quai de Passy, elle s'inquiétait de la façon dont elle se présenterait au général et de ce qu'elle lui dirait pour l'intéresser plus vivement à sa cause... Un choc assez violent interrompit ses réflexions... Le fiacre venait de s'arrêter court, à la hauteur du pont d'Iéna. Surprise de ce brusque arrêt, et aussi d'un grand bruit qu'elle entendait, elle se pencha à la portière, pour en reconnaître la cause... C'était de l'artillerie qui défilait au grand trot. Il y avait bien trois ou quatre batteries, qui venaient de l'École militaire, qui traversaient le pont et qui, tournant à droite, remontaient le quai de Billy. De sa place, Mme Delorge distinguait très bien les canons et les lourds caissons, et les soldats drapés dans leurs longs manteaux bleus. Des officiers, le sabre à la hanche, galopaient tout le long de la colonne, criant leurs commandements d'une voix qui dominait le fracas des roues... Cependant le torrent s'étant écoulé, le fiacre se remit en route, mais non pour longtemps; car, vers le milieu du quai de la Conférence, il s'arrêta de nouveau, et Mme Delorge entendit son cocher échanger des injures avec quelqu'un qu'elle ne pouvait voir. Abaissant donc la glace de devant: --Qu'y a-t-il? demanda-t-elle au cocher. --Il y a, répondit cet homme, que les voitures ne passent pas. Regardez plutôt à votre gauche. Elle regarda, et tout le long du Cours-la-Reine jusqu'à la place de la Concorde, et de tous les côtés dans les Champs-Elysées, elle vit, rangés en ligne, des régiments de grosse cavalerie, carabiniers, cuirassiers et dragons. --Tant et si bien, gronda le cocher, qu'il nous faut retourner sur nos pas pour aller passer la Seine au pont d'Iéna. Comme c'est régalant!... Et faisant volter son cheval à grands coups de fouet, il le lança au galop en jurant: --Que le diable emporte les revues!... Mme Delorge, elle aussi, croyait à une revue, et si elle s'en inquiétait, c'est qu'elle y découvrait une raison de ne pas trouver le général Bedeau chez lui. Et, en effet, toute la garnison de Paris était en mouvement. Tout le long des quais de la rive gauche, des troupes étaient échelonnées, et trois régiments de ligne au moins étaient massés sur l'esplanade des Invalides et autour du palais du Corps législatif. De là pour la voiture de telles difficultés d'avancer, que Mme Delorge la fit arrêter, et descendit, résolue à gagner à pied la rue de l'Université... Mais à mesure qu'elle avançait, elle s'étonnait de ce grand déploiement de forces. Le quartier ne lui paraissait pas avoir sa physionomie accoutumée. Elle trouvait aux passants une figure et des allures étranges. De distance en distance, des pelotons de sergents de ville veillaient. Enfin, au coin de toutes les rues, des groupes se formaient devant des affiches imprimées sur papier blanc... Si étrangère quelle fût toujours restée aux intérêts et aux passions politiques de cette époque troublée, Mme Delorge ne pouvait plus ne pas comprendre qu'il se passait ou qu'il allait se passer quelque chose d'extraordinaire. Mais que lui importait! La douleur vraie est égoïste. Et il était impossible qu'elle discernât une relation quelconque entre cette agitation qu'elle remarquait et la mort de son mari. Tout entière à la préoccupation de la démarche qu'elle tentait, elle avançait sans détourner la tête, de ce pas roide et hâtif qui décèle un intérêt de vie ou de mort. --Que vais-je dire? pensait-elle. Par où commencerai-je?... Cependant, au coin de la rue de Bellechasse et de la rue de l'Université, force lui fut de s'arrêter. Le carrefour était absolument obstrué par une foule compacte, au milieu de laquelle un homme d'un certain âge parlait avec la plus extrême véhémence. Instinctivement elle approcha, écoutant. Des gens, la face empourprée de fureur, s'exclamaient: --C'est un crime inouï! --C'est monstrueux! --Arrêter un tel citoyen!... Ces derniers mots frappèrent la malheureuse femme, et se penchant vers un vieillard debout près d'elle, qui ne semblait pas le moins irrité: --Qui donc a-t-on arrêté? interrogea-t-elle. --Bedeau, madame, le général Bedeau! répondit le bonhomme d'un accent terrible. Elle faillit tomber à la renverse. Puis l'idée absurde lui venant que peut-être ce vieux se moquait: --Ce n'est pas possible! fit-elle. --Et cependant, répliqua-t-il, c'est vrai. Bedeau a été saisi ce matin comme un vil malfaiteur, dans son lit, par six agents de police sous les ordres d'un commissaire, et traîné de force, ou plutôt porté jusqu'à un fiacre qui stationnait devant la porte. Il se débattait furieusement, et criait à pleine voix: «A la trahison! Je suis le général Bedeau!... A l'aide, citoyens! On arrête le vice-président de l'Assemblée nationale!...» --Oui, c'est exact, approuva un voisin, j'y étais... Et j'ai entendu le commissaire de police crier au cocher: «A Mazas!...» Il n'eut pas le temps d'en dire davantage. Un peloton de sergents de ville venait de déboucher de la rue du Bac, et arrivait au pas de course, l'épée à la main. En un clin d'œil, l'attroupement s'éparpilla dans toutes les directions, et c'est à grand'peine que Mme Delorge réussit à se réfugier sous une porte cochère. Mais la malheureuse femme s'était armée de trop d'énergie pour qu'une première déception, si terrible qu'elle fût, la décourageât. Le général Bedeau lui manquait, soit! Le général Lamoricière lui restait, et demeurait à deux pas. Elle se remit donc en route, remonta la rue de Bellechasse jusqu'à la rue Saint-Dominique, et bientôt arriva rue de Las-Cases. Là tout était calme, silencieux, désert... Personne, sinon un factionnaire, l'arme au bras, à chaque extrémité. La porte du numéro 11 était entre-bâillée; Mme Delorge la poussa et entra... Sous la voûte, au pied de l'escalier, une vieille femme, la portière évidemment, causait avec deux locataires de la maison, deux hommes jeunes encore. Mme Delorge s'avança, et d'une voix troublée: --Le général Lamoricière? demanda-t-elle. Les autres, à ce nom, reculèrent, l'examinant d'un air de défiance, et enfin la portière répondit: --Arrêté!... [Illustration:--Je pense que nul ici n'a la prétention de me dire ce que j'ai à faire.] Cette fois, Mme Delorge dut s'appuyer au mur, pour ne pas tomber... --Quoi! lui aussi? balbutia-t-elle... --Oui, lui... ce matin, au petit jour. Ils étaient toute une bande pour le prendre, et, comme il appelait à l'aide, ils l'ont menacé de lui mettre un bâillon... Les yeux de la portière flamboyaient, et s'exaltant au son de ses paroles: --Quand ils se sont présentés, continua-t-elle, ils ont commandé à mon mari de les conduire à l'appartement du général... Plus souvent!... Il a vu le coup tout de suite, et de toutes ses forces il s'est mis à crier: «Au voleur!» Et savez-vous ce qui est arrivé?... Elle ouvrit brusquement la porte de sa loge, et montrant dans le lit un pauvre diable qui geignait à fendre l'âme: --Voilà, poursuivit-elle, l'état où les brigands l'ont mis. Ils étaient plus de dix après lui, qui voulaient le tuer, et ils lui ont traversé la cuisse d'un coup d'épée. Mais, minute! Cela ne se passera pas ainsi, et nous verrons s'il n'y a plus de justice en France... Voyant l'affreuse émotion de Mme Delorge, les deux locataires pensèrent qu'elle devait être parente de l'illustre homme de guerre, et s'approchant d'elle: --Mais rassurez-vous, madame, lui dirent-ils, le général ne court aucun danger; personne n'oserait toucher un cheveu de sa tête. Il n'est d'ailleurs pas le seul arrêté: Cavaignac, Changarnier, Charras, M. Thiers doivent être à Mazas, à cette heure... Sans plus les écouter, Mme Delorge s'élança dehors. Ce qui arrivait, c'était l'écrasement de toutes ses espérances. A qui s'adresserait-elle, qui l'aiderait à se faire rendre justice, si les meilleurs et les plus dignes étaient ainsi jetés en prison!... Cependant elle atteignait le palais du Corps législatif. Tout autour de la place, des troupes étaient rangées, l'arme au pied. Sous le portique, elle apercevait comme une mêlée confuse de soldats et de bourgeois. Près d'elle, une voix dit: --Quoi! les représentants aussi!... --Les représentants surtout! répondit une autre voix. Ainsi, c'étaient les représentants du peuple que les soldats chassaient du palais! Quelques-uns se débattaient, refusaient d'avancer, et on les poussait, la crosse dans les reins. Deux ou trois essayèrent de haranguer les troupes. Ils furent aussitôt enveloppés et entraînés par la rue de Bourgogne. Perdue dans cette mêlée, Mme Delorge cherchait à se dégager et à gagner les quais, lorsqu'un homme vint à elle, qu'elle reconnut pour un représentant du peuple qu'elle avait vu plusieurs fois avec son mari. Il était fort rouge, agité d'un tremblement nerveux, et c'est d'un accent rauque qu'il lui demanda, sans même la saluer: --C'est bien à madame la générale Delorge que j'ai l'honneur de parler? --Oui, monsieur... --Eh bien! madame, vous voyez ce qui se passe... Le président de la République égorge cette République qu'il avait juré de protéger et de défendre... Il dissout l'Assemblée à coups de baïonnettes... Et penser qu'il a trouvé des généraux pour être complices d'un tel forfait... Mais le général Delorge, l'honneur et la loyauté mêmes, n'en est pas, lui, n'est-ce pas, madame? Sait-il ce qui arrive?... De grâce, courez le prévenir, qu'il vienne, qu'il vienne bien vite... --Le général Delorge est mort, monsieur!... --Mort! balbutia comme un écho le représentant atterré... Et transporté de rage: --Mais nous le vengerons! madame, continua-t-il. Pauvre Delorge!... C'est qu'il n'était pas de ceux qu'on achète, lui!... Mais justice sera faite... Ce coup d'État n'est qu'une tentative insensée qui ne doit pas, qui ne peut pas réussir!... Mme Delorge rencontrait-elle donc un de ces hommes courageux et inflexibles que le crime révolte et qui se dévouent jusqu'à l'oubli d'eux-mêmes à la juste cause du faible et de l'opprimé?... Elle l'espéra... Mais lui, sans attendre seulement sa réponse, la quitta, et bientôt elle l'aperçut au milieu d'un groupe d'habits noirs, gesticulant avec une véhémence croissante... Pourtant elle essaya de le rejoindre. Un remous de la foule la repoussa bien loin. A ses côtés, des jeunes gens criaient: --La Constitution est violée!... Louis Bonaparte s'est mis hors la loi!... Et encore: --Courons, c'est à la mairie du dixième que les représentants vont se réunir... Éclairée par les événements et aussi par les paroles du représentant, Mme Delorge commençait à entrevoir, croyait-elle, les raisons qui avaient armé les meurtriers de son mari. A ce complot, préparé de longue main et dans l'ombre, et qui éclatait en ce moment au grand jour, il avait fallu bien des complices. Un mot prononcé la veille eût tout fait échouer. Ce mot, le général avait dû le savoir, soit qu'il l'eût deviné ou surpris, soit qu'un complice le lui eût étourdiment confié. Donc, Mme Delorge voyait sa destinée liée à celle du coup d'État. Qu'il échouât!... Ah! les vengeurs lui arriveraient en foule. Qu'il réussît, au contraire! Jamais sans doute justice ne serait faite... Mais un soudain souvenir l'arracha brusquement à ses sombres méditations. L'enterrement du général devait avoir lieu à trois heures, il était près de midi... et elle se trouvait à une lieue de sa maison. A cette pensée, la fatigue qui l'accablait disparut, et c'est avec une hâte convulsive qu'elle regagna l'endroit où elle avait laissé son fiacre. Mais il n'y était plus. Les troupes qui s'étaient massées sur l'esplanade des Invalides avaient forcé le cocher de s'éloigner, et ce n'est qu'après de longues recherches qu'elle le retrouva sur le quai d'Orsay. --Rue Sainte-Claire, à Passy, commanda-t-elle en s'élançant dans la voiture, et vite, surtout, bien vite... C'était facile à commander, impossible à exécuter au milieu de l'incessant mouvement des troupes de toutes armes qui s'alignaient le long des quais, qui gardaient les ponts ou se formaient en carré sur la place de la Concorde. Le cocher lança bien son cheval, mais à peine engagé dans la grande allée des Champs-Élysées, il fut contraint de l'arrêter. Le président de la République, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, s'avançait à cheval, entouré d'un nombreux état-major doré sur toutes les coutures. Instinctivement, Mme Delorge avança la tête à la portière, et au premier rang, à cheval, plus hautain que jamais, elle reconnut le comte de Combelaine... Alors, une soudaine et foudroyante inspiration l'éclaira... Une colère terrible charria tout son sang à son cerveau... Et roidissant le bras dans la direction de cet homme: --C'est lui!... s'écria-t-elle, c'est lui!... Mais ce cri désespéré devait se perdre comme en un désert dans l'émotion d'un tel moment. Personne ne se trouva pour le relever. Personne... hormis l'homme qu'il accusait. M. de Combelaine se pencha sur son cheval, ses yeux rencontrèrent ceux de Mme Delorge, et elle crut surprendre sur ses lèvres le sourire ironique et triomphant du coupable sûr de l'impunité. Et pourquoi non! Si là-bas, sur la place du palais Bourbon, l'issue du coup d'État semblait encore douteuse, ici, près de l'Élysée, tout présageait une victoire. Le prince, entouré de son escorte piaffante et dorée, souriait, et bien au-dessus du roulement des tambours et des fanfares des clairons, s'élevaient les acclamations des soldats. Déjà, aux cris de: «Vive le président!» se mêlaient des cris bien autrement significatifs de: «Vive l'empereur!...» Autour d'elle, dans la foule qui se pressait sur le trottoir, Mme Delorge ne découvrait que des visages consternés ou stupéfaits. Les imprécations étaient rares. A peine quelques sceptiques osaient-ils rappeler à demi-voix les entreprises avortées de Boulogne et de Strasbourg. --C'est fini! murmura la malheureuse femme, c'est fini!... Déjà le triomphant cortège était passé. Le cocher reprit sa course, et vingt minutes plus tard il s'arrêtait devant la villa de la rue Sainte-Claire. Debout près de la grille, Krauss attendait. Apercevant sa maîtresse: --Ah! madame, s'écria le digne serviteur, que vous est-il arrivé!... Nous étions tous, ici, dans une inquiétude mortelle. M. Ducoudray voulait partir à votre recherche; nous ne savions que faire... C'est qu'il était deux heures. C'est que les employés des pompes funèbres étaient arrivés. Déjà la porte était tendue de draperies noires... --Où est... mon mari? demanda la pauvre femme... Krauss suffoquait... Pour la dixième fois depuis la veille, il frémit de cette crainte que la raison de sa maîtresse ne résistât pas à tant d'effroyables assauts. --Hélas! balbutia-t-il, on a apporté la bière, et... moi-même, j'ai enseveli mon général. Si madame voulait me croire... --C'est bien!... interrompit-elle. Et toujours de ce même pas d'automate qui épouvantait tant l'honnête Krauss, l'œil fixe et sec, elle gravit l'escalier... Le cercueil du général était au milieu de la chambre, posé sur deux tréteaux et recouvert d'une draperie noire avec une grande croix blanche. Auprès, étaient les deux prêtres qui avaient veillé le corps, et M. Ducoudray. --Que tout le monde se retire, commanda Mme Delorge d'un accent qui ne souffrait pas de réplique, et qu'on m'amène mon fils... On obéit, et elle demeura seule, debout, devant ce cercueil où en même temps que la dépouille mortelle de son mari on avait scellé sa vie à elle, son bonheur et toutes ses espérances... Elle se maudissait de ne s'être pas trouvée là pour ensevelir de ses mains l'homme qu'elle avait tant aimé, et elle frissonnait d'un désir immense, impérieux, irrésistible, de le voir une fois encore, la dernière. Certainement elle allait donner l'ordre de déclouer la bière, quand elle se sentit tirer par sa robe. C'était son fils, c'était Raymond, qui venait d'entrer, et qui blême, le visage décomposé, la poitrine gonflée de sanglots, lui disait: --Mère, c'est moi. Tu m'as appelé, que me veux-tu? Je t'en prie, parle-moi!... Elle lui prit la main, et l'attirant près du cercueil: --Si je t'ai fait venir, ô mon fils, prononça-t-elle, c'est qu'il ne faut pas que jamais le souvenir de ce moment affreux s'efface de ta mémoire... Tu n'étais qu'un enfant hier, le coup terrible qui nous frappe doit faire de toi un homme... Tu as désormais à remplir un devoir sacré... Le malheureux la regardait d'un air de stupeur profonde. --On t'a dit, poursuivit-elle, je t'ai dit moi-même que ton père a été tué en duel... C'est faux, tout me le prouve. Ton père, le vaillant et loyal soldat, a été assassiné! et je connais le meurtrier... Oui, je suis prête à jurer, sur mon salut éternel, que je le connais... Elle respira avec effort, et reprit, en laissant tomber lourdement chacune de ses paroles: --Les circonstances sont telles, mon fils, que tout sera mis en œuvre, sans doute, pour étouffer la vérité. Il se peut que la justice humaine nous trahisse. Il se peut que le coupable paraisse tout à coup hors de notre portée. N'importe! ton père, Raymond, doit être vengé. C'est à cette œuvre que je vais consacrer ma vie. Peut-être y succomberai-je. Alors tu seras là... Jure-moi, mon fils, que ton père sera vengé, que tu consacreras à cette cause sainte tout ce que tu auras de force, d'intelligence et d'énergie... Jure que tu renonces à t'appartenir tant que le lâche assassin n'aura pas été puni!... D'un geste solennel, Raymond étendit la main au-dessus du cercueil, et dit: --Je le jure!... Mme Delorge n'eut pas le temps d'ajouter une syllabe. Des pas lourds ébranlaient l'escalier, des hommes vêtus de la sinistre livrée des pompes funèbres parurent à la porte de la chambre, disant entre eux: --Voilà le cercueil à descendre... Mâtin! il n'a pas l'air léger! Ils s'approchaient, insoucieux de leur besogne lugubre, tout en échangeant ces réflexions, et déjà ils enlevaient la draperie noire... Oh! alors, véritablement, Mme Delorge sentit son cœur se briser et sa raison vaciller... Folle de douleur, elle se jeta contre le cercueil, en s'écriant: --Non! vous ne l'emporterez pas, je vous le défends... Mais c'était la convulsion suprême de sa douleur, ses bras presque aussitôt se détendirent, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et elle roula inanimée sur le tapis... VII Il faisait nuit depuis longtemps, lorsqu'avec le libre exercice de sa raison, Mme Delorge recouvra la faculté de souffrir. Elle était couchée dans la chambre, dans le lit de son fils. Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Près du feu, dans un fauteuil, une femme de chambre sommeillait à demi... Ce qui s'était passé depuis le moment où elle avait perdu connaissance, la pauvre femme le comprenait. On l'avait fait revenir à elle, on l'avait couchée et elle s'était endormie de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, faveur suprême de la nature. Mais un grand apaisement s'était fait en son âme, si grand qu'elle s'en étonnait presque. Sans cesser d'être aussi profonde et aussi intense, sa douleur était devenue calme. Elle pouvait réfléchir, envisager froidement sa situation présente, et mesurer la grandeur des devoirs que lui réservait l'avenir. Ainsi elle s'efforçait de voir clair en elle-même, quand, à un mouvement qu'elle fit, la femme de chambre se leva et s'approcha. --Madame est éveillée?... demandait cette fille; madame se sent-elle mieux?... --Oui, bien mieux... Quelle heure est-il? --Dix heures bientôt. --Où sont mes enfants? --Mlle Pauline est couchée. M. Raymond est avec M. Ducoudray dans le bureau de... Elle hésita, et c'est en balbutiant qu'elle acheva: --...Dans le bureau de défunt monsieur. Elle avait tort d'hésiter. La douleur de Mme Delorge n'était pas de celles qui, mesquines et idiotes, dépendent d'un mot, que telle expression calme et que telle autre avive. --Puisqu'il en est ainsi, dit-elle, donnez-moi ce qu'il me faut pour m'habiller. --Quoi! madame veut se lever, malade comme elle l'est?... --Je ne suis pas malade... Faites ce que je vous dis. Il faut que je remercie M. Ducoudray, et lui-même doit souhaiter me parler. Elle ne se trompait pas, et c'était avec la plus vive impatience qu'en ce moment même le digne bourgeois attendait son réveil. Il avait appris enfin les événements de la matinée, les mesures du coup d'État, et se demandait, non sans anxiété, quel avait pu être le résultat des recherches de Mme Delorge. Cela le préoccupait si fort, qu'au lieu de courir à Paris, pour s'informer, pour voir, comme ç'avait été sa première inspiration, il était revenu, aussitôt l'enterrement, à la villa de la rue Sainte-Claire. Cependant, la soirée s'avançait et il songeait à se retirer, lorsque Mme Delorge parut... Il se dressa, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres à la vue de la malheureuse femme. Ses cheveux n'avaient pas blanchi en une nuit, comme il arrive fréquemment dans les romans, mais en vingt heures, elle avait vieilli de vingt années. Élisabeth Delorge, la belle, l'adorée, l'heureuse épouse, n'était plus. Celle qu'il voyait, pâle et glacée sous ses vêtements de deuil, le regard éteint et le visage immobile, c'était Mme veuve Delorge. Cependant il ne tarda pas à se remettre de son étonnement, et clairement et brièvement, elle lui dit les événements de la matinée. Il en était indigné, exaspéré, furieux... Car il était libéral, ainsi qu'il s'en faisait gloire, passionnément libéral. Il avait toujours fait une opposition farouche au tyran Louis-Philippe, et avait même contribué, sans s'en douter, à le renverser, ce dont, matin et soir, dans le silence de son logis, il demandait pardon au bon Dieu. Quant au reste, sans être aussi affirmatif que Mme Delorge, il partageait ses soupçons. Que le général eût eu connaissance du complot, cela ne lui semblait pas douteux. On avait dû lui faire des ouvertures à brûle-pourpoint; sa loyauté s'en était indignée, il avait peut-être menacé de parler, et le négociateur n'avait pas hésité à le tuer, pour assurer le secret de la conspiration. Mais ce meurtrier était-il vraiment M. de Combelaine?... C'est ce dont M. Ducoudray n'était pas absolument persuadé, disant qu'un sourire sur les lèvres d'un homme ne prouve pas qu'il a commis un crime... --Il l'a commis, j'en suis sûre! interrompit violemment Mme Delorge. Cet homme a été notre mauvais génie. Tous nos malheurs datent du jour où il est arrivé à Oran avec M. de Maumussy et M. Coutanceau. Déjà ils préparaient le coup d'État qui éclate aujourd'hui. Maintenant, je sais ce qu'ils avaient pu dire à mon mari, le jour où il les chassa de chez lui... Depuis, je n'ai pas revu M. de Maumussy, mais M. de Combelaine est venu ici deux fois... Allez, il est de ces pressentiments qui ne trompent pas: l'assassin, c'est lui!... Malheureusement, les circonstances étaient étrangement contraires. --Car, bien évidemment, disait M. Ducoudray, la mort de mon pauvre ami va passer inaperçue... Et quand le calme sera rétabli, quelle que soit d'ailleurs l'issue de la lutte, on l'aura oublié. C'est triste à dire, mais c'est ainsi. Obtiendrons-nous seulement une enquête? Et si nous l'obtenons, comment faire éclater la vérité? Où trouver des preuves, des témoins?... Il fut interrompu par l'entrée brusque de Krauss, lequel arrivait, un papier à la main, criant: --Ah! monsieur, si vous saviez!... Mais il demeura béant en apercevant Mme Delorge, qu'il croyait encore couchée, et durant dix secondes il parut se demander s'il devait se taire ou parler. Enfin, s'arrêtant à ce dernier parti: --Je crains bien, reprit-il, que Marie, la cuisinière, n'ait fait une grosse sottise. Ce tantôt, pendant... l'enterrement, un homme s'est présenté, un homme qui voulait absolument parler à madame, pour une affaire très importante, à ce qu'il assurait, et qui concernait mon pauvre défunt maître... Madame dormait à ce moment, la cuisinière était seule à la maison, elle répondit qu'il n'y avait personne... L'homme parut désolé, et dit qu'il repasserait... Puis, se ravisant, il demanda du papier et un crayon et écrivit ceci... Le papier que lui présentait Krauss, Mme Delorge le prit, le lut d'un coup d'œil, et le passa à M. Ducoudray, en disant: --Vous demandiez des témoins, monsieur, que pensez-vous de celui-ci?... Sur ce papier il y avait écrit, d'une mauvaise écriture: «_Laurent Cornevin, employé aux écuries de l'Élysée, à son domicile à Montmartre, rue Mercadet._» Le digne M. Ducoudray avait bondi sur son fauteuil. --C'est lui, s'écria-t-il, c'est certainement ce garçon d'écurie qui éclairait, m'a-t-on dit, le général et son adversaire. Cet homme sait la vérité, lui!... Quel malheur que je n'aie pas été là quand il est venu!... Pourquoi ne m'a-t-on pas remis cette adresse aussitôt mon retour?... Le brave Krauss était désolé. --Hélas! fit-il, elle n'y attachait aucune importance, la pauvre fille, et c'est bien par hasard qu'elle m'en a parlé. Elle comptait le remettre demain à madame. Déjà le bonhomme Ducoudray avait pris une grande résolution. --C'est un malheur aisément réparable, s'écria-t-il. Demain, avant huit heures, je serai rue Mercadet, et je verrai ce Cornevin. Il y aura peut-être quelque chose demain, mais je suis bourgeois de Paris, et une révolution ne me fait pas peur!... A ce grand empressement du digne M. Ducoudray, il était certains mobiles dont il se gardait de souffler mot, mais qui diminuaient quelque peu son mérite. Il avait fort réfléchi, depuis la veille. Considérant la situation de Mme Delorge et la sienne, il s'était demandé pourquoi un bel et bon mariage ne réunirait pas, dans un avenir plus ou moins rapproché, selon les circonstances, leur double veuvage? [Illustration: Sur le côté une blessure qui avait amené la mort.] Pour sa part, il ne discernait aucun obstacle sérieux à ce projet flatteur. Elle n'avait pas quarante ans, il est vrai, et il atteignait, lui, la soixantaine; mais si elle était belle encore, il était, lui, toujours vert, et une différence de vingt années entre la femme et le mari n'est pas rare dans les meilleurs ménages. Le désespoir où il voyait Mme Delorge ne le décourageait aucunement. Est-ce qu'il n'avait pas été désespéré, lui aussi, lors de la mort de sa pauvre défunte! Il s'était consolé. Elle se consolerait de même. Est-il une douleur ici-bas qui résiste au lent travail du temps, à l'action dissolvante des semaines succédant aux jours, des années succédant aux mois?... Non. Donc, se voyant beaucoup de chances, il s'était tracé un plan de conduite. Se découvrir en ce moment, laisser seulement entrevoir ses desseins et ses aspirations, eût été, il le comprenait, une insigne maladresse. Risquer un mot, hasarder une allusion, c'eût été à tout jamais se fermer les portes de la villa. S'imposer, au contraire, par les services rendus, s'insinuer, s'implanter petit à petit lui semblait un chef-d'œuvre de machiavélisme. Et il avait résolu de jouer le rôle d'un vieil ami sans conséquence, jusqu'au jour où, sûr d'être indispensable, il démasquerait brusquement ses batteries. Or, pouvait-il souhaiter une occasion plus admirable que celle qui s'offrait à lui pour ses débuts? Qu'aurait à refuser Mme Delorge à l'homme qui l'aiderait à se faire rendre justice? Rien. D'un autre côté, et toute question de sentiment à part, M. Ducoudray n'était pas sans une certaine satisfaction de se trouver mêlé à cette affaire. Le mystère l'attirait. Qu'il courût, à s'occuper de cette affaire, un danger quelconque, il était à cent lieues de le soupçonner. Pour lui, comme pour cent mille autres, le soir du 2 décembre 1851, la tentative du prince Louis-Napoléon ne pouvait aboutir qu'à un échec honteux... N'importe! toutes ces idées qui grouillaient dans sa cervelle l'agitaient si fort, qu'il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit. Dès sept heures, le matin du 3 décembre, le mercredi, il était debout, rasé. Et, à sept heures et demie, il franchissait le seuil de sa maison, lesté d'une tasse de café à la crème. La matinée était sombre et pluvieuse. Les boutiques, le long des rues de Passy, s'ouvraient lentement. La circulation était rare. Les ouvriers qui passaient par groupes, se rendant à leur chantier, avaient des physionomies singulières et parlaient bas. Pourtant, ce n'est qu'en arrivant à la place de la Concorde que M. Ducoudray reconnut clairement la gravité des événements. La première division de l'armée de Paris, sous les ordres du général Carrelet, reprenait ses positions de la veille dans les Champs-Élysées, sur la place et aux abords de l'Élysée et des Tuileries. --Diable! grommela M. Ducoudray, voilà beaucoup de soldats!... L'impression désagréable qu'il en ressentit devint décidément fâcheuse lorsqu'il se fut approché d'un groupe qui s'était formé au coin de la rue Castiglione, devant une affiche qu'on venait de placarder. Un jeune homme, l'œil enflammé et la parole vibrante d'indignation, racontait ce qui était advenu la veille de la tentative de résistance des représentants réunis à la mairie du Xe arrondissement. --Ils étaient au moins trois cents, disait-il... S'étant constitués, ils venaient de décréter la déchéance du président et de nommer le général Oudinot commandant en chef des troupes, quand un officier, un sous-lieutenant de chasseurs à pied, se présente et les somme de se disperser... Ils refusent, ils déclarent qu'ils ne céderont qu'à la force... Aussitôt la salle des délibérations est envahie par des agents et des soldats, qui empoignent les représentants du peuple et les traînent à la caserne du quai d'Orsay, où ils sont prisonniers... Il fut interrompu par un sergent de ville, qui, d'une voix rude, cria: --Dispersez-vous!... Les rassemblements sont défendus!... Cela indigna M. Ducoudray. --Pourquoi donc colle-t-on des affiches, objecta-t-il, s'il est interdit de s'arrêter pour les lire... --Vous, le vieux, prononça l'agent, je vous engage à filer, sinon!... Sinon quoi? Il accompagnait sa menace d'un si terrible coup d'œil, que M. Ducoudray crut voir s'entr'ouvrir la porte des cachots... Il fila... Et, tout en hâtant le pas, il réfléchissait qu'il serait peut-être prudent de remettre à un autre jour sa visite à Montmartre... Oui, mais que penserait Mme Delorge en le voyant revenir si vite, et que lui dirait-il?... Ce n'est pas qu'un mensonge fût bien difficile à inventer; mais cette veuve d'un soldat renommé pour son courage devait priser la bravoure et être sensible à des dangers courus à son service. Il continua donc sa route, et ne tarda pas à arriver au boulevard. L'agitation y était sensible, bien que sourde encore et contenue. Beaucoup de boutiques n'étaient qu'entr'ouvertes, comme il arrive à Paris quand on s'attend à quelque chose. De petites affiches manuscrites, appelant aux armes, étaient collées contre les arbres avec des pains à cacheter, et les passants s'arrêtaient pour les lire. Mais un sergent de ville passait, qui arrachait brutalement l'affiche, et tout était dit... --C'est égal, pensait M. Ducoudray, ça chauffe... Ça sent la poudre! Il ne se trompait pas. Au moment où il arrivait à la hauteur de la rue Drouot, il fut croisé par plusieurs jeunes gens qui couraient en criant: --Aux armes! On se bat au faubourg Saint-Antoine! Un représentant vient d'être tué!... Aux armes!... --Certainement ils ont raison! dit M. Ducoudray à un homme arrêté comme lui sur le boulevard... L'autre ne répondit pas... Un escadron de lanciers arrivait au grand trot du côté de la Madeleine... Bravement, M. Ducoudray se jeta rue Drouot. Cette idée qu'on n'était peut-être pas en sûreté sur le boulevard lui rendait ses jambes de vingt ans, et c'est avec la rapidité d'une flèche qu'il franchit la rue Drouot, traversa le faubourg Montmartre et se mit à remonter les pentes roides de la rue des Martyrs et de la chaussée Clignancourt... A mesure qu'il s'éloignait du centre, de ce forum sceptique et léger qu'on appelle le boulevard, l'émotion diminuait... Les boutiquiers causaient sur le pas de leur porte, mais ils plaisantaient, riant d'un rire ironique. Les passants lisaient les affiches, mais ils haussaient les épaules... Du moins, M. Ducoudray s'attendait à trouver Montmartre fort agité. Erreur. Jamais ce quartier, si impressionnable et si remuant, n'avait été plus calme. Et cependant, depuis le matin, Jules Bastide et le représentant Madier de Montjau couraient les ateliers et appelaient aux armes. Cependant, M. Ducoudray arrivait rue Mercadet, à l'adresse indiquée par l'employé des écuries de l'Élysée... C'était une vaste maison à cinq étages, qui, à en juger par le nombre des fenêtres, excessivement rapprochées les unes des autres, devait être divisée en une infinité de petits logements. Un long couloir obscur et étroit, fort malpropre et très boueux, conduisait à la loge du portier, une véritable niche ménagée sous l'escalier. Dans cette loge, une vieille femme était assise, surveillant l'ébullition d'un poêlon d'où s'échappaient des odeurs suspectes. --Monsieur Laurent Cornevin, s'il vous plaît? demanda M. Ducoudray. --Il ne doit pas être chez lui, répondit la portière, mais sa femme y est. --Il est donc marié? --Tiens! pourquoi donc pas? Oui, il est marié, et il a même cinq enfants, trois filles et deux garçons... L'espoir que la femme saurait lui dire où trouver son mari décida le bonhomme. --Indiquez-moi, s'il vous plaît, demanda-t-il, le logement de M. Cornevin. --C'est au premier, répondit la portière... au premier, en descendant du ciel, bien entendu. Et se penchant à la fenêtre de sa loge, qui ouvrait sur la cour: --Ohé! m'ame Cornevin! cria-t-elle, d'une voix à érailler le crépi des murs, v'là un monsieur pour vous! La précaution n'était pas inutile. M. Ducoudray allait se perdre dans le dédale des corridors, lorsque Mme Cornevin arriva à son secours. C'était une femme encore jeune, grande, bien faite, point jolie, mais en qui tout respirait la douceur et l'honnêteté. Elle était pauvrement vêtue, mais très proprement, et tenait sur les bras un enfant de huit ou dix mois, joufflu et bien portant. --Veuillez prendre la peine d'entrer, monsieur, dit-elle au digne bourgeois. Il entra dans une petite pièce resplendissante de propreté, et alors seulement il s'aperçut que Mme Cornevin avait les yeux rouges de pleurs mal essuyés. --Madame, commença-t-il, j'aurais à parler à votre mari pour une affaire de la plus haute importance et qui ne souffre aucun retard... Pouvez-vous me dire où je le rencontrerais?... --Hélas! monsieur, je n'en sais rien moi-même. M. Ducoudray tressaillit. --Vous dites?... fit-il. --Je dis, monsieur, que je ne sais ce qu'il est devenu, répéta la pauvre femme. Et incapable de maîtriser son chagrin: --Il n'est pas rentré cette nuit, poursuivit-elle en fondant en larmes, et quoiqu'il ne fût pas de service, je n'étais pas très inquiète, pensant qu'il avait sans doute pris le tour d'un camarade. Cependant, dès qu'il a fait jour, j'ai couru à l'Élysée pour avoir de ses nouvelles. Ah! monsieur, ses camarades m'ont répondu qu'ils ne l'ont pas vu depuis trois jours!... Un homme qui aime tant sa maison et ses enfants, si économe, si honnête, si bon!... C'est la première fois qu'il se dérange depuis notre mariage!... Mais non! ce n'est pas possible, il faut qu'il lui soit arrivé quelque malheur... Le digne rentier était devenu plus blanc que sa chemise. Entre la mort du général Delorge et la singulière disparition de Cornevin, seul témoin de cette mort mystérieuse, il découvrait un rapport frappant et peu fait pour rassurer. Cependant, il s'efforça de dissimuler sa terrible émotion, et d'une voix qui n'était pas trop altérée: --Voyons, voyons, ma chère dame, dit-il, ne vous désolez pas ainsi, que diable! Vous allez voir reparaître votre mari. Il se sera attardé avec quelque camarade. --Impossible! monsieur. Tous ses camarades sont consignés depuis quarante-huit heures à l'Élysée... --Alors, comment se fait-il qu'il se soit absenté? --C'est justement ce que les autres se demandent... M. Ducoudray se le demandait aussi, et il sentait en même temps un frisson courir le long de son échine. Un crime avait été commis... n'en avait-on pas commis un second pour cacher le premier? --Quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois, madame? interrogea-t-il. --Hier matin. Nous avons déjeuné ensemble, et après, il s'est habillé en me disant qu'il avait une commission à faire du côté de Passy. --Et il ne vous a pas dit quelle sorte de commission? --Non. Je sais seulement qu'il voulait voir la femme d'un général, et que c'était pour quelque chose de très grave. Elle fut interrompue par l'entrée de deux petits garçons, l'un de huit ans, l'autre de dix, qui arrivaient en chantant et en se bousculant, mais qui se découvrirent poliment dès qu'ils aperçurent un étranger. C'étaient les deux aînés de Mme Cornevin. Elle parut fort surprise de les voir, et d'un air sévère: --Que venez-vous faire ici à cette heure? demanda-t-elle. Comment êtes-vous sortis de l'école?... --Le maître nous a renvoyés. --Renvoyés! pourquoi? --Ah! voilà! Il nous a dit comme cela: Allez-vous-en tous, et rentrez bien vite chez vous, parce qu'il va y avoir une révolution. Mme Cornevin pâlit. Bien qu'elle fût allée à l'Élysée le matin, elle ne savait rien, on ne lui avait rien dit. --Une révolution!... murmura-t-elle. On va se battre et je ne sais pas où est Laurent!... --S'occupait-il donc de politique? interrogea M. Ducoudray. --Lui? monsieur! Ah! jamais de la vie! Il ne songeait, le cher homme, qu'à travailler pour les enfants et pour moi!... De sa vie, le digne bourgeois ne s'était senti plus mal à l'aise. Mille appréhensions vagues et sinistres l'assaillaient. Ce logis lui semblait affreusement dangereux, le plancher lui brûlait les pieds. --Je ne veux pas vous importuner davantage, dit-il à la pauvre femme, je repasserai demain, et croyez-moi, M. Cornevin sera rentré... Mais comme de raison, elle lui demanda son nom, pour le répéter à son mari. Il frémit à cette demande. Donner son nom!... Ne serait-ce pas une imprudence énorme? Il rentra donc son portefeuille d'où il s'apprêtait à tirer sa carte, et saisissant le premier nom qui se présenta à sa mémoire: --Dites à votre mari, madame, répondit-il, que c'est M. Krauss qui est venu le visiter. Ce n'était pas précisément héroïque, ce que faisait là le digne bourgeois, mais la tête n'y était plus. Cette idée que peut-être Cornevin avait été supprimé parce qu'il possédait un secret dont lui, Ducoudray, se trouvait dépositaire, cette idée lui donnait la chair de poule. Et tout en descendant l'escalier, il récapitulait tous les moyens connus de se débarrasser d'un homme, depuis le coup d'épée d'un spadassin bien payé jusqu'au poison subtilement glissé dans le potage par une cuisinière séduite à prix d'or. --Brrr!... faisait-il, brrr!... Songeant qu'à la suite des grands meneurs du coup d'État, Morny, Maupas, Saint-Arnaud, Magnan, il avait entendu nommer le vicomte de Maumussy, le comte de Combelaine, et M. Coutanceau même, qui passait pour avoir mis sa fortune au service du prince-président. Cependant, une fois hors de la maison, il respira plus librement, et le grand air, la marche et le mouvement de la rue produisant leur effet, il ne tarda pas à se reprocher d'avoir peut-être cédé à des craintes exagérées. D'un autre côté, le succès du coup d'État ne lui semblait rien moins qu'assuré. Plus il se rapprochait du centre de Paris, plus la fermentation s'accentuait. Les quartiers de la rue des Martyrs et du faubourg Montmartre, si calmes lorsqu'il les avait traversés, commençaient à s'agiter. L'indignation succédait à la dédaigneuse indifférence du premier moment, et tout semblait annoncer une lutte prochaine. On s'assemblait et on battait des mains devant les affiches des divers comités de résistance, affiches ardemment pourchassées par la police cependant, et qui toutes résumaient la même idée en des termes presque identiques: «La constitution est violée... Louis-Napoléon s'est mis lui-même hors la loi... Aux armes!...» Parfois, un homme passait, un fusil sur l'épaule, qui criait: --Venez, citoyens, venez!... On se bat rue de Rambuteau. Au bruit de ces paroles, M. Ducoudray s'animait peu à peu, comme un vieux cheval au son de ses grelots. --Décidément, ça marche, pensait-il, ça marche!... Mais c'était bien autre chose vraiment sur le boulevard. La foule, de moment en moment, y devenait plus compacte et plus animée. A tous les coins de rue, et jusque sur le milieu de la chaussée, des groupes se formaient. Sur les chaises des cafés, des orateurs improvisés montaient, qui lisaient le décret de déchéance prononcé par l'assemblée du Xe arrondissement, ou l'arrêt de mise en accusation de Louis-Napoléon Bonaparte par la haute cour de justice... Des escouades de sergents de ville, l'épée à la main, circulaient à travers cette cohue, appuyés par des hommes de mauvaise mine, en bourgeois et armés de casse-tête et de bâtons... Les mêmes cris les accueillaient partout: --Vive la Constitution! A bas Soulouque!... Sur la chaussée, les pelotons de cavalerie se succédaient. La foule s'ouvrait pour laisser passer les chevaux, et se reformait derrière eux aux cris de: --Vive la République! Vive l'armée!... La fièvre commençait à gagner M. Ducoudray... Il n'avait plus peur; le bourgeois des glorieuses journées de Juillet se réveillait en lui. Il oubliait Passy, Mme Delorge, son ami le général et M. de Combelaine. --Il faut que je voie la fin de tout ceci! se dit-il. Et il entra pour déjeuner dans un café du boulevard des Italiens. Là, les nouvelles affluaient; vraies ou fausses, absurdes parfois, mais toutes et toujours favorables à la résistance. On affirmait que les meneurs du coup d'État commençaient à perdre la tête... que M. de Maupas tremblait de peur à la préfecture de police... que le général Magnan hésitait... que Lamoricière venait de s'évader et de se mettre à la tête de quatre régiments... On assurait que dans les cours de l'Élysée, quatre voitures de poste venaient d'être attelées pour emporter bien vite et bien loin le président et ses complices... et quelques millions, ajoutaient les bien informés... En vrai Parisien qu'il se vantait d'être, l'excellent M. Ducoudray buvait comme du lait toutes ces nouvelles, les tenant pour assurées, puisqu'elles flattaient ses espérances et ses instincts. Et il n'était pas éloigné de croire le coup d'État décidément tombé dans l'eau, quand il sortit du restaurant, tout disposé à l'optimisme, tel qu'un homme qui, ayant bien déjeuné, vit en paix avec son estomac. Il ne tarda pas à reconnaître son erreur. Pendant le temps qu'il avait mis à prendre son repas, la mobile physionomie du boulevard avait changé. La foule y était plus compacte, s'il est possible, mais grave, désormais, et presque silencieuse. Plus de rires, plus de quolibets. Plus de ces cris de: «A bas Soulouque!» qui avaient fait ouvrir de si grands yeux aux soldats de la ligne. Évidemment, la situation s'était tendue. On eût dit que chacun comprenait que l'instant décisif arrivait où les plus grands événements ne tiennent qu'à un fil, qu'on en était à cette minute suprême d'où dépendent les opérations les mieux combinées. Les hommes à bâton, les décembrailliards, comme on les appelait alors, avaient disparu du trottoir. Mais les escadrons de lanciers étaient plus nombreux sur la chaussée. Ils ne cessaient d'aller et de venir de la Madeleine à la Bastille, maintenant en communication les troupes des Champs-Élysées et celles qui occupaient les quartiers du Temple et de l'Hôtel-de-Ville... --Se bat-on quelque part? interrogeait de ci et de là M. Ducoudray. --Oui. Il y a des barricades rue Transnonain, rue Beaubourg et rue Grenetat. --Et c'est la police qui les fait faire, ajoutait un voisin. Positivement l'estimable bourgeois commençait à ressentir quelque chose de son malaise du matin, lorsque tout à coup, vers quatre heures, circula à travers cette foule immense une rumeur profonde, rapide comme le frisson d'une décharge électrique. [Illustration: Je vis le général étendu mort, dans un coin.] --Qu'est-ce encore? demanda M. Ducoudray à deux jeunes gens qu'il coidoyait. --La proclamation de Saint-Arnaud. L'avez-vous lue? --Non. Où la lit-on? --Au coin de toutes les rues, parbleu! Le digne rentier se trouvait à la hauteur du faubourg Poissonnière. Il tourna la première rue qu'il rencontra, et, au milieu des clameurs indignées de deux cents personnes rassemblées devant une affiche, il lut: «Habitants de Paris, Le ministre de la guerre, Vu la loi sur l'état de siège, Décrète: Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé. _Le général de division, ministre de la guerre_, LE ROY DE SAINT-ARNAUD.» C'était bref, précis et significatif. C'était en six lignes toute la politique du coup d'État du 2 décembre 1851. --Oh! faisait M. Ducoudray consterné et révolté: oh!... Et cependant, bien loin d'éteindre la résistance, cette menaçante proclamation semblait l'attiser. --C'est ce qu'on veut, ricanait un homme à barbe blanche; il faut bien un prétexte pour engager les troupes!... Presque au même moment, et comme pour lui donner raison, une violente fusillade pétilla dans la direction du quartier des Gravilliers. Et peu après, un jeune homme passa haletant, qui criait: --C'est rue Aumaire, et on se cogne dur, allez; je vais chercher un fusil. Plus d'un devait avoir eu la même idée, car deux pas plus loin, M. Ducoudray vit un boutiquier fermer ses volets, et écrire dessus à la craie: «Armes données.» Pourtant la nuit était venue, la fusillade s'éteignait peu à peu, on n'entendait plus que des coups de feu isolés... A force de jouer des coudes dans la cohue qui roulait à plein trottoir, le digne rentier était arrivé au Château-d'Eau, lorsque soudain un cri terrible sortit de mille poitrines à la fois, immédiatement suivi d'un sourd roulement... et il se trouva entraîné par un irrésistible remous de la foule... Une femme dont le chapeau avait été arraché, et qui traînait une petite fille, s'accrochait à lui désespérément en criant: --Au nom du ciel! sauvez mon enfant! Il essaya de lui porter secours, mais un choc violent le jeta contre un arbre, un tourbillon passa devant lui, et il vit luire au-dessus de sa tête l'éclair d'un sabre... Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, plus rien. Le terrain était vide autour de lui, la foule fuyait éperdue dans toutes les directions, et quelques hommes ramassaient les blessés restés sur le carreau. Les lanciers avaient chargé. --Ah! cela ne se passera pas ainsi, grondait le digne bourgeois en crispant les poings, et demain... demain!... Tout, en effet, pour lui qui connaissait si bien son Paris, présageait pour le lendemain une journée de revanche. Jamais mouvement révolutionnaire ne lui avait paru si accentué ni si puissant que celui qui se prononçait en cette soirée du 2 décembre 1851. A tous les coins de toutes les rues qu'il traversait, des groupes se formaient, sombres, menaçants, d'où s'élevaient tantôt la voix d'un orateur, tantôt de véhémentes protestations. Et ce n'était plus seulement la bourgeoisie qui se révoltait, les blouses se mêlaient aux paletots, et les mains calleuses serraient les mains gantées. Puis, de distance en distance des ébauches de barricades s'élevaient... Mais sa hâte était grande de retrouver Mme Delorge, et un fiacre étant venu à passer, vide, il le prit... VIII La nuit était depuis longtemps venue, lorsque M. Ducoudray arriva à la villa de la rue Sainte-Claire, et pour la première fois, en tirant la chaîne de la cloche, il songea à la façon dont il rendrait compte de sa mission à la veuve de son ami le général. --Je n'ai rien à lui cacher, pensait-il, non, rien... sauf toutefois le sentiment de prudence qui m'a fait dissimuler mon nom, et qu'elle ne comprendrait peut-être pas, si naturel qu'il soit. Il s'attendait d'ailleurs à la trouver anéantie de désespoir, dévorée d'inquiétude à son sujet, et à peine en état de l'entendre. Il la trouva dans le salon, comme autrefois, du vivant du général, berçant sa fille sur ses genoux, pendant que Raymond achevait ses devoirs pour la classe du lendemain. Elle était bien pâle encore, la malheureuse femme, et les marbrures de ses joues trahissaient des larmes bien récentes; mais la fermeté de son regard et le pli de ses lèvres disaient son inébranlable résolution de demeurer stoïque, quoi qu'il pût arriver désormais. Lorsque M. Ducoudray entra, elle se souleva légèrement pour le saluer, et c'est du ton le plus calme qu'elle dit: --Eh bien! monsieur?... Lui restait interdit et quelque peu troublé, à trois pas de la porte. Jamais femme ne lui était apparue aussi imposante que cette veuve, en qui l'excès de la douleur semblait avoir anéanti toute sensibilité, et qui vivante avait le froid du marbre des statues. Comme elle répétait sa question, cependant, il s'avança en regardant Raymond, avec un clignement de paupières qui signifiait clairement: --Puis-je parler devant cet enfant? --Mon fils ne doit ignorer aucune des circonstances de la mort de son père, monsieur Ducoudray, dit Mme Delorge... Peut-être un jour sera-t-il appelé à le venger. Parlez donc sans crainte... Le digne rentier s'assit, et avec une volubilité extraordinaire, masque de son embarras, il se mit à narrer par le menu les événements de la journée, disant la physionomie de Paris, l'attitude de la foule, les dangers qu'il avait courus. --Mais Cornevin? interrompit Mme Delorge, ce garçon d'écurie de l'Élysée, l'avez-vous vu!... --Je n'ai rencontré que sa femme, répondit le bonhomme. Et tout de suite il exposa ce qu'il appelait l'affreuse vérité, hésitant, craignant d'effrayer Mme Delorge. Elle ne sourcilla même pas, et toujours de son accent glacé: --C'est un grand malheur! prononça-t-elle, mais je m'attendais à quelque chose de ce genre... Et comme le digne rentier s'empressait d'ajouter que certainement Cornevin ne tarderait pas à reparaître, qu'on ne supprime pas un citoyen... --Pourquoi, interrompit-elle, essayer de me donner un espoir que vous n'avez pas? Ce pauvre garçon était un témoin trop redoutable pour qu'on ne l'éloignât pas de façon ou d'autre... Plus il était honnête, plus il a dû paraître dangereux... On l'épiait sans doute, et en venant ici il s'est condamné... Les circonstances étaient trop propices pour qu'on n'en profitât pas. Qu'est un homme, je vous le demande, en ces jours de tourmentes politiques? Moins qu'un fétu que le vent balaie... M. Ducoudray se sentait blêmir... --...Moins qu'un fétu! pensait-il. Comme elle dit cela! brrr!... --Ce qui doit nous donner espoir et courage, madame, hasarda-t-il, c'est que ce coup d'État ne réussira pas... --Il réussira, monsieur... --Oh! permettez-moi, je viens de traverser Paris, et je me connais assez en révolutions pour être sûr... --Le coup d'État réussira, vous dis-je. J'ai appris bien des choses depuis que je ne vous ai vu... J'ai parcouru les papiers de mon mari. Ce qui arrive, il le prévoyait depuis longtemps, et c'est pour cela qu'il voulait donner sa démission plutôt que de venir à Paris. Une lettre inachevée que j'ai retrouvée dans son sous-main ne me laisse aucun doute. Malheureusement, j'ignore à qui cette lettre était destinée. «Mon ami, écrivait-il, tenez-vous sur vos gardes; tout est prêt pour le grand coup... Il peut éclater ce soir ou demain; peut-être éclate-t-il pendant que je vous écris. Ne perdez plus une minute. Les stupides divisions des honnêtes gens assurent le succès au premier homme à poigne qui osera s'emparer du pouvoir.» Immense était la stupeur de M. Ducoudray. --Et vous croyez à cela, madame? interrogea-t-il. --Comme à Dieu même! --Vous croyez que les ennemis du général, ses meurtriers peut-être, sont à la veille d'escalader les plus hautes situations?... --Je le crois. --Et vous ne renoncez pas à vos projets de... vengeance? Pour la première fois, la pauvre femme eut un tressaillement aussitôt réprimé. --Appelez-vous donc se venger demander justice, monsieur? prononça-t-elle. Un meurtre a été commis, je demande que le meurtrier soit poursuivi et puni. Est-ce trop exiger? Si on me repousse, cependant!... Sera-ce me venger que d'essayer de me faire justice moi-même? Le digne rentier était abasourdi de l'entendre s'exprimer ainsi, et froidement, sans apparence de colère, elle que toujours il avait vue la douceur et la timidité mêmes. --Hélas! madame, fit-il, si le coup d'État triomphe, M. de Combelaine se trouvera bien au-dessus de votre portée... Mme Delorge hocha la tête et froidement: --Soit, dit-elle, je ne serai rien et il sera tout... Mais j'aurai pour moi Dieu, mon droit et l'avenir. C'est l'humble, c'est le chétif que le puissant dédaigne, qui bien souvent est cause de sa perte. Il suffit du déplacement d'un grain de sable pour que l'édifice le plus solide en apparence s'écroule. Le train express lancé à toute vapeur ne s'inquiète guère des paysans qui le menacent de leurs bâtons; qu'ils essayent donc de l'arrêter!... Oui; mais à l'endroit le plus dangereux de la route, un enfant a placé un caillou sur le rail... et la puissante locomotive déraille et roule au fond de l'abîme, entraînant tous ceux qu'elle emportait... Je puis être ce caillou, monsieur Ducoudray, je puis être ce grain de sable... Cette phrase devait hâter la retraite de M. Ducoudray. Et, après quelques mots insignifiants, prétextant sa fatigue et le besoin qu'il avait de prendre quelque nourriture, il se retira. En réalité, le bonhomme était loin d'être à l'aise, ayant senti chanceler en lui la résolution de se dévouer corps et âme aux intérêts de la veuve de son ami le général. --C'est qu'elle parlait comme d'une chose toute simple de se faire justice elle-même! pensait-il en regagnant son logis. Dieu sait à quels actes de démence sa haine peut la conduire... et mener ceux qui lui obéiraient aveuglément. Il songeait à Cornevin, et l'exemple de cet infortuné lui paraissait éclairer les dangers de l'avenir comme un de ces phares qu'on allume sur les écueils. Il se disait: --Si le coup d'État fait _fiasco_, comme c'est probable, certes, je suis avec Mme Delorge contre le Combelaine... S'il réussit, au contraire... Hum! je suis bien vieux pour sacrifier mon repos à deux beaux yeux en larmes... Ce n'était pas d'ailleurs sans une certaine satisfaction de vanité qu'il voyait ses destinées dépendre de la révolution qui se préparait, et il n'était que plus impatient d'en connaître le résultat. Aussi, le lendemain, jeudi, 4 décembre, n'attendit-il pas le jour pour se lever et s'habiller. Il est vrai qu'il ne se mit pas tout de suite en campagne, ainsi qu'il avait annoncé à sa gouvernante qu'il le ferait. Le souvenir de la charge des lanciers de la veille refroidissait singulièrement les ardeurs de sa curiosité. Avant de s'aventurer, il eût voulu savoir ce qui se passait, et toute la matinée, on le vit errer dans le quartier, quêtant des nouvelles chez ses fournisseurs. Si loin que Passy soit du boulevard, l'émotion y était extrême. L'anxiété était dans tous les yeux, et sur toutes les lèvres cette phrase: --Comment cela va-t-il finir? Dans les groupes, fort nombreux déjà, on retrouvait un écho de toutes les rumeurs qui, le même jour et à la même heure, circulaient de la Madeleine à la Bastille. On parlait, tantôt de l'évasion des généraux arrêtés, qui auraient réussi à rallier quelques régiments dans un département voisin, et marcheraient sur Paris; tantôt de la résistance de plusieurs départements, triomphante, disait-on, à Reims et Orléans. Plus loin, c'était la nouvelle contradictoire, mais non moins avidement reçue, de l'exécution sommaire du général Bedeau et du colonel Charras. Vers dix heures, cependant, M. Ducoudray n'y tint plus. Il se rappela qu'un de ses amis demeurait boulevard Montmartre, à côté du passage, et, décidé à lui demander une petite place à une fenêtre, il partit... La foule était immense sur tous les points ordinaires des rassemblements, et visiblement irritée de plus en plus. Des hommes armés circulaient dans les groupes. Des orateurs, hissés sur les épaules du premier venu, lisaient d'une voix véhémente les appels aux armes imprimés dans la nuit, et la foule applaudissait. Ailleurs, des groupes compacts se formaient devant des affiches qu'on venait d'apposer. M. Ducoudray s'approcha: C'était une proclamation du préfet de police, plus significative encore que celle du ministre de la guerre, placardée la veille. Il y était dit: «Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes, seront, _sans sommations_, dispersés par la force. «Que les citoyens paisibles restent à leur logis. «Il y aurait _péril sérieux_ à contrevenir aux dispositions arrêtées. «Paris, 4 décembre 1851. «_Le préfet de police_, «DE MAUPAS.» --Diable!... murmura M. Ducoudray sinistrement impressionné, diable!... Positivement, l'idée lui venait de suivre les conseils de cet excellent préfet, et de regagner son logis, en citoyen paisible qu'il était. Les ricanements qu'il entendait autour de lui le firent changer d'avis. --Évidemment, disait un jeune homme, c'est un expédient de conspirateurs aux abois. On dit ces choses-là, mais on ne les fait pas... «Il a raison,» pensa M. Ducoudray. Et il se remit en route, hâtant le pas, cependant, autant que le lui permettait la cohue, lorsque sur le boulevard, au coin de la rue des Capucines, il fut arrêté net par un rassemblement. Un grand vieillard, qu'on disait être un des représentants du peuple restés libres, expliquait, avec la dernière précision, la situation de la résistance. Celui-là devait être bien informé. M. Ducoudray se hissa sur la pointe des pieds, allongeant le cou et tendant les oreilles. --Toutes les troupes ayant été retirées, disait le vieillard, rien ne s'est opposé à la construction des barricades, et nous en avons maintenant un grand nombre. La rue du Petit-Carreau en est toute coupée. Il y en a rue des Jeûneurs et rue Tiquetonne, et dans presque toutes les petites rues qui débouchent de ce côté sur la rue Montmartre. Partout, rue du Temple, rue Saint-Merry, rue Saint-Denis, à la pointe Saint-Eustache et autour de l'Hôtel de Ville, des retranchements ont été improvisés... Mais il s'arrêta court, et soudainement il disparut dans un remous de la foule, et de grandes huées s'élevèrent. --Ah çà! qu'arrive-t-il?... interrogea M. Ducoudray. Un grand garçon, dont les yeux étincelaient, se chargea de l'édifier. --Vous êtes encore naïf, vous, le vieux, lui-dit-il. Ne comprenez-vous donc pas que si l'attitude de Paris se prolonge quarante-huit heures encore, le coup d'État avorte piteusement au milieu des huées? Le bruit des sifflets lui est plus malsain que celui des coups de fusil. Seulement, comme pour combattre il faut des adversaires, il en cherche, il en réclame à tous les faubourgs... On me dirait qu'il en paye que je n'en serais pas surpris... J'étais aux barricades, ce matin, et j'ai vu remuer les pavés par des particuliers qui avaient de drôles de figures... --Parbleu! dit un autre, derrière toutes ces barricades élevées comme par enchantement, il n'y a pas mille combattants sérieux. --Et il y a plus de soixante mille soldats sur pied. --Et bien disposés, car leur ordinaire a été soigné, je vous le garantis, et le vin ne leur a pas été épargné. --Donc, pas d'imprudence!... Ne donner aucun prétexte à un coup de force, voilà le mot d'ordre... Ce semblait être celui des innombrables curieux qui encombraient le boulevard et qui, de la Madeleine à la Bastille, se pressaient sur les trottoirs comme un jour de mardi gras, lorsqu'on attend le passage de cette fantastique voiture de masques qui ne passe jamais. Si la colère faisait place au mépris, c'était lorsqu'on voyait approcher quelque peloton de fantassins ou passer un officier d'ordonnance. Alors on criait: --A bas les traîtres!... A bas les prétoriens!... Pas de dictateur!... L'excellent M. Ducoudray jubilait. --Eh! eh!... disait-il à ses voisins, ces messieurs du coup d'État doivent être dans leurs petits souliers. Tout à fait rassuré désormais, le digne rentier arrivait à la rue de Richelieu, quand soudainement il vit se former un gros rassemblement d'où s'élevaient des clameurs menaçantes. Il approcha. Un officier d'ordonnance de la garde nationale, qui arrivait au galop du bas de la rue de Richelieu, avait voulu tourner bride en face du café Cardinal, et s'y était si mal pris qu'il était tombé avec son cheval. La foule l'avait entouré, et menaçait presque de lui faire un mauvais parti, lorsque plusieurs jeunes gens accoururent, qui le dégagèrent et le firent entrer dans la cour de la maison Frascati. --Cela se gâterait-il donc? pensa M. Ducoudray. Ce serait vraiment dommage. Heureusement il n'était plus qu'à deux pas de la maison où il comptait trouver une fenêtre. Il traversa lestement la chaussée, et l'instant d'après il sonnait à la porte de son ami. C'était un ancien marchand de draps, rentier comme lui, et qui l'accueillit d'autant mieux qu'il était fort inquiet de la tournure des événements. L'optimisme de M. Ducoudray lui parut on ne peut plus déplacé. --Je crois, comme vous, lui disait-il, que les gens du coup d'État reculeraient s'ils le pouvaient... Mais ils ne le peuvent pas. Leurs vaisseaux sont brûlés. C'est un coup de Bourse encore plus qu'un coup d'État qu'ils tentent. Depuis le président jusqu'à M. de Combelaine et au vicomte de Maumussy, tous sont plus ou moins ruinés et endettés... Que voulez-vous qu'ils deviennent s'ils reculent?... Une détonation, si violente que les vitres en vibrèrent, l'interrompit. M. Ducoudray devint tout pâle. --Mon Dieu! balbutia-t-il, on dirait presque un coup de canon... --C'est bien un coup de canon, déclara l'ancien marchand de draps, et je l'attendais, par la raison que tout près d'ici, sur le boulevard, presque en face du Gymnase, on a construit une barricade très forte. Mais une seconde détonation retentissait. Ils se précipitèrent à la fenêtre... Chose étrange!... la foule ne semblait pas plus émue de ces coups de canon qu'elle ne l'eût été de l'artillerie des petites guerres du cirque Franconi. Pas un curieux ne paraissait songer à quitter la place... Les femmes et les enfants circulaient comme en un jour de grande revue. [Illustration: Un peloton de sergents de ville arrivait l'épée nue et le casse-tête à la main.] Et cependant, sur la chaussée, commençaient à passer des civières portées par des infirmiers, précédées de soldats tenant à la main un bâton surmonté de cet écriteau: _Service des hôpitaux militaires_. Il était alors deux heures, et on entendait, dans la direction de la Madeleine, des roulements de tambour. --La troupe! voilà la troupe! annonçaient des gens sur le boulevard. Personne ne s'en alarmait. Loin de se disperser, les promeneurs se tassaient sur le bord du trottoir, faisant la haie, comme d'habitude sur le passage des promenades militaires... Cette sécurité dura peu. Une grande rumeur monta de la foule, et les deux amis distinguèrent une sorte de mêlée à la hauteur de la rue Drouot. C'est que la troupe balayait la chaussée, et les curieux qu'elle refoulait se jetaient dans les rues transversales ou se précipitaient dans les rares cafés qui n'avaient pas encore fermé leur devanture. Puis l'émotion se calma, et les troupes continuèrent à défiler, dépassant le faubourg Montmartre et remontant le boulevard Poissonnière. Il y en avait des masses, de toutes armes, en tenue de campagne, infanterie et cavalerie, et entre chaque régiment roulait, avec un bruit sinistre, une batterie d'artillerie. M. Ducoudray crut remarquer que les soldats paraissaient fort animés. Beaucoup d'officiers fumaient leur cigare. Pendant ce temps, les détonations continuaient dans la direction du Gymnase, et le digne bourgeois et son ami distinguaient la fumée de la batterie d'artillerie établie sur la hauteur du boulevard Poissonnière. Ils se penchaient pour mieux voir, lorsque soudain, de ce même côté et vers la tête de la colonne, une vive fusillade éclata. Des milliers de cris y répondirent... Les curieux, éperdus, levaient les bras au ciel, se jetaient à plat ventre et fuyaient affolés dans toutes les directions... Ce ne fut qu'un éclair... Rapide et terrible comme une trombe, la fusillade courait tout le long du boulevard dans la direction de la Chaussée-d'Antin, furieuse, enragée, brisant tout, renversant tout... --C'est à poudre que l'on tire! bégayait M. Ducoudray terrifié... Ce ne peut être qu'à poudre. On ne tirerait pas à balle, à bout portant, sur une foule désarmée, sur des femmes, sur des enfants... Le bruit strident d'une balle s'aplatissant contre le mur, à deux pouces de sa tête, lui coupa la parole... Plus morts que vifs, son ami et lui se jetèrent à plat ventre sur le parquet. Il était temps... Une grêle de balles s'abattait contre la fenêtre, défonçant les jalousies, faisant voler les vitres en éclats, et brisant dans l'appartement une glace et une pendule... Et au-dessus des détonations de l'artillerie et du crépitement de la fusillade, les voix furieuses des soldats s'élevaient, criant: --Fermez les fenêtres!... fermez partout!... Ainsi, durant dix minutes, se déchaîna un effroyable ouragan de fer, et de feu... Puis le silence suivit, profond, solennel, sinistre, coupé de moments en moments par un feu de peloton ou par des hurlements terribles. Puis plus rien. Glacés d'une indicible horreur, M. Ducoudray et son ami se hasardèrent à ramper jusqu'à la fenêtre et à regarder. Il n'y avait plus sur le boulevard que des soldats, appuyés sur leurs fusils fumants, quelques-uns hébétés de stupeur, d'autres interrogeant toutes les fenêtres d'un regard inquiet et furieux. Beaucoup d'officiers paraissaient désespérés. Sur la chaussée, une cinquantaine de cadavres gisaient... plusieurs femmes, deux ou trois enfants. Vers l'angle de la rue Montmartre, on distinguait quelque chose de blanchâtre... C'était le corps d'un pauvre marchand de coco qui avait eu l'idée bizarre de venir offrir sa marchandise aux troupes du coup d'État. Il avait encore au dos sa fontaine percée de plus de vingt balles. Çà et là, de larges plaques de sang se voyaient... Timidement, et avec bien des précautions, quelques boutiques s'entre-bâillaient. Des gens en sortaient, pâles, effarés, qui bondissaient jusqu'à un blessé, le prenaient entre leurs bras, et bien vite rentraient. Des soldats, par petits groupes de huit ou de douze, allaient de maison en maison... Ils disparaissaient, et on ne tardait pas à les voir reparaître successivement aux croisées de tous les étages. --Ils font des visites domiciliaires, murmura M. Ducoudray à l'oreille de son ami, ils vont venir ici... L'instant d'après, en effet, ils entendirent battre de coups de crosse la porte d'entrée, puis des cris impérieux: --Ouvrez, ou nous enfonçons!... Ils coururent ouvrir, et des soldats se ruèrent dans l'appartement, furetant partout, ouvrant les portes des cabinets et des armoires, lançant des coups de baïonnette sous les lits. Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray, qui les examina et même les flaira, pour s'assurer qu'elles ne sentaient pas la poudre. --Oh! monsieur le militaire, balbutiait le digne bourgeois, pouvez-vous supposer... Mais le soldat semblait exaspéré. --On a tiré sur nous des fenêtres, interrompit-il brutalement, et il faut que ceux qui ont tiré se retrouvent... M. Ducoudray ouvrait la bouche pour répliquer, un signe du sous-lieutenant qui présidait à ces perquisitions lui imposa silence. Cet officier, tout jeune encore, paraissait accablé de douleur. --C'est une fatalité! dit-il aux deux bourgeois, pendant que les soldats se répandaient dans la maison, c'est une catastrophe inconcevable!... Tout ce qu'il était humainement possible de faire pour arrêter le feu, nous l'avons fait... En vain, hélas!... Nos hommes étaient comme fous, ils ne voulaient rien entendre, ils nous menaçaient nous-mêmes... Obsédés par le souvenir de la guerre des fenêtres des journées de Juin, ils se croyaient environnés d'ennemis invisibles... Toutes les maisons leur semblaient pleines d'ennemis prêts à les fusiller... Quelques-uns avaient bu... Dès le premier coup de feu, ils ont été saisis d'une terreur panique... Il n'acheva pas. Des cris et des vociférations retentissant à l'étage supérieur, il s'élança dehors... M. Ducoudray et son ami se retrouvaient seuls, mais chacun hésitait à communiquer à l'autre ses réflexions, et ils restaient face à face, consternés, silencieux... Ce fut un locataire de la maison qui, entrant brusquement, les tira de cette morne stupeur. Il était fort pâle et avait un bras en écharpe. Se trouvant dehors pour ses affaires, au moment de la mitraillade, il avait été blessé légèrement. --Et c'est une fière chance que j'ai, disait-il, d'en être quitte à si bon marché. Près de moi sont tombés deux pauvres diables qui ne se relèveront pas. Et sur ce, il se mit à raconter ce qu'il savait des événements: Comment, au boulevard Poissonnière, la maison Sallandrouze avait été littéralement bombardée presque à bout portant, comment les soldats s'y étaient élancés ensuite et avaient passé par les armes cinq ou six malheureux qu'ils y avaient trouvés se cachant derrière des amas de tapis. Comment, à l'angle du boulevard et de la rue Montmartre, un pauvre libraire qui essayait de défendre des curieux réfugiés chez lui, avait été fusillé sur le seuil même de sa maison, sous les yeux de sa femme et de sa fille. Il disait encore toutes les scènes analogues dont la ligne des boulevards jusqu'à la rue de la Paix avait été le théâtre. Au boulevard des Italiens, les lanciers avaient fait feu... Puis les soldats avaient pour ainsi dire pris les maisons d'assaut, et fouillé de vive force le café de Paris, la Maison d'Or, le café Tortoni et l'hôtel de Castille. L'établissement de la Petite-Jeannette avait été pareillement fouillé des caves aux combles, et aussi le café du Grand-Balcon, et de même le cercle du Commerce et la maison du tailleur Dussautoy. Et partout il y avait eu des victimes plus ou moins gravement atteintes. Chez Dussautoy, l'intervention seule du général Lafontaine avait sauvé du peloton d'exécution plusieurs ouvriers. Deux membres distingués du cercle du Commerce, le général Billiard et M. Duvergier, avaient été blessés, le premier légèrement à l'œil droit, le second plus grièvement à la cuisse. Il ajoutait certains détails caractéristiques. En face de l'hôtel Sallandrouze, il avait vu un officier d'artillerie se jeter à la bouche d'un obusier que ses soldats venaient de mettre en batterie en leur criant: --Maintenant, tirez!... Le premier coup du moins me tuera!... Ce nouveau venu rapportait, enfin, tout ce qu'il avait recueilli de nouvelles des autres quartiers de Paris. Partout la résistance était brisée, écrasée, anéantie... Peu de barricades avaient tenu. Le moment de les défendre venu, ceux qui les avaient élevées avaient disparu comme par enchantement. La troupe n'avait eu qu'à paraître pour vaincre. Et que pouvaient mille ou douze cents combattants sérieux contre toute une armée!... Blême et les mains agitées d'un frisson nerveux, M. Ducoudray tamponnait de son mouchoir son front moîte d'une sueur froide. --Je veux rentrer, il faut que je rentre! répétait-il avec une persistance idiote. Et en effet, sur les six heures, il se mit en route. --J'étais tellement bouleversé, disait-il plus tard, lorsqu'il racontait ses émotions en cette journée néfaste, j'avais tellement peur, que je ne craignais plus rien! Tout le long des boulevards, les troupes bivaquaient. Des feux avaient été allumés, dont les flammes mobiles projetaient sur la façade des maisons des ombres fantastiques. Les soldats mangeaient et buvaient gaiement, comme un soir de victoire. Le vin coulait. De ci et de là, on apercevait les flammes bleues du punch. Partout ailleurs, la vie était morne et lugubre. Et tout en marchant de toute la vitesse de ses jambes, le long des rues désertes: --Maintenant, pensait M. Ducoudray, qui donc oserait demander compte de la mort du général Delorge et de la disparition de ce pauvre Cornevin?... Qu'est-ce d'ailleurs que deux victimes de plus ou moins lorsqu'il y en a tant?... Et cependant, il jugea qu'il était de son devoir, avant de rentrer chez lui, de passer chez Mme Delorge. Il la trouva, comme la veille, dans son salon, entre ses enfants, si calme qu'il pensa qu'elle ne savait rien. --Pauvre madame, lui dit-il, tout est fini pour vous. Le coup d'État est fait. M. de Combelaine, à cette heure, est tout-puissant. IX L'excellent M. Ducoudray devait être bon prophète, cette fois... Jamais, de mémoire d'homme, Paris n'avait été si triste ni si morne que le vendredi 5 décembre, le lendemain de la sanglante catastrophe. Les boulevards continuaient à être occupés militairement. La circulation des voitures y était interdite. Des factionnaires, le fusil chargé, veillaient aux angles de toutes les rues. De la Bastille à la Madeleine, maisons et magasins demeuraient fermés. Et cependant, tel est le tempérament de Paris, que vers midi, la foule afflua de nouveau... De distance en distance des groupes se formaient devant de larges couches de sable jaune répandues sur la chaussée... Là, il y avait eu la veille des mares de sang. On s'arrêtait aussi en face de l'hôtel Sallandrouze, tout mutilé par les boulets, et qu'il avait fallu étayer, tant il menaçait ruine. Mais c'est devant la cité Bergère, rue du Faubourg-Montmartre, que les rassemblements étaient le plus compacts. La grille de fer de la cité était fermée, mais à travers les barreaux on apercevait, rangés côte à côte sur le trottoir, la tête contre le mur, trente-cinq ou quarante cadavres. C'étaient des malheureux qui, tombés la veille sur le boulevard, n'avaient été ni réclamés, ni reconnus encore. La plupart portaient le costume de la bourgeoisie. Trois femmes étaient parmi eux. --Spectacle salutaire!... murmuraient quelques apologistes du coup d'État, qui commençaient à se montrer depuis que le succès n'était plus douteux. Et, en effet, le peuple français eût été vraiment incorrigible, si après un tel spectacle il eût hésité à se déclarer suffisamment sauvé. Il n'hésita pas... Et le plébiscite, auquel le sauveur Louis-Napoléon demanda s'il méritait une récompense, lui répondit par plus de sept millions de _oui_ contre moins de sept cent mille _non_. Désormais, la curée pouvait commencer. On parlait de M. de Maumussy pour un portefeuille. M. de Combelaine, plus comte que jamais, était désigné pour un poste éminent. M. Coutanceau annonçait la mise en actions d'un grand établissement de crédit, favorisé d'immenses privilèges... Cependant, nul ne suivait le cours naturel de tous ces événements d'un œil plus inquiet que M. Ducoudray... C'en était fait, depuis le 2 décembre, du repos du bonhomme. Lui qui portait la tête si haute avant, qui possédait au superlatif cette belle assurance que donnent dix ou quinze mille livres de rentes légitimement gagnées, il allait le nez baissé depuis, arrondissant le dos, timide et l'œil toujours aux aguets. Ce secret qu'il possédait de la mort du général Delorge, pesait sur son existence d'un poids intolérable. Et lorsqu'il voyait se succéder les mesures arbitraires ou violentes des vainqueurs, lorsqu'il voyait à l'œuvre les commissions mixtes, ingénieux et expéditif perfectionnement des cours prévôtales, il se sentait glacé jusqu'à la moelle des os. --Mon Dieu! suppliait-il, faites qu'on m'oublie!... Certes, il eût été bien moins inquiet s'il eut pu amener Mme Delorge à s'incliner sous l'immense malheur qui l'avait frappée. Mais c'est en vain qu'il épuisait son éloquence à lui prêcher la résignation. --Le triomphe des méchants ne saurait être de longue durée, répondait-elle invariablement. Un édifice dont la première pierre a été scellée avec du sang s'écroulera tôt ou tard misérablement... Alors le bonhomme lui conseillait d'attendre, de patienter, de remettre sa vengeance à des jours plus prospères. Que gagnerait-elle à élever la voix en ce moment? Rien. Sa voix ne serait entendue que de ses ennemis, c'est-à-dire de gens intéressés à lui imposer silence. A ces perpétuelles remontrances, Mme Delorge ne répondait rien. Seulement, à tous les repas, le couvert du général était mis comme s'il eût été encore vivant et elle avait déclaré qu'il en serait ainsi jusqu'au jour où elle aurait obtenu justice. --Cette place vide, disait-elle, nous rappellerait notre devoir, à mes enfants et à moi, si nous étions assez faibles et assez lâches pour l'oublier. Positivement, M. Ducoudray finissait par prendre la pauvre femme en grippe. Ah! ils étaient loin, ces projets d'union qui lui avaient tant tenu au cœur! --Elle est folle à lier! se disait-il quelquefois. Jamais on n'a vu un entêtement aussi ridicule!... Il eût fallu à Mme Delorge bien peu de pénétration pour ne pas discerner ce qui se passait dans l'esprit de son vieux voisin. Cependant, elle ne lui en voulait pas... Et si elle ne lui disait rien de ses desseins, c'est qu'elle n'en avait pas d'arrêtés. Pour le moment, il ne lui paraissait pas possible d'obtenir justice par les voies ordinaires, et elle attendait que le calme fût rétabli pour déposer une plainte en règle au parquet. Qu'en résulterait-il? Une enquête, vraisemblablement. Eh bien! une enquête, dût-elle aboutir à une ordonnance de non-lieu, aurait toujours cet avantage de lui apprendre, d'une façon positive et certaine, le nom de l'adversaire, c'est-à-dire, selon elle, de l'assassin de son mari... Jusqu'ici, sa conviction de la culpabilité du comte de Combelaine n'était appuyée d'aucune preuve matérielle. Mais avant de la déposer, cette plainte, il importait de savoir s'il fallait renoncer définitivement à la déposition de l'unique témoin de la mort du général... Cornevin n'avait-il pas reparu depuis quinze jours que M. Ducoudray était allé chez lui?... Toutes réflexions faites, Mme Delorge écrivit à Mme Cornevin, pour la prier de venir lui parler... C'était un samedi soir que Mme Delorge avait envoyé le fidèle Krauss porter sa lettre à Montmartre. Et dès le lendemain, sur les trois heures de l'après-midi, la femme du pauvre employé des écuries de l'Élysée se présentait rue Sainte-Claire. M. Ducoudray s'y trouvait, comme tous les jours à pareille heure. N'ayant pas été prévenu, il bondit sur son fauteuil et devint plus rouge qu'une pivoine, lorsque Krauss, ouvrant la porte du salon, dit: --Mme Cornevin est là, qui demande à voir madame. Ah! si le digne bourgeois eût su comment fuir, comment s'esquiver!... --Qu'elle vienne, fit vivement Mme Delorge, qu'elle vienne... Elle entra, l'infortunée, tenant dans ses bras son dernier enfant, et il n'y avait qu'à la voir pour être sûr que Laurent Cornevin n'avait pas reparu. Peut-être. M. Ducoudray ne l'eût-il pas reconnue, si on ne l'eût pas nommée, tant elle avait été écrasée par trois semaines de douleur et d'angoisses mortelles. Celle qu'il revoyait n'était plus que le spectre de cette jeune et robuste mère de famille qu'il avait vue rue Mercadet, ménagère vaillante de cette humble intérieur si brillant de propreté. Sa maigreur était effrayante, énergiquement accusée par les plis flasques de sa vieille robe d'indienne noire. Tout le sang paraissait s'être retiré de son visage. Elle avait tant pleuré que ses paupières étaient à vif, et que les larmes avaient tracé comme un sillon livide le long de ses joues... Quant à l'enfant si rose et si joufflu jadis, le sein maternel s'était tari, il n'avait plus que le souffle... Cependant, la pauvre femme eut comme un mouvement de joie et d'espérance, lorsqu'en entrant dans ce beau salon elle reconnut son visiteur. --Ah! M. Krauss!... s'écria-t-elle. Positivement, l'excellent M. Ducoudray eût voulu être à cent pieds sous terre. --Vous faites erreur, chère madame, balbutia-t-il; vous vous trompez... La plus extrême surprise se peignit sur les traits de Mme Cornevin, et timidement, comme si elle eût craint de commettre une maladresse: [Illustration: Les représentants du peuple étaient chassés du palais par les soldats.] --Pourtant, monsieur, objecta-t-elle, c'est bien ce nom de Krauss que vous m'avez dit, et même, lorsque vous avez été parti, comme j'avais peur de l'oublier, je l'ai écrit sur un bout de papier... --Il suffit, interrompit M. Ducoudray, il suffit. Et, avec la stérile volubilité des gens qui prétendent expliquer une chose inexplicable, il entreprit de justifier ce qu'il appelait un petit malentendu, entassant dans son trouble les raisons et les arguments les plus contradictoires. Mais qu'importait à Mme Delorge!... Elle se hâta de l'interrompre d'un geste bienveillant, et, ayant fait asseoir près d'elle Mme Cornevin: --Ainsi, ma pauvre femme, commença-t-elle, vous êtes toujours sans nouvelles de votre mari?... --Toujours, madame... --Avez-vous du moins essayé de vous en procurer? --Hélas! j'ai fait tout au monde, tout ce que je pouvais... --Quoi?... --Eh bien! sachant qu'on s'était battu et qu'il y avait eu bien du monde de tué, j'ai été voir parmi les morts... Je suis allée partout où on avait déposé des cadavres, rue Montorgueil, cité Bergère, à la Morgue... rien. Et ce n'est pas tout, le samedi, qui était donc le 6 décembre, une voisine me dit qu'on avait exposé beaucoup de corps au cimetière Montmartre. J'y ai couru. C'était vrai. Il y en avait bien une centaine, côte à côte, en ligne, enterrés jusqu'aux épaules, de sorte qu'il n'y avait que la tête qui sortait au ras de terre... Même, c'était terrible de voir tous ces visages, tellement bleuis et gonflés, qu'il y en avait de presque méconnaissables... Et cependant, il y avait autour bien des malheureux en peine comme moi, qui allaient de l'un à l'autre... J'ai vu une pauvre dame qui est tombée raide évanouie en retrouvant là son mari... Le mien n'y était pas... Mme Delorge frissonnait. --Vous êtes donc bien convaincue, ma pauvre femme, que votre mari est mort? --On me l'a dit. --Qui? --Un monsieur de la police. C'est que, voyez-vous, madame, quand j'ai appris qu'il y avait beaucoup d'hommes arrêtés, plus de vingt mille, à ce qu'on assure, j'ai eu un moment d'espoir. «Si Laurent en était!...» me suis-je dit. Et je pensais que, si on le déportait aux colonies, j'irais avec lui, et que tous deux ensemble nous ne serions pas trop malheureux... Je n'ai donc fait qu'un saut à la préfecture de police, et on m'a adressée à un bureau qui est exprès pour les renseignements... Ce jour-là on a enregistré ma réclamation, et on m'a dit de revenir dans huit jours, qu'on ferait des recherches... Quand je me suis représentée, on n'avait rien trouvé encore... Enfin la troisième fois on m'a répondu que parmi les individus arrêtés, mis en prison ou déportés, il n'y en avait aucun du nom de Cornevin... Mme Delorge se taisait, réfléchissant. Ce qui la frappait, c'était la persistance de Mme Cornevin à croire que son mari avait succombé dans la lutte. Aussi, après un moment: --Vous pensez donc, lui demanda-t-elle, que votre mari s'est battu? --J'en suis presque sûre... --Cependant, lorsque monsieur est allé vous voir, vous lui avez affirmé que jamais Cornevin ne s'était occupé de politique? --C'est que je ne savais pas tout... Il paraît que, dans ces derniers temps, mon pauvre homme avait fait la connaissance d'une bande de mauvais sujets qui l'ont perdu. Il était toujours exact pour son service, il restait le même avec moi, mais en dessous il complotait avec les autres dans des sociétés secrètes... --Qui vous a dit cela? --Un de ses chefs... --Vous êtes donc allée à l'Élysée? --Oui, madame, plusieurs fois. A la physionomie de M. Ducoudray et à la façon dont il avançait la lèvre inférieure, il était aisé de reconnaître combien il tenait pour suspecte l'affirmation de ce chef. Et encore qu'il se fût bien juré de ne plus se mêler à aucun prix d'une affaire qui avait empoisonné sa vie, emporté par l'habitude: --Voilà qui ne me semble guère clair, murmura-t-il en se penchant vers Mme Delorge. Elle ne lui répondit pas. Pour elle, le moment décisif de cette entrevue était arrivé. C'est donc avec une visible émotion qu'elle poursuivit: --A votre place, je me serais adressée à un camarade de mon mari, plutôt qu'à un de ses chefs. --Oh! c'est ce que j'ai fait ensuite, madame. J'ai envoyé demander celui qui était son plus grand ami. --Eh bien?... --C'est un brave homme tout à fait, dans le genre du mien, un nommé Grollet. Il était aussi désolé que moi, et quand il m'a vue, il lui est venu des larmes plein les yeux... même il a voulu à toute force que je déjeune avec lui... --Et quelle est son opinion?... --Que le chef ne se trompe pas... La veille du 2 décembre, il a entendu mon mari tenir des propos... oh! mais des propos à se faire chasser immédiatement si un supérieur s'était trouvé là... M. Ducoudray et Mme Delorge échangèrent un coup d'œil, et en même temps: --Quels étaient ces propos?... interrogèrent-ils. --Grollet ne me les a pas répétés... --Il ne vous a pas parlé d'un... duel? demanda Mme Delorge. --D'un duel?... --Oui... qui aurait eu lieu dans le jardin de l'Élysée et où un homme aurait été tué?... --Non... Suspecter la sincérité parfaite de Mme Cornevin n'était pas possible. Elle ne savait rien... Et cependant, Mme Delorge ne pouvait se résigner à renoncer à cet unique et suprême espoir de connaître la vérité. --Voyons, ma pauvre femme, reprit-elle doucement, rassemblez bien vos souvenirs... La dernière fois que vous avez vu votre mari, il se disposait à venir à Passy pour une commission importante dont on l'avait chargé? --Oui, madame, et je l'ai déjà dit à monsieur qui est là... --Il avait à parler à la femme d'un général... Cette femme, c'est moi. --Oh! je l'avais compris... --Eh bien! il est impossible qu'il ne vous ait pas dit un mot de cette commission si urgente!... --Pas un seul, madame, je vous le jure sur la tête de ma petite fille que voici. --Il ne vous a pas parlé d'un malheureux homme tué dans le jardin de l'Élysée pendant la nuit du 30 novembre au 1er décembre? Mme Cornevin se souleva sur son fauteuil. --Qui donc a été tué? interrogea-t-elle. --Mon mari... le général Delorge. --Ah! mon Dieu!... Un profond silence suivit. Le visage de la femme du pauvre garçon d'écurie trahissait l'effort énorme de sa réflexion... Évidemment elle cherchait à saisir une relation entre la mort du général et la disparition de Cornevin. --Alors, fit-elle lentement, mon mari aurait assisté à ce duel?... --Si toutefois il y a eu duel, ce dont nous doutons fort, reprit M. Ducoudray, oubliant ses prudentes résolutions. Et appuyant sur chaque mot pour lui bien donner toute sa valeur: --La scène, poursuivit-il, s'est passée aux lueurs d'une lanterne d'écurie, et c'est Cornevin qui tenait la lanterne... Seul, il sait donc la vérité, et si à ses derniers moments le général a prononcé quelques paroles, c'est lui qui les a recueillies... Mme Cornevin s'était dressée... ses yeux noirs, si mornes l'instant d'avant, étincelaient. --Ah! je comprends tout! s'écria-t-elle. Oui, je m'explique maintenant la tristesse de Laurent, ses propos dont s'effrayait Grollet, ses répugnances à continuer son service. Il savait tout, et on a eu peur de son témoignage... Et d'un ton de menace véritablement effrayant: --Mais qu'il prenne garde, poursuivit-elle, le brigand qui a commis le crime, qu'il veille bien sur lui! Je ne tiens pas à la vie, moi!... Son exaltation était si grande que Mme Delorge s'en épouvanta. --Hélas! ma pauvre femme, prononça-t-elle, je suis aussi à plaindre que vous... Notre malheur est semblable... --Oh! vous... interrompit violemment la femme du pauvre garçon d'écurie, vous... Mais elle eut honte de son emportement, et se reprenant: --Si j'étais seule au monde, dit-elle d'un accent plus doux, oui, notre malheur serait le même... Le chagrin aurait bientôt fait fin de moi. Mais j'ai des enfants... --J'ai des enfants aussi... --Oui, mais ils sont votre consolation... et les miens sont mon désespoir. Les vôtres auront toujours le nécessaire... tandis que les miens!... C'était le travail de Laurent qui nous faisait vivre, les petits et moi, pauvrement, mais honnêtement... Lui manquant, tout nous manque. Il faut du pain pour vivre. Où en prendre? Est-ce moi qui gagnerai du pain, fût-ce du pain noir, pour six que nous sommes à la maison? En travaillant nuit et jour, sans arrêter, je n'y arriverais pas. Comment donc faire? Irai-je me faire inscrire au bureau de bienfaisance? Oui, et je crois que je serai admise. Mais il faudra des démarches, des allées, des venues, du temps enfin. Et jusque-là? Si le boulanger cesse de me faire crédit, que répondrai-je aux enfants quand ils me diront: «Maman, à manger, j'ai faim?...» Irai-je donc mendier de porte en porte avec les petits pendus à mes jupes, comme j'en vois? Je ne saurais pas. Faudrait-il voler? Je ne pourrais pas. Je sais bien qu'il y en a qui se vendent... mais c'est plus fort que moi, je n'en aurais pas le courage!... De grosses larmes roulaient, silencieuses, le long des joues de Mme Delorge. Elle qui, le matin encore, s'estimait la plus misérable des créatures humaines!... qu'étaient ses souffrances, comparées aux tortures indicibles de cette infortunée?... Elle se leva donc brusquement, et lui prenant les mains: --Rassurez-vous, lui dit-elle. Moi vivante, vous ne manquerez de rien. Tant que mes enfants auront un morceau de pain, il y en aura la moitié pour les vôtres. Mais Mme Cornevin se dégagea doucement, et avec un sourire d'une tristesse navrante: --Oh! vous êtes bien bonne, madame, balbutia-t-elle, vous êtes trop bonne... Il était clair qu'elle ne croyait pas. Il était évident que ces promesses lui paraissaient de celles qu'on fait tous les jours, que la compassion arrache et qu'on oublie le lendemain. Mme Delorge comprit cela, et, d'un accent solennel: --Je vous jure, insista-t-elle, et par la mémoire de mon mari, que mon aide jamais ne vous fera défaut, tant que vous en aurez besoin... Jamais je n'oublierai que, si votre mari a disparu, c'est peut-être parce qu'il avait à me rapporter l'adieu suprême du mien. Je ferai plus: si vous voulez me confier l'aîné de vos fils, il sera élevé avec le mien et comme le mien... Une fois de plus, l'excellent M. Ducoudray devait être emporté par la situation. --Comptez sur moi aussi, ma pauvre femme, s'écria-t-il, la larme à l'œil... Comptez sur moi... La malheureuse ne doutait plus. Elle se laissa glisser aux genoux de Mme Delorge, et lui embrassant les mains: --Merci! balbutia-t-elle, merci pour les enfants... C'est la vie que vous nous sauvez... Hélas! nous ne pourrons jamais reconnaître tant de bontés. --Qui sait? fit Mme Delorge. Et d'un ton pensif: --Un jour peut venir où l'occasion se présenterait de venger mon mari et le vôtre!... D'un bond, Mme Cornevin fut debout, l'œil enflammé de haine et toute vibrante d'énergie. --Ce jour-là, madame, s'écria-t-elle, appelez-moi. Et quoi qu'il faille faire, entendez-moi bien, je le ferai. Et les enfants aussi seront prêts à donner leur vie. Ils sauront comment ils ont perdu leur père, et pas un jour ne se passera sans que je leur rappelle qu'il faut que justice soit faite... Elles étaient debout, l'une devant l'autre, la main dans la main, et entre ces deux femmes si malheureuses, entre la veuve du pauvre garçon d'écurie et la veuve du général, c'était un pacte de haine qui se jurait. M. Ducoudray en frémit, regrettant ses bons mouvements de tout à l'heure. --Car elles sont aussi folles l'une que l'autre, pensait-il, et moi je suis vraiment bien malheureux d'être si impressionnable et si peu maître de moi!... C'est pourquoi, dès que Mme Cornevin se fut retirée, emportant le premier trimestre d'une rente de douze cents francs, le digne bourgeois prit texte de l'ignorance de cette infortunée pour conjurer une fois encore Mme Delorge de ne rien tenter. Elle ne discutait plus avec lui, elle parut presque l'approuver, mais dès le lendemain, de bon matin, elle se faisait conduire rue des Saussayes, chez le docteur Buiron. Il n'était pas sorti, et dès qu'elle entra, il la reconnut. --Madame Delorge!... s'écria-t-il. Et tout aussitôt, il se mit à l'accabler de prévenances, dissimulant ainsi son embarras, et préparant peut-être ses réponses, car il était trop fin pour ne pas soupçonner le but de cette visite matinale. Mais elle coupa court à ces politesses affectées, et posément: --J'ai l'intention, monsieur, lui dit-elle, de déposer une plainte au parquet, et de provoquer une enquête... Mon mari, vous le savez, a été assassiné. Il fit un saut en arrière, à ce mot, et vivement: --Pardon! pardon! bredouilla-t-il, je ne sais rien, moi... Eh bien! Mme Delorge ne fut pas surprise. Les aménités outrées de l'accueil du docteur Buiron lui avaient fait pressentir quelque chose de semblable. --Cependant, monsieur, la relation que vous avez écrite des événements prouverait, au besoin, qu'ils vous ont paru fort étranges... Autant Mme Delorge était pâle et froide, autant le médecin était rouge et animé. --Je ne sais trop, madame, interrompit-il, jusqu'à quel point vous avez le droit d'invoquer cette relation que j'avais confiée à la discrétion de M. Ducoudray!... Mais n'importe! Que prouve-t-elle? Que j'ai été très impressionné des incidents de cette nuit si douloureuse pour vous. Depuis, j'ai réfléchi, et j'ai reconnu l'inanité de mes conjectures. Rien de plus naturel, de plus simple, de plus... Il balbutiait, il se tut, écrasé positivement sous le regard terrible d'ironie et de mépris de Mme Delorge. --Parleriez-vous ainsi, monsieur, prononça-t-elle, si le coup d'État du 2 décembre n'eût pas réussi?... --Madame! fit-il, comme s'il eût été révolté de l'accusation, madame!... Puis, brusquement, prenant son parti, et sautant, comme on dit, à pieds joints dans la boue: --Eh bien! oui, s'écria-t-il, les événements ont changé mon point de vue. Cette affaire est toute politique. Suis-je un homme politique, pour m'en mêler? Je suis jeune, je débute dans la vie, je ne possède aucun patrimoine et j'ai une mère à soutenir. Pourquoi me créer des ennemis? Arriver est assez difficile sans se créer des difficultés... Mme Delorge s'était levée. --C'est votre dernier mot, monsieur? demanda-t-elle d'un ton glacial. --Oui, madame. --Adieu alors... Je ne vous adresserai pas de reproches; c'est un soin que je laisse à votre conscience. Et elle sortit... Son cœur se soulevait de dégoût. --Quel misérable!... pensait-elle. A-t-il peur? A-t-il été acheté par le meurtrier de mon mari?... Qui saurait le dire!... Cependant elle ne se décourageait pas, et plus résolue que jamais à provoquer une enquête, elle remonta dans la voiture qui l'avait amenée, et se fit conduire rue Jacob, chez un avocat, Me Roberjot, qui avait autrefois plaidé une affaire pour le général. Jeune,--il venait d'avoir trente ans,--bien posé dans le monde, assez riche pour pouvoir trier ses causes, M. Sosthènes Roberjot était de ces avocats dont la place est d'avance marquée à la Chambre, et qui en attendant font du dos de leurs clients le tambour de leur renommée naissante. Fort bien de sa personne, il ne manquait pas de talent, lançait heureusement le mot et n'arrondissait pas plus mal qu'un autre une période à effet. Il brillait surtout par un flair de premier ordre qui jusqu'alors l'avait bien servi. Il s'était retiré sous sa tente, depuis le 2 décembre, attendant les événements, cherchant ce qui lui serait le plus avantageux: d'attacher son canot au vaisseau tout neuf du gouvernement, ou d'arborer l'étendard de l'opposition. Me Roberjot ne fut pas maître de l'étonnement que lui causa la visite de Mme Delorge et, tout en lui avançant un fauteuil de chêne sculpté, il ne cessait d'attacher sur elle des regards gros de questions. C'est donc avec la plus extrême attention qu'il l'écouta, et lorsqu'elle lui eut exposé la situation: --Je dois vous déclarer, madame, commença-t-il, que vos conjectures doivent être exactes. Vos explications éclairent d'un jour tout nouveau cette obscure et mystérieuse affaire du général Delorge... Elle le regardait d'un air de stupeur. --Comment! d'un jour tout nouveau?... interrogea-t-elle. Vous en aviez donc déjà entendu parler, monsieur? A plusieurs reprises il baissa la tête: --Oui. Cette circonstance devait paraître à la pauvre femme une raison d'espérer. --On s'en préoccupe donc? demanda-t-elle encore. --On s'en est occupé, du moins. Non pas dans le gros public, tout ahuri par les derniers événements, mais dans le monde où je vis, et où toujours quelque chose transpire de tout ce qui arrive à Paris... Mais je ne sais trop si je dois vous répéter ce que j'ai entendu dire... --Vous le devez, monsieur. Il parut se recueillir, et lentement: --Tout d'abord, madame, reprit-il, je vous déclare que je reconnais maintenant absolument fausses les diverses versions qui ont couru de la mort de votre mari. On a commencé par dire qu'il s'était suicidé... --Lui!... Et pourquoi? grand Dieu! --Ah! voilà! On prétendait qu'il avait pris des engagements très compromettants de divers côtés, qu'il avait écrit certaines lettres... très imprudentes; qu'il jouait un jeu double en un mot, et que, menacé d'être démasqué publiquement, il avait perdu la tête et s'était passé son épée au travers du corps... Mme Delorge s'était levée. --Mais c'est une infâme calomnie! s'écria-t-elle. Quel misérable a pu inventer et répandre une telle infamie? --Eh! madame, sait-on jamais l'auteur des mille calomnies qui chaque jour circulent dans Paris! --Quelles sont les autres versions, monsieur?... --D'après une autre, le général Delorge aurait succombé dans un duel, dont le motif était... une question d'argent. Une forte somme avait, disait-on, disparu du cabinet du président de la République. Deux larmes de douleur et de colère jaillirent des yeux de Mme Delorge. --Assez! monsieur, interrompit-elle, assez!... je ne saurais en entendre davantage. D'où partent ces bruits? je le devine maintenant. Assassiner mon mari ne suffit pas, on veut déshonorer sa mémoire. Mais elle ne le sera pas, j'écrirai aux journaux... [Illustration:--C'est lui! s'écria-t-elle... C'est lui!] Me Sosthènes Roberjot hochait la tête. --Hélas! madame, fit-il, je doute que vous trouviez un journal qui consente à insérer votre lettre. Cependant, sur les instances de la pauvre femme, il consentit à la conduire près d'un journaliste qui faisait profession de haïr d'une haine implacable tous les nouveaux gouvernements. C'est avec des imprécations terribles qu'il écouta le récit de Mme Delorge; mais quand elle eut fini, il lui avoua que les journaux étaient, sous peine de mort, condamnés au silence, qu'une allusion à cette affaire compromettrait l'existence de son journal... Or il était propriétaire, s'il était homme d'opposition; il avait des opinions, mais il avait aussi des actionnaires. Bref, il ne pouvait rien. --Voilà donc les hommes! se disait Mme Delorge en regagnant Passy... Et cependant, le lendemain, sa plainte fut déposée au parquet. X Lorsqu'une plainte a été déposée au parquet en bonne et due forme, par une personne ayant, selon l'expression de la loi, _capacité_; Quand cette plainte a été remise toute rédigée, signée et paraphée à chaque feuillet par le plaignant et par le magistrat qui l'a reçue; Après qu'un acte de réception en a été délivré, rappelant la date du jour et l'heure du dépôt; Il est moralement et matériellement impossible qu'il n'y soit pas donné suite, et qu'elle ne provoque pas une enquête. Or, la plainte de Mme Delorge était bien en règle, et même, sur le conseil de Me Roberjot, elle s'était portée partie civile. Car décidément le jeune avocat avait épousé la cause de la veuve du général Delorge. Cette ténébreuse affaire avait mis fin à ses perplexités, et avait été comme le grain de plomb qui fait pencher le plateau d'une balance. Me Sosthènes Roberjot appartenait désormais à l'opposition. Aussi est-ce avec le soin le plus extrême, et non sans une habile perfidie, qu'il avait rédigé cette plainte contre cet inconnu que la loi appelle «un quidam», et dont la recherche, précisément, est demandée à la justice. Toutes les circonstances propres à démontrer qu'un crime avait été commis, il les avait groupées en un réquisitoire, insistant sur ce fait que l'épée du général n'avait pas servi à un duel, produisant comme une preuve accablante la disparition du malheureux Cornevin. Et à la fin seulement, pour que la justice ne s'égarât pas, il nommait M. le comte de Combelaine, en une petite phrase bien innocente en apparence, plus terrible, en réalité, qu'une accusation formelle. --Et maintenant, avait-il dit à Mme Delorge, toutes les herbes de la Saint-Jean y sont... nous n'avons plus qu'à attendre. Elle n'attendit pas longtemps. Sa plainte avait été déposée un mardi: dès le mercredi elle en eut des nouvelles par l'excellent M. Ducoudray, qui lui arriva sur les cinq heures du soir, tout de noir habillé, comme pour un enterrement, et la figure bouleversée. --Voilà les persécutions qui commencent, lui cria-t-il dès le seuil, et avant même de la saluer; je sors du Palais de Justice... Mme Delorge rougit légèrement. Redoutant les éternelles remontrances de son vieux voisin, et peut-être quelque discussion pénible, elle ne l'avait pas averti de sa démarche. --C'est hier, poursuivait-il, pendant mon dîner, que j'ai reçu une assignation à comparaître par devant M. le juge d'instruction. Dois-je l'avouer? J'ai été fort troublé pour le moment. La justice m'a toujours fait peur. Cependant, comme il n'y avait pas à hésiter ni à faire défaut, j'en ai pris mon parti. J'étais convoqué pour ce matin, onze heures... A dix heures précises, je sortais de chez moi... A onze heures moins trois minutes, j'arrivais à la galerie des juges d'instruction, et je priais un huissier de m'annoncer... Selon son habitude, le digne bourgeois rapportait tout à lui, et faisait de sa personne le pivot de tous les événements... Mais Mme Delorge y était trop habituée pour essayer même de l'interrompre. --On m'annonça, poursuivit-il, et je me trouvai en présence du juge d'instruction. C'est un homme de ma taille, rouge de poil, avec une raie bien tirée au milieu de la tête et de grands favoris lui descendant sur la poitrine; la figure très longue, pâle, avec un gros nez, des lèvres minces comme une feuille de papier et des yeux d'un bleu terne. Je ne sais pas s'il répondit à mon salut. Le sûr, c'est qu'il me toisa pendant une bonne minute, jusqu'à me faire monter le rouge aux joues. Après quoi, il me demanda mon nom, mon âge, ma profession, puis tout à coup: «Que savez-vous, me dit-il, de la mort du général Delorge?...» C'était donc mon tour. Je le toisai, moi aussi, et croisant les bras: «Je sais, répondis-je, qu'il a été lâchement assassiné!...» Mme Delorge tressauta sur son fauteuil, et c'est d'un air d'ébahissement immense qu'elle considéra son vieux voisin. Elle doutait presque du témoignage de ses sens. --Vous avez répondu cela!... fit-elle. --Mon Dieu! oui, tout net... Ah! je sais bien ce que vous pensez, chère madame: Vous vous dites: «Ce n'est pas possible, on m'a changé mon père Ducoudray!» Non! c'est toujours le même. Je ne suis pas un héros, moi, je tiens à mon repos, et même je suis un peu poltron... mais j'ai le sang vif, je me monte, je me monte... et quand je suis parti, rien ne m'arrête plus... Après, dame! c'est une autre histoire; j'ai des regrets. Mais on ne se refait pas. J'ai passé la moitié de ma vie à me fourrer bravement dans de mauvaises affaires, et l'autre à trembler de peur de m'y être fourré... M. Ducoudray avait du moins ce rare avantage de ne se point abuser sur son compte. Satisfait de l'explication qu'il venait de donner à Mme Delorge: --Positivement, reprit-il, ma réponse ne parut pas enchanter le juge d'instruction. Il me lança un mauvais regard, et d'un ton à donner la chair de poule: «Vous vous avancez beaucoup, monsieur!» me dit-il. Moi, pour un boulet de canon, je n'aurais pas reculé: «Si je m'avance, répliquai-je sèchement, c'est que j'ai des preuves.» Il fit seulement: «Ah!...» Puis, ayant consulté quelques paperasses: «Voyons ces preuves,» ajouta-t-il. Ah! il n'eut pas besoin de le répéter deux fois, et tout ce que je sais, et tout ce que je ne sais pas, je me mis à le lui débiter carrément. J'allais si vite qu'à tout moment il était obligé de m'arrêter, pour laisser à son greffier le temps d'écrire... car tout ce que je disais était aussitôt couché sur le papier. Il semblait au digne bourgeois qu'il était encore dans le cabinet du juge... Il s'animait, il gesticulait, et son chapeau le gênant, il campa son chapeau sur sa tête, de côté, en mauvais garçon. --Quand j'eus achevé, continua-t-il, le juge parut réfléchir, puis froidement: «--Dans tout ceci, monsieur, prononça-t-il, je vois très clairement votre opinion personnelle, mais je n'aperçois aucune preuve de nature à guider l'action de la justice!...» Je bondis à ces mots: «--Comment, vous ne distinguez pas de preuves?» m'écriai-je. Et je recommençais mon énumération, quand il m'arrêta. «--Il suffit, déclara-t-il, je suis éclairé.» C'était trop fort! Son affectation de sang-froid m'exaspérait. C'est pourquoi, perdant la tête: «--Ce qui m'étonne, m'écriai-je, c'est que la veuve du général Delorge ait été obligée de déposer une plainte!... Ce qui me dépasse, c'est que la justice n'ait pas ordonné une information, quand elle a reçu le procès-verbal du commissaire de police de Passy... car, enfin, il a dû faire un rapport, ce commissaire de police!...» Dame! mon homme fronçait le sourcil. «--Qui vous dit, interrompit-il, qu'une enquête n'a pas été commencée?...» Mais ce n'est pas moi qu'on endort avec des sornettes pareilles. Prenant donc mon air le plus ironique: «--Commencée, répliquai-je, c'est possible... Il est fâcheux que les événements politiques l'aient arrêtée court.» Cristi! le juge se dressa en pied: «--Que voulez-vous dire? s'écria-t-il.--Rien, répondis-je, toujours goguenardant, rien... sinon que, sans le succès du coup d'État, le meurtrier de mon ami le général serait sans doute à l'ombre à l'heure qu'il est...» Le digne bourgeois, sur ces mots, poussa un soupir énorme... Il hocha sinistrement la tête, et laissant tomber ses bras le long de son corps d'un air désolé: --Car j'ai dit cela, poursuivit-il, je l'ai dit textuellement, et même j'ai eu comme un frisson en m'entendant parler ainsi. Par exemple, le coup avait porté. Le masque de glace de mon homme tomba, et d'un ton menaçant: «--Prenez garde! monsieur Ducoudray, prononça-t-il, en scandant toutes ses syllabes, prenez garde!... il est des peines pour les imprudents qui manquent au respect dû à la justice...» Hum! j'aurais bien eu quelques petites choses à répondre... mais ce juge vous avait des yeux... brrr!... Puis j'entendais dans le corridor sonner les bottes lourdes des gendarmes. Je me tus donc, baissant la tête, car je craignais l'éloquence de mes regards, et après un moment: «--Monsieur Ducoudray, reprit le juge, sachez qu'il n'est pas de puissance humaine capable d'entraver l'action de la justice... Je décernerais à l'instant un mandat d'amener contre le chef de l'État lui-même, si je le savais coupable!...» En moi-même, je pensais: «--Farceur!... ça se dit, ces choses-là, mais ça ne se fait pas!...» Seulement, je jugeai prudent de garder ma réflexion pour moi. On me relut ma déposition, dont l'audace me fit frémir, et quand je l'eus signée: «--Vous pouvez vous retirer, me dit le magistrat, et tâchez de mesurer vos paroles... Rappelez-vous que nous avons l'œil sur vous...» Je saluai... et me voilà. Mme Delorge s'était levée. Elle tendit la main à son vieux voisin, et d'une voix émue: --Vous êtes un honnête homme, monsieur Ducoudray, prononça-t-elle, et un bon ami... Pardonnez-moi d'avoir douté de vous, de vous avoir mal jugé... Mais c'est à peine s'il effleura du bout des doigts cette main qui lui était tendue, et secouant mélancoliquement la tête: --Vous me jugiez bien, murmura-t-il... Vous ne me devez, pour ce que j'ai fait, aucune reconnaissance. C'est le sang qui m'a monté au cerveau... Si j'avais eu mon calme, comme en ce moment... Enfin, ce qui est dit est bien dit, et il n'y a pas à le nier, puisque c'est écrit et signé. Me voilà ennemi déclaré du gouvernement, on a l'œil sur moi... Faire de l'opposition, c'était charmant, du temps de Louis-Philippe, on n'en était que mieux vu... Tandis que maintenant... Il demeura pensif un moment et agité d'une sorte de tremblement nerveux, jusqu'à ce que tout à coup: --Eh bien! soit... On veut me pousser à bout... je ne reculerai pas d'une semelle. Et la preuve, c'est que j'irai ce soir même chez Mme Cornevin. Ce sera un sujet de rapport pour les espions dont je vais être entouré. Oui, j'irai, mille diables! Et je lui porterai des secours. Et puisque vous, madame Delorge, vous vous chargez de l'aîné des fils de cette pauvre femme, moi, Ducoudray, je prends à mon compte l'éducation du cadet... C'est dit, c'est conclu, ce sera. Et vous pouvez m'en croire, je ne ferai pas de ce garçon un admirateur du coup d'État du 2 décembre... Il se faisait tard, cependant... Mme Delorge voulait retenir l'honnête bourgeois, mais il refusa obstinément. --On m'attend chez moi, objecta-t-il, puis il faut que j'aille à Montmartre. S'il fût resté seulement dix minutes de plus, il eût vu arriver à l'adresse de Krauss une citation pour le lendemain... Une citation!... Ce chiffon timbré devait effrayer le digne serviteur plus qu'une douzaine de fusils braqués contre sa poitrine. Vite il courut la porter à Mme Delorge. --Que dois-je faire? demandait-il. Que faudra-t-il répondre? Mme Delorge lui eût dit de déclarer qu'il avait vu de ses yeux M. de Combelaine assassiner le général, qu'il l'eût fait sans hésitation ni remords... --Vous répondrez la vérité, Krauss, ordonna-t-elle, et rien que la vérité, selon que vous inspirera votre conscience... --Madame peut être tranquille. --Surtout, ne vous laissez pas intimider. --Je n'aurai pas peur... Je songerai qu'il faut que l'assassin de mon général soit puni. Cependant il n'était rien moins que rassuré, le lendemain, lorsqu'il partit pour le Palais de Justice. Et lorsqu'il reparut le soir, il semblait on ne peut plus triste et abattu. --Que vous a-t-on dit, Krauss?... lui demanda Mme Delorge, qui attendait son retour avec une anxiété fébrile. --Presque rien... --Avez-vous parlé de l'épée? --Le juge ne m'a parlé que de cela tout le temps... Il avait fait venir des fleurets, et, pour bien se rendre compte, il a voulu se mettre en garde en face de moi. Il prétendait qu'un combat peut avoir lieu sans que les épées se touchent, et il essayait de me le prouver... Moi, naturellement, je lui ai prouvé le contraire... Mme Delorge eut un tressaillement. --Et alors, qu'a-t-il dit? --Alors, il a sonné, et deux messieurs sont entrés, que j'ai reconnus pour deux maîtres d'armes... Il leur a remis à chacun un fleuret et leur a posé les mêmes questions qu'à moi... Après bien des discussions, ils ont déclaré que, dans un duel régulier, il est impossible que les fers ne se touchent pas, mais que cela peut arriver dans un combat imprévu où deux adversaires furieux mettent en même temps l'épée à la main... --Soit... Mais que pense le juge de l'impossibilité où était mon mari de se servir du bras droit? --Il m'a dit que c'était une question réservée... Mme Delorge ne savait plus que penser... Ces investigations éloignaient toute idée d'un parti pris, et cependant, d'après ce que M. Ducoudray lui avait dit de ce juge: --Mon Dieu! se disait-elle, ne m'interrogera-t-il donc pas, moi?... C'est que sa conviction était absolue, inébranlable. --Que ce juge d'instruction m'entende seulement dix minutes, répétait-elle, et il ne restera pas dans son esprit l'ombre d'un doute. --Mais il ne vous entendra pas, soutenait M. Ducoudray. A quoi bon! C'est une affaire toute politique. Nous sommes parmi les vaincus, tant pis pour nous... En quoi il s'abusait. Le vendredi suivant, Mme Delorge à son tour recevait une assignation qui la citait à comparaître le lendemain à une heure très précise... Même un paragraphe spécial lui recommandait d'amener son fils. Pourquoi?... Quel renseignement espérait-on obtenir d'un enfant de onze ans? Se flattait-on d'arracher à sa simplicité quelque déposition contre son père? Cette préoccupation empêcha la malheureuse veuve de s'endormir, et sa nuit se passa à récapituler toutes les circonstances de la mort de son mari, à les coordonner et à en former comme un faisceau de preuves, démontrant jusqu'à l'évidence, estimait-elle, qu'un crime avait été commis. Mais les circonstances étaient trop graves pour qu'elle ne souhaitât pas un conseil. Le samedi matin donc, elle se mit en route bien avant l'heure, avec son fils, et avant de se rendre au palais de justice, elle fit arrêter sa voiture rue Jacob, à la porte de Me Sosthènes Roberjot. Le valet de chambre qui vint lui ouvrir lui répondit que Me Roberjot était bien chez lui, mais qu'il était en grande conférence avec des messieurs, des journalistes et d'anciens représentants. --N'importe! dit-elle, prévenez-le... j'attendrai. Le domestique, n'y voyant pas d'inconvénient, la fit entrer et la laissa seule avec Raymond, dans une petite pièce qui servait de salle d'attente. Une mince cloison séparait cette pièce du cabinet de l'avocat, et la porte étant entre-bâillée, Mme Delorge ne pouvait pas ne pas entendre ce qui se passait de l'autre côté. On y discutait fort chaudement. Et à tout moment revenaient, dans la discussion, ces grands mots de «résistance, d'opposition constitutionnelle, de revendications de la liberté, des droits imprescriptibles du peuple...» Il était évident que Me Roberjot s'occupait des élections prochaines et posait les bases de sa candidature... Au milieu de tels soucis, daignerait-il se souvenir d'un client? C'était douteux. Non, pourtant. Il ne tarda pas à congédier ses amis politiques, et l'instant d'après il parut, s'excusant près de Mme Delorge de l'avoir fait attendre... A peine sut-elle lui répondre, tant sautait aux yeux la métamorphose qui en huit jours s'était opérée en lui. A l'avocat qu'elle avait vu la première fois, heureux de la vie, satisfait du présent et sans souci d'avenir, l'homme politique succédait. Il avait dû s'exercer à prendre la physionomie de son rôle, et il n'avait pas trop mal réussi. Il semblait vieilli de dix ans. Son front s'était plissé, le sourire s'était envolé de sa lèvre charnue. Quelques coups de ciseaux donnés à sa barbe et à ses cheveux par un perruquier habile avaient mis son visage d'accord avec ses opinions. Lui, si soigné jadis, il avait dû rechercher dans sa garde-robe des vêtements usés et hors de mode, des vêtements de déshérité... De toute sa personne se dégageait ce mot: ambition! Il n'y avait que son œil dont il n'avait pu corriger l'expression, qui riait toujours et qui semblait se moquer des longues et creuses phrases qui sortaient de la bouche... Cependant, il se hâta de faire passer Mme Delorge dans son cabinet, et ayant pris la citation qu'elle lui présentait, il se mit à la parcourir... Presque aussitôt ses sourcils se froncèrent. --Hum! grommelait-il, comme s'il eût répondu à certaines objections de son esprit, c'est à Barban d'Avranchel que nous avons affaire... Ce nom, que Mme Delorge avait lu au bas de la citation, était celui du juge d'instruction devant qui elle allait comparaître. --Est-ce donc une chance malheureuse pour moi, monsieur? demanda-t-elle avec inquiétude. --Je ne sais, répondit Me Roberjot... Et après un moment de réflexion: --M. Barban d'Avranchel, continua-t-il, est certainement un orléaniste. Il doit être furieux du coup d'État. --En ce cas, monsieur, il me semble... --Oh! attendez, madame, avant de vous réjouir... L'ambition peut amener une conscience à d'étranges compromis... Cependant M. d'Avranchel passe pour un homme d'une probité antique... --Que puis-je souhaiter de mieux?... L'avocat branlait la tête. --Le danger est ailleurs, prononça-t-il. Comme magistrat, M. Barban d'Avranchel est peu et mal connu. Étant froid et raide comme un verrou de prison, il a joui jusqu'ici de la respectueuse estime que nous autres, Français, nous accordons sans examen à tous les hommes graves et taciturnes. Mais est-ce un juge d'instruction habile?... D'aucuns le prétendent. Moi je jurerais que ce n'est qu'un solennel imbécile à qui on ferait voir des étoiles en plein midi... Nous en avons quelques-uns comme cela dans la magistrature... Mme Delorge sentait son cœur se serrer. De tous les malheurs, il n'en est pas de pire que de dépendre d'un homme inintelligent, entêté d'opinions préconçues... --Une autre chose encore me tourmente, monsieur, reprit-elle; cet ordre d'amener mon fils. Il est si aisé de tirer parti du propos inconsidéré d'un enfant... --Oh! ceci n'est rien, fit l'avocat. Et examinant le jeune garçon, dont l'œil brillait d'intelligence: --Monsieur Raymond, ajouta-t-il, est déjà trop fin pour M. d'Avranchel... Je vais d'ailleurs lui faire la leçon... Il lui prit les mains en lui disant cela, et l'attirant près de son fauteuil: [Illustration:--Je le jure!...] --Êtes-vous brave, mon petit ami? demanda-t-il. --Je ne suis pas peureux, monsieur. --Alors, tout ira bien. Un interrogatoire, voyez-vous, ne doit effrayer que les gens qui ont quelque chose à cacher. Me Roberjot était redevenu lui-même et, son regard allant de Mme Delorge à Raymond, il était aisé de comprendre que c'était pour la mère, encore plus que pour le fils, qu'il parlait. --Donc, poursuivit-il, ne vous troublez pas quand vous serez en présence du juge, et, au lieu de baisser les yeux, regardez-le bien en face. Écoutez attentivement ses questions et, avant d'y répondre, prenez le temps de réfléchir... Si vous ne les comprenez pas parfaitement, faites-les répéter... N'allez jamais au devant, attendez... Et que vos réponses soient aussi concises que possible. Quand on vous demandera une chose dont vous êtes sûr, dites oui ou non, sans phrases, sans détails oiseux. Si vous doutez, dites simplement: «Je ne sais pas.» Point de si, ni de mais, ni de suppositions. Des affirmations, toujours. Et surtout, évitez les controverses et les discussions... C'est munis de ces enseignements d'un maître que Mme Delorge et son fils arrivèrent au Palais de Justice. Dès qu'elle eut montré sa citation à l'huissier de service à l'entrée: --Veuillez me suivre, madame, lui dit poliment cet homme, M. Barban d'Avranchel vous attend. Ainsi elle était l'objet d'attentions spéciales, d'une faveur... Était-ce d'un heureux ou d'un sinistre augure?... Pour les condamnés aussi, on a des ménagements particuliers... Telles étaient ses pensées, lorsqu'elle entra dans le cabinet du juge d'instruction. La pièce était petite et triste. Un méchant tapis recouvrait le carreau. En face de la porte était un bureau d'acajou, et à droite une étroite table où écrivait le greffier. Près de la cheminée, un homme se tenait debout, le juge, M. Barban d'Avranchel... Comment M{me} Delorge ne l'eût-elle pas reconnu, après le portrait qui lui en avait été tracé par M. Ducoudray et par Me Roberjot? Il s'inclina tout d'une pièce, et montrant un fauteuil à Mme Delorge et une chaise à Raymond, il tint rivés sur eux, pendant plus d'une minute, ses yeux mornes et sans expression. Enfin: --Vous êtes Mme veuve Delorge, née de Lespéran? demanda-t-il à la pauvre femme. --Oui, monsieur. --Veuillez me dire vos noms de fille et de femme, vos prénoms, votre âge, la date et le lieu de votre mariage, combien vous avez d'enfants, et la date de leur naissance. Puis se retournant vers son greffier: --Écrivez, Urbain, lui dit-il. M. d'Avranchel avait regagné son fauteuil; tant que durèrent ces préliminaires obligés de tout interrogatoire, il ne prononça pas une syllabe. Mais dès que Mme Delorge eut donné les dernières indications: --Approchez-vous, mon petit ami, dit-il à Raymond... là, devant moi. Et le jeune garçon ayant obéi: --Votre papa, commença-t-il, souffrait donc beaucoup d'un bras? Placé de façon à ne pas voir sa mère, Raymond, instinctivement, se retourna vers elle... mais le juge le rappela: --Ce n'est pas dans les yeux de votre maman, prononça-t-il, que vous devez chercher vos réponses, mais bien dans votre mémoire... Vous m'avez entendu: parlez. --Eh bien! monsieur, papa souffrait beaucoup du bras droit. --Comment le savez-vous? --Il lui était impossible de s'en servir... Quand il me donnait des leçons d'armes, c'était toujours du bras gauche. --N'était-ce pas pour vous apprendre à vous défendre, au besoin, contre un gaucher?... C'est difficile, dit-on. Peut-être était-il gaucher lui-même?... --Non, monsieur, j'en suis sûr. --Et pourquoi?... Le jeune garçon réfléchit un moment. Il n'oubliait pas les conseils de Me Roberjot. --J'en suis sûr, répondit-il lentement, parce que cinq ou six fois papa a voulu se forcer et tenir le fleuret de la main droite, mais toujours il a été forcé de le reprendre de l'autre, en disant: «Je ne peux pas, ça me fait trop de mal!» --Très bien!... Se mettre en garde et manœuvrer le fleuret du bras droit lui était une cruelle souffrance. --C'est cela. Où tendait le juge, Mme Delorge ne le comprit que trop, et vivement: --Permettez-moi, monsieur, commença-t-elle, de vous expliquer... Mais, non moins vivement, le juge l'interrompit. --Je vous prie, madame, de garder le silence, c'est votre fils que j'interroge et non vous. Et revenant à Raymond: --Donc, reprit-il, voici le fait: votre papa ne se servait pas habituellement du bras droit, parce qu'il en souffrait. Mais rigoureusement et en surmontant une certaine douleur, il eût pu s'en servir... La conclusion, le jeune garçon la devinait... Il lui parut que le juge tirait de ses réponses un sens qui ne s'y trouvait pas. Aussi, se révoltant: --Je n'ai pas dit cela, monsieur, fit-il. --Ah!... --Je n'ai pas dit que papa s'était servi de son bras devant moi, j'ai dit qu'il avait essayé de s'en servir et qu'il ne l'avait pas pu, ce qui n'est pas la même chose. M. Barban d'Avranchel gardait le silence. Il feuilletait des papiers placés sur son bureau. Quand il eut trouvé ce qu'il cherchait, il fit signe à Raymond de regagner sa place, et s'adressant à Mme Delorge: --Votre domestique, madame, reprit-il, le sieur Krauss, m'a dit que les douleurs que ressentait au bras le général étaient plus ou moins vives, selon les saisons. --Cela est vrai, monsieur, et aussi selon la température. Ainsi, le jour où mon mari a été... tué, il souffrait plus que d'ordinaire. --Et la preuve, ajouta Raymond, c'est que le matin même nous avons tiré le pistolet, et qu'il ne pouvait même pas soulever son arme de la main droite. Si peu expérimentée que fût Mme Delorge, elle voyait bien que cette question était, comme on dit au palais, le nœud de l'affaire, et que de sa solution, en un sens ou en l'autre, dépendait la décision du magistrat. Se hâtant donc d'intervenir: --Lorsque sur ma demande, dit-elle, le commissaire de police est venu chez moi, il était accompagné d'un médecin qui a examiné le corps de mon mari... Ce médecin a dû voir les blessures que le général Delorge avait reçues au bras, à cette bataille d'Isly, où il fut, pour son courage, porté à l'ordre du jour de l'armée. --Il les a vues, madame, répondit le juge, il les a même décrites, et je vais vous donner lecture de ce passage de son rapport... Il tira, en effet, un papier d'un dossier volumineux et lut: «...Au bras droit, trois cicatrices déjà anciennes, provenant de blessures d'armes blanches, et qui doivent gêner les mouvements, sans qu'il soit possible de déterminer jusqu'à quel point.» Mme Delorge eut un geste indigné. --Et c'est là tout!... s'écria-t-elle. Mais, monsieur, ces cicatrices étaient effroyables... Il y en avait une qui, partant de l'épaule, descendait jusqu'à la saignée... Ah! que ne les avez-vous vues!... Je demanderai, s'il le faut, l'exhumation du corps de mon mari... Mais le juge lui imposa silence. --Il suffit! prononça-t-il, la question est maintenant élucidée... Le général, comme tous les soldats, portait son épée au côté gauche... De quelle main dégainait-il?... De la droite. Donc il pouvait se servir du bras droit. J'ai là les dépositions de trois officiers de son ancien régiment qui l'ont vu maintes fois, depuis sa blessure, accomplir ce mouvement, et l'accomplir à cheval, ce qui en doublait la difficulté... Son bras droit était raide, c'est évident, et dans un duel ordinaire, il se fût servi du gauche... Mais dans un moment où la colère l'avait jeté hors de lui, ayant tiré son épée de la main droite, c'est de cette main qu'il a dû tomber en garde et attaquer son adversaire. Et si je dis attaquer, c'est qu'il m'est démontré qu'il a été l'agresseur. A cette accusation inouïe, un flot de pourpre inonda le visage de Mme Delorge. --Mon mari a été assassiné, monsieur, s'écria-t-elle, assassiné, entendez-vous, et je connais l'assassin... M. Barban d'Avranchel avait froncé les sourcils: --Plus un mot, madame, interrompit-il, plus un mot... Vous oubliez qu'il est un malheur plus grand que de laisser un crime impuni... c'est d'accuser un innocent. La justice n'a rien négligé pour arriver à la vérité, elle la sait, et je puis vous la dire... S'étant levé sur ces mots, il alla s'adosser à la cheminée, et de sa voix monotone: --Votre plainte, madame, poursuivit-il, était superflue, il est bon que vous le sachiez. C'est le 1er décembre que le commissaire de police de Passy s'est présenté chez vous... --Mandé par moi, monsieur... --Ceci importe peu... Ce commissaire et le médecin qui l'accompagnait ont dressé un procès-verbal, et, dès le 3, la justice était saisie et ordonnait une enquête. Cela paraît vous surprendre. C'est que la justice ne s'endort jamais. C'est qu'aux jours les plus troublés, et tandis que les passions humaines se déchaînent autour d'elle, la justice veille, la main sur son glaive, impassible autant que le rocher battu par la tempête... M. Barban d'Avranchel était tout entier dans cette période prétentieuse. --En conséquence, madame, dès le 5 je commençais l'instruction de cette mystérieuse affaire, et aujourd'hui, après six semaines d'investigations laborieuses, j'ai soulevé le voile qui la recouvrait. Il dit, et se retournant vers son greffier: --Urbain, commanda-t-il, passez-moi mon rapport, celui que j'ai rédigé pour moi, et que je vous ai donné à recopier avant-hier. Le greffier lui remit un cahier assez volumineux. Il l'ouvrit, et après avoir recommandé sévèrement à Mme Delorge de ne le point interrompre, il lut: XI AFFAIRE PIERRE DELORGE «Le 30 novembre 1851, à neuf heures vingt minutes du soir, le général Delorge sortait de son domicile, rue Sainte-Claire, à Passy. Il était en grand uniforme, armé, et portait toutes ses décorations. «Étant monté dans un fiacre que son domestique, le sieur Krauss, était allé lui chercher, et qui portait le numéro 739, il se fit conduire rue de l'Université, chez le colonel retraité César Lefert, ancien représentant. «Ce qui se passa dans cette entrevue, l'instruction n'a pu le découvrir, le colonel Lefert ayant quitté la France à la suite des événements du 2 décembre. «Ce qui est acquis, c'est que le général Delorge, entré chez le colonel à dix heures moins un quart, en sortit à dix heures dix minutes, et remonta en voiture en disant au cocher de le conduire grand train au palais de l'Élysée. «Ce cocher, interrogé, a déclaré que le général Delorge, après cette visite, lui avait paru extrêmement agité. «Et l'instruction, sans attacher une grande importance à cette déposition, la relève toutefois, à titre de renseignement. «Quoi qu'il en soit, le général se présenta à l'Élysée vers dix heures et demie. «Il s'y trouvait peu de monde: des militaires, des représentants du peuple, quelques hauts fonctionnaires et plusieurs membres du corps diplomatique, dont l'un, M. Fabio Farussi, particulièrement connu du général, a été entendu au cours de l'instruction. «Huit ou dix dames au plus assistaient à cette réunion. «Le prince-président ne s'y trouvait pas. «Après avoir présenté ses respects à Mme Salvage, qui faisait les honneurs de la résidence présidentielle, le général Delorge, qui avait aperçu dans les salons plusieurs personnes de sa connaissance, s'en approcha pour les saluer. «Il était si pâle que tout le monde en fit la remarque, et que même on lui demanda s'il n'était pas indisposé. «Ses lèvres tremblaient, dit dans sa déposition M. Fabio Farussi, et ses yeux avaient une expression étrange. «A toutes les personnes à qui il donnait la main il demandait:--Est-ce que M. de Maumussy n'est pas venu ce soir? Est-ce que M. de Combelaine n'est pas encore arrivé?... «Il avait en prononçant ces deux noms un accent très saisissable de haine et de menace, et il était clair qu'il faisait, pour paraître calme, les plus violents efforts. «En de telles dispositions, une conversation suivie devait lui être insupportable. C'est pourquoi, il s'approcha d'une table d'écarté et se mit à parier. «Là encore, les joueurs furent frappés de sa contenance singulière. Il était si peu au jeu, qu'à tout moment il fallait l'y rappeler. Ses yeux ne quittaient pas la porte du salon. «Cela durait depuis une heure, lorsque tout à coup on le vit s'éloigner de la table de jeu. «On venait d'annoncer le comte de Combelaine. «Vivement, le général s'avança vers ce nouvel arrivant, et ils se mirent à causer avec une véhémence assez inconvenante pour que tout le monde en fût surpris. «Cependant, ils parlaient assez bas, pour que de tout ce qu'ils disaient on ne pût saisir que des lambeaux de phrases. «--Retirons-nous, disait le général... ici on nous remarque... il faut que nous soyons seuls, face à face. «A quoi M. de Combelaine répondait: «--Attendons au moins l'arrivée de Maumussy; je vous affirme qu'il va venir. «Mais le général Delorge semblait ne vouloir rien entendre. «--Il vous plaît de nous expliquer ici, insistait-il, soit. Ce n'est pas à moi que l'esclandre fait peur, n'est-ce pas?... «Cette insistance décida M. de Combelaine, et le général et lui passèrent dans un des petits salons où il ne se trouvait personne. «Ils n'y étaient pas depuis plus de trois minutes, lorsque M. de Maumussy les y rejoignit... «Nul n'eût osé les y suivre, mais quelques invités s'approchèrent un peu de la porte qui était restée ouverte, et ils entendirent quelque chose de la scène. «Ils reconnurent très bien la voix du général Delorge qui disait: «--Vous êtes un drôle, monsieur de Combelaine, un misérable que je vais tuer!... Vous avez une épée au côté, sortons! «M. de Combelaine répondait: «--Vous savez bien qu'un duel ne me fait pas peur... mais je ne veux pas de scandale. Attendons... nous nous battrons demain. «M. de Maumussy faisait tout ce qu'il pouvait pour les calmer, s'adressant tantôt à l'un, tantôt à l'autre... «Le général avait comme perdu la tête. «--Vous viendrez à l'instant, répétait-il à M. de Combelaine, vous viendrez, ou, sur mon honneur, je vais vous souffleter en plein salon... «--Ah! c'en est trop, à la fin, s'écria M. de Combelaine. Venez donc, puisque vous le voulez absolument!... descendons au jardin, venez!... «Et traversant rapidement le salon, ils gagnèrent l'escalier...» --Ah! mes pressentiments ne me trompaient donc pas! s'écria Mme Delorge... C'est donc bien lui, c'est donc bien M. de Combelaine qui est l'assassin!... Surpris qu'on osât l'interrompre, M. Barban d'Avranchel laissa tomber sur Mme Delorge un regard irrité. Mais il ne daigna pas relever l'interruption. Et toujours impassible et froid autant que le marbre de la cheminée contre laquelle il s'adossait, il poursuivit: «La demie de onze heures sonnait, lorsque le général Delorge et le comte de Combelaine quittèrent précipitamment le salon. «Si leur sortie ne fit pas scandale, si même elle ne fut remarquée que de quelques rares invités, c'est que depuis un instant une jeune fille anglaise, d'une rare beauté et d'un talent plus rare encore, venait de céder aux instances de ses admirateurs et de se mettre au piano. «Cependant, plusieurs officiers s'élançaient sur les traces des deux adversaires, quand ils furent arrêtés par le vicomte de Maumussy. «Trois de ces officiers ont été entendus au début de l'enquête, et la précision et l'accord de leurs dépositions fixent absolument les faits. «M. de Maumussy était parfaitement calme et maître de soi. «--Ne vous dérangez pas, messieurs, dit-il, ce n'est qu'une misère... Ce diable de Delorge s'emporte pour un rien comme une soupe au lait... Je vais arranger cela. «Nonobstant, un ami du général, M. Fabio Farussi, dont le témoignage est décisif, insista pour descendre. «--Prenez garde, lui dit M. de Maumussy, vous savez qu'une querelle est d'autant plus difficile à arranger qu'elle a plus de témoins... «Mais M. Fabio Farussi s'entêta si fort, que M. de Maumussy céda, et ils descendirent ensemble... «Cependant, cette discussion courtoise avait pris un peu de temps, et M. de Combelaine et le général Delorge étaient sortis depuis près d'un quart d'heure, lorsqu'ils s'élancèrent à leur poursuite. «--Où sont-ils? demandèrent-ils à un des huissiers de service dans le grand vestibule. «--Là, leur répondit cet homme, en leur montrant le jardin. «Ils se hâtèrent de sortir, mais ils n'avaient pas descendu les marches du perron qu'ils virent accourir M. de Combelaine, pâle, défait, tenant à la main son épée nue. «--C'est horrible! leur dit-il, horrible! et pour une misère!... «--Quoi?... «--Delorge!... je crois que je l'ai tué. Il s'est jeté sur mon épée, et il est tombé sans pousser un cri... «--Où?... «--Derrière la charmille... là, tenez, où vous voyez de la lumière. «Et, jetant son épée, M. de Combelaine s'enfuit comme un fou. «--Jamais, dit M. Fabio Farussi dans sa déposition, jamais je n'ai vu un homme plus désespéré. «Malheureusement, ce désespoir n'avait que trop de raison d'être. «Lorsque MM. de Maumussy et Fabio Farussi arrivèrent près du général, il venait de rendre le derni er soupir...» * * * * * Stoïque autant que le misérable à qui la plus effroyable torture n'arrache pas un cri, Mme Delorge écoutait. --Je ne récuse aucun de ces détails, monsieur, prononça-t-elle d'une voix étranglée, mais en est-il un seul, je vous le demande, qui prouve que mon mari n'a pas été traîtreusement assassiné?... Mais c'était tout ce que M. d'Avranchel pouvait supporter de contradiction. --Assez, madame, interrompit-il, écoutez la suite du rapport, et vous verrez que la justice a devancé et mis à néant toutes les objections. Et reprenant son cahier: «Que s'était-il passé, continua-t-il, entre le moment où les deux adversaires avaient quitté le salon ensemble, et celui où l'on retrouvait l'un d'eux étendu mort sur le sable du jardin? [Illustration:--Vous, le vieux, dit l'agent, je vous engage à filer!... Sinon... «Voilà ce que le magistrat instructeur avait mission de rechercher. «C'est pourquoi, avant d'interroger M. de Combelaine, il importait de rechercher des témoins. «Le premier est un sieur Buc, un des huissiers du palais de l'Élysée, qui était de service sur le palier de l'escalier lorsque les deux adversaires descendirent. «Ce qui se passait l'étonna trop pour qu'il l'oubliât. «Le général descendait le premier, et presque à chaque marche, il se retournait pour provoquer M. de Combelaine par les injures les plus violentes. «--Injures si grossières, dit le sieur Buc dans sa déposition, que moi, je sauterais à la gorge de quiconque me les adresserait. «Deux autres serviteurs du palais les ont vus passer, et, sans entendre ce qu'ils disaient, ont remarqué leur agitation. Le général allait toujours le premier. «Dans le grand vestibule, enfin, tout près de la porte du jardin, ils croisèrent un employé supérieur du ministère de l'intérieur, M. de Coutras. «Frappé de l'étrangeté de leurs allures, il leur adressa la parole, mais ils ne purent l'entendre. «M. de Combelaine répétait ce qu'il avait déjà dit dans le salon: «--C'est insensé!... Attendons demain... «Sur ces mots, ils sortirent, laissant entr'ouverte la porte du jardin. «Fort ému de ce qui arrivait, M. de Coutras s'avança sur le perron, et il entendit la voix de M. de Combelaine qui appelait un palefrenier et qui lui commandait de décrocher une lanterne d'écurie et de la lui apporter. «Quelqu'un savait donc là vérité!... Ce palefrenier signalé par la déposition de M. de Coutras avait assisté à la mort du général Delorge... «La justice le fit rechercher et ne tarda pas à le découvrir...» D'un bond, Mme Delorge s'était dressée. --Quoi! s'écria-t-elle, vous l'avez retrouvé... vous l'avez interrogé, l'homme qui tenait la lanterne? Le juge s'inclina. --Je l'ai interrogé, dit-il... et pensant que ce serait un adoucissement à votre douleur de l'entendre, je l'ai mandé; il est là... Et s'adressant à son greffier: --Urbain, commanda-t-il, allez chercher le témoin. Mme Delorge eût vu un fantôme surgir à la voix de M. Barban d'Avranchel, qu'elle n'eût pas été frappée d'une stupeur plus grande. --Ainsi, monsieur, commença-t-elle d'une voix troublée, la justice a retrouvé ce malheureux homme que sa femme croit mort, et dont elle porte le deuil, ce pauvre Laurent Cornevin... --Il ne s'agit pas ici de Cornevin, madame. --Grand Dieu!... monsieur, mais c'est lui... --C'est lui que vous désignez dans votre plainte, comme ayant assisté aux derniers moments du général; c'est vrai. Seulement vous vous être trompée. Ce n'est pas lui qui s'empressa d'accourir à l'appel de M. de Combelaine, avec une lanterne. Et cela par une raison bien simple: Cornevin n'était pas de service ce soir-là... --Monsieur, je suis sûre de ce que j'avance. --Soit, madame. En ce cas, dites-moi sur quelles preuves votre certitude s'appuie. Aussitôt, et avec une véhémence extraordinaire, Mme Delorge entreprit d'exposer ses raisons... Mais, hélas! à mesure qu'elle parlait, les circonstances qui lui avaient paru le plus décisives se dérobaient pour ainsi dire. Pourquoi s'était-elle attachée à cette idée, que ce palefrenier ne pouvait être que Cornevin?... Uniquement parce que ce malheureux s'était présenté à Passy le lendemain de la catastrophe et qu'il y avait laissé son adresse. Et surtout et avant tout, parce que Cornevin avait disparu... Toujours impassible, M. Barban d'Avranchel laissa la pauvre femme se débattre et se perdre au milieu de ses explications. Et seulement, lorsqu'elle eut fini: --Convenez, madame, prononça-t-il, qu'il n'y a rien dans tout ceci qui justifie votre assurance... Exaltée par votre douleur, vous avez pris pour la réalité les rêveries d'un homme que son âge eût dû rendre plus circonspect, d'un voisin à vous, bourgeois ignorant et frondeur, le sieur Ducoudray. A la façon dédaigneuse dont il laissait tomber ce nom, il n'y avait pas à s'y méprendre: le digne bourgeois lui avait souverainement déplu. --Ainsi, monsieur, reprit Mme Delorge s'irritant, à la fin, de son impuissance, ainsi nous avons rêvé que Cornevin a disparu!... --Madame! --Et l'infaillible justice ne voit aucune raison de s'émouvoir de cette mystérieuse disparition, non plus que de la misère de cette famille... Pour la première fois, l'immobile figure du juge trahit un sentiment humain: la colère. --Sachez, madame, interrompit-il, que la justice s'est inquiétée de Laurent Cornevin; des recherches ont été ordonnées. --Et elles ont abouti? --A démontrer que cet individu n'est point parmi les morts de... l'émeute du 2 décembre... --S'il est vivant, qu'est-il devenu? --Tout porte à croire qu'il est du nombre des perturbateurs qui ont été arrêtés à la suite... des troubles, et que pour dérouter la police, il aura donné un faux nom... --Dans quel but? --Peut-être a-t-il intérêt à dissimuler son passé?... Mais qu'importe cet homme! --Comment! qu'importe!... s'écria Mme Delorge. Et se soulevant sur son fauteuil: --Et si je vous disais, moi! poursuivit-elle, qu'il faut absolument que cet homme soit retrouvé pour que justice soit faite!... Si je vous disais que seul il connaît la vérité que vous croyez savoir... Si, en mon nom et au nom de mes enfants, et au nom de la famille de Cornevin, je vous sommais de suspendre toute décision avant d'avoir retrouvé cet infortuné ou d'être fixé sur son sort!... C'en était trop pour la patience de M. Barban d'Avranchel. D'un geste impérieux, il imposa silence à Mme Delorge, la menaçant d'en rester là de ses communications. Puis d'un accent irrité: --Assez d'illusions comme cela, madame, prononça-t-il. Savez-vous ce que sont ces Cornevin, à qui vous vous intéressez si fort?... La justice peut vous l'apprendre, si vous l'ignorez. Sur ces mots, il sortit d'un dossier deux feuilles de papier portant le timbre de la préfecture de police, et en présenta une à Mme Delorge: --Veuillez lire, lui dit-il, les notes qu'on me transmet sur vos obligés. Elle lut à demi-voix: «CORNEVIN (LAURENT), trente-deux ans, né à Fécamp. Domicilié, en dernier lieu, rue Marcadet, à Montmartre. «Époux de Julie Cochard. Cinq enfants. «Sans antécédents judiciaires. «Successivement valet d'écurie et cocher, Cornevin n'a pas laissé de bons souvenirs dans les diverses maisons où il a été employé. Il savait son métier et le remplissait exactement, mais il était emporté, insolent et brutal. «Poursuivi en 1846 pour coups et blessures, il n'obtint une ordonnance de non lieu qu'aux démarches réitérées du maître qu'il servait alors. «Lorsqu'il entra, en 1850, à l'Élysée, il quittait la maison du marquis d'Arlange, qui lui avait donné un bon certificat--mais on sait ce que valent ces sortes de pièces. «A l'Élysée, on n'eut qu'à se louer de lui dans les commencements. «Mais bientôt son déplorable caractère reparut, et si on le garda, ce fut uniquement à cause de son expérience et de son exactitude. «Vers le milieu de 1851, il changea tout à coup. Il s'était affilié à une bande de mauvais sujets et était devenu l'ami d'un orateur de cabarets, grâcié en juin et dernièrement condamné pour vol. «On était résolu à le renvoyer, lorsqu'il prit les devants et cessa son service tout à coup, sans prévenir. «Son mois lui est encore dû.» Mme Delorge ayant achevé, le juge lui tendit la seconde feuille de papier, et elle poursuivit sa lecture. «JULIE COCHARD, FEMME CORNEVIN, vingt-huit ans, née à Paris. «N'a pas subi de condamnations. «Passe dans le quartier pour une assez bonne ménagère; ses mœurs, dit-on, ne laissent rien à désirer, au moins depuis son mariage. «Il serait difficile de dire ce qu'était sa conduite avant, les mauvais exemples ne lui ayant pas manqué chez ses parents. «Son père a été condamné plusieurs fois pour vols, et sa mère a été poursuivie pour excitation à la débauche. «Sa sœur cadette, Adèle Cochard, ancienne figurante d'un petit théâtre, est célèbre dans le monde de la galanterie sous le nom de Flora Misri.» Si, en produisant ces notes de police, M. d'Avranchel avait compté détacher Mme Delorge de la famille Cornevin, sa déception dut être grande. Elle garda un silence glacial... et pour beaucoup de raisons: En premier lieu, l'intérêt qu'elle portait aux Cornevin était indépendant de toute espèce de circonstance. Laurent savait la vérité, il était victime de son empressement à venir la lui révéler: cela primait tout. Puis, malgré le parti pris que trahissaient les notes, que reprochaient-elles en somme à ces pauvres gens? On accusait le mari d'être brutal et grossier. Eh! s'il eût eu l'éducation et les façons d'un gentilhomme, il n'eût pas été palefrenier. On reprochait à la femme l'inconduite de son père, de sa mère et de sa sœur... Eh bien! ayant eu de tels exemples sous les yeux, elle n'avait que plus de mérite à se bien conduire. Ces réflexions traversèrent en une seconde l'esprit de Mme Delorge, mais elle n'en souffla mot, et rendant les notes au juge: --Puisqu'il en est ainsi, reprit-elle, quel est donc l'homme qui a tenu la lanterne? --Un camarade de Cornevin, répondit M. d'Avranchel, un nommé Grollet... Mme Delorge tressaillit. Ce nom, elle l'avait déjà entendu prononcer. Grollet, c'était cet ami de Laurent, à qui Mme Cornevin s'était adressée, qui lui avait témoigné tant d'intérêt, qui l'avait retenue à déjeuner, et qui avait dû tirer d'elle tous les renseignements dont il avait besoin pour son rôle!... --Ah! c'est Grollet! fit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'elle ne s'adressait au juge... --Oui... un très honnête homme, aimé et estimé de tous ceux qui le connaissent, dont on n'a jamais eu qu'à se louer... Oh! j'ai fait prendre des renseignements. Mais le voici, vous allez l'entendre... La porte s'ouvrait, en effet, et, derrière Urbain, le greffier, apparut un gros homme qui s'avança d'un air étrangement intimidé. --Approchez, mon ami, lui dit le juge, approchez encore un peu. C'est de toute la force de sa pénétration que Mme Delorge le considérait. Il avait ce qu'on est convenu d'appeler une bonne figure: des joues bouffies, un nez aplati, et une large bouche qui allait d'une oreille à l'autre, avec de grosses lèvres sensuelles. Ses yeux seuls, gris et forts brillants, pouvaient inquiéter par leur mobilité. --Grollet, commença le juge, vous allez me redire la scène dont vous avez été témoin dans le jardin de l'Élysée... --Ah! monsieur, quel malheur!... Tenez, quand j'y pense... --C'est bien, c'est bien!... Reprenez à l'instant où on vous a appelé. Grollet tordit désespérément la toque écossaise qui lui servait de coiffure, se gratta le front, et d'une voix qui pouvait paraître émue: * * * * * «--Pour lors, donc, dit-il, c'était le dimanche soir, vers les onze heures et demie, j'étais en train de bouchonner le cheval d'un aide de camp qui venait d'arriver, quand j'entends une voix qui crie: «--Holà! un garde d'écurie avec une lanterne! «En moi-même je me dis:--Bon! c'est un pourboire qui vient!... «Et décrochant une lanterne, je cours au jardin. «Là, qu'est-ce que je vois?... Deux hommes, M. de Combelaine, que je connaissais de vue, et un général, que je sus depuis être le général Delorge... «Ils étaient debout, si près l'un de l'autre que leurs visages se touchaient presque, comme deux dogues qui vont s'empoigner, et ils vomissaient, chacun de son côté, les cent mille horreurs: Traître! misérable! scélérat! brigand! «Sitôt que je parus: «--Ah! voilà de la lumière! s'écria le général en faisant des appels du pied, comme pour exciter l'autre, en garde! en garde!! «Et tirant son épée en même temps que M. de Combelaine tirait la sienne, v'lan! il se fend à fond. «Du coup, je crus M. de Combelaine mort. Mais non! il avait fait un saut de côté en tendant le bras de toute sa longueur, de sorte que le général, dont l'élan était pris, s'est jeté sur l'épée de son adversaire qui lui est entrée dans la poitrine jusqu'à la garde. «Ah! il n'a pas seulement fait: Ouf! «Il a étendu les bras en croix, il a fait un tour sur lui-même et il est tombé...» Raymond, le malheureux enfant, sanglotait... Mais Mme Delorge ne pleurait pas, elle. C'est intérieurement que s'épanchaient ses larmes, comme le sang des blessures mortelles. --Ainsi, mon mari n'a pas prononcé une parole? interrogea-t-elle. --Pas une, reprit Grollet. C'est-à-dire, si, excusez... quand je songe à ça, je suis encore tout saisi... «Comme de juste, je m'agenouillai près du général, prêt à le secourir, mais il râlait déjà... J'ai entendu seulement qu'il balbutiait quelque chose comme un nom, Élise... Élisa... je ne sais pas bien!... Cela parut le comble à Mme Delorge. Les meurtriers de son mari s'étaient informés de son nom, à elle, Élisabeth, et ils l'avaient appris à cet homme pour ajouter à la vraisemblance du récit... --Ah! c'est une abominable ironie!... s'écria-t-elle; c'est une indignité... --Madame!... fit le juge. --Eh! ne voyez-vous donc pas, monsieur, que cet homme débite une leçon apprise par cœur!... Ne voyez-vous pas que cet homme est un faux témoin?... --Vous insultez un témoin, madame, et la justice... Mais elle ne l'écoutait pas. Elle s'était levée, et marchant sur Grollet: --Osez donc me soutenir, à moi, que vous n'êtes pas un faux témoin, disait-elle. Allons, relevez la tête, et regardez-moi en face, si vous en avez l'audace... Blême, et la tête baissée, Grollet avait reculé jusqu'au mur... --J'ai dit la vérité, balbutia-t-il... --Vous mentez!... L'homme qui tenait la lanterne, c'était Cornevin... C'était le malheureux dont vous vous prétendiez l'ami, dont vous avez accueilli la femme avec des larmes hypocrites, qu'on a assassiné peut-être, parce qu'il avait vu le crime, lui, et que vous trahissez lâchement, vous... Plus tremblant que la feuille, Grollet essaya de lever le bras. --Je jure, balbutia-t-il, devant Dieu... --Ne jurez pas! interrompit Mme Delorge, à quoi bon!... dites, dites-nous plutôt quelle somme vous ont donnée les assassins pour acheter votre complicité... Si énorme qu'elle puisse être, vous avez fait un marché de dupe... Demain vous reconnaîtrez que chacune de vos pièces d'or est tachée d'une goutte de sang... On trompe la justice des hommes... Mais écoutez la voix de votre conscience, elle vous dira qu'on ne trompe pas la justice de Dieu... L'heure de la vérité vient toujours... Un effort encore, et cette heure de la vérité qu'implorait Mme Delorge allait sonner peut-être... Écrasé sous cette explosion de douleur et de colère, étourdi, éperdu, Grollet s'affaissait sur lui-même, n'articulant plus que des syllabes incohérentes. Ah! si le juge d'instruction eût été un de ces hommes qui savent voir!... Mais non. L'infatuation de son infaillibilité appliquait sur ses yeux un bandeau que n'eût point percé la lumière du soleil. Interdit d'abord de l'irrésistible accent d'autorité de Mme Delorge, il n'avait pas tardé à se remettre, et irrité de ce qu'il considérait comme une faiblesse indigne de la majesté de la justice: --Vous passez toutes les bornes, madame! s'écria-t-il. --Ah! monsieur, répondit la pauvre femme, monsieur, si vous vouliez!... Il n'était plus temps. L'ancien ami de Cornevin venait de mesurer l'immensité du péril où le précipiterait la moindre hésitation. Et se redressant, enflammé de cette énergie qui permet à l'homme qui se noie un suprême effort: --Quand on me brûlerait à petit feu, prononça-t-il, on ne tirerait rien de moi autre que ce que j'ai dit. L'irréparable seconde qui décide des destinées humaines était passée. Mme Delorge le comprit. Et, anéantie de la perte de cette dernière espérance, elle regagna le fauteuil qu'elle occupait près de son fils et s'y affaissa... M. Barban d'Avranchel était redevenu lui-même. Après une phrase sévère sur l'inconvenance et le danger des emportements, après avoir déclaré qu'il saurait défendre le témoin contre de nouvelles violences: --Rassurez-vous, mon ami, dit-il à Grollet, et continuez votre déposition. Un éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l'œil de cet homme, et, reprenant sa posture embarrassée: --Donc, fit-il, j'étais à genoux près du général, quand deux hommes arrivèrent en courant et tout effarés... «C'étaient M. de Maumussy, que je connais, et un autre, qui a un nom en _i_, lui aussi, un nom italien... --Farussi... souffla le juge. --Oui, c'est cela même, continua Grollet, Fabio Farussi, je me le rappelle maintenant... «Pour lors, dès que je leur eus appris que le général était mort, ils parurent désespérés. L'Italien, surtout, était comme fou. «--Quelle catastrophe! disait-il. Quel épouvantable malheur! «Puis ils se mirent à causer entre eux, disant: «--Et cependant, c'est sa faute... C'est lui qui l'a voulu! «Et, en effet, je me disais à part: «--Il faut qu'un homme soit enragé, pour en forcer un autre à tirer l'épée en pleine nuit, comme si les jours n'étaient pas assez longs... Il fut interrompu par Raymond, qui, se dressant pâle d'indignation, dit à M. d'Avranchel: --Monsieur... vous avez promis à ce témoin de le défendre... ne sauriez-vous nous protéger, ma mère et moi?... A cette leçon donnée par un enfant, une fugitive rougeur glissa sur les pommettes du juge d'instruction. --Dispensez-nous de vos appréciations, dit-il durement à Grollet. Le témoin s'inclina en souriant niaisement. --Je croyais qu'il fallait tout dire, objecta-t-il. Et il reprit: --Pour lors, ces deux messieurs voulurent s'assurer que je ne m'étais pas trompé, et quand ils eurent bien reconnu que le général avait cessé de vivre: [Illustration: Il vit luire au-dessus de sa tête l'éclair d'un sabre.] «--Il faut absolument, disaient-ils, cacher ce malheureux événement à tout le monde, au prince-président surtout. Comment faire? «Alors, moi, je me hasardai à parler à ces messieurs d'une sellerie abandonnée, dont j'avais la clef. «--On pourrait toujours y déposer le général, dis-je à M. de Maumussy. «--Oui, vous avez raison, Grollet, me répondit-il... faisons vite. «Et là-dessus, à nous trois, nous portâmes le corps, sans être vus de personne, car, pour plus de sûreté, j'avais éteint la lanterne... «Pendant une heure environ--peut-être moins, car le temps me durait terriblement--je restai seul près du général, M. de Maumussy et M. Fabio Farussi étant rentrés dans le palais pour envoyer à la recherche d'un médecin. Ils voulaient aussi se procurer la clef d'une des portes dérobées de l'Élysée. Ce qui les tourmentait surtout, c'était l'idée du prince-président. «--Jamais il ne pardonnerait cela, répétaient-ils, s'il venait à le savoir... «Enfin, sur les trois heures, le médecin parut. Dès qu'il eut soulevé le manteau qu'on avait jeté sur le corps du général: «--Ma présence est inutile! dit-il. La mort a dû être instantanée... «Alors, tous ces messieurs tinrent encore conseil, et il fut décidé qu'il fallait absolument reporter le général chez lui avant le jour. «Seulement, c'était à qui n'irait pas, et ce n'est qu'après bien des si et des mais, qu'un de ces messieurs, qui était en bourgeois, et le médecin, acceptèrent cette mission. «Aussitôt, je partis à la recherche, d'un fiacre. Lorsque j'en eus trouvé un, je le fis arrêter devant la porte dérobée et le corps y fut porté. «Alors, M. de Maumussy me prenant à part: «--Grollet, me dit-il, si jamais il sort de votre bouche un mot de ce qui vient de se passer, rappelez-vous que votre place, qui est bonne, est perdue. «Naturellement, je jurai de me taire.... sauf devant la justice. «Et voilà, vrai comme le jour qui nous éclaire, tout ce que je sais... --C'est bien! prononça le juge, vous pouvez maintenant vous retirer. Et dès que Grollet fut sorti: --Eh bien! madame, dit-il à Mme Delorge, reconnaissez-vous enfin l'injustice de vos préventions!... La malheureuse femme se leva: --Vous avez suivi les inspirations de votre conscience, monsieur, prononça-t-elle, je n'ai pas de reproches à vous adresser... L'avenir dira lequel de nous deux se trompe... Adieu!... Et prenant la main de son fils: --Viens, mon pauvre Raymond, dit-elle, nous n'avons plus rien à faire au Palais de Justice. Et elle sortit, laissant M. Barban d'Avranchel singulièrement choqué, et, pour la première fois, troublé en son inaltérable certitude. Oui, un doute lui vint. --Cette femme aurait-elle raison, pensa-t-il, et la justice aurait-elle tort?... En ce cas, je serais le jouet d'habiles gredins et dupe d'une comédie savamment combinée... En ce cas... mais non, ce n'est pas possible. Cette femme est folle, et M. de Combelaine est innocent!... XII --Voilà ce que j'avais prévu, ce que je redoutais... Oui, je reconnais bien là mon Barban d'Avranchel. Ainsi s'exprima Me Sosthènes Roberjot, lorsque Mme Delorge lui eut rapidement raconté les incidents de la longue séance dans le cabinet du juge d'instruction. Car c'est chez Me Roberjot que la pauvre femme s'était hâtée de courir en sortant du Palais de Justice, toute vibrante encore de douleur et d'indignation. Elle ne voyait que lui au monde capable de la conseiller. --Et cependant, ajouta-t-il après un moment d'hésitation, on ne saurait soupçonner d'Avranchel de connivence... --Ah! vous ne diriez pas cela, monsieur, si vous aviez vu comme moi Grollet prêt à tomber à genoux, prêt à demander grâce et à tout avouer... Mais l'avocat hocha la tête. --Ni vous ni moi ne sommes bons juges, madame, prononça-t-il, car nous sommes partie intéressée, et notre opinion est d'avance arrêtée et inébranlable. Mais prenez un arbitre impartial, exposez-lui les circonstances de la mort du général Delorge telles qu'elles ont été exposées à M. Barban d'Avranchel, produisez-lui tous ces témoins qui ont été entendus et dont les dépositions concordent si merveilleusement, et de même que M. d'Avranchel, cet arbitre vous dira: «Madame, toutes les probabilités sont en faveur de M. de Combelaine.» Il s'accouda sur son bureau, et tout un monde de réflexions passa dans ses yeux, pendant qu'il murmurait: --Ah! il n'y a pas à le nier, l'évidence est là, ces gens-là sont forts... très forts, et ils peuvent nous mener loin!... Rien ne pouvait déplaire à Mme Delorge autant que cet hommage rendu à l'habileté de ses ennemis. --De telle sorte, monsieur, fit-elle, d'un ton d'amère ironie, qu'il n'y a plus qu'à s'incliner devant ces gens si forts?... Une surprise profonde se peignit sur la figure du jeune avocat. --Est-ce pour moi que vous parlez, madame? interrogea-t-il. Elle ne répondit pas, et son silence était trop significatif pour laisser l'ombre d'un doute à Me Roberjot. --Ainsi, prononça-t-il d'un ton de reproche, vous m'estimez tout juste à la valeur du docteur Buiron. Pourquoi? Je suis de ceux qui subissent un fait accompli, il le faut bien, mais qui ne l'acceptent jamais. Et la preuve, c'est que le régime nouveau, ce régime fondé sur l'attentat du 2 décembre, ne trouvera pas d'adversaire plus obstiné que moi. Il regardait Mme Delorge d'un air singulier, en disant cela. Il y avait un léger tremblement dans sa voix quand, après une pause, il ajouta: --Je ne me serais pas exprimé avec cette résolution il y a huit jours... J'hésitais... vous êtes venue, et, sans le savoir, vous avez décidé de mon avenir... Il se leva, visiblement ému, et, après deux ou trois tours dans son cabinet: --Et cependant, reprit-il, nul n'avait autant de raisons que moi de se ranger dans l'armée, toujours docile, des satisfaits. Qu'ai-je à demander à la vie qu'elle ne m'ait généreusement donné!... Je suis jeune encore, j'ai presque de la fortune, j'ai réussi au barreau bien au delà de mes espérances... Mais Mme Delorge était hors d'état de remarquer l'étrange agitation de l'avocat. Et toute entière à l'idée fixe qui devait obséder sa vie: --Enfin, que faire pour le moment? interrogea-t-elle. Si Me Roberjot fut un peu choqué d'être si brusquement interrompu, il eut le bon goût de le dissimuler. --En ce moment, rien! répondit-il... Il faut attendre. --Quoi?... --Cette occasion qui jamais ne fait défaut à ceux qui savent la guetter patiemment. Mme Delorge eut un geste désolé. --Hélas! dit-elle, chaque jour qui s'écoule emporte une de mes espérances... Hier, j'ai rencontré un ancien ami de mon mari, c'est à peine s'il m'a saluée. Dans six mois il ne me reconnaîtra plus. Dans un an, il dira: «Delorge!... qui ça, Delorge?...» Mon mari fut un noble et vaillant soldat: est-ce cette renommée qui lui survivra?... Non. Seules, les calomnies qui se sont débitées et que vous m'avez répétées, resteront comme autant de taches à sa mémoire. Dans dix ans d'ici, lorsque mon fils, que voici, devenu un homme, paraîtra dans le monde, si parfois on demande: «Qui donc est ce jeune Delorge?...» Il se trouvera toujours quelqu'un de ces gens qui prétendent tout savoir, pour répondre: «Eh bien! c'est le fils de ce général, vous savez bien, qui fut tué en duel, à propos d'une vilaine affaire d'argent...» Mais Raymond bondit à ces mots. --Non, mère, s'écria-t-il, je te le jure, personne jamais ne dira cela, lorsque je serai un homme!... L'avocat prit les mains de l'enfant, et les serrant dans les siennes: --Bien! mon ami; lui dit-il, c'est très bien, cela!... Puis revenant à Mme Delorge: --Vous vous trompez, madame, prononça-t-il gravement, c'est du temps que vous devez tout espérer... Mort, le général est plus redoutable que jamais... --Hélas! monsieur, je voudrais pouvoir vous croire... --Il faut me croire, madame, et, à l'appui de ce que je vous dis, il me serait aisé de vous citer des exemples... Le proverbe qui dit: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas,» est un proverbe absurde. En politique, il n'y a que les morts, au contraire, qui reviennent. Parbleu! il serait trop aisé de gouverner, si, pour se débarrasser des gens gênants, il n'y avait qu'à les porter en terre. Triomphant, redouté, reconnu depuis des années, un gouvernement brave toutes les oppositions et se rit de toutes les attaques: il a ses créatures, ses juges, ses gendarmes, son armée, il se croit et il trouve des gens pour le croire éternel... Mais voici qu'un beau matin un inconnu se rend au cimetière, épelle sur une tombe un nom oublié et le crie à pleine voix... Et il suffit de ce nom pour que ce gouvernement si fort s'écroule en quelques jours... Mme Delorge soupira. --Je ne verrai jamais ce que vous dites, fit-elle. --Qui sait? En vous disant qu'il n'y a rien à faire, je n'ai pas entendu vous conseiller une lâche résignation... Non. Il nous reste Cornevin... Ah! cette fois l'avocat n'était que l'écho des pensées de la malheureuse femme. --C'est vers cet homme, poursuivit Me Roberjot, que doivent tendre toute notre attention et tous nos efforts. A-t-il été assassiné? Je ne le crois pas. M. de Combelaine est trop habile pour risquer un crime qui n'est pas indispensable. Or, dans le tourbillon des événements, il lui était aisé de faire disparaître Cornevin. Donc, c'est ce moyen qu'il a dû prendre. Cornevin, arrêté, a dû être déporté quelque part... Où? c'est à nous de le découvrir. Le visage de Mme Delorge, illuminé un moment par l'espérance, s'était assombri de nouveau. --Moi aussi, monsieur, reprit-elle, j'ai songé à Cornevin... Moi aussi, je crois qu'il est vivant encore et qu'il peut me fournir les armes d'une revanche terrible. --Et alors?... --Alors, j'ai tout fait au monde pour m'attacher sa femme, pour l'intéresser à mes espérances. --Vous avez fait cela!... --Oui. Je me suis engagée à servir une rente à cette malheureuse, et l'ainé de ses fils sera élevé avec mon fils, et exactement comme lui... Me Roberjot paraissait si consterné qu'elle ajouta: --N'était-ce donc pas un devoir sacré? --Oui, répondit l'avocat, oui. Seulement il est des occasions, et celle-ci en est une, où le devoir devient une imprudence insigne... --Oh! monsieur, de telles paroles dans votre bouche! Et moi qui supposais... Mais il ne la laissa pas poursuivre, et vivement: --Croyez-vous donc que je blâme votre bonne action, madame! s'écria-t-il. Non certes! Mais il fallait vous en cacher comme d'une faute. Secourir la femme de Cornevin était votre devoir et votre intérêt, mais vous deviez la tenir à l'écart, ne la voir qu'en secret et employer, pour lui venir en aide, une main étrangère. --Et pourquoi cela, monsieur? --Pourquoi? répéta-t-il; pourquoi?... Et plus lentement: --Parce que Laurent Cornevin, abandonné de tout le monde, eût été vite oublié. Lui donner ouvertement votre appui, c'est rappeler l'attention sur lui. Pauvre, seul, sans amis, chargé de famille, il ne devait guère inquiéter des ennemis tout-puissants. Devenu l'allié de la veuve du général Delorge, il constitue un danger permanent. L'oubli était sa meilleure chance de salut et de liberté. On ne l'oubliera plus. Trois mots sur son dossier vont le condamner à une active et incessante surveillance. Le jour où vous avez admis sa femme chez vous, madame, vous avez donné un tour de clef de plus à la porte de sa prison... Mme Delorge baissait la tête, accablée d'un immense découragement. Qu'objecter à de telles raisons?... L'expérience de Me Roberjot en arrivait à la même conclusion que jadis les terreurs égoïstes du digne M. Ducoudray. Veiller toujours, mais dans l'ombre, s'effacer, s'appliquer à se faire oublier, patienter, attendre... Attendre!... quand son sang bouillait dans ses veines, quand il y avait des instants où l'idée lui venait de s'armer d'un poignard et d'en frapper cet homme qui, avec la vie de son mari, lui avait pris sa vie, à elle, tout son bonheur, toutes ses espérances!... --Malheureusement, dit-elle, ma faute est irréparable. Changer quoi que ce soit à ce que j'ai décidé serait une faute de plus. Mais après... --Après?... Nous chercherons autre chose. Un homme qui traîne un passé comme celui de M. de Combelaine, ne saurait être invulnérable... On peut le connaître, ce passé, si mystérieux qu'il soit... Ma position va me donner de grandes facilités... Avec un peu d'adresse... en risquant certaines démarches... Mais il me faudrait votre autorisation, madame, et je ne sais si je dois... si je puis... Tout avocat qu'il était, accoutumé à tout dire, il s'embarrassait dans ses phrases, il hésitait, il balbutiait. Mais Mme Delorge ne voyait rien de ce manège, pas plus qu'elle n'avait remarqué certaines phrases, cependant bien significatives. La femme était morte en elle, cette nuit fatale où on lui avait rapporté le cadavre de son mari... L'idée qu'on pouvait l'aimer encore, avec l'espoir d'être un jour aimé d'elle, l'eût révoltée comme la pensée d'un sacrilège... Me Roberjot dut comprendre qu'il ne serait pas compris, car tout à coup, prenant, comme on dit, son cœur à deux mains: --Mon petit ami, dit-il à Raymond, sur la table de mon salon se trouvent des albums superbes... Voulez-vous aller regarder les gravures, pendant que je parlerai à votre maman?... L'enfant se leva, cherchant dans les yeux de sa mère quelle conduite tenir. --Va, mon enfant, lui dit-elle, non sans une visible surprise, fais ce que monsieur te demande... Qui eût vu Me Sosthènes Roberjot en ce moment, l'eût pris, positivement, pour le plus timide des hommes... Il s'agitait sur son fauteuil, son regard vacillait, il toussait, il tracassait son couteau à papier pour se donner une contenance... Enfin, dès que Raymond fut sorti: --Je vous l'ai dit, madame, commença-t-il, la première fois que j'ai eu l'honneur de vous voir, votre cause devint la mienne. Ne m'en veuillez pas de ce qui serait, sans cela, une indiscrétion... Vous ne m'avez pas parlé de la déposition de M. de Combelaine, que cependant le juge d'instruction a dû vous lire. --Il ne me l'a pas lue, monsieur. --Est-ce possible?... --Je ne lui en ai pas laissé le temps... L'avocat ne fut point maître d'un mouvement de contrariété: --Eh! madame, s'écria-t-il, cette déposition était pour vous la plus importante... Elle vous eût appris à quels motifs il plaît à M. de Combelaine d'attribuer son duel avec le général Delorge. Cette idée si simple ne s'était pas présentée à l'esprit de Mme Delorge. --C'est pourtant vrai, fit-elle, c'est une faute encore que j'ai commise. Mais celle-là, du moins, je puis la réparer, je puis demander à M. d'Avranchel communication du dossier... Me Roberjot hocha la tête: --C'est inutile, prononça-t-il. --Cependant... --Loin de faire mystère de sa déposition, M. de Combelaine use de tous les moyens dont il dispose pour l'ébruiter, pour la répandre. --Quelle nouvelle infamie a-t-il imaginée?... --Il attribue son altercation avec le général Delorge à une question toute personnelle, toute privée... --Quelle? Positivement le futur tribun rougissait presque. --C'est que, balbutia-t-il, je ne sais trop si je dois... --Eh! monsieur, je puis tout entendre! --Eh bien! madame, M. de Combelaine affirme que le général Delorge ne lui pardonnait pas ses assiduités près d'une certaine dame... Il s'arrêta. Il s'était préparé à une explosion d'indignation, de jalousie rétrospective, peut-être. Quelle erreur! Mme Delorge ne sourcilla pas. --C'est absurde! prononça-t-elle tranquillement. --Voilà ce que j'ai répondu, se hâta de dire Me Roberjot. Cependant... --C'est ridicule encore plus qu'odieux, insista Mme Delorge, avec cette confiance superbe de la femme qui sait bien de quel amour profond et exclusif elle a été aimée. Et véritablement, M. de Combelaine est bien bon de prendre la peine d'inventer de pareilles histoires. Elle sourit tristement, puis d'un tout autre ton,--d'un ton d'indicible mépris: --Et sait-on, demanda-t-elle, quelle est cette dame?... --Oui. Ce serait une femme très connue, fort jolie, qui mène grand train et qui a, prétend-on, coûté des sommes énormes à M. de Combelaine... --Je le croyais presque dans le besoin. --En effet. Aussi, les gens mieux informés assurent-ils que bien loin d'avoir été ruiné, M. de Combelaine a été secouru par Flora Misri. Mme Delorge bondit sur son fauteuil. --Flora Misri! s'écria-t-elle. --Oui. --Et cette femme est la maîtresse de M. de Combelaine? --Depuis bien des années, à ce que l'on dit, répondit l'avocat. Et stupéfait de l'émotion de Mme Delorge, ne sachant plus que croire, ne sachant plus ce qu'il disait surtout: --Vous connaissez cette femme, madame? interrogea-t-il. Mais elle était bien trop troublée, pour remarquer l'étrangeté de la question. --Je la connais, oui, monsieur, répondit-elle. Et appuyant sur chaque mot, comme pour lui bien donner toute sa valeur: --Le vrai nom de cette femme, continua-t-elle, est Adèle Cochard. Elle est la sœur de la femme de Laurent Cornevin. Me Roberjot n'en pouvait croire ses oreilles. --Êtes-vous bien sûre de ce que vous dites, madame? demanda-t-il. --Aussi sûre qu'on peut l'être d'un renseignement fourni à la justice par la préfecture de police. C'est dans le cabinet du juge d'instruction que, pour la première fois, j'ai entendu prononcer ce nom de Flora Misri. M. Barban d'Avranchel faisait presque un crime à Mme Cornevin d'être la sœur d'une telle femme. L'avocat ne répondit pas. Il venait de s'accouder à son bureau, le front entre les mains, et tout ce qu'il avait d'intelligence et de pénétration, il l'employait à chercher quel parti tirer de cette découverte. --Évidemment, murmurait-il, cette femme doit savoir bien des choses sur le sire de Combelaine... Autant que la baronne d'Eljonsen, sinon plus... Mais comment la décider à parler?... Quel charbon passer sur ses lèvres pour les desserrer?... Il parlait à demi-voix et en phrases hachées, et cependant Mme Delorge ne perdait pas un mot de son monologue. --Ne pourrait-on pas, hasarda-t-elle, employer près de cette femme sa sœur, Mme Cornevin?... --Se voient-elles encore? --Je ne le crois pas... --Diable!... une visite, en ce cas, donnerait peut-être l'éveil... Il faudrait tant de précautions, tant d'adresse... --Oh! la femme de Cornevin est très intelligente... --Et la disparition du mari serait un prétexte tout trouvé de rapprochement. Mais M. de Combelaine sait que la femme Cornevin, c'est vous... Il ne doit pas ignorer que la femme Cornevin et Flora sont sœurs, et je serais bien surpris s'il ne s'était pas mis en garde de ce côté... [Illustration: La foule aussitôt l'avait entouré.] Il demeura quelques moments absorbé par l'effort de ses réflexions, puis soudainement: --Mais je ne saurais prendre un parti ainsi, sur-le-champ. J'ai besoin de me consulter, de dresser un plan d'attaque. Une démarche imprudente ne se rachète pas. Rien ne presse. Avant de m'avancer, je veux sonder le terrain, je veux être édifié sur le compte de M. de Combelaine. Un de mes amis est fort lié avec un intime de la baronne d'Eljonsen, il me renseignera... --La baronne d'Eljonsen? répéta Mme Delorge, à qui ce nom n'apprenait rien. --Oui... C'est la femme qui a élevé M. de Combelaine... Elle a été, dit-on, une des plus fidèles amies du prince-président lorsqu'il était en exil... Voici dix-huit mois qu'elle est fixée à Paris... Puis, d'un accent résolu, et qui était bien, il n'y avait pas à s'y méprendre, l'expression sincère de sa pensée: --Quoi qu'il advienne, madame, ajouta-t-il, comptez sur moi et remettez-vous à mon dévouement. Tout ce que j'ai d'intelligence et d'énergie, je l'appliquerai à une cause que je considère comme mienne. Tout ce qu'il est humainement possible de faire, je le ferai. Seulement... Il hésita, et non sans embarras: --Seulement, dit-il encore, je dois vous demander la permission de me présenter chez vous. On peut prévoir telle circonstance urgente... Mais Mme Delorge ne le laissa pas achever. --Est-il donc besoin de vous dire, monsieur, interrompit-elle, que vous serez toujours le bienvenu? J'ai la mémoire des services rendus, monsieur... Elle se leva sur ces mots. Déjà, depuis un moment, elle entendait marcher et tousser dans la salle d'attente qui précédait le cabinet de l'avocat... --Excusez-moi de vous avoir importuné si longtemps, monsieur, dit-elle. Et ayant appelé Raymond, à qui Me Roberjot donna une large poignée de main, elle rabattit sur son visage son voile de veuve et sortit... --Ah! celle-là savait aimer! murmura l'avocat en étouffant un soupir. Et comme s'il eût eu besoin d'air, il courut ouvrir la fenêtre et explora la rue d'un rapide regard. C'était Mme Delorge qu'il cherchait, qu'il voulait revoir encore. Elle ne tarda pas à paraître. Elle traversa rapidement la chaussée et remonta dans le fiacre qui l'avait amenée et qui s'éloigna au grand trot. Des clients l'attendaient dans la pièce voisine, il le savait, il les avait entendus, mais il s'en souciait bien, vraiment! Appuyé au balcon de sa fenêtre, insensible au froid qui devenait plus âpre avec la nuit, il s'oubliait en une de ces rêveries qui absorbent toutes les facultés et suppriment en quelque sorte les circonstances extérieures. Ce n'était pas un naïf que Me Sosthènes Roberjot. De même qu'à tous les avocats, il lui était arrivé de s'éprendre d'une cliente venue pour le consulter. Une femme jeune et jolie est si séduisante, lorsque, les yeux noyés de pleurs et le sein haletant, elle vous dit d'une voix émue: --Vous êtes mon seul appui et ma suprême espérance... Mon honneur, mon bonheur et ma vie sont entre vos mains... Je m'abandonne à vous, sauvez-moi... Me Roberjot avait sauvé plus d'une cliente éplorée. Mais jamais encore il n'avait ressenti ces sensations profondes qui le remuaient en présence de Mme Delorge. Sa vie était bouleversée depuis qu'il la connaissait. Il découvrait à l'existence des horizons nouveaux qu'il ne soupçonnait pas. Toutes ses idées se modifiaient. S'il eût traduit ce qu'il ressentait, on ne l'eût pas reconnu... Il ne se reconnaissait plus lui-même. --Serais-je donc amoureux? se demandait-il. Sans songer que toujours cette question est résolue lorsqu'on se la pose. Amoureux, lui! un vieux sceptique, un ancien maître clerc d'avoué!... Cette idée, qui l'eût fait pouffer de rire quinze jours plus tôt, ne lui semblait alors nullement ridicule. Et pourquoi pas?... Mme Delorge n'avait-elle pas encore la fraîcheur et toutes les grâces pudiques d'une jeune fille! Où trouver une âme plus tendre et plus énergique à la fois, un esprit plus ferme, une intelligence plus élevée?... Mais tout à coup, il tressaillit. --M'aimera-t-elle jamais! pensait-il. Et avec un inexprimable serrement de cœur, il se mit à examiner ses chances... Hélas! elles étaient bien chétives, si même il en avait. On triomphe d'un vivant, on le supplante, on l'efface, mais un mort!... Comment atteindre, aux plus secrets replis de l'âme d'une femme, le souvenir brûlant d'un être immatériel, paré de qualités surhumaines, divinisé par les regrets? --Et cependant, songeait l'avocat, il est un moyen peut-être d'arriver au cœur de cette femme si malheureuse: la reconnaissance. Rien ne la peut plus émouvoir que l'espérance de venger son mari. Que n'accordera-t-elle pas à l'homme qui l'aidera dans cette tâche, et qui lui livrera ses ennemis!... Il s'exaltait à cette idée, et en ce moment, lui qui jamais ne s'était exercé qu'aux luttes oratoires, il eût voulu tenir à longueur d'épée le comte de Combelaine... Mais un léger bruit dans son cabinet fit évanouir toutes les visions. Il se retourna vivement, et se trouva en présence de son domestique. --Qu'est-ce que vous voulez? lui dit-il d'une voix irritée, et qui vous a permis?... --Monsieur, il y a là des clients... --Ils reviendront demain. --Il y a là aussi ce gros entrepreneur, monsieur sait bien qui je veux dire, qui a tant d'ouvriers, et qui chauffe la candidature de monsieur... --Qu'il aille au diable!... Le domestique demeura béant de surprise. Ce mot: candidature produisait d'ordinaire un tout autre effet. --J'ai besoin d'être seul, reprit l'avocat, dites que je suis en affaires et pris pour toute la soirée... --Alors je vais congédier tout le monde, fit le domestique; seulement, j'aurai du mal à renvoyer un ami de monsieur, qui veut absolument lui parler, M. Verdale... --Oh! à celui-là vous n'avez qu'à répondre... Mais il s'arrêta court, en se frappant le front. Cet ami était précisément celui dont il avait parlé à Mme Delorge, et qui connaissait la baronne d'Eljonsen. --Faites-le entrer, dit-il. XIII M. Verdale était un gros, grand et large homme, avec d'énormes mains velues, affreusement commun, mais ne manquant, on le voyait à ses yeux, ni d'esprit ni de finesse. Architecte de son état, il avait obtenu au concours un grand prix qui lui avait valu un séjour de trois ans à Rome, aux frais de l'État. Il en était revenu avec un portefeuille tout gonflé de plans et de devis, et la résolution bien arrêtée de faire fortune très vite et par n'importe quels moyens... Mais c'est en vain que depuis dix ans il avait usé ses bottes à courir après l'occasion. Elle l'avait fui. Ses plans n'étaient pas sortis de leur carton. Et il était resté pauvre, et plus que jamais enragé de convoitises... C'est au collège, à Saint-Louis, où ils étaient dans la même classe, que s'étaient connus M. Verdale et Me Roberjot. Et depuis, bien que cheminant dans la vie par des routes fort différentes, ils avaient toujours conservé des relations. Cela tenait, il est vrai, à ce que plus d'une fois M. Verdale, l'architecte incompris, comme il se nommait lui-même, avait eu besoin de son ancien copain, tantôt pour un prêt d'une couple de cent francs, lorsque la gêne était pressante, tantôt pour une consultation, lorsqu'il avait des difficultés avec les rares imprudents qui s'étaient adressés à lui. Mais ni la misère, ni les procès, ni les déceptions n'avaient altéré sa bonne humeur. Car il était gai, d'une grosse gaîté impudente et vulgaire, et il s'était créé une sorte de langage à part, emprunté à ses souvenirs classiques, au vocabulaire de sa profession et au répertoire des théâtres à la mode. Il entra chez son ami le chapeau sur la tête, en brandissant un rouleau de papier, et dès le seuil: --Qu'est-ce? s'écria-t-il. Tu te fais céler, comme nous disons à la Comédie-Française!... Es-tu déjà ministre? --Pas encore. --Mais tu vas être représentant du peuple... si j'en crois la rumeur. --Mes amis me pressent de poser ma candidature, c'est vrai, mais je ne suis pas encore décidé... L'architecte éclata de rire, puis d'un air de gravité: --Pauvre cher ami, fit-il, combien tu dois souffrir de la violence qu'on fait à ta modestie de violette!... Cruels amis! Douloureuses obligations!... Mais l'hésitation serait un crime: il est grand, il est beau de se sacrifier au salut de la patrie!... Accoutumé aux façons de son ami, Me Roberjot souriait, encore qu'il n'en eût peut-être pas bien envie. --Bref, reprit M. Verdale, tu te sens assez d'estomac pour avaler tous les crapauds et toutes les vipères d'une candidature!... Tu vas essayer d'être nommé représentant. --Oui. --De l'opposition, naturellement? --Tu l'as dit. --Eh bien! c'est une faute. --Et pourquoi, s'il te plaît! --Parce que... tu sais le mot de Thiers? L'Empire est fait. L'avocat haussa les épaules. --Eh bien! nous le déferons, dit-il. M. Verdale ôta son chapeau. --Tous mes compliments! dit-il. Cette confiance me charme. Puis d'un ton de feinte humilité: --Cependant, reprit-il, tu le laisseras bien durer assez pour que j'aie le temps de faire fortune! Voyons, mon vieux Roberjot, fais cela pour un camarade, quand ce ne serait que pour me fournir le moyen de te rendre ce que je te dois... --Tu penses donc que l'Empire t'enrichira? --J'ai cette candeur! dirait Arnal. Or, comme nous sommes à Paris cinquante mille gaillards qui nous berçons de cet espoir, l'Empire du-re-ra. --Diable! --Tous ne réussiront pas, c'est évident, mais moi, je réussirai. L'empereur... je veux dire le prince-président, a des projets grandioses, moi j'ai des montagnes de plans et devis, nous nous entendrons. Qu'il dise un mot et mes cartons s'ouvrent. Il veut un Paris de marbre... je lui bâtirai une ville de palais. Il faudra des millions pour cela. Tant mieux. Il en tombera bien un dans ma poche... Il ne manquait pas d'un certain flair, M. Verdale. Me Roberjot le savait bien. --Ainsi, lui dit-il, tu es allé faire ta cour au président... --Oh! pas encore; je n'en suis qu'à ses amis. Mais j'avance, j'avance, j'ai des protecteurs à qui rien ne sera refusé. Le président peut avoir tous les vices que tu voudras; il a, en plus, de la mémoire. Il suffit qu'on lui ait dit: «Dieu vous bénisse!» quand il éternuait en exil, pour qu'il vous juge des droits à sa reconnaissance... --Mais ses amis auront-ils aussi bonne mémoire que lui, et ne te renieront-ils pas?... --Jamais! Je sais où est le cadavre, s'écria vivement l'architecte. Et tout aussitôt, visiblement embarrassé et contrarié de s'être laissé emporter: --Quand je dis que je sais où est le cadavre, je veux dire que j'ai reçu assez de petites confidences pour qu'on ne m'oublie pas. T'en faut-il une preuve? C'est à moi que la baronne d'Eljonsen confie la construction de l'hôtel qu'elle veut avoir aux Champs-Élysées, et dont j'ai là le plan... --Comment! la baronne d'Eljonsen fait bâtir!... Il me semblait t'avoir entendu dire qu'elle en était aux expédients... --Oui, quand elle habitait Rome. Mais les temps sont changés. Si bien changés, que M. de Maumussy vient de me charger de lui acheter tous les terrains que je trouverai entre la Seine et les Champs-Élysées... Si bien changés, que M. de Combelaine m'a demandé le plan d'une maison de campagne... Si terriblement changés, que M. Coutanceau m'a donné sa parole de me nommer l'architecte en chef d'une société qu'il fonde, au capital de je ne sais combien de millions. Non seulement ces gens-là savent vaincre, mais ils savent profiter de la victoire!... L'avocat branla la tête, et non sans une nuance d'impertinente ironie: --Et tu en profiteras, toi, en devenant millionnaire. --Positivement, répondit l'architecte, et sans remords; seulement... Son front se plissa, et gravement, cette fois: --Seulement, poursuivit-il, si l'avenir est à moi, le présent est à mes créanciers. Je suis dans la situation d'un homme qui aurait à toucher à Marseille un héritage immense, et qui crèverait de faim à Paris, faute de pouvoir se procurer le prix du chemin de fer de Paris à Marseille. La visite de M. Verdale s'expliquait. --Et alors? interrogea l'avocat, comme s'il n'eût point compris ce préambule si clair. --Alors, mon vieux copain, il n'y a que toi qui puisses me donner de quoi payer ma place dans le train express qui conduit de zéro à million... Je viens frapper à ta caisse. Toc, toc, j'ai besoin de huit mille francs. Me Roberjot tressauta sur son fauteuil. --Huit mille francs! s'écria-t-il, peste! comme tu y vas! Me crois-tu donc un banquier pour me supposer une pareille somme dans mon tiroir? Huit mille francs!... mais c'est la moitié de mon revenu, mon pauvre camarade, et non seulement je n'ai pas cette somme, mais je ne saurais où la prendre. L'architecte rougit imperceptiblement. --Et cependant il me les faut, insista-t-il, absolument et sous quarante-huit heures... --Ah ça! que veux-tu faire de tant d'argent? --L'employer à faire figure... à paroistre, comme dit Montaigne. --Je te croyais au-dessus d'une pareille faiblesse. --Je l'étais, et c'est ce qui m'a perdu. --Oh!... --C'est ainsi. Fils d'une famille riche, tu n'as pas eu à apprendre, toi, que les imbéciles refusent de reconnaître le talent qui n'a pas un certain cadre. Tu as du talent et tu as réussi; mais sache que ton bel appartement, que tes meubles, tes tapis, tes tableaux et tes livres sont pour quelque chose dans ton succès. Quand on sonne chez toi, c'est un domestique qui vous ouvre, et le client qui venait te demander une consultation avec l'idée de te la payer vingt-cinq francs se dit en lui-même: «Ce sera cinquante francs puisqu'il a un valet de chambre.» Introduit dans ta salle d'attente meublée de vieux chêne, ce même client se dit encore: «Diable!... c'est cossu, ici, et je vois bien qu'il va falloir dégainer mes trois louis.» Entrant dans ton cabinet de travail, il est ébloui... et en sortant il te laisse le billet de cent francs... L'avocat riait. --Eh bien! moi aussi, continua l'architecte, je veux paraître... Il le faut. Je loge en garni, au quatrième étage d'un méchant hôtel... Qui viendra m'y chercher? Personne. Il faut paraître, mon vieil ami. Le règne qui commence s'appellera le règne de la poudre aux yeux... Jetons de la poudre!... Discuter, c'est avouer implicitement qu'on ne s'est pas arrêté à un parti définitif, et qu'on peut encore changer d'avis. Me Roberjot, qui était avocat, ne l'ignorait pas. Si donc il laissait discourir son ami Verdale, c'est que, véritablement, il hésitait. Sortir de sa caisse huit mille francs pour les risquer sur les espérances de l'architecte incompris, c'était raide. Oui, mais les lui refuser, c'était se l'aliéner et renoncer à l'assistance qu'on en pouvait attendre à un moment donné. Or Me Roberjot eût sacrifié sans sourciller la moitié de sa fortune pour démasquer M. de Combelaine et le jeter, pantelant et vaincu, aux pieds de Mme Delorge. Comme tous les gens perplexes, il prit un terme moyen. --Je ne prétends pas que tu aies tort, dit-il à son ami, mais as-tu réellement besoin de toute la somme que tu me demandes? Est-ce que la moitié ne te suffirait pas, au moins pour le moment? Plus tard on aviserait... Un éclair d'espoir brilla dans l'œil de M. Verdale. --Mon devis est fait, répondit-il, et il m'est impossible d'en rabattre un centime. Je ne veux pas faire long feu, je veux tirer un coup de canon... --Cependant... --Ah! c'est comme ça. Je n'ai plus le temps de m'élever petit à petit, moi, il faut que je surgisse du jour au lendemain, comme un champignon... Tais-toi, je vois que tu vas me proposer ton exemple. Absurde! Toi, tu as commencé jeune, et tu étais poussé par ta famille. Moi, je suis vieux déjà, comme les rues que je voudrais démolir, et ce n'est pas ma brave femme de mère, qui était marchande de poisson aux Halles, qui m'aidera. J'en suis à ce moment où il faut tout risquer sur un seul coup. Tu dois bien le comprendre, toi qui sais ma situation, toi qui sais que je suis marié et que j'ai un garçon de onze ans, et que, faute de pouvoir nourrir ma femme et mon fils, mon petit Lucien, je suis réduit à les laisser en province, chez mon beau-père, un vieux ladre, qui leur reproche à chaque repas ce qu'ils mangent, et qui tous les mois m'écrit que je ne suis qu'un propre à rien et que, lorsqu'on ne trouve pas «de la bonne ouvrage» comme architecte, on s'emploie comme manœuvre à porter l'oiseau. Il s'exaltait, la bile lui montait au cerveau, il parlait si vite que Me Roberjot ne trouvait pas un joint où placer un mot. --Longtemps, poursuivit-il, j'ai ri de cette situation. Maintenant j'en pleurerais. L'estomac se délabre, la façade se lézarde, et le soir, quand je regagne mon taudis, je me sens des courants d'air dans le cœur. C'est bête et laid de rester seul devant un foyer sans feu, quand on a une femme à soi, et une bonne petite femme, va, je le reconnais depuis que les coquines rient à ma barbe, qui blanchit. Assez de bohème! Je suis las de piétiner dans les ornières, pendant que vous autres, tous, les copains de Saint-Louis, vous faites bravement votre chemin. Je vous rattraperai d'un bond, je le veux. Je ne suis pas plus sot que vous, n'est-ce pas! J'ai eu le grand prix au concours, et j'ai plus d'un chef-d'œuvre dans mes cartons... --C'est que, mon cher, je ne vois pas... --Je vois, moi, et cela suffit. Prête-moi ce que je te demande, et demain j'ai un appartement dont les clients apprendront vite le chemin, quand il leur aura été montré par Coutanceau, par la baronne d'Eljonsen, par M. de Combelaine et par le vicomte de Maumussy. L'avocat réfléchissait. --Que ne t'adresses-tu, fit-il, aux gens que tu me nommes? M. Verdale haussa les épaules--des épaules taillées pour porter des sacs de farine. --Pas si bête! répondit-il. Va donc, toi, proposer à un chien affamé de te céder une portion de son os! Non seulement ils m'enverraient promener, mais ils me retireraient leur influence, dont je dispose absolument. --C'est que je t'ai dit la vérité, mon camarade; c'est que positivement je n'ai pas d'argent. --Monsieur a du crédit... disait Bouffé dans l'_Homme à la mode_. --J'ai bien un titre de rente... L'architecte leva les bras au ciel. --Et il dit qu'il n'a pas d'argent!... s'écria-t-il. Un titre de rente!... Il faut se hâter de le vendre, malheureux, car jamais tu ne rencontreras une plus belle occasion. Vends! et il se trouvera qu'en fin de compte, tu te seras rendu service en m'obligeant. Faire en même temps une bonne action et une bonne affaire!... Ces choses-là n'arrivent qu'à toi. Sais-tu où en est le cinq pour cent, ô Roberjot?... Il fait 99 90 au parquet et 100 dans la coulisse. Or, comme c'est place de la Bourse que bat maintenant le cœur de la France, cela prouve que la France est contente, et que je serai millionnaire... [Illustration: Il était temps une grêle de balles s'abattait.] Si l'avocat se défendait encore, ce n'était plus que mollement, et en homme prêt à céder. Et M. Verdale le voyait bien, lui, dont la finesse naturelle s'affûtait depuis tant d'années aux meules de la nécessité. Rassemblant donc, par un suprême effort, tout ce qu'il avait de puissance d'émotion: --Allons, mon vieux copain, insista-t-il, un bon mouvement, tends-moi la perche et je suis sauvé... Confiance! confiance! Le ciel toujours seconde un projet téméraire! La nuit était venue, et, depuis un bon moment déjà, le domestique avait apporté une lampe. L'avocat en releva l'abat-jour, et arrêtant sur M. Verdale un regard froid et perspicace: --C'est un gros service, mon camarade, que tu me demandes, prononça-t-il. --Je le sais, pardieu, bien! --Tu as des chances de succès, je le reconnais, mais enfin tes calculs peuvent être déjoués... --Je l'avoue. --Et alors ces huit mille francs iraient rejoindre, dans l'abîme de l'oubli, comme tu dirais, les trois ou quatre mille que tu me dois déjà... L'architecte tressaillit et rougit. Il trembla d'avoir cru trop tôt la victoire gagnée. --Tu es dur, Roberjot, balbutia-t-il. --Pas du tout. Je tiens seulement à établir nos situations respectives, et qu'en t'obligeant, j'agis en véritable ami... --Et je t'en aurai une reconnaissance éternelle! s'écria M. Verdale en se jetant sur les mains de l'avocat, qu'il serra à les briser. Mais cet enthousiasme de gratitude ne parut toucher que faiblement Me Roberjot. --Ainsi, mon cher camarade, reprit-il, si, à mon tour, j'avais besoin d'un service. --Ah!... c'est avec transport que je te le rendrais, à toi, mon seul ami, à toi que j'ai toujours trouvé aux heures difficiles... --Prends garde... Peut-être faudra-t-il, pour m'obliger, desservir secrètement quelqu'un des gens dont tu me parlais, M. Coutanceau ou M. de Combelaine, Mme d'Eljonsen ou M. de Maumussy. Il n'y avait pas à se méprendre à l'accent de l'avocat. Il parlait on ne peut plus sérieusement. M. Verdale ne s'y méprit pas. --Je n'hésiterais pas une minute, Roberjot, répondit-il, je suis avec toi. --Tu aimes ces gens-là, pourtant. --Mais oui... On aime toujours l'escalier qui conduit à l'appartement de la femme qu'on courtise... Ces gens-là me mèneront à la fortune. Il était clair que l'architecte incompris était de son siècle et que ses convictions ne le gênaient pas. Et cependant l'avocat hésitait si visiblement à parler, que ce fut l'autre qui vint à son secours. --Voyons, mon vieux Roberjot, dit-il, tu as quelque chose sur l'estomac?... --Je l'avoue. --Et tu te défies de moi? --Non, certes... --Alors, déboutonne-toi, que diable! Voyons, faut-il que je t'aide? Tu as une dent contre ces gens que tu appelles mes amis? --Juste! Le front de M. Verdale s'assombrit. --C'est contrariant, fit-il, mais j'étais ton ami avant d'être le leur... Voyons donc cette dent!... Véritablement, Me Roberjot n'avait voulu que tâter son ancien copain, et il lui paraissait que l'épreuve réussissait assez mal. Si déjà, avant d'avoir l'argent, M. Verdale montrait cette mauvaise grâce, que serait-ce plus tard?... En cette extrémité, un généreux abandon devait être un habile calcul. Me Roberjot le crut, et étouffant un soupir: --Mon vieux camarade, prononça-t-il, avec toutes les apparences d'une émotion sincère, je n'ai pas l'habitude de faire payer les services que je rends... --De donner un œuf pour avoir un bœuf?... --Précisément. Et la preuve, c'est que c'est sans conditions que je te remettrai, avant quarante-huit heures, la somme dont tu as besoin... Et sur ce, ne parlons plus des intentions que je pouvais avoir. Causons d'autre chose. L'avocat avait visé juste... L'architecte fut touché. --Est-ce que tu te moques de moi? s'écria-t-il. Est-ce que tu veux m'insulter?... --Quelle idée!... --Alors parlons de tes intentions, morbleu! et ne parlons que de cela!... Quoi! pour une fois que l'occasion se présente de t'être utile en quelque chose, je la laisserais échapper!... Jamais!... Que faut-il faire? Veux-tu que j'aille provoquer Maumussy, Coutanceau et les autres?... Je pars. C'est que je me moque d'eux, à cette heure. Avec huit mille francs, l'avenir est à moi quand même. Au lieu d'être l'architecte du pouvoir, je serai l'architecte de l'opposition... Tiens, c'est une idée, cela... Me Roberjot souriait... en dedans. --Allons, bon! fit-il, voilà que tu t'emportes, selon ton habitude. Sais-tu ce que je voulais te demander?... Quelques renseignements précis sur M. de Combelaine. L'architecte fut-il dupe?... Peut-être. --Je suis ton homme, déclara-t-il. Ah! tu veux des renseignements! Eh bien! tu en auras, et de si complets que personne à Paris ne saurait t'en donner de pareils... Il fut interrompu par l'entrée du domestique, lequel venait rappeler à son maître que le dîner était servi depuis un bon moment, et que tout allait être froid. Saisissant aussitôt la balle au bond: --Voilà qui décide tout, ami Roberjot, s'écria l'architecte. Je dîne avec toi, et... je parle. Allons, à table, et fais-nous monter une bouteille de ce bourgogne que je connais et qui délie si merveilleusement les langues!... --Eh bien! soit! répondit l'avocat. Et, l'instant d'après, il s'attablait en face de son ancien copain. Il y avait des années que M. Verdale n'avait été si joyeux. Il lui semblait sentir ses huit mille francs dans sa poche, et l'ambition, l'espoir du succès et le corton velouté lui montaient à la tête en chaudes bouffées. --Donc, mon vieux copain, disait-il, car il avait l'art de discourir la bouche pleine, donc parlons de M. de Combelaine... Mais parler de lui sans parler de Mme la baronne d'Eljonsen est impossible, et c'est par elle que je commencerai... «C'est que je la connais bien, moi, cette respectable baronne, ayant eu l'honneur insigne de lui être présenté lorsque j'étais à Rome aux frais de l'État. Je lui plaisais. Si j'avais eu de l'argent, elle m'en eût emprunté. Je n'en avais pas, malheureusement. Mais un jour, après m'avoir fait jurer un secret éternel--un secret que je viole pour toi, ô Roberjot--elle daigna me charger de porter pour elle et en son nom, au Mont-de-Piété de la Ville éternelle, quelques-uns de ses joyaux. «Quel âge a-t-elle? vas-tu me demander. «Eh bien! mon bon, je n'en sais rien, parole d'honneur, à vingt ans près. Elle n'a peut-être que cinquante ans, elle en a peut-être plus de soixante-dix. Sa pareille n'existe pas au monde pour réparer des ans l'irréparable outrage. C'est un secret qu'elle a acheté à Londres à une émailleuse célèbre. Et personne n'est plus avancé que moi. Personne, depuis un demi-siècle, n'a eu l'heur de la voir telle que le bon Dieu l'a faite. Cette femme-là doit dormir toute maquillée, comme les grands généraux dorment tout bottés. «Donc, on ignore son âge, et ce n'est que bien vaguement qu'on connaît sa situation dans le monde. «Moi, je sais qu'elle travaille dans la politique. «Cette femme-là, vois-tu, est une de ces intrigantes cosmopolites, comme il y en a dans les bas-fonds de toutes les diplomaties, bonnes à toutes besognes, prêtes à toutes les trahisons, et qu'on charge des commissions qui feraient reculer les mouchards ordinaires. A combien de polices celle-ci s'est-elle vendue? A toutes, j'imagine, toutes celles qui avaient de l'argent à lui donner. Ce qui est sûr, c'est qu'elle doit avoir acheté et vendu de drôles de choses en sa vie!... --Par ma foi!... fit Me Roberjot, voici un joli portrait. L'exclamation parut flatter l'architecte. --Eh! eh! dans le fait, je ne peins pas mal! fit-il en riant de son gros rire qui lui secouait les épaules. Et, vidant lestement son verre, il continua: --Tout le monde, ami Roberjot, ne parlerait pas si librement que moi. Mme d'Eljonsen a de la mémoire, et il n'est pas sain de l'avoir pour ennemie. Ceux qui la connaissent le mieux en ont peur... --Oh!... --C'est absurde, évidemment; c'est lâche, c'est petit... mais c'est ainsi. Songe donc depuis une quarantaine d'années il ne s'est pas remué en Europe une pelletée de boue sans que cette femme en ait eu son éclaboussure. Dame! on tremble toujours qu'elle ne se secoue sur ses voisins. On est sûr de soi--quelquefois,--mais on n'est jamais sûr des siens, de ses parents, de ses amis. Elle sait tant de choses. Pour deux ou trois fois qu'elle s'est oubliée à penser tout haut devant moi, j'ai eu des coliques, parole d'honneur! Elle a le mot d'un tas d'énigmes que l'histoire, avec ses lunettes, ne déchiffrera jamais. Et voilà pourquoi elle ne dégringolera jamais tout à fait. Quand elle enfonce, quand elle se sent à sa dernière gorgée de bourbe, elle tire de son sac quelque gros scandale ignoré, et elle l'adresse aux intéressés avec ces seuls mots: «Achetez ou je publie.» Et on achète. C'est la muse du chantage que cette chère baronne. «Elle vend un secret, quand elle est gênée, comme une autre porte ses bijoux au Mont-de-Piété. Et elle prétend que son fonds est inépuisable. Et je le croirais volontiers, moi qui sais qu'elle a servi la police russe et la police autrichienne, moi qui sais qu'il n'y a pas en Europe un homme de quelque renom qui n'ait passé par son boudoir ou son salon... L'avocat ne laissait pas d'être étourdi par la surprenante volubilité de l'architecte incompris. --Oh! par son salon!... fit-il d'un air de doute, par son salon... --Mais... «z'oui», cher maître, par son salon. Ah çà! prendrais-tu par hasard Mme d'Eljonsen pour une intrigante vulgaire?... Erreur! Je te montrerai son portrait à l'âge de vingt-deux ans, un chef-d'œuvre! et quand tu l'auras admiré, tu comprendras tout ce qu'a pu négocier une gaillarde qui a eu des yeux pareils. C'est que, si elle a été aussi bas que possible, elle a été très haut aussi. En 1845, elle tenait à Londres une sorte de pension bourgeoise qui était un tripot, et vraisemblablement quelque chose de pis, c'est positif. Mais il est non moins certain qu'en 1822 il ne s'en est fallu de rien qu'elle épousât un principicule allemand, qui lui eût bel et bien mis sur la tête une couronne fermée. --Roman!... M. Verdale s'arrêta court, considérant son ami d'un air surpris et mécontent. --Positivement, mon cher camarade, prononça-t-il, tu me fais de la peine. Comment! toi, un avocat, un homme intelligent, tu en es encore là!... Quoi! tu es de ces gens qui, dès que vous leur contez une histoire, vous interrompent en disant: «Ça... c'est impossible. Jamais rien de pareil n'est arrivé à ma portière!...» --Soit... des faits, des faits!... L'architecte fronça le sourcil. --En d'autres termes, je t'ennuie, dit-il à son ami. C'est bien, je m'arrête. Interroge, je répondrai... Mais ce petit accès de mauvaise humeur n'inquiéta guère l'avocat. --Qui est, au juste, Mme d'Eljonsen? interrogea-t-il. C'est du ton nasillard d'un écolier qui ânonne une leçon que M. Verdale répondit: --Française de naissance, Mme d'Eljonsen est issue d'une assez vieille famille de Bretagne--noble, mais pauvre. Son père, le seigneur de la Roche-du-Hou, habitait à trois lieues de Morlaix, sur la route de Saint-Paul-de-Léon, un manoir si délabré que les rats ne s'y aventuraient plus... Mlle de la Roche-du-Hou devait avoir vingt ans, lorsqu'elle fit connaissance d'un négociant suédois, colossalement riche, M. Eljonsen, que ses affaires, et plus encore sa mauvaise étoile, avaient amené à Morlaix. En trois œillades, elle le rendit fou à lier d'amour, le malheureux. Il la demanda en mariage et l'épousa,--à une date que ne sauraient préciser les biographes les mieux informés. Mariée, elle suivit son mari, puisqu'il est dit que la femme doit suivre son mari, et ils allèrent s'établir à Riga, centre des opérations commerciales de M. Eljonsen. Leur union ne fut pas heureuse. Bientôt on vit M. Eljonsen dépérir de chagrin d'avoir épousé la belle Mlle de la Roche-du-Hou. En moins d'un an, il en mourut, laissant à sa veuve quelque chose comme quatre-vingts ou cent mille francs de rentes. On ne dit pas qu'elle ait pleuré, mais son premier mouvement fut de quitter Riga, où elle s'ennuyait. Ayant posté devant le nom de son mari un _d_ et une apostrophe, elle le fit précéder du titre de baronne et alla s'établir à Vienne. Elle y mena si grand train qu'à la fin de la troisième année elle était non seulement ruinée, mais poursuivie par ses créanciers et menacée d'un procès en escroquerie. Forcée de fuir, elle passa en Suisse, y séjourna quelques mois, et ensuite planta sa tente à Londres, puis à Munich, puis à Naples. --Et M. de Combelaine? interrogea Me Roberjot. Je ne le vois toujours pas paraître... --J'y arrive, répondit M. Verdale. Et ayant repris haleine et rempli son verre: --Maintenant que tu connais Mme d'Eljonsen, poursuivit-il, je dois te dire que pendant des années elle a traîné, dans toutes ses pérégrinations à travers l'Europe, un jeune garçon qu'elle appelait Victor et qu'elle semblait adorer... --Son fils, parbleu!... --On l'a cru comme tu le crois, mais on se trompait, on n'a pas tardé à le reconnaître. Mme d'Eljonsen n'était pas d'un caractère à essayer de dissimuler, comme on dit, une faute, elle n'en était pas à cela près. Victor, ce jeune garçon, lui avait été confié. Par qui? Ah! là est le mystère. Les uns assurent que la mère est une grande dame, comme il est dit dans la _Tour de Nesle_, les autres que c'est tout simplement une petite bourgeoise de Londres... --Mais toi, que crois-tu? --Moi?... Rien. --Cependant, informé comme tu l'es... L'architecte incompris souriait. --C'est vrai, fit-il, que je sais bien des choses, mais je ne sais pas tout... Ce que je puis te dire, c'est que cet enfant est devenu le Combelaine à qui tu parais en vouloir si fort... Me Roberjot ne s'impatientait plus, maintenant. --Mais ce nom de Combelaine, interrogea-t-il, d'où lui vient-il?... --Ah! ceci est une autre histoire. Mme d'Eljonsen, je te l'ai dit, est une femme très forte, mais elle n'est pas complète, personne n'est complet ici-bas. Elle a eu toute sa vie un faible, et ce faible s'appelait le comte de Combelaine. C'était, en vérité, un excellent gentilhomme, mais qui avait donné dans les travers de Casanova, et qui, n'ayant plus le sou, corrigeait la fortune. C'est à Vienne que Mme d'Eljonsen et lui se connurent, et, depuis, ils ne se sont jamais quittés. C'est lui qui, le jour où le jeune Victor dut se lancer dans le monde, lui dit: «Tu n'as pas de nom, et il t'en faut un; prends le mien, je te le donne. Il a été jadis porté par de vaillants et honnêtes gentilshommes. Va, et puisse-t-il te porter bonheur!...» D'un geste rapide, Me Roberjot commanda le silence à son ancien copain. Le domestique entrait, apportant le café et les liqueurs. Mais dès qu'il se fut retiré: --Et maintenant, ami Verdale, dit l'avocat, passons à l'histoire du fils adoptif de Mme d'Eljonsen... Mais on eût dit que pendant cette courte interruption une révolution s'était faite dans l'esprit de l'architecte incompris. Sa verve, si brillante, tant qu'il ne s'était agi que de la baronne, s'éteignait maintenant qu'il était question de M. de Combelaine. --Décidément, mon cher, fit-il, tu m'interroges comme si j'avais à ma disposition le casier judiciaire de la préfecture de police. L'avocat dissimula mal un geste de dépit. --En d'autres termes, prononça-t-il, tu estimes prudent de n'en pas dire davantage... --Mon cher, ce Victor de Combelaine est un gaillard horriblement dangereux... --Et tu en as peur? M. Verdale haussa les épaules. --Oui, répondit-il, pour toi qui certainement médites quelque sottise. Que veux-tu faire?... Prends bien garde! Combelaine, si tu le manques, ne te manquera pas... --Chansons!... --C'est juste ce que disaient les cinq ou six pauvres diables que Combelaine a expédiés en duel... --On ne se bat pas avec un pareil homme... --Pardon!... On se bat avec M. de Combelaine, parce que, s'il court sur son compte une foule d'histoires fâcheuses, on ne peut rien lui reprocher de positif. Il n'a jamais été condamné... L'impatience de Me Roberjot était visible. --Tu m'avais promis ton concours, mon camarade, dit-il, tu me le retires... Libre à toi... --Eh non, entêté, je ne te le retire pas, non, mille fois non!... Si j'ai l'air de tergiverser ainsi, c'est que précisément je cherche le moyen de t'être utile. Mais comment le puis-je, lorsque tu ne me dis rien de tes intentions ni du but où tu tends? L'avocat ne put s'empêcher de rougir au souvenir de Mme Delorge qui traversa son esprit: --Ce n'est pas mon secret, déclara-t-il. L'autre parut stupéfait: --Ah! il y a un secret! répéta-t-il. Alors, mystère et discrétion! Et je reprends: Ce nom de Combelaine, qui ne lui appartient pas, paraît être le seul patrimoine qu'ait jamais recueilli le fils adoptif de Mme d'Eljonsen. Je dis: paraît, parce qu'en réalité il en recueillit un autre, qui justifie toutes les légendes dont sa naissance a été le sujet. Je veux parler de la protection mystérieuse, bien que très apparente, qui s'étendit sur lui, dès son entrée dans le monde, et qui ne lui a jamais fait défaut. Et ce devait être une protection puissante, car elle l'a poussé jusqu'au grade de capitaine, dans l'espace de temps strictement exigé par les règlements. Or, ni son instruction, ni son mérite, ni sa conduite n'expliquaient cet avancement scandaleux. Criblé de dettes, il avait à tout moment recours à des expédients qui frisaient l'escroquerie, et qui eussent fait chasser du régiment tout autre que lui... Cependant il abusa si bien, qu'il fut un jour forcé de donner sa démission, après avoir fait semblant de se brûler la cervelle... --En quelle année cela? --Ah! par ma foi, tu m'en demandes trop, mais on pourrait le savoir en cherchant dans la collection de l'_Annuaire militaire_. --C'est vrai... Continue. L'architecte riait, mais franchement cette fois, et il était de fait que l'insistance de l'avocat ne manquait pas d'une certaine naïveté. --C'est que me voici au bout de mon rouleau, dit-il. Suivre Combelaine après sa sortie de l'armée est aussi impossible que de relever la piste d'un feu follet... --Comment a-t-il vécu?... --D'industrie, donc! Tous les métiers avouables et inavouables, il les a faits. Puis Mme d'Eljonsen est venue à son secours deux ou trois fois, puis il a été aidé pendant ces dernières années par une femme dont il a été l'amant... [Illustration: Il y en eut un qui prit les mains de M. Ducoudray.] --Flora Misri? --Précisément... Je vous demande un peu où le dévouement va se nicher!... Toujours est-il qu'elle lui a prêté d'assez grosses sommes, avec première hypothèque sur sa bonne étoile... L'avocat réfléchissait. --Et aujourd'hui, voilà cet homme aux affaires!... murmurait-il, c'est inimaginable!... M. Verdale hochait la tête. --Il est de fait que c'est cocasse, reprit-il, et cependant il ne faudrait pas trop s'en étonner. As-tu jamais conspiré, Roberjot? Non. Eh bien! si tu conspires jamais, tu feras de drôles de connaissances, et dont tu ne te dépêtreras pas le jour du succès. --Qu'est-ce que cela prouve? --Rien!... sinon que le prince Louis, notre président aujourd'hui, empereur demain, a beaucoup de connaissances. Il n'y avait pas à en douter, l'architecte incompris connaissait à fond le sujet qu'il traitait. --Maintenant, poursuivit-il, le président voudrait peut-être bien n'avoir pas tant eu de «bons cousins». Mais on ne peut pas conspirer tout seul. Et, s'il perdait la mémoire, les petits camarades d'autrefois sauraient bien venir lui dire: «Pardon, j'en étais.» Or Maumussy en était, et aussi Combelaine, et de même Coutanceau, et pareillement cette chère baronne d'Eljonsen, qui n'a jamais su passer près d'une intrigue sans s'en mêler. Me Roberjot avait espéré mieux. Il avait eu l'espérance insensée que là, tout à coup, son ami Verdale lui fournirait quelqu'une de ces armes qu'on peut utiliser immédiatement... N'importe, il n'était pas homme à revenir sur une parole donnée. --Passons dans mon cabinet, dit-il à l'architecte incompris, et je te remettrai ce que je t'ai promis. M. Verdale était devenu tout pâle de joie. --Ah! tu es un ami incomparable!... s'écria-t-il. Me Roberjot était du mois un ami comme on en trouve peu, car c'était bien la vérité pure qu'il avait dite. N'ayant pas de fonds disponibles, il lui fallait, pour obliger son ancien copain, vendre pour huit mille francs d'un titre de six mille livres de rentes en cinq pour cent, qui constituait plus du tiers de sa fortune. Il est vrai de dire, et cela diminuait un peu le mérite de sa belle action, qu'il était depuis plusieurs jours décidé à vendre une portion de cette rente pour faire face aux dépenses indispensables de sa campagne électorale. Cependant c'est de la meilleure grâce du monde qu'il tira de sa caisse et confia à son ami le précieux titre, en ayant soin d'y joindre une lettre où il donnait les ordres à son agent de change. Me Roberjot étant fort occupé, c'était bien le moins que M. Verdale se chargeât des quelques courses que nécessitait l'opération. Et certes, il ne songeait pas à s'en plaindre. C'est avec une sorte de respectueuse stupeur qu'il regardait ce papier qui représentait une fortune. Jusque-là, il avait été tourmenté de doutes, n'osant croire à son bonheur, ne pouvant se persuader que véritablement on allait lui prêter sans garanties ces huit mille francs dont il se promettait de tirer des millions. Tandis que maintenant... Il se jeta au cou de son ami, et le serrant à l'étouffer: --Va, s'écria-t-il, je serai millionnaire, et toi tu seras député... _Tu Marcellus erîs._ XIV --Oui, je serai député, se disait Me Roberjot, il le faut, je le veux, car c'est le seul moyen qui s'offre à moi d'atteindre peut-être Combelaine... Et en effet, durant les jours qui suivirent, c'est avec une fiévreuse activité qu'il s'occupa de sa candidature. Plus d'une fois, cependant, la prédiction de M. Verdale se réalisait, et il se présentait des couleuvres... Il les avalait bravement en songeant à Mme Delorge. --Car, pensait-il, plus ma victoire aura été pénible, plus elle m'aura de reconnaissance si je réussis à lui faire rendre justice et à venger son mari... Et cependant, ce n'est qu'à la fin de la semaine, et lorsque le succès de son élection pouvait être considéré comme certain, qu'il osa profiter de la permission qui lui avait été donnée de se présenter à Passy. Lorsqu'il arriva rue Sainte-Claire, la grille de la villa était ouverte, et sur la vaste pelouse, devant la maison, deux jeunes garçons d'une douzaine d'années prenaient une leçon d'équitation sous la direction d'un vieil homme à longue moustache grise. Depuis un moment déjà, l'avocat regardait, et il se disposait à sonner, lorsqu'un des jeunes écuyers l'apercevant sauta à bas de son cheval et accourut vers lui en s'écriant: --Ah! monsieur Roberjot. C'était Raymond. --Vous ne m'avez donc pas oublié, mon petit ami? dit l'avocat en lui serrant la main. L'enfant secoua la tête. --Je n'oublierai jamais les amis de mon père, monsieur, prononça-t-il. Puis, faisant signe à son jeune camarade: --Léon, cria-t-il, Léon, viens donc saluer monsieur. Léon mit lestement pied à terre et approcha. Il était un peu moins grand que le jeune Delorge, mais plus large d'épaules et beaucoup plus robuste. Il semblait un peu gêné dans ses habits neufs, mais son embarras n'avait rien de disgracieux ni de gauche. --C'est Léon Cornevin, monsieur Roberjot, dit Raymond, le fils aîné de Laurent Cornevin, dont maman vous a parlé. L'enfant s'inclina. --Voilà huit jours qu'il est de la maison et que nous travaillons ensemble, continua le jeune Delorge. Dame, il n'est pas aussi fort que moi sur certaines choses, on ne lui enseignait pas le latin, chez les frères... Mais maman lui a donné un répétiteur, et il travaille si fort et il comprend si bien, qu'il m'aura vite rattrapé. --Je l'ai promis à ma mère, répondit le jeune garçon, et c'est bien le moins que je doive à Mme Delorge pour toutes ses bontés. --Et comme cela nous ne nous quitterons jamais, déclara Raymond, nous serons comme deux frères, et nous entrerons à l'École polytechnique ensemble. --Et quand nous serons hommes, ajouta Léon Cornevin, avec un accent de haine véritablement incroyable chez un enfant si jeune, quand nous serons hommes, nous saurons punir les lâches qui ont assassiné le général Delorge et mon père... Véritablement l'avocat ne savait trop que répondre, lorsqu'il fut tiré d'embarras par un vieux monsieur, d'une mise fort soignée, qui venait d'entrer, qui s'avançait vers lui le chapeau à la main avec force salutations, et lui dit de l'air le plus gracieux: --Monsieur Roberjot, n'est-ce pas? --Oui, monsieur. --Je l'aurais parié, reprit gaiement le bonhomme. Oui, je vous avais reconnu sur le portrait qu'on m'a fait de vous. Moi, je suis un vieil et bien dévoué ami de ce pauvre général, M. Ducoudray. --Je vous connais de nom, monsieur... --Ah! Mme Delorge vous a parlé de moi... elle sait mon affection. Mais vous, monsieur, vous avez bien tardé à nous rendre visite... Nous étions presque inquiets... Mais veuillez donc me suivre, Mme Delorge va être ravie de vous voir. Justement elle est en grande conférence avec Mme Cornevin. Elles viennent de m'envoyer chercher, c'est qu'il doit y avoir du nouveau... Et, faisant signe aux deux jeunes garçons de reprendre leur leçon, il entraîna l'avocat, tout étourdi de cet accueil et de ce flux de paroles. Mais, sur le perron, il s'arrêta tout à coup, et montrant à Me Roberjot le fils de Cornevin: --Que pensez-vous, lui demanda-t-il, de ce gaillard-là? --Je pense, répondit l'avocat, que cet enfant sera un homme. M. Ducoudray frappa gaiement dans ses mains. --Juste! s'écria-t-il, voilà l'expression juste que je n'avais pas trouvée. Oui, cet enfant sera un homme d'une trempe supérieure. Avec une intelligence bien au-dessus de son âge, il a compris l'immensité du malheur qui l'a frappé et la grandeur du bienfait de Mme Delorge. Déjà le but de sa vie est fixé, et rien ne l'en fera dévier, car il a une volonté de fer. Le digne bourgeois soupira. --Hélas, ajouta-t-il, pourquoi son frère ne lui ressemble-t-il pas? --Quel frère?... --Le second fils de ce malheureux Cornevin, Jean, celui que j'ai en quelque sorte adopté... Me Roberjot s'inclina, félicitant le bonhomme de sa généreuse conduite, mais contre son ordinaire il n'accepta pas les compliments. --C'est à Mme Delorge, dit-il, que revient tout l'honneur de la chose. Quand elle vous regarde d'une certaine façon, elle vous inspire des idées que certainement on n'aurait jamais eues... C'est elle qui m'a prouvé que la veuve Cornevin aurait bien assez à suffire aux trois filles qui lui restent, car elle avait cinq enfants, la malheureuse! Donc, je me suis chargé de l'autre garçon, Jean: seulement, comme je suis célibataire, je ne pouvais le garder près de moi. Je l'ai donc mis au collège. Eh bien! monsieur, depuis une semaine qu'il y est, j'ai déjà reçu deux fois des plaintes de ses professeurs. Impossible d'en jouir. Ce n'est pas qu'il manque d'intelligence; bien au contraire, il est pétri d'esprit et de malice, mais il est paresseux comme une couleuvre et turbulent comme un démon. Non seulement il ne fait rien, mais il empêche les autres élèves de travailler. Les frères lui ayant donné quelques leçons de dessin, il en a si bien profité, qu'il passe tout son temps à dessiner la caricature de ses professeurs. Dimanche, ici, en quatre coups de crayon, il a fait la charge de tous les gens du 2 Décembre: c'était frappant. Il soutient que bien avant que son frère tue Combelaine, il l'aura, lui, fait mourir à coups d'épingles. Ah! ce gamin-là me donnera, je le crains, bien du désagrément!... Mais les doléances du bonhomme ne touchaient guère Me Roberjot. Ce qui le frappait, et bien vivement, c'était l'association étrange de ces trois enfants, d'aptitudes et de tempéraments si divers, réunis en une commune pensée. Une femme seule était capable de préparer ainsi une génération à une revanche et il reconnaissait bien, à ce trait, le génie de Mme Delorge. Mais déjà l'excellent M. Ducoudray avait repris le bras de l'avocat, et tout en le guidant à travers la villa: --Du reste, poursuivait-il, quoi que puisse me faire Jean Cornevin, le mauvais garnement, jamais je ne me séparerai de lui. C'est une gageure. Le gouvernement, sachez-le, ne m'a pas vu sans dépit recueillir ce pauvre orphelin, et il n'est sorte de choses qu'il ne soit prêt à faire pour me contraindre à l'abandonner. Mais je ne céderai pas. Les abus de pouvoir me révoltent. --Peut-être, hasarda Me Roberjot légèrement surpris, peut-être, cher monsieur, poussez-vous un peu les choses au noir... Il hocha la tête, et d'une voix sourde: --Je sais ce que je dis, répondit-il, et j'ai des preuves. On m'a fait passer secrètement des lettres qui ne laissent pas l'ombre d'un doute. Je suis noté comme un homme dangereux, et dont on doit chercher l'occasion de se débarrasser. On me surveille, je vis entouré de mouchards. --Oh!... --Oui, monsieur, insista le digne bourgeois, oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Est-il donc si difficile d'impliquer un homme dans un complot de police? Aussi me tiens-je sur mes gardes. Toutes mes dispositions sont prises pour passer à l'étranger au premier signal. Mes paquets sont prêts, j'ai fait disposer à ma maison une issue dérobée et, nuit et jour, j'ai toujours autour des reins une ceinture pleine d'or... Me Roberjot ne riait pas. Certainement, les terreurs de M. Ducoudray étaient bien ridicules. Assurément, cette prétention qu'il avait d'empêcher le gouvernement de dormir, était grotesque... Sa conduite n'en était que plus digne d'éloges. Ce n'est pas au péril qu'on brave qu'on mesure le courage, mais au péril qu'on croit braver. Étant données ses idées et ses craintes, M. Ducoudray se conduisait en héros. --Du reste, continuait-il, non sans une nuance de fatuité, je suis récompensé bien par delà mes mérites, par la confiance et l'amitié que veut bien me témoigner la veuve de mon cher et vaillant ami, le général Delorge. Ils arrivaient au premier étage de la villa. --Plus un mot de tout ceci, dit très vite et très bas M. Ducoudray, ménageons la sensibilité de Mme Delorge qui n'a déjà que trop de tourments... Nous allons la trouver dans l'ancien cabinet de son mari avec Mme Cornevin; voici la porte, et si vous voulez prendre la peine de passer... Ils entrèrent, et, en effet, trouvèrent ensemble ces deux infortunées que rapprochait un malheur commun, la veuve de l'officier général et la femme du pauvre palefrenier. Elles étaient assises l'une près de l'autre, comme deux amies, pareillement vêtues de noir, et s'occupaient à trier et à classer des lettres et des papiers. A la vue de Me Roberjot, Mme Delorge se leva vivement, et lui tendant la main: --Enfin, monsieur, dit-elle, je puis donc vous remercier de vos bontés pour une pauvre femme veuve, sans autres titres à votre sympathie que son malheur... S'il est pour un homme de cœur et d'esprit un supplice, c'est de s'entendre décerner des éloges qui ne lui sont pas dus. --Hélas! madame, balbutia l'avocat, subissant plus que jamais le charme des beaux yeux de Mme Delorge, hélas! je n'ai rien fait encore pour mériter votre reconnaissance... Et il s'empressa de détourner la conversation, servi en cela par M. Ducoudray qui n'entendait pas sans une secrète jalousie les remerciements adressés à un autre qu'à lui. --Revenons donc à nos espérances, reprit Mme Delorge, et à l'événement qui m'avait fait envoyer chercher M. Ducoudray. Il nous arrive du nouveau... --Ah! --Nous avons, nous pensons avoir des nouvelles de Laurent Cornevin. Nous avons la presque certitude que sa vie a été respectée. C'était du nouveau, en effet, et le renseignement le plus précieux qu'eût recueilli Mme Delorge depuis la mort de son mari. Cependant Me Roberjot ne s'en étonnait pas. --Et comment avez-vous eu ces renseignements, madame? interrogea-t-il. --Par Mme Cornevin, répondit Mme Delorge. Et se retournant vers la pauvre femme: --Julie, ajouta-t-elle, dites à ces messieurs comment les choses se sont passées; il est indispensable qu'ils le sachent pour nous donner un conseil. Pour la première fois, Me Roberjot examina la femme du pauvre palefrenier, et il demeura stupéfait de l'expression dont la douleur avait rehaussé sa physionomie. Son esprit, au contact quotidien de Mme Delorge, s'était épuré et élevé, et jamais on n'eût deviné une femme de sa condition, à la voir calme et digne, avec ses grand yeux noirs et ses épais cheveux relevés en masses brunes très haut sur la nuque. Une rougeur épaisse couvrit ses joues, sa confusion fut visible; pourtant Mme Delorge ayant parlé, elle n'hésita pas, et d'une voix émue: --Mes parents, commença-t-elle, étaient très pauvres, et ils avaient eu jeunes une grosse famille. Le chagrin et le découragement s'en mêlant, ils ne se conduisirent pas toujours comme ils auraient dû le faire. Mon père s'était mis à boire, et ma mère... que le bon Dieu lui pardonne! C'est une terrible épreuve pour une femme que de n'avoir pas de pain à donner aux siens. Ce que j'en dis, ce n'est pas pour accuser mes parents... c'est pour excuser un peu les enfants. De quatre filles que nous étions, je suis la seule à avoir eu la chance de trouver un bon mari. Les autres, voyant qu'il y avait plus de coups que de miches à la maison, s'en étaient allées, l'une après l'autre, à la grâce de Dieu... Pauvres sœurs! Elles ne firent que changer un sort bien misérable contre un sort pire. Elles restèrent dans la misère, avec la honte de plus. Sauf une, cependant, qui s'appelait Adèle. «C'était la plus jeune de nous quatre, et aussi de beaucoup la plus jolie... Je peux même dire que c'était la plus jolie fille que j'aie vue de ma vie, avec ses grands yeux d'un bleu clair, sa petite bouche toute rose et toute mignonne, et ses cheveux blonds si longs et si épais, que les voisines les lui faisaient dénouer par curiosité. «Celle-là était partie un soir avec le fils d'un locataire de la maison, un mauvais sujet fini, ivrogne et batailleur, et qui avait fait un an de prison pour vol. «Je croyais bien que je ne la reverrais jamais, et il y avait quatre ans que je n'avais plus entendu parler d'elle, quand un soir que Laurent m'avait menée au théâtre pour voir une féerie, voilà que tout à coup il me pousse le coude. «--Regarde donc, me dit-il, cette danseuse qui est dans le coin de la scène... «Je regarde et je jette un cri. «--C'est Adèle, lui dis-je. «Justement cette danseuse jouait un rôle. Laurent achète un programme, et nous lisons: «_La Fée des Eaux_,--Flora Misri.» Un peu surpris d'abord du récit de Mme Cornevin, M. Ducoudray et Me Roberjot se l'expliquaient désormais. Elle, cependant, les yeux baissés et se faisant violence évidemment, poursuivait: --Ce nom de Flora Misri, sur le premier moment nous dérouta. «--Nous nous sommes trompés, me dit mon mari, ce n'est pas ta sœur... «Je n'osai pas le contredire, parce que le changement m'étonnait. «Adèle, la dernière fois que je l'avais vue, avait sur le dos une méchante robe d'indienne à neuf sous le mètre et au pied des savates, tandis que cette Fée des Eaux portait un costume éblouissant, tout de satin, de gaze et d'or, avec un maillot de soie, des bottines dorées qui lui montaient au-dessus de la cheville et des pierreries plein les cheveux. «Et cependant, plus je la regardais, pendant qu'elle dansait et qu'elle faisait son personnage, plus il me semblait reconnaître ses yeux, un certain mouvement d'épaules pour lequel ma mère la grondait toujours, et jusqu'à un signe qu'elle a au bas de la joue droite. «De telle sorte qu'à la fin Laurent s'impatienta. «--Que ferais-tu donc si c'était Adèle? me demanda-t-il. «--Je tâcherais de lui parler. «Il ne me répondit pas, mais un petit moment après: «--Eh bien! me dit-il, puisque c'est ainsi, nous sortirons au prochain entr'acte, et nous irons demander des renseignements au concierge du théâtre. «Ce qui fut dit fut fait. «La toile n'était pas baissée que déjà nous étions dehors, courant à toutes jambes vers la porte des artistes qu'un contrôleur nous avait indiquée. «Là, dans une soupente affreusement malpropre, à l'entrée d'un corridor plus malpropre et plus puant encore, nous trouvâmes une grosse vieille femme qui buvait de l'eau-de-vie brûlée en compagnie de cinq ou six figurantes en costume. Nous aurions été les derniers des derniers, que cette portière ne nous eût pas toisés d'un air plus méprisant, en nous disant: «--Qu'est-ce que vous venez chercher par ici?... «Mon mari lui expliqua poliment qu'il désirait savoir si Mlle Flora Misri ne s'appelait pas de son vrai nom Adèle Cochard, mais elle ne le laissa seulement pas achever. «--Est-ce que je sais! interrompit-elle. Eh bien! j'aurais de l'ouvrage, s'il me fallait m'informer du vrai nom de toutes ces dames! «Et là-dessus elle se mit à rire aux éclats, et toutes les autres aussi, comme si elle eût dit la chose la plus comique du monde. [Illustration:--Maintenant tirez! Le premier coup du moins me tuera!] «--Puisque c'est ainsi, repris-je, indiquez-nous par où l'on passe pour arriver jusqu'à Mlle Misri. «Mais elle se mit à rire plus fort encore, nous demandant d'où nous venions pour nous imaginer qu'on entrait ainsi dans un théâtre comme dans un moulin, ajoutant que, si nous avions quelque chose à faire savoir à Mlle Flora, nous n'avions qu'à guetter sa sortie ou à lui écrire un mot qui lui serait remis à l'instant. «Mon mari ayant adopté ce dernier parti, la concierge lui prêta un crayon, et il écrivit à la Fée des Eaux un billet, où il lui disait que, si elle était Adèle Cochard, elle eût la bonté de regarder tout en haut, à l'amphithéâtre des troisièmes, qu'elle y verrait sa sœur Julie. «Et là-dessus, nous regagnâmes nos places, Laurent très en colère de l'insolence de la portière, moi bien peinée. «Bientôt la Fée des Eaux parut, et il me sembla que son premier regard avait été jeté de notre côté... Je ne m'étais pas trompée: nos yeux se rencontrèrent, et, à travers toute cette salle, s'envoyèrent un baiser. «--C'est, ma foi, elle! me dit Laurent. Tiens, voici qu'elle nous fait un signe. «Effectivement, tout en dansant elle nous adressait des saluts de la main. «J'étais toute bouleversée. Après quatre ans, deux sœurs se retrouver ainsi, tout à coup, au théâtre, l'une dans la salle, l'autre, brillante, parée, applaudie, se donnant en spectacle! «Ce qui n'empêche que je ne cessais de me demander comment nous nous verrions, lorsqu'à un nouvel entr'acte une ouvreuse se glissa jusqu'à nous et demanda à mon mari s'il était bien M. Laurent Cornevin. «Mon mari ayant répondu:--Oui. «--Alors, dit l'ouvreuse, c'est bien pour vous cette lettre dont je suis chargée par une de nos dames artistes. «Laurent voulait lui donner une pièce de dix sous, mais elle la refusa disant: «--Excusez, je vous remercie, je suis payée. «Et moi, quoique ce ne fût pas grand'chose, je fus touchée de cette attention de ma sœur. «Mais déjà Laurent avait ouvert la lettre. «Adèle nous y disait qu'elle voulait absolument nous voir et nous embrasser. Elle ne le pouvait pas ce soir même, parce qu'elle avait une répétition après la représentation, mais elle nous attendait avec nos enfants, le lendemain, qui était un dimanche, chez elle, rue de Douai, à onze heures, pour déjeuner. «Laurent semblait avoir pris son parti de la rencontre. Il ne m'en souffla pas mot de la soirée. Il se leva gai comme pinson le lendemain, et c'est en riant qu'il me dit qu'il allait se mettre sur son trente et un et soigner sa barbe pour faire honneur à la Fée des Eaux... Déjà, depuis un moment, Me Roberjot ne cessait de jeter à Mme Delorge des regards étonnés. Quelle différence entre le récit lumineux et vivant de cette pauvre femme et les extraits du sommier judiciaire qu'avait eus entre les mains M. Barban d'Avranchel! Elle cependant poursuivait: --Onze heures sonnaient, lorsque nous arrivâmes rue de Douai avec nos trois enfants,--nous n'en avions que trois encore à cette époque. «Ma sœur demeurait au second étage d'une belle maison neuve. «Une bonne, au sourire à la fois insolent et doucereux, nous ouvrit, nous reçut familièrement, comme des hôtes attendus, et nous fit entrer dans un appartement qui me parut tout ce qu'on peut imaginer de plus riche et de plus magnifique. «Ce n'était pas l'avis de Laurent. «Lui qui a servi dans de très grandes maisons, chez le comte de Commarin et chez le marquis d'Arlange, il me disait à l'oreille que tout ce qui reluit n'est pas d'or et que tout ce que je voyais n'était que du clinquant. «Au bout de cinq minutes à peu près, ma sœur parut, vêtue d'un superbe peignoir de dentelles... «Mais elle était ravie de nous voir, c'est de tout cœur qu'elle se jeta dans mes bras et qu'elle embrassa ensuite mon mari et mes enfants. «Mes enfants surtout l'étonnaient. «--Comment! vous en avez trois, répétait-elle, et moi qui n'en savais rien!... «Nous n'étions pas chez ma sœur depuis cinq minutes, que déjà je regrettais notre rencontre. N'ayant conservé de notre jeunesse que d'amers ou d'odieux souvenirs, elle s'était mise à se plaindre avec une violence extraordinaire de toute notre famille, de nos frères, de nos sœurs, de notre père, qu'elle n'appelait jamais que le vieil ivrogne, de notre mère surtout, qu'elle haïssait terriblement. «Toutes ces récriminations arrivaient bien mal, mon mari n'aimant guère les miens. «Je commençais donc à être bien embarrassée, lorsqu'une bonne vint annoncer que le déjeuner était servi. «--Ma foi! tant mieux! dit ma sœur. Comme cela nous ne parlerons plus de toutes ces vilaines gens... «La salle à manger me parut encore plus riche que le salon. «Tous les meubles étaient en chêne sculpté et, derrière les vitres de deux immenses buffets, on voyait reluire toutes sortes de verreries et de porcelaines. «Adèle, c'est-à-dire Flora, s'était mise en frais, et soit par bon cœur pour nous faire honneur et plaisir, soit par vanité, pour nous éblouir, elle nous avait fait servir un repas de prince. «La table ployait sous le poids des mets et des bouteilles, et pour manger et boire toutes ces bonnes choses, nous avions chacun, à notre couvert, quatre ou cinq verres et quantité d'ustensiles qui m'étaient inconnus. «Bien loin d'être contente de ces cérémonies, j'en étais désolée. «Je voyais le front de mon mari se rembrunir et se plisser comme il lui arrivait toutes les fois qu'il était irrité, et que cependant il se forçait à rester calme. «Et, pour comble, ma sœur ne cessait de remplir ses verres de vins de toutes les couleurs, tout en répétant: «--Buvez donc, beau-frère. Est-ce que vous ne trouvez pas mon vin bon? Vous ne buvez pas... «Malheureusement, il ne buvait que trop, et, quoique sachant qu'il portait très bien la boisson et qu'il n'avait pas le vin mauvais, je m'inquiétais de voir ses yeux devenir plus brillants et ses joues plus pâles. «--Prends garde, lui disais-je, tu vas te faire mal. «Je perdais mes peines. «Nous étions à table depuis plus de deux heures, et mon plus jeune enfant avait fini par s'endormir, lorsqu'on apporta je ne sais plus quel mets sous une grosse cloche d'argent. «--Comment! encore! s'écria mon mari. «Puis examinant ma sœur: «--Savez-vous, lui dit-il, qu'il faut que vous ayez une fameuse fortune, pour pouvoir vous permettre tant de dépense. «--J'ai de l'argent, en effet, répondit-elle négligemment. «--On vous paye donc bien cher à votre théâtre? «Elle partit d'un éclat de rire, et dit: «--Très cher!... On me donne trente-cinq francs par mois. Il est vrai que je fournis mes costumes. Vous voyez d'ici le bénéfice?... «Au geste terrible de mon mari, je crus qu'il allait se dresser brusquement en jetant bas la table. «Il n'en fut rien, cependant; il se contenta de m'écraser d'un regard furieux, tandis qu'il disait à ma sœur: «--Décidément, mademoiselle Flora, je crois que vous êtes une fille adroite. «J'aurais battu ma sœur. «Je ne me contentais plus de lui adresser des signes, je la poussais du coude, je lui marchais sur les pieds avec une sorte de rage. Rien n'y faisait. «--J'ai eu de la chance, reprit-elle, je l'avoue, mais non pas du premier jour... En me sauvant de chez ma mère, je croyais que les alouettes allaient me tomber toutes rôties... Belles alouettes, ma foi! L'homme que j'avais suivi était le dernier des bandits, et nous n'étions pas ensemble depuis quinze jours qu'il me rouait de coups. Ah! si les filles savaient! Mais j'étais bête, et d'ailleurs ce triste gars me faisait une peur affreuse. «Quand il avait dépensé tout son argent dans les cafés, c'était à moi de lui en procurer. Comment? Ce n'était pas son affaire; il lui en fallait, voilà tout. Sinon... des coups! Dieu! m'a-t-il battue, cet être-là! Vous me direz que je pouvais le planter là... Bon! mais pour où aller? Je serais encore entre ses griffes, s'il ne lui était arrivé une affaire de coups de couteau qui le fit mettre en prison. Ce fut ma délivrance. Justement, à ce moment, un théâtre demandait de jolies filles pour figurer, je me présentai, je fus reçue, et depuis je n'ai pas à me plaindre... «Je me sentais blêmir, en sentant peser sur moi les regards de mon mari. «C'eût été ma vie, à moi, sa femme, qu'on lui eût contée ainsi, qu'il n'eut pas paru plus exaspéré. «--Quant à être adroite, continuait Flora, qui ne s'apercevait de rien, je ne le suis pas... Je sais amener l'argent, mais je ne sais pas le garder. Avec un peu de fermeté, j'aurais des rentes, mais je suis trop bonne, on me dépouille, on me gruge, on m'exploite... «Elle se plaignait ainsi, avec une amertume croissante, quand la porte de la salle à manger s'ouvrit brusquement, et un homme entra, très grand, maigre, avec des moustaches cirées, l'air casseur, le chapeau sur l'oreille et le cigare dans le coin de la bouche. «Il ne dit quoi que ce soit à personne, ni salut, ni bonjour, ni rien, mais regardant ma sœur d'un air mécontent: «--Comment! pas encore habillée! fit-il. «--Non. «--Qu'avez-vous donc fait depuis ce matin? «--Vous le voyez bien, Victor, j'ai déjeuné avec mes parents. «Non, jamais je n'oublierai le regard dont cet individu nous toisa. «--Très joli, dit-il, mais il faut s'habiller. «--Plus tard. «--Tout de suite. La voiture est en bas. «--Eh bien! renvoyez-la... Vous m'ennuyez, à la fin, Victor, avec votre tyrannie... «Mais il ne la laissa pas finir. «--Qu'est-ce que c'est que ça! s'écria-t-il. Qu'est-ce que cette fantaisie!... «Et saisissant brutalement ma sœur par le haut de sa robe, il la souleva de sa chaise, et malgré sa résistance et ses cris la poussa dans la pièce voisine. «--Ah! c'en est trop! s'écria mon mari. Attends, brigand, je suis à toi! «Et il allait s'élancer dehors, lorsque moi, fort heureusement, j'eus le temps de me précipiter à genoux, les bras étendus devant la porte... «Ce mouvement nous sauva tous d'un grand malheur, car il arrêta Laurent. «--Tu as raison, me dit-il, ce serait me salir. «Je voulais parler, il m'interrompit: «--Mais viens vite, ajouta-t-il violemment, relève-toi, partons, amène les enfants!... «Certainement, ma conscience ne me reprochait rien, et on ne saurait être responsable des fautes des autres, mais du caractère dont je connaissais Laurent, je me demandais s'il n'allait pas me tourner le dos et s'éloigner de moi pour toujours. «Cependant, lorsque nous fûmes dans la rue, rien ne vint justifier mes craintes. «Mon mari, sans mot dire, passa mon bras sous le sien, et marchant à grands pas, m'entraîna. «Au boulevard extérieur, seulement, de l'autre côté de la barrière Clichy, dans un endroit où il n'y avait personne, il s'arrêta. «Il se recula de moi, se croisa les bras, et, me regardant bien en face, il me dit ces seuls mots: «--Eh bien!... «Pour toute réponse, je fondis en larmes. «Il secoua tristement la tête, et d'un ton si doux qu'il eût tiré des larmes d'une pierre: «--Va, pauvre Julie, me dit-il, je ne t'en veux pas et, si parfois je t'ai fait souffrir à cause des tiens, j'ai eu tort. Je n'ai jamais eu qu'à bénir Dieu de t'avoir prise pour femme. «Je me jetai à son cou en sanglotant; il m'embrassa. Puis, posément: «--Seulement, me dit-il, jure-moi de ne jamais remettre les pieds chez ta sœur, de ne jamais chercher à la revoir. «Je le lui jurai, et comme il était bon comme le bon pain, avec ses manières brusques, voyant que j'avais beaucoup de chagrin: «--Et puis, qu'il ne soit plus question de rien, ajouta-t-il gaiement, et puisque nous voilà dehors, allons finir la journée à la campagne... La voix de Mme Cornevin expirait à ces derniers mots; il était clair qu'elle était presque à bout de forces. Et cependant elle refusa de se reposer un moment, comme l'en priait Mme Delorge. La partie la plus douloureuse de son récit étant passée, elle reprit d'un accent plus calme: --Certes, j'étais bien résolue à tenir la promesse que j'avais faite à Laurent. Je ne pouvais pas prévoir que ma sœur viendrait me visiter. «Elle m'arriva le lendemain, en grande toilette, les poches pleines de bonbons pour les enfants, toute gaie et toute souriante. «A peine assise, elle entreprit de m'expliquer la scène de la veille, essayant de la tourner en plaisanterie, disant que tous les amoureux ont des piques pareilles, que la colère fait dire des tas de choses qu'on ne pense pas, et qui d'ailleurs ne sont pas vraies... «Mais elle vit bien à mon air que je ne prenais pas le change, et alors, renonçant à me cacher la vérité, elle se mit à pleurer, disant que j'avais bien raison, qu'elle était la plus misérable des créatures. «--Eh bien! il faut rompre, lui dis-je. «Mais, à ma profonde stupeur, elle m'avoua qu'elle ne s'en sentait pas le courage. «Elle haïssait cet homme, elle le méprisait, et cependant il lui était nécessaire. Il l'avait ensorcelée. «Ainsi, pendant de longues heures, elle m'exposa toutes les plaies de sa vie si brillante en apparence, répétant toujours: «--Avec tes enfants, ton labeur obstiné, la gêne toujours menaçante, c'est encore toi, de nous deux, qui as le bon lot. «Cependant, il me fallait lui dire que mon mari exigeait que nous ne nous revissions pas, et je pensais qu'elle allait s'indigner, se révolter. «Non... Elle baissa tristement la tête, à ces cruelles paroles, et d'un accent douloureux: «--Je ne puis pas dire qu'il ait tort, murmura-t-elle... Je sens qu'à sa place j'agirais comme lui... «Néanmoins elle revint. Je l'avouai à Laurent qui se contenta de me dire: «--Je ne puis pas exiger que tu mettes ta sœur à la porte de chez toi... Mais prie-la de venir avec des toilettes moins éclatantes... «C'est ce qu'elle fit d'elle-même par la suite, car nous gardâmes des relations. Quand elle avait eu quelque crise, je la voyais arriver, et elle passait l'après-midi avec moi, m'aidant à mon ouvrage... «Elle me disait que notre honnêteté était la sienne, et de ce que mon mari refusait de la voir, elle ne l'en estimait et même ne l'en aimait que davantage. «Assurément, Adèle,--je veux dire: Flora,--n'était pas, n'est pas une méchante fille. Elle a bon cœur, s'attendrit aisément, et son premier mouvement est toujours bon. «Mais jamais on n'a vu d'esprit si faible ni si mobile que le sien. D'un instant à l'autre, pour tout ou pour rien, changent ses idées, ses projets et ses désirs. Le dernier qui lui parle a toujours raison. «Je ne m'étonnai donc pas trop, il y a un an environ, de la voir changer tout à coup. «Elle se donnait des airs d'importance et de mystère, parlant à mots couverts d'événements graves qu'elle attendait. «--Je deviens une personne sérieuse, disait-elle, je m'occupe de politique. «Au lieu de se répandre comme autrefois en récriminations contre cet homme odieux que nous avions vu chez elle, contre ce Victor, elle ne trouvait plus de termes assez forts pour se féliciter de le connaître. «C'était aussi, ajoutait-elle, un grand bonheur pour moi qu'elle le connût, car elle lui parlerait de moi, et il ne manquerait pas de procurer à Laurent quelque place brillante et lucrative. «Déjà, sur sa recommandation, une ancienne ouvreuse de son théâtre avait obtenu un bureau de tabac. «--Juge, concluait-elle, juge de ce que je ferai pour ma sœur, quand le moment sera venu. «Flora s'exprimait en personne si sûre de son fait, que je fus ébranlée et que je finis par parler à mon mari de nos conversations. «Mais il s'emporta dès les premiers mots, jurant que j'étais aussi bête que ma sœur de croire à toutes ces sornettes et que, si par impossible toutes ces vanteries étaient vraies, il avait le cœur trop haut pour accepter une telle protection. «Flora, à qui j'eus l'imprudence de laisser deviner ce propos, en fut exaspérée. «--Tout le monde n'est pas si fier que vous, me dit-elle, et j'en sais des plus riches et des plus huppés qui mendient la protection de Victor et qui cireraient ses bottes au besoin. «Comme de raison, cette querelle jeta du froid entre ma sœur et moi. «Peu à peu ses visites se firent rares. «Et il y avait plus de trois mois que je ne l'avais vue, lorsqu'arrivèrent nos malheurs, que le général Delorge fut tué et que mon mari disparut. «Certes, jamais la pensée ne me fût venue d'avoir recours à ma sœur sans Mme Delorge. «Comment imaginer que Victor et M. de Combelaine pouvaient n'être qu'un seul et même personnage!... «Cela est, cependant; je suis allée me poster à la porte de M. de Combelaine, je l'ai guetté, je l'ai vu, et j'ai reconnu Victor... «Y avait-il pour nous un parti à tirer de cette circonstance? «Mme Delorge le crut, et, m'étant bien pénétrée des conseils qu'elle me donna, je me présentai chez ma sœur. «C'était samedi, sur les huit heures du soir... Mais ce n'est plus rue de Douai qu'elle demeure. «Cet appartement, qui m'avait semblé si magnifique, lui ayant paru mesquin, et au-dessous de sa position, elle en a pris un autre beaucoup plus vaste, au boulevard des Capucines. «On me fit monter par l'escalier de service, et ce fut un domestique en grande livrée qui vint m'ouvrir. «Dès que je lui eus dit que je désirais parler à Mme Flora Misri: «--C'est impossible, me répondit-il, nous avons dix personnes à dîner... «J'insistai, cependant, et le domestique que j'impatientais allait sans doute me pousser dehors, lorsque ma sœur traversa le corridor. «M'apercevant, elle jeta un petit cri de surprise, et, sans se soucier de ses domestiques: «--Comment! c'est toi!... me dit-elle. Qu'est-ce qui t'arrive?... «Vivement je lui exposai le malheur qui me frappait, me gardant bien, comme de juste, de souffler mot du général Delorge. «Elle parut consternée. «--C'est épouvantable, murmurait-elle. Laurent disparu!... Que vas-tu devenir, seule, avec tes cinq enfants?... «Puis, tout à coup: «--Non, cela ne sera pas, je ne le souffrirai pas, je ne veux pas qu'on touche aux miens... Attends une minute ici... «Elle disparut à ces mots, j'entendis des portes s'ouvrir et se fermer, puis dans une pièce voisine le chuchotement étouffé d'une discussion rapide. «L'instant d'après, Flora reparaissait toute souriante: «--C'est arrangé, me dit-elle, Victor va s'occuper de ton affaire... Une autre fois, empêche Laurent de se mêler de ce qui ne le regarde pas... «J'avais le paradis dans le cœur en me retirant, et c'est avec une impatience extraordinaire que j'attendis le lendemain pour avoir des explications... «Hélas! ce lendemain me réservait une douleur pire que toutes les autres. [Illustration:...Et saisissant brutalement ma sœur.] «Lorsque je fus admise près de ma sœur, elle n'était plus la même. Elle me parut irritée, embarrassée. «--Ma pauvre Julie, me dit-elle brusquement, je t'ai trompée, hier soir, sans le vouloir, et parce qu'on m'avait trompée moi-même, pour ne pas te chagriner. On ne sait ce qu'est devenu ton mari. C'est en vain que la police a fait tout au monde pour le retrouver. «Elle me tendait de l'argent en disant cela. Mais je le repoussai avec horreur... Il m'eût semblé recevoir le prix du sang ou de la liberté de mon mari... «Et, ne pouvant plus rien obtenir de ma sœur, je sortis, sentant bien que toute espérance de ce côté était perdue, mais rassurée par une voix qui me disait au-dedans de moi-même que Cornevin n'est pas mort et que je le reverrai. XV Mme Cornevin avait à peine achevé son récit que Mme Delorge se leva. Regardant alternativement Me Roberjot et M. Ducoudray: --Eh bien?... interrogea-t-elle. L'avocat hocha la tête: --Lors de la première visite de Mme Cornevin au boulevard des Capucines, répondit-il, M. de Combelaine et Flora n'étaient convenus de rien: de là leur surprise et leur réponse... Le lendemain ils s'étaient entendus. Et du résultat si différent des deux démarches résulte pour moi la presque certitude de l'existence de Laurent Cornevin... --Telle a été mon opinion première, approuva Mme Delorge. --S'il existe, son témoignage subsiste toujours. S'il est emprisonné quelque part, on peut le retrouver. --Assurément. M. Ducoudray se dressa. --Eh bien! je le retrouverai, déclara-t-il, et c'est à cette tâche que désormais je voue ma vie. C'est un drôle de métier que je vais faire, m'allez-vous dire, un métier de policier. Soit! Je m'en ferai gloire si je réussis, je n'en rougirai pas si j'échoue. Servir une juste cause, sous quelque forme que ce soit, est toujours honorable, quoi que prétendent les gredins. Mais je réussirai. Pourquoi donc un honnête bourgeois de Paris, qui a eu l'adresse de faire fortune, ce qui n'est déjà pas si facile, ne serait-il pas aussi adroit que n'importe quel agent de la préfecture? Mme Delorge ne pouvait être que bien reconnaissante à M. Ducoudray de ses généreuses intentions; mais ses regards ne cessaient d'interroger Me Roberjot. --Mais nous, en attendant, lui demanda-t-elle, que faire?... L'avocat eut un geste de découragement. --Attendre, murmura-t-il; attendre, et espérer... Cette réponse, Mme Delorge l'avait prévue. --J'attendrai, dit-elle d'une voix ferme. Mon fils et son ami vous ont parlé, n'est-ce pas?... Vous avez pu juger, d'après leurs projets, si je sais m'armer de patience... L'avocat se retira fort troublé... Jamais son imagination ne lui avait peint sous des couleurs si décevantes un mariage avec Mme Delorge. --Mais comment se faire aimer d'elle? répétait-il, véritablement désespéré. Comment?... En vengeant son mari d'abord. Cette idée, qui le ramenait à sa candidature, devait fatalement lui rappeler son ami Verdale. Il ne l'avait pas revu depuis qu'il lui avait confié son titre de rente, mais il ne s'étonnait pas trop de ce retard, pensant que son agent de change aurait attendu, pour vendre, un moment favorable. Ce qui n'empêche qu'il fut assez satisfait, lorsqu'en rentrant chez lui, son domestique lui remit une lettre dont l'adresse était de l'écriture de l'architecte incompris. Ayant brisé le cachet, il lut: «Ami Roberjot, «Si, au reçu de cette lettre, tu la portes chez le procureur de la République, il s'empressera de décerner contre moi un mandat d'amener. «Et je serai arrêté, jugé et condamné à cinq ans de réclusion, si je ne réussis pas à passer à l'étranger. «Grâce à un faux, j'ai décidé ton agent de change à vendre le titre entier que tu m'avais confié, et je m'en suis approprié le montant, soit _cent dix-huit mille neuf cent trente et un francs_. «C'est un indigne abus de confiance, je le sais, mais une occasion se présentait, si belle, si sûre, si facile de gagner en quinze jours de trois à cinq cent mille francs, que je n'ai pas su résister à la tentation... Je te le dis, en vérité, l'occasion est sûre, il faudrait l'impossible pour que je perde ton argent. «Et si tu es assez généreux et assez sage pour ne rien dire, d'aujourd'hui en quinze, je te porterai la moitié de mon gain, c'est-à-dire une fortune... VERDALE...» Me Roberjot se laissa tomber sur une chaise. --Ah! le misérable! murmurait-il, je suis ruiné!... Si philosophe que l'on soit et détaché des biens de ce monde, ce n'est jamais volontiers qu'on se résigne à perdre cent vingt mille francs, le tiers de ce que l'on possède. Et, en ce cas, les circonstances redoublaient, pour Me Roberjot, les amertumes de la perte. --Canaille!... grondait-il en grinçant des dents, cela ne se passera pas ainsi, et avant un mois je me serai donné la satisfaction de t'envoyer au bagne!... Il se dressa sur ces mots, et reprenant son chapeau, il s'élança de nouveau dehors, sans écouter son domestique stupéfait, qui lui demandait: --Monsieur rentrera-t-il dîner? Comme si on avait faim, quand on perd cent mille francs! Non. Il s'en allait de ce pas, d'un bon pas, tout droit au Palais de Justice, déposer au parquet la lettre de l'architecte incompris, cette lettre dont le cynisme goguenard le transportait de rage. --Car on ne se moque pas du monde avec cette impudence! marmottait-il, tout en descendant la rue Jacob. Oser m'écrire que ce vol ignoble n'est qu'un emprunt, que la tentation a été trop forte, qu'il ne perdra très probablement pas mon argent, et qu'il fera ma fortune en même temps que la sienne! Heureusement ou malheureusement il se faisait tard, la nuit venait, et Me Roberjot ne tarda pas à recouvrer assez de sang-froid pour réfléchir qu'il ne trouverait plus personne au Palais. Dès lors, pourquoi ne pas remettre au lendemain cette course inutile, et commencer soi-même une sorte d'enquête? Pourquoi ne pas rechercher les procédés employés par M. Verdale pour consommer si lestement cet indigne abus de confiance, et ce que ce pouvait être que ce faux dont il s'accusait? Tout enflammé de cette idée, l'avocat sauta dans une voiture qui passait, et commanda au cocher de le conduire rue Richelieu, où demeurait son ami l'agent de change, qui avait vendu le titre. Cette voiture était attelée d'une misérable rosse qui trottait sur place, de sorte que Me Roberjot, après s'être d'abord prodigieusement impatienté, eut le temps de réfléchir. La lettre de l'architecte était bonne à méditer, avant de prendre un parti. Évidemment on y pouvait lire entre les lignes cette menace: «Si tu te tais et que mon opération réussisse, je te rendrai ce que je t'ai volé et je partagerai avec toi mon bénéfice. Si tu te plains, au contraire, tu peux dire adieu à tes cent vingt mille francs.» Me Roberjot était donc perplexe, tout en étant très disposé à la prudence, lorsqu'il arriva chez son ami. L'agent de change était dans son cabinet, achevant le dépouillement de son carnet, lorsqu'on lui annonça l'avocat. --Te voilà donc, dilapidateur, lui cria-t-il, te voilà donc, ambitieux, qui échanges tes rentes contre des actions dans l'opposition. Me Roberjot sourit, ce qui n'était pas répondre, et dit: --Comme cela, ma détermination t'a surpris? --Ma foi, oui! Le moment était on ne peut plus mal choisi pour vendre. Ta précipitation te coûte au moins vingt-cinq louis. Je t'aurais bien écrit d'attendre, mais tu me donnais dans ta lettre de si bonnes raisons... L'avocat tressaillit. --Ah! je te donnais de bonnes raisons, fit-il. --Assurément, sans compter que les explications de l'ami que tu avais chargé de l'affaire, de ton ami Verdale, auraient levé toutes mes hésitations. Mais quel air singulier tu as!... En serais-tu aux regrets? --Non, certes. Seulement, dis-moi, as-tu conservé ma lettre?... --Parbleu! c'est une pièce de comptabilité. --Voudrais-tu me la montrer? Ce fut au tour de l'agent de change de tressaillir. Il considéra un moment son ami, puis d'un ton inquiet: --Pourquoi? demanda-t-il. C'est ce que se serait bien gardé de dire, au moins en ce moment, Me Roberjot. Sa détermination n'était pas arrêtée, et il savait que conter ses affaires, c'est toujours s'enlever le libre arbitre, et le plus souvent se mettre dans le cas de faire précisément le contraire de ce qu'on eût souhaité. Il répondit donc du ton le plus indifférent: --Pour rien. C'est ce dont ne sembla nullement convaincu l'agent de change. Cependant il ne se permit pas une objection. Il se leva, marcha droit à un carton, et en tira une lettre qu'il tendit à l'avocat en lui disant simplement: --Voilà!... L'architecte n'y était pas allé, comme on dit, par quatre chemins. Supprimant bravement la lettre véritable, il en avait fabriqué une fausse où Me Roberjot donnait ordre à son agent de change de vendre immédiatement et à n'importe quel prix le titre de rente qu'il lui adressait et d'en remettre le montant à M. Verdale. Quant aux raisons imaginées par l'architecte pour justifier cette précipitation, elles étaient en effet plausibles, et tirées de la situation particulière de l'ami dont il trahissait si abominablement la confiance. --Il t'arrive quelque chose, Roberjot? insista l'agent de change, que la peur finissait par prendre; tu es plus blanc que ta chemise. L'avocat fit un effort. --Non, je n'ai rien, répondit-il... Seulement, il faut que tu me rendes un service... --Parle... --Il faut que tu me gardes cette lettre plus précieusement qu'un titre de rente... Elle est sans prix, pour moi... --Si ce n'est que cela, dors tranquille, répondit l'agent de change. Au lieu de la remettre dans ton dossier, je vais la serrer dans ma caisse particulière avec mes valeurs... Fixé désormais sur la façon d'opérer de son excellent ami Verdale, et certain de retrouver, lorsqu'il le jugerait utile, le corps du délit, Me Roberjot n'avait plus rien à faire rue Richelieu. Se mettre en quête du coupable lui semblait et en effet pouvait être important. Il serra donc la main de son ami, et vingt minutes plus tard il arrivait rue Mazarine, à l'hôtel borgne où l'architecte incompris avait élu domicile depuis plusieurs années. Ce fut l'hôtelier en personne, gros homme rouge et chauve, à mine à la fois naïve et futée, qui vint lui ouvrir, et qui à ses questions répondit: --M. Verdale est en voyage. L'avocat ne sourcilla pas. Il s'était préparé à quelque réponse de ce genre. --Depuis quand? demanda-t-il. --Il est parti ce tantôt vers deux heures. --Pour longtemps? C'est avec l'attention la plus extrême que le gros hôtelier dévisageait Me Roberjot. --Monsieur serait-il l'ami de M. Verdale? interrogea-t-il tout à coup. --Certes, répondit l'avocat d'un ton d'amère ironie, et un ami bien cher. L'hôtelier branlait son chef chauve: --C'est que, reprit-il, lorsque M. Verdale est monté en voiture, ce tantôt, pour se rendre au chemin de fer, il m'a dit que la soirée ne s'écoulerait pas sans qu'un de ses anciens camarades vînt le demander d'un air furieux... Si peu disposé qu'il fût à la gaieté, Me Roberjot ne put s'empêcher de sourire de cette étrange prévoyance. --Je suis cet ami, mon cher monsieur, dit-il, et je puis vous donner ma parole que je ne suis pas content du tout. Le gros homme s'inclina. --Cela étant, poursuivit-il, les recommandations de mon locataire doivent être pour vous. Au moment de partir: Père Bonnet, me commanda-t-il, tu diras à cet ami de ne point se hâter de me juger, d'attendre et de ne pas s'inquiéter. Quoi qu'il advienne, d'aujourd'hui en quinze je serai de retour... Mais il s'arrêta tout balbutiant, décontenancé par les yeux de l'avocat, obstinément rivés sur les siens. Et voilant son embarras sous un sourire niais: --Monsieur m'examine d'un drôle d'air, fit-il. C'est qu'un soupçon singulier venait de traverser l'esprit de Me Roberjot. Et sans quitter de l'œil l'hôtelier: --Je vous observe ainsi, prononça-t-il, parce que je suis persuadé que vous me trompez... --Oh! --Et tenez, maintenant mes soupçons se changent en certitude. M. Verdale n'est pas en voyage, M. Verdale est chez vous. Le gros homme leva le bras comme pour prendre le ciel à témoin de son serment, et d'un accent solennel: --M. Verdale est parti ce tantôt, jura-t-il. Que tous mes locataires déménagent à la cloche de bois si je mens... --Oh! ne jurez pas... --Et si monsieur ne veut pas me croire, il n'a qu'à me suivre, je le conduirai à la chambre de son ami, il verra qu'elle est vide, et que ma femme a fait enlever les draps du lit. Ce dernier détail était maladroit. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Ce fut l'opinion de Me Roberjot, car, tirant son portefeuille: --Faites-moi l'honneur, cher monsieur, reprit-il, de ne pas me croire beaucoup plus naïf que vous. Si M. Verdale est dans votre hôtel, il est clair qu'il a changé de chambre. Mais tenez, conduisez-moi à lui, et le billet de mille francs que voici est à vous... Un éclair de convoitise brilla dans l'œil de l'hôtelier. Sa main, par un mouvement instinctif, s'avança vers le billet de banque. Mais il demeura inébranlable. --J'ai dit la vérité, fit-il tristement. M. Verdale est absent, et ne sera ici que d'aujourd'hui en quinze... Mais il y sera pour sûr. Insister eût été inutile. Me Roberjot se retira, bien convaincu que l'architecte incompris se cachait dans cet hôtel borgne. Un moyen infaillible de s'en assurer était à sa disposition. Il n'avait qu'à prévenir le commissaire de police, et une perquisition serait immédiatement ordonnée. Seulement, serait-ce bien prudent? --Il ne faut pas agir à la légère, pensait-il, avec un gredin de cette trempe qui me fait l'effet d'avoir tout perdu. La moindre fausse manœuvre peut m'enlever les faibles chances qui me restent de recouvrer mes cent vingt mille francs. Et comme neuf heures sonnaient, qu'il avait faim, qu'il pensait bien que son domestique ne l'attendait plus, il gagna le restaurant Magny... Il n'était plus si accablé. La certitude qu'il croyait avoir de la présence à Paris de M. Verdale lui donnait quelque espoir. --S'il est resté, pensait-il, c'est qu'il m'a dit vrai, c'est qu'il m'a volé pour tenter quelque grosse spéculation dont il attend le résultat. Pourvu qu'il gagne, mon Dieu! Et pourvu, s'il gagne, qu'il me rende mon argent!... Tout bien considéré, il ne voyait qu'avantages à se taire jusqu'à l'expiration du délai fixé par l'architecte. Pour être portée quinze jours après le vol, sa plainte n'en serait pas moins valable, et il se réservait la seule et unique chance qui lui restât. --Mais, par exemple, se disait-il, si d'aujourd'hui en quinze, à midi, je n'ai pas de nouvelles de mon ami Verdale, à une heure la police sera à ses trousses... XVI A l'heure même où M[Mc??]e Roberjot courait après sa fortune en péril, Mme Delorge, aidée de l'expérience de M. Ducoudray, s'occupait à voir clair dans la sienne. C'était une femme de cœur, mais c'était aussi une femme de tête. Ce qu'elle avait dit à l'avocat était exact. Si dans le premier égarement de sa douleur, elle s'était bercée de l'espoir d'une vengeance immédiate, elle n'avait pas tardé à reconnaître combien elle s'abusait. Ce n'était pas d'un homme qu'elle avait à obtenir justice, mais bien d'un système de gouvernement dont cet homme se trouvait être solidaire. Elle n'avait pas désespéré pour cela. Non qu'elle crût tous les gens qui l'approchaient et qui ne cessaient de lui répéter, comme c'était la mode à cette époque, que l'année ne se passerait pas sans emporter dans le tourbillon d'une révolution nouvelle le président et son entourage. Mais elle était fermement persuadée qu'un gouvernement établi sur un attentat tel que celui du 2 Décembre doit mal finir, et qu'un jour viendrait fatalement où il glisserait dans le sang innocent du boulevard Montmartre. Or, précisément parce qu'elle était pénétrée de cette foi en l'avenir, Mme Delorge n'en sentait que plus vivement la nécessité de l'atteindre. Et, pour cela, force lui était de descendre des sommets glacés de sa douleur jusqu'à des détails matériels, dont la négligence ou l'oubli renversent les plus beaux projets. Le général Delorge mort, sa veuve devait retrancher de son budget les dix mille francs qu'il touchait chaque année. Et depuis, ses charges s'étaient accrues dans des proportions considérables. Elle s'était engagée à servir à Mme Cornevin une pension de douze cents francs. Elle avait à pourvoir à l'éducation de son fils et de Léon Cornevin, éducation qu'elle voulait aussi complète que possible, et dont les frais, déjà importants, devaient aller en augmentant chaque année. Sa fille Pauline ne lui coûtait rien encore, mais trois ans ne s'écouleraient pas sans qu'il devînt indispensable de lui donner des maîtres. Krauss encore était à sa charge. Parler de séparation à ce serviteur si fidèle et si absolument dévoué, c'eût été le frapper au cœur. Déjà il avait donné à entendre qu'il n'accepterait plus de gages, et qu'au besoin il irait travailler dehors, pour augmenter, du prix, de son travail, les revenus de la maison. Enfin, Mme Delorge avait à faire entrer en ligne de compte son entretien à elle, qui, si modeste qu'elle le supposât, coûterait toujours quelque chose. Et qu'avait-elle, pour faire face à tant d'obligations? Onze mille livres de rentes, pensait-elle. Mais elle s'abusait. M. Ducoudray, avec sa vieille habitude des affaires et des chiffres, ne tarda pas à reconnaître et à lui démontrer qu'elle s'exposerait à de cruels mécomptes, si elle basait sa dépense sur un revenu moyen de plus de neuf mille francs. Il se pouvait qu'elle eût des années meilleures, mais le mieux était de n'y pas songer. [Illustration:--Ah! le misérable! murmurait-il, je suis ruiné.] C'est dans l'ancien cabinet du général que sa veuve et M. Ducoudray agitaient ces graves questions. Et il parut au digne rentier que jamais occasion plus propice ne se présenterait de planter le premier jalon des espérances matrimoniales qui ne l'avaient en aucun temps abandonné, et qui l'agitaient plus que jamais, depuis qu'il avait embrassé résolument la cause de Mme Delorge. D'une voix très émue donc, car, en vérité, le cœur lui battait plus qu'à vingt ans, lorsqu'il faisait sa déclaration à la première Mme Ducoudray, il entreprit une longue et fort entortillée homélie, destinée, déclarait-il, à éclairer la veuve de son excellent et cher ami. Si elle avait raison, ainsi qu'il le reconnaissait, disait-il, de prendre toutes ses mesures pour l'avenir, elle avait tort de les prendre définitives et comme si elles eussent dû être irrévocables. Les déterminations humaines sont sujettes à tant et de si impérieuses variations! Était-elle bien sûre qu'avant dix-huit mois ou deux ans, tel événement ne surgirait pas qui dérangerait et rendrait vains tous ses calculs!... N'était-elle pas très jeune encore? La solitude lui paraîtrait pénible à la longue. Puis ses enfants grandiraient, ses trois enfants, puisque Léon Cornevin allait être pour elle un second fils, et elle sentirait combien la main d'un homme est nécessaire à la bonne administration d'une famille. Mais la voix du bonhomme, à peine intelligible depuis un moment, expirait sur ses lèvres. Mme Delorge le regardait d'un air de stupeur si profonde, qu'il en était épouvanté. --Est-ce bien de la possibilité d'un second mariage que vous me parlez? fit-elle. Il se contenta d'incliner la tête, n'osant répondre. --Si une semblable pensée pouvait me venir, reprit Mme Delorge, je la repousserais comme l'idée du crime le plus dégoûtant... L'excellent M. Ducoudray était cramoisi. --Pourvu, mon Dieu! pensait-il, qu'elle n'ait pas compris que je voulais parler de moi!... Car il était fait, depuis trois mois, une douce habitude de l'intimité de cette femme si véritablement supérieure. Il s'était accoutumé à ne penser que par elle, pour ainsi dire, à obéir à ses inspirations, à mettre tout ce qu'il avait d'intelligence et d'activité au service des desseins qu'elle poursuivait. Et il frissonnait à la seule perspective de retomber dans son isolement d'autrefois, lorsqu'il vivait recroquevillé dans son égoïsme de veuf consolé, sans autre distraction que le caquet de sa gouvernante... Mais Mme Delorge était à mille lieues de soupçonner les châteaux en Espagne que s'était bâtis son vieux voisin. Loin donc d'attacher la moindre importance à ses savants préliminaires, elle le ramena brusquement, et à sa grande joie, à la discussion du plan de conduite qu'elle devait adopter. Et d'abord, pouvait-elle continuer à habiter la villa de la rue Sainte-Claire? Non, malheureusement. Cette habitation lui tenait au cœur, toute palpitante qu'elle était encore des souvenirs du général; mais le loyer dépassait deux mille francs, et le service y exigeait en outre un assez nombreux domestique. --Je savais si bien qu'il me faudrait la quitter, disait Mme Delorge, que j'ai déjà donné congé. Mais où aller?... Le château de Glorières lui eût présenté de précieux avantages. Là, elle eût pu conserver un train convenable, les dehors et aussi les réalités de l'aisance, tout en réalisant les immenses économies du propriétaire campagnard qui vit sur sa terre. Elle eût pu mettre Raymond et Léon Cornevin au collège de Vendôme, dont les études ont une certaine réputation, et dont le prix est relativement peu élevé. Mais ce n'était là qu'une des faces de la question. Se réfugier en province, n'était-ce pas pour Mme Delorge déserter le terrain de la lutte, se désintéresser des événements ou, en tout cas, s'enlever les facilités d'en profiter? N'était-ce pas renoncer à surveiller M. de Combelaine? --Je resterai donc à Paris, coûte que coûte, prononça Mme Delorge d'un ton qui annonçait une résolution irrévocable; il le faut, c'est mon devoir. Dès lors, il fut convenu que le digne bourgeois lui chercherait, dans le centre de Paris, un logement en rapport avec ses ressources. Une petite servante d'une quinzaine d'années lui suffirait, calculait-elle, puisqu'elle gardait Krauss et qu'elle connaissait assez le vieux et fidèle troupier pour savoir qu'elle en eût fait, à son choix, une incomparable bonne d'enfants ou une cuisinière modèle. Le digne M. Ducoudray avait toutes les peines du monde à dissimuler une larme. Son cœur, qui pourtant n'était pas des plus tendres, se brisait de voir aux prises avec les tristes soucis de la gêne cette femme qui était devenue son culte. Ah! s'il l'eût osé, l'excellent rentier, de quel cœur et avec quelle joie il eût mis au service de Mme Delorge tout ce qu'il possédait. Hélas! ce n'était pas possible. De désespoir, il se mit, dès le lendemain, en quête d'un appartement, et, après avoir gravi des milliers d'étages et essuyé les rebuffades d'une centaine de portiers, il finit par en découvrir un, rue Blanche, qui lui parut réunir toutes les conditions qu'on pouvait raisonnablement espérer pour neuf cents francs par an. Il se composait de cinq pièces assez grandes, d'une cuisine, d'une cave et d'une chambre de domestique au sixième. Mme Delorge, l'ayant visité, déclara qu'il lui convenait, et comme il était libre, elle l'arrêta immédiatement. Dès lors, elle ne s'occupa plus que de son déménagement, et par une belle après-midi, elle était occupée dans son salon, à emballer quelques menus objets, lorsque tout à coup Krauss entra, si pâle et si effaré, qu'elle crut à quelque grand malheur... --Qu'arrive-t-il, mon Dieu! s'écria-t-elle. C'est à peine si le fidèle serviteur pouvait parler. --Il arrive, répondit-il, qu'un des assassins de mon général est en bas, dans le vestibule... Il voudrait parler à madame, et il m'a remis sa carte... Cette carte que lui tendait Krauss, Mme Delorge la prit et lut: VICOMTE DE MAUMUSSY Elle aussi elle pâlit, comme si elle allait s'évanouir. Que pouvait lui vouloir cet homme?... Cependant elle rassembla tout son courage, et d'une voix étouffée: --Qu'il monte, dit-elle à Krauss; qu'il monte: je l'attends... Le vieux soldat était à peine sorti pour exécuter ses ordres, que Mme Delorge ouvrit une porte et appela Raymond et Léon Cornevin, qui travaillaient dans la pièce voisine. Ils accoururent, et rapidement: --Restez là, près de moi, leur dit-elle, et écoutez. Ils n'eurent pas le temps de l'interroger. M. de Maumussy entrait, annoncé par Krauss. C'était bien lui, correctement vêtu, comme toujours, à la dernière mode, ganté très juste de gris clair, le lorgnon battant la poitrine, badinant de la main droite avec une canne légère, et affectant un aristocratique milieu entre la raideur britannique et la légèreté française. Tel il se montrait qu'on devait le voir pendant des années, la barbe soignée, ses cheveux rares savamment éparpillés sur son large front, la physionomie insolemment bienveillante, l'œil spirituel et la lèvre moqueuse. L'attitude spectrale de Mme Delorge, pâle et glacée sous ses voiles de veuve, debout contre la cheminée entre ses deux enfants, eût peut-être déconcerté un autre homme que M. de Maumussy. Mais ce n'était pas pour rien que M. Coutanceau, le comte de Combelaine et une autre personne encore l'avaient surnommé «l'imperturbable». Il s'inclina dès le seuil, avec cette affectation de courtoisie qui était, disaient ses admiratrices, une de ses grâces: --Ma visite vous étonne, madame, commença-t-il... --Beaucoup, interrompit durement Mme Delorge. Il salua plus profondément que la première fois; mais, continuant d'avancer jusqu'au milieu du salon: --Vous l'excuserez du moins, je l'espère, poursuivit-il, lorsque j'aurai eu l'honneur de vous en exposer les motifs. --Parlez, monsieur. L'œil expressif du vicomte ne cessait d'errer de fauteuil en fauteuil, disant clairement: Ne m'inviterez-vous donc pas à m'asseoir? Et comme Mme Delorge semblait ne pas comprendre: --C'est que ce sera un peu long, madame, ajouta-t-il. --Oh! vous saurez abréger, monsieur. Son premier mouvement, à cette réponse, fut de prendre bravement le siège qu'on ne lui offrait pas, cela fut manifeste. Pourtant, il n'osa pas, soit respect, soit plutôt qu'il craignit quelque mot terrible qui le forcerait de se retirer. Il resta donc debout et toujours impassible. --Vous me traitez en ennemi, madame, poursuivit-il, et si je m'en afflige, je n'en suis pas surpris. Je sais la profondeur du coup qui vous a frappée, moi qui savais toute la valeur de Delorge, sa haute intelligence et la noblesse de son cœur... --Et c'est pour cela que vous l'avez fait assassiner?... Le vicomte ne sourcilla pas. --Vous vous trompez, madame, prononça-t-il, le général a succombé en duel après un combat loyal... --Personne plus que vous, monsieur, n'a intérêt à le soutenir. M. de Maumussy hocha la tête. --A vous, madame, dit-il, j'avouerai, quitte à le nier ensuite, que les explications qui ont été données étaient fausses... mais nécessaires. La raison d'État prime tout. Delorge a été victime d'un malentendu. Si j'eusse été le maître des événements, pas un cheveu ne serait tombé de sa tête. Mais la fatalité était sur lui. Tout ce qu'il m'était permis de faire, je l'avais fait. Il était prévenu. Il savait qu'un coup de balai allait être donné, il ne tenait qu'à lui de se mettre du côté du manche... --Mon mari était un honnête homme, monsieur... --Je le sais, madame, et c'est pour cela que je serais si heureux, aujourd'hui, de le voir à nos côtés. Car il y serait, n'en doutez pas, comme tant d'autres qui, le lendemain du 2 Décembre, nous chargeaient de malédictions. Il y serait, parce qu'il était trop intelligent pour ne pas reconnaître que le gouvernement qui réunira le plus d'intérêts sera désormais le seul légitime... Enfin!... le malheur est venu d'une indiscrétion de M. de Combelaine... Après cela, M. de Maumussy espérait si bien un mot d'encouragement, qu'il s'arrêta. Mais Mme Delorge et les deux jeunes garçons gardant un silence et une immobilité de glace, il se décida à poursuivre: --M. de Combelaine, quoi que je lui eusse dit à ce sujet, s'imaginait que le général Delorge serait pour le coup d'État. C'est pourquoi, l'avant-veille, il lui écrivit, lui donnant rendez-vous à l'Élysée. «Il arriva à l'heure dite, et tout aussitôt Combelaine l'entraîna dans un petit salon, et là, sans préambule, niaisement, sottement, il se mit à lui expliquer tout le plan du mouvement qui se préparait et qui devait sauver le pays. «Delorge écouta ces révélations sans mot dire, mais lorsque Combelaine eut achevé: «--Vous êtes un misérable, lui dit-il, et je vais de ce pas vous dénoncer!... «Quel coup terrible ce fut pour le comte de Combelaine, vous devez le comprendre, madame... Il se vit déshonoré, perdu! Il vit compromis irréparablement par sa faute le succès d'une partie sûre, ses amis arrêtés, le prince-président livré au bourreau. «Assurément, on eût perdu la tête à moins. «Se précipitant donc sur le général: «--Non, tu ne me dénonceras pas, s'écria-t-il, car tu ne sortiras pas vivant d'ici! Un sanglot, aussitôt comprimé, gonfla la poitrine de Mme Delorge. --Et, en effet, il n'en est pas sorti vivant! prononça-t-elle d'une voix sourde... --Oh! mais non par suite d'un crime! reprit vivement M. de Maumussy. Écoutez-moi. C'est à ce moment qu'à mon tour j'entrai dans le petit salon. D'un coup d'œil je compris la situation, et je fus épouvanté, moi qui ne m'épouvante guère, de sa gravité. Vivement je me précipitai entre les deux adversaires, et je m'efforçai de faire entendre raison à Delorge, le conjurant de ne pas abuser des confidences d'un imprudent, lui offrant de le laisser se retirer s'il voulait nous donner sa parole d'honneur de se taire quarante-huit heures... C'est à quoi il ne voulait pas consentir. «Il avait saisi Combelaine par le bras et, le secouant avec une violence extrême, il lui déclarait que, s'il ne consentait pas à descendre au jardin se battre à l'instant même, il allait l'y porter ou, en tout cas, ouvrir la porte et le frapper au visage, et le rouer de coups de fourreau d'épée devant les cinquante personnes réunies dans le petit salon... Ce que Combelaine fit alors, tout le monde l'eût fait à sa place. Il suivit le général au jardin. Et si le hasard des armes l'a favorisé, on peut le plaindre ou le maudire, mais non pas l'accuser d'un lâche assassinat... --Vous avez achevé, monsieur? demanda froidement Mme Delorge, dès que M. de Maumussy s'arrêta pour reprendre haleine. --Je vous ai dit l'exacte vérité, madame... --Alors, monsieur, permettez-moi de vous céder la place... Venez, mes enfants. Elle ne sonnait pas pour le faire reconduire dehors par un domestique, elle se retirait pour l'obliger à sortir... C'était pis. Déjà elle gagnait la porte, suivie de Raymond et de Léon Cornevin, M. de Maumussy l'arrêta. --Un mot encore, madame. Elle demeura en place, indiquant bien qu'elle n'accepterait ni explications ni discussion, et dit seulement: --Faites vite, monsieur. Tant de mépris devait finir par blesser au vif M. de Maumussy. Mais il était de ceux qui savent tout sacrifier au succès de ce qu'ils entreprennent, professant cette maxime qu'on est vengé lorsqu'on a réussi. Il sut donc se contenir, et de l'accent le plus calme et le plus bienveillant: --Madame, commença-t-il, le général Delorge était un trop vaillant soldat pour que les amitiés qu'il avait inspirées ne lui aient pas survécu... --Ah! --Ses amis se sont souvenus de lui, c'est-à-dire de ce qu'il avait de plus cher au monde, de sa famille. Le général était le fils de pauvres artisans; son désintéressement est proverbial dans l'armée, il ne vous laisse donc aucune fortune. --Il nous laisse un nom honoré, monsieur, et une épée sans tache... Une faible rougeur colora les joues de M. de Maumussy. L'impatience le gagnait. --Cette femme est stupide, avec ses airs de Romaine, pensait-il. Puis tout haut: --Vous avez raison, madame, approuva-t-il. Malheureusement, en notre siècle positif et corrompu, un tel héritage, si glorieux et si enviable qu'il soit, ne suffit pas. Vous allez vous trouver aux prises avec les pénibles nécessités de l'existence... --Que vous importe, monsieur!... --Ah! pardonnez-moi, il m'importe, je ne dirai pas de réparer, mais d'adoucir, autant qu'il est en mon pouvoir, l'immense malheur que je n'ai pas su empêcher. Et si j'ai osé me présenter chez vous, c'est que je me faisais une joie de vous apprendre que vous êtes inscrite pour une pension de six mille francs... Mme Delorge tressaillit. --Mais je la refuse, interrompit-elle... --Permettez... --Je la refuse absolument. Tout autre que M. de Maumussy se fût tenu pour battu, l'accent de la malheureuse femme ne semblant pas admettre de réplique. Lui, non. --Avez-vous bien ce droit, madame? insista-t-il. Vous n'êtes pas seule ici-bas. Vous avez des enfants, ces jeunes garçons que je vois à vos côtés... Pour eux, sinon pour vous, ne vous hâtez pas de prendre une détermination dont vous vous repentiriez peut-être plus tard... trop tard. C'en était trop pour que Mme Delorge pût garder encore son impassibilité: --Assez, monsieur, s'écria-t-elle d'une voix frémissante, assez!... Pensez-vous donc que je ne pénètre pas les honteuses raisons du dernier outrage que m'inflige votre présence!... Si faible que je sois, si désarmée que je paraisse, je vous inquiète encore... Il ne faut qu'un fantôme pour épouvanter un assassin!... Pour vous, je suis plus qu'un remords, je suis une menace. Alors, vous vous êtes dit: «Offrons-lui de l'argent, elle l'acceptera et nous serons tranquilles... Elle l'acceptera, et si jamais elle élevait la voix, nous pourrions lui répondre: Eh! que venez-vous nous parler de votre mari! Nous vous l'avons payé!...» Positivement, il y avait bien plus d'admiration que de colère dans le regard dont M. de Maumussy enveloppait Mme Delorge. Il se flattait d'être artiste et sensible à tout ce qui est beau, et jamais il n'avait vu le mépris et la colère atteindre cette magnificence, cette intensité d'expression. --Elle est admirable!... pensait-il. Et cependant elle poursuivait: --Mais nous ne voulons pas être payés, monsieur de Maumussy; nous ne voulons pas vendre les chances que peut nous réserver l'avenir. Nous prétendons, mes enfants et moi, garder notre haine et le droit de nous venger... Un indéfinissable sourire glissait sur les lèvres fines de M. de Maumussy. Ne devait-il pas, en effet, juger profondément comiques les menaces de cette pauvre veuve? --Et nous nous vengerons, insista cependant Léon Cornevin, rappelez-vous ce que je vous dis là, pour le jour où, moi étant homme, nous nous trouverons en face... --J'espère, monsieur Delorge, commença le vicomte... Mais l'enfant, d'un geste de colère, l'interrompit: --Je ne suis pas le fils du général Delorge, prononça-t-il, je suis le fils du palefrenier Cornevin... --C'est moi qui suis Raymond Delorge, monsieur, dit l'autre jeune garçon, et je vous jure que, pour vous retrouver plus tôt, je saurai être homme avant l'âge. M. de Maumussy fut-il ému de cette haine étrange, et eut-il comme un pressentiment de l'avenir? S'indigna-t-il, au contraire, parce qu'il se jugeait ridicule de prêter attention aux menaces d'enfants de onze ans? Toujours est-il que son imperturbable froideur se démentit. --Merci de la leçon, madame, dit-il d'un ton railleur à Mme Delorge, elle m'apprendra à vouloir jouer les rôles de la Providence... Il est heureux pour moi qu'il n'y ait pas près de vous un homme qui partage vos sentiments... --C'est ce qui te trompe, misérable. Il y en a un!... cria une voix terrible. Vivement le vicomte se retourna. Sur le seuil de la porte, Krauss était debout, le visage livide, l'œil injecté de sang, un pistolet dans chaque main... D'un bond, M. de Maumussy se jeta de côté. --Oh!... fit-il seulement, oh!... Mais déjà Mme Delorge s'était précipitée sur Krauss et lui avait saisi les bras. --Malheureux, que veux-tu faire? Lui, se débattait. --Laissez donc, madame, disait-il avec un ricanement sinistre, ce sera vite fait... Ah! brigand! après avoir assassiné mon général, tu viens insulter sa femme... C'est à peine si Mme Delorge réussissait à le contenir. --Partez donc, monsieur, criait-elle au vicomte, sortez... Lui, hésitait... Peut-être craignait-il qu'on ne crût qu'il avait eu peur... et il était brave--il faut lui rendre cette justice--si brave qu'il n'avait point pâli, alors que sa vie dépendait d'un imperceptible mouvement du doigt de Krauss... Cependant, il réfléchit, et gagnant une porte: --Adieu, madame dit-il, avant de sortir. Maintenant, que vous le veuillez ou non, la pension vous sera servie... [Illustration:--Le billet de mille francs que voici est à vous!] XVII Mme Delorge était hors d'état de relever cette dernière ironie, où se trahissait tout entier le caractère de M. de Maumussy. Elle n'avait pas trop de toute sa présence d'esprit, à défaut de force, pour empêcher Krauss de s'élancer sur les traces du vicomte, pour l'apaiser et le désarmer, pour le rappeler à la raison, qu'il semblait avoir totalement perdue. Et il fallut de prodigieux efforts, toute l'éloquence de M. Ducoudray, qu'on était allé quérir, toute l'influence de Mme Delorge, et même les supplications de Raymond, pour arracher à l'entêté Alsacien le serment solennel de renoncer à ses projets de justice trop sommaire. --Voilà une épouvantable scène, disait l'excellent M. Ducoudray, en retirant les capsules des pistolets de Krauss, et dont les suites peuvent nous être bien funestes!... Cependant Mme Delorge ne s'en affligeait pas. Ce qui l'inquiétait, à cette heure qu'elle avait le loisir d'y réfléchir et d'en mesurer la portée, c'était la menace d'une pension, qui avait été l'adieu de M. de Maumussy. Était-elle exposée à cette humiliation affreuse de lire quelque matin, dans le _Moniteur officiel_: «Le prince-président, dont on sait la sollicitude pour l'armée, a décidé qu'une pension viagère de six mille francs serait servie sur sa cassette à la veuve du général Pierre Delorge?...» Que faire, si un tel coup venait à la frapper? Cette épouvantable perspective la tourmentait à ce point qu'elle ne put clore l'œil de la nuit, et que le lendemain, dès neuf heures, elle se faisait conduire chez Me Roberjot, le seul, estimait-elle, qui pût lui donner un conseil. C'était un jeudi--le jour, précisément, où expirait le délai fixé par M. Verdale à son «vieux camarade». Lorsque la malheureuse femme se présenta chez l'avocat: --Que madame prenne la peine d'entrer, lui dit le domestique; monsieur vient de sortir, mais pour quelques minutes seulement; il va revenir... Connaissant la disposition de l'appartement, Mme Delorge allait ouvrir la porte du cabinet de travail de Me Roberjot, lorsque le domestique l'arrêta, disant: --Pas là, madame, pas là... Il s'y trouve déjà quelqu'un qui vient d'arriver et qui attend monsieur... Et il la fit passer dans la petite salle où déjà elle avait attendu, lors de sa première visite, et d'où même elle avait entendu l'avocat exposer ses projets politiques. Mais c'était bien autre chose, cette fois. La porte de communication était ouverte et, de la place où elle était allée s'asseoir, sans intention, assurément, elle découvrait la moitié du cabinet. L'homme qui s'y trouvait ne parut pas remarquer la survenue d'un client dans la pièce voisine. Il se promenait de long en large, avec une agitation manifeste, et même, par moments, laissait échapper de sourdes exclamations. --C'est inimaginable... Où diable peut-il être allé?... Ne m'aurait-il pas attendu?... Cependant tout à coup il s'interrompit, écoutant... La porte intérieure de l'appartement s'ouvrait. L'instant d'après, Mme Delorge entendit s'ouvrir la porte du cabinet qui donnait sur l'antichambre, et elle vit l'homme s'élancer vers la partie de la pièce qu'elle n'apercevait pas en s'écriant: --Eh bien!... Que t'avais-je promis?... Suis-je exact?... Mme Delorge comprit que c'était l'avocat qui rentrait, et, en effet, elle reconnut sa voix. --C'est fort heureux pour vous, disait-il; à midi sonnant je déposais ma plainte.... Et en même temps, il entrait dans le cercle qu'embrassait le regard de Mme Delorge, suivi de l'homme, dont l'attitude paraissait pleine d'humilité. Pressentant vaguement quelque grave explication, Mme Delorge essaya de dénoncer sa présence, elle toussa très fort, elle renversa une chaise... Ils n'entendaient rien. L'avocat s'était assis près de son bureau. L'autre demeurant debout disait: --Sais-tu que tu me reçois comme un chien dans un jeu de quilles! Ce n'est pas gentil. Car enfin, si je n'étais pas revenu... --Vous n'en seriez ni plus ni moins un malhonnête homme, monsieur Verdale!... L'architecte incompris, car c'était lui, haussa légèrement les épaules. --Allons, allons, fit-il, je vois que tu ne me pardonnes pas la peur que tu as eue... D'un coup de poing furibond appliqué sur la tablette de son bureau, Me Roberjot l'interrompit. --Trêve de plaisanteries impudentes, s'écria-t-il. Au fait... sans phrases. L'embarras de l'architecte devait être feint, car il contrastait trop violemment avec la liberté de sa parole et la gaieté de son accent. --Écoute au moins ma confession, fit-il avec une surprenante volubilité. Mon procédé était... vif, j'en conviens. Mais je n'avais pas le choix. Tout autre eût agi comme moi. Sois juge. Juste le lendemain du jour où tu m'avais confié ton titre, comme je traversais la place de la Bourse pour aller chez ton agent de change, j'aperçois le gros Coutanceau. «Je vais à lui, et je le salue de cette aimable plaisanterie que je ne manquais jamais quand je le rencontrais: «Ah ça! illustre coffre-fort, quand faites-vous ma fortune?» Je pensais qu'il allait me répondre comme d'ordinaire: «Demain, entre sept et neuf.» Mais pas du tout, il me regarde fixement, puis d'un ton rude: «Êtes-vous capable, me demande-t-il, de garder un secret?...» Un peu surpris, je dis: «Assurément, surtout si ma fortune en dépend.» Aussitôt, il m'empoigne par le bouton de ma redingote, et très vivement: «--Alors, reprend-il, tâchez, d'ici quatre jours, de vous procurer cent mille francs, apportez-les moi, et il y a cent à parier contre un que, fin courant, je vous rends un demi-million. J'ai de l'estomac, Roberjot, eh bien! ma parole d'honneur, en entendant cela, j'ai dû devenir plus blanc que ta cravate. «--Est-ce sérieux, cela, monsieur Coutanceau? demandai-je. «--Parbleu! fit-il. «--Et l'affaire est sûre?...» Il haussa les épaules et d'un air ironique: «--Est-ce que je la ferais, dit-il, si elle n'était pas archi-sûre? J'y mets toute ma fortune. Concluez. Tous calculs faits, nous avons cent chances pour nous et une seule contre... ainsi, avisez. Et il me campa là. J'avais des éblouissements, la tête me tournait.... Cinq cent mille francs!... Que faire? De sa place, dans le salon d'attente, Mme Delorge ne perdait pas une syllabe de cette étrange confession. Et, effrayée de s'en trouver la confidente involontaire, elle se demandait quel parti prendre, si elle devait brusquement se montrer, ou gagner doucement la porte et sortir en disant au domestique qu'elle reviendrait plus tard... Mais M. Verdale poursuivait: --C'est alors, ami Roberjot, que la pensée me vint de t'emprunter, sans te prévenir, ce titre que tu m'avais confié... et cette pensée seule me fit d'abord frémir. Ce que je risquais, je le discernai d'un coup d'œil. Ce pouvait être le bagne. Oui, mais ce pouvait être aussi la fortune du jour au lendemain. Se dire qu'on a un moyen de se coucher pauvre et de s'éveiller riche, quelle tentation!... Je ne suis pas un ange, je ne résistai pas. Une voix qui me criait que je réussirais m'emplissait d'une audace extraordinaire. Je rentrai donc chez moi, je cherchai dans mes papiers quelques-unes de tes lettres, et je me mis à m'exercer à contrefaire ton écriture. Je ne trouvai pas à cette besogne toutes les difficultés que j'attendais. «Après vingt-quatre heures de tentatives enragées, je vins à bout de fabriquer une lettre par laquelle tu ordonnais à ton agent de change de vendre le titre entier et d'en remettre le montant à ton bon ami Verdale. L'imitation me semblait parfaite. Paraîtrait-elle telle à l'agent de change? Ah! ce fut un rude moment que celui où je la lui remis. Je n'avais pas un fil de sec sur moi pendant qu'il la lisait... Il n'y vit que du feu, heureusement, et le surlendemain, il me remettait cent dix-huit beaux mille francs, que je portai tout courant chez ce cher Coutanceau... Mme Delorge, qui s'était levée doucement pour fuir retomba, glacée de stupeur, sur son fauteuil. --Désormais, continuait l'architecte, le vin était tiré et il n'y avait plus qu'à le boire, doux ou amer. Le plus pressé était de te prévenir, car une démarche de toi perdait tout, mais c'était le plus dur aussi. Comment m'y prendre? Devais-je venir me jeter à tes pieds et te tout avouer? J'en ai eu l'idée. C'eût été stupide, parce que nécessairement tu aurais exigé des explications que je ne pouvais pas donner. Longtemps j'examinai la situation sous toutes ses faces, et le résultat de mes méditations fut la lettre que je t'ai écrite, et qui était un pur chef-d'œuvre, car elle t'imposait le silence si tu voulais garder une chance de rentrer dans ta monnaie... J'avais eu soin de te la faire tenir après l'heure du parquet, persuadé que, si je te ménageais une nuit de réflexions, tu ne porterais pas plainte. «Mais j'étais sûr aussi que tu te mettrais à ma poursuite, et j'avais pris mes précautions et fait la langue à Bonnet, mon hôtelier, à qui je dois trop d'argent pour n'être pas sûr de lui... «Toi qui es fin, tu as, comme dirait Arnal, «débiné le truc» et compris que j'étais chez moi, et tu as même essayé de séduire, à prix d'or, mon hôtelier... «C'est vrai, j'étais chez moi, j'y suis resté calfeutré pendant ces quinze jours qui viennent de s'écouler, et j'y ai souffert toutes les tortures du condamné à mort qui attend l'issue de son recours en grâce. Regarde-moi, et vois si je n'ai pas vieilli... C'est que si toi, sans le vouloir, tu risquais ton argent, moi, mon bonhomme, je jouais ma peau. C'était dit, arrêté, conclu. Si l'affaire Coutanceau manquait, je t'écrivais un suprême adieu, et je me faisais sauter la cervelle... Il avait pris un air et une pose tragiques en prononçant ces dernières paroles, espérant sans doute émouvoir son ancien copain. Erreur. Car, dès qu'il s'arrêta: --Toutes ces explications étaient fort inutiles, prononça froidement Me Roberjot. L'architecte recula et se croisant les bras: --Tu n'as donc pas compris? insista-t-il. --Quoi? --Que ma présence ici annonce le succès. Et d'un accent de triomphe: --Car j'ai réussi, continua-t-il, pleinement, entièrement, au delà de mes plus folles espérances. Du même coup hardi, j'ai fait ma fortune et la tienne... Ce matin, il n'y a pas deux heures, le caissier de Coutanceau a versé entre mes mains frémissantes d'émotion quatre cent quatre-vingt mille francs. J'ai bien dit, tu as bien entendu, je répète: quatre cent quatre-vingt mille francs. De cette somme, il faut déduire ta mise de fonds involontaire, soit cent dix-huit mille francs. Reste trois cent soixante-deux mille francs, ô Roberjot, que nous allons, _hic et nunc_, partager comme des frères... Nous sommes riches... _Fortuna me juvat!..._ Me pardonnes-tu, maintenant. Avoues-tu que je suis un grand homme?... Quitte ton air sévère, alors, et debout, vieux camarade, debout et dans mes bras!... C'est à quoi l'avocat ne paraissait rien moins que disposé. --Vous vous méprenez, monsieur Verdale, dit-il. L'architecte pensa que Me Roberjot doutait de ses affirmations. --Il ne me croit pas, l'incrédule! s'écria-t-il. Mais attends, ô saint Thomas, attends. Et, sautant sur son inévitable portefeuille qu'il avait déposé sur une chaise, il en retira pêle-mêle des bons sur la Banque et des liasses énormes de billets de banque qu'il étala sur le bureau... --Vois, criait-il, flaire, palpe, examine... Plonges-y les bras jusqu'au coude. Assure-toi bien qu'ils ne sont pas faux... A nous! tout cela est à nous!... Victoire! Vive Coutanceau!... Mais l'ivresse du succès se glaça sur ses lèvres, lorsqu'il vit de quel geste de dégoût l'avocat repoussait ces valeurs. Et il faillit perdre contenance en l'entendant lui dire: --Veuillez me compter les cent dix-huit mille francs que vous m'avez soustraits, et vous retirer avec le reste. --Tu plaisantes, Roberjot, fit-il, tu railles, certainement... --Soyez sûr que je n'ai jamais parlé plus sérieusement. L'architecte tombait de son haut. --Tu ne m'as donc pas entendu, mon bon vieux? insista-t-il doucement. Tu n'as donc pas compris que je veux, que je prétends partager le bénéfice avec toi, et qu'il te revient pour ta part cent quatre-vingt-un mille francs... La colère, peu à peu, montait à la tête de l'avocat. --Monsieur!... interrompit-il, votre insistance devient injurieuse, à la fin... --Injurieuse!... Ah ça! Pourquoi?... --Parce que je suis un honnête homme, moi, et que partager le produit d'un vol et d'un faux, ce serait m'en faire le complice... Un flot de sang empourpra la face de l'architecte. --Tu es dur, Roberjot, fit-il, trop dur... Je me suis laissé entraîner à une... imprudence, c'est vrai; mais il me semble que du moment où je la répare... D'un éclat de rire nerveux, l'avocat lui coupa la parole. --Réparer est joli! fit-il. Mais brisons là. Rendez-moi ce que vous m'avez pris et séparons-nous... Ne discutons pas, nous ne pouvons pas nous comprendre... C'était vrai. L'architecte ne comprenait pas... C'est pourquoi, sans répliquer, il compta cent dix-huit billets de mille francs qu'il déposa devant Me Roberjot, en disant: --Voilà. --C'est bien! fit l'avocat. M. Verdale haussait les épaules. --Puisque vous le prenez sur ce ton, poursuivit-il, je n'ai plus qu'à vous prier de me rendre la lettre que je vous ai écrite... Mais Me Roberjot s'était levé. --N'y comptez pas, répondit-il d'un ton résolu; cette lettre est à moi, et... je la garde!... Plus tremblante que la feuille, Mme Delorge regardait et écoutait, oubliant presque l'étrangeté de sa situation... Frappé de ce refus comme d'un coup de massue, l'architecte chancelait, regardant son ancien ami avec des yeux hagards. Il lui fallut bien dix secondes pour se remettre un peu. Et alors, d'une voix étranglée: --Vous voulez me faire peur, n'est-ce pas? Roberjot, commença-t-il... Vous vous vengez des transes que je vous ai causées. Avouez-le. Il est impossible que vous ayez vraiment l'intention de conserver cette lettre... --Je vous demande pardon. --Pourquoi la garderiez-vous? Dans quel but? --Parce que... --Voudriez-vous, maintenant que je vous ai restitué le prix de votre titre, déposer une plainte? --Vous me connaissez assez pour être sûr que non. --Alors, quoi? --Je n'ai pas de comptes à vous rendre... --Roberjot!... Ils étaient debout en face l'un de l'autre, et si près que leurs haleines pouvaient se confondre, l'avocat plus froid que marbre, l'autre agité d'un tremblement convulsif. --Vous devez bien sentir, reprit M. Verdale, qu'il m'est impossible de vous laisser ma lettre, elle est trop accablante pour moi. --Il ne fallait pas l'écrire. Un silence suivit, si profond que du petit salon Mme Delorge entendait la respiration rauque de l'architecte. --Laisser entre vos mains cette lettre maudite, reprit-il, c'est vous donner sur moi le pouvoir que Dieu seul a sur les autres hommes. C'est vous abandonner mon honneur, mon avenir, ma vie, la vie, l'avenir et l'honneur de mon fils. C'est me livrer à vous pieds et poings liés, me déclarer votre esclave, votre chien, votre chose... L'avocat ne répondit pas. --Vous laisser cette lettre, continua M. Verdale, c'est renoncer à tout jamais à l'espérance, au bonheur, au repos. Je suis riche, aujourd'hui; je serai millionnaire demain; avant un an, j'aurai su me créer une grande situation... Folie! Sans trêve, sans relâche, une voix obsédante me répétera: «Tout cela, tout ce que tu as conquis, fortune, honneur, considération, tout est à la merci de cet homme. Qu'il le veuille, et l'édifice que tu as eu tant de peine à élever s'écroule... «Demain, reprit-il, nous allons combattre dans deux camps ennemis. Demain l'empire sera fait; vous en serez l'adversaire acharné et moi le défenseur obstiné. Qu'arrivera-t-il? Viendrez-vous, cette lettre à la main, me dire: «Je te défends d'avoir cette opinion?» Ou encore: «Ceux que tu sers et qui croient à ta fidélité, je te commande de les trahir?...» D'un geste, Me Roberjot l'interrompit. --Je vous ferai remarquer que vous m'insultez! fit-il. L'architecte eut un rugissement sourd. --Mais alors, encore une fois, s'écria-t-il, que prétendez-vous faire de cette lettre? --Si je la garde, c'est que je sais ce dont vous êtes capable. Ambitieux comme vous l'êtes, rien ne vous arrêterait. Eh bien! le souvenir de cette lettre vous tiendra lieu de conscience et sera votre frein. Vous y songerez au moment de jouer encore quelque partie comme celle que vous venez de gagner, et vous vous arrêterez... --Eh!... Quelle partie voulez-vous que je joue, désormais! Hier, à la bonne heure, je n'avais pas un sou vaillant... --Alors rassurez-vous, votre lettre ne sortira pas de mon tiroir. L'architecte eut un mouvement si terrible que Mme Delorge crut qu'il allait se précipiter sur l'avocat. Non, cependant. Sa tête retomba sur sa poitrine, et après un moment de méditation: --C'est votre dernier mot, Roberjot? insista-t-il. --Oui. --Vous me laisserez me retirer ainsi? Me Roberjot garda le silence. --Adieu donc! dit M. Verdale. Il avait repris son chapeau et son portefeuille, et il dut faire quelques pas vers la porte, car il sortit du cercle qu'embrassaient les regards de Mme Delorge. Mais il reparut presque aussitôt, comme s'il se fût raccroché à un nouvel et dernier espoir, et d'une voix suppliante: --Voyons, Sosthène, reprit-il, tutoyant de nouveau son ancien camarade, et lui rendant le nom qu'il lui donnait au collège, que dois-je faire pour mériter cette lettre, pour la gagner? Veux-tu que je donne vingt mille francs aux pauvres, le double, le triple, ta part tout entière?... Veux-tu que je fonde une école, un hôpital?... Parle... --Je ne veux rien. L'architecte s'arrachait les cheveux. --Implacable! s'écriait-il. Mon Dieu! que faire? Sosthène, mon vieil ami, faut-il que je m'humilie devant toi? Ah!... il m'en coûte d'implorer ainsi. Et en effet, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, pendant qu'il disait: --N'auras-tu donc pas pitié de ma misérable situation?... Eh bien! oui, j'ai failli, mais je suis prêt à tout pour racheter ma faute. Et se laissant tomber à genoux: --Tiens, me voici à tes pieds, fit-il. Ta fierté est-elle satisfaite? Au nom de ta mère, Sosthène, cette lettre! cette lettre!... L'avocat était ému, et Mme Delorge voyait bien qu'il allait céder, quoiqu'il balbutiât encore: --Je ne puis, non, je ne puis... Mais déjà l'autre était debout. [Illustration: Il le secouait avec une violence extrême.] L'épouvantable colère qu'il maîtrisait depuis le commencement de cette lutte affreuse éclatait à la fin, centuplée par l'horreur d'inutiles humiliations. --Eh bien! moi, hurla-t-il, je te dis que tu vas me la rendre!... Et, bondissant sur l'avocat, il le saisit à la gorge de sa main puissante, et il le renversa en arrière sur le bureau, en criant: --Cette lettre... où est-elle?... Allons, réponds. Pas de simagrées, ou, par le saint nom de Dieu, tu es mort!... Bien heureusement, Me Roberjot n'avait pas perdu son sang-froid. Au lieu d'essayer de se débattre, il s'affaissa sur lui-même, glissa entre les mains de M. Verdale et se redressant tout à coup lui échappa et bondit jusqu'au salon d'attente... --Ah!... misérable! hurla l'architecte, fou de rage, mais tu ne m'échapperas pas... Et, saisissant sur le bureau un poignard qui servait de couteau à papier, il se précipita dans la petite salle... Mais c'est en face de Mme Delorge qu'il se trouva... Et sa terreur fut si grande, qu'il s'arrêta, tremblant sur ses jarrets. --Quelqu'un!... balbutiait-il. Oui, et au même moment, le domestique, qui avait entendu des cris, accourut. Frappé d'une sorte d'idiotisme, l'architecte promena autour de lui un regard égaré, puis tout à coup lâchant son poignard: --Je suis perdu! s'écria-t-il. Et il s'enfuit comme un fou. Déjà le valet de chambre de Me Roberjot s'empressait autour de son maître, qui venait de s'affaisser sur un fauteuil. Si furieuse avait été l'étreinte de M. Verdale, que l'avocat en avait perdu la respiration, et que pendant longtemps il devait en porter les marques. Cependant il ne tarda pas à revenir à lui complètement, et sa première pensée et son premier regard furent pour Mme Delorge, qui, pâle encore d'émotion, se tenait debout près de lui. --Votre courage m'a sauvé la vie, madame, dit-il d'une voix toute changée... Et, en disant cela, il poussait du pied l'arme vraiment redoutable échappée aux mains de l'architecte. --Aussi, s'écria le domestique rouge de colère, j'espère bien que cela ne se passera pas ainsi. Je cours chercher le commissaire. Il prenait son élan; Me Roberjot l'arrêta. --Je vous le défends! prononça-t-il. Et même, si vous tenez à m'être agréable, vous ne soufflerez mot à âme qui vive de cette scène. --C'est cela, pour que le brigand revienne, recommence et réussisse, cette fois... --Soyez tranquille, il ne reviendra pas, dit l'avocat. Et souriant: --Il se contentera d'envoyer, car, dans son trouble, il a laissé ici ce qu'il a de plus cher au monde, son âme même, sa fortune... Et il montrait du doigt à Mme Delorge le portefeuille de l'architecte incompris, que gonflaient des paquets de billets de banque. --Pauvre Verdale, dit-il encore. S'il a repris son sang-froid, il doit être à cette heure dans une terrible inquiétude. Mais Mme Delorge ne souriait pas, elle. --N'avez-vous pas été bien dur, monsieur, dit-elle, bien impitoyable?... --Moi!... --Par suite d'une indiscrétion involontaire, j'ai tout entendu et j'avais pitié de ce malheureux... Sans doute, il a été bien coupable, mais il se repentait... --Lui!... Ah! vous ne le connaissez pas, s'écria l'avocat. Tel que vous l'avez vu, il recommencerait demain aux mêmes conditions. Vous l'avez cru désespéré? Il n'était que furieux de se sentir bridé. Car je le tiens, ce cher ami qui voulait si bien m'étrangler. Ce sont les gredins, d'ordinaire, qui font chanter les honnêtes gens. Pour cette fois, ce sera le contraire, et ce sera un honnête homme qui fera chanter un coquin au profit de la justice... Mme Delorge hochait la tête. --N'importe! fit-elle, le plus sage eût été peut-être de rendre à cet homme sa lettre... --Et de l'envoyer se faire prendre ailleurs, n'est-ce pas, madame?... acheva l'avocat. Et plus vivement: --C'est avec ce joli système que les honnêtes gens sont éternellement dupes... Et ils le seront jusqu'au jour où ils se décideront à pendre eux-mêmes les brigands qu'ils prennent en flagrant délit... Tenez, j'en suis presque à me repentir de n'avoir pas déféré Verdale au parquet. C'est un sentiment misérable qui m'a retenu: j'ai eu peur pour mon argent, j'espérais vaguement qu'il me le rendrait. Vous ne connaissez pas ce gaillard-là. Maintenant qu'il a trouvé sa voie, il ira loin. Avant dix ans, je veux le voir tout en haut de l'échelle sociale, ministre des travaux publics peut-être, et remuant les millions à la pelle. Il va me haïr terriblement, et quand ce ne serait que par prudence, je dois garder cette arme, et pouvoir le menacer de dire de quel bourbier sort son immense fortune... C'était juste, et cependant Mme Delorge ne semblait pas convaincue. --Enfin, madame, ajouta Me Roberjot, avec une émotion manifeste, si j'ai su résister aux supplications de ce misérable, c'est que je pensais à vous... Verdale est l'ami de vos ennemis. Verdale a été, je le parierais, l'amant de la baronne d'Eljonsen, et il est encore le confident de M. Coutanceau et du comte de Combelaine... Mme Delorge était devenue fort rouge, et elle cherchait en vain une réponse, lorsqu'un coup de sonnette retentit à la porte d'entrée, interrompant l'avocat. --Serait-ce Verdale qui revient?... murmura-t-il. Presque aussitôt son domestique reparut, qui lui remit une carte en disant: --C'est un monsieur qui désire parler à monsieur pour une affaire urgente. Ayant pris la carte, Me Roberjot lut: «Le docteur J. BUIRON, président de la commission d'hygiène de la ville de Paris.» --Le médecin! exclama Mme Delorge, l'homme qui le premier m'a donné à entendre que mon mari avait été assassiné, et qui ensuite l'a nié!... --Et vous voyez, madame, ajouta l'avocat, que la négation lui a profité: le voilà déjà président d'une commission... Puis s'adressant à son domestique: --Faites entrer ce monsieur dans mon cabinet, dit-il. Et il y passa lui-même, laissant grande ouverte la porte de communication... De cette façon Mme Delorge put voir et reconnaitre le docteur. Il n'avait pas changé, il avait seulement jugé convenable d'exagérer sa raideur et son importance. Il salua gravement et d'un ton froid: --Monsieur, commença-t-il, je suis l'ami de M. Verdale. Me Roberjot ouvrait la bouche pour répondre: «Je ne vous en fais pas mon compliment», mais il se contint et fit seulement:--Ah! --C'est à ce titre, poursuivit le médecin, que je suis envoyé par lui pour vous redemander un portefeuille qu'il a oublié chez vous... --Et qui contient une assez forte somme. --Précisément... trois cent soixante-deux mille francs en valeurs au porteur et en billets de banque. Il fallait au docteur un bon caractère pour ne pas broncher--et il ne sourcilla pas--sous le regard dont l'avocat l'enveloppa en lui disant: --Je suis prêt à vous remettre cette somme; seulement, je ne puis m'en dessaisir sans un titre qui m'en décharge. --Aussi suis-je autorisé à vous en donner un reçu. Et, en effet, le portefeuille lui ayant été remis, il en vérifia le contenu et eu libella une quittance fort en règle... --Encore un qui ira loin! fit Me Roberjot en revenant près de Mme Delorge, après le départ du docteur. Mais ce n'est plus qu'avec une extrême réserve et un visible embarras qu'elle lui répondit. Éclairée par la tentative de M. Ducoudray, elle ne pouvait plus se méprendre à l'intérêt de Me Roberjot, à ses regards et au tremblement de sa voix... C'est donc avec une sorte de précipitation qu'elle revint à l'objet de sa visite, à cette pension que prétendait lui imposer M. de Maumussy. Hélas! pas plus qu'elle, l'avocat ne voyait de moyen d'éviter cet outrage. --Il n'en est qu'un, dit-il enfin, mais bien chanceux... Mon élection étant presque sûre, je vais faire savoir à M. de Maumussy que, s'il s'obstine, je saisirai la Chambre de cette affaire. Mme Delorge était affreusement découragée lorsqu'elle quitta Me Roberjot. --Voilà, pensait-elle, le seul homme qui puisse m'aider... Celui-là est un homme de cœur et d'esprit, un honnête homme dans la plus haute acception du mot... Et cependant je ne puis plus recourir à lui, car ce n'est que trop certain... Il m'aime!... XVIII Mais l'énergie de Mme Delorge n'était pas de celles que détrempe une déception ou que déconcerte un obstacle inattendu. L'honneur lui défendant, pensait-elle, de recourir désormais au dévouement du Me Roberjot, elle se disait: --Je saurai me passer de son assistance, et le meurtre de mon mari n'en sera pas moins vengé. C'était là l'unique pensée qui la soutenait. Elle savait que toujours en éveil, puissamment et incessamment tendue vers un même but, la volonté centuple les forces humaines et donne à l'être le plus faible le ressort d'un géant. --Il nous faudra peut-être attendre des années, soupirait M. Ducoudray. --Je saurais attendre des siècles, répondait Mme Delorge. Son premier soin, avant de s'installer rue Blanche, avait été d'y transporter le cabinet de travail du général Delorge, tel qu'il était à la villa de la rue Sainte-Claire. C'est dans la pièce qui, d'après la distribution du logis, devait servir de salon, qu'elle l'avait reconstitué. Meubles, tentures, rideaux, tout y était pareil, tout y était disposé semblablement avec les plus ingénieuses précautions. A voir sur le bureau les papiers et les cartes, le livre ouvert, la lettre commencée, on eût cru que le général venait de sortir. Une seule chose s'y voyait, qui ne se trouvait pas à Passy, et qui étonnait les rares visiteurs de la pauvre femme. En travers d'un beau portrait du général, était suspendue une épée, celle qu'il portait la nuit de sa mort... Telle elle était qu'on l'avait rapportée, toujours scellée, dans son fourreau taché de boue, par le commissaire de police de Passy. Et il ne s'écoulait guère de jour sans que Mme Delorge la montrât à son fils, cette épée, lui disant que ce serait lui, Raymond, qui en briserait le scel et la tirerait du fourreau, si jamais, lorsqu'il serait un homme, il lui fallait une arme pour venger le meurtre de son père... Elle n'avait rien changé aux ordres donnés au lendemain de la mort de son mari. A chaque repas, qu'il y eût ou non des invités, le couvert du général était mis. Si bien que M. Ducoudray avait fini par s'accoutumer à ce cérémonial qu'il jugeait funèbre, et qui dans les commencements lui coupait l'appétit. --Car, disait-il, cette place vide entre Mme Delorge et moi me fait l'effet d'une fosse ouverte... A part ces détails, tout intimes, jamais douleur ne fut, autant que celle de la malheureuse veuve, sobre de démonstrations et de confidences. A la voir passer pâle et froide, sous ses habits de deuil, donnant la main à sa fille, la petite Pauline, suivie de Raymond et de Léon Cornevin, les locataires de la maison comprenaient bien que quelque grand malheur avait dû frapper cette famille, mais nul ne savait son histoire. Et ce n'était pas Krauss, le fidèle serviteur, qui eût été raconter les secrets de ses maîtres; ce ne pouvait pas être la petite domestique, qui ne savait rien du passé. Mme Delorge, d'ailleurs, avait adopté un genre de vie dont la simplicité et l'économie eussent vite lassé l'indiscrétion des voisins. Levée de très bonne heure, elle initiait sa petite servante aux détails du service et l'aidait à tout mettre en ordre et à préparer les repas. Dans l'après-midi, elle venait s'asseoir dans le cabinet du général et donnait une leçon de lecture à sa fille, ou reprisait le linge de la maison et les vêtements des enfants. Deux fois par jour, Krauss conduisait et allait chercher au collège Raymond et Léon Cornevin. Mais on ne les entendait guère. Ils travaillaient l'un et l'autre avec tant d'acharnement, que souvent Mme Delorge était obligée d'y mettre ordre et de les arracher à leurs livres. Le dimanche seul rompait la paisible régularité de cette existence. Ce jour-là, si le fils d'adoption de M. Ducoudray, Jean Cornevin, n'était pas privé de sortie, ce qui lui arrivait de temps à autre, le bonhomme l'amenait passer la journée avec son frère et Raymond et, s'il faisait beau, il les conduisait à la campagne. Il avait fini par s'accoutumer à la turbulence de Jean, et autant il s'en était plaint jadis à Me Roberjot, autant il célébrait maintenant sa vivacité, sa hardiesse et son esprit moqueur, l'encourageant à s'appliquer à l'étude du dessin, puisqu'il y réussissait si bien, et disant que ce garçon ferait certainement un artiste remarquable. Parfois M. Ducoudray décidait Mme Delorge à les accompagner, et alors, comme il fallait faire des économies et que les restaurants des environs de Paris sont hors de prix, Krauss suivait, portant dans un grand panier des provisions qu'on mangeait sur l'herbe... Digne M. Ducoudray!... Il avait donné à la veuve de son ami le général une de ces preuves d'affection qui valent des volumes de protestations. Pour elle, il avait déménagé. Pour elle, il avait abandonné Passy. Lui, le vieillard égoïste, il avait renoncé à sa jolie villa, à cette habitation qu'il avait fait bâtir pour lui, sur un plan choisi par lui, où il s'était ingénié à réunir tout ce qui peut faire la vie plus douce et plus facile. Et un beau matin, sans avoir rien dit de son projet, il était venu s'établir rue Chaptal, au troisième étage, dans un appartement de mille francs. Dame!... il n'y avait pas toutes ses aises, comme à Passy. Mais il demeurait à deux pas de Mme Delorge et pouvait continuer à lui rendre deux visites par jour. Et, comme il avait eu le bon esprit de redescendre au plus profond de son cœur ses espérances matrimoniales, il jouissait, sans arrière-pensée, de la plus confiante des intimités. Sans ce voisinage, l'isolement de Mme Delorge eût été peut-être pénible. Tous les amis de son mari avaient été dispersés par le coup d'État, exilés, réduits à fuir ou contraints d'habiter la province. A peine en était-il resté à Paris deux ou trois qu'elle voyait de loin en loin. Me Roberjot était bien venu la visiter; mais, sans cesser de lui témoigner la reconnaissance qu'elle lui devait, elle l'avait reçu de façon à lui faire comprendre que l'espoir qu'il avait caressé ne se réaliserait jamais, et peu à peu ses apparitions rue Blanche étaient devenues plus rares. Après M. Ducoudray, la plus habituelle société de Mme Delorge était donc Mme Cornevin. Sur les conseils de sa bienfaitrice, la femme du pauvre palefrenier était descendue des hauteurs de Montmartre et était venue s'établir rue Pigalle avec ses trois filles: Clarisse, Eulalie et Louise. Son loyer y était beaucoup plus considérable que rue Marcadet. Elle payait quatre cents francs par an deux pièces et une cuisine. C'était énorme pour elle, mais Mme Delorge lui avait tracé un plan d'avenir qui rendait cette dépense indispensable. Très habile ouvrière confectionneuse avant son mariage, la femme de Laurent Cornevin, depuis la disparition de son mari, s'était placée chez une couturière en renom. Elle s'y refaisait la main, se mettait au courant des modes et apprenait certains détails du métier qu'elle ignorait. --Et quand vous serez sûre de votre habileté, lui disait Mme Delorge, vous travaillerez chez vous, et vos trois filles seront vos ouvrières. Soyez tranquille, M. Ducoudray et moi nous vous trouverons des pratiques. Si vous réussissez complètement, ce sera presque la fortune. M. Ducoudray approuvait. --Et elle réussira, disait-il, et quand j'aurai découvert Laurent Cornevin, il sera tout surpris de retrouver sa femme à la tête d'un riche établissement. C'est que, fidèle à sa parole, le digne rentier consacrait tout ce qu'il avait d'intelligence et aussi beaucoup d'argent à la recherche de cet unique témoin de la mort du général Delorge. Tâche ingrate, et bien autrement délicate et épineuse qu'il ne l'imaginait lorsqu'il s'y était si bravement engagé. Retrouver de par le monde un individu dont la trace est totalement perdue est déjà difficile lorsqu'on peut agir ouvertement, qu'on dispose de la publicité des journaux et qu'on a pour soi la subtile armée des polices européennes. Qu'est-ce donc lorsqu'on est réduit à agir seul, obligé de dissimuler ses investigations et qu'on a tout à craindre de la rue de Jérusalem?... C'était là précisément le cas de M. Ducoudray. Et cependant il avait, dans l'espèce, une chance assez rare: Cornevin, en admettant qu'il vécût,--et rien, en somme, ne le prouvait que l'attitude de la maîtresse de M. de Combelaine, Flora Misri,--Cornevin vivant devait être détenu quelque part et gardé à vue. Libre, il se fût évidemment empressé d'accourir près de sa femme et de ses enfants, qu'il adorait et qu'il devait croire réduits à la plus affreuse misère. Il était clair aussi qu'il devait être surveillé de très près, car il eût, sans cela, donné signe de vie et fait parvenir aux siens une lettre, un billet, un mot... Donc, si on faisait tout au monde pour avoir des nouvelles de cet infortuné, il y avait mille à parier contre un que, de son côté, il devait s'ingénier à trouver le moyen d'en faire parvenir à sa famille. --C'est même là le plus bel atout de notre jeu, disait à M. Ducoudray son agent principal. Car le digne rentier avait des agents: une demi-douzaine de ces mauvais drôles que la police est forcée de congédier de temps à autre et qui «mouchardent» pour le compte des particuliers. Et chaque semaine il sortait de son portefeuille quelques billets de cent francs uniquement pour s'entendre dire: --Nous sommes sur la trace!... Alors, il se frottait les mains, sans songer que mille fois il avait ri de cette vieille formule policière, et les démarches de ses agents étaient le plus habituel sujet de ses conversations avec Mme Delorge. En présence de Mme Cornevin, seulement, ils parlaient d'autre chose. Mme Delorge n'avait pas voulu que la pauvre femme fût initiée aux démarches qu'on faisait pour retrouver son mari. N'eût-ce pas été aviver sa douleur, l'agiter de transes perpétuelles et l'exposer aux plus pénibles déceptions!... Et cependant, Mme Cornevin, de son côté, autant qu'il était en son pouvoir, avait agi. Si cruellement qu'il lui en coûtât, elle avait pris sur elle de revoir sa sœur et avait tout mis en œuvre pour l'intéresser à son malheur et obtenir qu'elle usât de son influence sur M. de Combelaine. Mais, dès les premiers mots, Mme Flora Misri était entrée dans une grande colère. --C'est positif, s'était-elle écriée: Victor est très puissant, et la preuve, c'est qu'il a obtenu un bureau de tabac pour ma mère, et pour mon père une place où il n'y a rien à faire. Seulement Victor serait par trop bête de servir des gens qui ne cherchent qu'à lui nuire. Or que fais-tu, toi, s'il te plaît?... Tu passes ta vie chez la femme de ce général que Victor a tué en duel, une folle qui mettrait le feu à la terre et au ciel pour nous faire arriver malheur. Que complotez-vous, toutes deux, avec l'aide de ce vieux rentier qui ne vous quitte pas?... Crois-tu que nous ne sachions pas toutes vos manigances!... [Illustration: Krauss un pistolet dans chaque main.] Ces propos rapportés à Mme Delorge lui donnèrent singulièrement à réfléchir. --M. de Combelaine et Mme Misri ont le secret de vos investigations, dit-elle à M. Ducoudray. --C'est impossible, répondit-il, puisque je n'en ai ouvert la bouche à âme qui vive. Pour plus de sûreté, cependant, il se résolut à consulter Me Roberjot. --Vous êtes joué, soyez-en sûr, lui déclara l'avocat sans hésiter. Ces drôles que vous appelez vos hommes sont tout bonnement les hommes de M. de Combelaine. Qu'y gagnent-ils? me demanderez-vous. Ceci: de se réconcilier avec la préfecture, si jamais ils ont été brouillés avec elle, et de continuer à empocher votre argent. Des mouchards qui ne recevraient pas des deux mains ne seraient pas des mouchards. Méditez cette vérité... L'excellent bourgeois était atterré... mais convaincu. --Dès ce soir, mes gaillards auront leur congé! s'écria-t-il. Dans le fait, rien ne pouvait contrarier Me Roberjot autant que ces maladroites tentatives de M. Ducoudray. Il s'occupait, lui aussi, de retrouver Laurent Cornevin, et avec de bien autres chances de succès. Sa situation dans l'opposition l'avait mis en relations avec un grand nombre d'exilés volontaires, de proscrits et de déportés de Décembre: il les avait intéressés au sort du pauvre palefrenier en leur expliquant l'importance de son témoignage, et par eux il ne désespérait pas d'apprendre un jour ou l'autre ce qu'il était devenu. En attendant, ce gouvernement de Décembre, dont tant de prophètes annonçaient toujours la débâcle pour la fin du mois, semblait s'affermir de plus en plus. Les journaux se taisant sous peine de mort, les députés étant condamnés au silence, nulle voix discordante n'avait troublé le concert de bénédictions payées comptant et de flatteries intéressées qui montait jusqu'au prince-président. Son voyage dans les départements, réglé par un habile metteur en scène, avait été une longue ovation. Et en revenant à Paris, il avait, tout le long des boulevards, marché sous une voûte d'arcs de triomphe et, au-dessus de la boutique d'un perruquier, il avait pu lire en grosses lettres sur un transparent: _Ave, Cæsar_. Bientôt, c'était le Sénat qui était allé le saluer empereur, et un plébiscite avait consacré l'empire. Le règne de Napoléon III venait de commencer. Il se formait une cour sur le modèle de la cour de son oncle. Les courtisans se ruaient à la curée d'une formidable liste-civile. On s'arrachait la clé de chambellan, la cravache d'écuyer, l'épieu de grand veneur... M. de Combelaine avait une grande charge, les traitements réunis de M. de Maumussy dépassaient cent cinquante mille francs, Mme d'Eljonsen avait loué un palais en attendant celui qu'elle se faisait bâtir, M. Verdale était un des architectes officiels, le docteur Buiron était un des médecins de la cour... --Jusqu'où monteront-ils, mon Dieu! disait M. Ducoudray un peu effrayé. Mais Mme Delorge restait calme et confiante. --Plus haut ils monteront, disait-elle, plus la dégringolade sera terrible... Dieu est juste... Patience! Reconnu par toutes les puissances de l'Europe, appelé «cousin et frère» par le roi de Prusse, et «bon ami» par l'empereur de Russie, Louis-Napoléon devait croire inébranlable le trône de Décembre et songer à fonder une dynastie. Un matin du mois de janvier 1853, M. Ducoudray arriva de meilleure heure que de coutume chez Mme Delorge, son journal déplié à la main. --Eh bien! c'est décidé, lui dit-il, nous allons avoir des noces superbes, l'empereur se marie. C'était vrai. A cette heure-là même, tout Paris commentait le manifeste que Louis-Napoléon venait de faire afficher, et qui commençait ainsi: «Je me rends au vœu si souvent manifesté par le pays en venant vous annoncer mon mariage...» --Et qui épouse-t-il? demanda Mme Delorge. --Une jeune Espagnole, répondit le bonhomme. Mlle Eugénie de Montijo, comtesse de Téba. Mlle de Montijo n'était pas une inconnue pour les Parisiens. Déjà, au temps de la présidence, l'attention des habitués de l'Opéra s'était souvent concentrée sur une loge d'avant-scène où entraient, presque toujours après le lever du rideau, une femme d'un certain âge et d'une physionomie peu sympathique et une jeune fille d'une rare beauté malgré la petitesse de ses yeux. Ces deux dames étaient Mme la comtesse de Montijo et sa fille. Bientôt, on avait remarqué que leur nom se trouvait toujours des premiers sur la liste des invités des fêtes présidentielles, puis des fêtes impériales, soit à Compiègne, soit à Fontainebleau. Les chroniqueurs de la cour ne cessaient de chanter les mérites et les grâces de la jeune Espagnole, célébrant l'admirable abondance de ses cheveux blonds et la blancheur dorée de son teint. L'opinion n'avait pas tardé à s'inquiéter de cette reine des fêtes impériales, et telle était la curiosité qu'elle excitait, que des groupes considérables se formaient en un moment devant les magasins où sa présence était signalée, et qu'elle avait été obligée de renoncer aux représentations de l'Opéra. Et cependant sa situation à la cour était si peu fixée que beaucoup de courtisans, bien intéressés pourtant à pénétrer les secrets du maître, croyaient à la probabilité d'une union morganatique entre elle et l'empereur. L'annonce officielle du mariage étonna donc, et, malgré toutes les raisons excellentes alléguées dans le manifeste, jeta un froid. Bien des gens le jugeaient si extraordinaire, qu'on ne pouvait l'expliquer, disaient-ils, que par un mouvement de dépit de l'empereur. Ils racontaient, ceux-là, que Louis-Napoléon, en quête d'une épouse, avait expédié des ambassadeurs en Allemagne, l'inépuisable pépinière des princesses nubiles, qu'il avait fait pressentir différentes puissances, mais que nulle part on n'avait paru comprendre ses ouvertures. Ils assuraient qu'il avait en vain sollicité la main de la fille du prince Wasa, fils de Charles XIII, de Suède, et qu'on lui avait refusé une princesse de Hohenzollern. --Tout cela peut être vrai, disait M. Ducoudray, mais moi je ne vois pas pourquoi un empereur n'aurait pas, tout comme un simple citoyen, le droit d'épouser la femme qui lui plaît. Cet avis, très raisonnable, n'était pas, à en croire les cancans, celui des parents de l'empereur. On affirmait qu'ils s'étaient opposés de tout leur pouvoir à son mariage avec Mlle de Montijo. On parlait de scènes violentes, à la suite desquelles la princesse Mathilde se serait jetée aux pieds de son cousin, pour le supplier, au nom des intérêts les plus sacrés de la famille, de ne pas contracter une telle alliance. Les répugnances, si elles existèrent jamais, surent en tout cas se faire violence, car on ne tarda pas à annoncer que ce serait la princesse Mathilde qui, pendant les fêtes nuptiales, soutiendrait le manteau de la nouvelle impératrice. Mais, bien plus que de ces détails, Paris s'inquiétait du trousseau de la mariée. Une certaine robe de dentelle était surtout l'objet des admirations ébahies des chroniqueurs de la cour, et les Dangeau du nouveau régime gémissaient de ce qu'on n'eût pas eu le temps de modifier la forme un peu surannée des diamants de la Couronne... La ville de Paris avait bien voté une somme de six cent mille francs pour offrir un collier à l'impératrice, mais Mlle de Montijo avait écrit au préfet pour le prier de consacrer cette somme à de bonnes œuvres. Enfin, le 29 janvier 1853, le mariage civil de l'empereur eut lieu aux Tuileries. Le grand-maître des cérémonies était allé, avec deux voitures de la cour, chercher la fiancée impériale. Le grand chambellan, le grand écuyer, le premier écuyer, deux chambellans de service et les officiers d'ordonnance de service, l'attendaient au bas de l'escalier du pavillon de Flore, pour la conduire au salon de famille où se trouvait l'empereur, entouré du prince Jérôme, des princes de sa famille désignés pour assister à la cérémonie, des cardinaux, des grands officiers de la maison civile et militaire, et enfin de tous les ambassadeurs et ministres plénipotentiaires présents à Paris. Napoléon III, en uniforme de général, portait la Toison d'or. La future impératrice portait, sur une jupe et un corsage de satin blanc, la fameuse robe de point d'alençon, et avait autour du cou le collier commandé par la ville de Paris, que l'empereur avait acheté et lui avait offert. A neuf heures, le grand maître des cérémonies ayant pris les ordres de l'empereur, le cortège se dirigea vers la salle des Maréchaux, où devaient s'accomplir les formalités du mariage civil. Elles furent longues... Tant de gens devaient signer au contrat!... Mais, enfin, il n'y eut plus personne à qui passer la plume, et le cortège, reprenant sa marche, put gagner la salle de spectacle, où les artistes de l'Opéra attendaient, pour exécuter une cantate dont Méry avait écrit les paroles et Auber composé la musique: A notre impératrice aux doux climats choisie, Chantez avec des voix qui sachent nous ravir, Les airs que redira l'écho d'Andalousie Aux collines du Tage et du Guadalquivir. Espagne bien-aimée, Où le ciel est vermeil, C'est toi qui l'a formée D'un rayon de soleil... Le lendemain, 30 janvier, des milliers de curieux se pressaient le long des quais et s'étouffaient aux alentours du parvis Notre-Dame. Le mariage religieux de l'empereur allait avoir lieu. Un peu avant midi, les grilles des Tuileries tournèrent sur leurs gonds, et des carrosses dorés sortirent, que les vieux Parisiens reconnurent pour les avoir vus lors du sacre de Napoléon Ier et lors du baptême du roi de Rome... L'empereur et l'impératrice occupaient le premier. Dans le second étaient le prince Jérôme et le prince Napoléon. Quelques vivats se firent entendre, lorsque les deux époux, au retour de la cérémonie, se montrèrent au grand balcon des Tuileries. Le soir, le repas de famille terminé, une cantate de Mme Mélanie Waldor fut chantée par des artistes en costume espagnol: Célestes concerts, Douce harmonie, Glissez dans les airs. Chantez la grâce unie Au génie. Chantez Eugénie Et les amours Durant toujours. C'est par M. Ducoudray que Mme Delorge, au fond de sa retraite, était informée de tous ces détails. Parisien jusqu'aux moelles, le digne bourgeois mettait son amour-propre à ne rien ignorer de ce qui se passait dans la ville. Partout où cinq cents badauds s'assemblaient pour un spectacle quelconque, on était sûr de le voir au premier rang. C'est ainsi que, depuis tantôt cinquante ans, il avait fait la haie sur le passage de tous les pouvoirs qui se sont succédé en France. Il avait vu l'entrée des alliés et le retour de l'île d'Elbe. Il avait vu passer successivement Louis XVIII et Charles X, Louis-Philippe et la République de 1848. Et pour cela, précisément, il se disait, en regardant défiler le cortège de Napoléon III et de la nouvelle impératrice: --Baste! ceux-là passeront comme les autres... Ce qui l'avait frappé, à cette solennité, ce n'était pas la vue de M. de Combelaine et du vicomte de Maumussy, graves et solennels dans leur carrosse, c'était l'attitude singulièrement réservée de la population. Pour cette fois, les metteurs en scène des ovations départementales et des enthousiasmes officiels étaient restés au-dessous de leur tâche ou avaient été mal servis par leurs comparses. La foule était immense; les chemins de fer, depuis la veille, avaient amené deux cent mille curieux; Paris et sa banlieue s'étouffaient dans les rues, sur les boulevards et sur les quais. Mais cette foule restait de glace, étonnée en quelque sorte et défiante. De ci et de là, des groupes habilement disséminés sur le passage du cortège, des acclamations s'élevaient bien... Elles ne trouvaient pas d'écho. La claque officielle ne réchauffait pas la multitude. C'est que, en dehors des poésies de commande, il en avait circulé d'autres, d'une saveur terriblement relevée. C'est à l'heure où la presse est bâillonnée que les récits anonymes, que les pamphlets honteux et les calomnies indignes ont beau jeu. Ce qui eût fait le sujet d'un article dont l'auteur eût gardé nécessairement une certaine mesure devient le thème d'une chanson qui ne respecte rien. L'article eût été oublié le lendemain de son apparition, la chanson reste dans la mémoire, et sur l'aîle d'un air populaire vole jusqu'aux extrémités de la France et pénètre dans les moindres villages. C'est qu'aussi le passé de Mlle de Montijo, par ses côtés romanesques et un peu aventureux, offrait beaucoup de prise à la calomnie et à la médisance. Sa mère, aimant le mouvement, le changement, le voyage, la vie des eaux et des bains de mer, les fêtes, les spectacles, l'avait, pendant des années, traînée à sa suite, à Londres, à Paris, à Pau, en Allemagne... Or on est bourgeois en diable, en France, et infecté de préjugés; on n'y admet que très difficilement les libres allures des jeunes filles étrangères. Il n'y avait guère que sa beauté qu'on ne contestât pas à la femme de l'empereur, et encore y trouvait-on des taches. Ceux qui se proclamaient ses tenants la disaient d'une inépuisable bonté, mais peu intelligente; ferme, mais entêtée; très simple, mais non moins coquette enfin, dévote bien plus que religieuse, dévote à la façon des femmes du peuple espagnoles, sans discernement. --Elle rappellera Marie-Antoinette, pour qui elle professe un véritable culte, disaient d'elle quelques-uns de ces amis dangereux dont tous les éloges cachent une perfidie, voulue ou non. Les gens sensés attendaient avant de formuler un jugement de l'avoir vue à l'œuvre, et ils n'attendaient pas sans inquiétudes, sachant quelle influence doit fatalement exercer sur les mœurs l'exemple d'une souveraine jeune et belle. Assurément le rôle de la nouvelle impératrice était bien difficile au milieu d'une cour datant d'hier, peuplée d'ennemis, semée d'embûches, et composée en tout cas de gens bien étonnés de s'y voir, et qui devaient avoir de la peine à se regarder sans rire. Passer de la liberté de la vie de voyage aux inexorables obligations d'un trône, et cela du jour au lendemain, quelle épreuve pour une jeune femme! Se trouver tout à coup le point de mire de tous les regards, être toujours en scène, parler à tous et de tout, s'occuper de modes et de politique, se montrer sérieuse ou frivole, être femme du monde et femme d'intérieur, garder le secret de ses impressions, dissimuler ses sympathies, surmonter ses aversions, quelle tâche!... L'impératrice Eugénie n'y réussit pas. Si ses courtisans lui racontaient qu'elle était populaire, ils la trompaient. Elle ne le fut jamais. En vain elle multiplia les œuvres de bienfaisance, les institutions charitables, les fondations pieuses. Elle n'alla jamais au cœur de la foule. Sceptique et moqueuse, la France ne respecte que ce qui est solennel. On n'y comprend une reine qu'en robe de brocard à traîne, marchant d'un pas majestueux, la couronne au front. On s'étonnait de rencontrer l'impératrice en robe à volants écourtés, chaussée de bottines à hauts talons, et coiffée d'un élégant et frais chapeau tel qu'on en voyait sur la tête de toutes les autres femmes. --C'est d'une admirable simplicité! s'écriaient ses partisans. --Hum! grommelaient les autres. Il est vrai de dire que les maris dont les femmes adoptaient cette simplicité admirable la trouvaient coûteuse. Ils voyaient bien que toutes ces jolies petites robes de quatre sous tailladées, découpées, échancrées, écourtées, véritables déjeuners de soleil, finissaient par revenir, vu leur nombre, dix fois plus cher que les robes de prix d'autrefois. On objectait à ces maris que c'était la mode. Que répondre à cela? Ils grognèrent dans les commencements, puis ils s'habituèrent. Il faut bien faire comme les autres... Le temps devint bon pour les modistes et les couturières. On put voir un tailleur pour dames se donner les mêmes airs d'importance que jadis la couturière de Marie-Antoinette, qui disait si fièrement: «J'ai travaillé ce matin avec Sa Majesté...» Jamais pareille émulation de dépense ne se vit, ruinant les familles d'abord, les corrompant ensuite. Personne ne voulait rester en arrière. Toutes les grenouilles se mirent à s'enfler pour égaler le bœuf... Beaucoup en crevaient. Ce qui n'empêchait pas de se ruer à la conquête du million. Des fortunes énormes surgirent tout à coup. D'où? On ne savait. Ce luxe subit donnait d'étranges soupçons. A voir passer dans son coupé, attelé de deux magnifiques chevaux, Combelaine, qu'on avait connu sans souliers aux pieds; à voir faire courir Maumussy, que ses créanciers avaient chassé du boulevard; à voir Mme d'Eljonsen, devenue la princesse d'Eljonsen, donner des fêtes où se précipitait tout le Paris officiel, involontairement on portait les mains à ses poches et, inquiet, on se disait: --Où diable ces gens-là prennent-ils tout cet argent!... Si bien que le _Moniteur officiel_ en arrivait à être forcé de démentir, comme «autant d'infâmes calomnies, les bruits répandus à la Bourse sur les opérations financières qu'on accusait d'avoir faites des fonctionnaires d'un ordre élevé». Si bien que le prix de tout croissait avec les goûts et les habitudes de dépense, et que l'argent semblait diminuer de valeur. Et le digne M. Ducoudray, qui jadis s'estimait très riche avec ses douze mille livres de rentes et sa villa de Passy, commençait à trouver qu'il avait été bien imprudent de se retirer avec si peu de chose. --Si cela dure, disait-il parfois, je finirai par n'avoir plus de quoi manger. XIX --Cela ne durera pas, soyez tranquilles! déclaraient toujours d'un ton d'admirable assurance certains prophètes politiques. Il est vrai qu'il leur eût été difficile, sinon impossible, de dire sur quoi, en ce moment, se basait leur certitude. Ces premières années de l'empire furent celles où il se débita le plus de choses ridicules, où les contes les plus absurdes et les moins admissibles trouvaient de tous côtés de bénévoles propagateurs. A chaque moment, vous rencontriez des gens qui, vous tirant à part, vous disaient mystérieusement: --Eh bien!... vous savez la nouvelle? L'empire n'en a pas pour un mois. L'argent manque... Le prochain coupon de la rente ne sera pas payé. Mais Mme Delorge n'était pas d'un caractère à s'abandonner à des illusions puériles et, si M. Ducoudray eût réussi à l'entraîner sur cette pente, elle avait pour la retenir Me Sosthènes Roberjot. Or Me Roberjot était mieux que personne en situation de voir et de juger les événements. Sa candidature avait réussi; il venait d'être nommé député. Et, si ardent adversaire qu'il fût de l'empire, ses rancunes n'allaient pas jusqu'à lui mettre sur les yeux de ces lunettes qui empêchent de voir. Aussi, disait-il en hochant tristement la tête: [Illustration:--Tout cela est à nous! Victoire! Vive Coutanceau!] --Nous en avons pour des années, et, s'il survient une guerre heureuse, l'opposition ne sera plus qu'un mot. Car Me Roberjot, de même que tous les gens de quelque bon sens, comprenait bien que la guerre, essence même de l'empire, lui était nécessaire. Napoléon III, à Bordeaux, avait dit: «L'empire, c'est la paix!...» Mais il était clair que ce n'était là qu'un mot officiel, véritable promesse de boniment qu'on ne risque rien à faire d'abord, et qu'on tient après si on peut. C'est dans le passé qu'il fallait aller chercher la pensée de l'empereur, dans ses proclamations de Boulogne et de Strasbourg ou encore dans ses réponses devant la Chambre des pairs lors de son procès. Là, parlant à ses juges, mais s'adressant à la France, il avait dit: «Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite. «Le principe, c'est la souveraineté du peuple. «La cause, c'est celle de l'empire. «La défaite, Waterloo. «Le principe, vous l'avez admis;--la cause, vous l'avez servie;--la défaite, vous brûlez de la venger...» --Et Napoléon III la vengera, disaient fièrement ses partisans et, en échange des stériles libertés qu'il prend à la France, il saura lui rendre le prestige de la gloire militaire. L'opinion était donc préparée à tout, lorsqu'on apprit que la France allait avoir la guerre avec la Russie. L'Angleterre, cette fois, était notre alliée; ses soldats allaient se battre à côté des nôtres. S'il y eut quelque émotion à Paris, il n'y eut pas un moment de doute ni d'inquiétude. Nous ne pouvions être que vainqueurs. Et, en effet, le second empire ne tarda pas à avoir une nouvelle victoire à enregistrer, et gagnée par un des hommes du coup d'État, par le maréchal de Saint-Arnaud. Celui-là fut heureux. Il mourut peu après, et son linceul fut un drapeau. Mais c'était peu pour l'impatience française que cette victoire de l'Alma; aussi tout Paris accueillit-il comme certaine, comme incontestable, une dépêche apportée, disait-on, par un Cosaque, et qui annonçait la prise de Sébastopol. Cette nouvelle, il faut le dire, avait été enregistrée par le _Moniteur_. La Bourse monta. Paris, le soir, fut illuminé... Et, le lendemain, on apprit que le Cosaque n'était qu'un canard financier et que Sébastopol tenait plus que jamais. Cependant, cette fausse joie, qui eût dû servir à Paris de leçon pour l'avenir, n'eut pas d'inconvénients... L'impatience française n'avait fait que devancer les événements. Après une héroïque résistance, Sébastopol tomba en notre pouvoir... Et, presque aussitôt que cette glorieuse nouvelle, on apprit que l'empereur de Russie venait de mourir; qu'un congrès allait se réunir à Paris, et que la paix serait sans doute signée contre le gré de l'Angleterre... Mais pendant que les négociations se poursuivaient, un événement avait lieu d'une bien autre importance pour la famille impériale, et qui devait emplir de confiance et de joie tous les hommes qui devaient à l'empire ou qui attendaient de lui leur fortune et leur situation. Depuis longtemps la grossesse de l'impératrice avait été annoncée officiellement... Le 15 mars 1856, le président du Corps législatif apprit à ses collègues que Sa Majesté entrait dans les douleurs de l'enfantement... L'Assemblée, aussitôt, se déclara en permanence. Aussi bien, à cette heure-là même, les bruits les plus contradictoires se répandaient-ils dans Paris. On disait l'impératrice au plus mal, et que l'accoucheur de la reine d'Angleterre, arrivé dans la nuit, désespérait d'elle. D'autres assuraient que l'enfant, qui était une fille, venait de mourir. La vérité, c'est que l'accouchement fut laborieux. Mais dans la nuit, sur les trois heures, l'impératrice accoucha d'un garçon. --Voilà la dynastie fondée à perpétuité! s'écrièrent les journaux dévoués. Tout, en effet, souriait à l'empereur, et l'empire arrivait à l'apogée de sa puissance. Et, le jour où les plénipotentiaires du congrès vinrent en grand uniforme présenter aux Tuileries le traité signé par eux, Napoléon III parut l'arbitre de l'Europe... --Que me parlez-vous de Providence et de justice divine! disait ce soir-là M. Ducoudray à Mme Delorge. Il est certain que, pour ne pas désespérer, il fallait de plus en plus à la veuve du général Delorge cette foi robuste et inaltérable qu'on puise dans la conscience de son bon droit. Si elle avait jugé ses ennemis hors de sa portée au lendemain du coup d'État, que devait-ce donc être à cette heure que leur fortune, liée à celle de l'empire, semblait inébranlable comme lui!... Après des années d'investigations incessantes, le sort de Laurent Cornevin demeurait un mystère, à ce point que Me Roberjot lui-même, découragé, disait: --Nous nous sommes mépris à la portée des paroles de Mme Flora Misri. Le pauvre Laurent a été bel et bien assassiné. C'était devenu la conviction de sa femme. Après avoir espéré longtemps, et bien après tous les autres, elle ne doutait plus de son malheur et, en tête de ses factures, elle avait fait imprimer: _madame veuve Cornevin_. Car elle avait des factures, à cette heure. Suivre les conseils de Mme Delorge lui avait porté bonheur. Son petit établissement de couture et confection avait réussi de façon à dépasser les prévisions les plus optimistes. A peine installée chez elle, après quelques mois d'un nouvel apprentissage, elle avait vu ses clientes affluer de telle sorte que, l'aide de ses filles ne lui suffisant plus, elle avait dû s'adjoindre des ouvrières, deux d'abord, puis quatre. Puis il lui avait fallu prendre une première demoiselle pour surveiller le travail, car elle avait assez à faire à recevoir les pratiques, à prendre mesure et à essayer les robes. Bientôt l'appartement de la rue Pigalle s'était trouvé trop petit, et, après bien des hésitations et sur les instances de M. Ducoudray et de Mme Delorge, elle était allée en louer un, à un second étage de la rue de la Chaussée-d'Antin, dont le prix était de trois mille quatre cents francs. C'est l'énormité de ce loyer qui avait causé toutes ses perplexités. A l'exemple des gens qui ont été longtemps malheureux, elle se défiait de la prospérité, prenant pour autant de pièges toutes les faveurs de la fortune. --Et si j'allais ne pouvoir pas payer! objectait-elle à ses amis. Pourquoi chercher le mieux lorsqu'on a un bien inespéré?... M. Ducoudray n'entendait pas de cette oreille. Fût-il jamais parvenu à mettre cent mille écus et même plus de côté, s'il s'était confiné dans l'étroite boutique où, pendant cinquante ans, ses parents avaient végété, joignant à grand'peine les deux bouts?... --Ainsi, allez de l'avant, disait-il à Mme Cornevin. Que risquez-vous? Je réponds de tout. Et il l'avait en quelque sorte contrainte d'accepter un prêt de mille écus pour ses premiers frais d'installation. Car il voulait que tout fût très beau dans le nouvel établissement qu'elle fondait, bien disposé et en harmonie avec le quartier; qu'elle eût un vrai salon, avec un tapis à terre, un lustre au plafond et des glaces tout autour. Et le public avait fait honneur à la lettre de change que tirait sur sa vanité l'expérience de l'ancien négociant. Mme Cornevin avait eu beau augmenter le prix de ses façons, ses anciennes clientes la suivirent, beaucoup de nouvelles lui vinrent, et il n'eût tenu qu'à elle de prendre rang parmi les couturières à la mode que les chroniques, moyennant finance, appellent toutes «la bonne faiseuse». Si bien que, la troisième année de son installation, lorsqu'elle fit son inventaire au 31 décembre, elle constata qu'elle avait gagné dans ses douze mois plus de vingt mille francs et que, tous frais payés, il lui en restait huit mille à placer ou à mettre dans son commerce. C'est que ses frais avaient bien augmenté. Non seulement elle n'acceptait plus la rente de douze cents francs que lui avait servie Mme Delorge, mais elle s'arrangeait de façon à ce que Léon, son fils aîné, celui qui était élevé avec Raymond, n'imposât pas une trop lourde charge à sa bienfaitrice. Quoi que pût dire M. Ducoudray pour s'en défendre, elle supportait de moitié avec lui les frais de l'éducation de son fils Jean. Enfin, tout en faisant travailler ses filles à l'atelier, elle les envoyait tous les jours chez une institutrice du voisinage, où elles recevaient cette instruction élémentaire qui est indispensable à la femme d'un négociant. Pour elle-même, la courageuse femme ne dépensait rien. Elle en était presque à se reprocher les quelques francs qu'elle remettait tous les mois à un vieux professeur qui, chaque soir, après le départ des ouvrières, venait lui donner une leçon. Car elle avait senti la nécessité de se hausser au niveau de sa nouvelle situation. Elle ne voulait pas que ses enfants, plus tard, fussent exposés à rougir d'elle et à n'oser pas montrer ses lettres. Et elle était un exemple de ce que peut une intelligence ordinaire, servie par une forte volonté. Qui l'eût vue, dans son beau salon, recevoir ses nobles et élégantes clientes, n'eût certes pas reconnu la brave et honnête mais un peu grossière ménagère de Montmartre, qu'on voyait deux fois par semaine remonter la rue Marcadet, portant tout mouillé sur son épaule le linge du ménage, qu'elle venait de laver au lavoir et qu'elle faisait sécher à sa fenêtre. A ses relations constantes avec Mme Delorge, elle avait gagné un ton, des manières, des façons de s'exprimer, dont jamais on ne l'eût soupçonnée capable. Elle n'était pas déplacée dans le salon de sa protectrice. Tout au plus, par suite du silence qu'elle avait le bon sens de s'imposer lorsqu'il y avait du monde, pouvait-on la prendre pour une femme d'une extrême timidité. Mais il n'était pas de prospérités capables d'effacer de la mémoire de Mme Cornevin ce qu'elle avait souffert ni la perte immense qu'elle avait faite. Six ans après la disparition de son mari, elle pâlissait encore et ses grands yeux noirs s'emplissaient de flammes au seul nom du comte de Combelaine. --Ceux qui prétendent que le temps efface tout, disait-elle, n'ont jamais su ce que c'est qu'aimer ou haïr. Pour elle, en effet, il semblait que le temps n'existât pas. Un dimanche,--et c'était en 1837,--qu'elle devait dîner chez Mme Delorge avec M. Ducoudray et les enfants, elle arriva si bouleversée que, dès en entrant, elle se laissa tomber sur un fauteuil. Elle venait de rencontrer Grollet, cet employé des écuries de l'Élysée, que M. de Maumussy et M. de Combelaine avaient si habilement substitué, lors de l'enquête, à Laurent Cornevin. --C'est dans le bas de la rue Blanche que je l'ai rencontré, répondit-elle aux questions de ses amis. A vingt pas, je l'ai reconnu, quoique ne l'ayant pas vu depuis ce jour maudit où, méditant déjà son infâme trahison, il voulut absolument m'offrir à déjeuner. Et cependant il a bien changé. Il a l'air d'un gros bourgeois à cette heure, d'un richard. Il porte des chaînes de montre grosses comme le doigt, des bagues, une chemise à jabot avec des boutons en brillants et une canne... Il m'a reconnue, lui aussi, car il est venu droit à moi et, après m'avoir toisée d'un regard impudent: «--Peste! ma chère, m'a-t-il dit, nous voilà mise comme une duchesse... Nous faisons robe de soie, maintenant!... Je vois avec plaisir que nous avons trouvé des successeurs cossus à ce pauvre Cornevin.» Son accent et son regard étaient si insultants que des larmes de colère m'en vinrent aux yeux. Mais je me contins. Je voulais savoir ce qu'il était devenu, et je l'interrogeai. Le crime lui a porté bonheur. Le prix du sang de Laurent s'est multiplié entre ses mains. Ayant quitté l'Élysée peu après le coup d'État, il s'est établi loueur de voitures et, comme il est connaisseur, comme il est habile, comme il avait des protecteurs très puissants, son commerce a prospéré, et il est maintenant à la tête d'un des plus importants établissements de Paris. Et ce n'est pas tout, il s'est associé avec un architecte colossalement riche, nommé Verdale, pour acheter des terrains et des maisons sur le parcours des rues qu'on doit percer et, comme cet architecte est très renseigné, ils gagnent, paraît-il, tout ce qu'ils veulent. Trop prudente pour confier à qui que ce fût le secret qu'elle avait surpris, Mme Delorge était seule à connaître l'origine de cette grande fortune que Grollet attribuait à M. Verdale. Seule aussi, à admirer cette loi mystérieuse des attractions qui fatalement rapproche et associe les scélérats. Mais l'architecte jadis incompris était-il vraiment si riche que cela? Me Roberjot, qu'elle questionna à sa première visite, ne lui laissa aucun doute à cet égard. --Mon ami Verdale, lui répondit-il, de ce ton de mordante ironie qui devait lui faire tant d'ennemis, mon cher et excellent camarade doit être déjà plusieurs fois millionnaire. Grollet, sans doute, est son prête-nom. Depuis un an, il risque timidement une particule devant son nom. Un de ces matins il s'éveillera baron et décoré. On m'a remis sa carte, dernièrement, et j'y ai lu: A. de Verdale... La plus vive surprise se peignit sur les traits de Mme Delorge. --Vous voyez donc encore cet homme? demanda-t-elle. --C'est-à-dire qu'il vient me voir, répondit l'avocat. --Quoi!... malgré cette lettre terrible. --A cause de cette lettre terrible, précisément. Tous les six mois à peu près, il vient me conjurer de la lui vendre, et à chaque visite il m'en offre un prix plus élevé. Nous en sommes restés, la dernière fois, à 500,000 francs. L'énormité de la somme stupéfia Mme Delorge. --Cinq cent mille francs! répéta-t-elle comme un écho. --Mon Dieu, oui! Qu'est-ce que cela pour ce cher ami? Ne spécule-t-il pas à coup sûr? N'a-t-il pas pour le conseiller, pour l'inspirer, Sa Grâce Mme la princesse d'Eljonsen? C'est du reste bien connu. La princesse est fort sujette aux rêves. Dès qu'il lui en est venu un, vite elle mande son architecte ordinaire qui accourt. «--Verdale, lui dit-elle, j'ai rêvé cette nuit que je voyais une rue nouvelle, allant de tel point à tel autre, et passant par tels et tels endroits... «--Très bien! princesse! répond mon ancien copain. Et tout de suite, sans hésiter, il se met à acheter tout ce qu'on veut lui vendre de maisons sur le parcours indiqué. Et bien il fait, car jamais la rue rêvée par la princesse ne manque d'être décrétée peu après. Mon Verdale est exproprié, il touche des indemnités superbes dont il remet une partie à Mme d'Eljonsen, et le tour est fait. Il irait jusqu'au million pour avoir son autographe. Ce n'est pas sans une sincère admiration que Mme Delorge écoutait et regardait Me Roberjot. Certes, considérée au point de vue de la morale pure, sa conduite n'avait rien de particulièrement héroïque. Mais elle avait trop vécu pour ne savoir pas qu'à notre époque de tels désintéressements sont rares, pour ne savoir pas que ce n'est point le premier venu qui refuse un million, cinquante mille livres de rentes qu'on lui offre et qu'il peut accepter sans risques, sans périls, sans nuire à qui que ce soit, sans même commettre une mauvaise action. Elle lui tendit donc la main, et d'une voix émue: --C'est beau, ce que vous faites là, monsieur, dit-elle. Merci!... Mais c'est à peine si l'avocat osa effleurer du bout des doigts cette main que lui tendait la noble femme. Lui aussi, il avait résisté à l'action dissolvante du temps. Il avait pu renoncer à l'espoir d'être jamais aimé de Mme Delorge; cesser de l'aimer, non. Il lui avait fallu des mois, des années, pour s'accoutumer à la visiter, à causer, à ne pas rester court, lorsqu'elle le regardait d'une certaine façon. Au moins avait-il cette satisfaction de voir que les événements l'avaient servie mieux qu'il n'eût osé le souhaiter. Les cruels soucis d'argent et d'avenir qui troublaient le sommeil de Mme Delorge aux premiers temps de son veuvage avaient disparu. L'aisance et la sécurité étaient revenues s'asseoir à son foyer. Tout d'abord elle s'était trouvée allégée de la rente de douze cents francs de Mme Cornevin. Léon ne lui coûtait presque plus rien. Enfin, deux héritages successifs avaient plus que doublé son capital. Le premier de ces héritages avait été celui du père de son mari. Le pauvre bonhomme n'avait pu survivre à la mort de son fils, sa joie et son orgueil. Il avait bien parlé de venir demeurer avec sa bru, mais au moment de quitter la petite ferme où il vivait depuis tant d'années le courage lui avait manqué. Il avait traîné sept ou huit mois encore, et enfin il s'était éteint, laissant une soixantaine de mille francs. Le second héritage fut celui de Mlle de la Rochecordeau. Bien inattendu, certes, celui-là; car, deux fois par jour au moins depuis quinze ans la rancunière vieille fille jurait qu'elle jetterait toute sa fortune dans le Loir plutôt que d'en laisser un centime à sa nièce. Malheureusement pour ses charitables intentions, elle avait, quoique dévote, une si effroyable peur de la mort, que jamais elle ne put prendre sur elle de faire un testament. --Il sera toujours temps, disait-elle, d'appeler un notaire quand je sentirai ma fin s'approcher. Elle ne la sentit pas. Un soir qu'elle avait diné plus de coutume, s'étant mise dans une de ces colères blanches qui lui étaient habituelles, elle fut foudroyée par une attaque d'apoplexie. Elle n'eut que le temps de s'écrier, et Dieu sait avec quelle rage: --Je suis morte! Élisabeth aura tout. Presque tout, en effet. Mme Delorge, née Élisabeth de Lespéran, se trouvant être la plus proche parente de Mlle de la Rochecordeau, eut pour sa part les sept dixièmes de la succession: un peu plus de cent cinquante mille francs. Elle les accepta, mais non sans bien expliquer à son fils quelles raisons la déterminaient. --J'ose croire, Raymond, lui avait-elle dit, que cette fortune qui nous échoit ne te fera jamais imiter ces jeunes gens dont le plaisir est le seul mobile, ni oublier les devoirs sacrés que tu as à remplir. C'était presque mot pour mot ce que Mme Cornevin répétait à ses fils chaque fois qu'elle se trouvait avec eux. --Souvenez-vous que votre père a été lâchement assassiné par des misérables dont il avait surpris le crime, et que nous ne savons même pas ce qu'est devenu son corps. Peut-être eût-on beaucoup surpris M. de Combelaine et M. de Maumussy, si on leur eût dit ce qu'était devenue en huit ans la situation de Mme Delorge et de Mme Cornevin. Pour eux, ce devaient toujours être deux pauvres femmes veuves, bien impuissantes, bien délaissées, pauvres et chargées d'enfants. Non; il n'en était plus ainsi. Maintenant, elles étaient presque riches l'une et l'autre, assez riches en tout cas pour payer des défenseurs. Leurs enfants, qui autrefois étaient peut-être une charge, allaient être désormais un soutien. Raymond Delorge, Léon et Jean Cornevin allaient être des hommes, de ces adversaires avec qui on compte... L'heure était proche où les espérances jadis chimériques de Mme Delorge pouvaient devenir des réalités... [Illustration: De sa main puissante il le renversa en arrière.] TROISIÈME PARTIE RAYMOND I ...Ce fut, pour Mme Delorge et pour Mme Cornevin, un beau jour et un jour glorieux, que celui où, appuyées l'une sur l'autre, et contemplant leurs fils, elles purent se dire: --Notre tâche est remplie et nous pouvons attendre en paix l'heure de la justice. A nos fils désormais la lutte et la peine. Nous pouvons mourir, l'œuvre sacrée que nous avions entreprise sera poursuivie sans relâche par des bras plus robustes que les nôtres... Et certes, leur orgueil et leur confiance étaient légitimes: elles avaient fait des hommes... Onze années s'étaient écoulées depuis la sanglante catastrophe de l'Élysée. On était à la fin de 1863. Raymond Delorge et Léon Cornevin, admis à l'École polytechnique ensemble, venaient d'en sortir. Et leur situation, ils ne la devaient bien qu'à eux-mêmes. Jamais les démarches d'un protecteur ne leur avaient aplani un obstacle. Il y a plus: à deux ou trois reprises ils avaient trouvé des difficultés là où leurs camarades n'en trouvaient pas. Mais aussi, ils s'étaient tenu parole; ils avaient travaillé avec cette persévérance obstinée qu'on ne connaît guère à seize ans, et leurs études n'avaient été qu'une longue suite de succès. C'est qu'aussi ces deux noms de Delorge et de Cornevin, qu'on retrouvait chaque année associés aux triomphes du grand concours, avaient fini par frapper les rares Parisiens qui connaissent leur histoire contemporaine et qui ont de la mémoire. Si le nom de Cornevin leur était inconnu, celui de Delorge faisait tressaillir en eux de sinistres souvenirs. --Delorge!... disaient-ils, nous avons certainement entendu prononcer ce nom... Attendez donc... N'est-ce pas ainsi que s'appelait le général dont la mort mystérieuse passa inaperçue au milieu des terribles émotions du coup d'État, et qui avait été tué en duel, à ce qu'on prétendit, par M. de Combelaine?... Ni Léon, ni Raymond d'ailleurs, en dépit des prudentes recommandations de Mme Delorge, n'avaient été parfaitement discrets. Ils avaient eu de ces amitiés comme on n'en a qu'au collège, amitiés sincères et confiantes, qu'on croirait trahir si on gardait un secret. Ils n'avaient pu s'empêcher de dire leur passé, d'affirmer leur haine présente, de parler de leur soif de vengeance, de laisser entrevoir leurs espérances pour l'avenir. Et les amis à qui ils s'étaient confiés avaient rapporté à leurs parents la dramatique histoire de leurs camarades... Si bien qu'en 1859, à la distribution des prix du grand concours, le prix d'honneur, remporté par Raymond, avait été le prétexte d'une manifestation bruyante qui avait failli tourner à l'émeute. Les élèves s'étaient levés en tumulte, battant des mains, agitant leurs képis et criant à pleine gorge: --Vive Delorge!... Vive le fils du général Delorge!... Et cela avec une telle insistance, que S. E. M. le ministre de l'instruction publique qui présidait la solennité, était devenu aussi blanc que sa cravate. «Cette manifestation est à la fois affligeante et grotesque, écrivait le lendemain un des augures officieux du _Constitutionnel_, et si nous avions l'honneur de gouverner le lycée auquel appartient le jeune Delorge, nous prierions ce précoce perturbateur et ses amis d'aller continuer leurs études ailleurs.» Mais le lendemain aussi, le rédacteur en chef d'un journal de l'opposition se présenta chez Mme Delorge, la priant de vouloir bien lui dire tout ce qu'elle savait des circonstances de la mort de son mari. Il se proposait de faire de la mort du général le prétexte d'une agitation qui serait, disait-il, très utile à la cause de la liberté, et dont le résultat serait, en tout cas, de provoquer une enquête... M. Ducoudray, qui assistait à cette entrevue, avait toutes les peines du monde à dissimuler sa satisfaction. --Fameuse affaire!... souffla-t-il à l'oreille de Mme Delorge. Tel ne fut pas l'avis de la noble et courageuse femme. Il lui parut que ce serait une profanation que de livrer la pure mémoire de son mari à des discussions enragées et à des polémiques sans fin. Elle frémit à cette idée de voir la tombe de l'homme qu'elle avait tant aimé devenir la tribune de toutes les ambitions, le théâtre de scènes scandaleuses, le champ de bataille des partis. Elle conjura donc le journaliste de renoncer à son idée. --Laissons, monsieur, lui dit-elle, laissons les morts dormir en paix leur éternel sommeil. Raymond n'avait point goûté cette façon de voir. A un âge où on est si facile aux illusions, exalté par l'éducation qu'il avait reçue, peut-être n'était-il pas loin de se croire un personnage... Ce fut Léon, son ami, le confident de ses plus secrètes pensées, qui le ramena à la raison, qui lui fit comprendre qu'ils n'étaient que deux enfants encore. Ils reprirent donc leurs études, et avec tant d'assiduité et de bonheur, qu'ils sortirent de l'École polytechnique, Léon avec le numéro 3, Raymond avec le numéro 9. Ils avaient alors vingt ans, mais le malheur les avait vieillis avant l'âge, et ils avaient déjà le caractère qu'ils devaient garder. Grand, large d'épaules, d'une force herculéenne comme son père, très blond avec des yeux d'un bleu pâle, Léon Cornevin avait la raideur et le flegme d'un Anglais. Très capable d'une folie, il était de ceux qui règlent jusqu'à leurs actes de démence et qui les accomplissent jusqu'au bout avec un calme imperturbable, froidement et méthodiquement. Tout autre était Raymond. Remarquablement bien de sa personne, grand, élancé, très brun avec un teint d'une pâleur mate, il avait toutes les séductions de l'homme du Midi, des flammes plein ses grands yeux noirs, et cette parole vibrante qui remue les foules. Il était l'enthousiasme même, capable de prodigieux élans, mais prompt à se décourager. Son intelligence vive et nette concevait les plus audacieux projets, les réglait sagement, les lançait bien... Seulement, au premier échec, il perdait la tête. Devant un obstacle que l'obstiné Léon eût usé avec ses ongles, il s'asseyait désespéré. Jean Cornevin l'avait bien défini. --Raymond, disait-il, a le courage d'un héros, les nerfs d'une femme, et la sensibilité d'un enfant. Il avait autre chose encore, une timidité incroyable, ridicule, absurde, qui souvent, lorsqu'il prenait sur lui de la surmonter, le poussait aux actes les plus contraires à son caractère et à sa volonté. Près de ces deux jeunes hommes, remarquables à des titres divers, Jean, le second fils de Mme Cornevin, faisait contraste. Il n'avait pas fait de brillantes études, lui... A dix-sept ans, fatigué du joug du lycée, il avait déclaré qu'il en avait assez, et depuis, en effet, il peignait et il dessinait... Petit, fluet, très brun, assez laid, mais l'œil pétillant d'esprit, Jean Cornevin dissimulait sous une insouciance affectée et sous le débraillé de ses façons une intelligence très vive, des aptitudes remarquables, une finesse extrême et une grande ambition. Prompt à saisir les ridicules, et ayant le mot impitoyable, il avait coutume de dire qu'il arriverait par ses ennemis... Mais cette diversité si grande d'humeur, de tempérament et d'idées n'empêchait pas ces jeunes hommes de s'aimer comme rarement s'aiment des frères. Un lien les unissait, plus puissant et plus indissoluble que ceux de la famille et du sang: la communauté du malheur et de la haine. Ils pouvaient se trouver en désaccord, quand ils discutaient les moyens d'atteindre leur but, mais leur but était le même, et immuable: obtenir justice des misérables qui avaient frappé leurs pères, le général Delorge et le pauvre palefrenier Cornevin. Seulement, que tenter? Tandis que le chevaleresque Raymond Delorge s'écriait:--C'est au grand jour, et en plein soleil que je combats mes ennemis!... Pendant que le froid et méthodique Léon répétait:--Sachons attendre, sachons guetter cette occasion propice qui ne fait jamais défaut aux hommes patients!... Jean, incapable de modération et tout brûlant de colère, disait: --Que me parles-tu de lutter au grand soleil, Raymond! N'est-ce pas dans l'ombre, lâchement, que nos pères ont été frappés?... Avec de tels ennemis, il n'est pas de nuit trop obscure ni d'armes déloyales. Je m'associerais à des forçats, s'il le fallait, pour les atteindre sûrement. Et toi, Léon, que me parles-tu de patienter? Attendre, c'est laisser ces misérables jouir en paix de leur crime!... C'était si bien son opinion que dès l'âge de dix-huit ans il s'était trouvé compromis dans ce fameux complot du bois de Boulogne, dont la découverte envoya trente-sept accusés sur les bancs de la Cour d'assises et une douzaine de condamnés à Lambessa. Ce qui rendait la situation de Jean Cornevin très mauvaise, c'est qu'une perquisition, opérée à son domicile, avait livré à la police toute une série de charges intitulées: le _Panthéon du second Empire_, «dont la méchanceté, disait le commissaire de police dans son rapport, m'a fait frémir d'indignation». Cependant, d'actives démarches de Me Roberjot tirèrent de ce guêpier le précoce conspirateur. --Vois-tu où mène la précipitation? lui disait son frère, lorsqu'il sortit un peu penaud de la Conciergerie, où il avait été détenu trois semaines; te voilà signalé et nous aussi, par la même occasion, au zèle investigateur de la police; toutes nos démarches vont être épiées... --Puis avec quels gens conspirais-tu! insistait Raymond. Avec des mouchards et avec des drôles ou des imbéciles, dont la politique est à coup sûr la moindre préoccupation. --Ce qui est d'autant plus niais, continuait Léon, que l'Empire, ayant atteint son apogée, ne peut plus que descendre. Dire cela était hardi, sinon prématuré à cette époque. Ils étaient encore bien rares, les esprits perspicaces qui, sous l'apparence des prospérités inouïes du règne de Napoléon III, discernaient des symptômes de dissolution. L'excès même de la prospérité matérielle devait être une cause de ruine. Car ce n'est pas en vain qu'on surexcite toutes les passions grossières, les convoitises brutales, les appétits sensuels et la soif de l'or. Léon, observateur attentif, avait pu voir le gouvernement trahir l'embarras que lui causait la cupidité de certains zélés de Décembre, dont il ne savait comment se débarrasser. Il avait vu le ministre de l'intérieur, M. Billaud, écrire au préfet de police cette lettre fameuse où il lui signalait «certains individus qui, en se vantant d'une influence qu'ils n'ont pas, ont réussi à en faire un véritable commerce et prélèvent une dîme sur tous les soumissionnaires des grandes entreprises». Dame! elle avait fait causer, cette lettre. --Connaissez-vous ces «certains individus»? se demandait-on en ricanant. N'avait-on pas vu aussi le ministre de la guerre lancer une circulaire «à la seule fin d'empêcher les officiers de l'armée de s'adresser trop souvent à l'empereur pour lui demander de l'argent?...» --Est-ce possible!... s'était-on dit dans le public. Où trouver le désintéressement, s'il déserte l'armée!... L'empereur n'était pas sans apercevoir le danger. Ponsard ayant fait représenter sa comédie: la _Bourse_, au Théâtre-Français, l'empereur lui écrivit pour le féliciter de réagir de toute la force de son talent contre la funeste passion du jeu. M. Oscar de Vallée, au lendemain de la publication de son livre: les _Manieurs d'argent_, reçut les mêmes félicitations. Mais que pouvaient une comédie, un livre et deux lettres impériales, contre la fureur, contre le besoin presque de spéculation? Beaucoup spéculaient, qui n'avaient que ce moyen de soutenir leur train de maison. Le prix de tout allait croissant. Les immenses abatis de maisons, où M. Verdale et ses amis gagnaient des sommes énormes, occasionnaient sur les loyers une hausse prodigieuse. Le _Moniteur_ ne cessait de répéter que le nombre des maisons construites dépassait de beaucoup le nombre des maisons démolies... Et c'était fort possible. Seulement, comme les propriétaires ne bâtissaient plus que des palais, divisés en appartements immenses, les gens à petite fortune ne savaient plus où se caser, et se voyaient réduits à dépenser à leur loyer non plus le dixième, mais le sixième et même le quart de leur revenu. Il est vrai que Paris devenait une sorte de caravansérail où accouraient de tous les points du globe les altérés de jouissances grossières, ceux qui avaient beaucoup d'argent à dépenser, ceux qui voulaient en gagner par n'importe quels moyens. Il est positif que les théâtres, les bals, les restaurants où l'on soupe la nuit et les cafés ne désemplissaient pas. Il est sûr que des légions de demoiselles à chignons jaunes et à toilettes impudentes envahissaient les boulevards et les rendaient impraticables aux honnêtes femmes. Il est certain que le retour de certaines courses, de celles de Vincennes, par exemple, où se suivaient au triple galop des voitures pleines de jeunes gens et de femmes exaltés par le champagne, était un superbe défi à la population des faubourgs. Tout le monde sait que lord Holland écrivait dans le _Times_: --Paris est la ville de l'univers où on s'amuse le mieux. Les clairvoyants disaient: --C'est très beau, c'est assurément très honorable pour nous, mais c'est par là que nous périrons. D'un autre côté, par Me Roberjot qui s'exprimait librement devant eux, Raymond Delorge et Léon Cornevin savaient bien que les vaincus du coup d'État s'étaient remis depuis longtemps de leur première stupeur et guettaient avidement l'occasion d'une revanche. Et cette revanche eût été proche, peut-être, sans les instincts pervers, les malsaines ambitions et les théories absurdes que révélaient certains procès, celui de la Marianne, par exemple, ou celui de la _Commune révolutionnaire_. Par la peur, l'Empire tenait encore quantité de gens, qui tout en l'exécrant ne pouvaient s'empêcher de dire: --Mieux vaut encore le grand sabre de Napoléon III que le poignard de ces ennemis de la propriété et de la famille. Il est vrai que la jeune génération, celle de Raymond et des fils Cornevin, s'irritait de cette prudence. La jeunesse sifflait les cours de Sainte-Beuve au retour de l'enterrement de Lamennais. Cent mille personnes suivaient le convoi de Béranger, tout en sachant bien qu'il avait été le barde du premier Empire au temps où libéralisme et bonapartisme rimaient, tout en sachant bien qu'il avait plus fait pour la popularité de Napoléon Ier que tous les panégyristes ensemble, avec un seul refrain: «Parlez-nous de lui, grand'mère... Grand'mère, parlez-nous de lui!...» Pas un cri, cependant, ne troubla la funèbre cérémonie... Dix ou douze écervelés essayèrent bien de forcer les portes du cimetière que la police avait cru devoir tenir fermées, ils furent aussitôt arrêtés... Jean Cornevin, que le tumulte attirait comme la lumière les papillons, en était, et son frère et Raymond durent aller, le soir, le réclamer au poste, où il avait été consigné. Mais on ne leur rendit pas le prisonnier. Et cette fois toutes les démarches de Me Roberjot ne l'empêchèrent pas de passer en police correctionnelle, et d'y attraper un mois de prison... La mort de Cavaignac, arrivée peu de temps après, passa presque inaperçue. C'est dans sa propriété d'Ourne, au fond de la Sarthe, que s'éteignit ce grand citoyen qui avait poussé aussi loin que pas un la fierté et le désintéressement... Il fut enterré au cimetière Montmartre, dans le même caveau que son frère Godefroid. Il n'y eut pas de discours prononcé. Le gouvernement confisqua son oraison funèbre, comme il avait confisqué celles de Lamennais, de Marrast et de Béranger. Bien avant cette époque, cependant, Raymond Delorge avait mis à exécution un projet longtemps caressé dans le secret de ses pensées. Le lendemain du jour où il avait eu vingt et un ans, il était allé trouver ses amis, Léon et Jean Cornevin, et, d'un ton solennel qui ne lui était pas habituel: --Je viens, leur avait-il dit, réclamer de votre amitié un grand service, et, quoi qu'il advienne, je vous demande le secret. J'ai résolu de me battre en duel avec M. de Combelaine, et je vous prie d'être mes témoins... Léon Cornevin avait bondi à cette déclaration. --Tu es fou, Raymond! s'était-il écrié. Raymond s'attendait à quelque réponse de ce genre. --Raisonnable ou insensé, mon parti est pris. --Et si nous refusions?... Tristement, Raymond hocha la tête, et d'un accent d'inébranlable détermination: --Je le regretterais, mais je chercherais et je trouverais des amis moins dévoués, mais aussi moins... raisonnables que vous. Étant donné le caractère de Raymond Delorge, il était manifeste que rien ne le ferait renoncer à son dessein. Si quelque chose eût pu l'ébranler, c'eût été, bien plus que les objections du froid et méthodique Léon, le silence significatif de Jean, l'esprit aventureux par excellence, et l'homme des résolutions extrêmes. Tout en comprenant fort bien cela, Léon ne se tenait pas pour battu. --Admettons, reprit-il, que nous nous chargions de la mission que tu veux nous confier, mon cher Raymond, que dirons-nous à M. de Combelaine? --Qu'il faut que nous nous battions... Jean lui-même haussa les épaules. --A quel propos? demanda-t-il. Pourquoi? Sous quel prétexte?... Un flot de sang monta aux joues de Raymond, et les poings crispés par la colère: --Quoi!... s'écria-t-il, ce misérable n'a-t-il plus assassiné mon père?... Léon l'interrompit. --C'est très vrai, prononça-t-il froidement. Seulement ce misérable nie. N'existe-t-il pas une ordonnance de non-lieu, qui déclare que M. de Combelaine est innocent et que le général Delorge a succombé dans un combat loyal?... --Qu'est-ce que cela prouve? --Que M. de Combelaine refusera ton cartel. --Non, parce qu'il est brave ou plutôt parce qu'il se fie à son adresse et à son sang-froid de spadassin... Non, parce que, si je le hais, il doit être las de me craindre, et qu'il ne sera pas fâché, ayant tué le père, de trouver une occasion de se débarrasser honnêtement du fils... --Et s'il refuse, cependant? --Vous lui direz qu'il est des moyens d'obliger les lâches à se battre... --Et s'il s'obstine à refuser? --Alors, soyez tranquilles, j'aurai recours à ces moyens. Léon Cornevin allait sans doute répliquer. Jean lui coupa la parole. L'entêtement de Raymond l'impatientait. --Et tu prétends que je suis un écervelé compromettant, s'écria-t-il; qu'es-tu donc, toi?... Pour t'imaginer que M. de Combelaine te suivra sur le terrain, il faut que tu aies perdu la tête. Autrefois, c'est vrai, quand il n'avait ni sou ni maille, pour un oui et pour un non, il vous mettait l'épée à la main. Maintenant qu'il a de l'argent, beaucoup, tant qu'il en veut, ce doit être une autre paire de manches. Comment! voilà un gredin qui mène la plus heureuse existence du monde, et tu te figures qu'il va risquer, comme cela, de faire trouer sa précieuse peau par le premier venu?... Pas si bête!... [Illustration: Ils travaillaient l'un et l'autre avec acharnement.] C'est de l'air résigné d'un homme qui subit une averse que Raymond écoutait les remontrances de Jean. Et lorsqu'il eut achevé: --Je suis venu, prononça-t-il, vous demander un service et non des conseils... Voulez-vous être mes témoins? Si oui, convenons de nos faits. Si non, adieu. Dans une heure, j'en aurai trouvé d'autres... A la dérobée, les deux frères se consultaient du regard. Eux refusant, Raymond, ainsi qu'il les en menaçait, ne s'adresserait-il pas à des étrangers, et ne valait-il pas mieux qu'il les eût pour seconds que des inconnus, qui par indifférence, par sottise ou par méchanceté se prêteraient aux pires extravagances!... --C'est convenu, dit Jean Cornevin, nous serons tes témoins. Les traits contractés de Raymond se détendirent. --Ah! merci!... s'écria-t-il, merci! Je savais bien que je pouvais compter sur vous. Mais la chaleur de ses protestations ne fondit pas la réserve glacée de ses amis. --Oh! ne nous remercie pas, interrompit brusquement Léon, car c'est bien à contre-cœur que nous nous embarquons dans cette affaire. Donne-nous tes instructions, nous nous y conformerons. Raymond en était arrivé à ses fins, il souriait. --Mes instructions sont bien simples, dit-il. Je veux me battre avec M. de Combelaine. Qu'il choisisse les armes, le mode de combat, le lieu et l'heure, peu m'importe. Que je l'aie en face de moi, voilà tout ce que je demande. Du reste, rassurez-vous. S'il est de première force à toutes les armes, je ne suis pas manchot, vous le savez, et je lui réserve une désagréable surprise... Les deux frères ne firent aucune objection. N'ayant pu éviter l'affaire, les détails leur importaient peu. --C'est bien, répondirent-ils, demain matin nous irons chez ton homme. Viens nous attendre ici... Et le lendemain, en effet, sur les neuf heures, ils se mettaient en route. II C'est rue du Cirque que demeurait M. de Combelaine, dans un petit hôtel tout neuf, qu'il devait à la munificence impériale, en échange, disait la chronique scandaleuse, de quelques-uns de ces services dont on ne se vante pas. Rien de vulgaire dans cette habitation, chef-d'œuvre de M. Verdale. L'hôtel s'élevait au milieu d'une cour sablée, et on y arrivait par un large perron protégé par une marquise et orné de chaque côté de grands vases de faïence remplis de plantes exotiques. A droite et à gauche étaient les communs; les écuries, où huit chevaux de prix mangeaient leur avoine dans des mangeoires de marbre, et les remises, où on apercevait par la porte entr'ouverte plusieurs voitures de formes différentes, sous leurs housses de toile verte. --Peste!... grommela Jean Cornevin, l'empereur loge bien ses amis! Devant la grille, un gros homme à figure joviale, le concierge, fumait son cigare... un pur londrès. --M. le comte reçoit, dit-il aux deux jeunes gens, vous pouvez entrer... Dans le vestibule, pavé de marbre et tout doré, un valet de pied en livrée éclatante reçut Jean et Léon, prit leur carte en disant qu'il allait la remettre à M. le comte, et les fit entrer dans une antichambre en les priant d'attendre. Trois messieurs s'y trouvaient déjà lorsque Jean et Léon entrèrent. Debout dans l'embrasure de la fenêtre, ils causaient, et leur conversation les absorbait si fort qu'ils ne parurent pas remarquer qu'ils n'étaient plus seuls. --Ainsi, continuait l'un, vous lui livrez encore cette voiture... --Puis-je faire autrement? soupirait l'autre. Ne suis-je pas trop engagé pour reculer? Savez-vous qu'il me doit plus de cinquante mille francs?... --Comment, diable! aussi, interrompit le troisième, êtes-vous assez fou pour faire un pareil crédit!... --Pardon!... il vous doit bien vingt mille francs, à vous. --C'est vrai, mais je viens lui signifier qu'il me faut un fort acompte... --Et s'il ne vous le donne pas?... --Je suspends les fournitures, et... en avant le papier timbré!... --Et après?... --Après!... j'obtiens un jugement, et je fais saisir. --Quoi? --Tout, parbleu!... l'hôtel, le mobilier, les chevaux, vos voitures, mon cher, et tous les traitements... Les deux autres éclatèrent de rire, mais d'un rire si franc que l'homme au papier timbré en demeura tout déconfit. --C'est donc bien drôle, ce que je dis! fit-il d'un ton vexé. --Ma foi, oui, répondit le carrossier. --Et pourquoi, s'il vous plaît? --Parce que, mon cher, vous ne vous êtes pas levé assez matin pour M. de Combelaine et que, si vous lui envoyez du papier timbré, vous en serez pour vos frais. Ne vous dérangez pas. Ses traitements sont à l'abri de vos huissiers, son mobilier est au tapissier, et ses chevaux sont au nom de son valet de chambre... --Reste l'hôtel... --Oui, mais vermoulu d'hypothèques... L'empereur ne le lui avait pas encore donné que M. de Combelaine avait déjà emprunté dessus... Immobiles sur leurs banquettes, Jean et Léon retenaient leur souffle, tant ils craignaient de trahir leur présence et d'interrompre cette instructive conversation. L'homme au papier timbré semblait consterné. --Ah çà, fit-il, M. de Combelaine est donc très gêné? --Ruiné! mon bon, à plat, comme toujours. --Cependant il se fait une centaine de mille francs par an, avec ses traitements. --Dites cent cinquante mille. --Il est de deux ou trois entreprises... --Pardon, de sept ou huit. --Qui lui rapportent au moins autant. --Mettons le double, et n'en parlons plus... --Et il est ruiné!... --A ce point que ses domestiques n'ont pas d'autres gages que l'argent qu'ils lui volent. Il est vrai qu'ils n'y vont pas de main morte. Vous, qui êtes bijoutier, faites cadeau d'une bague à M. Léonard, son valet de chambre, et il vous en apprendra de belles!... A tout autre moment, Jean et Léon n'eussent pu s'empêcher de rire de l'ahurissement du bijoutier. --Cet homme-là est donc un gouffre!... s'écria-t-il. --Vous avez dit le mot. --Que fait-il de son argent? --Il le dépense, parbleu!... --A quoi!... puisqu'il ne paye rien?... --Et le jeu, mon cher, et les femmes, et les soupers, et les paris aux courses, et les fêtes, et les chasses, et les voyages, croyez-vous que tout cela ne coûte rien? Mais ils s'interrompirent brusquement. Un valet de chambre, M. Léonard lui-même, venait d'apparaître à la porte qui conduisait à l'intérieur des appartements. Il s'avança jusqu'aux témoins de Raymond, et, s'inclinant: --M. le comte de Combelaine, dit-il, attend ces messieurs dans son cabinet... M. de Combelaine était peut-être aussi bas percé que le disaient ses fournisseurs; en tous cas il n'y paraissait guère à ses appartements, où éclatait le luxe brutal du second Empire, luxe de parvenu pressé de jouir et préoccupé d'éblouir. Voilà ce qu'auraient pu remarquer Jean et Léon Cornevin en traversant, à la suite du valet de chambre, une salle à manger ridiculement décorée et un vaste salon doré sur toutes les moulures. Mais, pour rien voir, ils étaient trop émus de cette idée qu'ils allaient se trouver en face du meurtrier de leur père. Et le cœur leur battit lorsque le domestique, ouvrant une porte, annonça: --Messieurs Cornevin. Ils étaient dans le cabinet de travail, c'est-à-dire dans le fumoir du comte, dans cette pièce intime de chaque maison où se trahissent les goûts et les habitudes du maître. On n'y voyait guère de livres ni de papiers, mais quantité d'armes de tous les temps et de tous les pays, des fusils et des sabres, des armures, des épées de combat et des fleurets mouchetés. Sur la table qui servait de bureau se voyaient cinq ou six revolvers de différents systèmes, attendant que le maître eût le temps de les essayer et se prononçât sur leur valeur respective. Près de cette table, M. de Combelaine, vêtu d'un élégant costume du matin, était assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil. Il s'était appliqué et avait réussi à se faire un masque nouveau, approprié aux circonstances et à sa nouvelle situation. Et les spectateurs qui le sifflaient à Bruxelles, lorsqu'il y jouait la comédie, ne l'eussent pas reconnu, avec ses cheveux ramenés aux tempes, ses moustaches outrageusement cirées, son œil morne et sa physionomie impassible. C'était une fureur, alors. C'était à qui copierait le maître. C'était à qui éteindrait son regard, empèserait sa barbe, pétrifierait son visage et laisserait tomber de ses lèvres des paroles rares et sans expression. Si bien que, dans les ministères et dans les salons officiels, on ne rencontrait plus que des décalques plus ou moins réussis de celui que le plus rusé des Italiens avait surnommé Taciturne III... A la vue des deux jeunes gens, cependant, M. de Combelaine s'était levé, et, leur montrant des sièges: --Veuillez-vous asseoir, messieurs, dit-il. Mais ils ne bougèrent pas, et, presque en même temps: --Nous resterons debout, s'il vous plaît, monsieur, prononcèrent-ils... Leur conviction était que le comte allait feindre de ne pas connaître leur nom, et que cela éviterait une explication difficile. Erreur!... --Messieurs, reprit-il, lors des événements de Décembre, un homme a disparu qui s'appelait Laurent Cornevin; seriez-vous ses parents?... --Nous sommes ses fils, répondit Léon. --Excusez ma question, messieurs. Laurent Cornevin remplissait à l'Élysée un emploi assez humble. --Il était palefrenier... --Tandis que vous, messieurs... --Nous, interrompit Jean d'une voix rauque, nous devions crever de misère, et ceux qui avaient... supprimé le père devaient croire que la faim les débarrasserait des fils. Dieu en a décidé autrement. Nous avons trouvé des amis qui nous ont faits ce que nous sommes... C'est sans la plus légère apparence d'émotion que M. de Combelaine s'inclina. --Je conçois votre irritation, monsieur, dit-il, lorsque vous parlez de votre père. Sa disparition a été un de ces accidents affreux comme il ne s'en voit que trop dans les temps de discordes civiles... --Oh! un accident!... fit Jean. Le comte ne sembla pas l'entendre. --Certes, poursuivit-il, la famille de cet infortuné a été cruellement frappée... Mais moi, j'ai été atteint du même coup. Cette mystérieuse disparition a permis de faire planer sur moi des soupçons odieux que n'a pas dissipés complètement un arrêt solennel de la justice... Mes ennemis ont osé insinuer que Laurent Cornevin avait été témoin d'un crime... Le sang commençait à affluer au cerveau de Jean. --Nous ne venons pas vous demander compte de la mort de notre père! interrompit-il brutalement. M. de Combelaine ne sourcilla pas. --C'est que ce serait fort naturel, prononça-t-il, après les propos détestables qui ont circulé. Mais alors je vous répondrais que tout ce que j'ai d'influence et de crédit, je l'ai mis en branle pour retrouver votre père. Oui, tout ce qu'il est humainement possible de faire, je l'ai fait... inutilement, hélas! et il me serait aisé d'en administrer la preuve... Léon essayait de répliquer; il l'arrêta d'un geste, et, plus vivement: --Permettez: on m'attaque, je me défends... Combien était désastreuse la situation de la femme Cornevin, je le savais. J'étais exactement renseigné par une personne qui est la sœur de votre mère, votre tante, par conséquent, et à qui j'ai voué une amitié toute particulière, Mme Flora Misri. Mais pouvais-je venir en aide ouvertement à une infortune si digne d'intérêt? Non. C'eût été faire la part trop belle à mes ennemis. Je chargeai donc Flora de secourir sa sœur. Mme Cornevin repoussa fièrement toutes les avances. Est-ce ma faute? Et si vous doutiez de mon bon vouloir à l'égard de votre famille, je vous rappellerais que c'est grâce à mon influence que M. et Mme Cochard, votre grand-père et votre grand'mère, ont obtenu l'un une place, l'autre un bureau de tabac, qui les met à l'abri du besoin... Je vous rappellerais que j'ai fait obtenir à un des frères de votre mère une sinécure fort lucrative... Mais Jean Cornevin n'en put supporter davantage. Des soufflets l'eussent moins transporté de fureur que cette énumération d'une parenté dont il avait horreur. --Oh! assez, interrompit-il d'un ton menaçant. Je vous l'ai dit, ce n'est pas pour nous que nous sommes ici... Nous vous sommes envoyés par notre meilleur ami, par notre frère, Raymond, le fils du général Delorge. Si cuirassé d'impudence que fût M. de Combelaine, il tressaillit visiblement. --Et... que veut-il de moi? interrogea-t-il. --Raymond Delorge veut venger son père, monsieur, s'écria Jean. Il veut se battre avec vous!... M. de Combelaine était beaucoup trop intelligent pour ne pas s'être attendu et préparé à quelque chose de pareil. Cependant, si son visage demeurait impénétrable, il était fort pâle et ses lèvres tremblaient. Il s'était imposé un rôle, et, comme tous les hommes très violents, il se défiait de lui. Après un moment de silence: --Je ne saurais, dit-il, blâmer la démarche de M. Raymond Delorge; à sa place j'agirais comme lui. Mais moi, je ne puis accepter la rencontre qu'il me propose... --Cependant, monsieur... --Je déclare qu'un duel entre nous est impossible, interrompit impérieusement le comte. Oui, c'est vrai, j'ai tué le général Delorge, mais à mon corps défendant, car je l'aimais, et seulement après avoir été, à plusieurs reprises, provoqué, menacé, outragé par lui... Et vous voudriez qu'après avoir eu cet immense malheur de tuer le père, je m'expose à tuer le fils!... Non! à aucun prix. Au lendemain du duel déplorable du jardin de l'Élysée, j'ai fait le serment de ne plus me battre jamais... Je le tiendrai, quoi qu'il arrive. --C'est prudent, quand on a beaucoup à perdre, gronda Jean Cornevin. Ah! il fallait que M. de Combelaine se fût fait aussi le serment de rester calme, car il ne broncha pas. --Je vous ai dit mon dernier mot, messieurs, fit-il. Mais Léon n'était pas intervenu encore: --Je n'insisterai pas davantage, monsieur, prononça-t-il d'un ton glacé; seulement, il est de mon devoir de vous avertir des suites de votre refus... --Ah!... --Raymond est décidé à tout pour obtenir une satisfaction à laquelle il croit avoir droit... --Monsieur... --Il ne reculera devant aucune extrémité pour vous contraindre à la lui accorder, et, s'il faut recourir à la violence... --Ah!... pas un mot de plus, monsieur, s'écria M. de Combelaine d'une voix étranglée, pas un mot de plus!... Il s'était dressé d'un bond, frémissant de colère, la face empourprée, l'œil flamboyant, et sa main serrait d'une étreinte convulsive un des revolvers placés sur la table... L'ancien Combelaine, celui des tripots de Londres, celui qui, jadis, moyennant finance, prenait les duels à son compte, reparaissait. --Vous ne savez donc pas quel homme je suis? continua-t-il. Vous ne savez donc pas qu'un homme qui, jadis, m'eût parlé comme vous venez de le faire, ne serait pas sorti vivant de chez moi!... --Devions-nous donc vous laisser ignorer les intentions de notre client? demanda tranquillement Léon Cornevin. M. de Combelaine eut un geste terrible. --Eh bien! moi, s'écria-t-il, au premier soupçon de violence de M. Raymond Delorge, je vous déclare... Il s'arrêta court. --Quoi?... insista Léon. Mais une réflexion, plus rapide que l'éclair, venait de traverser l'esprit du comte. --Rien! répondit-il, rien! Grâce à un effort véritablement surhumain, il parvenait à se maîtriser. Il lâcha le revolver qu'il tenait, il se rassit, et, d'un ton presque calme, bien que sa voix tremblât encore: --Cette affaire est trop grave, prononça-t-il, pour que je prenne une résolution définitive sans consulter... M. Delorge m'accordera bien vingt-quatre heures. --Assurément. --Alors, messieurs, veuillez me laisser votre adresse... Après-demain, avant midi, un de mes amis se présentera chez vous pour vous apprendre ce que nous aurons décidé... C'est mécontents d'eux-mêmes, le cœur serré et l'esprit tourmenté de vagues appréhensions, que les deux frères quittèrent cet hôtel de la rue du Cirque, dont les splendeurs cachaient tant de misères honteuses. Combien ils avaient eu tort d'accepter la mission dont les chargeait Raymond, ils ne l'avaient que trop compris aux premiers mots prononcés par M. de Combelaine. Cet homme, qui avait assassiné le père de leur ami, n'avait-il pas assassiné également leur père à eux? Aussi qu'était-il arrivé? Que M. de Combelaine, prompt à reconnaître la fausseté de leur situation, en avait usé avec la plus habile perfidie. N'avait-il pas affecté de les confondre avec la famille de leur mère, avec cette famille si odieuse, hélas! dont les fils grandissaient pour Mazas et les filles pour Saint-Lazare!... Ne leur avait-il pas reproché ce qu'il avait fait pour les vieux Cochard?... Ne s'était-il pas en quelque sorte vanté d'avoir pour maîtresse la sœur de leur mère, leur tante, Flora Misri! Quelle honte! Et cependant, ils avaient été forcés d'endurer toutes ces révoltantes ironies, débitées d'un ton de tranquille impudence. --Ah! le misérable!... s'écria Jean, lorsqu'ils eurent dépassé la grille, je lui en voudrais moins s'il eût fait feu sur nous tandis qu'il tenait son revolver!... Léon Cornevin hochait tristement la tête. --Nous sommes des enfants, dit-il, et nous venons de faire une folie insigne. Quand on attaque une bête fauve, on doit être assez bien armé pour la tuer. Nous avons attaqué Combelaine et nous sommes sans armes. Cet homme nous avait oubliés, peut-être, nous venons de lui rappeler que nous existons et que nous pouvons devenir redoutables. Il ne se battra pas... mais notre imprudence nous coûtera plus cher qu'un coup d'épée. Les deux jeunes gens savaient bien que Raymond devait être chez eux à cette heure, et que sans nul doute il attendait avec une anxiété poignante le résultat de leur démarche. Mais les circonstances devenaient trop critiques, et ils se voyaient chargés d'une responsabilité trop lourde pour s'en remettre à leurs seules lumières. [Illustration: Ces deux dames étaient la comtesse de Montijo et sa fille.] Et après une courte délibération, et malgré le secret promis à Raymond, ils résolurent de prendre conseil de Me Roberjot. L'avocat venait de se mettre à table quand on lui annonça les deux frères. --Venez-vous me demander à déjeuner, leur cria-t-il gaiement, ou maître Jean s'est-il encore fourré dans quelque guêpier?... Léon était trop embarrassé pour ne pas raconter fort exactement toute l'affaire, les instances de Raymond, sa station avec Jean dans le salon d'attente, la conversation des fournisseurs, la réception de M. de Combelaine, son refus, sa colère et enfin sa demande d'un délai de quarante-huit heures. Et lorsqu'il eut terminé: --Que le diable vous emporte! s'écria Me Roberjot, si violemment que Léon Cornevin en demeura tout interloqué. --Cependant, commença-t-il... Mais l'avocat ne voulut pas l'écouter, et très vivement: --Que votre frère, poursuivit-il, que Jean, qui est un écervelé, c'est convenu, se fût laissé pousser à cette escapade, je le comprendrais; mais vous, Léon, un garçon sensé, un méthodiste, un philosophe, un sage... --Eh! monsieur, interrompit Jean, Raymond, à notre défaut, se serait adressé au premier venu... --Il fallait me faire prévenir, messieurs, je serais accouru... Et moi qui comprends l'amitié autrement que vous, j'aurais essayé de raisonner Raymond, et s'il n'avait pas voulu m'écouter, je l'aurais empoigné au collet, et je lui aurais dit: «Avant de te battre avec cet autre, il faudra d'abord te battre avec moi!...» Il se montait tellement qu'il en oubliait de manger, et que, sa fourchette d'une main et son couteau de l'autre, il gesticulait comme s'il eût été à la tribune... --Quoi! poursuivait-il, vous avez un ennemi mortel, vous le voyez au bord d'un abîme qui l'attire, où il va rouler fatalement, et vous lui criez: Casse-cou!... Lorsque Jean Cornevin, qui était un étourdi, avait fait quelque sottise, il le reconnaissait volontiers, et de la meilleure grâce du monde se laissait laver la tête. Léon, qui était un homme froid et grave, n'avait pas cette bonhomie. Il n'aimait pas à avoir tort. Il suffisait presque qu'on lui démontrât qu'il faisait une folie pour qu'il s'y obstinât. --Je ne vois pas, dit-il d'un ton un peu piqué, en quoi notre démarche a pu modifier la situation de M. de Combelaine. Me Roberjot haussa les épaules. --Puisque vous ne savez pas voir, dit-il, écoutez. Voici dix ans, n'est-ce pas? que M. de Combelaine exploite la situation inespéré que lui a faite le coup d'État. Voici dix ans qu'il cumule des traitements énormes, qu'il met à l'encan son influence et celle de ses amis, qu'il bat monnaie à la Bourse des secrets qu'on lui confie ou qu'il surprend, qu'il ne cesse de tirer à vue sur la cassette impériale... En est-il plus avancé? Non. De tous les millions qui ont glissé entre ses mains, rien ne lui reste que le regret de ne les avoir plus, le désir enragé d'en avoir d'autres. Sa situation est ce qu'elle était la veille du 2 Décembre. Je me trompe: elle est plus mauvaise, car il a dix années de plus, moins d'audace et des habitudes de dépense et de bien-être qu'il n'avait pas. Ses créanciers le tracassaient jadis pour quelques centaines de francs, ils le harcèlent aujourd'hui pour un demi-million... --Oh! quand on a ses ressources! murmura Léon Cornevin... --Mais il n'en a plus, répondit l'avocat, non, plus aucune. Tout s'épuise. Il ne trouverait plus aujourd'hui mille écus de son influence qui jadis lui valait des pots-de-vin de cent et de deux cent mille francs, tant il en a usé et abusé de toutes les façons, pour lui, pour ses maîtresses, pour le premier escroc venu qui avait la poche bien garnie. Pas un de ses amis ne lui prêterait cent louis, et il ne trouverait pas cent sous sur sa signature. Vous savez comment l'empereur répond à ses cris de détresse? Par une aumône de dix mille francs tous les trois mois. Comment vivra-t-il, avec ses seuls traitements, lui qui ne pouvait pas joindre les deux bouts quand il avait le quintuple! Il ne vivra pas, et il le sent si bien, qu'il parle de se marier... --Lui?... --Pourquoi non?... Vous ne lui donneriez pas votre fille si vous en aviez une, ni moi non plus, mais tout le monde n'est pas si dégoûté que nous... --Un tel homme!... --Ce tel homme, mon cher, donnera à sa femme le titre de comtesse, plus que contestable, c'est certain, mais pour le moment incontesté, et lui ouvrira les portes des Tuileries. Ce tel homme, si son beau-père n'est pas absolument taré, le fera décorer; le fera nommer député ou peut-être sénateur, s'il n'est pas trop notoirement idiot. Jean Cornevin ne pouvait s'empêcher de sourire. --Ce diable d'avocat se croit à la tribune, pensait-il. Mais Léon ne riait pas, lui. --Cela étant, fit-il, comment M. de Combelaine, qu'une grosse dot remettrait à flot, ne se marie-t-il pas? --Ah!... c'est ce que je me suis demandé longtemps, répondit Me Roberjot, avant de trouver une réponse satisfaisante. Mais je l'ai trouvée: il n'ose pas... --Oh!... --Il n'ose pas parce qu'il est une personne qui a des vues sur lui, qui se le réserve... Or, cette personne a pénétré si avant dans son existence et connaît tant et tant de ses secrets, qu'il ne peut pas s'en faire une ennemie sans risquer de se perdre... Il ne peut pas l'épouser, elle; en épouser une autre, non... --Et cette personne... --Oh!... vous la connaissez, répondit l'avocat. Et après une légère hésitation: --C'est Mme Flora Misri, répondit-il, Mme Flora qui, pendant que M. de Combelaine jetait l'argent par les fenêtres, le ramassait et thésaurisait. C'est une personne très prévoyante, malgré ses airs évaporés, et qui sait compter. De telle sorte que, si le comte est ruiné au point de ne savoir plus dans quelles eaux troubles pêcher vingt-cinq louis, Mme Flora est riche et trouverait un million et demi chez son notaire. C'est avec une impatience manifeste, l'impatience de l'homme qui ne veut pas reconnaître ses torts, que Léon écoutait. --En tout ceci, fit-il, je ne vois pas quelle influence peut avoir notre démarche sur les déterminations de M. de Combelaine. L'avocat sourit. --Oh! l'entêté!... s'écria-t-il. Puis très vite: --Résumons-nous, poursuivit-il. M. de Combelaine est au bout de son rouleau; une dot le sauverait, mais il ne faut pas se marier à son gré et il ne veut pas épouser Mme Flora Misri. Que va-t-il faire? A quel expédient va-t-il recourir? Le temps presse, il ne peut plus attendre, il va peut-être se lancer dans quelque aventure périlleuse... Et c'est alors que vous vous chargez de lui rappeler le danger. C'est alors que vous lui criez en quelque sorte: «Prends garde, tes ennemis veillent... Que la main qui t'a protégé contre leur juste colère se retire, et tu es perdu!» Léon était obstiné, mais non cependant au point de nier l'évidence. --Excusez-moi, monsieur, dit-il à Me Roberjot, je n'avais pas vu si loin... Nous avons été plus fous encore que je ne le supposais... Mais maintenant, que faire? Car c'est là ce que nous venions vous demander... Ayant fini de déjeuner, Me Roberjot se leva. --Si j'étais libre, dit-il, je vous accompagnerais, mais je suis attendu, je dois prendre la parole aujourd'hui... Seulement, après-demain, j'irai chez vous pour recevoir l'envoyé de M. de Combelaine. Tâchez, d'ici-là, de faire entendre raison à Raymond... C'était plus aisé à conseiller qu'à exécuter. En apprenant les réponses de M. de Combelaine, en apprenant surtout que ses amis étaient allés consulter Me Roberjot, Raymond Delorge entra dans une colère furieuse, disant que c'était épouvantable, que c'était à n'oser plus se confier à personne, puisqu'on était trahi par ses meilleurs amis. Le surlendemain, cependant, lorsque l'avocat arriva, Raymond paraissait fort calme, soit qu'il eût réfléchi, pendant les quarante-huit heures qui venaient de s'écouler, soit que l'avocat lui imposât beaucoup plus qu'il ne voulait l'avouer. --Eh bien! je suis exact, j'espère! dit gaiement Me Roberjot. Est-on venu?... --Pas encore, répondit Léon. Et sans laisser à l'avocat le temps de répliquer, il l'entraîna jusqu'à une fenêtre ouverte, et bas et vivement: --Raymond m'inquiète, lui dit-il. Je le connais, s'il est si tranquille, c'est qu'il médite quelque folie, pour le cas où M. de Combelaine persisterait dans son refus... --Il y persistera, répondit Me Roberjot, ce n'est pas douteux. Néanmoins, rassurez-vous, mes mesures sont prises... Mais voici, je crois, notre ambassadeur. Devant la maison, en effet, un coupé attelé de deux magnifiques chevaux venait de s'arrêter. Un gros homme en descendit, qui traversa le trottoir et disparut sous la porte cochère... L'instant d'après, il entrait chez MM. Cornevin. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, portant de gros favoris noirs, trop bien mis et dont les mains épaisses faisaient craquer les gants gris perle. --Je suis l'ami de M. le comte de Combelaine, messieurs, dit-il dès le seuil, et je viens, je viens... Le reste de sa phrase expira dans son gosier, et une pâleur soudaine envahit son visage prospère... Il venait d'apercevoir Me Roberjot debout, dans l'embrasure de la fenêtre. --Toi ici, balbutia-t-il, toi!... --Moi-même, cher monsieur Verdale, répondit l'avocat avec une ironique courtoisie... Je suis l'ami,--l'ami intime, vous m'entendez,--de M. Raymond Delorge, et je suis venu savoir ce qu'ont décidé les conseillers de M. de Combelaine. Raymond, Jean et Léon étaient confondus. Quelles étaient les relations de ces deux hommes? Ils l'ignoraient. Mais ils ne pouvaient pas ne pas voir qu'il y avait entre eux un secret, qui faisait de l'un l'esclave soumis et tremblant de l'autre... A l'air suffisant de M. Verdale, succédait la plus humble attitude. --Nous avons décidé, répondit-il, non sans hésitation, que M. de Combelaine ne doit pas accepter la rencontre qui lui a été proposée... Nous espérons que M. Raymond Delorge reconnaîtra, comme nous, que ce duel est impossible. Si cependant il mettait à exécution certaines menaces, notre client, sur notre conseil, déposerait une plainte... --C'est bien! fit sèchement Me Roberjot... Nous aviserons... Mais M. Verdale s'était à peine retiré, ou plutôt enfui, que la colère de Raymond éclata. --Ah! M. de Combelaine veut déposer une plainte! s'écria-t-il. Eh bien! ce soir même, à l'Opéra, je lui en fournirai l'occasion... Jean et Léon croyaient que Me Roberjot allait répondre et vertement. Point. Il alla tranquillement ouvrir une porte et Mme Delorge parut. --Ma mère!... balbutia Raymond décontenancé. Mme Delorge s'avança. --Oui, votre mère, dit-elle, à qui un ami est venu apprendre votre folie. Malheureux!... Vous ne comprenez donc pas que vous battre avec M. de Combelaine ce serait proclamer son innocence!... Se bat-on avec un lâche assassin?... Croiser le fer avec lui, c'eût été renoncer au droit d'en obtenir justice... Et il faut pourtant que justice nous soit rendue, Raymond, il faut que votre père soit vengé. III En se ménageant d'avance, et sans prévenir personne, l'intervention de Mme Delorge, Me Roberjot venait de prouver qu'il connaissait bien le caractère de Raymond. Seul, il n'en eût rien obtenu. La passion est aveugle et sourde. Il eût perdu son temps, son éloquence et ses peines à essayer de détourner Raymond d'un dessein longuement médité, qu'il ne jugeait peut-être pas excellent, mais qu'il estimait le seul praticable. Les prières de Mme Delorge lui arrachèrent le serment d'y renoncer. --Seulement, vous m'avez rendu un triste service, disait-il quelques jours après à Me Roberjot. Avant d'intervenir, il fallait vous informer de ce qu'est mon existence. Savez-vous que depuis la mort de mon père, jamais un jour ne s'est écoulé sans que ma mère ne m'ait dit en me montrant son épée scellée au-dessus de son portrait: «Souvenez-vous, mon fils, que vous avez votre père à venger!» Savez-vous que maintenant encore, après dix ans passés, le couvert de mon père est toujours mis à notre table de famille, et que jamais une fois je ne me suis assis pour prendre mon repas, sans que l'œil de ma mère ne se soit arrêté sur cette place vide, sans qu'elle m'ait répété de sa voix glacée: «Ce couvert restera mis tant que justice ne nous aura pas été rendue!...» Savez-vous qu'il n'est pas jusqu'à ma sœur, Pauline, jusqu'à notre domestique, le vieux Krauss, qui ne cessent de me dire que c'est à moi de punir l'assassin, et qu'il devrait déjà être puni. Des larmes de colère brillaient dans les yeux du malheureux jeune homme, et c'est d'une voix étouffée qu'il poursuivait: --Comment, avec de pareilles excitations, incessantes, obstinées, mon imagination ne s'exalterait-elle pas!... Est-ce vivre que d'être hanté sans relâche par le spectre de mon père assassiné!... J'avais trouvé ce moyen, un duel; vous me l'enlevez, ma mère me l'enlève. Mais alors, au nom du ciel! dites-moi ce qu'il faut que je fasse, car je dois faire quelque chose, je veux me venger, et il faut en finir... Voyons, parlez, donnez-moi un conseil... Ah! je ne le vois que trop, vous allez me dire comme ma mère: «Attendons!» Quoi?... Un miracle? Eh! je n'ai pas la foi, il ne se fait plus de miracles, et nous attendrons tant que M. de Combelaine mourra dans son lit, de sa belle mort... Ce qui ajoutait encore au désespoir de Raymond, c'était la pensée que M. de Combelaine et ses amis le tenaient peut-être pour un de ces fanfarons terribles en paroles, plus que modérés en actions. --Comme ces gens-là doivent rire de nous!... disait-il à Léon Cornevin. M. de Combelaine n'en riait pas tant que cela, ainsi que ne tardèrent pas à le prouver les événements. En sortant de l'École polytechnique, Raymond Delorge était entré à l'École des ponts et chaussées, et il venait d'être nommé ingénieur. Quant à Léon, les emplois du gouvernement lui répugnant, il s'était fait attacher à une compagnie de chemins de fer; et, comme son intelligence était supérieure et son savoir très grand, comme il était en outre un travailleur infatigable, on lui avait fait espérer d'abord, puis plus tard formellement promis une situation en rapport avec son mérite et les services qu'il avait déjà rendus à la compagnie. Cette situation, il se croyait à la veille de l'obtenir, lorsqu'un matin le directeur le fit appeler, et de l'air le plus embarrassé lui annonça que le conseil, malgré son avis et ses observations, avait disposé de cette place en faveur d'un autre candidat. Le directeur ajoutait qu'il en était d'autant plus désolé que l'élu, un homme peu capable, n'avait pas ses sympathies... --C'est un malheur, répondit froidement Léon Cornevin, mais croyez bien, monsieur, que je ne vous en veux aucunement... En réalité, et malgré toute sa philosophie, Léon était atterré. La décision du conseil était d'autant plus extraordinaire que son heureux concurrent ne sortait pas, comme lui, de l'École polytechnique, et que les compagnies ont un faible bien connu pour les anciens élèves de l'école. De plus, tous les «chers camarades» formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dû le défendre chaudement. Il s'étonnait aussi qu'on ne lui eût pas, à tout le moins, prodigué cette eau bénite de cour dont on bassine d'ordinaire les plaies d'amour-propre des gens désappointés... Son directeur ne lui avait laissé entrevoir aucune compensation dans l'avenir. --C'est tout à fait incompréhensible, disait-il à sa mère, encore plus affligée que lui de cette cruelle déception. Il ne tarda pas à avoir le mot de l'énigme. De telles difficultés lui furent suscitées dans le service dont il était chargé, qu'après avoir essayé d'en douter, il dut, à la fin, reconnaître qu'on brûlait de se débarrasser de lui. On ne voulait pas, on n'osait peut-être pas le congédier, mais il était clair qu'on espérait, à force de tracasseries, l'exaspérer et l'amener à donner sa démission. Mais pourquoi? pourquoi?... --Mon cher Cornevin, lui dit l'ingénieur en chef, qui était comme de raison un «cher camarade», vous avez dans le conseil des ennemis acharnés... --Moi!... fit Léon abasourdi. --Positivement. Et sans notre directeur, qui est un brave homme et qui vous soutient envers et contre tous, sans moi, qui vous défends _unguibus et rostro_, il y a longtemps qu'on vous eût fait une avanie... Le sens de cette dernière phrase était trop clair pour que Léon Cornevin s'y méprît. Et cependant il voulut avoir l'avis de Me Roberjot. --Croyez-moi, lui répondit l'avocat, ne luttez pas, vous seriez brisé... Votre ennemi est M. de Maumussy... --Je le croyais, vous me l'aviez dit, à couteau tiré avec M. de Combelaine... --Oui, mais la démarche de Raymond les a réunis contre l'ennemi commun... Or, comme votre compagnie sollicite une concession et a besoin de M. de Maumussy, n'hésitez pas, donnez votre démission... Raymond pleura des larmes de rage, en apprenant cette indignité. --Ah! que ne m'avez-vous laissé tuer cette bête venimeuse de Combelaine! s'écria-t-il. Pourtant ce n'était rien encore. Trois mois ne s'étaient pas encore écoulés depuis la démission de Léon, lorsque Paris fut épouvanté par l'attentat de la rue Le Peletier. Un Italien, Felice Orsini, suivi de deux complices, était allé se poster devant l'Opéra, et avait essayé de tuer l'empereur en lançant sous sa voiture des bombes explosibles. L'empereur avait été préservé, mais quarante-sept personnes avaient été tuées ou blessées plus ou moins grièvement. Ce qui paraissait étrange, c'est que la police n'eût pas su prévenir cet attentat du 14 janvier. Elle était prévenue, cependant. Avis lui avait été donné de la fabrication à Londres d'un certain nombre de bombes explosibles d'un système nouveau et excessivement meurtrières. Avis lui avait été donné du départ pour la France d'Orsini et de Pieri. Et pourtant Orsini, Pieri et leurs complices ne furent aucunement recherchés et séjournèrent à Paris près d'un mois, sans presque prendre la peine de se cacher. Et pourtant, quelques heures seulement avant l'attentat, un des complices, Pieri, avait été arrêté rue Le Peletier, et trouvé nanti d'une bombe, d'un poignard et d'un revolver. --A quoi donc pensait la police! se disaient les Parisiens. Et ils n'avaient pas tort de s'étonner. Un ancien chef de la sûreté, Canler, ayant publié ses _Mémoires_, l'année suivante, y accusait très nettement la police d'incapacité, de négligence et peut-être de quelque chose de pis. C'est donc sans la moindre surprise qu'on apprit que le préfet de police donnait sa démission. --C'est bien le moins qu'il puisse faire, pensait-on. Mais on commença à s'inquiéter sérieusement, lorsqu'on vit arriver au ministère de l'intérieur, en remplacement de M. Billault, un militaire dont la réputation de dureté et de brutalité était proverbiale, le général Espinasse, l'homme qui, au 2 Décembre, avait occupé le palais de l'Assemblée nationale. «Ce ministre de l'intérieur avec un sabre au côté ne me dit rien qui vaille», écrivit un journal qui pour cette simple appréciation fut supprimé net. [Illustration:--Monsieur le comte attend ces messieurs.] Et cependant il avait raison, ce journal, car à peu de jours de là était votée la loi de sûreté générale, qui armait le gouvernement de pouvoirs discrétionnaires. Certaines gens, plus impérialistes que l'empereur, ne se gênaient pas pour afficher leur satisfaction de voir «se resserrer la courroie qui, prétendaient-ils, commençait à se relâcher». L'un d'eux prononça ce mot cynique: --Décidément l'attentat d'Orsini a du bon, il va nous permettre de nous débarrasser des gens gênants. On s'en débarrassait, en effet. Sur le premier moment, la police, qui avait une revanche à prendre de son ineptie, s'était mise à arrêter à tort et à travers, sans discernement ni mesure, une foule de pauvres diables qui n'en pouvaient mais. On supposa que son zèle allait se refroidir, lorsqu'il fut clairement établi que l'attentat d'Orsini ne se rattachait à aucune conspiration, qu'il était une œuvre individuelle préparée hors de France et exécutée exclusivement par des étrangers. Mais on se trompait. Loin de diminuer, après le procès et l'exécution d'Orsini, le nombre des arrestations augmenta, non plus à Paris seulement, mais par toute la France. On y mit plus de méthode, on tria plus habilement, et voilà tout. Et de nouveau, comme aux beaux jours de 1852, des vaisseaux firent voile vers Cayenne et vers Lambessa, dont l'entrepont était encombré de suspects. De même que tout le monde, Raymond Delorge et Léon Cornevin étaient sous l'impression pénible de tant de violences inutiles, quand un matin, comme ils venaient de se lever, ils virent arriver chez eux le valet de chambre de Me Roberjot. Il apportait un billet très pressé de son maître, et n'ayant pu trouver de voiture, il avait couru, disait-il, tout le long du chemin. Me Roberjot écrivait à Léon: «Envoyez votre frère Jean faire un tour en Belgique ou en Angleterre. Qu'il parte aujourd'hui plutôt que demain, ce matin plutôt que ce soir.» --Jean serait-il donc menacé?... s'écria Raymond effrayé. Il m'a cependant juré qu'il ne s'occupe plus de politique. Mais Léon hocha la tête. --Mon frère, dit-il, par suite de sa condamnation à un mois de prison pour société secrète, se trouve sous le coup de la loi de sûreté générale, et de plus... Il s'arrêta. Il avait pour Raymond une trop sincère affection pour oser lui dire:--Et de plus M. de Combelaine doit avoir songé à ce moyen de se débarrasser de l'un de nous...» --Hâtons-nous de prévenir ce pauvre Jean, reprit Raymond. Partons... Depuis trois ans environ, Jean Cornevin ne demeurait plus avec sa mère rue de la Chaussée-d'Antin. Peintre, travaillant beaucoup, chargé déjà de travaux importants, il lui avait fallu un atelier, et M. Ducoudray lui en avait déniché un, au boulevard Clichy, dans une maison neuve. La concierge de cette maison, qui était en même temps la femme de ménage de Jean, était debout sur sa porte quand arrivèrent, hâtant le pas, Léon et Raymond. Dès qu'elle les aperçut: --Ah! messieurs, s'écria-t-elle, messieurs, quelle affaire!... Un même pressentiment serra le cœur des deux jeunes gens. Arriveraient-ils donc trop tard, hélas! --Ce pauvre M. Jean vient d'être arrêté, poursuivit la portière, en s'essuyant les yeux du coin de son tablier. On vient de l'emmener dans un fiacre... Raymond était devenu plus blanc que sa chemise et, se sentant chanceler sous ce coup, il s'appuyait au mur. Plus fort, Léon se raidit contre sa douleur, écartant les appréhensions sinistres dont son esprit était assailli. --Comment cela s'est-il passé? demanda-t-il. Mais déjà plusieurs boutiquiers du voisinage, qui avaient été témoins de l'arrestation, s'avançaient, la mine curieuse, prêtant l'oreille. --Entrons dans ma loge, dit la portière, ici on nous entendrait. Et les jeunes gens l'ayant suivie: --Voilà donc la chose, commença-t-elle. Ce matin, dès qu'il a fait jour, cinq individus se sont présentés, demandant M. Jean Cornevin, artiste peintre. Justement j'allais lui monter son café au lait. Cependant, ces particuliers avaient une si drôle de mine que, foi d'honnête femme, j'allais leur répondre que M. Jean Cornevin était à la campagne, quand l'un d'eux, ouvrant son paletot, me montra son écharpe en me disant:--Vous voyez, je suis commissaire de police, ainsi, pas de farces. A quel étage demeure M. Cornevin? «Ah! messieurs, tout mon sang ne fit qu'un tour, et de saisissement je faillis renverser mon café au lait.--Il demeure au cinquième, la porte à droite, répondis-je.--Bon!... fit le commissaire. Et le voilà dans l'escalier avec ses hommes. «Mais il ne m'avait pas défendu de le suivre. «Vite, je mets la tasse et la cafetière sur un plateau, et dare dare je grimpe après lui, pour voir... «Ah! si j'avais pu prévenir M. Jean!... Il ne se doutait de rien. Il était déjà dans son atelier, en train de peindre, le dos tourné à la porte, qu'il avait laissée ouverte à cause du poêle qui fume quand on l'allume. Et il était tellement à la besogne, qu'en entendant marcher dans l'atelier, sans se retourner, il dit:--Qui va là?... «--Au nom de la loi, je vous arrête! répondit le commissaire. «Messieurs je n'ai jamais vu un étonnement comme celui de ce pauvre M. Jean. «--Vous m'arrêtez, moi, fit-il, et pourquoi? Le commissaire haussa les épaules:--On vous le dira, répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous... «Vous devez savoir, messieurs, que M. Jean a la tête près du bonnet. En s'entendant parler si brutalement, il devint plus rouge que braise, et je crus qu'il allait jeter sa palette à la tête du commissaire... Mais il réfléchit heureusement, et c'est le plus tranquillement du monde qu'il se mit à s'habiller pendant que le commissaire et ses hommes furetaient dans tous les coins et fouillaient tous les tiroirs... Il disait seulement en riant:--Si vous trouvez quelque chose, vous me le ferez voir, n'est-ce pas?... «Étant prêt, il demanda la permission d'écrire à sa mère, mais on lui dit que cela ne se pouvait pas... et on l'emmena. «Devant la porte était une voiture. On l'y fit monter, deux agents montèrent après lui, et le commissaire ayant crié:--En route! le cocher fouetta ses chevaux. Aux derniers mots de la digne portière, les deux jeunes gens respirèrent plus librement. Ils se rappelaient que Jean Cornevin, lors de sa première arrestation avait été surtout compromis par les papiers et les dessins découverts chez lui. Cette fois, du moins, on n'avait rien trouvé. --L'important, à cette heure, reprit Léon, serait de savoir où mon pauvre frère a été conduit... La concierge s'était remise à pleurer. --Hélas! mes bons messieurs, répondit-elle, c'est ce que je ne puis vous apprendre... Et cependant, Dieu sait que j'étais tout oreilles. Mais le cocher devait avoir reçu ses ordres d'avance, car le commissaire ne lui a rien crié que ce que je vous ai rapporté:--En route!... --Et à vous, ma bonne dame, il n'a rien dit, ce commissaire? --Rien. --Il ne vous a fait aucune recommandation?... --Aucune... C'est-à-dire, excusez: avant de se retirer, il m'a remis la clef de M. Jean, en me disant de la faire parvenir à ses parents, et en ajoutant qu'il me rendait responsable de tout ce qui se trouve dans l'appartement... Léon frissonna. Cette précaution du commissaire de police n'annonçait-elle pas une détermination arrêtée et la conviction que Jean ne rentrerait pas chez lui de si tôt!... --Oh! Jean! murmurait Raymond, en proie à une de ces rages froides qui poussent un homme de cœur aux plus fatales extrémités, cher et malheureux ami!... Mais Léon, lui, gardait tout son sang-froid. --Donnez-moi donc cette clef, dit-il à la concierge, nous allons monter jusque chez mon frère... A la seule vue de cet humble logis d'artiste, un observateur devait reconnaître la parfaite exactitude du récit de la portière. Que Jean travaillât, quand la police avait fait irruption chez lui, c'est ce dont on ne pouvait douter: les dernières touches n'étaient pas sèches encore du tableau qu'il avait en train, et qui représentait une _Halte de bohémiens dans les ruines du cirque de Fréjus_. Sa stupeur avait été grande, car son tabouret était renversé, et on voyait épars à terre ses pinceaux, sa palette faite du matin et quantité de tubes de couleur. Même, les agents insoucieux du logis où ils pénétraient avaient écrasé sous leurs lourdes bottes plusieurs de ces tubes... A la façon dont les vêtements de travail du pauvre artiste étaient jetés çà et là, on devinait son empressement à se vêtir. Enfin, tout portait l'empreinte de la main brutale de la police, en quête de pièces de conviction et de papiers compromettants. --Nous n'avons pas une minute à perdre, déclara Léon; si nous ne parvenons pas à savoir aujourd'hui même ce qu'on a fait de mon frère, nous ne pourrons plus rien pour lui. C'est rue Blanche, chez Mme Delorge, qu'ils se rendirent tout d'abord. Et en apprenant ce nouveau malheur: --Ne vous y trompez pas, s'écria la noble femme, je reconnais l'œuvre de M. de Combelaine. Et, moins généreuse que ne l'avait été Léon: --Voilà, dit-elle à son fils, voilà le résultat de votre provocation insensée!... Plus exaspéré que tous, l'excellent M. Ducoudray donnait presque raison à Raymond. --Car enfin, disait-il, je ne vois pas pourquoi M. de Combelaine ne nous ferait pas tous arrêter et déporter!... Cependant, avant de discuter les démarches à tenter, il fut convenu que, jusqu'à nouvel ordre, on laisserait ignorer à Mme Cornevin l'arrestation de son fils. Si on parvenait à obtenir la mise en liberté de Jean, ce serait une immense douleur et de nouvelles inquiétudes qu'on aurait épargnées à la pauvre femme. Dans le cas contraire, il serait toujours temps de la préparer à cette cruelle épreuve. Précaution inutile, hélas! Le mari de la concierge de Jean, étant accouru prévenir Léon et ne l'ayant pas rencontré, avait demandé à parler à sa mère, et lui avait tout dit. Et Mme Delorge et M. Ducoudray, Léon et Raymond en étaient encore à délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, lorsque Mme Cornevin entra brusquement, plus pâle qu'une morte, les yeux brillants de l'éclat du délire. Quoi que lui eût dit le portier, elle doutait, elle s'obstinait à douter encore. --Est-ce vrai?... demanda-t-elle, dès le seuil. Et personne ne lui répondant: --Ainsi, c'est bien la vérité! prononça-t-elle, les misérables ne se lassent pas... Après mon mari, mon fils... Et moi, en venant ici, j'ai failli être écrasée par une voiture où j'ai reconnus, souriants et heureux, M. de Combelaine et Flora Misri... O Dieu puissant! comment ne douterait-on pas de ta justice!... Et, écrasée de douleur, elle s'affaissa sur un fauteuil en éclatant en sanglots... Pourtant Jean Cornevin n'était pas abandonné. Tandis que ses amis s'épuisaient à chercher un moyen d'arriver jusqu'à lui, le valet de chambre de Me Roberjot se présenta avec une nouvelle lettre de son maître. «En même temps qu'à vous, ce matin, écrivait-il à Léon, j'envoyais un mot à ce pauvre Jean... Hélas! j'ai été prévenu trop tard. Lorsque mon commissionnaire s'est présenté chez lui, il venait d'être arrêté. Faites tout au monde pour savoir où on l'a conduit; de mon côté, je me mets en campagne...» Mais c'est en vain que, durant quatre jours, les amis du pauvre Jean le demandèrent à toutes les geôles de Paris. Les seules nouvelles qu'ils en obtinrent furent données à Léon par un chef de bureau de la préfecture de police, plus froid qu'une corde à puits, et plus discret qu'une porte de prison. --Monsieur, lui répondit-il, votre frère est en bonne santé, voilà tout ce que je puis vous dire aujourd'hui... Repassez dans une quinzaine... --C'est ce qu'on me répondait quand j'allais m'informer de mon mari, gémissait Mme Cornevin. Je ne reverrai plus mon fils. Son désespoir l'abusait. Un matin, le cinquième depuis l'enlèvement de Jean, un de ses camarades d'atelier apporta une lettre qu'il venait de recevoir, et que Jean lui adressait, à lui, dans la crainte que le nom de Cornevin ne fût signalé au cabinet noir... Jean écrivait à sa mère: «Je ne cesse de demander la permission de t'écrire, on ne se lasse pas de me la refuser. Un forçat avec qui je viens de causer me jure qu'il me fera jeter une lettre à la poste si je lui donne dix francs; je lui en donnerais mille, si j'étais sûr que ce mot vous parvînt. «Je suis à Marseille depuis hier, et jamais je ne me suis si bien porté. Ayant flairé, quand on est venu me prendre, le voyage d'agrément qu'on me réserve, je me suis muni de linge, d'effets et d'argent--car, vois mon bonheur, j'avais de l'argent chez moi ce jour-là. «Tout me porte à croire que, ce soir ou demain, je serai embarqué pour la Guyane. O mère adorée, si je n'étais sûr que tu pleures en ce moment, je me sentirais tout heureux du beau voyage que je vais faire. Songe donc aux magnifiques sujets d'études que je vais trouver... Je te reviendrai ayant du talent... Ne pleure pas, mère chérie. Léon t'embrassera pour deux pendant mon absence... Moi, je vous embrasse de toute mon âme...» Cette lettre attendrie, où éclatait en dépit de tout l'insouciance railleuse de Jean, calma pour un moment la douleur de Mme Cornevin, mais ne dissipa point ses mortelles angoisses. Elle se représentait son fils bien-aimé, confondu parmi les plus vils criminels sur le préau d'une prison, et réduit pour lui faire parvenir quelques lignes à payer l'assistance et l'astuce d'un forçat. Elle se le représentait traîné de nuit au port, entre une double haie de soldats, et embarqué furtivement. Elle le suivait, par la pensée, tout le long de cette douloureuse et interminable traversée où l'avaient précédé, à cinquante ans de distance, Barbé-Marbois, le général Ramel et Pichegru. --Je ne reverrai plus mon fils! répétait-elle. Cependant, au reçu de la lettre de Jean, Raymond et Léon étaient partis pour Marseille, espérant parvenir jusqu'au malheureux et lui serrer la main, espérant à tout le moins le voir, en être vus, et lui prouver par leur présence qu'il n'était pas oublié... Ils arrivèrent trop tard. Le vaisseau où avait été embarqué Jean était parti depuis deux heures... Cela leur fut dit par une pauvre jeune femme qu'ils rencontrèrent sur la jetée. Elle tenait un enfant entre ses bras et, appuyée contre le parapet, elle regardait obstinément l'horizon. Loin, bien loin, un léger nuage flottait dans l'azur du ciel. Elle le montra aux deux jeunes gens, et d'une voix expirante: --C'est de la fumée, leur dit-elle, de la fumée du navire... Hélas! il emportait son mari, le père de son enfant. Par cette pauvre femme, Raymond et Léon surent que ce vaisseau n'emportait pas de forçats et qu'il était commandé par un homme de cœur incapable d'aggraver le sort déjà si triste des transportés politiques. --Mais moi, gémissait l'infortunée, que vais-je devenir? que va devenir mon enfant?... Combien de plaintes pareilles montaient alors vers le Dieu de justice, de tous les points de la France! On l'ignorait. Personne n'osait élever la voix. Les journaux, dont l'existence était fort compromise, se taisaient. Ce qu'on savait, par exemple, c'est que le général Espinasse, le nouveau ministre de la guerre, n'y allait pas de main morte, et que ses préfets procédaient militairement... Et cependant, l'empire, si fort en apparence, si bien armé contre ses ennemis, ne se sentait ni plus tranquille, ni plus assuré du lendemain. Il se voyait, en quelque sorte, acculé à la nécessité de faire quelque chose pour sortir la France de ce calme mystérieux, pour secouer ce silence effrayant à force d'être profond. Ce quelque chose, ce ne pouvait être que la guerre. Un instant, le gouvernement impérial hésita entre deux terrains qui lui paraissaient également favorables: l'Italie et la Pologne. Ce fut l'Italie, servie par le génie de Cavour, qui l'emporta. Et le 3 mai 1859, l'empereur annonça à la France qu'il tirait l'épée pour l'indépendance du peuple italien, et qu'il ne la remettrait au fourreau qu'après avoir fait l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique. On s'attendait, depuis le 1er janvier, à une guerre avec l'Autriche, et cependant l'émotion fut grande. Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerre si impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vif enthousiasme. On applaudissait les régiments qui, tambours battants et enseignes déployées, traversaient Paris. Et quand, le 10 du mois de mai, l'empereur sortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il fut accueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plus en entendre. Ce jour fut le jour de popularité de son règne... --Vois plutôt, disait Raymond Delorge à Léon Cornevin, vois... Mais ce n'était pas de ce coup que l'Italie devait être libre jusqu'à l'Adriatique. Après la victoire de Magenta un moment indécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et le titre de duc, et où le général Espinasse fut tué: Après la glorieuse et sanglante victoire de Solferino: Voici que tout à coup on apprit que l'empereur des Français et l'empereur d'Autriche, Napoléon III et François-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s'y étaient mis d'accord et que la paix allait être signée. Les promesses de la proclamation impériale étaient-elles donc remplies? Non. Alors pourquoi cette paix qui irritait les Italiens? Pourquoi s'arrêter en si beau chemin? Les uns disaient que l'empereur avait eu peur de la révolution, dont il voyait se ranimer toutes les espérances. Les autres, qu'il avait cédé aux représentations de toutes les puissances de l'Europe, pour ne pas allumer une guerre générale. Quoi qu'il en soit, la déception fut cruelle, et grande l'irritation. Le retour ne ressemblait guère au départ. --A quoi nous a servi cette guerre? se demandait-on. Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu'on commençait à discuter cette campagne si heureuse au début et si brusquement interrompue. Si courte qu'elle eût été, elle avait fait ressortir tous les côtés faibles de notre organisation militaire. La concentration des troupes ne s'était pas faite, il s'en faut, avec la rapidité qu'on s'était promise. Nombre de services avaient été reconnus notoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldats avaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué de munitions. On avait vu aussi que l'accord n'était pas précisément parfait entre les chefs de l'armée, et que le patriotisme n'éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalités d'ambition. La paix était à peine signée qu'une polémique s'engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, si acerbe et si violente que, sans l'intervention personnelle de l'empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain... Décidément, au lieu des immenses avantages qu'il s'en était promis, le gouvernement impérial ne retirait que déboires de cette guerre d'Italie. [Illustration: Il s'était dressé frémissant de colère.] Il avait conquis le droit, c'est vrai, d'ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux noms glorieux, Solferino et Magenta. Mais il venait de se faire un implacable ennemi de ce peuple qu'il était allé secourir, dont il avait exalté outre mesure, puis tout à coup trompé les espérances. Mais il venait de compliquer ses embarras de la question romaine qui allait être son incurable plaie. Et cependant, tout en accusant les Italiens d'ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue. Avec ses extraordinaires prétentions d'arbitre de l'Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldat de l'Idée et du Droit, l'empereur Napoléon III ne pouvait pas perpétuer le système de répression à outrance qui avait suivi l'attentat d'Orsini. La loi de sûreté générale ne fut point abrogée--c'était une trop bonne arme pour qu'on y renonçât. Mais, le 15 août 1859, un décret parut au _Moniteur_, où il était dit: «Amnistie pleine et entière est accordée à tous les individus qui ont été l'objet de mesures de sûreté générale.» --Grand Dieu!... s'écria Mme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apporta le journal, je vais donc revoir mon fils!... C'est que les sinistres appréhensions de la pauvre mère ne s'étaient pas réalisées. Jean vivait. Sa santé ne s'était pas ressentie du climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemment de ses nouvelles. Après une interminable traversée, pénible malgré les efforts du commandant pour lui épargner les plus rudes souffrances, Jean avait été interné à l'île du Diable. C'est la plus petite des îles du Salut;--elle n'a pas trois kilomètres de tour, et sa plus grande largeur n'excède pas quatre cents mètres. C'est aussi la plus triste, tous les grands arbres en ayant été abattus après qu'on eut reconnu qu'ils fournissaient aux transportés des matériaux pour se construire des canots et tenter des évasions impossibles. «Pour la première fois, écrivait Jean à son frère, je me sentis pris d'un affreux découragement lorsque j'aperçus presque au ras de l'eau ce triste banc de sable, incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autre végétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne se révèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes et moitié prisons.» Mais Jean, par bonheur, n'était pas d'un caractère à se laisser si aisément abattre. «Ce serait faire trop beau jeu à ceux qui m'ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres; et puisque c'est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur être désagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter comme un charme et de rester gai comme un pinson.» Il réussit à se tenir parole, surmontant sans sourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtres grossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes les exigences de la plus rude des disciplines. Il lui parut d'ailleurs, et il ne cessait de le répéter sous toutes les formes, qu'on avait exagéré l'insalubrité du climat. «J'ai beau me tâter le pouls soir et matin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir à barbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de mon estomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m'a fallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j'y suis fait maintenant. Le gouverneur de l'île, qui est un sous-lieutenant d'infanterie de marine, me rencontrant hier, m'a dit d'un ton de stupeur profonde:--Dieu me pardonne, je crois que vous engraissez!...--Est-ce détendu? lui ai-je demandé. Ce n'est pas défendu, de sorte que--c'est entendu,--je vous reviendrai plus gras que je ne suis parti.» --Quel homme que ce Jean?... disait M. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonne humeur; sur l'échafaud il plaisanterait encore... Ce qu'il faut dire, c'est que la situation de Jean à l'île du Diable n'avait pas tardé à s'améliorer sensiblement. Sur des ordres venus de Cayenne, il avait été exempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiter une case. Ainsi, il était prisonnier, mais l'île entière était sa prison. Il s'appartenait. Il échappait aux odieuses et désolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité de toutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sans être importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler ses espérances. Il lui était enfin permis de satisfaire les aspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieurs mois. Comme preuve de cet heureux changement, il adressait à sa mère une «vue exacte» de son habitation. «Comme vous voyez, disait-il, ce n'est pas un palais. J'ai pour parquet la terre battue, et pour contrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit de fer, une chaise, luxe inouï! et un moustiquaire qui fait l'admiration et l'envie du gouverneur de l'île du Diable.» Et cependant, à la longue, il sentait mollir l'énergie qui l'avait soutenu. Les ressorts de son âme se détrempaient... L'isolement l'écrasait, la fièvre de la nostalgie minait lentement son organisation lorsqu'un bonheur inespéré le sauva. Il venait de se lever, plus accablé que de coutume, lorsque le gouverneur de l'île entra dans sa case, et d'un air joyeux lui annonça qu'il venait de recevoir l'ordre de le diriger sur Cayenne. Jean savait que bon nombre de détenus avaient obtenu cette faveur d'habiter la capitale de la Guyane française. Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer ou cautionner, ceux-là avaient eu l'art de se faire recommander, tandis que lui ne connaissait personne et n'était pas d'un caractère à solliciter une protection. C'est donc avec une sorte de défiance qu'il accueillit cette grave nouvelle. --Mon sort va-t-il vraiment être amélioré? demanda-t-il. --Quoi!... lui répondit le gouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats où vous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d'une demi-liberté au milieu de la demi-civilisation d'une colonie française et vous m'adressez une telle question! --C'est que les changements ne me portent pas bonheur, murmura Jean... Mais il ne devait pas tarder à bénir celui-ci... A plusieurs reprises, le cantinier de l'île du Diable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Un de ces dessins était tombé sous les yeux d'un des principaux négociants de la ville, lequel, frappé à ce qu'il déclara du talent qu'il révélait, s'était constitué l'avocat et le répondant du jeune peintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port. --Ma maison sera la vôtre, lui dit-il. C'était plus que jamais n'eût osé rêver Jean, et dans cette maison hospitalière, entouré d'amis, il eut bientôt recouvré sa bonne humeur et sa confiance en l'avenir. Déjà il faisait des projets pour les années suivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décret d'amnistie qui avait failli faire évanouir Mme Cornevin... --La France!... Je vais donc revoir la France, s'écriait Jean à demi fou de joie... Deux mois plus tard, en effet, presque jour pour jour, il arrivait à la Chaussée-d'Antin, et sautait au cou de sa mère... --Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés, murmurait la pauvre femme. Ce n'est pas, il s'en faut de beaucoup, ce que pensait Jean Cornevin. Le soir même de son arrivée, ayant pris à part son frère et Raymond... --O mes amis! leur dit-il, c'est peut-être un grand bonheur que j'aie été envoyé à Cayenne... J'en rapporte la presque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n'est pas mort... IV Évidemment Jean s'attendait à un cri d'espérance et de joie. Il s'abusait. C'est d'un air de stupeur profonde que Léon et Raymond Delorge accueillaient son étrange affirmation. Ils doutaient. --Comprends-tu bien, cher frère, fit doucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là?... De la tête, Jean répondit: --Oui. --Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu'à ce jour pour nous le dire? Comment ne nous as-tu pas écrit?... --Parce qu'il est de ces secrets qu'on ne confie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes les lettres qu'on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier. Et sans attendre les questions qu'il lisait dans les yeux de son frère et de Raymond: --Mais ayant tout, reprit-il, je veux vous dire comment j'ai appris ce que je sais. Aussitôt installé chez le digne négociant qui m'avait arraché aux misères de l'île du Diable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Il ne s'en trouvait pas dans l'île de Cayenne et je dus m'informer d'un menuisier capable de m'en fabriquer un. «On m'adressa à un nommé Nantel, dont la boutique fait le coin d'une des petites rues qui aboutissent à la place des Palmistes. «Cet homme, déporté depuis 1851, avait été gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avait épousé une jeune fille du pays, s'y était fixé, et était en train d'amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux, sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacent les ardoises et les tuiles. «Je trouvai un homme d'une quarantaine d'années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit tout d'abord ce que je désirais. «Lui ayant fait promettre de se mettre immédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nom pour qu'il m'apportât mon chevalet aussitôt qu'il l'aurait terminé. «Mais au lieu d'inscrire ces renseignements sur le petit cahier qu'il avait sorti tout exprès d'un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, me considérant d'un air d'ébahissement extraordinaire. «--Ah çà! qu'est-ce qui vous prend? lui demandai-je. «--Oh! rien, me répondit-il, c'est ce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs... «--Avez-vous donc connu quelqu'un s'appelant comme moi? «--Oui, un pauvre diable, enlevé comme moi en 1851. «O mes amis, à cette réponse, je sentis tressaillir en moi les plus folles espérances, et d'une voix altérée par l'angoisse: «--Savez-vous le prénom de cet infortuné? m'écriai-je. «--Certainement, me répondit Nantel, il s'appelait Laurent. «Ainsi plus de doute!... Le hasard, non, la Providence venait de me rapprocher d'un homme qui avait connu mon père, qui l'avait vu depuis le jour fatal où il nous avait été arraché, qui allait peut-être enfin m'apprendre quelque chose de sa destinée et me mettre sur ses traces. «--Monsieur Nantel, lui dis-je, je suis le fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu'il a disparu, c'est en vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de ses nouvelles... Nous avions fini par croire qu'il avait été tué lors des affaires de Décembre. «--Pour cela je vous affirme que non, me répondit le brave menuisier, et la preuve, c'est que je me suis trouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte la traversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensemble à l'île du Diable. «Je me sentais devenir fou à cette pensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais de tant souffrir, à cette idée qu'il avait foulé ces sentiers que je parcourais, qu'il s'était assis peut-être sur ces rochers où tant de fois j'étais allé m'asseoir et rêver à la France... Mais qu'était-il devenu? «--Sans doute il est mort? demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant de malheureux, il a succombé aux atteintes du climat. «--Non, me répondit Nantel, il a tenté une évasion, et j'ai lieu de supposer qu'il a réussi. J'ai vu depuis un déporté qui m'a dit lui avoir parlé. L'émotion de Jean gagnait ses auditeurs. Pour la première fois, depuis dix ans, une lueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueur filtrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoir éclairer le mystère d'iniquité dont ils avaient été victimes. Mais déjà Jean continuait: --Ainsi que vous le pensez, j'accablai maître Nantel de tant de questions incohérentes qu'il en fut tout étourdi, et qu'il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, me disant que c'était tout une histoire qu'il avait à me conter, qu'il lui faudrait un peu de temps et qu'il avait besoin de mettre de l'ordre dans ses souvenirs... «Le récit qu'il me fit ce jour-là, je le lui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour à Cayenne. «J'ai fait plus. Songeant de quelle importance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de ce brave homme, je l'ai prié d'écrire ce qu'il me disait et de le signer. «Il a consenti et, avant mon départ de la Guyane, j'ai eu le soin de faire légaliser sa signature... «Cette relation de Nantel, je la garde précieusement et je vais vous la lire... Ayant dit, Jean tira de son portefeuille un cahier de papier grossier, couvert d'une grande écriture inexpérimentée, et il lut: «_Sur la prière de_ M. Jean Cornevin, _artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi_, Antoine Nantel, _menuisier, demeurant à Cayenne, j'écris ce qui est venu à ma connaissance de l'histoire de_ Laurent Cornevin, _faisant le serment sur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que la vérité_. «Le 3 décembre 1851, passant rue du Petit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de se battre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plus voisine. «Le lendemain, on me fit monter dans une voiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest. «Le voyage fut si long et si pénible que, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes que j'éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravement pour qu'on fût obligé de me porter à l'hôpital. «Comme de raison, c'était à l'hôpital du bagne. «J'y étais depuis une semaine, lorsqu'une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grand bruit. «On apportait dans le lit le plus rapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang. «Les infirmiers s'empressaient autour de lui, et j'en entendis un qui disait: «--S'il en revient, celui-là, j'irai le dire au pape. «Toute la nuit, en effet, il resta sans connaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyais trépassé quand arriva l'heure de la visite. «Il vivait encore cependant, et le chirurgien-major, après l'avoir examiné et pansé, déclara qu'il le sauverait. «J'appris alors qui était ce malheureux, qui avait le numéro 23 tandis que moi j'avais le numéro 22. «C'était comme moi un détenu destiné à Cayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper la surveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il lui avait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force et d'agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé, et il avait été précipité d'une hauteur de plus de vingt-cinq mètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées, et d'effroyables blessures à la tête. «En dépit de tout, les prévisions du docteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer en convalescence. «Mais c'est en vain que j'essayais de lier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou par non... quand il daignait me répondre. «Tant que durait le jour, il restait accroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeux fixes comme ceux d'un fou. «La nuit, c'était bien autre chose: il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, je l'entendais répéter:--Ma pauvre femme!... mes pauvres enfants!... «C'était à fendre l'âme, tellement que moi, qui n'avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai au surveillant de me changer de lit. «Le surveillant, naturellement, m'envoya promener, mais en même temps il dit au 23 que ce n'était pas une vie que de geindre comme cela, qu'il gênait ses voisins, et que s'il continuait il le punirait. «Ce malheureux ne répondit rien, mais son regard m'entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand me fixant il me dit:--Je tâcherai de ne plus pleurer puisque cela vous gêne... «Je possédais à ce moment trois louis qui étaient toute ma fortune au monde et que je conservais précieusement. Eh bien! je les aurais donnés de grand cœur pour n'avoir pas fait cette bête de demande de changement. J'avais comme des remords. Je me disais: «--Cela t'est bien facile, triste gars que tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seul sur la terre, personne ne te regrette, tu n'as personne à regretter, c'est pour toi seul que tu travaillais... Tandis que ce pauvre homme! Qui sait ce qu'il laisse derrière lui! Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits... «Naturellement, je demandai pardon au 23 de ce que j'avais fait, lui disant que c'était sans mauvaise intention, et qu'il pouvait pleurer tout son content... «Mais il ne me répondit que par un hochement de tête, et depuis, je ne l'entendis plus jamais. «La nuit, de même que dans la journée, il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu'une pierre, froid et immobile comme elle. «Il me désolait, véritablement, quand une après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait les convois de transportés vint à traverser notre salle. «Apercevant le 23 qui se chauffait contre le poêle, il s'approcha, et lui frappant sur l'épaule: «--Eh bien! mon pauvre Boutin, lui dit-il gaiement, car ce n'était pas un méchant homme, eh bien! nous avons voulu faire de la gymnastique de chat! «Le 23 ne répondit pas. «--Êtes-vous sourd? insista l'inspecteur. «De même que la première fois, le 23 garda le silence. «Et alors l'inspecteur s'impatientant: «--Sacrebleu! s'écria-t-il, allez-vous me répondre, à la fin des fins!... «--Je répondrai quand vous m'appellerez par mon nom, déclara le 23. «L'inspecteur haussa les épaules. «--Encore cette mauvaise scie! fit-il. «--Mon nom n'est pas Boutin. «--Connu! vous m'avez chanté cette même chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes, croyez-moi, renoncez à nier votre identité. A quoi sert de vous obstiner? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vous êtes démasqué, votre dossier en fait foi. C'est sous votre nom de Boutin que vous m'avez été remis, que je vous ai amené à Brest et que je vous ai fait inscrire à l'arrivée. C'est sous le nom de Boutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et que vous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vous resterez tant que vous vivrez... «--Comme vous voudrez, fit le 23. «Seulement, dès que l'inspecteur se fut éloigné: «--Ah ça! comment donc vous appelez-vous? demandai-je à mon voisin. «C'est à peine s'il daigna se tourner de mon côté, et du bout des lèvres: «--Dame!... Boutin, à ce qu'il paraît, me répondit-il. N'avez-vous pas entendu? «Cette fois je fus vexé, et il y avait de quoi. Il était clair qu'il se défiait de moi. [Illustration:--Au nom de la loi je vous arrête!] «Je renonçai donc à lui adresser la parole, et vrai, c'était pour moi une rude privation. Dans cette grande salle de l'hôpital du bagne, il n'y avait que nous deux de Parisiens, il n'y avait que nous d'honnêtes gens, surtout. Les autres malades étaient tous des forçats, et j'aurais laissé ma langue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler une bavette avec eux. «Cependant les jours ont beau paraître longs, comme ils n'ont jamais que vingt-quatre heures ils passent tout de même. «Ils passaient si bien, à l'hôpital, que déjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de ma maladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pour la Guyane en décembre et en janvier. «Nous allions, du reste, bien mieux l'un et l'autre. Moi, je ne sentais plus qu'un peu de faiblesse. Lui n'avait plus que des cicatrices. «Un beau matin de février, le chirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet de sortie. «Et, après la visite, le gardien-chef nous cria: «--Allons, le 22 et le 23, embarque! embarque!... Faites vos paquets, mes enfants, vous coucherez ce soir à bord du transport le _Rhône_... «Nos paquets...! Quelle plaisanterie!... «J'avais été arrêté en bras de chemise, et la vareuse que j'avais sur le dos, et le bonnet de laine que j'avais sur la tête me venaient de l'administration. «Mais si l'annonce de notre brusque départ me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le 23. «En un moment, il changea du tout au tout, et lui si impassible d'ordinaire, je le vis tout à coup affreusement troublé, pâle, agité, inquiet. «Il hésitait à me parler, je le voyais; mais bientôt, se décidant: «--Voulez-vous me rendre un grand service? me demanda-t-il. «Je lui répondis que oui, naturellement. «--Avant de nous laisser sortir d'ici, reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner nos effets de route. «--C'est même certain, dis-je. «--Eh bien! continua-t-il, nous ne serons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans la moindre attention, uniquement pour la forme... Moi, au contraire, je serai l'objet des plus minutieuses investigations... «--Pourquoi cette différence? «--Parce que, me répondit-il, on me soupçonne d'avoir en ma possession une chose que je possède en effet, et que jusqu'ici j'ai eu le bonheur de soustraire à toutes les recherches. Voulez-vous charger de cette chose? Oui. Eh bien! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ce que vous avez d'adresse et de ruse, et que vous me la rendrez lorsque nous serons sur le vaisseau... «Je fis le serment qu'il me demandait. «Aussitôt il décousit la ceinture de son pantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume, qu'il me remit. «Après avoir pris son avis, je la cachai dans mon bonnet de laine, qui, appartenant à l'administration, ne devait pas m'être retiré. «La précaution était sage; les prévisions du 23 se réalisèrent de point en point. «C'est à peine si on me visita. «Pour lui, voici quelles mesures on prit: «On le fit déshabiller dans une chambre, et lorsqu'il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans la pièce voisine, qu'il y trouverait pour s'habiller les effets neufs que lui donnait l'administration en échange des siens. «Seulement le 23 n'était plus cet homme que j'avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible en apparence à tout ce qui n'était pas son chagrin. «La nécessité de tromper les espérances de ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés. «Au lieu d'obéir, il se mit à se défendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu'on n'avait pas le droit de les lui prendre, qu'il se ferait hacher en morceaux plutôt que de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l'homme à qui on arrache ce qu'il a de plus précieux, et le jouant si bien, que je m'y sentais presque pris, moi qui pourtant avais sa lettre dans la doublure de mon bonnet. «Cependant, comme bien vous pensez, il fut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient les vêtements neufs et on l'habilla de force, tandis qu'il poussait des hurlements de rage. «Ce que je remarquai, car les portes étaient restées ouvertes, c'est qu'un monsieur, qui m'avait tout l'air d'arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l'opération et s'emparait des effets que venait de quitter mon camarade... «Le soir même, nous étions installés dans l'entrepont du transport le _Rhône_, et je remettais au 23 sa précieuse lettre. «C'est d'une main frémissante de joie qu'il la prit, et, la serrant contre sa poitrine: «--Maintenant, prononça-t-il, nous serons en pleine mer avant que les brigands n'aient examiné fil à fil les loques qu'ils m'ont prises, et reconnu qu'ils sont volés... «Puis, me serrant les mains à les briser: «--Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci!... C'est plus que ma vie, c'est plus que la vie des miens que vous sauvez... Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant a tracé au crayon sa dernière pensée, c'est l'honneur!... Brusquement, comme s'il eût été mû par un ressort, Raymond Delorge s'était dressé. --Dieu puissant! s'écria-t-il, les pressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas! Il est donc vrai que mon père, avant d'expirer, a eu le temps d'écrire le nom de son assassin! Et prenant les mains de Léon et de Jean, non moins émus que lui: --O mes amis, continua-t-il, d'une voix où vibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que ne vous dois-je pas!... C'est pour ma mère, c'est pour moi que votre père s'est généreusement sacrifié! C'est pour sauver le dépôt sacré d'un mourant qu'il vous faisait orphelins! C'est pour garder la parole jurée qu'il se laissait traîner de prison en prison jusqu'aux déserts de la Guyane! O mes amis, par quel dévouement reconnaître ce dévouement sublime? Comment jamais m'acquitter envers vous? Ce fut Jean qui l'interrompit. --Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il, que ton amitié... Avant de connaître la dette, ta mère l'avait payée au centuple... N'est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon et moi, ce que nous sommes? N'est-ce pas à elle que ma mère et mes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisible vie?... --Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notre père a fait son devoir... O mon père, tu n'étais qu'un pauvre homme et de la plus humble condition, mais je suis fier d'être ton fils... Mais déjà Jean avait repris la lecture de la relation. «.....Il n'en fallait pas tant que m'en disait le 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité. «Pourtant, je n'osai pas l'interroger. «Il me semblait que c'eût été, en quelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que je venais de lui rendre. «J'affectai même de détourner la tête pour ne rien voir, pendant qu'il cherchait une cachette sûre pour sa précieuse lettre. «Et quand je dis: lettre, c'est faute de savoir comment m'exprimer autrement. «Ce que j'ai eu entre les mains, moi, était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à la gomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel il tenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et le préserver des taches et des souillures. «Mais, si je ne questionnais pas mon camarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter. «Un prisonnier se préoccupe d'une mouche qui vole, et ici ce n'est pas d'une mouche qu'il s'agissait, mais de quelque secret d'une grande importance--à ce que je me figurais, du moins. «Songeant aux mesures exceptionnelles dont mon camarade était l'objet, à cette insistance qu'on mettait à lui donner un nom qu'il prétendait n'être pas le sien, aux propos des gardiens à qui j'avais entendu dire que le 23 était signalé comme un homme dangereux, j'en vins à m'imaginer qu'il était un des chefs du mouvement de 1851. «Non pas un des farceurs qui mettent les pauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plus rapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leur personne tant qu'il y a à payer et qui boivent sans faire la grimace le vin qu'ils ont tiré. «Plus je réfléchissais, plus il me semblait que devais avoir raison. «Si bien que j'en vins à le traiter non plus comme un égal, mais comme un homme important, m'efforçant par mes soins et par mes services de lui témoigner le respect que m'inspirait son dévouement à notre cause. «Il mit du temps à s'en apercevoir, mais pourtant il s'en aperçut. «Il m'interrogea. «Et comme je lui disais franchement mes idées: «--Hélas! mon pauvre camarade, me dit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suis occupé de politique, et il n'y a rien de politique dans mon malheur. «Ce n'était pas assez pour me convaincre. «--Et cependant, repris-je, vous voici transporté politique ni plus ni moins que moi. «--C'est vrai, me répondit-il, on a trouvé ce moyen de se débarrasser de moi. «Et comme je le regardais d'un air de doute: «--On a essayé, poursuivit-il, de me faire tout doucement passer le goût du pain. C'eût été plus sûr. Le malheur, c'est que le coup a manqué lorsqu'il était facile. Plus tard, il eût fallu mettre quelqu'un dans la confidence, c'est-à-dire remplacer un danger qui est moi, par un autre danger, qui eût été mon assassin. Tout bien considéré, on a songé à Cayenne, qui est loin... «--Et c'est pour cela qu'on prétend vous donner un autre nom que le vôtre? «--Précisément. Ne pouvant m'ôter la vie, on m'ôte mon état civil... Je ne m'appelle pas Boutin plus que vous. Mon nom est Laurent Cornevin, et, bien loin d'être un personnage, je ne suis qu'un pauvre garçon d'écurie. Mais c'est ainsi: les plus grands, quelquefois, tremblent devant les plus petits... «--Il passa la main sur son front, comme pour en chasser des souvenirs pénibles, puis lentement: «--Je vous ai confié cela à vous, mon bon Nantel, me dit-il, parce que vous êtes un brave homme que j'estime, et que, grâce à ce papier que vous avez sauvé, le crime sera peut-être puni... Mais, je vous prie, qu'il ne soit jamais question de cela entre nous; ne parlons plus de ces choses, ne parlons même plus. «Il est de fait qu'il ne s'usait pas la langue à babiller, le malheureux. «La fièvre qui l'avait saisi lorsqu'il avait vu son trésor menacé n'avait pas duré plus que le danger. «Une fois en sûreté dans le vaisseau, il était tombé dans un tel anéantissement qu'il ne s'aperçut même pas qu'on levait l'ancre et qu'on mettait à la voile. Dieu sait si on s'en apercevait, cependant!... «Le temps était affreux, le _Rhône_ roulait et tanguait sur les lames comme une barrique vide, et je croyais que j'allais rendre l'âme, tant je souffrais du mal de mer. Ce n'est qu'au bout de huit jours que je revins tout à fait à moi. «Nous n'étions pas à la noce sur ce bateau, et cependant nous n'y étions pas si mal qu'on me l'avait annoncé. «Notre nourriture était exactement celle des matelots, moins l'eau-de-vie. Nous mangions assez souvent de la viande fraîche et on nous distribuait tous les jours un boujarron de vin. La nuit nous avions un hamac. «Ce qui faisait notre bonheur, c'était que nous étions très peu de transportés à bord, et que le commandant était un bon homme. Le jour du départ, il nous avait dit: Tant que vous serez sages et soumis, je vous accorderai tout ce que permet le règlement. Mais au premier signe d'insubordination, plus rien. Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Si vous ne voulez pas que les bons pâtissent pour les mauvais, faites la police entre vous. «C'était parler comme il faut, car il n'y eut pas une punition parmi les transportés pendant toute la traversée... «Et pourtant nous avions à souffrir de bien des choses. Du manque d'air et d'exercice, principalement. «Comme on nous faisait monter sur le pont par divisions, chacun de nous n'y restait guère que deux heures par jour. «C'étaient mes meilleurs moments. «Le 23, lui, Boutin, ou plutôt Laurent Cornevin, puisque tel était son vrai nom, était peut-être le seul à ne pas s'en soucier plus que d'autre chose. «Son tour de monter venu, il allait s'asseoir sur quelque paquet de cordages, les coudes sur les genoux, le menton dans la paume de ses mains, et par n'importe quel temps, sous le vent ou sous la pluie, sous un soleil dont l'ardeur faisait fondre les coutures du pont, il restait immobile, les yeux fixés vers le point de l'horizon où il supposait que devait se trouver la France. «Une fois je le voyais plus triste que de coutume: «--Voyons, mon camarade, lui dis-je, du courage, morbleu! Il ne faut pas comme cela rester seul à se forger des idées noires!... «Il branla la tête, et d'une voix à faire mollir le cœur d'un bourreau: «--Est-ce donc me forger des idées noires, me dit-il, que de pleurer sur ma pauvre jeune femme, et sur mes cinq petits enfants!... Que sont-ils devenus? Ils n'avaient que mon travail pour vivre! Quand j'ai été enlevé, il y avait soixante-cinq francs à la maison... «Une autre fois, comme il regardait la mer avec une fixité effrayante, j'eus peur. «--A quoi songez-vous? lui demandai-je brusquement, voulant lui donner à entendre que je craignais qu'il ne songeât à en finir avec la vie. Il me comprit: «--Rassurez-vous, Nantel, me dit-il; je sais que ma vie ne m'appartient pas... Dieu m'a rendu témoin de certaines choses, c'est afin que je devienne l'instrument de sa justice... J'ai une tâche à remplir, je la remplirai... «Voilà les seules confidences que me fit mon pauvre camarade Laurent Cornevin, pendant toute cette longue traversée--les seules que je me rappelle, du moins. «Et cependant il avait confiance en moi, et je suis sûr qu'il m'aimait. «Souvent il m'offrait sa ration de vin, en me disant: «--Prenez, j'en ai moins besoin que vous. J'éprouve à vous voir boire plus de plaisir que je n'en ressentirais en buvant moi-même. «Du reste, Laurent disait vrai, il en avait moins besoin que moi. «Chagrins, regrets, privations, douleurs du corps et douleurs de l'âme, rien n'avait de prise sur son organisation de fer. «Tous plus ou moins, nous étions endoloris et indisposés, lui jamais. «Les ardeurs dévorantes du soleil sur le pont ne l'incommodaient pas plus que l'air empesté de notre batterie. «Et un jour que je lui marquais mon étonnement de cette santé miraculeuse: «--Une pensée fixe comme celle que j'ai en moi, me dit-il, est un talisman qui préserve de tout. Il ne faut pas que je sois malade, je ne le serai pas... «Moi qui n'avais pas de pensée fixe, et qui me sentais de moins en moins bien, je ressentis une grande joie le jour où un matelot me dit en me montrant la mer: «--Voyez-vous comme l'eau change de couleur, comme la vague devient bourbeuse, c'est signe que nous approchons... Demain, la terre sera en vue. «Il ne se trompait pas. «Le lendemain, lorsque mon tour vint de monter respirer sur le pont, je pus distinguer tout au fond de l'horizon, pareilles à une brume légère, les terres de la Guyane. «Bientôt, au-dessus des vagues jaunâtres, deux rochers se dressèrent, arides et nus, qu'on appelle les Connétables. Puis apparurent les îles Remire, les îles du Père, de la Mère et des Deux-Filles. «Tant loin que pouvait s'étendre la vue, on apercevait la côte, pareille à un banc de vase, bordée de palétuviers. «Enfin, nous arrivions aux îles du Salut. «Il n'était pas un transporté qui ne fût joyeux, pas un qui n'eût hâte de fouler cette terre d'exil. «Il n'y avait que Laurent qui restait accroupi sur les cordages, morne comme d'ordinaire, et comme étrangers â tout ce qui se passait autour de lui. «Je lui secouai le bras. «--Vous n'entendez donc pas? lui dis-je. Vous ne voyez donc pas?... La terre! voilà la terre, nous sommes arrivés... «Il haussa les épaules, et d'un accent ironique: «--Alors, fit-il, vous trouvez que c'est un motif de se réjouir!... «Hélas! il avait raison, il me fallut bien le reconnaître, lorsqu'on nous eut débarqués à l'île du Diable, au nombre de cent cinquante ou deux cents. «Rien n'y était préparé pour nous recevoir. «Il ne s'y trouvait, en fait de construction, qu'un blockhaus où logeait la compagnie d'infanterie de marine chargée de nous garder et un magasin pour les ustensiles et les provisions. «Nous autres nous dûmes coucher dans des cases de fer couvertes en zing ou dans des cabanes de branchages tout aussi grossières que celles des sauvages. «Dans les cases de fer, qui avaient été tout d'abord surnommées les marmites, on étouffait. Dans les cabanes, on grelottait, dès que s'élevait le brouillard blanc de la Guyane, si malsain qu'on l'appelle le linceul des Européens. «Pour la nourriture, à peine étions-nous aussi bien qu'à bord du _Rhône_. «Deux fois par semaine, un petit bateau à vapeur, l'_Oyapock_, nous apportait de Cayenne nos provisions, consistant surtout en viandes salées. «Du reste, rien à faire en ces premiers temps, sinon quelques corvées à tour de rôle. «Quand on avait répondu aux deux appels du matin et aux deux appels du soir, on pouvait à son gré errer dans l'île, qui était tout ombragée d'arbres magnifiques, tendre des pièges aux oiseaux, pêcher ou chercher sur la côte des coquillages ou des tortues. «Moi, qui suis menuisier de mon état, je m'étais construit une baraque plus confortable que les autres, et comme de juste, je la partageais avec mon camarade Laurent. «Depuis notre débarquement, je remarquais en lui un certain changement. Il était toujours aussi taciturne que par le passé, mais à son air de douleur résignée avait succédé une expression de résolution étrange. «Quand il me parlait de sa famille, de ses enfants, ses yeux ne s'emplissaient plus de larmes. «--Maintenant, me disait-il, leur sort est décidé. Ou Dieu a eu pitié d'eux et ils sont sauvés, ou il les a oubliés et alors ils sont depuis longtemps morts de misère. «Ce changement de Laurent m'étonnait d'autant plus, qu'il avait dû être l'objet de recommandations particulières, et qu'on le tracassait et qu'on le surveillait plus qu'aucun de nous. «D'abord on s'obstinait à lui contester son état civil. «C'est au nom de Boutin qu'il devait répondre et qu'il répondait en effet aux quatre appels de chaque jour. «Puis, jamais on ne l'employait aux corvées qui eussent pu le mettre en contact avec les étrangers qui venaient quelquefois à l'île du Diable. «Une fois cependant, il avait réussi à parler à un matelot de l'_Oyapock_, et à décider cet homme à lui jeter une lettre à la poste de Cayenne. «Cette lettre fut interceptée. «D'après ce que m'a dit Laurent, elle était adressée à une dame veuve habitant Paris et ne contenait que ces seuls mots: «Je vis!» et sa signature. «C'était peu, et cependant cela lui coûta cher. «Conduit devant le gouverneur de l'île, il fut condamné à quinze jours de cachot, à la demi-ration, pour tentatives de correspondances avec l'extérieur... «Il les fit, ces quinze jours... «Et lorsqu'il me revint, pâli et exténué: «--Crois-tu, me dit-il, me tutoyant pour la première fois, crois-tu que je lui en veux à ce commandant. Non. Il ne me connaît que par ce qu'on lui a dit de moi, et me croit un homme très dangereux... Il est soldat, il exécute sa consigne... Mais les autres, les autres!... [Illustration:--C'est la fumée du navire, dit-elle.] «Que voulait-il dire et quels étaient ces autres, je l'ignore... «L'ayant questionné à ce sujet, il me répondit qu'il lui était interdit de me répondre... «Seulement, depuis cette affaire, toutes ses habitudes changèrent. «Au lieu de rester dans notre case à fabriquer avec moi divers menus ouvrages que nous faisions vendre à Cayenne et dont le produit améliorait notre ordinaire, Laurent se mit à passer ses journées dehors. «Il décampait sitôt l'appel du matin, avec un morceau de biscuit dans sa poche, et ne reparaissait plus qu'à l'appel de six heures. «Jusqu'à ce qu'enfin, un soir: «--Ma résolution est prise, Nantel, me dit-il, et tout est prêt... Demain, j'essaie de m'évader. «Je frémis. «Tenter de s'évader de l'île du Diable, c'était, nous le savions tous, courir à une mort certaine et affreuse. «Il n'était pas impossible de construire une embarcation capable de tenir la mer par un temps calme, pas impossible de la lancer et de s'éloigner de l'île. Mais après?... Où aller avec cette embarcation, sans voile, sans boussole, sans armes, sans provisions... «Quelques-uns avaient tenté cet acte de désespoir... Les uns avaient péri misérablement, perdus dans les forêts du continent... On avait trouvé les autres morts de faim dans leur canot ballotté par les vagues... Pas un n'avait réussi. «--Tu ne feras pas cela, Cornevin, m'écriai-je. «Mais lui, froidement: «--Je le ferai, prononça-t-il, et je réussirai... Dieu, dont je sers la justice, me protégera... «Ce n'était pas la première fois que Laurent Cornevin m'exprimait cette conviction, que la Providence l'avait choisi pour une mission spéciale. «Seulement, j'avais toujours évité ou détourné ce sujet de causerie, parce que, dès qu'il l'abordait, je voyais ses yeux briller d'un éclat plus sombre et sa physionomie prendre une expression inspirée qui m'inquiétait. «Je craignais que sa raison ne résistât pas aux souffrances qu'il avait endurées. «Mais ce soir-là, le voyant résolu à ce qui me paraissait un suicide, je n'hésitai pas à lui découvrir toute ma pensée. «Je lui dis que très certainement il prenait pour des réalités les chimères de son imagination, que la Providence n'a pas d'élus, et que si véritablement il se croyait une tâche à remplir, ce devait lui être une raison de ne pas se précipiter dans un péril certain. «Et je lui rappelais en même temps la légende sinistre des évasions de l'île du Diable. «Il m'écouta sans m'interrompre, sans que son visage trahît rien de ce qui se passait en lui. Et quand il vit que je m'arrêtais faute d'objections: «--Camarade, me dit-il, je te remercie de tes efforts pour me retenir. Tu dis vrai: ce que je tente serait insensé et je périrais si j'étais abandonné à mes seules forces. Mais ce n'est pas sur moi, chétif, que je compte. S'il faut un miracle pour me tirer d'ici sain et sauf, sois tranquille, ce miracle se fera. Je lis le doute dans tes yeux. Tu ne douterais pas s'il m'était permis de te dire mon secret. Cesse donc de t'opposer à mon projet. Une voix au dedans de moi me parle, à laquelle je dois obéir. «J'éprouvai en ce moment une des plus grandes douleurs que j'eusse ressenties depuis mon arrestation. «Je ne doutai pas que mon pauvre camarade n'eût perdu l'esprit. «Hélas! ce n'était pas le premier dont je voyais la raison s'égarer... Il y en avait parmi nous dont les questions politiques et sociales avaient fini par exalter les facultés jusqu'au délire... Ceux-là aussi parlaient de leurs voix!... «C'est à ce point que la tentation me vint de prévenir le commandant des intentions de Laurent Cornevin. «Non, cependant. «La trahison, de quelque prétexte qu'on la colore, est toujours la trahison, c'est-à-dire le plus lâche, le plus vil et le plus exécrable des crimes. «Je décidai que si, comme il n'était que trop probable, je ne parvenais pas à retenir Laurent, eh bien! sa destinée s'accomplirait. «Mais je le priai de me confier son plan et de me dire ses moyens d'exécution. «Il ne fit pas de difficultés. «Pendant toutes ces longues journées passées hors de notre case, il s'était construit, me dit-il, un canot. Il comptait s'y embarquer et ramer vers la pleine mer jusqu'à ce qu'il rencontrât un navire qui consentît à le recueillir. «C'était insensé, je le lui dis. Il me répondit avec un calme désespérant qu'il le savait aussi bien que moi, mais que sa détermination était irrévocable. «Tout ce que je pus obtenir de lui fut qu'il remettrait son départ d'une semaine, et que, pendant ces huit jours, nous économiserions sur nos rations quelques livres de biscuit qu'il emporterait. «Il fut convenu aussi qu'il me montrerait son embarcation, et que je l'aiderais à la perfectionner s'il y avait lieu. «Il y avait lieu, en effet. «Je demeurai stupide d'étonnement, le lendemain, lorsque Laurent, m'ayant conduit à un des points les plus sauvages de la côte, me montra derrière un groupe de rochers ce qu'il appelait son canot... «Cela, un canot!... Ce n'en était même pas l'apparence. «Ignorant l'art de débiter et de travailler le bois, privé d'outils, Laurent n'était arrivé à produire qu'une machine informe et sans nom. «C'était une sorte de radeau, composé de troncs d'arbres grossièrement équarris et si imparfaitement assemblés que la première lame devait les disjoindre et les disperser au hasard. Au milieu, un mât était planté, destiné à porter en guise de voile une de nos couvertures. «Deux fortes branches, taillées à plat à l'extrémité, formaient les avirons. «--Et c'est avec cela, m'écriai-je, que tu comptes affronter la haute mer!... «Mais je l'avais tant tourmenté depuis la veille que l'impatience le gagnait. «--Oh! assez, me dit-il. J'accepte ton assistance, mais je ne veux plus de conseils ni de remontrances. «Il était clair que rien ne changerait plus cette volonté tenace et aveugle. «Je me tus et je me mis à l'œuvre. «En huit jours, si je ne construisis pas un canot, je fabriquai du moins une sorte de boîte assez solide pour tenir la mer par un beau temps. «Laurent, de son côté, se procura quelques vivres. «Le dimanche suivant, tout était prêt, et nous décidâmes, mon pauvre camarade et moi, qu'il s'évaderait dans la nuit du lundi au mardi. «Quelle journée, que cette journée du lundi!... «J'étais comme une âme en peine, ne sachant que faire pour cacher les pressentiments funèbres qui m'obsédaient. Chaque fois que je regardais Laurent, mes yeux se remplissaient de larmes. Il était pour moi comme un condamné à mort. «Lui, était plus que calme, il était gai. «Il ne s'était vraiment préoccupé que d'une chose, de cette lettre dont j'avais été un moment le dépositaire, à Brest. Il l'avait glissée dans une de ces petites fioles où on nous distribuait des médicaments et l'avait suspendue à son cou. «Comme cela, m'avait-il dit, si je venais à tomber dans l'eau, la lettre ne serait pas mouillée... «Enfin, le soir arriva. «La retraite sonna, nous allâmes répondre à l'appel et, comme à l'ordinaire, nous regagnâmes notre case. «Entre Laurent et moi, pas un mot ne fut échangé, jusqu'à ce qu'enfin, entendant relever les factionnaires: «--Il est temps de partir, me dit-il; en route!... «Je me chargeai d'un sac qui contenait les provisions, et nous sortîmes... «Quelques précautions étaient indispensables. «Le jour, nous étions libres dans l'île; mais la nuit, il nous était défendu de sortir d'un enclos où étaient construites nos cabanes, et des factionnaires gardaient cet enclos depuis la retraite jusqu'à la diane. «Nous passâmes néanmoins, et bientôt nous fûmes au radeau. «Il pouvait être onze heures. «La nuit était sombre, mais la lune ne devait pas tarder à se lever. «Le temps était lourd. Pas un souffle de vent n'agitait les feuilles des arbres... «La mer baissait... Près des rochers, comme toujours, elle paraissait agitée, ses lourdes lames jaunes se brisaient à grand bruit sur les cailloux, mais, au loin, elle était comme le tapis d'un billard. «--Laurent, lui dis-je, il est encore temps de réfléchir... «--Non, il n'est plus temps, s'écria-t-il. Aide-moi à mettre le canot à l'eau... «C'était une opération assez difficile. Nous la réussîmes pourtant, et bientôt ma fragile machine flotta le long d'un rocher. «L'heure suprême sonnait. Laurent me serra entre ses bras, et d'une voix forte: «--Adieu, mon bon Nantel, me dit-il, ou plutôt, au revoir. Tant que je vivrai, je me rappellerai que c'est à toi que je dois d'avoir sauvé le dépôt qui m'était confié. «L'émotion m'étouffait. «--Pauvre malheureux, pensai-je, combien d'heures encore as-tu à te le rappeler!... «Lui, s'était laissé tomber à genoux. «--Mon Dieu, prononça-t-il, si, comme je le crois, je suis l'homme de votre justice, vous me sauverez! «Puis, il se releva et, sautant sur le radeau, il le poussa loin du bord, et se mit à ramer vers la pleine mer, favorisé par la marée et le courant. «Moi, pendant plus d'une heure, je restai planté sur mes pieds à la même place, hébété de douleur. Laurent était mon camarade, depuis plus d'un an nous ne nous étions pas quittés un jour; c'était plus qu'un frère que je perdais... «Pour l'apercevoir encore, je gravis un rocher... «La lune s'était levée, la mer resplendissait comme un miroir d'argent, et sur cette surface blanche, à une demi-lieue au large, je distinguais, comme une tache noire, le radeau de Laurent Cornevin... «Ainsi, me disais-je, s'il ne survient pas quelque vague qui le submerge, ainsi il ramera toute la nuit, jusqu'à ce qu'il soit à bout de forces, et qu'il ait dévoré sa dernière miette de biscuit... Et après! quelle mort!... «Oui, je me disais cela, quand tout à coup, au fond de l'horizon, j'aperçus comme un nuage, qui semblait s'avancer vers l'île, et qui de minute en minute devenait plus distinct... «Une espérance insensée tressaillit en moi. Si c'était un navire!... «Le temps que dura mon incertitude me parut extraordinairement long. «Tout ce que j'avais d'intelligence et d'attention se concentrait sur ce point unique de l'espace où grossissait insensiblement mais incessamment le nuage que j'avais aperçu. «Enfin, le doute ne fut pas possible. C'était bien un navire que je voyais et qui s'avançait toutes voiles dehors. «Cette assurance me donna comme un éblouissement. «Moi qui m'étais si fièrement moqué de Laurent, moi qui traitais de folie sa foi profonde dans la protection de la Providence, j'étais forcé de croire. «Il me semblait que j'assistais à un de ces miracles qui confondent la raison et écrasent l'orgueil de l'homme. «N'était-ce pas un miracle, en effet, que la présence à point nommé de ce bâtiment dans les eaux funestes de la Guyane? «Depuis plus d'un an que j'étais à l'île du Diable, jamais on n'en avait signalé un seul, à l'exception de ceux que le gouvernement français employait au service de la colonie pénitentiaire... «Je frissonnai à cette réflexion. «Si ce vaisseau, pensais-je, allait être un vaisseau de l'État!... «Laurent y serait recueilli, c'est vrai, mais on l'y mettrait aux fers, pour commencer, et on le ramènerait ensuite à Cayenne, où il serait condamné, pour tentative d'évasion, à plusieurs mois de cachot. «Et ce n'était pas ma seule angoisse. «Ce bâtiment, que du haut du rocher que j'avais gravi je distinguais si nettement, mon pauvre camarade l'avait-il aperçu? Ramait-il vers lui? En était-il bien loin encore? Parviendrait-il à le rejoindre? «Je cherchai de l'œil le radeau. «Il était alors, autant que j'en pouvais juger, à un peu moins de la moitié de la distance qui séparait l'île du navire. Mais quelle pouvait bien être cette distance? Il eût fallu l'expérience d'un marin pour l'apprécier avec quelque certitude. «Ce qui était positif, c'est que Laurent avait hissé sa voile--notre couverture. De l'endroit où j'étais, elle me faisait l'effet de l'aile d'un oiseau de mer. «Je ne sais ce que j'aurais donné pour pouvoir attendre l'issue de cette scène poignante. Mais le jour allait venir et j'étais à plus d'une demi-lieue du camp. Je m'éloignai à regret... «Avec le même bonheur que la première fois, je franchis la ligne des sentinelles et je gagnai ma case. «L'instant d'après, l'appel du matin battit et j'allai me mettre à mon rang. «--Boutin! appela par trois fois le gardien de service. Boutin! Boutin!... «Il n'avait garde de répondre, comme de juste; il fut porté manquant. «Comme de raison aussi, l'appel terminé, on m'interrogea. «--Où est votre camarade? «Je répondis que je n'en savais rien, qu'il m'avait quitté la veille en me disant qu'il allait à la pêche, et que je ne l'avais pas revu depuis. «Comme on ne m'en demanda pas davantage pour le moment, je me trouvai libre et, de toute la vitesse de mes jambes, je courus au rocher d'où j'avais suivi le départ de Laurent. «Mais mon absence avait duré près de trois heures. «J'eus beau me crever les yeux à interroger l'immensité de la mer, je n'aperçus plus rien. L'horizon était vide. Le vaisseau et le radeau avaient disparu. «C'est le cœur bien gros et à pas lents que je regagnai le camp. «Et, certes, il m'eût bien surpris celui qui m'eût dit que j'allais y trouver un indice du sort de mon pauvre camarade. «C'est ce qui arriva, cependant. «Le petit bateau à vapeur qui faisait le service entre Cayenne et l'île du Diable venait d'arriver, et on m'appelait pour la corvée du déchargement... «Je me rendis au débarcadère, et j'aidais à hisser des sacs de biscuits, lorsque j'entendis un matelot dire à un de nos gardiens que le matin, au lever du jour, on avait signalé le passage d'un navire au vent des îles du Salut. «C'était, ajouta-t-il, un baleinier américain qui, le mois précédent, avait essuyé une tempête épouvantable, qui avait failli périr, et qui était allé réparer ses avaries à Démérara, le port le plus important de la Guyane anglaise. «Si je ne m'étais pas retenu, j'aurais sauté au cou de ce matelot. «--Ainsi, me disais-je, si Laurent a réussi à atteindre ce navire, il est libre à cette heure et maître d'utiliser cette lettre qu'il a sauvée au prix de sa liberté et peut-être de l'existence de sa femme et de ses enfants... «La joie que je ressentais était si grande, que c'est à peine si je pris garde aux menaces que me fit à l'appel du soir le gardien de service. «Naturellement, pas plus le soir que le matin, personne n'avait répondu au nom de Boutin; on s'en prenait à moi de son absence, et on voulait absolument me faire dire où il se cachait. «Car nul encore ne soupçonnait une évasion. «Ce n'est que dans l'après-midi du lendemain que la vérité éclata. «J'étais en train d'apprêter mon dîner, quand un gardien entra dans ma case comme une bombe, et d'un ton furieux: «Suivez-moi, me dit-il, le commandant vous demande. «Je le suivis, et comme le long de la route je le questionnais, feignant l'étonnement: «--C'est bon, c'est bon, me dit-il, on va vous régler votre compte. «Il est de fait que le visage du commandant n'avait rien de rassurant, et je m'expliquais sa colère, sachant de quelles instructions particulières Laurent avait toujours été l'objet. «--Où est Boutin? me cria-t-il, dès qu'il me vit à portée de l'entendre. «Et, comme je protestais que je l'ignorais. «--Vous ne voulez pas parler, insista-t-il. «--Je ne sais rien, mon commandant. «--C'est ce que nous allons voir, dit-il, suivez-moi... «Et faisant signe à deux soldats de se placer à mes côtés, il se mit à marcher devant nous... «C'est à plus d'un quart de lieue, sur le bord de la mer, qu'il me conduisit. «Là sur la grève était échoué le radeau de Laurent, qui avait été ramené par la marée montante et que deux soldats en train de pêcher avaient découvert. «A cette vue, je crus que le cœur allait me manquer... Mon pauvre camarade avait-il donc péri!... «La réflexion m'eut bientôt rassuré. «Le radeau était en aussi bon état qu'au départ, la voile seule et le sac de provisions manquaient, bien que ce sac eût été très solidement attaché à une traverse... N'était-ce pas une preuve que, si le radeau se trouvait là, c'est que Laurent avait été recueilli par le baleinier américain?... «--Eh bien! me demanda le commandant en me montrant le radeau, nierez-vous encore l'évasion de Boutin et la part que vous y avez prise? «Certainement, je niai. Malheureusement j'étais le seul menuisier de l'île, mon travail me trahissait. Je fus mis au cachot. «Je n'y restai pas longtemps... Mon bonheur voulut qu'on eût besoin à Cayenne d'ouvriers de mon état. J'y fus envoyé et employé. L'année suivante j'eus ma grâce et je me mariai... «J'étais sans nouvelles de Laurent Cornevin et je m'en étonnais, mais je ne doutais pas qu'il fût sauvé et libre. Je me disais: «--Celui qui lui a envoyé un vaisseau l'aura protégé... «Oui, je me disais cela, et je le pensais, quand un soir que me je trouvais dans un café de Cayenne, j'entendis un matelot américain raconter qu'autrefois son navire, passant le long des îles du Salut, avait recueilli un transporté français... «Je pris ce matelot à part et, l'ayant questionné, j'acquis la certitude du succès de l'évasion de Laurent Cornevin. «C'était bien de lui qu'avait voulu parler le matelot... «Il était resté six mois à bord du baleinier, payant de son travail son passage et sa nourriture, et s'était fait débarquer au Chili, à Talcahuana, le port de relâche des baleiniers...» V La voix de Jean Cornevin expirait sur ces derniers mots. Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel, et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il dit seulement: --Eh bien?... Ils ne répondirent pas tout d'abord. Un immense désappointement se peignit sur leur physionomie. Il était clair que cette fin si brusque, que ce dénoûment qui n'en était pas un, après des détails si précis, trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou du moins autre chose. --Enfin, c'est tout? interrogea Raymond. --Tout. --Nantel n'a ajouté de vive voix aucun détail? --Quel? --Je ne sais. Il se pourrait que ton père eût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge... --Il ne l'a jamais prononcé devant Nantel... --Il aurait pu dire de quel crime il a été témoin... --Il ne l'a pas dit... --Le nom des misérables qui le persécutaient si odieusement aurait pu lui échapper... --Jamais... --Il se pourrait qu'il eût laissé entrevoir ses projets d'avenir... [Illustration:--Dieu me pardonne! Je crois que vous engraissez!] Toutes ces questions, qui se succédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendre haleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, Jean Cornevin. --Notre père, prononça-t-il, n'a rien dit jamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel... Et, haussant les épaules, et non sans une certaine amertume: --Croyez-vous donc, reprit-il, toi, Raymond, qui m'interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vous donc que cette relation si complète que je viens de vous lire, a été écrite au courant de la plume et comme au hasard! Naïfs vous êtes, si vous n'y avez pas reconnu le fruit lentement mûri de patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Me prenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moins ambitieux d'arriver à la vérité?... Allez, tout ce que vous pouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenace qu'un juge d'instruction, j'ai obsédé Nantel de questions, tremblant toujours qu'il n'oubliât une circonstance, un détail, un mot, d'où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, ce brave et excellent homme s'est mis l'esprit à la torture pour se bien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu'il a écrit et signé... Jean s'était levé, et froissant le manuscrit de Nantel: --Je ne vous en veux certes pas, dit-il, mais vous êtes des ingrats!... --Oh! --Oui, des ingrats, car au lieu de vous réjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorant l'absence des informations qui vous manquent encore. Oui, des ingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouve soulevé par la déposition de Nantel. Et sans attendre les objections qu'il lisait dans les yeux de Raymond et de son frère: --Tenez, poursuivit-il vivement, résumons-nous et voyons où nous en sommes. «Nos soupçons d'hier sont aujourd'hui des certitudes. «Nous étions convaincus que le général Delorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, Laurent Cornevin, mais ce n'était qu'une conviction... Maintenant c'est un fait certain, nous en avons la preuve. «Hier, Léon, tu pensais que notre père avait été assassiné. «Tu sais que non aujourd'hui, et que si toutes nos recherches ont échoué, c'est qu'on lui a imposé un état civil qui n'était pas le sien; c'est que, sur tous les registres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin. «Nous sommes sûrs que notre père n'est pas mort à Cayenne. «Il nous est prouvé que, vers la fin de 1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, plein d'ardeur et d'espoir et certainement en possession de la lettre du général Delorge... Pourtant le front de Léon restait sombre. --Il m'en coûte, frère, prononça-t-il, de t'arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouver l'existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort... --Oh!... --Permets que je m'explique, et tu seras forcé de reconnaître que j'ai raison. C'est à la fin de 1853, n'est-ce pas, que notre père s'est trouvé libre à Talcahuana?... Combien y a-t-il de cela? Dix ans bientôt. Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe de vie... --C'est vrai, mais... --Quoi! si tu veux admettre que notre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu'il a oublié sa haine et ses projets de vengeance, qu'il a oublié la France et qu'il s'est installé au Chili, je te dirai: Oui, il est possible qu'il vive... Mais Jean n'était pas convaincu. --Soit, s'écria-t-il; selon les règles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être! Mais je crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie et votre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avait converti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi à la justice de Dieu, je l'ai!... Je crois comme a cru Nantel, quand tout à coup, des profondeurs de l'horizon, il a vu surgir le vaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de Laurent Cornevin... Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notre père menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permis qu'il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches, Celui qui l'a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnier ne s'est évadé, Celui-là ne l'aura pas abandonné et saura le faire apparaître à l'heure de sa justice!... Qui avait raison, du confiant enthousiasme de Jean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon? C'est ce que Raymond Delorge, pris pour arbitre par les deux frères, n'osait décider, encore que, par la pente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers les espérances de Jean. Le positif, c'est que ces renseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, les conditions de la lutte. Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ils d'attendre de plus amples informations avant de faire part du manuscrit de Nantel à Mme Delorge et à Mme Cornevin. --Et bien vous avez fait, leur dit Me Roberjot, lorsqu'ils le mirent dans le secret. A quoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérances qui sans doute ne se réaliseront jamais?... Car l'avocat, sans cependant se prononcer, partageait la façon de voir de Léon. Mais s'ensuivait-il qu'on ne dût pas chercher à tirer un parti quelconque de ce supplément d'informations véritablement providentiel? Non certes! Et ce fut Me Roberjot qui voulut se charger des premières démarches. Son influence, comme député de l'opposition, avait trop grandi, pour que l'administration osât lui opposer les mêmes fins de non-recevoir qu'autrefois. Et d'ailleurs il avait désormais un point de départ certain. Ce n'est plus de Laurent Cornevin qu'il demandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin. Et comme il était aisé de le prévoir, sous ce nom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposé pour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier. Moins de huit jours après une demande adressée à la préfecture de police, Me Roberjot recevait la note suivante: «BOUTIN (LOUIS), _trente-quatre ans, homme de peine, né à Paris_. «Pris les armes à la main derrière une barricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à la Conciergerie. «Dirigé sur Brest le 21 décembre suivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite de l'inspecteur de police Brichart. «Arrivé à Brest le 22. «Admis d'urgence le même jour à l'hôpital du bagne (lit nº 22), blessé grièvement à la suite d'une tentative d'évasion. «Sorti guéri de l'hôpital le 18 février 1852. «Embarqué ledit jour à bord du transport le _Rhône_, à destination de la Guyane. «Interné à l'île du Diable. «Mort le 29 janvier 1853. A péri en essayant de s'évader sur un radeau qu'il avait construit. Son corps n'a pas été retrouvé.» Cette note, c'était la preuve éclatante de l'exactitude de la relation de Nantel. Et si on eût pu acquérir pareillement la preuve que Boutin et Cornevin n'étaient qu'un seul et même individu, on eût eu les éléments d'une demande d'enquête qui eût pu conduire très loin M. le comte de Combelaine. C'est à quoi, malheureusement, il ne fallait pas penser. Il était clair que cette audacieuse substitution d'état civil avait été opérée fort secrètement par quelque créature de M. de Combelaine, et il n'était pas moins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pu demander des renseignements, ignoraient que cette substitution avait eu lieu... Deux autres particularités ressortaient encore de cette note: L'administration ne soupçonnait même pas le succès de l'évasion de Laurent Cornevin. M. de Combelaine devait se croire débarrassé du seul témoin de son crime, c'est-à-dire assuré d'une éternelle impunité. Mais ces démarches sans issue, ces conjectures sans résultat immédiat ne pouvaient contenter l'impatiente ardeur de Jean. Léon et Raymond lui proposaient d'écrire à Talcahuana, au consul de France: --Ah! gardez-vous en bien! répondait-il. Songez qu'une seule démarche inconsidérée peut donner l'éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, que nous savons, nous, et qu'ils ignorent. Songez que si notre père est vivant, comme je le crois, ce serait s'exposer à le perdre et à ruiner ses projets. Une autre fois, après de longues méditations: --J'admets pour un moment, reprenait-il, oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu'est devenue la lettre du général Delorge? Croyez-vous donc qu'avant de mourir il n'ait pas songé à la confier à quelqu'un pour nous la faire parvenir!... Quels projets il mûrissait dans le secret de ses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seules paroles. --Je parierais, disait Léon à Raymond Delorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuse extravagance. Ses opinions admises, il ne se trompait pas. A moins de huit jours de là, un beau soir, Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu'il allait partir pour le Chili. --Tu es fou!... fut le premier mot de Léon. --Oh! pas encore, répondit le jeune peintre, seulement je le deviendrais certainement si je restais ici, dans cette horrible incertitude, m'épuisant en conjectures et en projets impossibles... Avec Jean, discuter c'était perdre son temps et son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à lui opposer une objection irréfutable. --Et de l'argent? lui dit-il. --J'ai bien un millier d'écus... --Ce n'est pas avec cela qu'on va au Chili et qu'on en revient. --Je le sais. Aussi, ai-je l'intention de vous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi, tout ce dont vous pouvez disposer... --Et si nous te refusons.... Jean haussa les épaules. --Alors, répondit-il, j'irai tout simplement lire la relation de Nantel à Mme Delorge et à notre mère... Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoi je veux partir, je ne manquerai pas d'argent. C'était si parfaitement exact, et il était si bien d'un caractère à faire ce qu'il disait, que Léon et Raymond se tinrent pour battus. --C'est bien, dirent-ils à l'obstiné, tu auras ce qu'il faudra. Et, comme leurs caisses réunies ne faisaient pas la somme nécessaire, ils eurent recours au digne M. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s'était écrié: --Jean a raison et, si je n'étais pas si vieux, je l'accompagnerais! Restait à obtenir de Mme Cornevin son consentement à un long voyage, sans toutefois lui en révéler le but. --Je m'en charge, promit Me Roberjot, laissez-moi faire. Et, en effet, ayant trouvé une occasion de rencontrer Mme Cornevin: --Ce serait un grand bonheur, lui dit-il négligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Les partis se remuent beaucoup en ce moment: s'il reste à Paris, imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant un mois!... Le lendemain, c'était la pauvre mère qui conjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d'être si longtemps séparée, de s'éloigner. Et avant la fin de la semaine, tous ses préparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge le conduisaient à Bordeaux, où il s'embarquait pour Valparaiso. En serrant une dernière fois la main du voyageur: --Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, lui avait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nous vite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempête qui emportera l'empire, et avec l'empire les Maumussy et les Combelaine, les princesse d'Eljonsen, les Verdale, les docteur Buiron et les autres. Beaucoup, s'ils eussent entendu l'honorable député s'exprimer ainsi, se seraient écriés: --Folie!... Et non sans quelque semblant de raison. L'empire, en apparence, n'était-il pas toujours aussi fort? La machine politique montée au 2 Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts trop visibles? Paris, plus que jamais, était la capitale du plaisir, la ville de la joie et des fêtes. L'or affluait. C'était à qui, du haut en bas de l'échelle sociale, ferait les plus folles dépenses. Le luxe était prodigieux. L'étranger qui, par une belle après-midi du printemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenait ébloui, et à l'exemple de ce Suédois naïf écrivait sur ses tablettes de voyage: --Paris, ville de millionnaires. Tous les habitants ont chevaux et voitures. Pourtant, la guerre du Mexique venait d'être déclarée, et les moins clairvoyants s'étaient dit: --Ce sera la guerre d'Espagne du second empire. C'est que personne, à moins d'y être intéressé, ne s'était pris à la glu des phrases pompeuses par lesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d'exalter même cette étrange expédition. C'est que les débats de la Chambre, quelque sourdine qu'on eût essayé d'y mettre, s'étaient entendus de loin. C'est que les journaux avaient beaucoup parlé. Le public savait ou croyait savoir les motifs réels et véritablement incroyables de cette campagne aventureuse. On parlait de spéculations impudentes et de tripotages honteux. On ne se gênait pas pour dire que le but réel de la guerre du Mexique était d'assurer le payement de créances usuraires, achetées à vil prix par des personnages influents du gouvernement. De la sorte, l'armée française allait faire les fonctions d'huissier. Et au profit de qui? Dame! on citait le nom des acheteurs des créances et on disait le chiffre probable de leurs honorables bénéfices. On affirmait que M. de Maumussy avait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine, et aussi Mme la princesse d'Eljonsen. Si, du moins, elle eût brillamment réussi, cette expédition du Mexique!... La France ne pardonne-t-elle pas tout au succès?... Mais, follement entreprise par des gens qui ne connaissaient ni le pays qu'ils prétendaient soumettre ni les hommes qu'ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvait amener que des désastres. Son début fut un échec. Il fut aussitôt réparé, c'est vrai, et glorieusement vengé... Mais ensuite? Un archiduc d'Autriche, Maximilien, fut conduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgré les Mexicains... Mais après? Notre petite armée était comme perdue dans ces immenses provinces. Et successivement la France apprit avec stupeur: La résolution du gouvernement impérial d'évacuer le Mexique; L'arrivée à Paris de l'impératrice Charlotte, qui venait solliciter des secours d'hommes et d'argent, qui ne fut pas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après... Et enfin, la retraite et le rembarquement de l'armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine. Le dénoûment du drame ne devait pas se faire attendre. Un matin, arriva à Paris la nouvelle, à laquelle personne ne voulait croire, de l'exécution de Maximilien. La honte de n'avoir pas pu empêcher l'exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l'empire à la guerre du Mexique. Quant à ce qu'elle coûtait à la France d'hommes et de millions, on ne le sut que plus tard. --Il y avait pourtant là une grande idée, et la plus belle du règne, s'obstinaient à répéter les officieux. Soit... Seulement, pendant qu'on la mettait à l'exécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille de Sadowa et écrasait l'Autriche. L'empire avait, dit-on, promesse de M. de Bismarck d'une compensation. «--Cette puissance n'a rien qui doive nous inquiéter, au contraire, s'écriait à la tribune un des orateurs du gouvernement. «Au contraire... me semble bien trouvé, écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge. Mais moi qui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici le commencement de la fin...» VI C'est que, peu après le départ de Jean pour Valparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés de quitter Paris. Et Me Roberjot leur avait dit: --Partez sans inquiétude, je me constitue votre correspondant bénévole et bien informé, et s'il survenait quelque chose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu'un saut jusqu'au télégraphe. Et il tenait parole, ce qui n'était pas un mince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il était accablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir ses exilés, comme il les appelait, au courant des événements. Exilés était bien le mot. Ce n'était pas volontiers que les deux jeunes gens s'étaient éloignés de Paris, de ce théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement le drame dont la mort du général avait ensanglanté le premier acte. Mais la vie a d'inexorables nécessités. Et, quand on n'a pas dix mille livres de rentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de la profession qui fait vivre. C'est pourquoi, dès le lendemain du jour où il avait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s'était mis en quête d'une autre position. Il n'était pas exigeant, le brave garçon; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleures recommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel était l'encombrement de toutes les carrières, qu'il n'avait rien trouvé d'acceptable à Paris ni même aux environs. De guerre lasse, il s'était résigné à accepter une situation d'ingénieur près d'un chemin de fer espagnol, et il était parti pour Madrid. Quant à Raymond, il avait été détaché à Tours près de la commission chargée, par le ministère des travaux publics, d'étudier les moyens de prévenir les inondations périodiques de la Loire. Parti bien à contrecœur, Raymond n'avait pas tardé à se féliciter intérieurement de ce changement d'existence. Arraché pour la première fois à l'idée fixe qui depuis l'âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voir s'ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pour ainsi dire, qu'il était jeune, qu'il n'avait que vingt-sept ans et qu'il n'avait pas eu de jeunesse. Par une rare faveur de la destinée, il se trouvait que l'inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel il allait poursuivre les études commencées, était le meilleur des hommes. C'était le baron de Boursonne, le dernier survivant d'une des plus vieilles et des plus nombreuses familles du Poitou. Il est vrai que rien ne lui était si désagréable que de s'entendre donner son titre. Le seul énoncé de sa particule lui faisait faire la grimace. --Je suis le père Boursonne, tout bêtement, disait-il d'un ton qui n'avait rien de paternel. Ancien élève de l'École polytechnique, M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dans les théories saint-simoniennes et avait même dépensé à les expérimenter une fortune assez ronde. Mais, tandis que ses anciens frères de Ménilmontant avaient eu l'art, l'un poussant l'autre, d'accaparer les meilleures, les plus honorées et les plus lucratives situations, M. de Boursonne était resté longtemps en arrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous de sa remarquable intelligence. [Illustration: Il avait été précipité sur le pavé.] Les qualités de son cœur n'en avaient pas été altérées, il était resté bon jusqu'à la faiblesse. Seulement, son caractère s'était aigri et était devenu irritable à l'excès. On disait de lui dans sa circonscription: --L'inspecteur... Ah! quel brave homme!... Mais quel original! La vérité est qu'il se donnait une peine infinie pour paraître précisément le contraire de ce qu'il était réellement. Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré, d'un goût sûr et d'une exquise sensibilité, il posait pour le démocrate farouche, affectait le langage d'un paysan et des façons de routier et affichait le plus cruel cynisme. Un de ses grands plaisirs était de porter des vêtements affreusement délabrés, qu'on s'étonnait fort de voir sur le dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu'il pût faire, si fine et si intelligente. Le matin où Raymond, arrivé à Tours de la veille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l'est quand on rend une visite, après qu'il l'eut toisé un bon moment: --Mâtin! lui dit-il, vous avez un fameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gêner considérablement d'être si bien mis!... Et comme Raymond, interdit de cette surprenante réception, balbutiait néanmoins qu'il ne se sentait aucunement gêné: --En ce cas, reprit M. de Boursonne, venez, nous allons visiter nos chantiers. Et sans laisser à Raymond un quart d'heure pour aller changer de costume, il le traîna jusqu'au bord de la Loire et ne parut satisfait qu'après l'avoir fait bien piétiner dans la boue et crotter jusqu'aux genoux. Mais, en dépit de cette plaisanterie de mauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pas une semaine à Raymond pour découvrir l'homme réel sous ses dehors affectés, et pour reconnaître combien cet homme était digne d'estime et d'affection. De son côté, M. de Boursonne s'était pris pour le jeune ingénieur d'une si belle amitié que ce fut lui qu'il choisit pour l'aider dans les études qu'il y avait à terminer entre Tours et les Ponts-de-Cé. Ces études, qui se rattachaient à un plan général, devaient prendre beaucoup de temps, plus d'un an peut-être. Aussi, M. de Boursonne avait-il résolu d'abandonner Tours et de porter son quartier général au centre des opérations. Le centre indiqué semblait être Saumur. Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieux château, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies, Saumur le tentait. Malheureusement, le jour où il se mit en quête d'un logement, tandis qu'il s'en allait le long du quai, le nez en l'air, il faillit être écrasé par un escadron d'élèves de l'école de cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade. --Il y a trop de soldats pour moi ici, dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs... Après quelques hésitations, c'est aux Rosiers qu'ils s'arrêtèrent. Non parce que ce village est le plus coquet de tous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce que les coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles. Mais parce que l'auberge du _Soleil levant_ est d'une irréprochable propreté, et que maître Béru, l'aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonne une jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et une ancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir les bureaux d'un ingénieur... Mais aussi parce que maître Béru était, sans qu'il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour les matelottes, qu'il arrosait d'un certain vin de Bourgueil capable de faire oublier le bourgogne. Et enfin, parce qu'on était à la fin de septembre, et qu'un piqueur, qui était du pays, affirmait que la commune des Rosiers est peuplée de perdrix, et que M. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie, était un chasseur enragé. C'est un samedi que le digne ingénieur arriva aux Rosiers et s'installa au _Soleil levant_ avec tout son personnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs. Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaient se flatter de connaître les environs comme pas un homme du pays. Tout ce qui était à visiter, ils l'avaient vu, depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trêves et l'église de Cunault, jusqu'aux monuments celtiques de Gennes et à la fontaine d'Avort; depuis le château de Maillefert, dont les jardins en terrasse descendent jusqu'à la Loire, jusqu'au manoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuis le mariage du comte et de Mlle de Rupair. Après quoi M. de Boursonne et Raymond s'étaient mis à la besogne. Rude besogne, car il s'agissait de tracer le plan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canaux de dérivation qui doit faire, des inondations actuellement si désastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour les riverains. D'ordinaire, ils déjeunaient de bon matin et ils partaient suivis d'un piqueur portant dans un panier une collation préparée la veille par maître Béru, l'hôtelier du _Soleil levant_. A la nuit tombante, ils étaient de retour. Ils dînaient dans la petite salle dont les fenêtres donnent sur la grande route. Puis, M. de Boursonne allumait sa pipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu'à dix heures à causer ou à jouer au jaquet. Parfois, un vieux commandant d'artillerie, qui mangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie. C'était aussi un ancien élève de l'École polytechnique, et sa qualité de «cher camarade» et ses opinions avancées l'avaient fait admettre par M. de Boursonne. Ainsi, leurs journées s'écoulaient paisibles et monotones, lorsqu'un matin, pendant qu'ils attendaient que maître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutumé de chevaux retentit sur la grande route. M. de Boursonne, qui était la curiosité même, s'approcha de la fenêtre, et presque aussitôt: --Mâtin!... s'écria-t-il, venez donc voir, Delorge!... Raymond s'avança. Sur la route, une douzaine de chevaux passaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatantes et conduits par des domestiques en longs gilets à l'anglaise et en bottes à revers. --Qu'est-ce que cette cavalerie? demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, un plat de chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque aux Rosiers? Mais cette supposition parut choquer l'aubergiste. --Monsieur l'ingénieur veut plaisanter, dit-il. Monsieur l'ingénieur doit cependant bien voir... --Quoi? --Cette couronne qui est brodée à l'angle de la couverture des chevaux. --Comment! il y a une couronne... Mâtin! c'est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez, vous, Delorge, qui avez de bons yeux?... Et plantant son binocle sur son long nez: --Elle y est, parbleu! continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu'est-ce que cela prouve? L'aubergiste s'inclina, et d'un ton grave: --Cela prouve, répondit-il, que ces chevaux sont ceux de Mme la duchesse... Le vieil original tressaillit comme si une guêpe l'eût piqué, et d'un ton d'inquiétude comique: --Comment! s'écria-t-il, nous avons une duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévient pas!... A quoi songe donc maître Béru? --Monsieur, répondit l'aubergiste, elle n'habite pas le pays, ordinairement... --Ah! je respire. --C'est à Paris qu'elle demeure. Elle ne vient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tous les ans... --Et comment l'appelez-vous, votre duchesse? Maître Béru se redressa. --Maillefert: prononça-t-il, d'Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert... Il en avait plein la bouche, comme d'une trop copieuse cuillerée de bouillie. --Alors, interrogea Raymond, c'est elle la propriétaire de ce beau château que j'ai vu sur la route de Gennes à Trêves? --Précisément. M. de Boursonne s'était mis à table, et tout en mangeant: --Vous nous parlez toujours de la duchesse, maître Béru..., reprit-il, et le duc?... Parlez-moi donc un peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille... --Maillefert, s'il vous plaît, monsieur. --Soit!... Qu'est-ce que ce duc? --Monsieur, il est mort. M. de Boursonne venait de se verser un verre de vin de Bourgueil: --_De profundis_... prononça-t-il. Et quand il eut vidé son verre: --Vous entendez, Delorge, continua-t-il, elle est veuve cette duchesse... Eh!... eh!... c'est un cœur à conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements. Est-elle jeune?... --Jeune!... ça dépend!... --Par exemple!... Qu'entendez-vous par là? --Dame, monsieur, je veux dire qu'à la voir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne lui donnerait pas vingt ans... Seulement... --Quoi? --Eh bien! il faut qu'elle ait plus du double, puisqu'elle a des enfants qui ont plus que cela. Qui n'eût pas connu M. de Boursonne l'eût cru intéressé au plus haut point. --Des enfants! s'écria-t-il, et majeurs! Aïe!... Et beaucoup?... --Deux. Un fils, d'abord, M. Philippe, qu'on appelle M. le duc depuis la mort de son père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot et chétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvant sec; puis une fille, Mlle Simone... --Simone!... répéta le vieil ingénieur, joli nom!... --Hum!... ça dépend des goûts, et si j'avais une fille... Enfin, c'est une manie qu'ils ont dans cette famille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoire d'un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suis laissé dire... Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom, quand on connaît celle qui le porte... --Diable!... Entendez-vous, Delorge? L'interruption contraria visiblement maître Béru. --C'est comme cela! déclara-t-il. Elle n'est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle est meilleure que toutes... Et si monsieur l'ingénieur veut entrer dans une maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je lui en impose... --Peste!... Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant le mois qu'elle passe ici chaque année!... --Mlle Simone ne quitte jamais le pays, monsieur... --Tiens! tiens?... --Oui, c'est singulier, n'est-ce pas? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille ne s'entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesse et M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simone habite toujours Maillefert, hiver comme été... Et même, ce ne doit pas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dans ce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, une Anglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu'une perche, jaune comme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge que le mien... M. de Boursonne venait d'avaler la dernière bouchée de son déjeuner. Il se leva, et, bourrant sa pipe: --C'est égal, fit-il, j'aurais préféré un cirque... C'eût été une distraction. Maître Béru sourit finement: --Je crois, dit-il, que la venue de Mme la duchesse donnera à ces messieurs plus de distractions que n'importe quelle troupe de saltimbanques... --Et pourquoi, s'il vous plaît?... --Parce que Mme la duchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle ne vient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutes plus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu'on rencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau, riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis de M. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, se promène, danse et tire des feux d'artifice, et enfin, fait de la vie une noce perpétuelle de nuit et de jour... Mais M. de Boursonne venait de voir apparaître à la porte du petit salon son piqueur chargé du panier de la collation. --A ce soir les détails, dit-il brusquement à maître Béru. Et s'adressant à Raymond: --Et nous qui avons à travailler, en route!... Sur quoi il sortit, laissant l'aubergiste du _Soleil levant_ un peu surpris et fort mécontent d'une interruption qu'il jugeait peu polie. Et tout en marchant à grandes enjambées le long de la levée qui côtoie la Loire: --Singuliers citoyens que les Français, grommelait le vieil ingénieur. En voici un, ce Béru, qui est fou d'égalité, à ce qu'il prétend, et parce qu'une duchesse arrive dans son pays, aussitôt il se pâme d'admiration. C'est un démocrate, mais son auberge, ses casseroles, son enseigne et tous les écus qu'il a de côté, il les donnerait pour s'appeler M. de Béru!... Il parut attendre un mot d'approbation de Raymond qui marchait à ses côtés; mais Raymond, qui pensait à tout autre chose, garda le silence. Alors, les souvenirs de son éducation première lui revenant en foule: --Bonne maison, d'ailleurs, reprit-il, que cette maison de Maillefert. Une des cinq ou six qui nous restent en France pures de toute substitution. Excellente maison, alliée aux Tréville, aux Breulli-Faverlay, aux Coucy, aux Sairmeuse, aux Montmorency, aux Champdoce, aux Commarin, aux Chalusse... Il n'en finissait plus. On eût dit, à l'entendre égrener ce chapelet de noms, qu'il récitait la table de récapitulation de d'Hozier... --Famille princière, positivement, poursuivait-il, qui porte de gueules à une croix d'or, avec une devise digne des premiers barons chrétiens: _Aultre ne sert!_ L'_Armorial général_ fait remonter les Maillefert à 800, mais je ne leur vois de filiation bien prouvée qu'à partir de 1100, ce qui est déjà joli... Qu'en pensez-vous, Delorge?... Ainsi interpellé, d'une voix forte, Raymond tressauta comme un dormeur qu'on réveille. --Monsieur!... --Ah ça! vous ne m'écoutez donc pas, dit le vieil ingénieur. Vous avez l'air d'un homme qui tombe des nues. A quoi songez-vous? --Ma foi! monsieur, si niais que cela soit à dire, j'avouerai que je ne songeais à rien... --Hum!... Pas même à Mlle Simone de Maillefert? Raymond rougit comme une pensionnaire prise en faute. --Eh! monsieur, répondit-il, à quel propos penserais-je à une jeune fille que je ne connais pas, que je n'ai jamais vue, et que je ne verrai sans doute jamais?... --Qui sait! murmura M. de Boursonne. Et après un moment de réflexion: --Ce que nous a dit cet imbécile de Béru, au sujet de cette jeune demoiselle, eût suffi lorsque j'avais votre âge pour me mettre la cervelle à l'envers. Singulière existence que celle de cette pauvre enfant abandonnée à elle-même!... --Bast!... --Comment, bast!... Je voudrais, pardieu! vous y voir, seul dans ce vieux château, en tête-à-tête avec une gouvernante anglaise. Mais comment ne se marie-t-elle pas? Elle doit pourtant être un fier parti, cette petite fille. Ces Maillefert, si je ne m'abuse, sont riches comme des mines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, une propriété qui est bien grande, à elle seule, comme la république de Saint-Marin et la principauté de Monaco réunies. L'île de Noirmoutiers tout entière leur appartenait autrefois. Comment cette petite n'est-elle pas encore mariée!... Il fit bien une douzaine de pas sans mot dire, puis tout d'un coup: --Peut-être, reprit-il, est-elle affligée de quelque difformité... Il se peut qu'elle soit laide à faire peur, ou affreusement bossue, ou boiteuse, ou borgne, ou chauve... Mais non, cet idiot de Béru nous l'aurait dit. --D'ailleurs, objecta Raymond, une jeune fille si riche n'est jamais laide... Le vieil ingénieur éclata de rire. --Parfaitement exact, dit-il. Ainsi, mon cher Delorge, voilà une occasion admirable. La Loire, les coteaux de Gennes, des ombrages merveilleux, un antique castel... quel cadre pour un roman d'amour!... M'entendez-vous, rêveur éternel? Je vous dis que je vois une nouvelle princesse du bois dormant, qui attend le jeune et beau prince qui la doit réveiller. --Le malheur est que je ne suis pas prince, dit Raymond en riant. --C'est vrai, mon cher, vous avez cet avantage immense et que je vous envie, d'être vilain, très vilain... Vous êtes jeune, vous êtes élève de l'École polytechnique... --Et sans le sou... --Pour le présent, oui..., mais votre avenir vaut un million. La famille qui ne vous accueillerait pas à bras ouverts serait diantrement difficile. Il me paraît, d'ailleurs, que Mme de Maillefert se soucie assez peu de Mlle Simone. Raymond hocha la tête: --Il est de fait, dit-il, que pour l'abandonner ainsi... --Oui, c'est inimaginable, n'est-ce pas? Ce doit être une singulière personne que cette duchesse de Maillefert, et je ne serai pas fâché de faire sa connaissance... Mais vous, Delorge, vous la connaissez peut-être... --Moi, grand Dieu! D'où? Comment? --Dame! vous êtes Parisien... --Oh! si peu. --Assez pour avoir pu la rencontrer dans le monde... Mais ils arrivaient à ce moment sur le terrain de leurs opérations. Avec sa brusquerie ordinaire, M. de Boursonne campa là Raymond pour interpeller les conducteurs qui l'attendaient et leur donner des ordres... Véritablement, pour ne pas connaître, au moins de réputation, la duchesse de Maillefert, il fallait que Raymond Delorge et le vieil ingénieur fussent terriblement étrangers aux graves préoccupations de la haute société du second Empire. Il fallait qu'ils eussent vécu comme des loups, en dehors du mouvement, sans jamais ouvrir un journal de la haute vie. Intime amie de la vicomtesse de Bois-d'Ardon et de la jeune duchesse de Maumussy, rivale de la baronne Trigault et de la célèbre Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, la duchesse de Maillefert était une des sept ou huit femmes qui avaient l'enviable et précieux privilège de défrayer la chronique parisienne. Il n'était pas de cocodès un peu posé qui ne la connût pour l'avoir aperçue au Bois, aux courses, dans l'enceinte du pesage, aux premières représentations, dans une avant-scène, à Bade, aux bains de mer, au club des patineurs, au tir aux pigeons, partout où il y a des lumières, de l'éclat, du bruit, où on s'étale, où on est vu, partout où la foule désœuvrée et riche se porte, partout où il est convenu qu'on s'amuse. Elle dépensait, dit-on, un million par an. Van Klopen, l'illustre tailleur pour dames, cet impudent et grossier Prussien qui fut pendant dix ans l'arbitre des élégances féminines, Van Klopen qui appelait ses clientes: Ma chère, déclarait la duchesse de Maillefert la meilleure de ses pratiques. Les reporters eussent dû se cotiser pour lui constituer une pension, tant ils avaient gagné d'argent à décrire ses toilettes merveilleuses, ses équipages et ses livrées, et à citer ses mots. La chronique vivait de ses excentricités, racontant comme quoi elle soupait au Moulin-Rouge, comment elle traversait les Champs-Élysées en voiture, conduisant elle-même et une cigarette à la bouche; ou comment encore, ayant une discussion avec un cocher de fiacre, elle l'avait étourdi en l'injuriant dans le plus pur argot qui ait cours à la barrière... De toute la journée, cependant, Raymond et M. de Boursonne, tout entiers à leurs travaux, ne parlèrent pas d'elle. Ils l'avaient même oubliée probablement, lorsque le soir, en regagnant les Rosiers, ils furent dépassés par deux grandes calèches, conduites à la daumont, qui venaient de la route de Gennes et se dirigeaient vers la station du chemin de fer... [Illustration: Il allait s'asseoir sur un paquet de cordages.] --Ah! ah!... fit M. de Boursonne, il paraît que la duchesse arrive ce soir... Voilà ses voitures qui vont l'attendre à la gare. M. de Boursonne devinait juste, ce qui du reste n'était pas difficile. Lorsqu'il arriva au _Soleil levant_, appuyé au bras de Raymond, maître Béru, debout sur le seuil de son auberge, semblait guetter leur retour pour être le premier à leur dire: --Eh bien!... c'est ce soir, par l'express de sept heures, que Mme la duchesse arrive avec sa société. Ces messieurs ont dû rencontrer les équipages... Il jubilait. Son visage rubicond était plus rayonnant que l'astre de son enseigne. --Nous avons vu des voitures, en effet, répondit M. de Boursonne, et nous avons même été fort surpris de n'y pas apercevoir Mlle Simone. --C'est vrai, opina l'aubergiste, cela doit sembler assez drôle qu'une jeune demoiselle n'aille pas au-devant de sa mère, quand il y a des mois qu'elle ne l'a pas embrassée!... Raymond, que M. de Boursonne observait du coin de l'œil, autant que le lui permettait sa myopie, était devenu attentif. --Mais c'est ainsi, poursuivit l'aubergiste. Mlle Simone, à ce que je me suis laissé dire, aimerait autant que sa mère et son frère ne vinssent jamais à Maillefert. Dame! cela se comprend. Accoutumée qu'elle est à vivre seule, aussi tristement qu'une religieuse cloîtrée, de voir tout à coup tant de monde et d'entendre tant de bruit autour d'elle, cela l'éblouit et l'effarouche, comme une orfraie qu'on lâcherait subitement en plein soleil. Si bien qu'elle ne fait pas toujours bon visage aux invités de Mme la duchesse. A ce point, me disait M. Casimir, le maître d'hôtel, qu'il y a deux ans elle n'a pas mis les pied lors de ses appartements tant qu'il y a eu de la société au château. --Et la duchesse souffre ces caprices? --Eh! eh!... Ce qu'on ne peut pas empêcher... vous savez. Il paraît qu'elle a une tête, Mlle Simone, bien que ce soit une sainte. Puis, elle a peut-être raison, au fond. Le mois que Mme le duchesse passe ici doit lui coûter gros. --Bast! fit Raymond, la famille de Maillefert est si riche!... --C'est à savoir! grommela maître Béru, c'est à savoir... Et se rapprochant de Raymond et M. de Boursonne, baissant la voix et d'un air de mystère: --Avec ces grandes fortunes, reprit-il, on ne sait jamais à quoi s'en tenir. Ce qui est positif, et on en a jasé, Dieu sait comme, c'est que Mme la duchesse vend... --Diable! --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Ainsi, quand vous suivez la levée, pour aller à Saint-Mathurin, toutes ces belles fermes que vous voyez, à droite dans la vallée, appartenaient aux Maillefert. Eh bien! l'hiver dernier, l'intendant est venu, qui les a découpées en petits lots et vendues... Tel que vous me voyez, j'en ai acheté pour un couple de milliers d'écus... Maître Béru s'arrêta court. On entendait dans le lointain le sifflet strident du chemin de fer. --Mais voilà le train! s'écria l'hôtelier du _Soleil levant_. Dans cinq minutes Mme la duchesse sera en gare. M. de Boursonne riait, de ce petit rire singulier qui faisait que les gens ne savaient jamais s'il parlait sérieusement ou s'il se moquait d'eux. --Bien! maître Béru, prononça-t-il, très bien! Je vois avec plaisir que la famille de Maillefert a en vous un serviteur fidèle et dévoué... Serviteur!... Le mot déplut à l'aubergiste. Il se redressa dans sa veste blanche, et de son grand air de dignité: --Je ne suis, prononça-t-il, le serviteur de personne. Raymond aussi riait. --Excusez-moi, cher monsieur Béru, fit gravement le vieil ingénieur, j'avais cru, en voyant votre joie... --La duchesse m'importe peu, monsieur, et si je me réjouis, c'est que son séjour dans le pays fait aller le commerce. Par exemple, c'est dans mon établissement que se réunissent le maître d'hôtel, le chef et le sommelier de Mme de Maillefert, et aussi le valet de chambre de M. Philippe... --C'est bien de l'honneur pour nous, interrompit M. de Boursonne. Et comme le plaisir qu'il prenait à étudier l'aubergiste du _Soleil levant_ commençait à s'épuiser: --Mais ne dînons-nous pas ce soir, maître Béru? demanda-t-il. Nous faudra-t-il jeûner pour la plus grande gloire de Mme de Maillefert? Rappelé brusquement à ses fonctions, l'hôtelier eut comme un regret d'avoir tant bavardé. Et il rentra brusquement dans son auberge, criant: --Madame Béru!... Le dîner de messieurs les ingénieurs!... La nuit était venue, lorsque M. de Boursonne et Raymond se mirent à table dans la salle à manger, largement éclairée par deux becs de gaz. Le vieil ingénieur semblait on ne peut plus satisfait, et tout en savourant un excellent potage: --Cet imbécile de Béru, disait-il, est positivement un homme précieux... Outre qu'il est un remarquable cuisinier, il me fait l'effet d'être le premier cancanier du pays, de sorte que... Il fut interrompu par un grand fracas de roues, de chevaux et de claquements de fouet sur la grande route. --Décidément la duchesse est arrivée. Presque aussitôt, les voitures s'arrêtèrent devant l'auberge. Puis une voix retentit dans le vestibule, voix grêle et aiguë, fort impérieuse pourtant, et affectant le plus désagréable grasseyement. --Béru! clamait une voix, holà! où diable êtes-vous? Béru! ah! vous voilà! Vite, donnez de la lumière à mes domestiques, ces drôles ont oublié d'allumer les lanternes... Puis, vite aussi un verre et une carafe d'eau fraîche pour ma mère!... Sur quoi, la porte de la salle à manger s'ouvrit violemment et un jeune homme d'environ vingt-cinq ans entra chapeau sur la tête, cigare aux dents et lorgnon à l'œil. --M. le duc Philippe, sans doute? fit à demi-voix M. de Boursonne à Raymond. Il était de taille moyenne, maigre ou plutôt amaigri, et avait la poitrine creuse et les épaules bombées. De longs favoris blonds encadraient son visage fatigué, ses pommettes saillantes et colorées et ses lèvres minces et flétries. --Ici, sacrebleu! criait-il; ici la carafe de Mme la duchesse... Mme Béru accourait, un plateau à la main, et derrière elle entra, comme un tourbillon de soie et de velours, une femme assez grande, à l'air à la fois impertinent et familier. Ses cheveux, d'un blond fauve, s'échappaient en masses opulentes d'un petit chapeau de paille orné d'une aigrette blanche. Elle portait un de ces costumes de voyage à couleurs éclatantes, très court et très tailladé, qui firent la fortune de Van Klopen. Elle se versa un verre d'eau, et après l'avoir bu d'un trait: --Ah! je mourais de soif, dit-elle. Puis, trempant dans l'eau le coin de son mouchoir armorié, elle en tamponna ses yeux en disant: --Il est inouï qu'on ne trouve pas un verre d'eau à cette gare... Au dehors on entendait causer et rire, et la lueur des lanternes qu'on venait d'allumer éclairait toute la chaussée. Curieux sans vergogne, M. de Boursonne se leva et alla soulever le rideau de la croisée. Il lui semblait distinguer dans les voitures sept ou huit personnes... Mais il n'eut pas le temps de bien voir. Mme de Maillefert et le jeune duc rejoignirent leurs invités... Les fouets des postillons claquèrent, les chevaux partirent au galop et le roulement des roues ne tarda pas à se perdre dans la nuit... VII Le lendemain de l'arrivée aux Rosiers de Mme la duchesse de Maillefert, le matin, Raymond fumait un cigare sur la porte du _Soleil levant_, en attendant M. de Boursonne, lorsque le facteur lui remit une lettre de Paris. Reconnaissant sur l'adresse l'écriture de Me Roberjot, il s'empressa de rompre le cachet et lut: «Mon cher Raymond, «Lors du départ de notre ami Jean, il fut convenu, vous devez vous le rappeler, qu'il m'adresserait toutes celles de ses lettres où il parlerait du but réel de son voyage. «Il n'y avait que ce moyen d'être sûr que le secret de ses espérances et des nôtres ne serait pas surpris par sa mère ou par la vôtre. «Jean s'est souvenu de nos conventions. «Je reçois à l'instant une lettre de lui, et je m'empresse de vous en adresser une copie...» Mais Me Roberjot n'avait pas voulu confier au plus intime de ses secrétaires la lettre qui lui était adressée, et c'est de sa grosse écriture qu'était cette copie: «Mon cher maître, «Après la plus détestable traversée, prolongée bien au delà de l'ordinaire par des coups de vent terribles et des calmes désolants, je suis enfin arrivé à Valparaiso, bien portant et plein d'espoir. «Je me réjouissais et j'avais tort. Le plus aisé seulement était fait. «Le diable, c'était d'aller de Valparaiso à Talcahuana. «On me disait bien que, si je voulais patienter pendant un mois, je trouverais quelque navire qui m'y porterait presque pour rien; mais, outre que j'avais assez pour le moment de la mer, un mois me paraissait une éternité. «Je me mis donc en quête de quelque autre moyen de transport, et grâce aux indications d'un compatriote, je ne tardai pas à trouver un brave homme qui, propriétaire de cinq ou six chevaux, s'engageait à me conduire avec mon bagage rapidement et à peu de frais. «C'était une façon de parler. «Voyager à cheval est charmant, dans un admirable pays tel que celui-ci, bien digne de son nom de paradis terrestre, mais c'est un genre de locomotion que je ne conseillerai pas aux gens pressés. «Cependant, les étapes succédaient aux étapes; un jour vint où mon conducteur, étendant le bras, me dit: «--Nous arrivons... C'est là. «Il me montrait, au fond de la merveilleuse baie de Concepcion, à mi-côte d'une colline de terre rougeâtre, une longue rangée de cases à un seul étage, construites en briques séchées au soleil. «C'est la ville de Talcahuana, si souvent détruite par des tremblements de terre que ses quatre mille habitants, lassés de bâtir sur un sol mouvant, se contentent maintenant de cabanes. «Ah! mon cher maître, c'est le cœur battant que j'y entrai, un samedi soir, aux dernières lueurs du crépuscule. «Tout en chevauchant le long des rues étroites et escarpées, je me disais que, peut-être, dans quelqu'une de ces cases devant lesquelles je passais vivait mon père; que, peut-être, avant quarante-huit heures, j'aurais le bonheur de le serrer entre mes bras, et que je recevrais de lui la lettre du général Delorge, cette arme qui doit assurer la vengeance que nous attendons depuis plus de quinze ans... «Aussi, bien qu'il me fût donné, la nuit qui suivit mon arrivée, de coucher dans un véritable lit, mis à ma disposition par un négociant français, il me fut impossible de fermer l'œil. «Il me semblait que le jour ne viendrait jamais me permettre de commencer mes recherches. «Il vint, cependant; mais mes premières investigations ne furent pas heureuses. «Le climat du Chili est admirable, le pays est si beau, la vie y semble si facile et si douce, les Chiliennes ont tant de séductions, que de tous les navires--et ils sont nombreux--qui relâchent dans la baie de Concepcion, toujours quelque matelot déserte, qui s'installe à Talcahuana, ou qui va s'établir plus avant dans les terres. «Cette circonstance hérissait mon enquête de difficultés imprévues. «Force me fut donc de me mettre à exécuter ce que vous m'avez dit que je ferais. «Je m'en allais de case en case, interrogeant tous les habitants, lesquels sont, par bonheur, les meilleurs et les plus obligeants du monde. «Je leur demandais s'ils n'avaient pas ouï parler d'un Français, nommé Cornevin ou Boutin, qui avait dû arriver à Talcahuana dans les premiers mois de l'année 1853 à bord d'un baleinier américain. «J'ajoutais, pour aider leurs souvenirs, que ce Français était un ancien prisonnier politique qui avait eu le bonheur incroyable de s'évader de l'île du Diable. Et enfin, autant qu'il était en moi et d'après les indications de ce brave Nantel, je traçais un portrait de mon père. «Mais, hélas! tant d'années s'étaient écoulées depuis, tant de baleiniers américains avaient jeté l'ancre devant Talcahuana, que personne ne pouvait donner la plus vague indication.. «Le découragement me gagnait. «Je commençais à me dire que Raymond et Léon avaient eu raison d'essayer de me retenir, lorsqu'enfin une lueur m'arriva. «Talcahuana n'est pas une grande ville. Les distractions y sont trop rares pour que chacun ne s'occupe pas de ce que fait le voisin. «On n'avait donc pas tardé à me connaître, à savoir le but de mon voyage et à s'intéresser au jeune peintre français qui était à la recherche de son père, ancien déporté politique. «Je le savais. Aussi ne fus-je point surpris, lorsqu'une après-midi que la chaleur m'avait retenu à la maison, on m'annonça un cavalier qui m'apportait des renseignements. «C'était un vieux contrebandier, que les hasards de sa profession venaient de retenir deux mois de l'autre côté des Cordillères, et qui, depuis la veille seulement, était de retour à Talcahuana. «Cet homme se rappelait parfaitement un déporté français dont l'évasion, racontée devant lui, l'avait frappé comme un miracle. «Il ne se rappelait pas le nom de ce Français, mais il était persuadé que j'aurais de ses nouvelles par un ancien contrebandier nommé Pincheira, chez lequel il avait travaillé pendant plusieurs mois. «Ce Pincheira habitait le port d'Eichato, à une petite distance de Talcahuana. «A l'instant même je montai à cheval, et moins de trois heures plus tard j'étais en présence de l'ancien contrebandier. «Dès les premiers mots que je prononçai, il m'interrompit pour me dire qu'il se souvenait et, aux détails qu'il me donna, je reconnus que j'étais enfin sur la trace... «C'est sous le nom de Boutin que mon père s'était présenté à Pincheira. Il était dénué de tout, affamé et à peine vêtu. «Pincheira en eut pitié et n'eut point à s'en repentir, car il n'avait jamais vu, me dit-il, un travailleur si obstiné. Apre au travail, mon père n'était pas moins âpre au gain. Il se privait de tout pour mettre de côté les quelques francs qu'il gagnait, disant qu'il avait besoin de devenir très riche, et qu'il le deviendrait ou qu'il mourrait à la peine. «Un an plus tard, environ, le fils ainé de Pincheira ayant pris la détermination d'aller tenter la fortune en Australie, mon père partit avec lui. «Depuis, Pincheira n'en a pas entendu parler, mais il ne doute pas que son fils, établi en Australie, à Melbourne, ne soit mieux informé que lui. «Les derniers mots de Pincheira, lorsque je le quittai furent ceux-ci: «--Votre père doit être plusieurs fois millionnaire ou mort... «C'est donc pour Melbourne que je vais partir, muni d'une lettre de recommandation de Pincheira pour son fils. «Dès demain, je regagne Valparaiso où je trouverai plus aisément qu'ici une occasion pour l'Australie... «Maintenant, je tiens le bout du fil, je ne le lâcherai pas... «Au revoir donc, mon cher maître,--je n'ose dire à bientôt. J'écris à ma mère en même temps qu'à vous. Embrassez pour moi Raymond et Léon, et croyez-moi le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos obligés...» Me Roberjot poursuivait: «Vous le voyez, mon cher Raymond, Jean a bien fait de partir. J'adresse par ce même courrier une copie de sa lettre à Léon. «Votre mère et Mme Cornevin bien que fort tristes d'être séparées de leurs fils sont en bonne santé. «Ici, rien de nouveau. Les embarras du gouvernement impérial deviennent de plus en plus visibles. Aurons-nous la guerre avec la Prusse? Aurons-nous un ministère libéral? L'un et l'autre peut-être,--peut-être ni l'un ni l'autre. «Vous avez dû apprendre par les journaux le mariage de M. de Maumussy avec une jeune princesse italienne très riche. Il a été, à cette occasion, autorisé à prendre le titre de duc. On dit maintenant M. le duc de Maumussy gros comme le bras. «D'un autre côté, mon très honorable _ami_ Verdale prétend que M. de Combelaine est décidé à prendre femme avec ou sans l'autorisation de Mme Flora Misri. Ainsi, si vous connaissez une héritière, voilà un fameux mari. «Moi, je n'ai que dix mots à vous dire: Soyez prêt à tout événement, car les temps sont proches. «Et croyez à ma sincère amitié. «ROBERJOT.» Appuyé contre la porte du _Soleil levant_, Raymond relut à plusieurs reprises ces deux lettres palpitantes d'espoir. Quel reproche pour lui! Jean Cornevin agissait, du moins; tandis que lui, Raymond, qui eût dû être le plus ardent à poursuivre l'œuvre de réparation, que faisait-il? Rien. Ainsi il s'abîmait dans les plus sombres méditations, lorsqu'il en fut tiré par la bonne grosse voix de M. de Boursonne, qui, lui frappant amicalement sur l'épaule, lui disait: --Ah çà! qu'avez-vous? devenez-vous aussi sourd que je suis myope? Voilà trois fois que maître Béru nous appelle pour nous mettre à table. Raymond n'avait rien dit jamais de son passé au vieil ingénieur, il ne pouvait donc se confier à lui. --Je n'ai rien, monsieur, lui répondit-il. Et il le suivit dans la salle à manger. Mais c'est en vain qu'il s'efforçait de secouer ses tristes préoccupations. Il ne trouvait pas un mot à répondre à M. de Boursonne, lequel, par bonheur, était plus causeur et plus gai encore que de coutume. La marche, après le repas, le remit un peu. Le temps était admirable. C'était une de ces tièdes journées comme l'automne, tous les ans, en donne à l'Anjou. Jamais cette belle vallée de la Loire n'avait été plus belle. L'air était plein de parfums et de bourdonnements d'insectes. Les pluies de septembre avaient rendu aux prairies leur vert d'émeraude. Le soleil d'août avait nuancé les bois de tons merveilleux. Les feuilles des peupliers qui tremblaient à la brise semblaient d'or. Le long de toutes les haies chargées de baies rouges des fils de la Vierge pendaient... --Encore un mois de ce beau temps, mon cher Delorge, disait gaiement M. de Boursonne, et le gros de notre besogne sera terminé de Tours aux Rosiers. Ils opéraient alors sur la rive gauche de la Loire, entre Gennes et les Tuffeaux, et ils suivaient pour gagner leur terrain ce chemin charmant qui côtoie la rivière, et qu'ombragent les grands arbres du coteau. Et ils allaient, suivis du conducteur qui portait leur collation quotidienne, faisant craquer sous leurs pieds les branches sèches et les feuilles mortes, lorsque, tout à coup, ils distinguèrent dans la direction de Maillefert des aboiements de chiens, appuyés de fanfares... [Illustration: Je distinguai comme une tache le radeau.] --On chasse par ici! s'écria M. de Boursonne. Et s'étant arrêté pour mieux écouter: --Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Ce doit être la duchesse de Maillefert qui donne du bon temps à ses hôtes. Après quoi, appelant son conducteur, qui précisément se trouvait être du pays: --Est-ce qu'il y a du chevreuil dans ces bois que nous avons vus là-haut? demanda-t-il. Le conducteur s'était rapproché. --Je ne le pense pas, monsieur, répondit-il. Je n'ai jamais entendu dire qu'il y ait des chevreuils ailleurs que dans le parc de la Ville-Haudry, mais ceux-là sont sacrés. --Alors que chasse-t-on? --Monsieur, lorsque Mme la duchesse est ici, elle fait venir des renards dans des tonneaux... Les jours de chasse, on en lâche un, et c'est après lui que courent les chiens et que galopent les chasseurs. M. de Boursonne hocha la tête. --Parfait! dit-il. C'est un moyen comme un autre de se rompre le cou, et c'est très aristocratique, à coup sûr... Cependant, ils étaient arrivés sur le terrain de leurs études. Ils se mirent au travail sans plus se préoccuper de la chasse, qui, selon les caprices de la course du renard, s'éloignait ou se rapprochait. Vers trois heures, la pauvre bête dut être forcée, car fanfares et aboiements cessèrent complètement. La journée touchait à sa fin, et déjà de légers brouillards s'élevaient des bas-fonds de la vallée, lorsque Raymond eut terminé sa besogne. Il alluma un cigare et, en attendant M. de Boursonne qui achevait des sondages, il vint s'asseoir sur le talus du chemin. Il n'y était pas depuis cinq minutes, quand, au détour de la route, sous la voûte formée par les grands arbres, parut une femme qui s'avançait d'un pas rapide. Elle était fort simplement vêtue d'un costume de soie brune et coiffée d'un large chapeau de paille. Son visage était entièrement caché par une ombrelle qu'elle tenait en avant, pour se garantir du soleil couchant. Raymond l'examinait avec une certaine curiosité, admirant la grâce de sa démarche, lorsque tout à coup, à moins de dix pas de lui, elle s'arrêta court. Elle parut écouter et se consulter... Puis, soudain, prenant un parti, elle ferma son ombrelle, franchit lestement le talus et gagna un petit bouquet d'arbres où elle se tint immobile. D'où elle était, elle ne devait pas apercevoir Raymond, surtout ne soupçonnant pas sa présence, mais lui la voyait très bien. C'était une jeune fille d'une vingtaine d'années, aux traits fins et doux, blonde avec de grands yeux bleus. Ce qui frappait Raymond, c'était l'impression à la fois inquiète et timide de sa physionomie, et dans toute sa personne quelque chose de sauvage et d'effarouché... --Évidemment elle se cache, pensait-il, mais de qui? mais pourquoi?... La réponse ne se fit pas attendre. Un bruit de roues lui ayant fait tourner la tête, il aperçut, s'avançant au grand trot de deux magnifiques chevaux, une calèche découverte menée à la daumont. C'était une des voitures qu'il avait rencontrées la veille se rendant à la gare, il la reconnut très bien. Dedans étaient nonchalamment étendues deux jeunes femmes assez jolies vêtues de costumes extraordinairement voyants. Derrière la voiture, un groupe de cavaliers galopait et, au milieu de ce groupe, montant un cheval évidemment difficile, se tenait la duchesse de Maillefert, superbe de hardiesse avec son amazone bleue à boutons ciselés et son chapeau d'homme. --C'est pourtant vrai qu'on ne lui donnerait pas vingt ans, à cette gaillarde-là, dit une voix railleuse derrière Raymond. Il se détourna. C'était M. de Boursonne, qui avait fini, lui aussi, et qui, les mains dans les poches et un sourire goguenard aux lèvres, regardait s'éloigner et se perdre dans la poussière voitures et cavaliers. --Oui!... peut-être!... en effet!... répondit Raymond. Il ne savait trop ce qu'il disait. Tout en semblant écouter le vieil ingénieur, il ne perdait pas de l'œil le bouquet d'arbres où la jeune fille s'était réfugiée... Il la vit avancer la tête avec précaution, écouter, puis jugeant le danger qu'elle voulait éviter passé, gagner la route... Mais alors, elle aperçut Raymond et M. de Boursonne... Un léger cri lui échappa... Elle parut prête à fuir... Mais, rassemblant son courage, elle passa devant eux en leur rendant leur salut... Jamais surprise ne se vit, plus comique que celle du vieil ingénieur. La jeune fille était déjà loin, qu'il restait planté sur ses pieds, sa casquette d'une main, son binocle de l'autre... --Ah ça! d'où sortait cette demoiselle? demanda-t-il enfin. Raymond ne répondit pas. Encore qu'il eût été bien embarrassé de dire pourquoi, il lui répugnait de raconter la scène dont le hasard l'avait rendu témoin. --C'est que vraiment elle m'a paru surgir de terre ni plus ni moins qu'une apparition, continua M. de Boursonne, et je ne serais pas fâché de savoir au moins qui elle est. A deux pas en arrière, se tenait le conducteur que M. de Boursonne avait désigné pour l'accompagner parce qu'il connaissait le pays. Il entendit la question et pensant qu'elle s'adressait à lui: --Monsieur, répondit-il respectueusement, cette jeune personne est Mlle Simone de Maillefert... --Ah! --Elle sortait de ce petit bosquet, là, à droite, où je l'ai vue se cacher lorsqu'elle a entendu rouler la voiture de Mme la duchesse. C'est, du reste, un vrai miracle que monsieur l'ingénieur n'ait pas encore rencontré Mlle Simone, car elle est toujours par voies et par chemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plus souvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n'est pas pour dire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environs capables de faire franchir à leur cheval les fossés qu'elle fait sauter au sien... D'un geste, M. de Boursonne remercia son employé des renseignements. Mais lorsqu'il fut seul avec Raymond, sur la route des Rosiers: --Ma parole d'honneur, reprit-il, cette jeune fille me trotte par la tête. N'est-il pas étrange qu'elle craigne si fort d'être vue de sa mère!... --Ne vous rappelez-vous donc pas, monsieur, ce que nous a dit maître Béru? --Si, mais Béru n'est qu'un sot. Il faudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bien quelque chose pour que notre vieux camarade, l'artilleur en retraite, eût l'idée de venir, ce soir, fumer une pipe avec nous. Quelque bonne fée entendit sans doute le souhait de M. de Boursonne. A peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du _Soleil levant_ leur annonça le commandant d'artillerie. Et il ne venait pas seul. --Il se permettait, dit-il en entrant, d'amener un sien neveu, qui était venu passer la journée avec lui: M. Savinien Bizet de Chenehutte. C'était un fort gaillard d'une trentaine d'années, large d'épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, à l'air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvais goût. Propriétaire, il faisait valoir et vivait sur ses terres. Réellement, il s'appelait Bizet tout court. Ce nom de Chenehutte, qui était celui d'une de ses propriétés, lui avait été donné pour le distinguer d'un de ses frères; et comme il l'avait trouvé sonore, il l'avait gardé et le mettait sur ses cartes de visite. N'importe, il était fort heureux qu'il fût venu. Aux premières questions de M. de Boursonne relatives à Mlle de Maillefert: --Ma foi! je ne sais rien de cette jeune fille, répondit l'ancien artilleur, avec l'insouciance d'un homme trop occupé de soi pour s'inquiéter des autres. M. Savinien Bizet de Chenehutte était mieux renseigné. --Il est sûr, dit-il, que les goûts et les façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu'elle est arrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu'on a vu que son aimable mère l'abandonnait, on a eu pitié d'elle. Les dames les plus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast! elle les a reçues du haut de sa grandeur et n'a pas même daigné rendre les visites qu'on lui faisait... --Ce qui est l'indice d'une bien mauvaise éducation, opina gravement M. de Boursonne... --Ils sont tous comme cela dans cette famille, continua M. Bizet. C'est chez eux un parti pris de mépriser les voisins... Savez-vous où M. Philippe va chercher des compagnons lorsqu'il est ici? A l'École de cavalerie de Saumur... --Oh!... --C'est comme cela. Et la duchesse de Maillefert... Vous croyez, n'est-ce pas? qu'elle invite à ses chasses les propriétaires du pays et leurs dames... --Certes, je le crois... --Eh bien! vous vous trompez. Demandez à mon oncle, plutôt! Nous sommes de trop petites gens pour elle. C'est de Paris ou d'Angers qu'elle fait venir ses invités. Et du reste, elle fait aussi bien. S'il n'y avait que nous pour faire de la poussière à son château, on n'aurait pas besoin de balayer souvent... M. de Boursonne jubilait, il avait trouvé son homme. --Écoutez donc ce que dit M. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c'est on ne peut plus intéressant... Vous dites donc, monsieur, que personne ne voudrait plus accepter les invitations de Mme de Maillefert?... --Je le dis parce que cela est. --Et pourquoi? M. Bizet rapprocha sa chaise, et d'un air à la fois pudique et mystérieux: --Parce que, répondit-il, la duchesse est une femme absolument compromise... --Pas possible!... --Demandez à mon oncle! Il vous dira qu'elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui était énorme, y a passé. Il vous dira qu'on n'en est plus à compter ses aventures et que tous les ans, ici, elle s'affiche sans pudeur avec quelque nouveau fat... Ah! c'est du propre! Quant à ses fêtes, on sait ce qu'elles sont; un homme peut y aller, mais une femme!... Si M. de Boursonne jouissait sans vergogne des ridicules de M. Bizet, il n'en était pas de même de Raymond. Singulièrement agacé: --Je ne vois pas, dit-il d'un ton rude, en quoi tout cela atteint M^[lle] Simone. M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna de l'œil d'un air qui voulait être excessivement malin. --Oh! elle, fit-il, c'est une autre paire de manches. --Comment cela? interrogea M. de Boursonne. --Elle est aussi dissimulée que sa mère l'est peu. Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux du pays, c'est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la plus charitable des créatures... --Eh mais! c'est une assez bonne réputation, ce me semble. --Oui, mais ce n'est qu'une réputation... Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée de vivre comme elle le fait? Non. Elle n'est pas plus laide qu'une autre et elle est immensément riche... --Vous disiez la duchesse ruinée... M. Bizet hocha la tête. --Et c'est vrai, répondit-il. Seulement Mlle Simone a sa fortune à elle, que je ne saurais évaluer à moins de deux cent mille livres de rentes... Maillefert, qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le long d'Authion, je ne sais plus combien de centaines d'hectares de prairies... Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent... L'ancien commandant d'artillerie riait à se tordre. --Et vous pouvez croire mon neveu, fit-il, car il est bien renseigné... M. Bizet rougit. --Mais... comme tout le monde, balbutia-t-il. --Oh!... cent fois mieux, mon neveu, car enfin, l'an dernier, quand tu pensais que Mlle Simone serait une charmante dame de Chenehutte, tu es allé aux informations... De rouge qu'il était, M. Bizet devint cramoisi. --Soit, dit-il. J'aurais peut-être fait une folie l'an dernier... Mais j'ai réfléchi. J'ai compris que, si Mlle de Maillefert s'isole ainsi, c'est qu'elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d'une jeune fille, et vous trouverez... un amant. Depuis un moment, Raymond dissimulait mal son irritation. Il bondit à ce dernier mot comme sous un coup de fouet, et se dressant: --Vous mentez! dit-il à M. Bizet. Du coup, les brillantes couleurs de M. de Chenehutte disparurent. --Voilà un mot que vous allez retirer, monsieur, s'écria-t-il. Raymond haussa les épaules. --Très volontiers, fit-il tranquillement, si vous pouvez nous nommer l'amant de Mlle de Maillefert... Mais, au lieu de répondre: --Non, cela ne se passera pas ainsi, clama M. Bizet, il faudra me rendre raison... Et il sortit, tirant sur lui la porte à la briser. --Allons, bon! s'écria l'ancien commandant d'artillerie, voilà mon étourneau parti! Que le diable emporte les jeunes gens, n'est-il pas vrai, Boursonne! Et, s'adressant à Raymond: --Je ne prétends pas, continua-t-il, que mon neveu ait raison; mais convenez, monsieur, que vous n'êtes guère parlementaire. --Monsieur... --Il est de ces mots qu'on ne dit pas, sacrebleu! surtout à un garçon qui a bien dîné... car Savinien avait parfaitement dîné, comme toujours, lorsqu'il vient me rendre visite... Tout en parlant, d'un ton de mauvaise humeur, il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d'écume de mer, et il la serrait avec les plus délicates attentions dans un étui de maroquin doublé de velours. --Sotte affaire, grommelait-il, sotte superlativement, sotte en cinq lettres... Où prendre mon neveu, maintenant! Si seulement il était allé au _Café du commerce_!... Ses préparatifs de départ étaient achevés. --Car il faut arranger cela, Boursonne, dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorge pendant que je vais laver la tête de mon neveu... Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat... Il sortit sur ces mots. Et dès que M. de Boursonne l'eut entendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vint se planter devant Raymond et, croisant les bras: --Je suppose, dit-il, que vous avez trop dîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage... --Pourquoi cela, monsieur?... Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, et d'un accent de commisération profonde: --Il le demande!... fit-il. Comment, malheureux, sur les propos d'un sot, d'un idiot, d'un fat, vous entrez en fureur et vous demandez ce que vous avez fait d'insensé! Je vous déclare, moi, que je le trouvais très amusant, ce sire de Chenehutte, que j'allais passer une soirée très agréable, et que vous m'avez gâté mon plaisir. Mais Raymond était encore sous l'impression de l'agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet. --Et moi, monsieur, prononça-t-il, je vous déclare qu'il est des propos que je n'entendrai jamais de sang-froid. --Quels propos? --Quoi! ce drôle se permet de dire que Mlle Simone de Maillefert a un amant!... --Qu'est-ce que cela vous fait? L'objection avait assez de valeur pour embarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondre directement: --N'est-il pas manifeste, continua-t-il, que c'est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par le dépit qu'il éprouve d'être dédaigné par la famille de Maillefert en général et par Mlle Simone en particulier?... M. de Boursonne levait les épaules par-dessus la tête. --Et après!... interrompit-il. Est-ce que cela vous regarde? est-ce que cela vous touche? Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, son ami, son allié?... La connaissez-vous? Lui avez-vous seulement parlé?... A grand renfort d'allumettes--peut-être aussi pour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait un cigare: --Il se peut que je sois ridicule, commença-t-il... --Oh!... prodigieusement ridicule... --... Mais jamais, devant moi, un fat n'insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœur étaient de mon avis, la réputation d'une jeune fille ne serait pas à la merci du premier polisson venu. J'ai une sœur, moi, et si un drôle osait parler d'elle comme ce Bizet parlait de Mlle Simone, je m'estimerais heureux qu'il se trouvât là un garçon d'honneur pour prendre sa défense. En tout autre moment, M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l'animation de Raymond. Mais ce n'était pas l'occasion de jeter de l'huile sur le feu, et d'un ton conciliant: --Soit, dit-il, vous avez raison en principe, mais pour ce soir n'insistez pas... Notre digne commandant d'artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, et qu'il ne soit plus question de rien.... La porte de la rue s'ouvrait en ce moment. Seulement ce ne fut pas l'ancien artilleur qui entra. Ce fut un jeune homme à mine grave, qui demandait à entretenir M. Raymond Delorge en particulier. --Oh! vous pouvez parler devant monsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne. Le jeune homme alors s'assit, les jambes écartées et les mains sur les genoux, toussa, et d'un ton solennel expliqua qu'il était envoyé par son ami, M. Savinien de Chenehutte, lequel, ayant été gravement insulté par M. Delorge, demandait une réparation par les armes... --Permettez, permettez!... commença le vieil ingénieur. Raymond l'interrompit: --Je suis aux ordres de M. Bizet de Chenehutte, dit-il. --Alors, monsieur, reprit le jeune homme, veuillez m'indiquer vos témoins, pour que nous réglions les conditions... Et, ayant remis sa carte à Raymond, il salua gravement et se retira d'un pas de grand-prêtre. M. de Boursonne paraissait exaspéré. --Eh bien! vous voilà content, monsieur Delorge, s'écria-t-il... Vous voilà un duel sur les bras!... Seulement, où allez-vous pêcher des témoins? --Je comptais vous prier de m'en servir, monsieur. --Moi!... Allons, décidément, la tête n'y est plus. Moi, votre chef, j'autoriserais votre folie par ma présence... jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous y trompez pas, vous allez être la fable du pays... Et Mlle Simone aussi, qui plus est. Joli service que vous lui rendez, à cette pauvre fille! La peste soit de mon Don Quichotte! sans compter qu'avant huit jours vous serez dénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin!... Vous rêvez, mon cher... Peut-être Raymond s'attendait-il un peu à cet accueil: --Alors, fit-il, je vais prier maître Béru de m'indiquer dans le pays deux anciens militaires; ils ne me refuseront pas, eux... Le vieil ingénieur ne sembla pas l'entendre. Il arpentait la salle à manger, gesticulant, tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu'à ce que tout à coup: --Eh bien!... non! s'écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussi fort que vous... Il ne sera pas dit, sacré tonnerre! qu'un ancien de l'école ira risquer sa peau sans un camarade pour l'assister... Je serai dénoncé aussi, c'est clair, mais ils diront ce qu'ils voudront à Paris, je m'en bats l'œil... Donc, c'est dit, je prends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens... [Illustration: Il s'embarquait pour Valparaiso.] --Ah! monsieur, commença Raymond, ravi... --C'est bon, c'est bon, vous me remercierez demain. Pour l'instant, parlons raison. Quelle arme préférez-vous? --Ce n'est pas à moi de choisir... --Qui sait!... en s'y prenant bien. Enfin, qu'aimez-vous mieux, le pistolet ou l'épée?... --Oh! peu m'importe! --Diable! vous tirez donc aussi mal l'un que l'autre? A la profonde surprise de M. de Boursonne, toute l'animation de Raymond tomba tout à coup. Il pâlit légèrement et d'une voix altérée: --Monsieur, répondit-il, au pistolet aussi bien qu'à l'épée, je suis d'une force tellement supérieure que, si je n'étais résolu à ménager ce jeune homme, me battre avec lui serait presque déloyal... Les yeux du vieil ingénieur s'agrandissaient d'ébahissement derrière ses lunettes... --Plaisantez-vous? fit-il. --Jamais, monsieur, je n'ai parlé plus sérieusement. Pendant des années, j'ai vécu dans l'espoir de me battre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passe pour le plus habile tireur de Paris... Pendant des années, j'ai fait chaque jour quatre ou cinq heures de salle d'armes et de tir. Mon ennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m'est restée. M. de Boursonne ne fit pas une question, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand il reparut, une heure plus tard: --Tout est convenu, dit-il à Raymond, c'est à l'épée que vous vous battez, demain matin, à huit heures... VIII C'est à peine si, d'une voix éteinte, Raymond balbutia quelques remerciements, s'excusant du tracas qu'il causait à M. de Boursonne. --Je suis bien aise, ajouta-t-il, que mon adversaire ait choisi l'épée, parce qu'à cette arme je reste maître de l'issue du combat... Et ce fut tout. Pendant l'heure qu'il était resté seul, son attitude avait subi un tel changement, il s'était si visiblement affaissé que le vieil ingénieur n'en revenait pas. Tout en regagnant sa chambre à coucher: --Qu'est-ce que cela signifie? pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité ne serait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-il peur!... Peur! Raymond Delorge! Ah! s'il était une âme au-dessus des terreurs de la souffrance et de la mort, c'était certes la sienne. Peur, lui!... Son existence était-elle donc assez heureuse pour qu'il eût la faiblesse d'y tenir!... Non. Mais lorsqu'il s'était trouvé seul, l'agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehutte s'étant apaisé, il avait réfléchi, il s'était jugé et, du fond de sa conscience, une voix rude comme le remords s'était élevée pour lui reprocher sa conduite. Avait-il le droit, lui, de se battre, de risquer sa vie!... Quoi! son père, le général Delorge avait été lâchement assassiné; les assassins vivaient honorés et riches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s'en allait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pour la plus grande gloire d'une dame inconnue. Avec de telles pensées, il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit; et son visage, au matin, trahissait si bien une pénible insomnie, que M. de Boursonne ne put s'empêcher de lui dire: --Vous avez l'air d'un déterré, mon cher. Qu'avez-vous? Êtes-vous souffrant? Le ton de ces questions révélait de si singuliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé au sentiment de la situation et de ses exigences: --Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je ne me suis jamais mieux porté. Il fut interrompu par maître Béru. L'hôtelier du _Soleil levant_, qui avait flairé la vérité, et qui s'était assuré de l'excellence de son flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergiste venait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu'ils auraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et servi une tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux de Saumur. L'attention charma le vieil ingénieur. Il avait beau, hum! se raidir, hum! hum! affecter une superbe insouciance, sacrebleu! et chercher à plaisanter, mille tonnerres! il se sentait très ému. Et à l'inquiétude qu'il éprouvait, il reconnaissait qu'il s'était attaché à Raymond beaucoup plus qu'il ne le supposait. Aussi, le voyant se disposer à attaquer le pâté de maître Béru: --Gardez-vous de manger, lui dit-il vivement, un homme qui se bat en duel doit rester l'estomac vide pour qu'on puisse le soigner en cas d'accident... --Je n'aurai pas besoin d'être soigné, croyez-moi... --Je l'espère pardieu bien! Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres... Allons, bon! qu'est-ce que je vous dis là, moi!... --Rien que je ne sache, fit Raymond en riant de bon cœur, cette fois. M. de Boursonne ne répliqua pas. Plus il observait Raymond, lui qui se piquait d'observation, moins il s'expliquait son attitude et les brusques variations de son humeur. --Il faut, pensait-il, qu'il y ait dans l'existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas... Il n'en vidait pas moins lestement un verre de vin des coteaux, quand une voix le fit retourner, qui disait: --Il est l'heure, monsieur l'ingénieur, et me voici. C'était le conducteur choisi par M. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond qui arrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé. --Partons donc, dit le vieil ingénieur. Le rendez-vous avait été fixé de l'autre côté de la Loire, au-dessus de Gennes, à l'entrée d'un petit bois où se trouvait une clairière qu'on eût juré préparée pour une rencontre. Et, tout en cheminant, après avoir passé le pont de fil de fer: --Je parierais que nous nous dérangeons inutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu'une fois sur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses. C'était la bonne envie qu'il en avait qui le faisait s'exprimer ainsi. Son erreur était grande. Les Angevins, en général, n'ont pas grand' peur d'un bout de fer pointu. A Saumur particulièrement et aux environs, presque tous les jeunes gens font des armes et se souviennent assez volontiers des jolis coups d'épée que fournissaient leurs pères lors de la conspiration Berton. M. Bizet de Chenehutte était un sot, mais n'était pas un lâche. La veille, d'ailleurs, au _Café du commerce_, il avait tant parlé, si haut et si terriblement, que reculer lui eût été bien difficile. Il était très connu dans le pays, et, à ce qu'il croyait, très posé. Ne possédait-il pas deux chevaux, dont un certain alezan sur lequel il avait couru les haies, aux courses de Saumur, vêtu d'une casaque rose? Ne nourrissait-il pas cinq chiens, dont trois bassets, qu'il appelait sa meute? N'avait-il pas eu des succès?... Bientôt M. de Boursonne et Raymond l'aperçurent, arrivant au rendez-vous par un autre chemin qu'eux. Il avait pour témoins son oncle, qui semblait d'une humeur massacrante, et le vieux commandant d'artillerie, au mépris des règles consacrées, s'approcha de M. de Boursonne et lui dit: --Voyons, sacrebleu! mon vieux camarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneaux s'embrocher pour une vétille?.... --Il est clair que c'est absurde, répondit le vieil ingénieur... Que M. Bizet de Chenehutte nomme donc l'amant de Mlle de Maillefert, et M. Delorge retirera le mot que vous savez... --Allons-y donc, puisque vous le voulez, grommela le vieil artilleur... Et, tirant d'une gaine de serge deux épées qu'il avait apportés, il en remit une à chacun des adversaires, et, s'étant reculé, prononça le mot sacramentel: --Allez! Pendant que les témoins discutaient les conditions dernières, et tandis qu'il se dépouillait de son paletot et de son gilet, Raymond avait cru voir dans le taillis qui entourait la clairière des yeux qui brillaient et des têtes curieuses qui se dressaient au-dessus des buissons. --Singulière hallucination! s'était-il dit. Ce n'était pas une hallucination. La nouvelle du duel s'était répandue dans les Rosiers, où les occasions d'émotions fortes sont rares; bon nombre de bourgeois s'étaient bien promis de ne pas manquer un aussi dramatique spectacle. Ils avaient su par un des témoins l'endroit choisi pour la rencontre, et dès l'aube, ils étaient venus sournoisement se poster à l'affût. Une dame même était venue, ce qui fut connu et fit une brèche à sa réputation, car sa démarche fut charitablement attribuée à l'intérêt que lui inspirait M. Bizet de Chenehutte. Mais, si Raymond ignorait ce détail, M. Bizet de Chenehutte le connaissait, lui, et l'idée de combattre sous les regards de ses compatriotes ne fut pas pour peu dans l'impétuosité extraordinaire de son attaque... Il ne doutait d'ailleurs pas de la victoire. Ayant reçu du maître d'armes de l'École de cavalerie de Saumur un certain nombre de leçons, il se croyait d'une jolie force... Hélas! il ne lui fallut pas vingt secondes pour reconnaître combien follement il s'était abusé. Vainement il multipliait les attaques, tournant, bondissant, se baissant, se dressant, s'allongeant, il n'arrivait qu'à se mettre hors d'haleine. Froid, impassible, aussi à l'aise que s'il eût été dans une salle d'armes faisant assaut avec des fleurets mouchetés, Raymond parait comme en se jouant, jusqu'au moment où, liant l'épée de son adversaire, il la lui arracha violemment des mains et la fit voler à vingt pas. --Assez! s'écria l'ancien commandant d'artillerie en se précipitant entre les deux adversaires, l'honneur est satisfait; assez... C'était, au fond, l'avis de M. Bizet de Chenehutte. Mais il sentait dix paires d'yeux braqués sur lui, et, à la fureur de son impuissance, s'ajoutait la rage de ce qui lui semblait une affreuse humiliation. --Non, ce n'est pas assez! s'écria-t-il en courant ramasser son épée, ce qui m'arrive n'est qu'un accident. Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur. Aussi, s'étant approché de M. de Boursonne: --Il est clair, lui dit-il, que mon nigaud de neveu est aux mains de votre jeune homme comme une souris aux griffes d'un chat... De grâce, mon vieux camarade, ne laissons pas recommencer le combat. Sans répondre ni oui ni non, M. de Boursonne alla à Raymond, qui demeurait immobile, et bas et très vite: --Pas de générosité déplacée, lui dit-il. Je vois que vous êtes de première force, mais à force de ménager ce sot, vous finirez peut-être par vous faire embrocher. Allongez-lui, s'il vous plaît, un coup d'épée bénin, et terminons... Raymond hésita. Il en voulait beaucoup à M. Bizet de l'avoir traîné sur le terrain, et résolu à l'en punir, il avait formé le projet de ne le point blesser, mais de le désarmer jusqu'à ce qu'il s'avouât vaincu. Cependant, comme il sentit qu'il n'avait rien à refuser au vieil ingénieur après la preuve d'attachement qu'il lui donnait: --Vous allez être obéi, monsieur, dit-il enfin. M. de Boursonne lui serra la main, puis se retournant: --Encore une reprise, dit-il, et quel qu'en soit le résultat nous arrêterons le combat. --Soit! grommela l'ancien commandant d'artillerie, et que le diable emporte mon neveu! Il remit donc les adversaires en face, engagea de nouveau leurs fers, et comme la première fois recula en disant: --Allez!... C'est avec la rage aveugle d'une bête fauve que M. Bizet se lança sur Raymond. Il était devenu plus blanc que sa chemise, ses yeux s'injectaient de sang, il serrait les dents à les briser. C'est que, si niais qu'il fût, il avait deviné les intentions premières de son adversaire. Et la pensée d'être si ouvertement ménagé devant tant de témoins l'affolait. En ce moment, dans son accès de fièvre vaniteuse, il eût mieux aimé mourir que de sortir de ce duel sans une égratignure. Il attaquait moins qu'il ne cherchait à se faire blesser. Aussi Raymond, en dépit de sa prodigieuse supériorité, avait-il besoin de tout son sang-froid et de toute son adresse pour l'empêcher de s'enferrer lui-même. A deux reprises il fut forcé de rompre, et malgré tout, ces attaques furibondes l'animaient, quand par bonheur, voyant un jour, il se fendit et planta dans le gras du bras de M. Bizet de Chenehutte le plus aimable des coups d'épée. --Touché!... s'écria l'intéressant jeune homme en lâchant son arme et en se laissant tomber à la renverse entre les bras de ses témoins qui, à la vue du sang, s'étaient précipités vers lui... Trois ou quatre exclamations étouffées retentirent dans le taillis... Cinq ou six têtes effarées apparurent au-dessus des buissons... Mais l'anxiété ne dura pas. Le vieil officier qui se connaissait en blessures, ayant relevé la manche de la chemise de son neveu, hocha la tête et dit: --Il n'en mourra pas pour cette fois. M. Bizet rouvrit les yeux. --Non, ce n'est rien, fit-il d'une voix affaiblie, l'impression que m'a causée le froid du fer est déjà passée. Le fait est qu'il était ravi de cette solution, qui le sauvait d'un ridicule dont la perspective l'avait fait frémir. La supériorité de son adversaire était si manifeste, que sa blessure devenait un titre de gloire. Aussi, lorsqu'on l'eut remis sur pied, son premier mouvement fut de saisir la main de Raymond, en s'écriant d'un ton tragique: --Maintenant, monsieur Delorge, je confesse mes torts, je vous prie d'agréer mes excuses, et je voudrais que l'univers entier pût m'entendre... Désormais c'est entre nous à la vie et à la mort. Raymond l'eût battu de bon cœur. Jamais vainqueur ne fut si penaud de sa victoire. --Du coup, murmura à son oreille la voix narquoise de M. de Boursonne, vous voilà le meilleur ami de ce cher M. Bizet. --C'est-à-dire couvert de ridicule, pensa Raymond, qui, depuis que les curieux cachés dans le taillis s'étaient démasqués, savait, à n'en pouvoir douter, que le combat avait eu un assez bon nombre de spectateurs. Et M. de Boursonne disait vrai. Calmé, M. Bizet avait parfaitement compris la générosité de son adversaire, et fait extraordinaire et tout à sa louange, malgré la férocité de son amour-propre, il ne lui en voulait pas. Et lorsqu'on eut étanché le sang de sa blessure, qu'on l'eut bandé avec un mouchoir et qu'il se fut mis le bras en écharpe dans sa cravate, il déclara qu'il voulait absolument que Raymond et lui et leurs témoins revinssent ensemble par la même route. Pauvre Raymond!... Entre M. de Boursonne qui se vengeait de son émotion du matin en l'accablant de félicitations ironiques, et M. Bizet de Chenehutte qui l'écrasait de protestations d'amitié, il marchait, baissant la tête, du pas d'un homme qu'on traîne chez le dentiste. Ils arrivaient au pont suspendu, lorsqu'une amazone, montée sur un cheval noir lancé au grand trot, les croisa. --Mlle Simone de Maillefert, fit M. Bizet en dessinant le plus respectueux des saluts. Et prenant encore la main de Raymond: --Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je me suis excusé de la mauvaise plaisanterie que le dépit m'avait inspirée... Croyez que Mlle Simone m'est sacrée, maintenant que je sais vos sentiments pour elle! Ainsi se réalisait la prédiction de M. de Boursonne, lequel, bien autrement expérimenté que Raymond, lui avait dit, la veille: --Parbleu! si vous croyez rendre service à Mlle Simone en dégainant pour elle, vous vous trompez grossièrement. C'est que telles sont nos mœurs qu'une femme, fût-ce la plus pure et la plus chaste, se trouve compromise dès qu'on s'occupe d'elle. Sur cet article, les petits pays sont particulièrement impitoyables. Tout le monde savait aux Rosiers que Mlle de Maillefert avait été la cause de cette rencontre où M. Bizet de Chenehutte venait de recevoir une égratignure. Et c'est en vain que Raymond se fût épuisé à répéter: --Sur mon honneur, je ne connais, ni d'Ève ni d'Adam, cette jeune fille, et de ma vie je ne lui ai parlé. Je ne suis ici qu'en passant et je partirai probablement sans avoir eu l'occasion de lui adresser la parole. Elle ne sait seulement pas si j'existe. J'ai pris sa défense comme j'aurais pris celle de n'importe quelle femme grossièrement attaquée par un malotru. --A d'autres! lui eût-on répondu. Ce n'est que dans les romans de chevalerie que les dames trouvent des défenseurs si désintéressés que cela. Quand on risque sa vie pour une femme, c'est qu'on a de bonnes raisons... Tout cela était en germe dans la phrase de M. Bizet. Et son accent, et le clignement de ses yeux, signifiaient de plus: --Si nous rencontrons si à propos, sur notre chemin, Mlle Simone, c'est qu'elle avait eu connaissance du duel et qu'elle était inquiète... Toutes ces considérations, heureusement, se présentèrent à la fois à l'esprit de Raymond, et il se tut, comprenant que protester ce serait encore aggraver sa faute. Mais c'est inutilement que tout le long du chemin il essaya de se rapprocher de M. de Boursonne et de l'ancien commandant d'artillerie, ou de rendre la conversation générale. M. Bizet s'attachait à lui obstinément comme la glu à l'aile de l'oiseau pris au piège. Et pour comble, ambitieux des bonnes grâces de Raymond, et pensant lui être excessivement agréable, il ne cessait de l'entretenir de Mlle de Maillefert, déplorant ses propos inconsidérés de la veille, et les mettant sur le compte du vin blanc de son oncle. --A vous, cher monsieur Delorge, disait-il, je puis l'avouer, j'aurais été au comble de la joie si elle eût consenti à m'accorder sa main. Non que je la trouve jolie, mais parce qu'elle est bonne personne. Elle n'a pas d'esprit, c'est vrai, et toutes ces dames des environs s'accordent à dire que sa conversation est à faire bâiller, mais elle est pleine de bon sens. Puis, quelle femme d'intérieur! Croiriez-vous que c'est elle, une fille de vingt ans à peine, qui administre son immense fortune!... --Monsieur, gémissait Raymond, monsieur, de grâce!... Bast!... l'intéressant jeune homme était lancé. --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, poursuivait-il. Sans vanité, je m'entends à conduire une vaste exploitation, j'ai fait mes preuves... Eh bien! Mlle Simone s'y entend peut-être mieux que moi. Elle est en quelque sorte l'intendant de sa mère et de son frère, qui sont des paniers percés. C'est elle qui divise ses fermes, qui dirige ses métayers, qui décide de la coupe des bois et des foins, qui surveille les vendanges, qui perçoit ses revenus et paye ses ouvriers. De là ses courses perpétuelles tout le jour et parfois très avant dans la soirée, été comme hiver, par tous les temps... --Je vous en conjure, monsieur de Chenehutte, interrompait Raymond, parlons d'autre chose, parlons de tout ce que vous voudrez, excepté... --Excepté de ce qui vous intéresse, n'est-ce pas? continua l'enragé avec son plus malin sourire. Connu. On souffre un peu, quand on est modeste, d'entendre énumérer les trésors qu'on possède, ou qu'on possédera. Mais je tiens à réparer ma sottise d'hier soir. Il n'y a pas en Anjou deux femmes comme Mlle Simone. Vous me direz qu'elle est haute comme la nue, et que, si elle affecte d'être familière avec les paysans, elle est avec nous autres bourgeois d'une insupportable fierté... Mais un mari adroit l'aurait vite corrigée. Et alors, que de qualités! Quelle économie, malgré ses deux cent mille livres de rentes! quelle simplicité de goûts!... Jamais de luxe, jamais de flafla, toujours des toilettes si modestes que c'est à peine si la femme de notre huissier s'en contenterait. [Illustration: Il avait failli être écrasé par un escadron de l'École.] Il soupira... Et la main sur le cœur, et d'un accent pathétique: --Ah! quelle maison nous eussions faite, ajouta-t-il, si elle eût été ma femme! En dix ans, nous eussions triplé nos capitaux. Oui, triplé. Car vous pensez bien que je me serais arrangé de façon à la brouiller avec sa mère et avec son frère, et c'est ce que je vous engage à faire. La duchesse mangerait le diable et ses cornes, et il ne doit plus lui rester grand'chose à croquer. Quant au jeune duc Philippe, il y a longtemps qu'il a avalé son dernier arpent de terre, et il doit partout et à tous; il doit à Paris, à Angers, à Saumur, aux Rosiers; il doit aux notaires, aux usuriers, à ses fournisseurs... Qui eût dit à M. Bizet que Raymond se tenait à quatre pour ne pas lui sauter à la gorge et l'étrangler l'eût à coup sûr bien surpris. C'était ainsi pourtant. Et même il était grand temps qu'on arrivât aux Rosiers. M. Bizet voulait absolument emmener déjeuner avec lui, chez son oncle, Raymond et ses deux témoins, prétendant qu'il n'est de bonnes et durables réconciliations que celles que vient sceller une bouteille de derrière les fagots... Mais Raymond était à bout de patience. --Au plaisir, monsieur Bizet!... interrompit-il brusquement. Et, saluant l'ancien commandant d'artillerie et l'autre témoin de son adversaire, il s'éloigna à grands pas dans la direction du _Soleil levant_. Le diable, c'est qu'il ne pouvait pas se débarrasser aussi cavalièrement de M. de Boursonne. Tout danger passé, le vieil ingénieur pensait bien avoir gagné le droit de lâcher la bride à son mauvais caractère et à son humeur goguenarde. Et, tout en arpentant la route aux côtés de Raymond: --Bonne journée, grommelait-il, et bien commencée... Eh! eh! il n'est pas midi encore, et nous avons déjà fait de fameuse besogne... --Pouvais-je reculer, monsieur? Me fallait-il faire des excuses à cet intolérable personnage!... --Non, jamais d'excuses, je suis de votre avis... Mais c'est égal, avoir été dix ans un pilier de salle d'armes, avoir acquis une adresse hors ligne, pour venir piquer le bras de M. Savinien Bizet de Chenehutte, c'est ce qui s'appelle avoir glorieusement employé sa jeunesse! Le plus cruel ennemi de Raymond, connaissant son passé, n'eût pas trouvé à lui jeter à la face une plus sanglante ironie. Il pâlit, et, d'une voix rauque: --Ah! ne parlez pas ainsi, monsieur, s'écria-t-il, vous me feriez regretter de n'avoir pas cloué à un arbre, comme un papillon, cet animal malfaisant.... --Ce n'est, fichtre, pas moi qui vous en aurais empêché, grommela le vieil ingénieur. Et, branlant la tête: --Mlle de Maillefert n'en serait ni plus ni moins compromise... On n'en dirait pas moins, de Saumur à Angers, qu'elle a été, qu'elle est ou sera votre maîtresse... --Eh! que m'importe cette demoiselle! s'écria Raymond exaspéré. Il ne disait pas la vérité. Quelque chose lui affirmait que cette jeune fille, qu'il ne connaissait que de nom, allait avoir sur son existence, sur son avenir une influence décisive. Comment, de quelle façon?... c'est ce qu'il ne pouvait prévoir. Et cependant, il ne doutait presque pas, tant était impérieuse cette voix du pressentiment. --Singulier original, que ce Delorge! se disait, de son côté, M. de Boursonne. Ou plutôt non, je ne me suis pas trompé hier soir, il y a certainement dans le passé de ce brave garçon quelque mystère dont la connaissance me donnerait la clef de ses étranges contradictions. De là à se demander quel pouvait bien être ce mystère et à souhaiter le pénétrer, il n'y avait qu'un pas qu'eut vite franchi l'esprit curieux du vieil ingénieur. --Parbleu! je le confesserai, pensait-il, en observant Raymond, comme s'il eût espéré saisir sur son visage le secret de ses pensées... Ainsi, ils allaient silencieux, suivant la levée de la Loire, qui est la grande rue des Rosiers, quand une exclamation joyeuse les arracha à leurs réflexions. Ils arrivaient au _Soleil levant_ et, campé sur le seuil de son auberge, en veste blanche et le couteau à la ceinture du tablier, maître Béru saluait le retour de «ses» ingénieurs. --Je savais bien, disait-il, qu'il n'arriverait rien de fâcheux à ces messieurs; je le disais ce matin à ma femme, qui était si inquiète qu'elle voulait absolument aller faire brûler un cierge... Le front de M. Boursonne s'était subitement rembruni. --Décidément, fit-il, nous sommes la fable du pays!... --Oh! ce n'est pas moi qui ai rien dit, se hâta d'interrompre le digne aubergiste. Ce qui se passe chez moi ne regarde personne. C'est M. Bizet qui, en sortant d'ici, est allé crier l'affaire sur les toits. A onze heures, il était encore au _Café du commerce_, pérorant au milieu d'une vingtaine de personnes... --C'est fort gracieux, en vérité!... grommela le vieil ingénieur. Il était entré, ainsi que Raymond, dans la petite salle où les attendait leur déjeuner. Maître Béru les avait suivis et, croyant sans doute leur être agréable, il habillait de la belle façon ce pauvre M. Savinien Bizet de Chenehutte. Ce n'était, affirmait-il, qu'un vaniteux, avare et cependant dévoré du désir de briller. Chez lui, au fond de sa campagne, il vivait de pain frotté d'oignon et de pommes de terre, pour rattraper l'argent qu'il dépensait lorsqu'il venait aux Rosiers ou qu'il allait à Saumur faire les beaux bras. --Et certes, disait maître Béru, je ne suis pas surpris qu'il garde une dent contre Mlle de Maillefert. Elle est cause, bien involontairement, comme de juste, qu'on s'est tant moqué de lui dans le pays qu'il n'osait plus montrer le bout de son nez. C'est quand il la fit demander en mariage. Jamais on n'a su quel mauvais plaisant lui avait fourré cette idée dans la tête. Ces messieurs voient-ils d'ici Mlle Simone de Maillefert devenant Mme Bizet?... Il regardait autour de lui, craignant qu'on ne l'écoutât, car il tenait à rester bien avec tout le monde. Et baissant la voix: --Du reste, continuait-il, tout le bourg était pour M. Delorge, et quand on va savoir que M. Bizet a été blessé, il n'y aura qu'une voix pour crier que c'est joliment bien fait. Et il n'y a pas que dans le bourg qu'on sera content. Il y avait, hier, au _Café du commerce_, deux ou trois domestiques du château qui, certainement, n'auront pas su tenir leur langue. Je viens de voir tout à l'heure le vieux jardinier qui a la confiance de Mlle Simone, et il allait de maison en maison de l'air d'un homme qui cherche des nouvelles. Contre son habitude, M. de Boursonne laissa tomber la conversation. Mais dès que maître Béru fut sorti: --Eh bien!... fit-il, voici une aventure qui se présente bien... Raymond dissimula mal un mouvement d'impatience. --En vérité, monsieur, répondit-il, je ne puis concevoir qu'un homme de votre intelligence et de votre valeur prête la moindre attention aux insipides et ridicules bavardages de cet aubergiste! Loin de se formaliser de ce reproche, le vieil ingénieur souriait. --Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi, je te pousserai tant et si bien que ce sera le diable si ton secret ne t'échappe pas. Puis tout haut: --Que trouvez-vous de ridicule, mon cher, au récit de ce bon Béru? Mlle Simone apprend qu'un jeune ingénieur a tiré l'épée pour ses beaux yeux, elle envoie chercher des nouvelles de son chevalier. N'est-ce pas tout naturel?... Bon, ce n'est pas la peine de devenir cramoisi comme cela. Raymond rougissait, en effet, mais c'était de colère: --En vérité, monsieur, prononça-t-il, c'est me faire payer cher le service que vous m'avez rendu!... M. de Boursonne n'insista pas. Il était allé aussi loin que possible; il le comprenait, et de toute la journée il ne se permit pas la moindre allusion à Mlle de Maillefert. Mais le soir, quand ils rentrèrent, après leur travail accoutumé, maître Béru leur remit à chacun une lettre qu'un domestique, en grande livrée, disait-il, avait apportée dans l'après-midi. M. de Boursonne eut promptement ouvert la sienne, et l'ayant parcourue: --Cette fois, mon cher Delorge, s'écria-t-il, vous ne direz pas que l'aventure ne marche pas... Lisez votre lettre, qui doit être, sauf le nom, en tout semblable à la mienne. Lisez, je vous prie. Raymond obéit, et, à demi-voix et d'un air d'ébahissement profond, il lut: «Madame la duchesse de Maillefert prie M. Raymond Delorge de lui faire l'honneur de passer au château de Maillefert la soirée de samedi prochain, 24 octobre.» Le vieil ingénieur semblait ne pas se tenir de joie. --Eh bien! que dites-vous de cela? interrogea-t-il. --Je dis que c'est prodigieux. --Pourquoi donc!... C'est votre duel, mon cher, qui nous vaut cette faveur que M. Bizet payerait de son meilleur cheval... Voilà une invitation conquise à la pointe de l'épée... --Oh!... --Il n'y a pas de oh! La duchesse avait à sa disposition le moyen de vous témoigner sa gratitude, elle s'est empressée de le saisir... --Cependant... --Et vous allez être présenté à Mlle Simone. Raymond, les sourcils froncés, réfléchissait. --Il n'est pas dit que j'accepte cette invitation, fit-il. D'un air de stupeur comique, M. de Boursonne leva les bras au ciel. --Vous refuseriez!... s'écria-t-il. --J'hésite. --Et pourquoi, s'il vous plaît?... --Parce que, répondit Raymond, parce que... Il s'arrêta. Il cherchait un prétexte plausible, car pour rien au monde il n'eût dit la vérité à M. de Boursonne. --Parce que... répondit-il enfin, j'aurais l'air, ce me semble, d'aller en quelque sorte quêter des remerciements pour une action toute simple. --Allons, allons, ce n'est pas mal trouvé!... dit le bonhomme, qui n'était point dupe. Et agitant triomphalement son invitation: --Quant à moi, ajouta-t-il, je déclare que j'accepte. Oui, si sauvage que je sois, si rustre, si paysan du Danube, je veux voir une de ces fêtes qui scandalisent ce cher Bizet de Chenehutte... Et la preuve, c'est que mon habit noir étant resté à Tours avec le gros de mon bagage, je vais écrire qu'on me l'envoie... IX Il y a deux châteaux de Maillefert. Le vieux, que l'_Annuaire historique et monumental de l'Anjou_ mentionne sous le nom de château de Chalendray, se dressait au sommet du coteau et commandait le cours de la Loire en amont et en aval. Démantelé par les ordres de Richelieu, il ne tarda pas à tomber en ruines. Il n'en reste plus aujourd'hui que des vestiges que se disputent les ronces et le lierre, et deux tours, encore imposantes, qu'on aperçoit de la station des Rosiers. Le château neuf est bâti plus bas, à mi-côte. C'est une massive construction à l'italienne, avec deux ailes en retour et trois perrons, qui n'a rien de remarquable, bien qu'en dise le guide Joanne, que ses vastes proportions. Les grilles de la cour d'honneur, cependant, épargnées par la Révolution, sont assez curieuses, et les boiseries de la chapelle ont une haute valeur artistique. Par exemple, les jardins de Maillefert n'ont pas de rivaux, malgré l'état d'abandon où on les laisse depuis quelques années. Dessinés dans le goût des jardins de Marly, ils se composent d'une succession d'immenses terrasses à balustres élégants, reliées entre elles par de larges escaliers de marbre, dont la dernière marche baigne dans la Loire. Des charmilles admirables, des bosquets d'arbres verts et des talus gazonnés dissimulent les murs de soutènement, et, tout au fond, se dressent les hautes futaies du parc. Une avenue de près d'un kilomètre de long, ombragée d'un quadruple rang d'ormes séculaires, conduit de la grande route au château moderne de Maillefert. Et c'est cette avenue que, le samedi, 24 octobre, sur les dix heures du soir, suivaient Raymond Delorge et M. de Boursonne. Car, après bien des perplexités, Raymond s'était décidé à accepter cette occasion inattendue et unique de se rapprocher de Mlle Simone de Maillefert. Il essayait, il est vrai, de se payer de ces subterfuges dont les faibles colorent les capitulations de leur conscience ou les défaillances de leur volonté. --C'est curiosité pure, se disait-il. Est-ce que je puis aimer une jeune fille que je ne connais pas!... Avant trois mois d'ailleurs, j'aurais quitté les Rosiers pour n'y jamais revenir, et jamais plus je n'entendrai parler d'elle. N'importe! Mécontent de lui-même, il était triste et préoccupé, et ne répondait que par monosyllabes aux continuelles observations de M. de Boursonne. C'est que, d'un autre côté, jamais le vieil ingénieur n'avait été si guilleret. Il frétillait dans son habit noir, arrivé la veille de Tours et encore tout froissé du voyage, un de ces bons vieux habits à larges basques et à manches étroites, où, après un quart de siècle de service, les bonnes mères de familles taillent l'habillement complet d'un gamin de dix ans. --Que nous chantait donc cet imbécile de Béru? grommelait-il, que la duchesse de Maillefert en était réduite à vendre ses terres! Quand on est ruiné, on ne donne pas de fêtes comme celles-ci. Avec ce que coûte seulement l'illumination de cette avenue, du parc et du jardin, nous vivrions, vous et moi, pendant un bon mois. Il calculait juste. Des milliers de verres de couleur, habilement disposés dans les arbres, versaient de tous côtés leurs clartés tremblantes, et, se reflétant dans la Loire, donnaient au château de Maillefert un aspect féerique. --Positivement, continuait le vieil ingénieur, c'est à rougir de venir sur ses jambes. Comme on voit bien que nous ne sommes, vous et moi, que de pauvres employés du gouvernement!... Vous qui êtes si lié avec M. Bizet de Chenehutte, vous auriez dû lui emprunter ce cabriolet dans lequel je l'ai aperçu l'autre jour. Il est certain qu'ils étaient peut-être les seuls invités à venir à pied. Les gens qu'ils apercevaient se glissant à travers les arbres étaient de simples curieux, venus de Gennes et des Rosiers, pour voir et pour se moquer ensuite. A chaque moment, ils étaient dépassés par des voitures lancées au grand trot, où ils apercevaient, à la lueur des lanternes, des femmes en costume de bal. Et, quand ils arrivèrent à la cour d'honneur, ils la trouvèrent, si vaste qu'elle soit, trop étroite pour tous les équipages. De trois côtés et sur trois rangs stationnaient, roue à roue, tous les véhicules connus, depuis le splendide huit-ressorts qui avait amené de Saumur ou d'Angers quelque belle millionnaire, jusqu'à l'humble _boc_, attelé d'un bidet d'allure paisible, du gentilhomme fermier de Trêves ou de Saint-Mathurin. Au milieu de la cour un léger hangar avait été dressé, et on y voyait une centaine de domestiques en livrées multicolores se chauffant autour d'un grand feu, et vidant des bouteilles dont on voyait une armée sur des tables immenses. --Heureuse invention! remarqua M. de Boursonne, et qui, au retour, conduira plus d'une voiture dans le fossé... Voilà qui me console d'être venu à pied. Il se hâtait, tout en disant cela, car il était clair que depuis assez longtemps déjà la fête avait commencé. Toutes les fenêtres de la façade flamboyaient. On entendait le brouhaha de la foule et, par-dessus, les ritournelles de l'orchestre. Dans le vestibule, immense et dallé de marbre, des valets à la livrée de Maillefert recevaient les invités et les conduisaient au premier étage, où quantité de pièces avaient été disposées en vestiaire. Seulement, M. de Boursonne et Raymond arrivaient si tard, que presque toutes les chambres étaient encombrés de vêtements, de cache-nez, de pardessus, de manteaux. Si bien que le domestique qui les conduisait, voyant cela, leur ouvrit une sorte de petit salon éclairé par une seule lampe où il les laissa seuls. En un tour de main Raymond fut prêt. Mais le vieil ingénieur n'était pas si leste. Il en avait pour un moment avant d'avoir essuyé ses lunettes, dépouillé son pardessus, cherché son mouchoir de poche et mis ses gants. --C'est égal, disait-il, c'est fort bien vu, cela, quand on donne une fête à la campagne, de mettre à la disposition de ses invités une manière de cabinet de toilette... Tout à coup il s'interrompit... Dans la pièce voisine, dont la porte, cachée par une portière, était ouverte, évidemment une discussion éclatait: --Chut! fit M. de Boursonne à Raymond. Et, sans vergogne, il se rapprocha de la portière. --Il est inouï, disait une voix de femme, très aigre et très impérieuse, il est incroyable, Simone, que vous n'ayez même pas commencé votre toilette... Êtes-vous folle!... A quoi donc avez-vous employé votre soirée? --Vous le savez bien, ma mère, répondit doucement une voix admirable de pureté, je surveillais les derniers apprêts de votre fête... --Eh bien! justement, c'est ce dont je me plains... C'est le rôle de mon maître d'hôtel et non pas le vôtre... --C'est vrai, ma mère; seulement ma surveillance vous aura certainement économisé quinze cents ou deux mille francs. --Assez!... je vous ai déjà dit que cette rage d'économie m'est odieuse. --Cependant, ma mère, c'est grâce à elle que j'ai pu vous rendre service, ainsi qu'à mon frère... --Jolis services!... Plutôt que de laisser prendre hypothèque sur vos prés de l'Authion, vous avez laissé vendre les propriétés de Philippe. --Je vous ai dit pourquoi, ma mère... Mes revenus vous appartiennent, à mon frère et à vous, jamais je ne vous les disputerai... Mais ni lui, ni vous, ne toucherez au capital... --Simone! --C'est ainsi. N'espérez de moi, sur ce sujet, ni concession ni faiblesse. Ce que j'ai, je saurai le défendre et, si je mourais, mon héritage serait à l'abri de vos prodigalités. Vous aurez beau faire, Philippe et vous, ma mère, vous aurez toujours de quoi vivre. Les Maillefert ne finiront pas à l'hôpital... Seul et libre de suivre ses inspirations, M. de Boursonne se fût glissé sous le canapé du petit salon, plutôt que de perdre la fin de cette discussion, qui éclairait d'un jour si extraordinaire les relations de la duchesse de Maillefert et de sa fille. Le fâcheux est qu'il n'était pas seul. Cloué sur placé tout d'abord, et pétrifié de surprise, Raymond Delorge ne fut pas long à se remettre. Il eut horreur de la situation où le mettait la maladresse d'un valet. Et, se rapprochant de M. de Boursonne: --Sortons, monsieur, lui dit-il à l'oreille, sortons vite. D'un geste, le vieil ingénieur l'écarta: --Chut donc!... fit-il. La discussion s'envenimait entre la mère et la fille, et attaques et répliques se succédaient avec une vivacité extraordinaire. --Ah! vous vous oubliez, Simone! s'écriait la duchesse de Maillefert. Vous osez nous manquer de respect, à moi, qui suis votre mère, et à votre frère, qui est le chef de la famille!... --Madame, de grâce, implorait la voix au timbre de cristal de la jeune fille, songez que vous avez cinq cents personnes dans vos salons; songez que très certainement on commente votre absence. [Illustration: Raymond fumait un cigare sur la porte du _Soleil levant_ quand le facteur lui remit une lettre.] --On s'étonne bien plus de la vôtre! --Oh! moi, il est connu que je n'aime pas le monde. --On remarque votre affectation à le fuir, en tout cas, et comme à votre âge ce n'est pas naturel, on se demande pourquoi... --Ne le savez-vous pas, vous, ma mère?... --Je sais que vous êtes la fable du pays, voilà tout!... Je sais que ma fille, une Maillefert, est le sujet de disputes de cabaret, une manière d'héroïne populaire pour qui les imbéciles s'en vont sur le pré. Et je suis résolue à ne plus tolérer ces excentricités. Non, je ne vous laisserai pas davantage jouer les filles persécutées, et par votre conduite censurer la mienne. Voici assez longtemps que vous vous posez en chef de famille et me rompez la tête de vos sottes remontrances... Raymond n'en voulut pas entendre davantage. Saisissant le bras de M. de Boursonne, dont les pieds, positivement, semblaient rivés au parquet: --Venez, monsieur, lui dit-il d'un accent indigné, bien qu'à voix basse, ce que nous faisons ici est abominable. Venez, ou je me retire et je vous laisse seul!... Le vieil ingénieur n'osa pas résister. Mais une fois dans le corridor: --Parbleu! fit-il, je me sens tout fier de l'opinion qu'a de nous cette excellente duchesse. Vous l'avez entendue? Dispute de cabaret! bataille d'imbéciles!... Risquez donc votre peau pour les gens!... Qu'importait à Raymond l'opinion de la duchesse!... --Je plains Mlle Simone, monsieur, prononça-t-il. --Oui, le fait est qu'avec une pareille maman, sa vie ne doit pas toujours être tissée de soie et d'or... --Et quelle résignation! Pas une plainte! --Hum!... je trouve au contraire qu'elle se plaint haut et ferme... Mais elle a mille millions de fois raison, la pauvre enfant! Sur quoi, s'arrêtant court sur le palier de l'escalier, et d'un ton sérieux et ému qui ne lui était pas habituel: --C'est que c'est une brave et vaillante fille, ajouta-t-il, j'en mettrais la main au feu, moi qui tiens à ma main et qui crains les brûlures. Elle est fière de son nom, mais elle a, morbleu! le droit de l'être, elle qui se sacrifie à l'honneur de cet illustre et vieux nom de Maillefert, elle qui oublie ses vingt ans, ses beaux yeux, sa grosse dot, tous ses rêves de jeune fille, pour se faire l'intendant d'une mère prodigue et d'un frère panier percé!... Jamais, au gré de Raymond, M. de Boursonne n'avait si bien parlé. --Drôle de boutique! poursuivait-il, où c'est la fille qui tient la clef de la caisse et qui monte la garde devant la monnaie. Nous vivons, sacrebleu! dans un joli temps!... J'avais bien vu déjà un père et son fils se ruiner gaiement de compagnie, mais une maman et son garçon croquant gaillardement leurs millions ensemble, c'est neuf, c'est gracieux, c'est coquet. Il n'y a plus après cela qu'à tirer son chapeau. Et, ma foi, vive le progrès!... Il descendit quatre ou cinq marches, puis, s'arrêtant de nouveau en se frappant le front: --C'est égal, dit-il encore, je voudrais bien savoir de qui nous vient notre invitation, si c'est de la mère, du frère ou de la sœur... Raymond aussi se le demandait, et avec une bien autre anxiété que le vieil ingénieur. Pourtant, il ne lui répondit pas. Ils arrivaient au grand vestibule, où se pressaient, au milieu des valets, une douzaine d'invités retardataires. Un huissier, grave comme un pair d'Angleterre, les précéda jusqu'à la porte du grand salon, et après leur avoir demandé leurs noms, annonça: --M. Raymond Delorge! M. le baron de Boursonne! Le vieil ingénieur tressauta comme si on lui eût coulé dans le dos un grand verre d'eau glacée. --D'où diable cet escogriffe sait-il que je suis baron? grommela-t-il. --C'est vous qui venez de le lui dire, monsieur, répondit Raymond, que le rire gagnait. --Êtes-vous sûr? --J'ai entendu. Le bonhomme hocha la tête. --Vanité des vanités! murmura-t-il. Voilà pourtant la contagion de l'exemple. Mais donnez-moi le bras, mon cher Delorge, que nous ne nous perdions pas. La précaution était bonne, car la foule était grande et d'autant plus animée qu'un quadrille venait de finir et que tous les danseurs refluaient dans les couloirs de dégagement. En annonçant cinq cents personnes, Mlle Simone était restée bien au-dessous de la vérité: il y en avait bien le triple, circulant à travers trois salons et la grande galerie, qui occupaient tout le rez-de-chaussée d'une des ailes du château. Rien de plus magnifique que ces salons, avec leurs plafonds enluminés, leurs boiseries dorées, leurs larges fenêtres et leurs immenses cheminées, décorées des armes des Maillefert, salons si vastes que dans chacun d'eux eût tenu l'appartement entier où un parvenu entasse glorieusement un millier d'invités. Et cependant, cette splendeur même devait attrister un observateur, qui y retrouvait l'indice d'une opulence évanouie. Il n'était que trop aisé de voir que ces appartements de réception ne servaient que de loin en loin. Plus de meubles, plus de tentures. Les rideaux aussi bien que les banquettes sortaient évidemment des magasins d'un tapissier d'Angers, qui les avait loués pour une nuit et qui attendait peut-être que le bal fût fini pour les décrocher et courir les tendre ailleurs... --Ne jurerait-on pas, disait à Raymond M. de Boursonne, que la bande noire a passé ici! La bande noire!... Parbleu! c'est cette chère duchesse. Ne pouvant emporter le château, elle en a, du moins, emporté les meubles, les antiques bahuts, les vieilles consoles, les tapisseries curieuses, les horloges précieusement travaillées, tous ces trésors artistiques dont les grandes familles se font honneur et qui se transmettent de génération en génération. Cependant, le vieil ingénieur et Raymond étaient sans doute les seuls à faire ces affligeantes observations. Le bal arrivait au moment de son plus vif éclat. Aux gais refrains de deux orchestres, dansaient, avec l'entrain de simples paysannes, les plus jolies, les plus riches et les plus nobles héritières de l'Anjou. Le visage, même, se déridait, des douairières qui faisaient tapisserie en robe de satin ou de velours, audacieusement décolletées et la tête chargée de plumes ou de diamants. A toutes les portes et dans l'embrasure des fenêtres, les hommes graves, cravatés de blanc, se serraient en groupes compacts. Plus loin, dans deux petits salons ouvrant sur la galerie, on entendait l'or rouler sur les tapis verts et s'échanger les paroles sacramentelles: «Je passe!...--A vous la main!...--Je marque le point!...» Sans relâche, les valets se succédaient, portant des plateaux chargés de glaces, de bonbons exquis et de coupes de champagne. --Avec tout cela, disait Raymond à M. de Boursonne, nous sommes ici comme deux intrus. Nous n'avons seulement pas salué la duchesse. Comment ne redescend-elle pas? où donc est-elle?... C'était en ce moment la préoccupation de bon nombre d'invités; il n'y avait pour s'en assurer qu'à prêter l'oreille. --Décidément cette chère duchesse nous abandonne!... Ainsi, près de Raymond et de M. de Boursonne, disait un gros monsieur à une très vieille dame extrêmement parée. --C'est assez son habitude, ce me semble, répondit la douairière. --Alors pourquoi donner des fêtes?... --Eh! cher marquis, lorsqu'on a de l'argent de trop, il faut bien le dépenser. Ils éclatèrent de rire tous deux, de ce bon rire de la médisance, puis le gros monsieur--le marquis--reprit: --En tout cas, elle n'avait jamais donné une fête aussi magnifique. --Aussi... nombreuse, du moins. --C'est ce que je voulais dire. Aussi doit-elle avoir un but... --Elle en a un. --Et vous le connaissez? --Assurément. Le vieil ingénieur et Raymond oubliaient le bal pour écouter. --En y réfléchissant, continuait le gros marquis, il me semble que je devine les projets de Mme de Maillefert. --Dites. --Elle songe à marier sa fille. La vieille dame eut un petit ricanement, qui découvrit les perles de son râtelier. --Pourquoi cela, comtesse? demanda l'autre, piqué. --Parce que vous savez bien que le mariage de cette petite Simone mettrait la duchesse sur la paille. Parce que c'est Cendrillon qui paye les violons quand la duchesse danse. Parce que le mari garderait pour lui la fortune de sa femme, comme de juste, au lieu de la donner à croquer à Mme de Maillefert et à son fils... Allez donc un peu demander la main de Simone pour votre fils, et vous verrez ce qu'on vous répondra... A moins que... --Eh bien!... --A moins que vous ne consentiez à donner reçu de la dot sans la recevoir... Le gros homme se grattait l'oreille, ce qui était sa façon de faire appel à ses idées. --Peut-être avez-vous raison, comtesse, dit-il; mais, alors, que se propose donc la duchesse? Cherche-t-elle une femme pour Philippe?... --Y songez-vous!... Quelle famille voudrait de ce garçon! Peut-être, à Angers, trouverait-il quelque marchand vaniteux qui donnerait un million ou deux de son nom et de son titre; mais il ne trouvera jamais une fille de noblesse... --Alors, je donne ma langue aux chiens... Voyons, chère comtesse, apprenez-moi ce que vous savez. Faut-il vous jurer un secret éternel? --Ce n'est pas la peine. --Bah!... --Ce que je vais vous dire, tout le monde le saura avant huit jours. --Comtesse, je suis sur le gril. --Eh bien! marquis, Mme la comtesse d'Hostal de Chalandray, duchesse de Maillefert, est ici en tournée électorale. Le gros homme fit un tel saut en arrière, qu'il posa lourdement son talon sur le pied de M. de Boursonne, lequel avait fini par se rapprocher de lui un peu plus que ne le permettaient les convenances. --Sacrrr!... commença le vieil ingénieur. --Oh!... monsieur, mille pardons, agréez toutes mes excuses, fit gracieusement le marquis. Et revenant bien vite à la vieille dame: --C'est invraisemblable, ce que vous me dites là, comtesse, fit-il. --Oui, mais c'est vrai. Ignorez-vous donc que la duchesse est ralliée, tout ce qu'il y a de plus ralliée, qu'elle ne sort plus des Tuileries, qu'elle va à Compiègne, qu'elle se montre partout avec la femme de ce Maumussy qui s'est affublé du titre de duc, qu'elle sera peut-être, un de ces jours, dame d'honneur de l'impératrice... --Une duchesse de Maillefert!... --Voilà! Quand on se noie, on se raccroche à toutes les branches, et la duchesse et son fils en sont à leur dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils auront croqué la légitime de cette petite Simone? Cela les inquiète et ils se sont adressés à l'empire pour obtenir, elle des rentes, lui quelque sinécure bien lucrative. Seulement, comme on ne paye bien que les gens qui rendent des services, la duchesse a promis de rallier la noblesse de l'Anjou et de nous amener tous aux pieds de Leurs Majestés... --C'est monstrueux!... --Attendez!... Pour faciliter à cette chère duchesse sa mission politique, on a mis à sa disposition un certain nombre de places qu'elle va proposant à l'un et à l'autre. Déjà elle m'a offert une recette particulière pour mon gendre, qui n'est pas riche, comme vous savez, et qui est chargé de famille... --Tenez, comtesse, il me semble que je rêve!... --C'est-à-dire que vous doutez, et que vous voudriez des preuves? Eh bien! regardez autour de vous, et vous verrez tous les gros fonctionnaires du département. Vous verrez notre préfet, le sous-préfet de Saumur, le général, le commandant de l'école, l'enregistrement, la douane et les ponts et chaussées. C'est un bal de fusion. Singulier fut le regard qu'échangèrent Raymond et M. de Boursonne. Mais déjà le gros monsieur continuait: --Cela étant, je vais aller saluer la duchesse et lui donner à entendre que personne de nous ne mettra plus les pieds chez elle... Mais où donc est-elle? Étrange maison, dont personne ne fait les honneurs!... Avez-vous aperçu Mlle Simone? --Pas encore. --Et Philippe?... --Oh! lui, vous le trouverez dans le salon de jeu... Je viens de l'y voir aux prises avec votre fils... --Comment! monsieur mon fils se permet... Ah! je vais y mettre bon ordre!... Mais, au moment où il quittait la comtesse, un mouvement se fit dans la galerie. Raymond et M. de Boursonne se haussèrent sur la pointe du pied. Et, dans l'encadrement de la porte, ils aperçurent la duchesse et Mlle Simone de Maillefert. X La mère et la fille semblaient les deux sœurs, tant les années avaient glissé légères sur le front poli de la duchesse, tant les amertumes de la vie avaient eu peu de prise sur cette nature essentiellement mobile, insoucieuse et égoïste, tant aussi elle savait user avec discernement de tous les artifices de la coquetterie. Renonçant pour une fois,--peut-être à cause de sa mission,--à ses excentricités habituelles, Mme de Maillefert portait une de ces toilettes d'une simplicité savante qui seront éternellement l'admiration et le désespoir des élégantes de petite ville, toilettes dont chaque détail est habilement combiné pour arriver à la plus parfaite harmonie. Sa robe, vert de mer, dont la tunique était relevée par des branches d'églantier rose, avait la légèreté d'une nuée, et se décolletait précisément assez pour bien laisser admirer, sans les étaler, ses épaules d'une blancheur nacrée, polies et fermes comme le marbre le plus beau. Mlle Simone, au contraire, paraissait plus vieille que son âge. L'inquiétude et les soucis avaient, bien avant le temps, jeté leur ombre sur son beau visage et éteint le sourire de ses vingt ans. Elle était vêtue, ce soir-là, d'une simple robe blanche, et dans ses admirables cheveux blonds relevés à la hâte pendait une grappe de fuchsia. --Voyez-les donc, murmurait M. de Boursonne à l'oreille de Raymond, voyez-les et dites-moi si, à la première vue, un étranger oserait décider laquelle est l'aînée!... --Ah! Mlle Simone est bien belle, monsieur. --Naturellement. Mais c'est égal, les femmes sont plus fortes que nous, mon cher. Jamais on ne croirait, à voir ces deux-ci, qu'elles viennent d'avoir une affreuse discussion. Sur ce point, le vieil ingénieur se trompait, mais c'était la faute de la myopie. Un observateur de sa force, doué d'une vue passable, eût parfaitement reconnu que l'éclat du teint de Mme de Maillefert n'était pas naturel, et qu'un reste de colère contractait ses sourcils. Il eût bien vu aussi la pâleur de Mlle Simone, et qu'une larme mal essuyée tremblait encore dans ses longs cils. Raymond le discerna bien, lui, et, troublé profondément: --Pauvre jeune fille!... soupira-t-il. Elle n'était plus alors qu'à trois pas de lui, appuyée au bras de sa mère, et toutes deux s'avançaient dans la grande galerie. Mais, circonstance étrange, leurs hôtes ne s'empressaient pas autour d'elles. Les figures se faisaient graves sur leur passage, les saluts paraissaient contraints et les sourires glacés. L'histoire racontée par la vieille comtesse à son ami le marquis avait fait le tour des salons, et beaucoup de nobles invités se juraient, en ce moment même, de ne jamais plus remettre les pieds à Maillefert. Raymond en entendit même un qui disait: --C'est un piège abominable, et sans ma fille, qui m'a conjuré de la laisser danser encore quelques quadrilles, je serais parti... La duchesse avait trop de tact pour ne pas deviner ce qui se passait et se rendre compte du déplorable effet de sa combinaison. C'était un échec qui allait rendre impossible dans le pays sa situation déjà fort difficile. Mais elle avait aussi une trop longue habitude du monde pour ne savoir pas dissimuler ses impressions et commander à son visage. Plus elle rencontrait de réserve plus elle se faisait gracieuse et souriante trouvant un mot aimable pour chacun, sachant forcer les plus hostiles à murmurer à tout le moins quelques formules de politesse banale. --C'est fort curieux, ce qui se passe, disait à Raymond M. de Boursonne, c'est on ne peut plus intéressant... Suivons la duchesse, mon cher, faisons-lui cortège. Ayant traversé la galerie, Mme de Maillefert et Mlle Simone venaient d'entrer dans un des salons de jeu. Elles s'arrêtèrent près d'une table où deux jeunes gens jouaient, entourés chacun d'un groupe de parieurs. Il y avait sur le tapis un assez joli monceau d'or. --Ne jouez-vous pas bien gros jeu, messieurs? dit gaiement la duchesse. Un des jeunes gens redressa vivement la tête. Il était blond, avec un lorgnon à l'œil, et portait un immense col rabattu, un gilet très ouvert à un seul bouton et un habit à manches ridiculement larges. --Ah! certainement non, ma mère, répondit-il avec un petit ricanement qui devait être un tic. Voyez donc, pour une douzaine que nous sommes, l'enjeu n'est pas de trois cents louis. Nous jouons, d'ailleurs, un jeu de famille, un jeu de bons bourgeois, un simple écarté de santé... Et, s'adressant à son adversaire: --Je prendrai des cartes! dit-il. --Combien? demanda l'autre joueur. --Oh! le paquet!... Je ne suis décidément pas en veine, ce soir. C'est avec un dépit visible qu'il jeta ses cartes, et au même moment Mlle Simone lui appuya la main sur l'épaule en lui disant de sa douce voix: --Cette mauvaise chance est une juste punition, Philippe. N'as-tu pas honte de jouer lorsque peut-être une jeune fille n'a pas de danseur!... Le ricanement du jeune homme redoubla. --Ah! l'excellente plaisanterie! dit-il. Me voyez-vous, messieurs, dansant un quadrille!... Eh! chère sœur, je serais effroyablement ridicule!... Puis relevant son jeu: --Le roi!... fit-il. --Philippe!... insista la jeune fille d'un ton suppliant, mon frère!... Mais déjà il était replongé dans sa partie. Il ne répondit pas. --Cordieu!... grommela M. de Boursonne, que voilà un jeune seigneur qui me déplaît, avec sa raie au milieu de la tête, son lorgnon, son gilet à cœur, son rire idiot et son air content de soi! C'était l'effet qu'il faisait à Raymond, et cependant Raymond ne souffla mot, préoccupé qu'il était de suivre de l'œil Mme de Maillefert et Mlle Simone, qui étaient allées s'asseoir dans la grande galerie. --Voilà le moment, reprit le vieil ingénieur, d'aller présenter nos respects à ces dames... --Est-ce bien nécessaire? demanda Raymond. [Illustration: Raymond l'examinait avec curiosité.] --Dame! la politesse la plus élémentaire l'exige. --C'est que... --Quoi? Ne craignez-vous pas une allusion à votre duel? Rassurez-vous, ces dames n'en ont même pas ouï parler. Nos conjectures étaient fausses. N'avez-vous pas entendu la vieille comtesse? C'est notre qualité d'ingénieurs qui nous a valu notre invitation. D'ailleurs est-ce qu'on nous connaît?... Mais, à sa grande surprise, au moment où il esquissait son plus beau salut, un vieux monsieur, placé derrière Mme de Maillefert, se pencha vers elle en disant: --M. le baron de Boursonne, madame, le savant ingénieur chargé des études de l'endiguement de la Loire... La duchesse commençait une phrase flatteuse, mais le bonhomme n'eut pas la patience d'attendre la fin. Prenant la main de Raymond: --Permettez-moi, madame, interrompit-il, de vous présenter mon plus dévoué collaborateur, M. Raymond Delorge. Plus rouge qu'une pivoine, Raymond s'inclina, mais non si bas qu'il ne vît le front de Mlle Simone se couvrir d'une rougeur plus vive que la sienne, non si vite qu'il ne surprît un éclair dans ses beaux yeux, et un geste aussitôt réprimé, disant bien que sa première inspiration avait été de tendre la main... Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine. --Elle sait, pensa-t-il, et elle m'est reconnaissante. M. de Boursonne n'avait rien vu. Déjà, il était en grande conversation avec le personnage qui l'avait nommé, et qui, bien évidemment, était un mentor qu'on avait donné à Mme de Maillefert pour faciliter sa mission. Même ce personnage ne tarda pas à émettre, au sujet des élections prochaines, de si singulières théories, que le vieil ingénieur les interrompit brusquement. --Je vous entends, monsieur, dit-il, vous me demandez de faire de la Loire un agent électoral qui inonderait les propriétés des gens qui votent mal, et respecterait les terres des paysans qui votent bien... C'est une idée, cela, mais diablement difficile à réaliser... Demandez plutôt à M. Delorge. Mais Raymond n'était plus près de M. de Boursonne pour lui répondre. Il avait vu Mlle Simone abandonner la place qu'elle occupait aux côtés de sa mère, et, entraîné par une force irrésistible, il l'avait suivie sournoisement à travers la foule, et il était allé se poster à un endroit d'où il ne perdait pas de vue un tressaillement de son visage. La jeune fille s'était assise près de deux dames excessivement maigres, et avait entamé avec elles une interminable conversation. Ce qui confondait Raymond et renversait toutes ses idées, c'était l'isolement où restaient Mme de Maillefert et sa fille, dans leur salon, au milieu de leurs hôtes. Pendant que les hommes graves se tenaient à l'écart, ruminant cette nouvelle de la mission électorale de la duchesse, tandis que les vieilles femmes pinçaient les lèvres et chuchotaient derrière leur éventail, les jeunes ne songeaient qu'à employer le plus gaiement possible cette nuit de fête qui venait rompre la monotonie de leur existence. --C'est inouï, pensa Raymond, on dirait un bal de souscription, où chacun est libre pour son argent. Pourtant il compta jusqu'à cinq jeunes messieurs qui vinrent s'incliner devant Mlle Simone, lui demandant évidemment «l'honneur d'un quadrille ou d'une polka». Mais Mlle Simone les refusait tous, et à ses gestes Raymond comprit qu'elle donnait pour prétexte de ses refus une vive douleur au pied. Il est vrai que ni ces invitations ni la conversation des deux dames maigres ne paraissaient occuper beaucoup la jeune fille. Son esprit était ailleurs. Ses beaux yeux ne se détachaient pas d'une certaine direction, et tour à tour l'anxiété la plus poignante, la colère ou la douleur se peignaient sur sa mobile physionomie. --Qu'est-ce donc qui l'intéresse ainsi? pensait Raymond. Il ne pouvait le voir de l'endroit où il était, encore qu'il se haussât sur la pointe des pieds et tendît le cou de façon à se le démancher. Cela étant, il manœuvra de façon à découvrir un meilleur poste d'observation, et il ne tarda pas à le trouver. C'était le salon de jeu, qui absorbait ainsi toutes les facultés de Mlle Simone. --Ah! je comprends, se dit Raymond. Et, sans trop d'affectation, il se glissa dans ce salon. Le jeune duc de Maillefert, Philippe, était toujours à la table de jeu, et aux contractions de sa figure fripée, il était aisé de deviner que la mauvaise chance continuait à s'acharner après lui. C'est avec des mouvements nerveux qu'il maniait les cartes. Il les eût déchirées certainement s'il ne se fût pas contenu, froissées et foulées aux pieds. A tout instant de sourdes exclamations de rage lui échappaient. --C'est dégoûtant, parole d'honneur!... Perdre le point avec un pareil jeu!... c'est fait pour moi!... Pas un atout en quinze cartes!... En vérité, mon cher, vous avez trop de chance!... Son adversaire, aussi calme et aussi froid qu'il semblait fiévreux et agité, était un homme dont toute la personne trahissait une intelligence bornée, beaucoup de confiance en soi et un entêtement féroce. Son tour de donner venu, il battit les cartes méthodiquement, fit couper, et... tourna le roi. --Le monarque! dit-il. Cela me fait cinq points; j'ai gagné. Et, allongeant tranquillement la main, il attira à lui l'or et les billets placés devant Philippe. --Continuons-nous? demanda-t-il, tout en vérifiant son gain. Le jeune duc s'était levé brusquement. --En voilà assez! dit-il. Je perdrais ce soir jusqu'à ma dernière chemise. Savez-vous, messieurs, que voici quinze mille francs que je perds! C'est un assez joli denier. --Bast! qu'est-ce que quinze mille francs pour vous? objecta un parieur. Raillait-il? Parlait-il sérieusement? Philippe le regarda fixement pour s'en assurer, et, comme il demeurait impénétrable: --Eh bien! soit! encore un coup! dit-il vivement à son adversaire, sur parole, en cinq points, quitte ou double. L'autre ne broncha pas. --Est-ce que vous refusez, insista le jeune duc, qui devint livide? est-ce que la parole d'un Maillefert ne vous paraît pas valoir de l'argent comptant?... Il parlait si haut qu'il n'était pas possible que Mlle Simone, de sa place, ne l'entendît pas. Raymond la regarda. Elle était plus blanche que sa robe, ses mains tremblaient... --J'attends votre décision, monsieur, insista Philippe d'un ton presque menaçant. L'autre gardait son flegme imperturbable. --La décision ne dépend pas de moi, répondit-il. --Que voulez-vous dire, monsieur? --Ceci: Je fais partie d'un cercle, c'est bien connu à Angers, dont tous les membres se sont engagés par serment à ne jamais jouer qu'argent sur table. L'article VII de nos statuts porte que celui de nous qui manquera à sa parole sera passible d'une amende s'élevant au double de la somme jouée... Ce serait donc une trentaine de mille francs qu'il m'en coûterait pour avoir l'honneur de continuer votre partie... Le jeune duc de Maillefert semblait atterré... --Mais c'est une offense, cela, monsieur, balbutiait-il, c'est une injure atroce... --Oh! pas le moins du monde... Un grand silence s'était fait dans le salon de jeu, silence que rendaient plus lugubre le bourdonnement de la foule dans la galerie et les joyeuses fanfares de l'orchestre. A toutes les tables environnantes on avait cessé de jouer. On s'attendait visiblement à quelque violente altercation, lorsque Mlle Simone parut... Pauvre généreuse fille! Dominant sa douleur, elle se contraignait à sourire. Vivement elle prit le bras de Philippe, et, s'adressant aux personnes qui l'entouraient: --Permettez-moi de vous enlever mon frère un instant, messieurs, dit-elle. Et ils sortirent ensemble. --Vous avez sagement agi, dit alors un des parieurs à l'adversaire. --Oui, très sagement, ajouta un autre. Ce cher duc est charmant, quand il parle de perdre sa dernière chemise. Il y a longtemps qu'elle est perdue. C'est celle de sa sœur qu'il joue maintenant. Tout en écoutant, Raymond observait le frère et la sœur. Ils causèrent un instant à voix basse, puis la jeune fille s'éloigna, laissant Philippe près des deux dames maigres. Lorsqu'elle reparut l'instant d'après, elle tenait un petit paquet qu'elle lui glissa dans la main. Le jeune duc eut un frémissement de joie. --Merci!... murmura-t-il sans doute à l'oreille de sa sœur. Et, revenant s'asseoir en face de son flegmatique adversaire: --Maintenant, dit-il, en posant une liasse de billets de banque sur le tapis, maintenant, monsieur, vous pouvez jouer sans trahir vos serments. Faisons-nous, une dernière fois, en cinq points, quitte ou double?... L'homme impassible se troubla. --Mais... c'est de dix mille francs qu'il s'agit, fit-il. --Juste!... répondit Philippe. Total, si vous gagnez, vingt mille francs. Après cela, je ne voudrais pas vous contraindre. Il vous répugne peut-être d'exposer votre bénéfice... Les rieurs étaient passés du côté de M. de Maillefert. Ce que voyant, l'autre: --A qui fera! dit-il. Bien qu'on joue beaucoup en Anjou, la partie était assez intéressée pour émouvoir la galerie. Un cercle se forma autour de la table, si épais, que de sa place, qu'elle avait reprise, Mlle Simone ne pouvait plus rien voir. Ce fut à Philippe de donner le premier. Il eut le roi et la vole, et marqua trois points. --Vous commencez bien! grommela l'adversaire. Et, donnant à son tour, il donna à Philippe le roi et le point. --Vous avez gagné! prononça-t-il, en retirant de ses poches l'or et les billets qu'il avait gagnés... Le jeune duc triomphait: --Voulez-vous continuer? disait-il. Moi, qui n'ai pas fait de serment, je jouerai avec vous sur parole tant qu'il vous plaira. C'est avec la plus poignante anxiété que Raymond avait suivi cette partie, dont les conséquences, il ne le sentait que trop, pouvaient être terribles. Tout ce qu'il imaginait que pouvait, que devait souffrir Mlle Simone, il le souffrit lui-même. Il se représentait l'atroce douleur de cette jeune fille si fière en voyant l'outrage fait à ce nom de Maillefert qu'elle défendait, Dieu sait à quel prix. Philippe avait été cruellement insulté. Sa parole jetée sur le tapis vert n'y avait pas été acceptée. Et tout ce qu'avait pu dire son adversaire des règlements du cercle dont il faisait partie n'était évidemment qu'une pure fiction inventée pour se garer de ces joueurs suspects qui empochent bravement quand ils gagnent et qui, s'ils perdent, ne payent pas.. Voilà où en était le dernier duc de Maillefert. --Et certainement, pensait Raymond, il n'avait pas fallu moins que cette abominable offense, pour décider Mlle Simone à donner à son frère de quoi continuer à jouer. Tant que la partie demeura en suspens, tant qu'il vit les deux joueurs se disputer avec acharnement ces saintes économies de la jeune fille, la respiration lui manqua. Mais lorsqu'il entendit Philippe de Maillefert, qui avait déjà trois points, annoncer le roi, quand il le vit abattre triomphalement son jeu et montrer qu'il avait trois atouts majeurs, c'est-à-dire le point sûr... oh! alors la joie lui monta au cerveau, enivrante autant que le vin, et, bondissant jusqu'à Mlle Simone: --Il a gagné!... dit-il. Violemment, comme si elle eût été endormie, et qu'un coup de pistolet eût été tiré à son oreille, Mlle Simone tressauta. --Monsieur! fit-elle. Mais quand ayant levé la tête ses yeux rencontrèrent les yeux de Raymond, un nuage de pourpre s'étendit sur son visage, jusqu'à la racine des cheveux, et, d'une voix faible, mais où vibrait toute son âme: --Merci, monsieur, murmura-t-elle, merci!... Les deux dames maigres, assises près de Mlle de Maillefert, ouvraient des yeux immenses. Elles se demandaient quel était ce jeune homme d'un extérieur si remarquable, qu'elles ne connaissaient cependant pas, elles qui connaissaient tout le pays, qui parlait à Mlle Simone avec une si éloquente émotion, et à qui elle répondait d'une voix balbutiante. --Et... continue-t-il de jouer? demanda la jeune fille. Raymond se pencha vers le salon de jeu. --Non, répondit-il. Je le vois, il est debout près de la fenêtre, il plaisante avec des jeunes gens que je ne connais pas... Seulement, c'est d'une voix à peine intelligible qu'il prononça ces derniers mots. Il venait de surprendre, arrêté sur lui, l'œil étincelant de méchanceté des deux dames maigres, et sous ce regard comme sous une douche glacée lui tombant sur le front, il recouvra son sang-froid. Il vit Mlle de Maillefert compromise, et sérieusement, cette fois, par lui. Et, furieux de sa sottise, tourmenté de regrets, ne sachant comment s'excuser et se retirer, ne sachant ni que dire ni que faire, il restait devant la jeune fille, à demi-incliné, rouge, balbutiant... Jusqu'à ce qu'enfin une idée lui venant: --Daignez-vous, mademoiselle, demanda-t-il, me faire l'honneur de danser avec moi le prochain quadrille?... Elle se leva à demi, et déjà Raymond lui présentait le bras, quand soudain se rasseyant: --Excusez-moi, monsieur, répondit-elle, j'ai déjà refusé plusieurs fois de danser, je me sens un peu souffrante... Raymond pâlit. --Je vous en prie!... insista-t-il. Si visible fut l'hésitation de la jeune fille, qu'une des dames maigres crut pouvoir intervenir, en avançant sa tête chargée de plumes: --Vous êtes en vérité trop scrupuleuse, mon enfant, dit-elle. Vous souffriez, tout à l'heure, vous avez refusé ces messieurs... quoi de plus naturel?... Maintenant, vous vous sentez mieux, monsieur vous invite et vous acceptez... quoi de plus simple? Eh! dansez donc, croyez-moi, profitez de votre jeunesse!... Ce qu'il y avait de perfide dans cette phrase, Mlle Simone ne le comprit pas, pas plus qu'elle ne surprit le sourire venimeux qui la soulignait. Elle se leva donc, appuya sa main tremblante sur le bras de Raymond, et, traversant la galerie, ils gagnèrent un des salons où on dansait... Ah! l'impitoyable M. de Boursonne eût bien ri de la contenance de son «jeune ami». Raymond allait d'un pas de somnambule, de l'air d'un homme qui n'est pas parfaitement sûr d'être bien éveillé. Il se demandait s'il n'était pas un fat ridicule, si l'instinctive sympathie qu'il avait cru lire dans le doux regard de cette jeune fille si fière existait réellement. Comment, ne s'étant jamais parlé, s'étaient-ils parfaitement compris? Quelles mystérieuses affinités rapprochaient ainsi leurs âmes? L'avait-elle donc deviné? Avait-elle deviné ce cœur qui ne battait déjà plus que pour elle? Que n'eût-il pas donné pour avoir un instant la puissance de Dieu, pour anéantir, par le seul acte de sa volonté, tous ces importuns dont il fendait la foule odieuse, pour se trouver seul près de Mlle Simone, tomber à ses pieds, lui dire de quelle admiration absolue et respectueuse il l'admirait! Mais il n'avait pas la puissance de Dieu. L'orchestre jouait les premières mesures d'un quadrille, et il n'eut que le temps de chercher une place et de s'inquiéter d'un vis-à-vis. Et ce n'était pas tout encore. Il sentait peser sur lui il ne savait combien de regards enflammés de curiosité, et il comprenait la nécessité de dominer son trouble, de maîtriser ses pensées et d'adresser la parole à Mlle Simone. Hélas! son esprit ne lui fournissait rien, pas un mot, pas une de ces phrases banales qui s'échangent entre deux figures, et qui sont comme la fausse monnaie de l'esprit et de la galanterie, pas un de ces compliments ineptes qu'il entendait couler comme de source de la bouche en cœur des danseurs ses voisins... Peut-être Mlle de Maillefert souffrait-elle autant que lui, peut-être se rendait-elle compte de son embarras. Toujours est-il qu'à la fin de la seconde figure, elle lui demanda quelques renseignements sur les travaux de M. de Boursonne. C'est avec l'empressement d'un homme en train de se noyer que Raymond saisit cette branche. Et, tout en décrivant avec une extrême volubilité leurs plans et leurs études: --Je me perds, pensait-il... Elle doit me juger stupide... Est-ce là ce que je devrais lui dire!... O sensibilité idiote, maudite timidité!... Elle finit, cependant, cette interminable contredanse. Elle finit par un galop général, les deux orchestres jouant le même quadrille, et les danseurs des deux salons se lançant et se mêlant dans la grande galerie... C'est près de sa mère que Mlle Simone voulut être reconduite. La duchesse de Maillefert était à la même place, fort entourée pour le moment et rouge de dépit; car M. de Boursonne, à force de questions perfides et d'attaques sournoises, l'avait presque amenée à confesser le but de son voyage. Apercevant sa fille au bras de Raymond: --Venez-vous donc de danser? lui demanda-t-elle d'un ton aigre. --Oui, ma mère. --Avec monsieur? --Oui. --Il me semblait vous avoir entendu dire à M. de Luxé que vous étiez souffrante et que vous ne danseriez pas de la soirée. La jeune fille s'assit sans répondre, et Raymond allait peut-être commettre la maladresse insigne de s'excuser, quand il sentit qu'on lui frappait sur l'épaule. Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Boursonne. --Je suis rompu, lui dit le bonhomme; les bals, décidément, ne sont pas mon fait. Allons chercher nos pardessus et filons... Raymond le suivit et sans trop de peine ils retrouvèrent la porte du petit salon où ils s'étaient débarrassés de leurs effets. Seulement cette porte était fermée et on avait retiré la clef. --Eh bien! voilà qui est gracieux! gronda M. de Boursonne. Il essayait d'ouvrir, cependant, lorsqu'un vieux domestique sans livrée accourut: --Que désirent ces messieurs? demanda-t-il. --Parbleu! nos paletots, qui sont là-dedans. Le domestique les examinait avec une attention étrange. --C'est par erreur, répondit-il enfin, qu'on a conduit ces messieurs dans ce salon. Il dépend de l'appartement de miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise de Mlle Simone, de sorte que... En toute autre occasion, M. de Boursonne n'eût point manqué de s'informer de cette miss Lydia, dont il avait déjà ouï parler par maître Béru. Mais en ce moment, il s'impatientait fort. --De sorte que, interrompit-il, nos vêtements sont sous la clef de la gouvernante... --Oh! non certes, on les a retirés, et si ces messieurs veulent prendre la peine de venir avec moi... [Illustration:--Vous mentez, dit-il à M. Bizet.] Ils prirent cette peine. Leurs vêtements avaient été soigneusement recueillis. Ils les endossèrent, et l'instant d'après ils descendaient le perron du château de Maillefert. Il était trois heures du matin. Les gens graves se retiraient. On voyait les lanternes de leurs voitures glisser à travers les arbres le long de la route qui conduit à la levée de la Loire et sur le pont de fil de fer. Les fanatiques seuls restaient, ceux qui dansent jusqu'à ce que la dernière bougie ait fait éclater la dernière bobèche, jusqu'à ce que le dernier musicien de l'orchestre s'endorme exténué sur son instrument. Ceux-là en prenaient à cœur-joie. Ils dansaient un cotillon, et on voyait leurs ombres tourbillonnantes passer et repasser devant les fenêtres. Dans la cour, en attendant leurs maîtres, les valets dormaient autour de leurs feux, à l'exception de trois ou quatre, qui, parfaitement ivres, échangeaient des injures en attendant d'échanger des coups. Les lampions de l'avenue étaient éteints... A peine de-ci et de-là, dans les branches, en apercevait-on un qui agonisait, jetant bien plus de fumée que de lumière. --Et voilà comment finissent toutes les fêtes! observait philosophiquement M. de Boursonne. Et on appelle cela s'amuser... Mais au moment de franchir la grille de la cour d'honneur, il s'approcha d'un des réverbères, et, tirant de sa poche un vieux portefeuille, il l'examina attentivement. --Parbleu!... fit-il. --Qu'est-ce, monsieur? interrogea Raymond. Mais, au lieu de répondre: --Aviez-vous laissé quelques paperasses dans la poche de votre pardessus, mon cher Delorge? demanda le bonhomme. Raymond chercha. --Oui, répondit-il. --Quelles? --Deux ou trois vieilles lettres à mon adresse, et quelques cartes de visite. --Alors, plus de doute, fit le vieil ingénieur. Et s'arrêtant court: --Que me répondriez-vous, reprit-il, si je vous disais que Mlle Simone sait que sa discussion avec sa mère à été entendue? --Oh! monsieur... --Et entendue par nous, qui plus est, par vous Raymond Delorge, et par moi le père Boursonne... --Si cela était, monsieur, j'en serais au désespoir... --Eh bien! désespérez-vous, mon cher, car rien n'est plus certain, déclara le vieil ingénieur. Et, se remettant en marche, car il avait chaud et la nuit était fraîche: --Rien n'est plus certain, poursuivit-il, et je le prouve: 1º nos pardessus ont été soigneusement retirés du petit salon; 2º mon portefeuille a été ouvert, je m'en suis assuré; 3º un domestique montait la garde non loin de la porte fermée, avec ordre de bien prendre notre signalement... Tout cela était tellement probable qu'il n'y avait guère moyen d'en douter. --Soit, interrompit Raymond, mais pourquoi serait-ce Mlle Simone qui saurait notre indiscrétion, bien involontaire de ma part, et non pas Mme de Maillefert, ou plutôt, pourquoi ne la connaîtraient-elles pas toutes deux? M. de Boursonne hocha la tête. --Ici, répondit-il, je n'ai plus que des présomptions. Seulement, il est de ces indices moraux qui valent des faits. Si Mme de Maillefert eût su que nous possédions son secret, elle eût été avec nous plus gracieuse, car elle eût eu peur de nous. Or, c'est à peine si elle a été polie, cette chère duchesse... --Oui, c'est juste, murmurait Raymond, c'est très juste!... --Maintenant, reste à savoir comment a été avec vous Mlle Simone... Je sais déjà qu'elle a dansé avec vous, après avoir refusé de danser avec d'autres... --Ah! monsieur!... --Parfait, je suis fixé, dit en riant le vieil ingénieur. Et, redevenu grave tout à coup: --Cette noble duchesse, prononça-t-il d'une voix irritée, mériterait qu'on rasât ses cheveux couleur de soleil, qu'on la vêtît d'un sarrau de ratine grise et qu'on l'obligeât à soigner des galeux jusqu'à la fin de ses jours. Son aimable fils mériterait qu'on l'embarquât sur quelque long-courrier, avec recommandation au capitaine de lui faire connaître les douceurs du chat à neuf queues... Puis plus bas: --Et si j'étais à votre place, ami Delorge, poursuivit-il, si j'avais votre âge, si ma bonne étoile guidait sur mon chemin une jeune fille telle que Mlle Simone... --Eh bien?... --Eh bien!... elle serait ma femme, envers et contre tous, quand il me faudrait soulever des montagnes ou combler des abîmes; elle serait ma femme ou ma vie serait perdue, brisée, finie... Il s'interrompit, honteux peut-être un peu de son enthousiasme, et brusquement, sans vouloir entendre la réponse qui montait aux lèvres de Raymond: --Mais nous voici arrivés, dit-il, et j'entends cet imbécile de Béru qui vient nous ouvrir... Bonne nuit, dormez bien... Mais vous savez: Elle serait ma femme!... QUATRIÈME PARTIE LES MAILLEFERT I Il était tard lorsque Raymond Delorge se réveilla. C'était un dimanche, et il avait défendu à maître Béru, le bon hôtelier du _Soleil levant_, d'entrer dans sa chambre, même pour lui annoncer le déjeuner. Le temps était splendide. Un de ces radieux soleils de la Saint-Martin, si beaux dans la vallée de la Loire, dissipait les dernières brumes et dorait à l'horizon lointain la cime jaunie des grands arbres... Raymond ouvrit sa fenêtre, et l'air pur, à grands flots, s'engouffra dans sa chambre... La grande rue des Rosiers était bruyante et animée. La grand'messe venait de finir, et incessamment passaient des groupes de paysannes coquettes, rouges et joufflues sous leur blanc bonnet de mousseline. Cependant, au lieu de se hâter de s'habiller, comme d'ordinaire, Raymond s'affaissa dans un grand vieux fauteuil que l'aubergiste du _Soleil levant_ avait fait venir de Saumur à son intention. Les dernières paroles de M. de Boursonne: «Elle serait ma femme», retentissaient encore à son oreille, remplissaient sa pensée et vibraient dans son âme. --Oui, se répétait-il, comme pour s'encourager, oui, il faut qu'elle soit ma femme. C'est qu'il n'en était plus à batailler avec lui-même, à essayer de s'abuser. Il aimait Mlle Simone de Maillefert. Il l'aimait de cet amour unique et absolu qui envahit l'être entier, qui s'empare despotiquement de toutes les facultés, qui remplit l'existence, et qui, selon qu'il est heureux ou malheureux, fait de celui qu'il possède le plus fortuné ou le plus misérable des mortels. Mais elle, Mlle Simone, l'aimait-elle? l'aimerait-elle jamais?... Se rappelant son attitude lorsqu'il lui avait été présenté, ses rougeurs soudaines, ses regards surpris, et comment, tout à coup, sans jamais s'être parlé, ils s'étaient entendus: --Non, je ne lui suis pas indifférent, se disait-il, tressaillant d'espérance. Mais presque aussitôt les observations de M. de Boursonne lui revenaient à la mémoire: il songeait que Mlle de Maillefert avait dû savoir qu'il avait pris sa défense, qu'il s'était battu pour elle avec M. Bizet de Chenehutte, et alors: --Pauvre fou que je suis, murmurait-il, qui prends pour un intérêt sérieux ce qui n'est que l'expression banale, à force d'être naturelle, de la reconnaissance. Pourtant, comme il se sentait prêt à tout pour conquérir Mlle de Maillefert, comme il se sentait de taille, selon l'expression de M. de Boursonne, à aplanir des montagnes et à combler des abîmes, il s'efforçait d'évaluer froidement ses chances de succès. Hélas!... elles lui paraissaient autant dire nulles. Même en admettant, et il n'osait l'admettre, que Mlle Simone l'aimât, en était-il plus avancé? Il en savait précisément assez de l'existence des Maillefert pour être persuadé que la duchesse et son fils s'opposeraient de tout leur pouvoir et de toute leur énergie au mariage de Mlle Simone, non précisément avec lui mais avec n'importe qui. Un mariage n'aurait-il pas ce résultat de les priver des revenus de la malheureuse enfant, qui étaient désormais leur unique ressource? D'un autre côté, ignorait-il à quelle tâche écrasante Mlle Simone avait voué sa vie? Et il l'estimait assez héroïque pour briser son cœur plutôt que de renoncer à cette œuvre de veiller sur la maison de Maillefert et de préserver de tout opprobre ce grand nom, sans cesse compromis par les folles prodigalités de la duchesse et par les insanités de M. Philippe... Et qui était-il, lui, Raymond Delorge, pour oser aspirer à la main de cette jeune fille si belle, si noble et si riche?... Un obscur bourgeois, un pauvre petit ingénieur des ponts et chaussées, sans autre avoir que les maigres émoluments de sa place. Et ce n'était pas tout. N'avait-il pas, de même que Mlle Simone, une tâche à remplir, et bien autrement impérieuse et sacrée? Sa vie n'était-elle pas vouée à une œuvre de justice et de vengeance, et d'avance sacrifiée?... Que dirait sa mère, si elle venait à apprendre son amour, ses espérances, ses projets? Il lui semblait la voir se dresser en pied, austère comme le devoir, rude comme la vérité, terrible comme le remords. --Honte sur vous, lui disait-elle, qui pouvez oublier votre père assassiné!... Honte sur vous, dont le lâche cœur peut espérer le bonheur alors que les assassins triomphent, alors que Maumussy et Combelaine sont encore impunis!... Et, comme pour exaspérer la douleur de Raymond, sa conscience ne lui montrait autour de lui que des exemples d'une indomptable ténacité. Sa mère, d'abord, Mme Cornevin, qui, après avoir eu cette énergie d'élever cinq enfants, avait eu cette constance de se faire une éducation à la hauteur de ses espérances. Et Léon Cornevin, dont on avait brisé la carrière, mais non l'indomptable volonté. Et Jean encore, qui, en ce moment même, ayant tout abandonné, patrie, amis, famille, s'obstinait à la recherche de son père, à la poursuite de cette lettre décisive que le général Delorge mourant avait dû confier à l'unique témoin du crime, au loyal et malheureux Laurent Cornevin. Il n'était pas jusqu'à Me Roberjot, jusqu'au timide bonhomme Ducoudray dont la conduite ne fût pour Raymond un cruel reproche. --Eh bien! oui, c'est vrai, se disait-il avec une sorte de rage, oui, ce que je fais est indigne; mais je l'aime, ma raison se trouble, ma volonté m'échappe, je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi... je l'aime!... Mais l'excès même de son exaltation devait le ramener vite à une plus saine appréciation de la réalité. Comprenant que, s'il restait plus longtemps dans sa chambre, M. de Boursonne l'y viendrait relancer, il se hâta de s'habiller et de descendre. Dans la grande salle du _Soleil levant_, le vieil ingénieur--pour employer encore une de ses expressions--tenait ses assises hebdomadaires. C'était sa coutume, depuis qu'il avait établi son quartier général aux Rosiers. Tous les dimanches, à l'issue de la grand'messe, il envoyait maître Béru lui racoler tout ce qu'il rencontrait sur la place de l'Église de paysans des environs. Et il passait son après-midi à les questionner, avec un art et une patience admirables, essayant de tirer d'eux les indications qu'il supposait devoir servir l'immense travail dont il avait la direction. Il était en train d'écouter un des adjoints de Saint-Mathurin, lequel avait eu ses meilleures terres ensablées, c'est-à-dire stérilisées pour des années, à l'inondation de 1866, lorsqu'il aperçut Raymond qui traversait le vestibule pour se rendre à la salle à manger. Aussitôt, il abandonna son adjoint et les sept ou huit paysans qui l'entouraient, et s'élançant après son jeune ami: --Vous voilà donc, maître paresseux! s'écria-t-il... Savez-vous qu'il y a plus d'une heure que j'ai déjeuné?... Mais si mauvaise que fût sa vue, il distingua l'altération des traits de Raymond, et surpris et changeant de ton: --Saperjeu!... reprit-il; que vous arrive-t-il, mon cher?... --Rien, monsieur; je suis un peu fatigué. --Vous!... pour une pauvre nuit passée au bal, pour un innocent quadrille et pour quatre ou cinq verres d'un punch inoffensif!... Raymond ne répondit pas, mais M. de Boursonne ne pouvait se méprendre à la façon dont il hocha la tête. Aussi, se frappant le front: --J'y suis! s'écria-t-il. Mlle de Maillefert... L'entrée de maîtresse Béru, qui apportait à Raymond des œufs à la coque dénichés de sa main le matin même, coupa la parole au bonhomme; mais dès qu'elle se fut retirée: --Par ma foi, poursuivit-il, je ne comprends pas que le souvenir de la plus charmante jeune fille que je connaisse puisse donner à un amoureux cette mine funèbre. --Hélas!... soupira Raymond. --Vous avez découvert des obstacles?... --Insurmontables, oui, monsieur. Le vieil ingénieur haussa les épaules. --Voilà bien, grommela-t-il, les jeunes gens de notre époque, héros aimables à qui il faut des sentiers fleuris, sablés de poudre d'or, et qui s'assoient découragés à la première taupinière qu'ils rencontrent. --Monsieur... --Taisez-vous! Peut-être m'avoueriez-vous que vous n'aimez que les entreprises faciles, et je vous prendrais en grippe. On ne gravit avec honneur et plaisir, mon cher, que les montagnes réputées inaccessibles. On est fier d'avoir atteint le sommet du mont Blanc, on ne se vante pas d'avoir escaladé les buttes Montmartre. L'impossible, voilà le but qui me tenterait, si j'avais votre âge. Tel que vous me voyez, je crois aux miracles, j'en ai vu... et la sorcière qui les faisait est aux ordres de tout le monde, elle s'appelle: la Volonté. Il s'exprimait en homme fort de ses convictions et qui a expérimenté ses théories. Pourtant le visage de Raymond restait morne. --Que peut la plus indomptable volonté, murmura-t-il, quand on a tout contre soi! Si vous saviez, monsieur.... Il était dans une de ces dispositions d'esprit où les plus chers secrets montent de l'âme bouleversée jusqu'aux lèvres, et si le vieil ingénieur l'eût voulu, il ne tenait qu'à lui de surprendre ce mystère qu'il avait deviné dans le passé de son jeune compagnon. Mais il ne songeait alors qu'à étudier le côté pratique--il disait le côté politique--des projets de Raymond... --Le diable, mon cher, interrompit-il, c'est que, pendant que vous dansiez avec la fille, j'ai cédé à la tentation, stupide, je le reconnais, de tourmenter la mère, et que je l'ai tant agacée et persiflée qu'elle doit m'en vouloir à la mort. Conclusion: ni vous ni moi ne serons plus invités au château de Maillefert, et vous voilà séparé de Mlle Simone. Il tira sept ou huit énormes bouffées de sa pipe, et du sein de l'épais nuage de fumée dont il s'était enveloppé: --L'important, continua-t-il, est de faire notre paix. Comment? Voilà le problème. Pour l'instant, il faut que je rejoigne mes campagnards qui doivent s'impatienter, mais nous reprendrons cet entretien. De votre côté, cherchez... Point n'était besoin de ce conseil pour que Raymond se mit l'esprit à la torture. Resté seul, il finit de déjeuner en quelques bouchées, alluma un cigare et sortit. C'était, se disait-il, pour profiter du beau soleil, qu'il sortait, pour être libre, seul et plus maître de ses pensées. Seulement, le hasard--il a toujours de ces caprices, le hasard--le conduisit de l'autre côté de la Loire, et lui fit prendre un petit sentier qui le mena justement sur une hauteur d'où il dominait les jardins de Maillefert et une partie du parc. De là, il apercevait distinctement, se promenant le long des terrasses ou s'appuyant aux balustrades de marbre, les hôtes du château, les amis que la duchesse avait amenés de Paris. Ils étaient une douzaine, hommes et femmes, et d'après leurs gestes, on pouvait aisément imaginer qu'ils n'engendraient pas la mélancolie. Pour la première fois, Raymond sentit au cœur l'aiguillon de l'envie. Il envia ces jeunes messieurs qu'il apercevait, causant et riant. Mme de Maillefert ne les haïssait pas, eux. Tandis que, lui, la porte du château lui était peut-être à tout jamais fermée. Il avait droit à une visite de politesse, ou, pour mieux dire, il la devait, mais lorsqu'il se présenterait, quelque laquais insolent lui répondrait que madame la duchesse n'était pas visible, il remettrait sa carte cornée, et tout serait dit. Ce qui le consolait un peu, c'était l'absence de Mlle Simone. Il ne la voyait pas dans le jardin. Où pouvait-elle être? Il se demandait comment le savoir, songeant vaguement à courir se poster sur le passage de la jeune fille, lorsque, sans qu'il eût besoin de questionner, il fut renseigné par deux paysans qui se croisèrent à dix pas de lui, sur le chemin. Ils avaient leurs habits du dimanche, et l'un d'eux, celui qui tournait le dos au château de Maillefert, semblait un peu gris. Apercevant l'autre: --Ohé! cria l'homme qui avait bu, te voilà, Bruneau! --Oui. --Où donc vas-tu, comme ça? --Au château. --Un dimanche! Tu ne trouveras pas la demoiselle. --Au contraire, c'est toujours le dimanche qu'elle donne rendez-vous au monde, à ses fermiers et à ses métayers afin de ne les point déranger de leurs travaux. --Et qu'y vas-tu faire, au château? --Porter de l'argent. L'homme gris ouvrit de grands yeux. --Je croyais, fit-il, que tu ne payais ton fermage qu'à Noël. --C'est vrai aussi. --Alors? --La demoiselle nous a fait prier, moi et deux ou trois autres, de lui avancer la moitié du fermage... --Tiens! tiens!... Et tu consens à cela, toi? --Je fais mieux. Au lieu de la moitié que demandait la demoiselle, je lui porte le tout. [Illustration:--Touché! s'écria l'intéressant jeune homme.] --Oh! oh! --C'est comme ça. Et si au lieu d'une année d'avance elle avait besoin de deux, eh bien! on lui trouverait l'argent tout de même. --Et que dit de ça maîtresse Bruneau? --Maîtresse Bruneau dit que, s'il fallait aller chez le notaire emprunter pour prêter à la demoiselle, on irait. Maîtresse Bruneau se souvient qu'une nuit qu'elle était malade à ne pouvoir remuer ni bras ni jambes, et que notre petite étouffait d'une angine, et que moi je perdais la tête, la demoiselle est montée à cheval par une pluie battante et est allée à Saumur chercher de la glace que le médecin avait ordonnée. L'ivrogne, d'un air ironique, tira son chapeau. --Tu es une bonne pâte d'homme, toi, dit-il. --Je m'en vante. Et ils se séparèrent, chacun poursuivant sa route en sens contraire. --Qu'arrive-t-il, pensait alors Raymond, pour que Mlle de Maillefert en soit réduite à demander des avances à ses fermiers? Quelle folie de la duchesse a-t-elle à réparer? quelle nouvelle frasque de M. Philippe?... Et il se représentait la malheureuse aux prises avec ces incurables prodigues, harcelée, tiraillée, tour à tour suppliée et menacée, condamnée à une lutte de tous les instants. Certes, il lui avait fallu une énergie de fer pour résister si longtemps. Mais un jour ne viendrait-il pas où, brisée de cet atroce combat, excédée, désespérée, vaincue, elle dirait à ce frère insensé et à cette mère absurde: --Vous le voulez, soit! prenez tout, dépensez, dilapidez, jetez au vent, et périsse après l'honneur de Maillefert... C'est avec des tressaillements d'une joie égoïste que Raymond songeait à cette ruine possible de Mlle Simone. Ruinée, il la voyait plus près de lui, et il pouvait avouer son amour sans être soupçonné d'une honteuse spéculation. Telles étaient ses réflexions, tout en regagnant les Rosiers, quand, arrivé au milieu du pont suspendu, il s'entendit appeler. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Savinien Bizet de Chenehutte, lequel glorieusement portait le bras en écharpe. --Vous voici donc, mon cher Delorge, disait l'aimable jeune homme. Eh bien! vous étiez au bal de Maillefert. Mes compliments sincères! On ne parle que de vos succès. Vous avez paru et vous avez triomphé. Miracle! La statue s'est animée, ses beaux yeux se sont abaissés tendrement sur vous, elle a parlé, elle a dansé, elle a souri... Oh! je suis bien informé! La duchesse, à ce qu'il paraît, faisait un nez d'une aune. --Je ne sais ce que vous voulez dire, dit froidement Raymond. Et du coin de l'œil il mesurait la hauteur du pont et la profondeur de l'eau. Il lui fallait se tenir à quatre, pour ne pas saisir le sieur Bizet et le lancer par-dessus le parapet. --Allons donc, poursuivait l'intéressant jeune homme, est-ce avec un ami qu'on doit faire le discret? Car nous sommes amis. Deux hommes qui se sont coupé la gorge sont liés pour la vie. Voyons, à quand le mariage? Car il y a promesse de mariage. Ce qui de la part de toute autre jeune fille serait insignifiant, est de la part de Mlle Simone une déclaration... Elle ne peut plus se dédire... Ah! mon gaillard... --Salut!... interrompit brutalement Raymond. Et plantant là M. Bizet stupéfait et mécontent, il s'éloigna à grands pas, comprenant que la colère allait l'emporter. Pourtant elles ne manquaient pas de vérité, les observations de M. Bizet de Chenehutte. Dans les petits pays, où tout le monde se connaît, où chacun épie le voisin avec la subtile et patiente curiosité du désœuvrement, il fait bon mesurer ses démarches, peser ses paroles et surveiller jusqu'à ses regards. Plus que toute autre, à la fête de Maillefert, Mlle Simone avait été l'objet de l'attention tracassière des invités. On avait remarqué et noté qu'après avoir résisté aux instances de plusieurs danseurs, elle avait accepté presque sans se faire prier l'invitation de Raymond. On avait étudié le jeu de sa physionomie, guetté l'expression de ses yeux. Enfin, le mécontentement de la duchesse n'avait échappé à personne. Et de tous ces indices, soigneusement recueillis, les gens tiraient les conclusions les plus diverses selon qu'ils étaient des amis ou des ennemis des Maillefert. Encore bien que Raymond ne reconnût guère l'esprit du pays, il avait comme une vague intuition de ce qui se passait, et il s'en irritait. Il se disait que tous ces commérages seraient pour la duchesse une raison de lui fermer plus sévèrement sa porte. C'était aussi l'avis de M. de Boursonne. --Très certainement, ajoutait-il, Mme de Maillefert n'ignorera pas ces cancans, votre ami Bizet est pour cela un trop dur semeur de nouvelles. Les poings de Raymond se crispaient. --Ah! ce Bizet, grondait-il, si je le tenais encore au bout de mon épée... je le clouerais contre un arbre. Le vieil ingénieur fronçait ses sourcils. --Et vous auriez tort, prononça-t-il. Votre excellent ami Bizet n'est qu'un sot, et comme en ce bas monde les sots sont en majorité, il ne faut pas songer à les exterminer. Occupons-nous plutôt de trouver un expédient pour faire notre paix avec le château. Mais ils n'en trouvèrent aucun, de toute la soirée qu'ils passèrent à fumer, les pieds sur les chenets. Et la nuit, la conseillère divine, ne leur envoya aucune inspiration. Raymond était donc fort triste, le lendemain, quand il se mit en route avec M. de Boursonne pour gagner le terrain de leurs opérations. Ils exécutaient alors des sondages, un peu au-dessous des Tuffeaux, à un endroit où la Loire se rapproche du coteau jusqu'à ne plus laisser entre son cours et les carrières qu'une étroite prairie qu'inonde la moindre crue, et un chemin défoncé par le passage continuel de charrettes chargées. Leur matinée passa vite à commander et à suivre les manœuvres de leur personnel, assez nombreux, de piqueurs et de bateliers. Et, vers les trois heures de l'après-midi, assis sur le revers du profond fossé qui sépare la prairie du chemin, ils se reposaient un moment après leur collation quotidienne, quand un de leurs conducteurs s'écria: --Ah!... voilà Mme de Maillefert et sa société! Un même mouvement rapide mit sur pied Raymond et M. de Boursonne. Ils regardèrent. A cent mètres d'eux, à un endroit où le chemin tourne d'énormes blocs de pierres moussues, sept ou huit personnes à cheval, jeunes femmes et jeunes hommes, s'avançaient au petit pas. En avant, plus hardie que les autres, Raymond reconnut la duchesse de Maillefert, la taille serrée dans une amazone de drap bleu, ayant sur la tête un chapeau d'homme d'où s'échappaient, dans un savant désordre, les flots de ses cheveux roux. Arrivée à cinq pas de Raymond et du vieil ingénieur, la duchesse arrêta son cheval, s'inclina légèrement, et de son air le plus gracieux: --Je vous salue, messieurs, dit-elle. Puis, s'adressant à M. de Boursonne: --Je vous surprends dans l'exercice de vos fonctions, monsieur le baron, ajouta-t-elle. En toute occasion, ce titre de baron faisait cabrer le vieil ingénieur... mais pour cette fois, s'immolant aux intérêts de son «jeune ami», il pavoisa son visage de son meilleur sourire, et gaîment: --Nous besognons de notre mieux, madame la duchesse, répondit-il. --Et notre belle vallée vous devra une éternelle reconnaissance, baron, si vous parvenez à la mettre à l'abri des ravages de la Loire. --Nous faisons tout pour qu'il en soit ainsi, mon jeune et cher camarade Delorge et moi. La réponse était calculée pour fournir à Raymond l'occasion de se mêler à la conversation. Il ne songea pas à en profiter. Il ne remarquait, il ne voyait qu'une chose, c'est que Mlle Simone n'était pas parmi les personnes qui accompagnaient la duchesse, et qui, à son exemple, s'étaient arrêtées. Par exemple, le jeune duc de Maillefert s'y trouvait, lui, vêtu d'une jaquette gris clair, portant une chemise de couleur à grand col rabattu, coiffé d'un de ces petits chapeaux de feutre à ruban bleu, que l'empereur venait de mettre à la mode. Même, autour de son chapeau, s'enroulait et palpitait à la brise un voile de gaze verte. Il s'approcha à son tour, et ricanant, selon sa coutume: --Ainsi, demanda-t-il à Raymond, c'est pour empêcher les inondations, ce que vous faites là? --C'est du moins un travail préparatoire... --Très curieux! s'écria M. Philippe, excessivement curieux! Et enlevant son cheval, il lui fit franchir le fossé et se trouva dans la prairie aux côtés de Raymond. A cheval, le jeune duc était encore plus disgracieux qu'à pied. Sa poitrine paraissait plus creuse, son dos plus bombé. Mais, ainsi que l'avait dit maître Béru, c'était un écuyer consommé, bien qu'il dût surtout à ses chutes sa renommée de sportsman. Il semblait s'être fait une spécialité de tomber, et se vantait d'avoir mesuré de son échine toutes les pistes de France et de l'étranger. Il manœuvrait donc son cheval dans la prairie, et, le lorgnon à l'œil, il examinait les instruments qui s'y trouvaient, les niveaux, les jalons, les chaînes, les piquets, les sondes, demandant des explications à Raymond, s'étonnant de tout, comme l'eût pu faire un sauvage, et répétant toujours: --Très curieux, parole d'honneur! prodigieusement curieux! Pendant ce temps, Mme de Maillefert, entourée de ses hôtes, tenait M. de Boursonne. --Vos travaux coûteront sans doute très cher, baron? disait-elle. --Beaucoup de millions, madame. Elle se tourna vers une jeune femme, très brune et très belle, qui l'accompagnait, et d'un accent attendri: --Comment, prononça-t-elle, comment un pays ne chérirait-il pas un gouvernement qui dépense tant d'argent pour assurer sa prospérité!... Le retour de M. Philippe, qui franchissait de nouveau le fossé, lui épargna la fin de la phrase. --Parole d'honneur, ma mère, disait le jeune duc, il faudra revenir à pied voir ces messieurs se servir de leurs instruments. Parole d'honneur, on n'a pas idée de ça. --Nous reviendrons certainement, approuva la duchesse, mais j'espère bien qu'avant nous aurons le plaisir de voir ces messieurs à Maillefert... C'est à M. de Boursonne qu'elle parlait, mais c'est à Raymond qu'elle adressait le plus provocant de ses sourires. --Tous les soirs, nous faisons un petit _bac_ de famille, ajouta M. Philippe... La duchesse rassemblait son cheval. --Ainsi, c'est convenu, messieurs, dit-elle; nous vous attendons ce soir... Et craignant peut-être un refus, elle rendit la main à son cheval qui partit au galop, entraînant tous les autres. --Surtout, vous savez, criait le jeune duc, pas d'habit noir... Ils étaient loin déjà, que Raymond et M. de Boursonne restaient encore en face l'un de l'autre, étourdis de surprise et se demandant la signification de ce revirement si brusque. Était-il possible de l'attribuer au hasard, à un de ces caprices comme il en passe dix par jour à travers les cerveaux fêlés, tels que celui de la duchesse de Maillefert? Évidemment, non. Les moindres détails de cette scène rapide annonçaient la préméditation, de même que les conduites pareilles de la mère et du fils trahissaient un plan concerté. Il sautait aux yeux que Mme de Maillefert et le jeune duc souhaitaient vivement un rapprochement, des relations, une certaine intimité. Mais pourquoi? dans quel but? --Ils s'ennuient probablement beaucoup... hasarda Raymond. Le vieil ingénieur esquissa un geste ironique. --C'est-à-dire que, selon vous, reprit-il, ces nobles châtelains compteraient sur nous pour les distraire, pour charmer par les agréments de notre conversation leurs interminables soirées?... Mais il s'interrompit, et saisissant le bras de Raymond: --Regardez-moi dans le blanc des yeux, reprit-il. Comme cela, bien. Maintenant, savez-vous l'idée qui me vient? C'est que Mme de Maillefert songe à vous faire épouser sa fille. Tout le sang de Raymond afflua à son visage. --Votre raillerie est cruelle, monsieur, fit-il. --Je ne raille, sacrebleu, pas! --Alors, vous oubliez que la duchesse et son fils, vivant des revenus de Mlle Simone, ne peuvent pas souhaiter qu'elle se marie. --Oui, je sais bien, ce serait leur ruine... en apparence, du moins. Mais les apparences sont trompeuses parfois. C'est à examiner, à creuser... Il faudra voir, et nous verrons; car nous acceptons l'invitation, n'est-ce pas? Raymond secoua la tête. --Je ne sais trop... répondit-il. M. de Boursonne éclata de rire, et frappant sur l'épaule de son jeune camarade: --Hypocrite, va! dit-il. Eh bien! non, Raymond disait vrai, il hésitait. Pareil à ces chasseurs impressionnables qui vont se mettre à l'affût, et qui, au moment où le gibier arrive sur eux, sont pris d'un éblouissement et ne tirent pas, Raymond était de ces tempéraments nerveux à l'excès qui passent leur vie à invoquer l'occasion, et qui se troublent et ne savent plus se décider à la saisir si elle se présente. Pourtant, au dernier moment, après le dîner, sur les huit heures, quand M. de Boursonne lui demanda: --Partons-nous? --Partons, répondit-il en se levant. C'est dans un salon du premier étage que se tenaient Mme de Maillefert et ses hôtes. C'est là qu'un valet de pied conduisit M. de Boursonne et Raymond dès qu'ils se présentèrent. A leur entrée, la duchesse se souleva à demi avec une exclamation de plaisir et en battant des mains... --Vous voilà donc, déserteurs!... M. Philippe, lui, s'était élancé au-devant d'eux et leur serrait les mains avec effusion, comme à deux amis qu'on revoit après une longue absence. --C'est, sacrebleu, étrange! pensait M. de Boursonne. Qu'est-ce que cette mauvaise comédie?... Raymond, lui, ne pensait à rien. Il venait d'apercevoir Mlle Simone, assise près de cette jeune dame, si brune et si remarquablement belle, qu'il avait déjà vue, le tantôt, à cheval aux côtés de la duchesse de Maillefert. Mais il sentit, en même temps, son cœur se serrer, en voyant de quel air de stupeur immense le considérait Mlle Simone. Ah! certes, elle ne savait pas feindre, la pauvre enfant, et ses yeux si beaux et son charmant visage étaient comme un livre ouvert où se lisaient ses impressions et ses pensées. --Ainsi, elle ignorait l'invitation de sa mère, se disait tristement Raymond. Ainsi, elle ne savait pas que je viendrais ce soir... Cependant, à l'exemple de M. de Boursonne, après avoir présenté ses respects à la duchesse, il saluait les femmes qui se trouvaient dans le salon, et trois jeunes messieurs, des amis de M. Philippe, lesquels causaient et riaient près de la cheminée, sur laquelle était posée une cave à liqueurs ouverte. Au piano, un jeune homme était assis et jouait,--un de ces pianistes qu'on prend toujours pour des perruquiers, tant ils sont bien peignés et fleurent bon la pommade, et qui tout l'été promènent de château en château leur doigté supérieur et leurs airs inspirés, à la recherche de la grande dame qui doit s'éprendre de leur génie et les enlever... Mais la musique n'était pas le faible du jeune duc de Maillefert. Aussi, profitant bien vite de l'entrée de Raymond et de M. de Boursonne: --Très jolie, cette petite mélodie, dit-il au jeune pianiste; oui, ravissante, parole d'honneur! Cependant, si vous voulez bien, nous en resterons là pour ce soir, hein! n'est-ce pas?... Sans mot dire, avec la résignation douloureuse et fière du génie méconnu, l'artiste ferma le piano et s'accouda contre la tablette. --Mesdames et messieurs, continuait M. Philippe, puisqu'il nous arrive des «pontes», nous allons, si le cœur vous en dit, tailler un petit _bac_, un _bac_ de famille, à la papa, pour n'en pas perdre l'habitude... --Oh! pas de _bac_, interrompit une des amies de la duchesse, c'est un jeu d'hommes, cela; il faut compter et je m'embrouille toujours... La roulette, plutôt, comme l'autre soir... --Oui, la roulette, approuva une jeune femme. --C'est-à-dire que vous espérez encore me dépouiller, ricana M. Philippe, mais n'importe!... Et sonnant: --La roulette! demanda-t-il au valet qui parut. Jamais idée ne sembla plus lumineuse à Raymond. Il lui semblait sentir tous les regards arrêtés sur lui avec une expression de moquerie. Et il n'osait pas, lui, regarder Mlle Simone, tremblant que son visage ne trahît ce qui se passait en lui. Le jeu allait être une planche de salut. Déjà les domestiques avaient apporté la roulette, c'est-à-dire ce cylindre creux qui ressemble à un cadran, et où on fait mouvoir la bille qui décide des coups, puis un grand tapis où étaient dessinés des casiers et des chiffres. Les préparatifs terminés: --En place, en place! s'écria M. Philippe; nous gaspillons un temps précieux, comme disait ce pauvre baron Trigault. Tout le monde avait pris place autour de la table, à l'exception du seul M. de Boursonne. --Eh bien! baron, lui dit gracieusement la duchesse, est-ce que vous ne jouez pas? --Jamais, madame. --Très curieux, parole d'honneur! fit M. Philippe. Et pourquoi cela, s'il vous plaît?... --Parce que j'ai peur de perdre. L'aveu parut cynique. --Croyez-vous donc que nous jouons pour gagner? demanda la duchesse. --Dame!... oui, répondit le bonhomme, avec ce flegme qui faisait la force de sa plaisanterie. M. Philippe, qui avait déclaré qu'il tiendrait la banque jusqu'à son dernier louis, alignait devant sa place des piles de pièces de vingt et de dix francs. --Ces discours ne sont pas sérieux, dit-il. Et imitant avec une perfection qui trahissait une longue étude, la voix monotone et glapissante des croupiers d'outre-Rhin: --Faites vos jeux, mesdames et messieurs, reprit-il; faites vos jeux!... Le hasard, aidé, à ce qu'il parut à M. de Boursonne, par Mme de Maillefert, avait placé Raymond entre Mlle Simone et cette dame brune qui avait de si beaux yeux. Le vieil ingénieur crut aussi remarquer, lorsque la jeune fille prit place à la roulette, quelques regards surpris et aussi des sourires significatifs. Puis, comme ni Mlle Simone ni Raymond n'avaient la moindre idée du jeu, la dame brune, obligeamment, se penchait vers eux pour les aider de ses conseils... --Les jeux sont faits? glapit M. Philippe; rien ne va plus?... Et il poussa le ressort qui mettait la bille en mouvement. --Vous n'avez donc jamais joué à la roulette, monsieur? demanda la dame brune à Raymond. --Jamais, madame. La bille s'arrêta. --Sept, rouge, impair, manque!... [Illustration: Dans la pièce voisine une discussion éclatait.] Mlle Simone, la dame brune et Raymond avaient perdu. --Vous êtes une détestable conseillère, duchesse, dit M. Philippe à la dame brune. Ainsi, cette dame si jolie, près de qui se trouvait Raymond, était une duchesse. Mais que lui importait! Toute sa préoccupation était d'adresser la parole à Mlle Simone. Il le voulait de toute la force de sa volonté, et pourtant ne le pouvait pas. Que lui dire? Une banalité? Il se fût coupé la langue plutôt. Mais alors quoi? Son supplice du bal recommençait. Et pour comble, il croyait reconnaître que Mlle Simone souhaitait lui parler, qu'elle avait quelque chose à lui dire. A plusieurs reprises, se retournant l'un vers l'autre, leurs yeux se rencontrèrent, et une même rougeur empourpra leurs joues. --Vingt-huit, noire, pair, gagne!... glapissait M. Philippe. Raymond perdait toujours. Il s'en souciait bien, vraiment! Autour de la table, tout le monde causait et riait. La bouche en cœur, et d'un air content de soi, les amis du jeune duc disaient des choses stupides. Raymond les trouvait admirables, il eût donné un an de sa vie pour en pouvoir dire autant. --Mon voisinage ne vous porte décidément pas bonheur, monsieur, murmura la jolie dame brune. Il s'inclina gauchement, ne trouvant rien à répondre, rien de rien... --Je suis donc un être absolument stupide, pensait-il avec une rage concentrée, un idiot, un goîtreux!... --Allons, messieurs, allons, mesdames, disait le jeune duc, qui était en veine, échauffons-nous un peu, s'il vous plaît... La rouge sortit, la jolie dame brune perdit quinze louis. --Décidément, madame la duchesse, lui dit un jeune homme, vous allez vous décaver, et il va falloir écrire à M. de Maumussy qu'il vous envoie de l'argent... A ce nom, éclatant là, tout à coup, comme un obus, Raymond eut un éblouissement... Était-ce possible! Cette femme, près de lui, était-elle vraiment la duchesse de Maumussy!... --Oh! fit une jeune dame, le duc de Maumussy n'est pas comme certains maris de ma connaissance, il n'attend pas que sa femme lui demande de l'argent, lui!... Ainsi, plus de doute. --Tous les jeux sont faits! continuait M. Philippe. Rien ne va plus... Mais Raymond ne voyait ni n'entendait plus rien, le vertige s'emparait de son cerveau, et c'est mû par un pur instinct machinal qu'il lançait ses mises au hasard... --La chance vous poursuit, monsieur, lui dit la jolie dame brune, la duchesse de Maumussy. Voulez-vous nous associer?... --Nous associer!... s'écria le malheureux avec un mouvement d'horreur... Et se maîtrisant tant bien que mal: --Assurément, ajouta-t-il d'une voix défaillante, avec plaisir, avec bonheur... Il n'avait plus qu'une idée, fuir, fuir... Ah! s'il eût su comment se retirer sans scandale!... Heureusement, M. de Boursonne, qui le surveillait, avait, comme tout le monde, sans doute, aperçu son trouble affreux. Et lorsqu'à dix heures on servit du thé et des rafraîchissements: --Allons, mon cher Delorge, dit le vieil ingénieur, il faut nous retirer... La duchesse de Maillefert voulut le retenir, mais il prétexta un travail urgent, promit de revenir et enfin sortit, entraînant Raymond. Puis, une fois dehors: --Malheureux, que se passe-t-il? demanda l'excellent homme. Votre bras tremble sur le mien... --Ah! monsieur, ne m'interrogez pas, je vous en prie... Jusqu'au _Soleil levant_, ils n'échangèrent plus une parole. Maître Béru les attendait, et apercevant Raymond: --Monsieur, juste comme vous sortiez, le facteur a apporté pour vous deux lettres de Paris... Les voici. C'est à peine si d'une voix défaillante il eut la force de balbutier:--Merci!... Après quoi ayant pris ses lettres des mains de l'aubergiste, sans même songer à saluer M. de Boursonne, il gagna l'escalier. Maître Béru lui-même fut frappé de ces circonstances. --Qu'a donc M. Delorge? demanda-t-il au vieil ingénieur, qui allumait sa pipe au feu mourant de la cuisine. --Rien, absolument, répondit le digne homme. Mais en lui-même et tout en montant à sa chambre: --En voici bien d'une autre! grommelait-il. Que diable s'est-il passé entre mon étourneau et Mlle de Maillefert?... Car il ne voyait que Mlle Simone pour avoir jeté Raymond dans un tel désordre. --Et cependant, songeait-il, son autre voisine, cette duchesse de Maumussy est bien jolie, et elle le regardait avec des yeux bien doux... Et lui, à un moment lui a répondu d'une façon étrange!... Sa pipe était finie, et il en secouait les cendres en frappant le fourneau contre son ongle. --Peut-être n'y a-t-il rien, ruminait-il encore. Ce sacré Delorge est nerveux comme une petite maîtresse. Peut-être dort-il déjà... II Non, Raymond ne dormait pas... A peine arrivé à sa chambre, il s'était affaissé sur un fauteuil, et il s'efforçait de recueillir ses idées. --Que je suis faible, murmurait-il, que je suis lâche!... Pauvre garçon!... Il n'était ni faible ni lâche, il était victime d'une situation qu'il n'avait pas faite, d'un passé qu'il traînait comme un prisonnier sa chaîne. Mme Delorge, cette femme d'une énergie antique, n'avait pas senti qu'il est impossible d'enfermer un homme dans une idée unique, si vaste que soit cette idée. Elle n'avait pas compris que, si sa vie était finie, la vie de son fils commençait; que si tout était mort en elle, tout en lui était à naître. Elle ne s'était pas dit qu'en lui imposant une tâche surhumaine elle l'exposait à maudire cette tâche le jour où une grande passion mettrait aux prises dans son âme bouleversée l'intérêt de son amour et ce qu'il estimait être un devoir sacré. --Oh! non, se disait-il, je n'oublie pas que mon père a été lâchement assassiné! Non, je ne saurais oublier que les assassins sont restés impunis!... C'est avec joie que je donnerais ma vie pour que justice fût rendue!... Mais dépend-il de moi d'aimer ou de n'aimer pas Mlle Simone, et me faut-il renoncer à la voir parce que Mme de Maumussy est au château de Maillefert?... En quoi Mme de Maumussy est-elle coupable, elle que l'on dit mariée contre son gré à ce misérable aventurier! Il tournait, en même temps, et retournait entre ses mains les lettres qu'il venait de recevoir. Il avait reconnu l'écriture des adresses. L'une était de sa mère, l'autre de Me Roberjot. Et il hésitait à les ouvrir, redoutant d'y trouver la condamnation sans appel des espérances auxquelles il essayait de se raccrocher. --Pourtant, il le faut!... fit-il. Et d'un mouvement fiévreux, décachetant la lettre de Mme Delorge, il lut: «Cher Raymond, «L'heure maintenant est proche, de notre revanche, quelque chose me le dit. Tous nos amis, depuis M. Ducoudray jusqu'à Me Roberjot, le croient. «Ce qui me prouve que l'empire se sent menacé, c'est que d'anciens amis de ton père, qui l'avaient renié, qui semblaient avoir oublié notre existence, sont venus me rendre visite. «Tout Paris s'entretient d'un procès horriblement scandaleux qu'intenterait à M. de Maumussy la famille de sa femme. «On m'affirme aussi que M. de Combelaine, plus ruiné que jamais, a été sur le point d'épouser l'indigne sœur de Mme Cornevin, Mme Flora Misri, et qu'au dernier moment le mariage a manqué pour des raisons honteuses. «Raymond, mon fils bien-aimé, souviens-toi de ton père... Tiens-toi libre de tout engagement et prêt à agir au premier signal. «Ta sœur Pauline et moi, t'embrassons de toute notre âme... «ÉLISABETH DELORGE.» --Prêt!... libre de tout engagement!... murmura Raymond avec un rire amer. Voilà vingt ans que je vis ainsi!... Et il ouvrit la lettre de Me Roberjot. «Je n'ai qu'une minute, lui écrivait le député de l'opposition, juste le temps de copier, pour Léon Cornevin et pour vous, une lettre que je reçois de notre ami Jean. «Lisez, et vous verrez si le brave garçon perd son temps.» Jean écrivait: «Mes chers amis, «Après la plus pénible des traversées, pendant laquelle nous périssions sans le secours d'un clipper anglais, me voici enfin en Australie. «C'est avant-hier, dimanche, que j'ai pris pied à Melbourne, la capitale du pays de l'or. «Dès le lendemain, je me mettais en quête de l'homme avec qui mon père a quitté le Chili, M. Pécheira, le fils du contrebandier de Talcahuana. «Je trouvai sans peine sa demeure, car il est un des négociants considérables de Melbourne. Malheureusement, il est en tournée aux mines, et l'employé qui le remplace n'a pu me fixer l'époque de son retour. «Mais cet employé, qui connaît M. Pécheira depuis longtemps, m'a dit que lors de ses débuts en Australie, il avait un associé, un Français nommé Boutin. «Que ce Boutin soit Laurent Cornevin, mon père, c'est ce qui ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute. Que M. Pécheira puisse m'apprendre ce qu'il est devenu, c'est ce qui me paraît certain. «Donc, malgré les anxiétés de l'attente, je suis heureux, quelque chose me dit que je touche au but. «Nos aïeux, lorsqu'ils se vouaient à une œuvre difficile, s'imposaient jusqu'à son accomplissement quelque rude pénitence, qui était un perpétuel stimulant. Moi, j'ai juré de ne pas reprendre mon pinceau avant d'être arrivé jusqu'à mon père, avant de l'avoir serré dans mes bras s'il est vivant encore, avant d'avoir prié sur sa tombe s'il est mort... «Bon espoir donc, mes chers amis, et peut-être... à bientôt JEAN CORNEVIN.» C'est avec un douloureux accablement que Raymond laissa échapper cette lettre. --Si je ne suis pas fou, murmurait-il, s'il me reste encore quelque courage, je ne retournerai plus au château de Maillefert. Il était, hélas! de ces infortunés que leur imagination cruelle cloue sur des calvaires chimériques, dont la pensée devance les événements, et qui souffrent plus affreusement peut-être des catastrophes qu'ils prévoient que des malheurs réels. Au matin d'une nuit passée tout entière à se débattre dans les angoisses de la passion, sa résolution était prise. --Je ne chercherai pas à revoir Mlle Simone, dussé-je en mourir!... Aussi, lorsqu'il descendit pour déjeuner, soutenu par l'exaltation du sacrifice et par cette amère satisfaction qu'on éprouve à dompter une souffrance atroce, s'était-il composé une contenance dégagée et un visage souriant. Il s'attendait à mille et mille questions, à de vives attaques, à des plaisanteries... A sa grande surprise, M. de Boursonne ne l'interrogea pas. Son attitude, qu'il croyait impénétrable, était démentie par l'égarement de ses yeux, par la violence convulsive de ses gestes. Croyant abuser M. de Boursonne, il l'avait éclairé. --Il est évident, s'était dit cet observateur si perspicace, qu'il ne s'agit pas, comme je le supposais, d'une simple amourette. Quelque chose de grave se passe. Mais c'est précisément parce que telle était sa conviction qu'il se garda bien de revenir sur les événements de la veille. D'y revenir directement, du moins. Car il sentait bien chez Raymond une ferme résolution de garder ses secrets. Seulement, il n'était pas une de ses phrases qui ne fût combinée de façon à amener son «jeune ami» à se découvrir. Et lorsque, par exemple, il se mit à parler de l'achèvement prochain de ses études entre Tours et les Ponts-de-Cé, c'était pour arriver à dire qu'il faudrait bientôt quitter les Rosiers et aller planter plus loin, dans quelque village de la Loire-Inférieure, le quartier général. Mais au lieu de la tristesse qu'il s'attendait à voir assombrir le visage de Raymond, à cette perspective d'un départ prochain, il n'y lut que de la joie. --Ah! que ne partons-nous demain! s'écria le pauvre garçon, d'un accent dont il n'y avait pas à suspecter la sincérité. Et c'était bien le cri de son âme. Entre Mlle Simone et lui, il eût voulu des obstacles matériels, l'Océan, de ces distances qu'on ne saurait franchir et qui annihilent le danger d'un moment de faiblesse. --C'est, sacrebleu! à n'y rien comprendre, pensait M. de Boursonne. Ce n'était pas, il faut le dire, une curiosité banale qui inspirait au vieil ingénieur ce grand désir de pénétrer le secret de Raymond. Il le connaissait si inexpérimenté de la vie, si loyal et pour cela si disposé à croire à la loyauté des autres, qu'il voyait en lui une de ces dupes privilégiées de tous les intrigants, un de ces naïfs qui tombent dans tous les pièges qu'on tend à leur candide honnêteté. --Tandis que s'il se confiait à moi, pensait le bonhomme, s'il se laissait guider par mon expérience comme un aveugle par son chien, il se tirerait de toutes les intrigues. Mais va-t'en voir, s'ils viennent!... Mon orgueilleux se couperait la langue avant de rien dire à son vieux chef. Cette idée l'agaçait si fort qu'il déjeuna en moins de rien, qu'il se brûla le palais en avalant son café, et qu'il se trouva prêt avant l'arrivée de ses piqueurs. C'est donc avec tous les indices d'une humeur massacrante que, ayant allumé sa pipe, il alla s'asseoir sur un des bancs de pierre qui décoraient la façade du _Soleil levant_, à côté de maîtresse Béru, laquelle, les mains croisées sur son large abdomen, humait la brise tiède d'un des derniers beaux jours. --Positivement, disait-il à Raymond qui l'avait suivi, je suis trop facile et trop bon, nos hommes en abusent. Voilà que c'est moi, maintenant, qui suis à leurs ordres... --D'ordinaire, monsieur, hasarda Raymond, nous ne sommes pas prêts si tôt... --C'est-à-dire que je radote, n'est-ce pas? C'est possible. Seulement, comme je suis le maître, il faudra m'obéir tout de même. Et, à partir de demain, tout le monde devra être ici à m'attendre dès huit heures du matin!... De temps à autre, M. de Boursonne rendait comme cela des décrets terribles, bientôt abrogés par la très réelle bonté que dissimulait son caractère bourru. Et il ruminait à l'adresse des délinquants une apostrophe comminatoire, lorsque parut au bout de la grande rue, arrivant au trot allongé d'un magnifique cheval, un domestique à la livrée de Maillefert. Il n'en fallait pas plus pour dissiper les humeurs noires du bonhomme. --Gageons, dit-il à Raymond, que c'est à nous qu'en veut ce superbe gaillard à bottes à revers. Il ne se trompait pas. Arrivé à la porte du _Soleil levant_, le domestique arrêta court son cheval, et saluant maîtresse Béru: --M. Delorge? demanda-t-il. Raymond s'avança. --C'est moi, dit-il. Lestement, en valet bien appris, le domestique mit pied à terre, et tirant de sa ceinture un pli assez volumineux: --Voilà, dit-il, ce que je suis chargé de remettre à monsieur... Comme de raison, M. de Boursonne s'était approché. --Y a-t-il une réponse? interrogea-t-il. --Non, monsieur, répondit le domestique, déjà remis en selle, et qui ayant salué repartit au grand trot. Raymond, lui, considérait d'un œil hagard ce pli que scellait un large cachet de cire parfumée constellée de paillettes d'or. On eût dit qu'il avait peur. Enfin, il se décida, il brisa l'enveloppe, et en même temps qu'une lettre des billets de banque s'en échappèrent. --Ah! par exemple!... ne put s'empêcher de s'exclamer le vieil ingénieur. La lettre, écrite d'une écriture menue, sur un épais papier armorié, Raymond la lut d'un coup d'œil: «Monsieur, «Vous êtes parti hier soir si précipitamment, que nous n'avons pas réglé nos comptes. Nous étions associés, cependant. Après votre départ, j'ai continué de jouer, pensant que vous ne m'en voudriez pas trop si je perdais le fonds social. Mais, bien loin de perdre, selon mon habitude, j'ai été favorisée d'un bonheur insolent. Je _nous_ ai gagné deux mille huit cents francs et je vous envoie votre part. «Vous voyez que notre association nous a porté bonheur. «DUCHESSE DE MAUMUSSY.» Raymond était devenu livide. --Oh!... bégaya-t-il. Oh!... Et, dans un transport de rage, froissant entre ses mains crispées l'enveloppe, la lettre et les billets de banque, il allait les lacérer, quand une réflexion soudaine traversant son esprit: --Maîtresse Béru!... fit-il d'une voix rauque. --Monsieur? --Votre curé est un brave homme, n'est-ce pas? --Oh! le meilleur et le plus excellent qui soit au monde, monsieur, charitable comme il n'en est pas, n'ayant rien à lui, se dépouillant pour les pauvres, donnant jusqu'à son linge, jusqu'à ses chemises... --Eh bien! maîtresse Béru, portez-lui cela pour ses pauvres... Et jetant dans le tablier de la digne femme la lettre et les billets, il rentra dans l'auberge... Jamais ébahissement ne se vit plus immense que celui de la maîtresse du _Soleil levant_; jamais regards ne se virent plus comiquement anxieux que ceux qu'elle promenait des billets de banque à M. de Boursonne. A la fin: --Je suppose, balbutia-t-elle, que M. Delorge a voulu plaisanter. Pour être moins évidente, la stupeur du vieil ingénieur n'était pas moins grande que celle de la brave femme. --Je ne pense pas, répondit-il. --Une somme si forte!... Jamais je n'oserai la porter à M. le curé. --Alors attendez que M. Delorge vous confirme ses intentions. Mais avant!... vous permettez, n'est-ce pas? Et ce disant, M. de Boursonne s'emparait prestement de l'enveloppe et de la lettre, ne laissant plus que les billets de banque dans le tablier de maîtresse Béru. --Ah! çà, morbleu! grommelait-il, est-ce que je vais être obligé de retenir une cellule à Charenton pour mon étourneau? Qu'est-ce que cette histoire d'argent, à présent?... La lettre qu'il tenait lui eût, pensait-il, tout expliqué, et certainement il eût donné bonne chose pour en connaître le contenu. Mais si ardente, si exaspérée que fût sa curiosité, l'idée ne lui vint même pas de la lire. [Illustration: Il attira à lui l'or et les billets.] Courant, au contraire, après Raymond, il le trouva dans la salle à manger, affaissé sur une chaise, blême, et en train de vider une carafe d'eau. --Mâtin! lui dit-il, vous êtes généreux, vous!... --Monsieur, répondit le jeune homme, cet argent me brûlait les mains, je lui donne la seule destination qu'il puisse avoir. Le bonhomme eut un geste équivoque. --Soit! dit-il. Seulement, étourdi que vous êtes, en même temps que les billets de banque, vous aviez jeté la lettre à maîtresse Béru... --Eh! qu'importe!... --Il importe que c'était la jeter en pâture à l'impitoyable curiosité de tous les oisifs du bourg. Heureusement que je veillais, je l'ai reprise. --Ce n'était en vérité pas la peine, monsieur, tout le monde pouvait, tout le monde peut la lire... M. de Boursonne ne se le fit pas dire deux fois. Avec la plus curieuse attention, et comme s'il eût pesé la valeur de chaque expression, il lut et relut ce billet au moins singulier. --Eh! eh! fit-il avec un petit rire moqueur, je connais plus d'un fat à qui un poulet de ce parfum donnerait de drôles d'idées... --Monsieur!... --D'autant qu'elle est tout bonnement adorable, cette duchesse de Maumussy, avec ses grands yeux noirs si doux par moments, et d'autres fois si pleins de flammes... Raymond s'était dressé. --Ne me parlez jamais de cette femme, monsieur, s'écria-t-il. --Oh!... --Elle me fait horreur. --Peste!... vous êtes dégoûté, mon cher... --Oui, horreur! répéta Raymond avec un accent terrible, elle me fait horreur!... Déjà c'est pour moi un irréparable malheur de l'avoir rencontrée, et je sens, et quelque chose me dit qu'elle me sera fatale un jour!... M. de Boursonne se tut, gardant, contre son habitude, le secret de ses impressions et de ses conjectures. Aussi bien, les piqueurs étaient arrivés et, à leur tour, ils attendaient. --Partons, dit-il brusquement, nous n'avons que trop de temps perdu à rattraper. Et il se mit en route, mais non si vite qu'il n'entendît Raymond recommander à maîtresse Béru de porter l'argent qu'il lui avait donné à son curé. Si important que fût ce jour-là le travail du vieil ingénieur, tous ces événements lui trottaient obstinément par la cervelle, et s'il n'en soufflait mot, c'est qu'il avait ses projets pour le soir. En conséquence, le dîner achevé: --Allons-nous à Maillefert? demanda-t-il. --Je me sens un peu souffrant, monsieur, répondit Raymond. --C'est que, ma foi! j'irais volontiers, les distractions sont rares dans ce pays. --Il me serait impossible de vous suivre... --Remettons donc la partie à demain, mon cher... Raymond jugea qu'une explication était inévitable, et que mieux valait en finir tout de suite. --Demain, monsieur, dit-il, pas plus qu'aujourd'hui, je ne serai en état de vous accompagner. --Diable! c'est un parti pris, alors. Le jeune homme garda un morne silence. --Sacrebleu! insista M. de Boursonne, ce n'est pas après avoir gagné une assez forte somme, qu'on renonce à aller dans une maison. Que pensera-t-on de vous!... --Tout ce qu'on voudra, répondit l'infortuné, de l'accent de la plus glaciale indifférence, cela m'est bien égal. Mais M. de Boursonne était décidé à le pousser dans ses derniers retranchements. --Et Mlle Simone! insista-t-il. Raymond pâlit. --En vérité, monsieur, fit-il, d'une voix à peine distincte, je ne sais quel plaisir vous pouvez prendre à me torturer ainsi... --Bonsoir, donc, fit brutalement le vieil ingénieur. Et il sortit; le reproche de Raymond lui pesait. --La peste étouffe l'animal entêté!... grondait-il. Comme si ce n'était pas pour son bien, ce que j'en fais. Mais, tête-Dieu! je n'en aurai pas le démenti, et nous verrons bien si les gens de Maillefert seront aussi discrets que lui!... Cinq minutes après, ayant rajusté sa toilette, il montait à grandes enjambées l'avenue du château. Comme la veille, Mme de Maillefert se tenait dans le salon du premier étage, mais ses hôtes étaient moins nombreux. Plusieurs étaient partis le matin pour Paris, et M. Philippe et ses amis étaient allés pour quarante-huit heures à Angers. Mais la duchesse de Maumussy restait. De même que la veille, elle était assise près de Mlle Simone, sur la causeuse qui faisait face à la porte. Elle était vêtue d'une robe d'intérieur d'étoffe noire, toute garnie de ruches ponceau, et dans ses cheveux, qui, aux lumières, se teintaient de reflets bleuâtres, éclatait une grosse touffe d'œillets rouges, les derniers de l'année. Sa beauté un peu théâtrale resplendissait et éblouissait. Ses yeux noyés de langueurs avaient, sous la frange de leurs longs cils, des éclairs phosphorescents. On voyait en quelque sorte son sang frémir sous ses chairs nacrées. Et de toute sa personne se dégageaient des effluves de passion. Près d'elle, la chaste et discrète beauté de Mlle Simone pâlissait, comme le chef-d'œuvre délicat d'un maître de génie près de l'œuvre à effets violents d'un charlatan de talent... Lorsque le domestique annonça M. de Boursonne: --A la bonne heure! s'écria Mme de Maillefert, voilà un homme de parole!... Puis, tout aussitôt: --Mais vous êtes seul, ajouta-t-elle avec une nuance de désappointement; qu'est devenu M. Delorge? --Il est souffrant, madame, répondit le vieil ingénieur d'une voix plaintive, il est excessivement souffrant. Il avait chaussé son binocle avant de répondre, et sournoisement il observait Mlle Simone et Mme de Maumussy... Il les vit tressaillir, et d'un même et involontaire mouvement se retourner l'une vers l'autre. --Attention!... se dit-il, voici peut-être un indice. Le malheur est qu'il n'eut pas le temps de profiter de ce qu'il appelait déjà sa découverte. Deux gentilshommes campagnards des environs entraient, accompagnés de leurs femmes, et tout de suite et sans façon ils s'emparèrent de Mme de Maillefert. Ces fiers hobereaux avaient mordu aux amorces de la duchesse, et après avoir boudé dix-huit ans le gouvernement impérial, c'est à la fin de 1869 qu'ils songeaient à se rallier. Ils y mettaient, il est vrai, des conditions. L'un demandait à être le candidat ministériel aux prochaines élections, l'autre exigeait une préfecture de première classe. --Parbleu! pensait M. de Boursonne, voilà des gaillards qui peuvent se flatter d'avoir du nez et de savoir choisir leur moment. Ce qui le consolait, c'est que, Mlle Simone étant sortie pour donner quelques ordres, sa place restait libre, sur la causeuse, près de Mme de Maumussy. Lestement, le bonhomme s'en empara. Il pensait: --Voici une belle pénitente qu'un vieux diable comme moi confessera facilement. Et bien vite, en quelques phrases, il planta les jalons d'une sorte d'interrogatoire. Ah! ce n'était pas la peine de se mettre en frais de diplomatie. Du premier coup, il acquit la certitude que huit jours plus tôt, la jeune duchesse ne soupçonnait même pas l'existence de Raymond. Puis, d'elle-même, et comme si le vieil ingénieur n'eût pas été pour elle un étranger, elle se mit à lui parler de son pays, l'Italie, de son passé, de sa famille, exposant avec une surprenante familiarité sa vie tout entière. M. de Boursonne n'en revenait pas, encore bien qu'il eût autrefois habité Rome et Florence, et qu'il connût la très réelle ingénuité des femmes italiennes, et leur horreur de toute affectation et d'une vaine pruderie. La jeune duchesse de Maumussy ne savait rien du monde, elle l'avouait en toute sincérité, étant restée jusqu'à vingt et un ans dans un couvent de Naples, où elle s'ennuyait fort. Puis, un beau matin, son père était venu l'en tirer, en lui annonçant qu'il lui avait trouvé un parti brillant, un grand seigneur français, qui en échange d'une grosse dot mettrait au service de la famille de sa femme ses hautes influences politiques. Quinze jours plus tard, elle était duchesse de Maumussy. Elle n'avait subi aucune contrainte, elle le reconnaissait. La joie d'être délivrée du couvent l'enivrait. Elle avait été étourdie de son changement d'état, du tumulte du palais paternel succédant au silence du cloître, des belles toilettes de sa corbeille, des flatteries murmurées à son oreille... Et, lorsqu'elle était revenue à elle, il était trop tard pour réfléchir. Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre de son mari. Le duc de Maumussy était parfait pour elle; à l'affût de ses moindres désirs, attentif à ne jamais laisser vide le tiroir de son secrétaire, stipulant des épingles pour elle sur toutes les affaires qu'il tripotait, veillant à ce qu'elle eût toujours les plus beaux diamants et les plus fringants attelages de Paris... Aussi était-elle enviée et haïe des femmes. Aussi entendait-elle célébrer à l'envi la galanterie de M. de Maumussy, le dernier paladin français, disait-on. Pourtant, ce n'est pas là le mari qu'elle rêvait quand, par ces soirées tièdes et embaumées du pays de Naples, elle errait avec ses compagnes sous les charmilles de son couvent. Certes, le duc était d'une élégance suprême, spirituel, ironique ou tendrement sentimental à son gré, mais il avait trente bonnes années de plus qu'elle, il eût pu être son père, elle était jeune, et il était vieux. Puis, pouvait-elle vraiment se dire mariée, ayant un mari insaisissable, qu'elle était souvent trois ou quatre jours sans apercevoir, dont la politique et les affaires absorbaient les journées, dont le plaisir dévorait les nuits, et qui, toujours sous l'éperon de l'ambition ou sous le fouet de la nécessité, menait à fond de train une existence haletante... Elle lui rendait, par exemple, cette justice, que s'il vivait de son côté, il la laissait vivre du sien, en pleine et entière indépendance, poussant si loin le soin de ne gêner en rien la liberté de ses actions, qu'elle s'en sentait humiliée... Et c'est du ton le plus simple et le plus naturel qu'elle débitait ces étranges confidences. M. de Boursonne en tressautait sur sa causeuse: --Elle est par trop naïve, à la fin, pensait-il, ou par trop effrontée! A quel propos me conte-t-elle tout cela? Pour que je le rapporte à Raymond? Singulière commission. Pourtant il n'était pas assez suffoqué pour ne remarquer pas qu'il n'était point le seul à écouter la duchesse de Maumussy. Ses ordres donnés, Mlle Simone était revenue s'asseoir tout près de la causeuse. La femme d'un des deux hobereaux l'avait bien entreprise et lui narrait tous les cancans de Saumur, mais elle ne répondait que par monosyllabes. Elle ne perdait pas une des paroles de Mme de Maumussy; tour à tour elle rougissait ou devenait toute pâle, ou bien ses yeux lançaient des éclairs... --Et voilà! pensait M. de Boursonne. Ces deux femmes aiment mon jeune camarade; elles se sont devinées et se haïssent... Mais lui! pourquoi a-t-il fui? N'aurait-il pas le courage de choisir?... En ce moment, le pianiste aux longs cheveux rentrait d'une promenade inspiratrice au clair de la lune, il s'assit au piano, et M. Philippe n'étant pas là, bientôt on ne s'entendit plus dans le salon. Le vieil ingénieur profita de l'occasion pour s'enfuir. En somme, il était assez satisfait de sa soirée, et s'il éprouvait quelque embarras, c'était de savoir si, oui ou non, il ferait part à Raymond de ses découvertes et de ses conjectures. Toutes réflexions faites, il se décida pour le silence. Il fit aussi bien. Raymond n'avait ni l'esprit ni le cœur aux confidences. Le malheureux pliait sous l'effort que lui coûtait la résolution de ne plus retourner à Maillefert. Sentir le bonheur, la réalité de ses rêves à portée de la main, et ne pas étendre la main, c'est du courage, cela!... Si encore il eût été loin!... Mais il ne pouvait sortir du _Soleil levant_ sans apercevoir de l'autre côté de la Loire les terrasses de Maillefert, et à travers les arbres, déjà dépouillés d'une partie de leurs feuilles, la façade blanche du château. Aussi, était-il bien décidé à demander son changement ou un congé, lorsque, le dimanche suivant, après la grand'messe, tandis que M. de Boursonne recevait ses paysans, il sortit. Il se dirigeait vers cette hauteur d'où on dominait les jardins du château de Maillefert, lorsqu'au détour du pont il se trouva en face de Mlle Simone. Elle n'était pas seule. Elle était accompagnée de sa gouvernante, miss Lydia Dodge, longue et maigre personne, à figure blême avec un gros nez rouge au milieu. Mlle Simone devait sortir de la messe, car miss Lydia portait deux paroissiens. Interdit, ému à ce point de sentir ses jambes fléchir, Raymond s'arrêta... Mais la jeune fille, non moins troublée, s'était arrêtée aussi, et ils restaient en présence, muets, palpitants, les joues empourprées, de sorte que miss Lydia roulait de l'un à l'autre ses gros yeux surpris... Ce fut à Mlle de Maillefert, la première, que la parole revint. --Vous avez été souffrant, monsieur Delorge? demanda-t-elle d'une voix troublée. --En effet, mademoiselle, balbutia-t-il. --Mais vous allez mieux, n'est-ce pas? --Oui... --Alors, nous vous reverrons au château? Vivement, miss Lydia prononça quelques mots en anglais, mais la jeune fille ne sembla pas l'entendre, et comme Raymond se taisait: --Je vous le demande!... insista-t-elle. Cette fois, miss Lydia toussa, et jugeant convenable d'intervenir: --C'est bien monsieur, interrogea-t-elle, qui a donné mille quatre cents francs aux pauvres des Rosiers?... Raymond bondit. --Vous savez cela!... s'écria-t-il. --M. le curé l'a dit au prône... --Quoi! il m'a nommé! --Non, répondit Mlle Simone, mais il vous a désigné à la reconnaissance des malheureux, trop clairement pour qu'on ne vous reconnût pas. Et comme miss Lydia la tirait par la manche: --Au revoir, donc, monsieur, dit-elle... A bientôt!... Plus éperdu que d'une apparition, Raymond demeurait immobile, suivant d'un œil ébloui Mlle Simone, dont il voyait la robe ondoyer et glisser à travers les arbres. Lorsqu'enfin elle disparut: --Elle m'aimerait donc!... murmura-t-il, remué de sensations inconnues. Pour persister dans ses résolutions avec un tel espoir au cœur, il eût fallu au pauvre garçon une énergie plus qu'humaine ou un de ces esprits glacés que ne bouleversent jamais les vertiges de la passion. --On ne lutte pas contre la destinée, pensait-il. C'en était fait, il s'avouait sa défaite. --Je reste!... se répétait-il avec une sorte de rage, je reste!... L'idée de la tâche qu'il avait à remplir, le souvenir de son père assassiné, la haine des assassins demeurés impunis, l'effroi des reproches sanglants de sa mère, la pensée du douloureux étonnement de ses amis, de Me Roberjot, de M. Ducoudray, de Jean et de Léon Cornevin, tout cela s'effaçait et disparaissait... Et tandis qu'il regagnait à pas lents le _Soleil levant_: --Eh!... que m'importe!... se disait-il, pourvu que Simone m'aime!... Semblable à un malade qui se défend de songer à son mal, il s'était formellement interdit de penser au passé. Aussi, au dîner, au lieu d'un visage morne, montra-t-il une figure qu'illuminait l'espérance. Au lieu de rester silencieux comme de coutume, et plongé dans ses lugubres méditations, il parla beaucoup, il plaisanta, il rit... Et lorsque le café fut servi: --Est-ce que nous n'irons pas à Maillefert, ce soir? demanda-t-il à M. de Boursonne. Le vieil ingénieur tressaillit, et après avoir curieusement examiné son jeune camarade, frappé de sa gaieté fiévreuse et de l'égarement de ses yeux: --Allons! prononça-t-il simplement. Un brillant accueil attendait Raymond au château, un accueil tel qu'un vieil ami de Maillefert n'en eût pu souhaiter un meilleur ni plus affectueux. La duchesse, dès que le domestique l'annonça, se leva en battant joyeusement des mains, et de l'air le plus ravi: --Vous voici donc, monsieur le convalescent, dit-elle. Savez-vous que nous étions ici dans une inquiétude mortelle!... M. Philippe, revenu de la veille d'Angers, interrompit une histoire scandaleuse qu'il contait à un de ses amis, pour venir serrer la main de son «cher Delorge». --Vous nous manquiez, lui dit-il, parole d'honneur! vous nous manquiez énormément. En possession de toute sa raison, Raymond se fût étonné de cet accueil et de se trouver tout à coup si avant dans l'amitié de la mère et du fils. Il se fût demandé le but de ces démonstrations trop bruyantes pour être sincères, et se fût tenu sur ses gardes. Mais il n'avait d'attention que pour Mlle Simone. Elle portait comme toujours une toilette d'une extrême simplicité, et qui semblait presque pauvre près des parures éclatantes des amies de sa mère, mais elle était, selon l'expression vulgaire, en beauté ce soir-là. Ses cheveux blonds paraissaient plus lumineux, ses yeux et son teint brillaient d'un éclat extraordinaire. On eût dit une tête divine du Titien qui, longtemps, est restée perdue dans l'ombre, et qui, tout à coup, mise dans son jour, resplendit, étonne, éblouit... --Ah çà, je l'avais mal vue, l'autre soir, pensait M. de Boursonne, ou c'est une transfiguration... Par contre, la duchesse de Maumussy lui parut moins belle. Assise devant un petit guéridon de laque, elle semblait absorbée par la lecture d'un numéro de la _Vie Parisienne_, mais ses regards glissaient au-dessus du journal, et s'arrêtaient sur Raymond avec une expression dont il eût été peut-être effrayé s'il les eût surpris. --Moi, proposa M. Philippe, je serais assez d'avis, puisque nous voici en nombre, de tailler un petit bac de santé... La proposition n'était pas heureuse. Mme de Maillefert avait ce soir-là dans son salon cinq ou six dames très nobles des environs, qu'elle tenait essentiellement à intéresser au succès de sa mission électorale, et à qui ce seul mot de bac avait fait pincer les lèvres. Adressant donc à son fils un geste rapide d'intelligence: --Non, pas de cartes, ce soir, mon cher duc, dit-elle, improvisons plutôt une petite sauterie... Le pianiste bien peigné, qui rêvassait dans un coin, tressaillit à ces paroles, et ses sourcils se froncèrent. Il ne comprit que trop l'affreuse corvée qui se préparait pour lui. Il comprit que lui, l'artiste inspiré et incompris, il allait être condamné à faire danser--hélas! ce n'était pas la première fois--les hôtes de Mme de Maillefert. Il se vit, lui, l'auteur de mélodies admirables, réduit à jouer de l'Offenbach ou du _Compositeur toqué_. --Allons, mon cher, lui dit son ennemi, M. Philippe, voilà une occasion de vous rendre utile... [Illustration:--Très curieux! parole d'honneur! excessivement curieux.] Il n'osa pas refuser. Il se leva, promenant autour du salon un regard de douloureuse mélancolie, et du pas d'un homme qui marche au supplice, il se dirigea vers le piano... --Jouez-nous un quadrille d'_Orphée aux Enfers_, lui demanda Mme de Maillefert... Déjà Raymond était allé inviter Mlle Simone... Elle hésita visiblement avant d'accepter l'invitation, ses lèvres s'entr'ouvrirent comme si elle eût eu à dire quelque chose de difficile... Mais elle se vit observée, elle accepta... Cette fois, Raymond s'était bien juré qu'il saurait prendre sur lui de ne pas garder, comme au bal, un silence qui lui avait paru le comble du ridicule. Il se tint parole. Seulement, la contrainte qu'il s'imposait pour maintenir vivante une sorte de conversation entre les figures, absorbait si bien toute son attention, que c'est à peine s'il savait ce qu'il disait... Peu importait, d'ailleurs; Mlle Simone ne l'écoutait pas. Elle n'était préoccupée que d'observer Mme de Maumussy, qui dansait avec le jeune duc de Maillefert. Et, quand le quadrille terminé, Raymond la reconduisit à sa place: --Il faut, lui dit-elle, très bas et très vite, que vous dansiez avec la duchesse de Maumussy... Stupéfait, il la regarda, se demandant si elle parlait sérieusement. --Il le faut! insista-t-elle. Et ses yeux ajoutaient:--Défiez-vous! Certes, elle ne pouvait rien commander au pauvre garçon qui lui fût plus atrocement pénible. Lui qui se disait en venant: --Je saurai bien éviter cette femme!... Pourtant, il obéit. Il s'avança vers la jeune duchesse, et comme si elle eût attendu, avant même que d'une voix altérée il eût formulé son invitation, elle se leva et prit son bras... Après une formidable série d'accords plaqués, le pianiste incompris venait d'attaquer une valse langoureuse de Métra. Il n'y avait plus à reculer. Surmontant une indicible répulsion, Raymond enlaça la taille ronde et souple de la jeune duchesse, elle appuya sur son épaule sa main finement gantée, et ils s'élancèrent... Ils commencèrent lentement. Mais le pianiste, peu à peu, accélérait la mesure, et ils tournaient de plus en plus vite, et autour d'eux, le parquet et le plafond, les candélabres chargés de bougies et les lambris, les tentures, et les vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils, tout tournait autour d'eux comme un disque autour d'un pivot. Le vertige de la valse troublait le cerveau de Raymond; la notion lui échappait de la réalité, il ne pouvait pas croire que ce qui était fût, il se demandait s'il n'était pas le jouet d'un des cauchemars odieux qui font du sommeil une torture. --Est-ce bien moi, pensait-il, moi qui presse entre mes bras la femme d'un des assassins de mon père!... Bientôt elle lui demanda de s'arrêter. Elle se prétendait fatiguée et un peu étourdie, et cependant sa respiration était aussi égale et aussi douce que celle d'un enfant endormi. Raymond, lui, haletait. Des gouttes d'une sueur glacée perlaient le long de ses tempes. --Savez-vous, monsieur Delorge, lui dit brusquement la jeune duchesse, que le bruit de vos magnifiques aumônes est venu jusqu'à Maillefert. Elle riait, mais d'un mauvais rire. Et, sans attendre la réponse de Raymond: --Vous êtes donc bien riche? insista-t-elle. --Hélas! non, madame. --Ah!... votre générosité n'en a que plus de mérite. Ce qu'elle ne disait pas se lisait dans ses yeux noirs. --Comment se fait-il, demandait son regard hautain, que vous avez donné précisément la somme que je vous envoyais? Pourquoi? Raymond comprit qu'il devait répondre, qu'il lui fallait, sous peine de se faire une ennemie implacable, trouver une explication plausible. Et la nécessité l'inspirant: --Madame, répondit-il, je jouais l'autre soir pour la première fois de ma vie. Lorsque j'ai reçu votre lettre, j'ai été saisi de peur en songeant que j'aurais pu perdre ce que j'avais gagné. Que serait-il advenu, en ce cas? Je suis un pauvre diable d'ingénieur des ponts et chaussées, et quatorze cents francs représentent quatre mois de mes émoluments. J'ai tremblé que cet argent, si facilement et si rapidement acquis, ne m'inspirât la fatale passion du jeu. Et si je l'ai donné aux pauvres, c'est pour avoir le droit de ne plus toucher une carte sans être accusé d'être retenu par la crainte de perdre mon gain. Peu à peu, à mesure que Raymond cherchait les mots de cette explication un peu diffuse peut-être, mais plausible, les traits de la jeune femme reprenaient leur expression de placidité habituelle. --C'est vrai, cela? demanda-t-elle. --Quel intérêt aurais-je à mentir? Elle sourit, au lieu de répondre, et comme le pianiste inspiré jouait les dernières mesures de la valse, elle prit le bras de Raymond pour regagner la causeuse où elle était assise quand il était venu l'inviter. Lui se croyait quitte, et déjà songeait à manœuvrer de façon à se rapprocher de Mlle Simone. Mais la duchesse avait entamé une conversation qui ne lui permettait pas de s'éloigner sans une grossière inconvenance. Prenant texte de ce qu'il lui avait dit qu'il n'était qu'un pauvre diable d'ingénieur, Mme de Maumussy s'informait de ses affaires avec une sollicitude amicale. Depuis combien de temps était-il sorti de l'école? Quels postes avait-il occupés? Estimait-il que sa situation actuelle fût en rapport avec son mérite?... Tant bien que mal, plutôt mal que bien, Raymond répondait. Toutes ses facultés étaient absorbées par la contemplation de Mlle Simone. Il lui tournait le dos, mais il la voyait fort distinctement dans une grande glace placée derrière Mme de Maumussy. Le visage de la jeune fille exprimait peut-être un peu d'inquiétude, mais ne trahissait certainement aucun mécontentement. La jeune duchesse, cependant, poursuivait. --Si elle se permettait de questionner ainsi M. Delorge, disait-elle, c'est qu'elle avait eu l'occasion de s'entretenir de lui avec son chef immédiat, le baron de Boursonne. «Le baron ne lui avait pas dissimulé l'injustice de l'administration envers son jeune camarade, lequel languissait dans des postes subalternes, malgré sa réputation très méritée d'être un des hommes les plus distingués des ponts et chaussées. Mais il n'y avait pas que Mlle Simone à épier Raymond et la duchesse de Maumussy. M. de Boursonne ne les perdait pas de vue, et surpris de voir son jeune ami s'entretenir si longtemps avec une femme pour laquelle il avait manifesté une si profonde aversion: --Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il, d'aller à son secours. Et laissant Mme de Maillefert aux prises avec celui de ses hôtes qui demandait une préfecture de première classe, il se rapprocha de la jeune duchesse. Elle dut en être ravie, car dès qu'il fut à portée de l'entendre: --N'est-ce pas vous, monsieur le baron, dit-elle, qui m'avez affirmé que M. Delorge est trop modeste et ne cherche pas assez à se faire valoir? --Et je suis prêt à le répéter devant lui, madame la duchesse, répondit le vieil ingénieur. --Vous entendez, monsieur! dit la jeune femme à Raymond. Et, revenant à M. de Boursonne: --Eh bien, monsieur le baron, continua-t-elle, c'est à nous de faire cesser les injustices... Le bonhomme hocha la tête, et souriant: --Je ne suis pas en odeur de sainteté, fit-il, et ma recommandation n'a guère de valeur... --Mais moi, interrompit la duchesse, moi, je puis beaucoup!... Et tout de suite, avec une emphase italienne, elle se mit à vanter l'influence de son mari. Le duc de Maumussy était tout-puissant, assurait-elle, et il suffisait d'un acte de sa volonté pour mettre Raymond à sa place. Cent fois, elle l'avait vu mettre son influence au service de gens incapables; pour cette fois,--une fois n'est pas coutume,--il servirait un homme de talent. Elle garantissait qu'il le ferait très volontiers, et qu'au surplus elle se chargeait de le faire vouloir. Le temps passait, cependant. Après deux quadrilles et encore autant de valses, le pianiste incompris avait fermé le piano, et, d'un air profondément humilié, était allé se rasseoir dans son coin. Un à un, les hobereaux des environs venaient saluer la duchesse de Maillefert et partaient. Mme de Maumussy ne put plus ne pas apercevoir l'impatience polie de se retirer que manifestait M. de Boursonne. Tendant donc la main à Raymond: --Nous reparlerons de tout cela, n'est-ce pas, monsieur? lui dit-elle. Il ne dépendra pas de moi que l'avenir ne vous dédommage du passé. Sans trop savoir ce qu'il faisait, le jeune homme pressa légèrement cette main qui lui était tendue. Il venait de voir dans la glace Mlle Simone s'approcher de sa mère, lui parler un moment, et sortir, non sans avoir jeté à Mme de Maumussy un dernier et singulier regard. --Ainsi, pensait-il, je ne la reverrai pas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle le salon? Lui suis-je donc indifférent? Me suis-je laissé sottement abuser par de vaines apparences?... IL est vrai que Mme de Maillefert et le jeune duc semblaient prendre à tâche de le distraire de ce doute affreux. Jamais on ne les avait vus si affectueux pour personne. La mère si hautaine, le fils si impertinent d'ordinaire, s'empressaient autour de M. de Boursonne et de son jeune ami, et ne les laissèrent partir qu'après en avoir obtenu la promesse formelle de venir dîner le lendemain. III --Ah çà! qu'est-ce que cette charade qui se joue en votre honneur? demanda M. de Boursonne à Raymond, dès qu'ils se trouvèrent seuls. --Eh! le sais-je plus que vous, monsieur? répondit le jeune homme. --C'est que, voyez-vous, mon cher, poursuivit le vieil ingénieur, vous auriez peut-être tort de prendre pour argent comptant les démonstrations de ces Maillefert. D'aussi illustres égoïstes ne se donnent pas tant de peine pour rien. Il me paraît clair qu'ils ont des vues sur vous. Lesquelles? En avez-vous idée? --Pas la moindre. Le vieil ingénieur parut réfléchir. Il était piqué de la réserve de Raymond. Et comme en dépit des conseils de la sagesse, il est rare qu'on se connaisse soi-même: --J'ai pour principe absolu, reprit-il, de ne jamais me mêler des affaires des autres. Je ne prétends donc pas forcer vos confidences. Mais je croirais manquer à l'amitié que je vous porte, si je ne vous disais pas: Soyez prudent, prenez garde!... Ces exhortations à la défiance étaient inutiles. Si étranger que fût Raymond à la diplomatie des salons, si inexpérimenté qu'il pût être des intrigues misérables que voile parfois la politesse savante de la bonne compagnie, il comprenait que ce qui se passait autour de lui n'était pas naturel. Un instinct supérieur à toutes les expériences lui disait qu'il était sérieusement menacé, qu'une partie était engagée dont son bonheur et son honneur étaient peut-être l'enjeu. Il était sûr d'un danger prochain. Mais quel était ce danger?... A cette question, malheureusement, il ne trouvait pas de réponse, de réponse qui le satisfît, du moins. Était-ce la duchesse de Maumussy qu'il devait surtout redouter?... Si cette vanité dont l'homme le plus modeste porte en soi le germe lui disait que la jeune duchesse lui portait un intérêt plus que fraternel, la voix de la raison lui disait que cet intérêt n'était peut-être qu'une comédie. Et le but, Raymond pensait l'entrevoir. La dernière lettre de Jean Cornevin lui revenait à l'esprit. Que disait-elle, cette lettre? Que Laurent Cornevin n'était probablement pas mort, ainsi qu'on l'avait cru, et que, par conséquent, la preuve du crime de MM. de Maumussy et de Combelaine n'était pas anéantie. Ce que Jean avait découvert, les assassins ne le savaient-ils pas?... Ne tremblaient-ils pas de se voir d'un moment à l'autre démasqués? Et cela admis, Raymond n'en arrivait-il pas à se demander si la duchesse de Maumussy, cette jeune femme si belle et si séduisante, ne lui avait pas été envoyée pour s'emparer de son esprit, pour l'éblouir d'espérances magnifiques, pour l'amener lui, le fils de la victime, à contribuer à l'impunité des meurtriers.... --En ce cas, pensait-il, Mme de Maillefert et M. Philippe seraient du complot, et ainsi s'expliqueraient leurs avances. Mais Mlle Simone n'en était pas, elle, bien évidemment, puisque, tout en obligeant Raymond à faire danser Mme de Maumussy, elle l'avait d'un coup d'œil, averti de se tenir sur ses gardes. --Il faut que je lui parle, se disait-il, que j'aie le courage de lui demander de m'éclairer... Malheureusement, le lendemain, lorsqu'il se présenta au château, Mlle Simone n'était pas dans le petit salon où les hôtes ordinaires venaient attendre que la cloche sonnât le dîner. Mme de Maillefert, du reste, semblait fort mécontente de cette absence de sa fille. --Simone est insupportable, disait-elle, avec cette manie qu'elle a de courir les champs, ni plus ni moins qu'un pauvre gentilhomme campagnard réduit à faire valoir lui-même... Raymond, à ce moment, se trouvait assis près de la duchesse de Maumussy. --Il est de fait, lui dit-elle, que Mlle de Maillefert a des habitudes étranges pour une fille de son nom, maîtresse d'une si grande fortune... Car vous devez savoir que c'est huit millions, au bas mot, que cette blonde charmante apportera à l'homme adroit qui aura su lui plaire... L'allusion était directe, et évidemment préméditée. Et cependant, comme si elle eût craint que son intention ne fût pas comprise: --Une jeune fille si riche, ajouta-t-elle, doit renoncer à l'espoir d'être aimée pour elle-même!... Vingt-quatre heures plus tôt, Raymond se fût peut-être révolté, mais il apprenait à se maîtriser. La cloche du maître d'hôtel sonnait, il en profita pour ne pas répondre. Le dîner fut triste. Des hôtes nombreux de la duchesse de Maillefert, cinq ou six seulement restaient. Les autres s'étaient envolés vers Paris aux premières gelées. Et si la duchesse prolongeait son séjour, c'était, disait-elle, dans l'intérêt de sa mission, et aussi pour terminer quelques affaires d'intérêt. Plus tristement encore la soirée s'écoula sans que Mlle Simone parût, encore bien que, sur les huit heures, elle eût envoyé miss Lydia Dodge prévenir sa mère de son retour. --Que peut-elle avoir contre moi? se demandait Raymond, en rentrant au _Soleil levant_, elle me fuit... Ne dois-je plus la revoir?... Terreurs vaines! Le lendemain même, lorsque suivi de M. de Boursonne il se présenta au château, il ne trouva au salon que Mlle Simone. L'attendait-elle donc? Telle dut être l'idée du vieil ingénieur, car après quelques mots de politesse banale, il alla se planter devant une fenêtre, tout comme s'il n'eût pas fait nuit. Il est vrai que précisément parce que la nuit était fort obscure, les carreaux se trouvaient faire l'office d'une glace où il distinguait fort nettement Raymond et Mlle Simone. A grand'peine, et de ses deux mains appuyées sur sa poitrine, Raymond essayait de comprimer les battements de son cœur. Enfin elle se présentait, cette occasion de parler qu'il avait appelée de tous ses vœux. Et il se sentait la force d'en profiter, car l'excès même de la passion lui rendait quelque sang-froid, de même que l'excessif danger donne aux plus poltrons une sorte de courage... Mais il n'avait pas prononcé dix syllabes, que Mlle Simone l'interrompit. Elle aussi, la pauvre jeune fille, elle était affreusement émue, et à sa pâleur et à la contraction de ses lèvres, on pouvait voir quelle violence elle se faisait: --Monsieur, commença-t-elle, c'est bien vous, n'est-ce pas, qui, le soir du bal donné par ma mère, êtes entré dans le salon de miss Lydia?... --Un domestique m'en avait ouvert la porte, mademoiselle... --Je sais... En ce moment, ma mère et moi nous nous trouvions dans la pièce voisine, nous avions une discussion... fâcheuse, et nous croyant seules nous parlions assez haut... Raymond était devenu blême. Son indiscrétion avait été involontaire. Assurément, sans M. de Boursonne, il se serait enfui en se bouchant les oreilles aux premiers mots arrivés jusqu'à lui. Seulement, il ne pouvait pas dire cela, et, en cette circonstance, mentir lui répugnait comme une indignité. --Vous parliez haut, c'est vrai, mademoiselle, balbutia-t-il. --De sorte que vous avez entendu tout ce que nous disions? Il baissa la tête. --Vous avez entendu? insista la jeune fille. --Oui. Jamais rien n'avait coûté à Raymond autant que cet aveu. Qu'allait-il en advenir? Mlle Simone n'allait-elle pas l'accabler de mépris? Non. Elle le regarda sans colère, mais avec une fermeté incroyable chez une jeune fille si timide: --Et qu'avez-vous conclu de ce que vous avez entendu? interrogea-t-elle. --Que votre dévouement est sublime, mademoiselle. Elle frappa du pied. --Ce n'est pas répondre, prononça-t-elle. Raymond demeura d'abord interdit, puis, tout à coup, une inspiration l'éclairant: --Ah!... je comprends, fit-il. C'est mon avis sur la situation que vous avez acceptée, mademoiselle, que vous voulez? Elle se penchait vers lui avec une anxiété visible, comme si des paroles qui allaient tomber de ses lèvres eût dépendu toute sa destinée. Lui eut ce pressentiment que sa réponse allait décider de son avenir, et lentement et mesurant chacune de ses expressions: --Non seulement je m'explique votre conduite, mademoiselle, dit-il, non seulement, je l'admire, mais je l'approuve comme la seule digne d'une Maillefert... --Ah!... --Je vous la conseillerais, si j'avais le bonheur de posséder votre confiance. Vous pensez que vous n'êtes que la dépositaire et en quelque sortes l'économe de l'immense fortune que vous possédez. Vous avez raison. Avant tout, cette fortune appartient à la maison de Maillefert, c'est à soutenir l'éclat et l'honneur de ce grand nom qu'elle doit être employée tout entière. La joie la plus vive se peignait sur les traits si purs de Mlle Simone, en dépit de ses efforts pour demeurer impénétrable. Il y avait des remerciements plein ses yeux. --Vous dites tout entière? répéta-t-elle. --Oui, mademoiselle, jusqu'au dernier louis. --C'est bien votre pensée que vous me dites? --Ma pensée intime, oui, et la plus chère, sur laquelle reposent toutes mes espérances... Elle l'arrêta d'un geste. --Me tromper, dit-elle, serait odieux et lâche!... [Illustration:--Monsieur Delorge? demanda-t-il.] --Oh!... --Indigne de l'homme de cœur qui, entendant outrager une pauvre jeune fille qu'il ne connaissait pas, a risqué sa vie pour la défendre... --Mademoiselle... Elle se leva. --Je vous crois, fit-elle résolument. Et donnant à Raymond sa main, qu'il garda dans les siennes: --Croyez-moi de même, ajouta-t-elle; seulement... Elle n'acheva pas... Tout le sang généreux de son cœur, comme un torrent de pourpre, affluait à son visage. La duchesse de Maumussy entrait. Avait-elle écouté et avait-elle entendu? Choisissait-elle pour paraître l'instant où son instinct avait dû lui dire qu'il allait être question d'elle? Le fait est qu'elle était certainement émue: elle était pâle et ses mains tremblaient. --Où donc est votre mère, ma chère Simone? demanda-t-elle. La jeune fille hésita. Elle se défiait du tremblement de sa voix, et son embarras était grand, lorsque M. de Boursonne vint à son secours... S'inclinant avec son meilleur sourire devant Mme de Maumussy: --Mme de Maillefert, répondit-il, et M. le duc sont, nous a-t-on dit, en grande conférence avec un sous-préfet des environs. C'était vrai, seulement Raymond l'avait oublié. La jeune femme eut un éclat de rire trop bruyant pour être sincère, et se laissant tomber sur un fauteuil: --Mon Dieu!... s'écria-t-elle, que c'est donc amusant de voir cette chère duchesse et cet excellent M. Philippe s'occuper de politique!... Et tout de suite, avec cette volubilité fiévreuse des gens qui redoutent les trahisons du silence, elle se mit à parler des événements dont Paris était le théâtre. Elle en pouvait parler pertinemment, disait-elle, ayant reçu le matin même une lettre de son mari. Le duc de Maumussy ne lui dissimulait pas qu'il était mécontent, sinon inquiet, de la tournure des choses. Selon lui, le gouvernement impérial s'engageait dans une voie sans issue. L'empereur fermait l'oreille aux conseils de ses anciens amis, pour écouter des charlatans politiques sans portée. L'influence de l'impératrice amenait au pouvoir des hommes d'une maladresse si incroyable qu'elle avait un faux air de trahison. --Je m'étais trompé, pensait Raymond, cette femme n'a pas été envoyée par mes ennemis... Si elle savait qui je suis et quel est mon passé, elle ne parlerait pas ainsi devant moi... Quoi qu'il en fût, ce ne devait pas, ce ne pouvait pas être un intérêt médiocre, qui arrachait ainsi la duchesse de Maumussy à ses habitudes de silencieuse torpeur. Car c'en était fait de sa nonchalance hautaine. Tout son être vibrait. Le buste rejeté en arrière, la joue ardente, les narines gonflées, le sein haletant, elle parlait, d'une voix brève et saccadée qui ne souffrait ni réplique ni contradiction. Et il fallait entendre les commentaires dont elle accompagnait la lettre de son mari et de quels sarcasmes elle cinglait ce mari et ses amis, et les hommes au pouvoir, et les ministres, et la cour, et l'impératrice et l'empereur! --Tudieu! quelle commère! pensait M. de Boursonne. Il lui paraissait évident que la jeune femme cherchait surtout à dissimuler le motif réel de son irritation, et qu'ainsi, comme on dit vulgairement, elle passait sa colère. Et la preuve, c'est que Mme de Maillefert et son fils étant rentrés, elle se mit tout de suite et sans à-propos à les accabler de railleries positivement blessantes au sujet de cette longue conférence électorale qu'ils venaient d'avoir avec un sous-préfet des environs. Mais aussi, à l'attitude de la mère et du fils, Raymond et M. de Boursonne eussent pu mesurer le crédit de la duchesse de Maumussy. Mme de Maillefert dit seulement, et Dieu sait de quel accent: --Vous avez certainement vos nerfs, ce soir, ma chère Clélie. Clélie était le prénom de Mme de Maumussy. --Jamais, au contraire, répondit-elle, je ne me suis sentie si bien portante ni de meilleure humeur. En sortant du château, après cette soirée décisive, M. de Boursonne sifflotait un air fantastique, ce qui était chez lui l'indice des plus sombres préoccupations. C'est qu'après s'être juré de ne plus s'occuper des affaires de Raymond, voyant la tournure que prenaient ces affaires, il se faisait un cas de conscience de l'abandonner aux inspirations de son inexpérience. --Eh bien!... lui demanda-t-il, où en êtes-vous? Raymond planait alors dans le bleu du troisième ciel, et trouver un confident, c'était un bonheur encore. --Cette soirée, répondit-il, sera la plus heureuse de ma vie... --Diable!... --J'aime éperdument Mlle de Maillefert, et de ce soir je crois, oui, je crois fermement que je ne lui suis pas indifférent... --Peste!... --N'avez-vous pas entendu ce qu'elle m'a dit? --Si, parfaitement. --Eh bien? --Eh bien! mon cher camarade, à moins que le français ne soit plus le français, et que je ne sois plus qu'une vieille bête, elle vous a clairement demandé si vous consentiriez à l'épouser sans dot. Le visage de Raymond rayonna. --Oui, c'est bien là ce que j'ai compris, s'écria-t-il. Imperceptiblement, le vieil ingénieur haussa les épaules. --Et qu'en concluez-vous? interrogea-t-il. La question parut stupéfier Raymond. --Ce que j'en conclus?... répéta-t-il. Ceci: la dot de Mlle Simone était le seul obstacle que j'aperçusse entre Mlle Simone et moi... La dot étant supprimée, l'obstacle n'existe plus... --De sorte que vous croyez que maintenant tout va aller de soi... De même que toutes les natures nerveuses et enthousiastes, Raymond pouvait, en un moment, passer de l'exaltation la plus grande au plus extrême abattement. La voix de M. de Boursonne le ramena brusquement du ciel au milieu des ornières de la réalité. --Mlle Simone m'a dit de croire en elle, prononça-t-il d'un air sombre, et j'y crois aveuglément. Mais c'est bien inutilement que Raymond et M. de Boursonne s'épuisaient à évaluer les probabilités de l'avenir. Les événements devaient, comme à plaisir, dérouter leurs conjectures. Après cette orageuse soirée, troublée par les emportements étranges de Mme de Maumussy, après les scènes dont il s'était trouvé l'involontaire et très embarrassé témoin, Raymond n'était pas sans inquiétudes sur la réception qui l'attendait à Maillefert. Inquiétudes inutiles! Jamais encore il n'avait été accueilli comme il le fut le lendemain. Puis, en moins de quatre jours, sa situation s'embellit de telle sorte qu'on eût pu croire que très assurément la famille de Maillefert allait devenir la sienne. Un prétendant déclaré et officiellement admis à faire sa cour n'eût pas osé souhaiter de plus délicats encouragements, de plus charmantes attentions. Devenue soudainement tout miel, Mme de Maillefert ne lui épargnait aucun de ces patelinages que prodiguent les mères adroites à l'homme qu'elles convoitent pour leur fille. Elle ne l'appelait plus monsieur Delorge, mais bien mon cher monsieur Raymond, ou bien Raymond tout court. --Que ne l'appelle-t-elle: «Mon gendre», pendant qu'elle y est! pensait M. de Boursonne. En ce cas, M. Philippe eût eu aussi tôt fait de dire: «Mon cher beau-frère.» Car ses façons étaient plus familières encore que celles de sa mère, et avaient ceci de singulièrement significatif, qu'elles se manifestaient en dehors. Ses amis étant retournés à Paris, il se prit pour Raymond d'une si belle passion qu'il ne le quittait presque plus. Tous les jours, après le déjeuner, si détestable que fût le temps, il allait le rejoindre à l'endroit où il poursuivait ses études, et il passait des heures à le regarder opérer, avec toutes les apparences de l'intérêt le plus vif. Puis, M. de Boursonne aidant, il le débauchait. Il venait le prendre au saut du lit, tantôt pour une partie de chasse avec les jeunes gens des environs, tantôt pour une promenade à Saumur ou à Angers. Il se montrait avec lui, bras dessus bras dessous, aux Rosiers. Il arrivait à l'improviste partager son dîner du _Soleil levant_, déclarant, parole d'honneur! que maître Béru était un bien autre artiste que le cuisinier de Maillefert. A plusieurs reprises, il le traîna au _Café du commerce_ pour faire une partie de billard. Le parti pris de la mère et du fils était trop visible pour que M. de Boursonne ne le constatât pas. Et la preuve qu'il existait, c'est que jamais Mme de Maillefert n'était avec Raymond aussi familière que les soirs où elle avait des étrangers dans le salon. Alors, avec la plus adroite maladresse, elle saisissait les occasions bonnes ou mauvaises, de laisser éclater la plus excessive intimité. Elle disait, par exemple, à Raymond: --Vous qui êtes presque de la famille... Lui n'avait pas tardé à reconnaître que M. Philippe et sa mère s'entendaient pour lui ménager des occasions d'entretenir Mlle Simone. A tout instant, sous un prétexte ou sous un autre, on les laissait ensemble. Le temps était-il assez beau pour permettre une promenade au jardin? --Offrez donc votre bras à Simone, mon cher Raymond, disait invariablement Mme de Maillefert. Elle-même prenait le bras de M. de Boursonne, M. Philippe présentait le sien à la duchesse de Maumussy, on sortait. Et régulièrement, par le plus grand des hasards, Raymond finissait par se trouver seul avec Mlle Simone. La peur finissait par prendre le pauvre garçon. Car de se fier à ces magnifiques apparences, de s'abandonner aux douceurs d'une situation si étrangement inespérée, il n'avait garde. --Grand Dieu! disait-il à M. de Boursonne, qu'est-ce que cela signifie?!... --Hum! rien de bon! répondait le vieil ingénieur. --C'est trop beau. --Beaucoup trop pour durer. --Quel peut être le but de Mme de Maillefert? Qu'espère-t-elle de cette comédie? Le bonhomme branlait la tête d'un air équivoque. --Ce qu'ils espèrent, répondait-il, hum!... peut-être bien que moi... mais non, je ne suis pas assez sûr encore... Ce serait trop odieux. Et il refusait obstinément de s'expliquer, disant que, s'il ne se trompait pas, les faits ne tarderaient guère à faire éclater la vérité. Le plus extraordinaire, c'est qu'à mesure que Mme de Maillefert devenait plus ardente et plus expansive, Mlle Simone montrait plus de réserve et de froideur. Autant sa mère s'ingéniait à lui ménager avec Raymond des heures de tête-à-tête, autant elle mettait à les éviter une ingénieuse obstination. Nul moyen de lui parler. Toujours maintenant elle traînait après ses jupes miss Lydia Dodge, sa gouvernante anglaise, laquelle, préalablement stylée, se jetait à la traverse de tous les entretiens. --Elle me hait, pensait Raymond, en proie à un sombre désespoir. Que lui ai-je fait? En quoi ai-je pu lui déplaire?... Et il s'effrayait de la voir de plus en plus pâle et toujours plus froide et plus triste. Elle se donnait pourtant beaucoup de mouvement. Elle passait des journées entières dehors, à parcourir ses propriétés, suivie d'une espèce d'homme d'affaires, qui logeait au _Soleil levant_, et qui, de l'avis de maître Béru, devait être un «marchand de biens». --Pauvre fille!... disait M. de Boursonne, ils finiront par la tuer. Il est sûr que souvent Raymond voyait à Mlle Simone les yeux rouges comme si elle eût beaucoup pleuré, et que souvent il fut sur le point d'enfreindre la défense qu'elle lui avait faite de l'interroger. Jusqu'à ce qu'enfin, la surprenant un jour en larmes, n'y tenant plus, et oubliant la présence de miss Lydia Dodge: --Ayez pitié de moi, lui dit-il, bannissez-moi de votre présence ou daignez me permettre de partager votre chagrin... Elle continuait de pleurer doucement, et sa physionomie avait une si navrante expression de tristesse, que Raymond sentait son cœur se briser. --Qu'avez-vous, au nom du ciel? insista-t-il. --Je souffre... murmura la pauvre enfant. --On vous tourmente?... --Oh!... indignement! Raymond frémit de colère. --Et vous croyez que je tolérerai cela!... s'écria-t-il, avec une si terrible expression de menace, que miss Dodge en fit un saut en arrière: vous croyez que, moi vivant, on osera... D'un geste doux et triste, elle l'interrompit. --Voulez-vous donc achever de me désespérer? murmura-t-elle. Voulez-vous donc nous perdre?... Nous! elle avait dit nous!... Raymond l'avait bien entendu. --Ne puis-je donc rien? demanda-t-il, de l'accent du dévouement prêt à tout. --Rien... Le malheureux se tordait les mains. --Ah! cette angoisse me tue!... dit-il. C'est trop souffrir. Elle le regarda fixement, et d'une voix douce: --Pensez-vous donc, fit-elle, que je ne souffre pas, moi? Mais les instances passionnées de Raymond n'arrachèrent pas un mot d'explication à Mlle Simone. A ses ardentes supplications: --Je ne puis parler, répondait-elle, je ne le puis, je n'en ai pas le droit!... Entre eux, miss Lydia Dodge, la méthodique gouvernante anglaise, semblait tomber des nues. Elle ne pouvait revenir de voir entre eux cette soudaine entente. La veille encore ils en étaient à hésiter, à rougir et à balbutier avant de s'adresser un mot de politesse banale; et voici que tout à coup ils s'abandonnaient, tant il en est de la douleur comme au péril commun dont la brutale étreinte efface les conventions sociales, supprime les timidités et arrache à la vérité tous ses voiles. --Ah! vous êtes impitoyable, mademoiselle, prononça enfin Raymond. Me bannir de votre présence serait moins cruel... D'un geste brusque, Mlle Simone l'arrêta. --Voulez-vous donc, fit-elle, m'ôter tout mon courage, au moment même où j'en ai le plus besoin!... Et comme si elle se fût défiée d'elle-même, comme si elle eût craint de se trahir, ou d'en avoir trop dit déjà, elle prit le bras de miss Lydia Dodge et s'éloigna, laissant Raymond éperdu d'angoisses et écrasé sous le sentiment de son impuissance. Avec l'intensité de la réalité même, son implacable imagination lui représentait la situation de Mlle Simone, cette situation dont le mystère augmentait l'horreur, et il la voyait se débattant sous le filet de quelque abominable intrigue, sans amis, sans conseils, sans soutien... Il ne fallut rien moins que le bruit d'une chaise bruyamment remuée, pour le rappeler au souvenir de la réalité. Mme de Maumussy venait d'entrer... Il tressaillit de tout son être, quand il la vit l'observant de son regard tranquille, où il lui semblait lire les plus insultantes ironies. C'était, depuis la soirée où elle s'était abandonnée à de si inexplicables emportements, la première fois que Raymond se trouvait seul avec elle. --Qu'avez-vous, monsieur Delorge? demanda-t-elle doucement. Saisi d'une sorte de vertige qui lui enlevait jusqu'à la faculté de réfléchir, il marcha sur elle, et d'une voix sourde: --J'ai, répondit-il, que j'aime Mlle Simone de Maillefert, madame la duchesse, plus que la vie, plus que l'honneur, plus que tout le monde, que la voir malheureuse est au-dessus de mes forces, et que je saurai bien faire payer ses larmes aux misérables qui les lui font répandre. Il la regardait fixement, en parlant ainsi, obstinément, comme s'il eût espéré plonger jusqu'au fond de sa conscience. Elle ne baissait ni ne détournait les yeux. --C'est pour moi que vous dites cela? interrogea-t-elle. --Oui... La jeune duchesse eut une seconde d'hésitation. Puis, tout à coup, elle se leva vivement, courut fermer la porte du salon, et revenant prendre sa place en face de Raymond: --Vous reste-t-il, commença-t-elle, assez de raison pour m'entendre, monsieur Delorge? --Oh! je suis parfaitement calme, madame... --Eh bien! voici le conseil que vous donnerait une amie: Quittez Maillefert, non pas dans une heure, mais à l'instant, partez... Raymond riait d'un rire nerveux. --Je vous gêne donc beaucoup, madame la duchesse? dit-il. Elle le toisa d'un coup d'œil superbe, et durement: --Moi!... s'écria-t-elle, moi!... Puis haussant les épaules: --Laissez-moi continuer, reprit-elle plus doucement. Vous vous croyez aimé de Mlle de Maillefert, et il se peut qu'elle croie vous aimer. Vous vous abusez l'un et l'autre. L'amour vrai ne réfléchit ni ne raisonne, et je vois à Simone l'âme calculatrice d'un procureur. Si elle vous aimait, elle dirait un mot, un seul, et... peut-être serait-elle votre femme. Elle ne le dira pas... Raymond ricanait toujours. --Je cherche, madame la duchesse, fit-il, l'intérêt qui vous fait parler ainsi... Elle tressaillit, un éclair de colère traversa ses yeux noirs, mais elle se contint, et baissant la voix: --Si vous vous trouviez, reprit-elle, dans une maison qui s'écroule et qu'un passant vous criât: «Sauve-toi!» iriez-vous lui demander quel intérêt il avait à vous empêcher d'être enseveli sous les décombres? Eh bien! moi, je suis ce passant. Trop haut est votre cœur et trop noble votre mépris de l'argent, pour certaines intrigues. Vous ne savez pas, sans doute, jusqu'où peuvent descendre les viles convoitises du luxe, du bien-être et du plaisir. Ne l'apprenez pas à vos dépens. Votre place n'est pas ici. Mieux on vous y accueille et plus vous devez craindre. Ce n'est pas la vie que vous laisseriez... Ce qu'il y avait de commisération réelle dans l'accent de Mme de Maumussy, Raymond ne le sentit pas. Il crut à une insulte, et transporté de colère jusqu'à saisir le bras de la jeune femme: --Que voulez-vous dire? s'écria-t-il, parlez... Vous en avez trop dit maintenant... Mais elle se dégagea, et toisant Raymond d'un coup d'œil superbe: --Je pense que vous êtes fou, monsieur Delorge, dit-elle... Et s'asseyant au piano, elle se mit à jouer avec une sorte de furie le morceau ouvert sur le pupitre... Sous tant de secousses successives, Raymond sentait vaciller son intelligence. Plus les paroles de la duchesse étaient obscures et mystérieuses, plus en essayant de les interpréter il se sentait assailli de sinistres appréhensions. Se jouait-elle de lui? Obéissait-elle à cet instinct irraisonné qui fait prendre en pitié toute créature qui souffre? Remplissait-elle simplement un rôle?... Mais à quoi bon se mettre l'esprit à la torture? Ne valait-il pas mieux pour Raymond essayer de fléchir cette jeune femme qui était là, qui savait la vérité, elle, qui d'un mot pouvait l'éclairer, le sauver et sauver avec lui Mlle de Maillefert!... --Madame, commença-t-il, madame la duchesse. [Illustration:--Portez-lui cela pour ses pauvres!] Elle ne parut pas l'entendre... Ses doigts couraient sur le clavier avec une merveilleuse agilité... Peut-être, réellement, ne l'entendit-elle pas. Alors il s'approcha doucement, et de la main effleura l'épaule de la jeune femme. Sans cesser de jouer, elle se détourna vivement. --Que me voulez-vous, monsieur? demanda-t-elle. --Madame, s'il vous reste une ombre de pitié... --Quoi? --Daignez-vous expliquer plus clairement... Elle le regardait d'un air mécontent. --Je vous ai dit tout ce que j'avais à dire, interrompit-elle, insister est inutile. Et comme elle voyait Raymond prêt à tomber à ses genoux: --Ah!... Je vous cède la place, monsieur, dit-elle. Sur quoi, s'étant levée, elle sortit, en fredonnant l'air d'opéra qu'elle venait de jouer... Déjà Raymond s'était redressé et, d'un œil enflammé, il regardait autour de lui, comme s'il eût cherché à qui s'en prendre de tant de misères. Heureusement, une lueur suprême de raison l'éclaira: --Je ne m'appartiens plus, pensa-t-il, si je reste, si je me trouve en face de M. Philippe, je me perds, et je perds à tout jamais Simone... Et il se précipita dehors... Dans le vestibule, Mme de Maillefert, avec toutes sortes de cérémonies, reconduisait une vieille dame qui était venue lui faire visite. Apercevant Raymond: --Comment! vous nous quittez, mon cher Delorge, lui cria-t-elle gaiement. Il ne répondit pas. D'un seul bond il franchit les dix marches du perron et se lança dans l'avenue. Il lui semblait que l'existence, comme une planche pourrie jetée sur un abîme, craquait et manquait sous lui, et qu'il roulait jusqu'aux plus sombres profondeurs. Et pour comble, une voix obstinée et irritante comme le remords s'élevait en lui, qui lui répétait que, si terrible que fût le châtiment, il l'avait mérité, lui le fils du général Delorge, en se mêlant à ce monde qui était celui des assassins de son père. Des heures s'écoulèrent en alternatives de désespoir et de rage, et il flottait entre mille résolutions contradictoires, quand la porte de sa chambre s'ouvrant M. de Boursonne parut. --J'arrive de Maillefert, lui dit le vieil ingénieur, j'y ai trouvé tout le monde surpris de votre disparition. Je ne suis pas curieux... Raymond s'était levé. --Vous allez tout savoir, monsieur, dit-il. Et fort exactement quoique d'une voix encore altérée, il raconta son entretien avec Mlle Simone et avec la duchesse de Maillefert... Encore bien que donnant les signes les plus manifestes d'impatience, M. de Boursonne l'écouta sans mot dire; mais dès qu'il eut achevé: --La peste étouffe, s'écria-t-il, les amoureux romanesques et nerveux! Quand on est bâti comme cela, sacrebleu! on devrait bien rester chez soi! --Vous en parlez à votre aise, monsieur, et si vous aviez été à ma place... --D'abord je ne m'y serais pas mis, à votre place, mon cher. Ensuite, ayant eu cette chance inespérée de surprendre Mme de Maumussy dans un de ses bons moments, je me serais bien gardé de la blesser par mes violences ridicules... --Cette femme est mon ennemie, monsieur, vous-même me l'avez dit... --Et je le crois... Seulement la duchesse est Italienne, c'est-à-dire la femme de la sensation présente, qui au lieu d'analyser ses émotions s'y abandonne tout entière, qui veut une chose avec la tête et fait le contraire avec le cœur... --Enfin que résoudre?... interrompit Raymond. Ah! le vieil ingénieur n'hésita pas. --Plantez là Mlle Simone, dit-il. --Jamais!... Le bonhomme haussa les épaules. --Alors, sacrebleu! fit-il, que voulez-vous que je vous dise! Attendez... le succès est aux temporisateurs. Retournez au château comme si de rien n'était... Ainsi fit Raymond, et lorsqu'il arriva à Maillefert le lendemain, rien ne lui parut changé. Mlle Simone n'était ni plus ni moins triste, M. Philippe était toujours aussi amusant, Mme de Maumussy avait repris son attitude de sphinx... Il en était à se demander s'il ne s'était pas épouvanté de chimères, lorsqu'un soir, comme il arrivait au château: --Est-ce que vous n'avez pas rencontré Philippe? lui dit Mme de Maillefert. --Non, madame... --C'est qu'il est au chemin de fer, au-devant de nos amis, qui arrivent par l'express de neuf heures... --Vous attendez des amis?... Mme de Maillefert sourit: --Nous attendons, répondit-elle, le mari de ma chère Clélie, le duc de Maumussy, et avec lui M. Verdale, le fameux architecte, et le comte de Combelaine... En d'autres temps, Raymond eût été écrasé de ce coup si terriblement inattendu. Mais il en est de l'âme humaine comme de l'acier, qui plongé rouge dans un torrent glacé acquiert des qualités supérieures de résistance et d'élasticité; l'âme, au contact du malheur, se trempe d'une énergie plus forte et s'endurcit à la souffrance. Raymond pâlit et ses yeux se voilèrent, mais il ne chancela pas, et si rudement que l'émotion lui serrât la gorge, il eut encore la force de dire: --Ah!... vous attendez M. de Maumussy et M. de Combelaine!... Mme de Maillefert se pencha vers la pendule. --Quelle heure est-il? fit-elle. Huit heures et demie. Dans trois quarts d'heure ils peuvent être ici. Et immédiatement elle entama le panégyrique du duc de Maumussy, dont elle ne pouvait assez louer, disait-elle, le caractère chevaleresque, l'esprit délicat et fin et le merveilleux sens politique. Elle n'admirait pas moins M. de Combelaine, ce dévoué serviteur de l'Empire, cet héroïque soldat toujours prêt à verser son sang, dont la fidélité désintéressée lui rappelait, assurait-elle, ces loyaux chevaliers qui, à leur mort, demandaient à être enterrés aux pieds du suzerain qu'ils avaient servi... Assez maître de soi pour éviter le scandale d'une brusque retraite, Raymond était allé s'asseoir non loin de la causeuse où chaque soir Mlle Simone venait s'établir devant sa petite table à ouvrage. Et la duchesse de Maillefert poursuivait. Avec une non moindre chaleur, elle célébrait les mérites de M. Verdale, cet architecte fameux, ce fils de ses œuvres arrivé à force de talent et de travail à une grande situation et à une fortune immense. Et elle se déclarait ravie qu'un homme de ce mérite eût bien voulu accompagner M. de Combelaine, son ami. Justement elle méditait de grandes réparations à Maillefert. M. Verdale lui donnerait des idées. A ce mot de réparations, Mlle Simone avait redressé la tête si vivement, que sa mère en parut choquée. --Oh! vous avez bien entendu, fit-elle d'un ton sec. Cette vieille baraque est inhabitable, et j'ai des raisons de croire que l'année 1870 ne s'écoulera pas sans que Sa Majesté l'Impératrice fasse à notre maison l'honneur de s'arrêter un jour ou deux à Maillefert. Mais Raymond n'écoutait pas. Les yeux fixés sur la pendule, il calculait combien de minutes encore il avait à rester à Maillefert... Il avait pu subir la duchesse de Maumussy; mais le duc, mais M. de Combelaine, l'honneur lui défendait de se trouver sous le même toit qu'eux. --Savez-vous, demandait Mme de Maillefert à Mme de Maumussy, combien de jours ces messieurs comptent nous donner?... --Non... Mon mari ne me l'a pas dit. Raymond n'avait plus que dix minutes à rester... Et il s'attendrissait en contemplant pour la dernière fois ce petit salon, où, au milieu d'affreux déchirements, il avait eu des heures enchantées par l'espérance. Il examinait Mlle Simone, qui, inclinée sous une lampe travaillait, non à un délicat et inutile ouvrage de femme, mais à une layette qu'elle avait promise à une pauvre fille séduite, que tout le monde dans le pays repoussait. Mais neuf heures sonnaient; Raymond se leva. --Quoi! s'écria Mme de Maillefert, vous n'attendez pas nos amis!... --Je ne puis... --Parce que?... --M. de Boursonne m'attend, madame. Elle haussa les épaules. --Allez donc, fit-elle, mais en tout cas, à demain. Il ne répondit pas. Il s'inclina devant la duchesse de Maumussy, il effleura de ses doigts tremblants la main que lui tendait Mlle Simone, et lentement il sortit. La nuit était sombre et glaciale, de gros nuages couraient au ciel, un vent furieux secouait les branches dépouillées des arbres... Que lui importait! Il n'avait plus besoin de se contraindre, maintenant... Son désespoir et sa fureur s'exhalaient en imprécations et en menaces qu'emportait la tempête, de même que les événements avaient emporté ses espérances et ses projets. Parvenu au pont suspendu, cependant, il s'arrêta court. Une voiture venait, au grand trot,--malgré les défenses formelles--et dans cette voiture, à la lueur des lanternes, on distinguait quatre hommes: M. Philippe et les amis attendus à Maillefert. IV Il était près de minuit lorsque Raymond arriva au _Soleil levant_. L'auberge était déserte. Seul dans la cuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée. En apercevant son hôte: --Montez vite, monsieur, lui dit-il, chez M. de Boursonne, il vous attend avec une impatience!... C'était vrai; Raymond trouva le vieil ingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant à grands pas sa chambre--une chambre immense, la plus belle de l'auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte, et de chaque côté des flambeaux argentés, dont tous les dimanches maîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté. Trop bouleversé pour remarquer le désordre de Raymond: --Eh bien!... lui cria M. de Boursonne, nous y voici!... Au bord du fossé la culbute... il n'y a plus à reculer!... --Qu'est-ce encore, mon Dieu!... --Oh!... c'est grave, cette fois, continua le bonhomme, terriblement grave! Et votre duchesse de Maillefert mériterait... Mais asseyez-vous, nous avons à causer... Mais c'était un homme prudent. Il commença par s'assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personne n'était aux écoutes; après quoi, revenant se camper debout et les bras croisés devant son jeune camarade: --Vous savez, commença-t-il, non sans une nuance de solennité, que j'ai horreur de me mêler des affaires des autres... Hélas! bien des fois, jadis, Raymond avait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef; mais en ce moment!... --Pour vous, continuait le bonhomme, je vais manquer aux principes de toute mon existence. C'était écrit. Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sans jamais nous quitter, et sarpejeu! on est de chair et d'os. Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu'à la naïveté, petit à petit, à mon insu, je me suis... hum... comment dirai-je? habitué? non, intéressé à vous, comme à... ma foi tant pis, je le dis puisque c'est vrai quoique absurde... comme à mon propre fils. Ces préliminaires dans la bouche de cet homme excellent, mais qui faisait profession d'égoïsme et de brutalité, devaient faire frémir. Ce qu'il avait à dire était donc bien rude, qu'il tergiversait ainsi. --C'est comme mon père même que je vous écouterai, monsieur, murmura Raymond. Le bonhomme fit deux ou trois tours encore dans la chambre, puis brusquement: --C'est de votre honneur qu'il s'agit! prononça-t-il. --De mon honneur!... --Oui. Et il n'y a plus à hésiter ni à temporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vous m'entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et que vous demandiez officiellement à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone, sa fille... Une stupeur immense clouait Raymond sur sa chaise. --Moi, répétait-il, comme s'il eût eu besoin de s'affirmer une proposition inouïe, moi!... --Il le faut, insista M. de Boursonne, il le faut absolument. C'est l'unique moyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votre intègre réputation au piège honteux tendu à votre confiante probité. D'un geste machinal, comme pour en écarter le vertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front. --Je vous entends, monsieur, balbutiait-il, mais... excusez-moi, je ne vous comprends pas... M. de Boursonne, tristement, hochait la tête. --Et penser, continuait-il, que c'est moi qui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone!... Ah! vieil enfant en cheveux blancs!... Mais qui pouvait prévoir!... Savez-vous ce qui se passe? Il est aujourd'hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, à Saumur, à Angers même, que Mlle Simone de Maillefert est la maîtresse de M. Raymond Delorge... D'un bond Raymond fut debout: --Voilà donc, s'écria-t-il d'un accent terrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérable Bizet de Chenehutte... Mais le vieil ingénieur lui coupa la parole. --Votre Bizet n'est qu'un sot, déclara-t-il, dont les propos d'estaminet n'avaient aucune portée. Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c'est par la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère... --Oh!... monsieur... --Par sa mère, oui, je dis bien, qui a déclaré en propres termes, non pas à une personne, mais à plusieurs, qu'elle s'estimerait trop heureuse si elle parvenait à vous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l'avoir séduite, vous vous seriez dégoûté d'elle, et que la pauvre fille se trouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler sa faute... Un cri terrible, un cri de douleur et de rage, jaillit de la poitrine de Raymond. --C'est impossible, s'écria-t-il, impossible!... Une mère n'a pas pu dire, une mère n'a pas dit cela... --Elle l'a dit, j'en suis sûr... --Eh bien!... ce n'est pas demain que j'irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l'instant!... Ah! elle a dit cela? Ah! elle s'est servie de mon nom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble des créatures!... Eh bien! moi, je lui arracherai la langue, à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de son château!... Cette explosion de désespoir, M. de Boursonne l'avait prévue, il l'attendait. Saisissant donc le bras de son jeune camarade: --Avant de rien faire, dit-il, vous m'entendrez. Mais déjà un revirement s'était fait dans les idées de Raymond. Le doute lui venait. --Si vous vous trompiez, cependant, monsieur! fit-il. Si on avait surpris votre bonne foi! Autant le vieil ingénieur était brusque d'ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisait preuve d'indulgence et de bonté. --Écoutez et soyez juge, dit-il à Raymond. Et s'asseyant près de son jeune ami: --Voici tantôt un mois, commença-t-il, que surpris des avances si extraordinaires de Mme de Maillefert, nous avons soupçonné quelque ténébreuse intrigue... Le but de cette intrigue vous échappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant, grâce à ma triste expérience, j'entrevoyais vaguement quelque chose de si odieux que je me disais, que je vous disais: «Non, ce n'est pas possible...» --C'est vrai, c'est vrai!... --Eh bien! mon pauvre ami, depuis cet instant, je puis vous l'avouer, il ne s'est pas écoulé un jour sans que j'aie appliqué tout ce que j'ai de pénétration à déchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vous m'avez vu papillonner lourdement autour de Mme de Maumussy, et déployer pour elle mes grâces surannées. Je pensais qu'elle savait la vérité... --Et elle ne la savait pas? --Elle l'ignorait, j'en mettrais la main au feu, il y a trois jours. C'est lorsqu'elle l'a connue, que soudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans le vouloir, a-t-elle été complice de Mme de Maillefert. Et c'est alors que révoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir... C'était une explication plausible, cela. --Oui, en effet, approuva Raymond. --Voyant que je ne tirais rien de la jeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis à chercher d'un autre côté... Mon titre de baron, puisqu'enfin baron il y a, et les vieilles relations de ma famille, m'ouvraient tous les castels des environs. J'en profitai pour me faufiler près de toutes les connaissances de Mme de Maillefert, espérant que de l'ensemble de ces conversations, d'un mot à l'une, d'une phrase à l'autre, j'arriverais à déduire quelque chose de positif... --Ah! monsieur, murmura Raymond, comment jamais m'acquitter envers vous?... --En vous laissant guider par moi, mon cher ami. Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir--hier soir, plutôt, puisqu'il est plus de minuit,--me trouvant chez Mme de Lachère, cette dame, vous savez, dont le mari veut être préfet:--«Il faut convenir, me dit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduit d'une façon abominable.» Par bonheur, j'eus le pressentiment que j'étais sur la trace de la vérité, et au lieu de m'ébahir:--«Comment cela?» demandai-je avec un sourire équivoque.--«Allons, allons, reprit-elle, ne faites pas le discret avec moi, baron, je sais tout.» Je m'inclinai.--«En ce cas, madame, vous êtes plus avancée que moi.» Elle se mit à rire.--«Mon cher baron, me dit-elle, c'est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans le délire de sa mortelle douleur, m'a confié l'horrible situation de sa fille, et les efforts qu'elle fait pour ramener l'homme qui l'a séduite et qui maintenant refuse de l'épouser...» --Cette Mme de Larchère a menti! s'écria Raymond. Le vieil ingénieur secoua la tête. --Ce fut ma première impression, dit-il, et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu'elle n'était pas la seule à qui Mme de Maillefert eût fait cette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appela une de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu'elle me dit, et de la même façon. A votre avis, ces deux affirmations valent-elles une certitude? Raymond ne répondit pas. --Moi, je m'obstinais à douter encore, reprit M. de Boursonne; alors Mme de Lachère invoqua le témoignage de son mari, lequel me jura sur l'honneur tenir de la propre bouche de M. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même de Mme de Maillefert. Cela, par exemple, c'était le comble. --Quoi!... M. Philippe aussi! bégaya Raymond. Son frère!... Puis se dressant, comme s'il eût été mû par un ressort: --Mais pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi cette infamie, cette abominable calomnie?... --Eh! pardieu! parce que Mme de Maillefert et son noble fils n'ont pour vivre que les revenus de Mlle Simone. Qu'elle se marie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu'elle ne puisse pas se marier... [Illustration:--Il faut que vous dansiez avec Mme de Maumussy.] --Oui, peut-être... --Et voilà pourquoi, vous, demain, c'est-à-dire aujourd'hui, vous allez officiellement et ouvertement demander la main de Mlle de Maillefert... Raymond baissait la tête: --C'est que dans ce moment, dit-il, déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pas absolument... libre... Une immense stupeur se peignait sur le visage de M. de Boursonne. --Vous hésitez!... fit-il. Le pauvre garçon se tordait les mains. --Ah! si vous saviez, monsieur, s'écria-t-il, si vous saviez?... Et cette fois, emporté par la situation, et se sentant confusément hors d'état de délibérer et d'arrêter un parti, il confia à son vieil ami le secret de son passé. C'était pour M. de Boursonne comme une révélation. --Voilà donc, disait-il, les raisons de vos indécisions étranges! Et moi qui vous accusais!... Puis, après une minute de réflexion: --Mais n'importe, dit-il, l'honneur commande, obéissez. Il n'est pas de considération au monde qui puisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vous oblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vous aimez une abominable accusation. Raymond était dans une de ces crises où la volonté éperdue appartient au premier qui s'en empare: --Qu'il soit fait selon vos conseils, monsieur, dit-il au vieil ingénieur; je m'abandonne à vous... Le jour commençait à poindre, blafard et morne, lorsque Raymond, qui s'était jeté tout habillé sur son lit, se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de la nature violentée. Il se sentait le corps brisé, mais l'esprit net et clair jusqu'à s'en étonner. C'est que les raisons ne lui manquaient pas d'être bouleversé encore, et agité des plus funèbres pressentiments. La journée qui commençait était celle du mercredi 1er décembre 1869. C'est-à-dire qu'il y avait dix-sept ans, date pour date, que le général Delorge était tombé, dans les jardins de l'Élysée, sous les coups de lâches assassins. Et lui, Raymond Delorge, lui qui sur le cercueil de son père avait prêté un solennel serment de haine et de vengeance, il allait, en ce fatal anniversaire, se trouver peut-être en présence des meurtriers, et subir l'ironie de leur insolente impunité. Mais l'impérieuse, l'inexorable nécessité parlait. Avant tout, il devait tenter l'impossible pour réhabiliter Mlle Simone. Et à midi précis, il avait revêtu le costume traditionnel de la démarche qu'il allait risquer, endossé l'habit noir et ganté les gants paille. --Je vous accompagnerai, lui avait dit M. de Boursonne, mais, entendons-nous bien: je resterai à vous attendre dans le salon, et vous vous présenterez seul à la duchesse de Maillefert. Ma présence, très certainement, l'effaroucherait, et il faut qu'elle s'explique... La pluie fine et glaciale qui tombait obstinément depuis le matin, venait de cesser. Le vieil ingénieur et Raymond partirent. Et tout en cheminant aussi vite que le leur permettait le mauvais état de la route: --Comment va me recevoir la duchesse de Maillefert? disait Raymond. --Qui sait! comme un sauveur peut-être... Peut-être comme un laquais. --Et les autres... --Quels autres? Maumussy, Combelaine, Verdale? Eh bien! après... Est-ce à vous de vous inquiéter d'eux? Est-ce à l'homme d'honneur à détourner les yeux pour ne pas rencontrer le louche regard des gredins? Jamais leur impudence ne montera jusqu'à votre fierté. Haut le front, sacredieu, ami Delorge, c'est à ces misérables à trembler devant vous. Haut la tête et le cœur, car nous voici arrivés... Dans l'immense vestibule, les valets de pied étaient à leur poste, tristes valets dont la tenue trahissait les habitudes des maîtres. On devinait les gens dont les gages ne sont pas exactement payés, qui ont craint plus d'une fois qu'on ne leur fît banqueroute, et qui se soldent en insolences des intérêts de l'argent qui leur est dû. --Ils me font moins l'effet de serviteurs que de créanciers, avait dit souvent le vieil ingénieur, et j'aimerais mieux faire mon lit moi-même que d'être servi par ces gaillards-là!... Ces gaillards, d'ordinaire, dès que paraissaient Raymond ou son vieux chef, se levaient précipitamment, un sourire bassement obséquieux aux lèvres. Ce jour-là, un seul daigna se soulever de la banquette où tous se vautraient. --Mme de Maillefert? demanda M. de Boursonne. --Sortie, répondit le valet, du ton insolent de l'homme qui a des ordres. --A-t-elle dit à quelle heure elle rentrerait? --Madame la duchesse ne rend pas de compte à ses gens. Raymond et M. de Boursonne échangèrent un coup d'œil. Ces façons n'avaient pas besoin de commentaires. --Nous l'attendrons, alors, dit le vieil ingénieur. Le valet de pied ricanait en se dandinant: --J'ai eu l'honneur de dire à ces messieurs, insista-t-il, que madame la duchesse est sortie, et qu'on ne sait quand elle rentrera... si toutefois elle rentre. M. de Boursonne était devenu fort rouge. Ayant demandé à Raymond une de ses cartes de visite: --Vous allez, dit-il au domestique, porter à l'instant cette carte à Mme de Maillefert. Si véritablement elle est sortie, vous la lui remettrez quand elle rentrera. Il faut que M. Delorge lui parle aujourd'hui même. Et, en attendant, conduisez-nous immédiatement au salon... Son accent était si impérieux, que le valet, troublé, obéit, tout en grommelant: --Ah! tant pis! Elle dira ce qu'elle voudra. Lorsqu'ils furent seuls dans le salon: --Voilà qui commence bien! fit Raymond. --Oui, approuva le vieil ingénieur, c'est une disgrâce de cour... Il se tut, la porte du salon s'ouvrit, et le valet de pied reparut: --Madame la duchesse attend ces messieurs, prononça-t-il. --Allez, dit à Raymond M. de Boursonne, je reste ici à vous attendre. C'est dans une sorte de boudoir, ouvrant à la fois sur son cabinet de toilette et sur sa chambre à coucher, que la duchesse de Maillefert avait ordonné qu'on lui amenât Raymond. Elle venait précisément de se mettre à sa toilette de l'après-midi, lorsqu'on lui avait montré la carte de visite remise au valet de pied par M. de Boursonne. Furieuse, elle avait renvoyé sa femme de chambre, ne prenant que le temps de relever ses cheveux--les siens seulement,--de passer un ample peignoir de mousseline, garni de dentelles, magnifique jadis, maintenant fané et fripé. Rien de moins séduisant, de moins gracieux et de moins noble que cette grande dame ainsi arrachée brusquement à l'œuvre capitale de son existence. Dépouillée des artifices savants de la coquetterie la plus raffinée, elle apparaissait telle qu'elle était réellement, telle que l'avaient faite les années d'abord, puis l'abus du fard, des cosmétiques et des eaux de beauté, et plus encore les fêtes continuelles, les nuits passées, les âcres soucis d'argent, les poignantes émotions du jeu, enfin toutes les agitations d'une vie à outrance. C'est assise dans un vaste fauteuil, près du feu, les jambes allongées sur un coussin de velours, qu'elle reçut Raymond. Dès qu'il entra, après l'avoir toisé de la tête aux pieds: --Vous êtes seul, monsieur? fit-elle d'une voix aigre. --M. de Boursonne m'attend en bas. --C'est dommage! J'aurais eu du plaisir à le complimenter de ses façons... --Madame!... --N'est-il pas votre conseiller? --M. de Boursonne est un ami dévoué... --C'est cela! Et il vous apprend à pénétrer chez les gens malgré eux et à forcer la consigne des domestiques. --J'avais à vous parler, madame. --Aujourd'hui même... sur-le-champ? --Oui. Dédaigneusement, la duchesse de Maillefert haussa les épaules, et s'enfonçant dans son fauteuil: --Eh bien! puisque vous voici, dit-elle, parlez. Loin de déconcerter Raymond, cet accueil outrageant redoubla son sang-froid. --Madame, commença-t-il, j'appartiens à une honorable famille. Mon père, que j'ai eu le malheur de perdre fort jeune, était général de brigade. Ma mère est une demoiselle de Lespéran. Je n'ai pas trente ans, je suis ingénieur des ponts et chaussées, mon passé répond de l'avenir... J'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Simone de Maillefert, votre fille... C'est de l'œil ébahi dont on considère un phénomène, que la duchesse l'examinait tandis qu'il débitait imperturbablement ces quelques phrases qu'il avait arrangées dans sa tête en montant l'escalier. --Et c'est pour me dire cela, fit-elle, que vous avez forcé ma porte? --Uniquement, oui, madame. Il était clair que le flegme de Raymond l'agaçait. --Savez-vous bien, reprit-elle, ce que c'est qu'une d'Hostal de Chalandri de Maillefert? --C'est, je le sais, madame la duchesse, une fille d'illustre maison, la descendante d'une longue suite de loyaux et vaillants gentilshommes, qui, de père en fils, se sont légué, tel qu'un dépôt sacré, un nom sans tache, une glorieuse devise et les pures traditions de l'honneur et du devoir. Mme de Maillefert rougit imperceptiblement, et pressée de venger ce qui lui paraissait un amer persiflage: --Savez-vous, fit-elle d'un ton ironique, quelle est la fortune de Mlle Simone de Maillefert? --Je ne m'en suis pas informé, madame... --Soit, mais vous l'avez bien entendu évaluer, cette fortune! --En effet. --Ma fille possède de son chef deux cent mille livres de rente, en propriétés, c'est-à-dire, au bas mot, un capital de sept millions... C'est une dot cela, et bien faite pour tenter, n'est-ce pas, monsieur? Si flagrante que fût l'insulte, Raymond ne sourcilla pas. --Et vous, monsieur, reprit la duchesse, qui êtes-vous pour prétendre à l'honneur d'une alliance si haute?... --Oh! je n'ai aucune fortune, madame, et le peu que j'ai... --Il ne s'agit pas de cela, c'est de votre famille que je parle. N'êtes-vous pas fils de ce fameux général Delorge qui a été tué en duel?... Raymond pâlit. Il n'est pas de résolutions d'impassibilité qui tiennent devant certaines attaques. --On vous a trompée, madame la duchesse, prononça-t-il. Mon père n'a pas été tué en duel, il a été lâchement assassiné... --Monsieur!... --...Par M. de Combelaine ou par M. de Maumussy, ou par tous les deux, plutôt... La duchesse de Maillefert s'était redressée. --Pas un mot de plus, monsieur, interrompit-elle. Je sais votre histoire depuis hier soir et j'en suis à me demander comment vous avez osé vous présenter chez moi. «On dit qui on est, monsieur, avant de se faufiler dans l'amitié des gens. Maintenant je vous connais. On m'a dit les détestables accusations dont vous et les vôtres poursuivez des hommes honorables, que je reçois, que j'aime et qui sont l'honneur d'un gouvernement auquel moi et les miens sommes absolument dévoués. Déjà, par un puissant effort de volonté, Raymond avait maîtrisé son émotion. Impassible autant qu'une statue, il laissa la duchesse achever. Puis: --J'attends votre réponse, madame, dit-il froidement. Peu à peu elle en était venue à s'irriter tout à fait. --Ma réponse!... répéta-t-elle. Est-ce que véritablement, monsieur, vous espériez que je prendrais votre démarche au sérieux? --Je n'espérais rien, madame. Elle tressaillit. --J'ai vu un grand devoir à remplir, je le remplis sans souci du résultat. Je ne vous parlerai pas des sentiments que m'inspire Mlle de Maillefert... à quoi bon!... J'avais à lui donner un témoignage public de ma respectueuse admiration: c'est fait. Ma démarche d'aujourd'hui, je l'ai annoncée publiquement partout. Non moins hautement je publierai votre réponse. Il s'inclinait pour prendre congé, Mme de Maillefert l'arrêta d'un geste: --Que voulez-vous dire? interrogea-t-elle d'une voix altérée. --Ce que je dis... pas autre chose. --Simone vous a parlé. Simone vous a commandé de me demander sa main... --Sur mon honneur, madame, je vous jure que non. --Elle vous aime, cependant, vous le savez bien!... Ah! pour cette seule parole, Raymond était prêt à tout pardonner à Mme de Maillefert. --Dieu veuille que vous disiez vrai, madame! prononça-t-il d'un accent ému. Pâle, les sourcils froncés, la duchesse de Maillefert semblait agitée des plus terribles perplexités, quand, une inspiration soudaine illuminant son visage: --Eh bien!... attendez, s'écria-t-elle, c'est Simone elle-même qui va vous donner la réponse que vous sollicitez... Elle sonna, et une femme de chambre accourant: --Qu'on prévienne Mlle Simone, ordonna-t-elle, que je désire la voir à l'instant... Qu'allait-il se passer? Quel projet bizarre venait de traverser la cervelle détraquée de cette mère indigne?... Troublé au delà de toute expression, Raymond faisait à sa raison et à son courage un appel désespéré. Jusqu'à ce moment, il était resté maître de soi. Saurait-il, en présence de Mlle Simone, maîtriser ses sensations? Jamais, il ne le sentait que trop, le sang-froid n'avait été plus nécessaire. V --Vous aimez Simone, monsieur Delorge? demanda tout à coup Mme de Maillefert... --Madame... --Eh bien! cher monsieur, votre sort dépend uniquement de sa volonté. Qu'elle dise un mot, et je vous l'accorde. A vous d'obtenir qu'elle prononce ce mot. Elle s'interrompit, écoutant... Il lui avait semblé entendre, de l'autre côté, dans la pièce voisine, un pas rapide et léger. --La voici! fit-elle du ton dont elle eût dit: Attention! Elle ne se trompait pas. A l'instant même, dans le cadre de la porte qui donnait de la chambre à coucher dans le boudoir, Mlle Simone parut. --Mon Dieu!... s'écria-t-elle... C'est qu'elle venait d'apercevoir Raymond, dont elle ignorait la présence au château. C'est qu'à la façon dont il s'était retiré la veille, elle avait cru comprendre qu'elle ne le reverrait plus à Maillefert. --Approchez, Simone, dit Mme de Maillefert. Machinalement elle obéit. La défiance se lisait dans ses beaux yeux tremblants qu'elle arrêtait tour à tour sur sa mère et sur Raymond, implorant l'explication d'un fait qui lui semblait inexplicable... --Ma chère Simone, commença la duchesse d'un ton solennel, un événement grave se produit. M. Raymond Delorge, ici présent, vient de me demander votre main. Un nuage épais de pourpre envahit jusqu'à la racine des cheveux le visage doux et triste de la pauvre enfant. --Ma mère!... interrompit-elle évidemment révoltée, et espérant peut-être la rappeler à la raison. Mais il n'était pas de considération capable d'arrêter la duchesse de Maillefert, une fois qu'elle poursuivait un but. --Je sais par expérience, continua-t-elle, quel enfer est un ménage sans amour. Je prétends donc, ma fille, vous abandonner absolument le choix de votre mari. Dictez-moi la réponse que je dois faire à M. Raymond Delorge. Confuse, humiliée, violentée en toutes ses pudeurs, la malheureuse jeune fille baissait la tête. --Par pitié! ma mère, balbutia-t-elle encore, n'insistez pas... plus tard, lorsque nous serons seules... La duchesse haussait les épaules. --C'est cela, dit-elle, et ensuite vous prendrez des attitudes de vierge martyre, et je passerai, moi, pour une marâtre... Nenni! Je désire que notre explication ait un témoin, et je suis ravie que ce témoin soit monsieur... Des larmes avaient jailli des yeux de Mlle de Maillefert et, comme un collier de perles qui s'égrène, roulaient silencieusement le long de ses joues. --Est-il vraiment possible, ma mère, murmura-t-elle, que vous veuillez mettre un étranger dans la confidence des tristes déchirements de notre famille! --Oh! considérez-vous donc M. Delorge comme un étranger!... Depuis un moment déjà, Raymond délibérait s'il ne ferait pas bien de s'enfuir. Les paroles de Mlle Simone lui parurent un ordre et fixèrent ses irrésolutions. --A Dieu ne plaise, mademoiselle, prononça-t-il, que je vous sois jamais la cause d'un déplaisir; je me retire... Et il se retirait, en effet, lorsque la duchesse, qui s'était levée, passa brusquement entre la porte et lui. --Restez! commanda-t-elle d'un ton impérieux. Il faut, une fois pour toutes, que Simone s'explique. Ce qui va être décidé ici le sera irrévocablement. Et s'adressant à sa fille: --Parlerez-vous? ajouta-t-elle. Un éclair de colère avait séché les larmes de Mlle Simone. --Vous le voulez, fit-elle d'une voix étouffée, vous l'exigez... Eh bien! soit. Mais que la honte retombe sur vous de l'affreuse violence que je me fais. Et détournant la tête pour éviter le regard brûlant de Raymond: --Je consens, balbutia-t-elle, à devenir la femme de M. Delorge... mais aux conditions que je vous ai dites, ma mère... Ah! bien peu s'en fallut que Raymond, éperdu, ne tombât aux genoux de Mlle de Maillefert. Une réflexion soudaine l'arrêta. La question de son mariage avec Mlle Simone avait déjà été agitée entre la duchesse et sa fille. --C'est-à-dire, insista Mme de Maillefert, à la condition de consommer la ruine de notre maison au profit de M. Delorge, n'est-ce pas? --Ma mère! est-ce bien vous qui dites une telle chose!... --Je dis ce qui est. --M'accuser de vouloir la ruine de notre maison, moi qui lui ai tout sacrifié au monde, et qui suis prête à lui tout sacrifier... --Alors, faites ce que je vous demande... non pour moi, grand Dieu! qui ne suis plus qu'une vieille femme et trouverai toujours le millier de louis qu'il me faut pour payer ma dot dans un couvent, mais pour votre frère... --Je ne le puis... --Votre frère est le chef de notre maison, l'héritier du nom, Philippe est le duc de Maillefert; vous lui devez respect et soumission. --Ma mère, il est inutile d'insister. Ainsi, c'était cette éternelle discussion d'argent, dont Raymond avait surpris quelques lambeaux le soir du bal, qui recommençait... [Illustration:--Croyez en moi, ajouta-t-elle.] Mais dans quelles conditions, cette fois, et combien plus honteuse et plus dégradante!... --Prenez garde! Simone, reprit Mme de Maillefert, la voix tremblante d'une colère difficilement contenue, prenez garde! Vous m'obligez à répondre par un refus à la demande de M. Delorge... Et s'adressant à Raymond: --Vous l'entendez?... continua-t-elle, vous prétendez l'aimer et vous ne trouvez pas un mot à dire!... Bouleversé des plus étranges émotions, mais toujours maître de soi, Raymond s'inclina: --J'ai foi en Mlle Simone, répondit-il--répétant les paroles qui lui avaient été dites par la jeune fille--ses décisions me sont sacrées. La duchesse éclata de rire--d'un rire faux et menaçant. --En d'autres termes, interrompit-elle, vous adorez ma fille, mais vous aimez encore plus son argent. Voilà votre désintéressement. Je le prévoyais, je savais que vous vous étiez entendus... Peu à peu, et en dépit de ses fermes résolutions de ne s'émouvoir de rien, il était manifeste que Mlle Simone s'animait: elle relevait la tête, et de fugitives rougeurs enflammaient ses joues. Voyant Raymond blêmir sous l'insulte de Mme de Maillefert, et cependant prendre sur soi de garder le silence: --Que vous m'outragiez, moi, ma mère, dit-elle, peu importe, j'y suis accoutumée. Que vous accusiez M. Delorge de cupidité, c'est ce que je ne puis souffrir. La pensée de M. Delorge, je la connais, il me l'a dite. Il croit, de même que moi, que je dois tout ce que je possède au nom de Maillefert. La duchesse riait toujours de son rire ironique. --Et voilà pourquoi, interrompit-elle, voilà comment vous refusez de donner la moitié de votre fortune à l'aîné de notre maison, à votre frère... --Je fais plus. --Bah! --Je lui donne, c'est-à-dire, je vous donne la totalité de mes revenus... --Mais vous gardez le capital. Nous sommes à votre merci... Que vos dispositions changent, et le duc de Maillefert est sans pain. --Mes dispositions ne changeront pas. --Qui le sait!... Supposez-vous mariée et mère de famille. Fatalement, vous en arrivez à juger que votre argent appartient bien plus à votre mari et à vos enfants qu'à votre mère et à votre frère... Irritée, Mlle Simone battait le parquet d'un pied nerveux, oubliant presque la présence de Raymond, qui, les deux mains appuyées au dossier d'une chaise écoutait... --Il est des moyens de vous tranquilliser, ma mère, reprit la jeune fille, je vous les ai offerts... --Lesquels!... --On dressera un acte par lequel je reconnaîtrai devoir à mon frère et à vous le revenu de mes propriétés... --Le revenu!... Comment voulez-vous que dans ces conditions votre frère trouve un établissement sortable! Quelle famille voudrait de lui! --Que mon frère se marie, et je m'engage à lui assurer au contrat l'usufruit de trois millions de terres dont ses enfants auront la nue-propriété. La duchesse avançait dédaigneusement les lèvres. --Oh! encore des termes de procureur! fit-elle. --Qui donc m'a réduite à les apprendre, sinon vous, ma mère!... A chaque parole, grandissait dans le cœur de Raymond son admiration pour Mlle de Simone, son mépris pour Mme de Maillefert. Et ne pouvoir intervenir, cependant!... --Quelle tête!... grondait la duchesse, quel caractère de fer!... Il me semble entendre son père. Rien ne l'émeut, rien ne la touche. Elle se laisserait briser avant de ployer... --C'est vous, ma mère, dont l'opiniâtreté passe toute croyance, dit la jeune fille... Incapable de se contraindre plus longtemps, la duchesse de Maillefert se dressa en pied, et repoussant son fauteuil qui roula jusqu'à la porte: --Assez! fit-elle d'un ton bref et tranchant. Une dernière fois, Simone, voulez-vous partager avec votre frère... --Le capital? Je ne le puis. --Prenez garde, réfléchissez... C'est la rupture immédiate, définitive, irrévocable, d'un mariage qui vous tient au cœur. Raymond se sentait chanceler. --Ah! vous êtes impitoyable, ma mère, interrompit Mlle Simone. Ce que vous me demandez, vous savez bien qu'il m'est défendu de vous l'accorder... --Défendu! --Vous savez bien que je suis liée par un serment sacré, juré sur le Christ, entre les mains d'un mourant... Mme de Maillefert haussait les épaules. --Toujours les mêmes réponses, dit-elle. --Oui, toujours! répondit la jeune fille, éternellement... Et admirable de douleur et d'indignation, si belle que Raymond en fut ébloui comme d'une transfiguration: --Vous oubliez donc la mort de mon père! reprit-elle. Vous oubliez donc... C'est vrai, il y a cinq ans de cela, et depuis, tant d'événements se sont succédé... Mais je me souviens, moi, je me souviens... --Simone, fit durement Mme de Maillefert, Simone!... Mais elle ne se laissa pas interrompre. --Je n'avais pas seize ans, poursuivit-elle, j'étais encore en pension... C'était l'hiver, la nuit, je dormais... Tout à coup un grand bruit autour de mon lit m'éveilla... J'ouvris les yeux. Une de nos surveillantes se penchait vers moi.--«Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, une voiture vous attend à la porte, un horrible accident est arrivé à votre père, il vous demande, il se meurt...» «Ce n'était que trop vrai. Mon père revenait de Nice à l'improviste, quand, arrivé en gare à Paris, ayant voulu sauter à terre avant l'arrêt du train, il avait été renversé et broyé entre les roues du wagon et le pavé du quai. «Lorsque j'arrivai à l'hôtel, les domestiques perdaient la tête. Vous, ma mère, vous étiez au bal, on ne savait chez qui. Mon frère était absent depuis vingt-quatre heures. On vous cherchait en vain l'un et l'autre par tout Paris. «Mon père avait été rapporté sur une civière, et pour lui épargner d'horribles souffrances, au lieu de le monter à sa chambre, on l'avait déposé dans le salon, sur un lit dressé à la hâte. «Pauvre père! Son corps n'était plus qu'une masse informe de chairs sanglantes. C'était un miracle qu'il vécût encore. Par un prodige d'énergie, il retenait en quelque sorte son âme près de s'envoler... «--Enfin, la voici!... murmura-t-il quand je parus. Et tout de suite, d'une voix faible, mais très vite, comme s'il eût craint de ne pouvoir achever: «--Maîtrise ta douleur, me dit-il, et écoute-moi, le temps presse. La mort me surprend. Je n'ai pris aucune disposition. Ma fortune sera demain à la discrétion de ta mère et de ton frère. Combien durera-t-elle entre leurs mains? Bien peu. Et après? Ruinés, perdus de dettes, compromis, dédaignés, que feront-ils? J'endure les tourments de l'enfer en songeant à cela. Degré à degré, jusqu'où descendront-ils? Jusqu'où traîneront-ils notre nom, ce nom glorieux de Maillefert, qui a son paragraphe à toutes les belles pages de l'histoire de France, et que mes aïeux m'ont légué pur et sans tache... Mme de Maillefert s'agitait désespérément pour arrêter Mlle Simone. --Vous oubliez que nous ne sommes pas seules, lui répétait-elle. --C'est vous qui la première l'avez oublié, madame, répondit la jeune fille... Et s'adressant surtout à Raymond, et d'un accent qui s'imposait, elle poursuivit: --Éperdue de douleur, je m'étais agenouillée près du lit de mon père: «--Tu n'as que quinze ans, Simone, reprit-il, et cependant c'est à toi de me remplacer dans cette maison où souffle un vent de vertige. Par bonheur, tu es immensément riche, c'est le salut. Dès que ta mère et ton frère auront dévoré ma fortune, ils voudront la tienne. Refuse. Abandonne-leur ton revenu jusqu'au dernier louis, c'est ton devoir. Jamais, sous aucun prétexte, ne leur donne le capital. Tu seras obsédée, harcelée, circonvenue, martyrisée, tiens bon, ou je sortirais de ma tombe pour te maudire. C'est ton repos que je te demande, ton bonheur, ta vie... Tu les dois à notre nom. A toi à garder d'eux-mêmes ta mère et ton frère. Il se peut que tu te maries un jour, mais alors que ton mari sache bien qu'il épouse une fille dont la fortune n'est qu'un dépôt sacré... «Sa voix faiblissait. «--A un signe qu'il fit, je posai sur sa poitrine un crucifix placé près de lui par le prêtre qu'on était allé chercher. «--Jure-moi, dit-il, sur ce Christ, d'obéir à mes dernières volontés, et ma mort, qui eût été celle d'un damné, sera douce et sereine... «Je jurai. «Vous entriez en ce moment, ma mère, en toilette de bal, la tête chargée de fleurs, et vous avez entendu les dernières paroles de mon père: «--Tu l'as juré, Simone, tous les revenus, mais rien que les revenus... Le capital, c'est la rançon de l'honneur des Maillefert... Désespérant d'interrompre sa fille et de lui imposer silence, la duchesse de Maillefert avait pris le parti de se rasseoir. Et suffoquant de rage, l'œil enflammé, la face pourpre, les veines du cou gonflées à rompre, elle égratignait de ses ongles le velours de son fauteuil. Mais dès que Mlle Simone s'arrêta: --Voilà donc, dit-elle d'un ton d'outrageante ironie, la règle de votre conduite. --Immuable. --Les propos incohérents d'un mourant. Si terrible fut le regard de la jeune fille, que la duchesse en frissonna. --Ce mourant était mon père, madame, prononça-t-elle, et les approches de la mort, loin d'obscurcir sa noble intelligence, ne lui éclaircirent que trop l'avenir. Écrasé sous une de ces situations que l'imagination se refuse à prévoir, Raymond demandait au ciel une idée, une inspiration. --Ainsi, reprit Mme de Maillefert, remontrances, ordres, prières, tout est inutile. --Inutile. --Vous espérez que votre opiniâtreté triomphera de ma légitime obstination. --Je n'espère plus rien. Ce que ce marchandage, en présence de Raymond, avait de bas, de vil, d'ignoble, la duchesse était hors d'état de le sentir. Sa raison était perdue. Sa voix rauque semblait un râle. --Alors, c'est bien entendu, insista-t-elle, bien convenu? --Oui. Mme de Maillefert se retourna vers Raymond: --Voilà, dit-elle, la vierge timide et soumise que vous souhaitez pour épouse, monsieur Delorge! Que vous en semble? Voyons, répondez!... Mais répondez donc, monsieur! Haussant son sang-froid à la hauteur de cette crise inouïe, Raymond dominait encore son indignation: --C'est en vain, prononça-t-il, c'est inutilement que je chercherais des termes pour rendre la respectueuse admiration que m'inspirent l'héroïque courage et le dévouement sublime de Mlle de Maillefert. C'en était fait. Toutes ses espérances, la duchesse les avait hasardées sur une chance unique, et elle avait perdu. Enragée comme le joueur imbécile qui lacère et foule aux pieds les cartes qui ont trompé ses convoitises, elle cessa de se contraindre. --Ah! c'est comme cela, cria-t-elle. Eh bien! monsieur Delorge, rien ne vous retient plus ici, et j'espère qu'à l'avenir vous me dispenserez de vos admirations. Mais de même que l'instant d'avant, lorsqu'il allait sortir, il avait été retenu par Mme de Maillefert, Raymond, cette fois, fut arrêté par Mlle Simone. --Restez! commanda-t-elle d'un accent impérieux. Et marchant sur sa mère: --Car je n'ai pas fini, madame, poursuivit-elle. Vous avez exigé une explication, nous l'aurons complète. Je n'ai pas tout dit... Pour toute réponse, la duchesse de Maillefert allongea la main vers un cordon de sonnette. --Prenez garde à votre tour, dit Mlle Simone avec un calme effrayant. Si vous sonnez, on viendra. Et je vous le jure, je parlerai quand même, haut et ferme, devant tous, devant vos valets, devant mon frère, devant vos hôtes, ces gens dont, sans me consulter, vous peuplez ma maison. Car je suis chez moi, ici; seule j'ai le droit d'y donner des ordres, de recevoir qui bon me semble, de chasser qui me déplaît!... Pétrifiée de stupeur, la duchesse avait laissé retomber son bras. Était-ce bien sa fille, la victime éternellement résignée de son brutal despotisme, qui, tout à coup, s'insurgeait, se redressait et lui tenait tête!... A quelles sources vives puisait-elle son indomptable énergie que la nature, aux heures décisives, accorde aux êtres les plus faibles? Raymond admirait. --Je parlerai, continuait Mlle Simone avec une véhémence croissante, parce qu'on a aussi des devoirs envers soi, et qu'il faut que l'on sache comment j'ai tenu le serment fait à mon père mourant. «Vous n'avez que trop justifié, mon frère et vous, ses sinistres appréhensions. «Trois ans ne s'étaient pas écoulés, que de l'énorme fortune qu'il vous avait laissée, il ne restait plus que des débris. «Qu'en avez-vous fait? A quels gouffres inconnus avez-vous jeté ces millions? A quels creusets mystérieux les avez-vous fondus? «Car vous ne les avez pas employés, si follement que ce soit; vous ne l'auriez pas pu. «Il y a des princes souverains qui ont une cour, des dignitaires, des soldats, et qui ne dépensent pas annuellement ce que vous auriez dépensé. «Et chez vous, dans votre hôtel, lorsque j'y allais passer vingt-quatre heures, je ne trouvais pas parmi vos cinquante valets un domestique pour me porter une lettre. Vos femmes de chambre me faisaient honte ou peur. Un matin, votre cuisinier est venu me dire qu'il ne pourrait pas m'apprêter à déjeuner si je ne lui donnais quelque argent. Il vous avait avancé toutes ses économies, vous lui deviez dix-huit mille francs, on lui refusait crédit dans le quartier... --Ah! c'est trop fort! disait la duchesse, c'est trop fort!... La jeune fille poursuivait. --Mon père disait bien que Philippe et vous étiez pris de vertige. Millionnaire, il vous manquait toujours un billet de mille francs. Avec deux cent mille livres de rente vous faisiez des dettes, et vous empruntiez à soixante pour cent quand vos créanciers devenaient pressants... «Pour satisfaire une fantaisie, vous greviez une propriété d'hypothèques usuraires. Pour payer une dette de jeu, vous vendiez le tiers de leur valeur les meilleures terres de l'Anjou. «En une seule nuit, dans un cercle, Philippe perdait, au baccarat, cent soixante mille francs. Une autre fois, aux courses, le chiffre de ses pertes dépassait dix mille louis... «Et vous, précisément à cette époque, vous en étiez réduite à faire porter vos diamants au Mont-de-Piété. «Si encore, de tant de prodigalités, eût rejailli sur vous l'éclat que donne un faste noble et intelligent. Mais non. Vous n'en avez jamais recueilli que du ridicule ou de la honte... --Simone!... criait Mme de Maillefert, Simone, vous devenez folle... --C'est par les journaux, continuait la jeune fille, qu'on avait ici de vos nouvelles. Je ne les lisais pas, mais les gens du pays prenaient un détestable plaisir à me féliciter de ce qu'ils appelaient vos brillants succès. Par eux, malgré moi, j'étais informée de tout. «On parlait de mon frère, du duc de Maillefert, comme d'une sorte de palefrenier millionnaire, vaniteux et inintelligent, joueur et débauché, plastron de tous les mauvais plaisants, dupe d'élection de tous les aventuriers qui le flagornaient et vivaient à ses dépens. «Vous, ma mère, on vous citait toujours parmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent les couturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont on célèbre la beauté, l'élégance, le goût, le luxe, dont on raconte les aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes, qui payent leur renommée de leur réputation. «Si bien que je me demandais quelle mère vous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel fils était Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère!... Épouvanté du choc de ces deux colères, l'une indigne, l'autre, trop légitime, hélas! Raymond était presque tenté d'essayer d'arrêter Mlle Simone... Ne se perdait-elle pas, par cette violence extraordinaire!... --Ah! je me vengerai! râlait la duchesse, vous me payerez cher cette humiliation!... Mais loin de paraître s'effrayer de ces menaces, Mlle de Maillefert redressait plus haut la tête, toujours plus haut, provoquant sa mère d'un regard de défi. Elle l'avait dit, elle se révoltait, et pareille à l'esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblait incapable de garder aucune mesure. --Enfin, reprit-elle, après avoir respiré fortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louis glissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous. Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l'encan, ce qui vous restait était écrasé d'hypothèques, les usuriers vous fermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, les huissiers assiégeaient votre hôtel. «Et étourdis de cette ruine, éperdus, en détresse, vous vous débattiez, Philippe et vous, au milieu d'une meute hurlante de créanciers. «C'est alors que mon souvenir vous revint, car en trois ans vous n'aviez pas répondu à une seule de mes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin... «C'était en hiver, à cette époque, à peu près, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne me reconnaissiez pas. Vous me disiez:--Comme tu es changée, ma pauvre enfant!... De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond ne perdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée de Mme de Maillefert, et il voyait s'allumer et flamber dans ses yeux la haine la plus ardente. --J'étais, en effet, bien changée, poursuivait plus doucement Mlle Simone. Trois mois après la mort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j'étais venue m'établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, miss Lydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d'affaires de notre famille. «Je n'étais qu'une enfant, j'ignorais jusqu'à la valeur précise de l'argent. J'avais à apprendre le maniement d'une grande fortune territoriale. «Vous pensez, peut-être, ma mère, que cet exil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alors ceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J'aimais le monde, les belles choses, les travaux de l'esprit, les récréations délicates et intelligentes, les voyages... Mais j'avais un grand devoir à remplir. J'avais à devenir capable d'être l'intendant des Maillefert. «Sans arrière-pensée, sinon sans regrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maître Tardif, je commençai à m'initier aux détails sans nombre d'une exploitation agricole. «Levée avec le jour, vêtue de vêtements grossiers, de toile l'été, de laine l'hiver, je parcourais mes propriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers, surveillant les ouvriers que j'employais aux travaux du dehors ou à la réparation des bâtiments. J'apprenais à estimer la valeur des terres, à juger le bétail d'un coup d'œil, à évaluer le rendement d'un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, des foins, à discuter un bail, à débattre un marché... Si bien que, lorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j'étais presque un fermier passable... Arrivée à ce point extrême où la colère ne se peut plus traduire que par d'amers sarcasmes, la duchesse de Maillefert levait ses mains au ciel. --Que je suis donc heureuse! disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange!... C'était bien l'avis de Raymond, ému jusqu'aux larmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare, de Mlle Simone. --De ma conscience, reprit plus vite la pauvre jeune fille, de ma conscience seule j'attendais ma récompense. Bien m'en prit. Je n'eus pas à me louer des gens de ce pays. Étonnés d'abord de mon genre de vie, et ne pouvant le comprendre, ils essayèrent de l'expliquer par des motifs absurdes et injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Si les uns voyaient en moi l'héroïne de quelque roman mystérieux, les autres me déclaraient un phénomène d'avarice. [Illustration: Et transporté de colère jusqu'à saisir le bras de la jeune femme...] --Ah! vous aviez fait un heureux choix, monsieur Delorge! ricanait Mme de Maillefert... Mlle Simone haussa le ton: --C'est vrai, ma mère, poursuivit-elle, j'étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile, j'économisais, je thésaurisais... Je vous attendais. «Vous vîntes, et il doit vous souvenir de ce jour où nous nous revîmes. «Vous étiez humble, ce jour-là, vous veniez en solliciteuse, et, tremblant d'être refusée, vous m'accabliez de cajoleries. «Vous ne me parliez pas de ruine complète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez par des opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi, qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Je vous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Je vous conseillais une liquidation, vous disant que des débris de votre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tire une chaloupe des épaves d'un vaisseau. «Alors, vous m'approuviez de tout cœur, vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par me demander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous, suffiraient à tout. C'était une somme énorme, le montant de mes économies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne serait qu'un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vous étiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine... Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, en quatre mandats que j'étais allée chercher à Angers... --Et vous me les avez fait payer cher depuis! ricana la duchesse. A la grande surprise de Raymond, Mlle Simone semblait s'attendrir. Des larmes brillaient dans ses yeux. --Le lendemain, continua-t-elle d'une voix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour une coupe de bois que j'avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller. Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver un visage riant, on me dit que vous étiez partie... Je ne pouvais le croire. La veille encore, nous faisions des projets pour votre installation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe de venir nous rejoindre. C'était vrai, pourtant, vous étiez partie. «A dix heures, vous vous étiez fait conduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatre lignes où vous me disiez qu'une dépêche vous mandait à Paris pour un grand bal de bienfaisance. «A quinze jours de là, mon frère m'écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour du courrier, pour acquitter une dette d'honneur... J'envoyai les vingt mille francs. «Le mois suivant, c'était à vous qu'il fallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte à votre couturière... «Puis, de semaine en semaine, les lettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dont les prétextes variaient, mais toutes également pressantes, et répétant invariablement: De l'argent! de l'argent! de l'argent! Obsédée du regard fixe de Raymond, Mme de Maillefert avait fini par lui tourner le dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou, elle battait du pied la mesure d'un air improvisé qu'elle chantonnait entre les dents. --De ce moment, disait Mlle Simone, c'en fut fait de mon repos. La correspondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, et les lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez sur moi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons de recette venaient de Saumur et d'Angers, qui me présentaient vos traites d'un air goguenard en me demandant: «Faites-vous honneur?» Je n'osais pas répondre: Non, dans les commencements. Mais je ne tardai pas à reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s'en irait ainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus «honneur à votre signature», comme disaient les garçons. Que vous importait! Vous persistâtes, je tins parole; je ne payai plus, et je fus assiégée par les huissiers et accablée de papier timbré... «Jusqu'à cette époque, du moins, ma mère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Les aigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles ne devaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, et suppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiez plus: «Je t'en prie,» mais: «Je veux, il faut!...» «Je tins ferme en mes refus. En moins de quinze mois, je m'étais laissé arracher les revenus de trois années, j'avais été forcée d'emprunter, j'avais mesuré le danger de nouvelles faiblesses. «Alors, aux menaces, les ruses succédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coup entourée de pièges, circonvenue, étourdie... «Vous avez su gagner à vos vues des gens de ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de me harceler de leurs conseils. J'étais une enfant, prétendaient-ils, de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu'en en vendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais, je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d'autorité pour me débarrasser d'eux. «Et cependant, fidèle à la promesse que je vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisais remettre dix mille francs... Mme de Maillefert, évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à tout moment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondes prouvaient qu'elle ne perdait pas un mot. --C'est trop d'audace! disait-elle. Jamais on n'a rien ouï de pareil! Ah! monsieur Delorge, vous êtes resté malgré moi!... Cela pourra vous coûter cher!... Imperturbable, Mlle Simone poursuivait: --Mais voici que soudain votre tactique changea encore. La mère tendre et caressante des premiers jours reparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Être séparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenait insupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriez après la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que, si vous m'aviez à Paris, près de vous, tout changerait. «Le piège était trop grossier pour m'échapper. Et cependant, je puis bien vous l'avouer à cette heure, j'hésitai longtemps à paraître y donner tête baissée. «Je me disais qu'à Paris, en tenant votre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deux cent mille francs que vous avec un million. Deux cent mille francs! c'est une somme, cela. Jamais mon père n'a dépensé plus, et son train était celui d'un grand seigneur. «Quelques mots, échappés à une des amies que vous aviez amenées pour vous seconder, m'éclairèrent à temps. Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitter Maillefert. «Votre déception dut être terrible, car votre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu'alors, se montra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l'ennemi, la proie. A dix-huit ans que j'avais, vous me donniez le spectacle odieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort des vieillards. Vous ne songiez qu'à tirer de moi pied ou aile, peu ou beaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous les moyens. «Vous vous étiez mis à me piller effrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avait une valeur quelconque, vous semblait de bonne prise!--«A quoi cela te sert-il?» me disiez-vous; et vous emportiez. «Jusqu'à ce qu'un jour j'eus cette douleur de voir Philippe s'emparer des portraits de nos ancêtres, sous ce prétexte qu'ils lui revenaient à lui, l'héritier du nom. Je ne devinais que trop que, beaucoup d'entre eux étant signés de noms illustres, il les vendrait... Mme de Maillefert bondit. --Vous en avez menti!... s'écria-t-elle. --Pardonnez-moi, ma mère, fit froidement Mlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve, c'est que je les ai fait racheter... et qu'ils sont là-haut, cachés... Et plus vite: --Du reste, poursuivit-elle, vous pouviez bien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez du nom? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, aux industriels qui l'imprimaient en tête de leurs prospectus? Est-ce que vous ne l'avez pas vendu, le jour où vous avez accepté la mission que vous remplissez ici? Car votre tournée électorale est payée... ne dites pas non, je le sais, et si jamais les Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouverait votre reçu!... Livide, comme si tout son sang eût été changé en fiel, la duchesse de Maillefert s'était dressée d'un bloc: --C'en est trop, interrompit-elle, et ce serait une honte à moi d'en entendre davantage... Pour la clouer sur son fauteuil, il n'avait pas fallu moins que l'immense intérêt qu'elle pensait avoir à ne pas laisser seuls ensemble Raymond et Mlle Simone. Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant, arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille... Reconnaissant qu'elle s'était trompée, que c'était inutilement qu'elle s'était condamnée aux plus cruelles humiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, et d'une voix sourde: --Vous vous obstinez à demeurer ici, monsieur, dit-elle, malgré moi... soit. Je ne suis qu'une femme, je vous cède la place. C'est un homme qui vous demandera compte de ce que vous avez entendu... Elle se retirait, en effet; elle gagnait la porte de la chambre à coucher. --Je n'ai pourtant parlé que du passé, prononça Mlle Simone. Mme de Maillefert s'arrêta court. --Que voulez-vous dire? fit-elle. --Qu'il me reste à parler du présent, ma mère... --Du présent? --Oui, de ce dernier voyage, de vos projets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis six semaines... --Simone!... s'écria la duchesse, prenez garde, vous ne me connaissez pas encore!... La jeune fille ne sourcilla pas; elle avait atteint son but: sa mère restait. --Cette fois, reprit-elle, vous arriviez avec un plan nouveau: «Le soir même de votre arrivée, m'ayant prise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n'en étiez plus à dissimuler l'âpreté de vos convoitises: «Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nous te rendons le repos.» «Et vous pensiez que j'aurais hésité, ma mère, sans le serment juré à mon père mourant!... Le repos!... Ah! je ne croirais pas le payer cher au prix de toute cette fortune que je possède, pour mon malheur. «Mais j'ai juré; je vous refusai. «Il est vrai que vous obtîntes de moi la promesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à la cour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus de regrets encore, d'organiser une grande fête qui faciliterait votre mission ici. C'était monstrueux, déjà, ce que Raymond avait entendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que ce n'était rien encore. Il voyait, à la fureur convulsive de Mme de Maillefert, succéder une inquiétude de plus en plus manifeste. --Telle était la situation, ma mère, au lendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand un événement survint qui devait décider, et qui décidera de ma vie... Elle s'arrêta... Sa voix s'altérait, ses joues s'empourpraient, et ses yeux s'emplissaient de larmes... Elle parut sur le point de ne pouvoir continuer... --De grâce, mademoiselle, commença Raymond... Mais d'un geste triste et doux, elle lui imposa silence. Et s'armant d'une énergie nouvelle, et d'une voix plus forte: --Un jeune homme des environs, reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m'avait obsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclarations ridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizet de Chenehutte m'ayant grossièrement outragée, un inconnu prit ma défense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et une heure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, à Mme de Maumussy, par sa femme de chambre. C'est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet et mon défenseur devaient se battre eu duel le lendemain matin. L'imagination vive et romanesque de la duchesse de Maumussy s'exaltait à cette idée d'un jeune homme risquant généreusement sa vie pour l'honneur d'une femme qu'il ne connaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n'était plus beau qu'un tel dévouement. Bien plus qu'elle, sans en rien laisser paraître, j'étais émue, touchée, reconnaissante. Il était donc un être au monde, une personne qui s'intéressait à la pauvre abandonnée, à la malheureuse Simone... Rien d'étrange comme la physionomie de Mme de Maillefert. --Simone!... disait-elle, ma fille!... La malheureuse perd la tête!... --Ce soir-là, continuait résolument la jeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que de coutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j'envoyai Saint-Jean, mon vieux jardinier, aux renseignements. A neuf heures, il était de retour. Caché derrière des buissons, il avait assisté au duel. M. Bizet, grâce à l'évidente générosité de son adversaire, n'avait été blessé que très légèrement. Quant à mon défenseur, c'était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que je savais être depuis quelques semaines aux Rosiers... Mme de Maillefert eut un éclat de rire nerveux. --Et vous pensez, dit-elle, que votre chevalier ignorait votre fortune!... Demandez-lui donc s'il se fût battu pour une fille sans dot? Mlle Simone ne daigna pas relever l'insulte. --Ainsi qu'il n'était que trop naturel, poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnu qui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoir lieu, je lui fis adresser une invitation. D'un air révolté, Mme de Maillefert levait les bras au ciel. --Simone, disait-elle, malheureuse! Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez... arrêtez-vous!... Tristement, la jeune fille hocha la tête: --Oui, je le sais, dit-elle, je passe les bornes de toutes les convenances... Mais qui donc m'y force! Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémité douloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintes pudeurs d'une jeune fille!... Mais vous l'avez voulu. Je dirai ce qui est. Je dirai que, la première fois que mon regard rencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me dit qu'il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu, qu'il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu'il partagea ma douleur lorsqu'on refusa à mon frère, au duc de Maillefert, l'enjeu de sa parole... Mais M. Delorge vous avait déplu, et le dernier de vos invités n'était pas parti que vous me reprochiez amèrement de m'être compromise, donnée en spectacle, d'avoir accepté un quadrille après avoir d'abord refusé de danser... Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j'ai désappris toutes les conventions du monde, je ne sais pas feindre... La duchesse de Maillefert trépignait d'impatience. Il était clair qu'elle n'osait plus se retirer, qu'elle attendait, qu'elle redoutait quelque chose. --Après, disait-elle, après!... on m'attend; cette explication ne peut durer éternellement... --Le lendemain, ma mère, toutes vos idées étaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvelle combinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille, autant vous le trouviez à votre gré. A vos premières railleries succédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu'il devînt l'hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l'aller chercher s'il n'acceptait pas vos invitations. Et Philippe disait comme vous, et aussi tous vos hôtes, à l'exception--c'est une justice que je lui dois--de Mme de Maumussy. Quand déjà mon cœur m'entraînait, c'était une conspiration pour me pousser. Jusqu'au jour, ma mère, où me prenant à part, et m'arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes me dire: --Eh bien! soit! épouse-le. Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne mon consentement... Les situations excessives ont ceci d'étrange que ceux qui s'y débattent restent naturels dans l'exception, et gardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la lucidité du délire. Jetés violemment hors du cadre des conventions sociales, Raymond, la duchesse de Maillefert et Mlle Simone finissaient par ne plus discerner les conditions anormales où ils se trouvaient placés. Et la jeune fille poursuivait en phrases haletantes: --Ainsi, après avoir trafiqué de tout, vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes plus chères affections... Pauvre folle que j'étais, je vous avais laissé lire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à ma stupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Je vous avais avoué qu'en Raymond Delorge il me semblait reconnaître cette âme dévouée dont m'avait parlé mon père mourant. Vous saviez que, songeant à lui, je me disais: «Celui-là, courageusement, acceptera la moitié d'un fardeau trop lourd pour mes forces; celui-là, pour l'amour de moi, aimera les miens; il sera la raison et l'énergie, tandis que je ne peux être que l'abnégation; celui-là nous sauvera tous.» De grosses larmes roulaient le long des joues de Raymond, et ému d'une émotion inexprimable: --Ah! vous m'avez jugé comme je dois l'être... murmurait-il. Mais Mlle Simone ne semblait pas l'entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse de Maillefert immobile sous son regard: --Indignée, humiliée, révoltée, je rejetai bien loin jusqu'à l'idée de cette transaction honteuse, de cet abominable marché. Je vous jurai qu'à ce prix, jamais je ne serais la femme de Raymond Delorge. «Vous ne vouliez pas me croire. L'énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiez d'un air ironique:--Ce n'est pas ton dernier mot. Tu réfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t'est indispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, et prends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au même prix!... --C'est indigne! pensait Raymond, indigne!... --Il est vrai, continuait Mlle Simone, que, pour m'amener à capituler, vous ne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votre consentement d'inacceptables conditions, vous preniez à tâche d'exalter les espérances de M. Delorge. Ah! que n'ai-je parlé, alors! Que n'ai-je su prendre sur moi d'arracher comme aujourd'hui tous les voiles! Mais je ne pouvais pas, je n'osais pas... Accuser ma mère, la montrer telle qu'elle est véritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuir M. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudaine froideur. «Et ma raison, pourtant, me disait que tout n'était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votre porte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c'est que vous n'aviez pas renoncé à l'espoir de triompher de mes résistances, c'est que vous méditiez quelque chose. Et si mes pressentiments ne m'eussent pas prévenue, votre amie, la duchesse de Maumussy, m'eût avertie... Mme de Maillefert, instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au delà de toute expression: --Clélie vous a parlé!... interrompit-elle, Clélie vous a dit... Mais elle s'arrêta court, comme effrayée de ce qu'elle allait dire. --Quoi?... interrogea la jeune fille. Et sa mère gardant le silence: --Je ne sais donc pas tout! prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore!... Puis, plus vite, et d'une voix où vibraient toutes ses colères: --Et cependant, reprit-elle, ce que je sais est odieux jusqu'à révolter l'imagination... Qu'une mère bassement jalouse de sa fille l'abreuve d'outrages et l'accable de mauvais traitements... cela se voit. Qu'un frère, follement prodigue, ruine sa sœur et lui arrache jusqu'à son dernier louis... cela se comprend. Qu'une mère et un frère, dévorés de convoitises et de besoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s'emparer de son argent l'assassinent... cela peut encore s'expliquer... «Mais qu'un frère et une mère, lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patiente préméditation, s'entendent pour flétrir aux yeux de tous la malheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorer publiquement leur sœur, leur fille... Non! cela ne s'est jamais vu et ne peut se concevoir!... La duchesse de Maillefert essayait de répondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient dans sa gorge. [Illustration: Seul dans la cuisine maître Béru mettait au net les comptes de la journée.] --Et cependant, continuait Mlle Simone, c'est ce que vous avez fait, ma mère, Philippe et vous... Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôt que d'acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vous n'avez plus songé qu'au moyen de rendre mon mariage avec M. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiez qu'entre ma réputation et le serment juré à mon père, je n'hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous, je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez, disant partout, d'un air d'hypocrite douleur, que moi, Simone de Maillefert, votre fille, votre sœur, j'étais la maîtresse de M. Raymond Delorge, et que j'étais enceinte... Secouée de la nuque aux talons par de véritables convulsions de rage, Mme de Maillefert arrachait à pleines mains les dentelles de son peignoir. --C'est faux, s'écria-t-elle d'une voix étranglée, c'est une abominable calomnie; jamais Philippe ni moi n'avons dit cela!... --Vous l'avez dit, interrompit Raymond. Et marchant sur la duchesse, l'œil enflammé de colère et les poings crispés: --Vous l'avez dit, insista-t-il, à Mme de Larchère, qui l'a répété... --Mme de Larchère en a menti!... D'un geste, Mlle Simone leur imposa silence. --On ne m'a rien rapporté, à moi, ma mère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue. --Et vous n'avez pas protesté!... ricana la duchesse. La malheureuse jeune fille hocha la tête. --A quoi bon!... répondit-elle. Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussi d'honneur!... M'eût-on écoutée, d'ailleurs! Qui jamais eût voulu croire qu'une mère calomniait ainsi sa fille! Je me suis tue. Et si j'ai parlé aujourd'hui, c'est que vous m'y avez forcée. C'est que je voulais que M. Raymond Delorge nous connût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pour toujours... Renonçant à discuter, à se défendre, la duchesse de Maillefert enveloppait d'un même regard atroce Raymond et Mlle Simone. --Ainsi, vous refusez mon consentement, dit-elle, c'est votre dernier mot?... Soit! Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui en adviendra... Et elle sortit, fermant si violemment la porte, qu'une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, et se brisa en morceaux... VI --Ah! c'est maintenant que je suis perdue! balbutia Mlle Simone d'une voix éteinte, irrévocablement perdue! Et, épuisée par les émotions de cette lutte inouïe, brisée par tant de violences, anéantie, défaillante, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, cachant entre ses mains son visage baigné de larmes. --Perdue! répétait Raymond, comme s'il eût prononcé un mot vide de sens, perdue!... La réalité l'écrasait, terrible, inexorable, et c'est à peine si le malheureux y pouvait croire. --Quelle femme! murmurait-il, que cette duchesse de Maillefert, quelle femme!... Le souvenir du dernier regard qu'elle lui avait adressé, en le faisant tressaillir, lui imprima la secousse qui devait lui rendre, avec son énergie, la faculté de penser et de réfléchir. Il comprit que ces quelques minutes qui lui étaient laissées de solitude avec Mlle Simone étaient peut-être le dernier répit de l'implacable destinée, et qu'il fallait en profiter. S'approchant donc de la jeune fille: --Mademoiselle! prononça-t-il d'une voix troublée, mademoiselle!... Elle ne sembla pas l'entendre. A la voir ainsi effondrée, on eût pu la croire évanouie, morte, sans les sanglots profonds qui, à intervalles inégaux, soulevaient sa poitrine, sans les frissons convulsifs qui, par instants, la secouaient à la briser. Alors Raymond se penchant vers elle, s'enhardit jusqu'à lui prendre la main: --Mademoiselle Simone!... dit-il doucement. Elle le regarda d'un air égaré, comme si elle ne se fût pas expliqué sa présence. --Vous avez entendu votre mère? poursuivit-il. L'infortunée tressaillit. Elle revenait au sentiment affreux de la situation. --J'ai entendu, oui, bégaya-t-elle. --Mme de Maillefert, reprit Raymond, ne vous pardonnera jamais votre juste, votre légitime indignation... Elle ne me pardonnera jamais de vous avoir entendue, de savoir ce que je sais... --Jamais! --Elle voudra se venger... --Elle se vengera certainement. --Qui peut savoir à quelles effroyables extrémités la poussera sa haine!... Tristement la jeune fille hocha la tête. --Hélas!... murmura-t-elle, qu'ai-je à craindre de pis que ce qui est?... Après un moment de silence: --Il n'y a pas à hésiter, reprit Raymond, le temps presse, il faut prendre un parti... --En est-il donc un à prendre?... --Peut-être. Si vous aviez confiance en moi... Elle le regardait d'un air de douloureuse stupeur, ses joues s'empourpraient. --Mon Dieu! interrompit-elle, après ce qui s'est passé, après ce que j'ai osé dire, moi, devant vous, se peut-il que vous doutiez!... Suis-je donc libre maintenant d'avoir ou de n'avoir pas confiance!... Raymond croyait entrevoir une lueur d'espérance, et le cœur battant à rompre: --Alors, s'écria-t-il, au lieu de vous défendre par la seule force d'inertie, attaquez audacieusement. Mme de Maillefert prétend s'emparer de votre capital, refusez-lui jusqu'au revenu... --Oh!... --Elle met son consentement à un prix inacceptable, n'est-ce pas? Eh bien! vous, déclarez-lui fermement qu'elle n'aura pas un louis de vous tant qu'elle ne vous l'aura pas accordé. D'un mouvement brusque, Mlle Simone dégagea sa main de celle de Raymond. --Je ne ferai pas, je ne puis pas faire cela! prononça-t-elle. --Ce serait le salut. --Je n'en sais rien; mais je sais que ce serait répondre à des manœuvres infâmes par une combinaison honteuse et indigne de nous. --Avons-nous donc le choix?... --Non, mais moi, je ne suis pas libre... Mes revenus ne sont qu'un dépôt sacré; ils appartiennent, en réalité, à mon frère et à ma mère; je n'ai pas le droit de les en priver... Cette lueur que Raymond avait entrevue s'évanouissait. --Vous n'auriez pas à les en priver, mademoiselle, insista-t-il. Si Mme de Maillefert pouvait croire une minute seulement à la réalité de vos menaces, elle céderait immédiatement... --Peut-être... Vous ne connaissez pas ma mère... --Je sais qu'il lui faut de l'argent à tout prix... --C'est vrai, mais son orgueil et son obstination dominent encore ses convoitises. --Elle céderait!... murmura Raymond. Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Simone. --Et d'ailleurs, reprit-elle, jamais je ne saurais prendre sur moi de proposer à ma mère un tel marché... Vous me croyez plus brave que je ne le suis réellement... Jamais je n'ai opposé à ma mère qu'une résistance passive... J'en suis à cette heure à me demander comment j'ai eu le courage de dire tout ce que j'ai dit... --Ainsi, reprit Raymond, vous allez rester ici?... --Hélas!... --Au pouvoir d'une femme qui vous hait, que nulle considération humaine ne peut arrêter... --Où voulez-vous que j'aille?... Une inspiration soudaine, et qu'il crut envoyée par le ciel même, illumina Raymond. --Écoutez-moi, s'écria-t-il. Cette fortune maudite, cause de tous nos malheurs, vous allez l'abandonner à un homme d'affaires, qui l'administrera et qui en servira les intérêts à Mme de Maillefert... --Et moi?... --Vous!... répéta Raymond, vous!... Et se laissant glisser aux genoux de Mlle Simone, et lui prenant les mains, ivre d'espoir et éperdu d'amour: --Vous, poursuivit-il, vous prendrez mon bras, et sur l'heure, à la face de tous, nous allons sortir du château... --Sortir!... --Oui! Et malheur à qui tenterait de s'y opposer! Je vous conduirai à Paris, près de ma mère, qui est une sainte femme et une femme héroïque, près de ma sœur qui est la meilleure et la plus chaste des jeunes filles, et entre ces deux affections tendres et dévouées, vous attendrez l'heure où vous serez libre de disposer de votre main sans le consentement de votre mère... Il oubliait tout, le malheureux! Il oubliait que la veille encore il ne songeait pas sans effroi à ce que dirait sa mère, quand elle apprendrait son amour et ses projets de mariage... --Cela non plus n'est pas possible! murmura Mlle Simone. --Pourquoi, grand Dieu?... --Parce que ce serait donner en apparence raison à ma mère... Parce que les calomnies dont on me déshonore ici me poursuivraient dans votre maison... Parce que Mme Delorge, qui donnerait peut-être asile à la fiancée de son fils, refuserait sa porte à une femme qui passe pour être sa maîtresse... Le bruit d'une porte qui s'ouvrait l'interrompit. Raymond se dressa d'un bond. Sur le seuil, une femme de chambre de Mme de Maillefert se tenait debout, qui souriant d'un sourire intraduisible, disait: --Ah!... pardon! si j'avais su... --Que voulez-vous? demanda durement Raymond. --C'est M. le baron de Boursonne qui m'envoie demander à monsieur si monsieur a oublié qu'il l'attend... D'un geste impérieux, Raymond cloua cette fille sur le seuil. --Répondez à M. de Boursonne, dit-il, que je descends le rejoindre. --Cependant, monsieur... --Sortez!... Elle sortit après forces révérences. Mais son regard impudent et son sourire équivoque étaient entrés dans l'esprit de Raymond comme des traits empoisonnés. --Dieu sait ce que va dire cette méchante créature! murmura-t-il. --C'est ma mère, certainement, qui l'a envoyée, répondit Mlle Simone. Et laissant tomber ses bras d'un air d'indifférence désespérée: --Mais qu'importe! ajouta-t-elle. Ce n'était que trop vrai, hélas! et cette lamentable conviction et le sentiment de son impuissance gonflaient le cœur de Raymond de haine et de colère. --Et c'est moi, reprit-il d'une voix sourde, qui vous suis le sujet de tant et de si cruelles souffrances! C'est de moi qui donnerais mille fois ma vie pour vous qu'on se sert pour vous faire répandre tant de larmes! Ah! pardonnez-moi!... Je ne suis plus qu'un misérable fou, un égoïste odieux! Le jour où je vous ai vue pour la première fois, le jour où j'ai compris que je vous aimais de toutes les forces de mon être et que je n'aimerais jamais que vous, je devais m'éloigner, fuir. Ne savais-je pas quelle fatalité pèse sur moi! L'expérience ne m'a-t-elle pas appris que je porte malheur?... Les lèvres pâles et tremblantes, les joues marbrées de taches rouges, palpitante, oppressée, Mlle Simone écoutait... --Oui, je devais fuir, poursuivait Raymond, je le sentais, et même un soir je me suis dit: «Je partirai demain.» Le lendemain est venu, et je ne me suis plus senti le courage de partir. Je vous aimais. Moi, dont la vie n'avait été jusqu'alors qu'un long supplice, je voyais tout à coup, à l'horizon, se lever l'aube du bonheur. Qu'adviendrait-il? Aurais-je jamais cette joie ineffable d'être aimé de vous? Je ne me le demandais pas. Mon amour, tel qu'un trésor merveilleux, me suffisait. Abîmé dans les extases de l'heure présente, j'oubliais tout, le passé et l'avenir... Sans doute, en ce temps, j'ai dû vous paraître étrange, incompréhensible!... J'avais peur de moi. Je frémissais à l'idée de vous devenir l'occasion d'un propos méchant. Je vous adorais, et il me semblait que mon secret m'échappait malgré moi, qu'on le devinait à mon attitude, qu'on le surprenait sur mes lèvres, qu'on le lisait dans mes yeux!... Peut-être pour secouer la torpeur dont elle se sentait envahie, Mlle de Maillefert s'était levée. Elle se tenait debout, en face de Raymond, s'appuyant au dossier d'un fauteuil. Et lui continuait, en phrases enflammées. --Je vous aimais, et votre seule présence paralysait mon cerveau, brisait ma volonté, anéantissait mon énergie... Sous votre regard, les paroles expiraient dans ma gorge... Au frôlement seul de votre robe, tout mon sang affluait à mon visage... Au contact de votre main s'appuyant sur mon bras, je tressaillais et j'étais secoué de frissons... Ah! que de violence alors j'ai dû me faire, pour ne pas tomber éperdu à vos genoux, pour ne pas vous crier, en battant de mon front la poussière: «Je vous aime, je vous aime!...» Mais vous?... Mon incertitude était affreuse, et non sans douceur, pourtant. Je me disais: «Est-il possible qu'elle ne m'ait pas deviné, qu'elle ne me comprenne pas!...» Parfois, je croyais découvrir dans vos yeux un rayon d'espérance. Alors, je vous quittais enivré, étouffant de joie, et je m'en allais comme un fou, répétant mille et mille fois votre nom, dont les syllabes avaient pour moi des harmonies divines. D'autres fois, au contraire, votre sourire me paraissait n'exprimer que la plus glaciale indifférence, sinon le dédain. Alors je me retirais désespéré. Toute frissonnante, Mlle Simone essayait doucement de l'interrompre. --De grâce, balbutia-t-elle, par pitié!... Mais il poursuivait: --Un soir, cependant, nous étions allés avec votre mère faire une promenade en voiture, et vous étiez venue me reconduire jusqu'à l'entrée du pont des Rosiers... Je mis pied à terre en face de la maisonnette du gardien... Je m'inclinais, vous saluant une dernière fois, quand tout à coup, à la lueur de la lanterne du pont, je vous vis vous pencher à la portière, en me disant: «A demain! à demain...» Vous me tendiez la main, je la pris, et je crus sentir un de ces tressaillements, une de ces pressions qui sont, tout à la fois, une promesse et un serment!... Vous en souvient-il? Je chancelai, je crus que j'allais m'évanouir, et c'est avec une invincible stupeur, et comme en rêve, que je vis s'éloigner votre voiture... Et vous étiez déjà bien loin, que je restais, moi, à la même place, écrasé sous le poids de ce bonheur immense, inattendu sinon inespéré, et me répétant: «Est-ce bien vrai? n'est-ce pas une illusion qui s'envolera demain?...» Rougissante, confuse, Mlle Simone baissait la tête, et on eût dit qu'en elle-même se livrait un pénible combat... Jusqu'à ce que, se redressant tout à coup: --Non, pas de honte! s'écria-t-elle. Où il n'y a pas de mal, il ne saurait y avoir de honte. Avant de le savoir, je vous aimais, Raymond. Et maintenant pourquoi ne le dirais-je pas fièrement, puisque j'en suis fière: Je vous aime! Raymond pâlit comme pour mourir. --Dieu juste!... prononça-t-il, tu me devais ce bonheur!... Ce moment seul efface toutes les misères du passé. Et délirant de joie, il enlaça de son bras la taille souple de Mlle de Maillefert, l'attira contre son cœur et couvrit de baisers de flamme ses beaux cheveux blonds qui se dénouaient et s'éparpillaient... --Simone!... balbutia-t-il, ô ma bien-aimée, mon unique amie adorée, Simone! Mais elle, qui se débattait faiblement d'abord, soudain le repoussa et violemment se rejeta en arrière. --Ah! malheureux que nous sommes!... s'écria-t-elle. --Quoi!... --Nous oublions que nos minutes sont comptées... Nous oublions que, telle qu'une barrière infranchissable, la haine de ma mère se dresse entre nous... Le visage de Raymond rayonnait d'enthousiasme... --Il n'y a pas d'obstacles infranchissables, dit-il, pour un amour tel que le nôtre... Mlle Simone eut un geste douloureux. --Et cependant, fit-elle, la porte de Maillefert vous est désormais fermée, et nous voilà séparés... C'était précipiter Raymond des hauteurs de ses espérances. --C'est vrai, fit-il d'une voix sombre, me voici réduit à vous abandonner seule, dans cette maison peuplée de mes ennemis, de misérables tels que Combelaine, Maumussy et Verdale... Puis une soudaine réflexion l'éclairant: --Mais que viennent-ils faire ici? ajouta-t-il. --Rien. M. de Maumussy vient chercher sa femme, ses deux amis l'accompagnent... Raymond hocha la tête. --Votre mère est altérée de vengeance, reprit-il. Quoi qu'elle tente, Combelaine et Maumussy seraient des complices sans scrupules... --Je suis prévenue, interrompit Mlle Simone, je saurai me tenir sur mes gardes... Elle s'arrêta. Dans la pièce voisine retentissaient les voix de Mme de Maillefert et de M. Philippe... --Fuyez!... dit-elle à Raymond. Il redressa la tête. --Moi, dit-il, fuir!... --Oui, et à l'instant... Voulez-vous me donner cette horrible douleur, de vous voir, les armes à la main, mon frère et vous!... Je vous écrirai, nous nous reverrons... Mais si vous m'aimez, au nom de notre amour... fuyez!... Mlle Simone avait raison mille fois. Se trouver en ce moment en face de M. Philippe, stimulé par sa mère, c'était pour Raymond s'exposer à une de ces altercations qui ne se terminent que sur le terrain. Et cependant il ne bougeait pas. C'était ce mot: Fuyez! auquel s'attache une idée de peur et de lâcheté, qui clouait ses pieds au parquet. Le danger pressait, pourtant. De l'autre côté de la cloison, la discussion s'envenimait entre la mère et le fils, et par-dessus la voix âpre et sèche de la duchesse de Maillefert, s'entendait le ricanement aigrelet de M. Philippe. Plus tremblante que la feuille, Mlle Simone joignait les mains. --Raymond, supplia-t-elle, je vous en conjure, écoutez ma voix plutôt que celle de votre orgueil... Il était vaincu. --Vous l'exigez, prononça-t-il, non sans quelque amertume, je fuis... Je pars déchiré par cette conviction affreuse que votre honneur, que votre vie sont en péril, et que je ne puis rien pour vous. Comment saurai-je ce que vous devenez?... --Tous les jours vous aurez un mot de moi. --Vous me le promettez? --Je vous le jure. Une larme brilla dans les yeux de Raymond. --Que Dieu nous protège, dit-il, car seul, désormais, il peut nous sauver! Et, déposant sur le front de Mlle de Maillefert un dernier baiser, il sortit. Aussi bien, ses forces étaient à bout. Il chancelait, il en était à se tenir aux murs. [Illustration: Assise dans un vaste fauteuil la duchesse de Maillefert...] Là, dans cette chambre étroite, en un instant, il s'était trouvé transporté des plus sombres abîmes du désespoir jusqu'aux cimes radieuses de l'espérance. Et maintenant, la triste et pénible réalité succédant aux enivrements du songe, il s'efforçait de se ressaisir. Il songeait qu'il allait se retrouver au milieu de ses ennemis les plus exécrés, que son regard allait peut-être croiser les regards des hommes qui avaient assassiné son père. Enfin, il s'était mis à descendre lentement le grand escalier de marbre, lorsqu'au tournant, tout à coup, il se trouva en face de Mme de Maumussy. Elle revenait d'une promenade à cheval, son teint avait encore l'animation d'une course rapide, et ses grands yeux noirs brillaient d'un éclat extraordinaire sous les bords légèrement inclinés en avant de son chapeau d'homme. D'une main, elle relevait la longue jupe de son amazone toute mouchetée de boue, de l'autre elle tenait ses gants et sa cravache. L'apercevant, Raymond se rangea contre le mur pour la laisser passer. Mais elle s'arrêta court devant lui, et l'examinant d'un regard profond, et d'un air d'intérêt manifeste: --Que vous arrive-t-il? lui demanda-t-elle brusquement. Votre figure est bouleversée... Cette femme était-elle ou non la complice de Mme de Maillefert? Quel avait été, quel était son rôle dans l'intrigue qui se nouait autour de Mlle Simone?... C'est ce que Raymond ne pouvait discerner. Ce qu'il savait, par exemple, ce qui lui était prouvé, c'était que Mme de Maumussy était bien informée, qu'elle avait dû recevoir les confidences de Mme de Maillefert, et qu'il n'y avait nul intérêt à lui dissimuler la vérité. --Il m'arrive, répondit-il, que j'ai demandé à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone... Mme de Maumussy tressaillit. --Vous avez fait cela! dit-elle. --Oui. --Et cette chère duchesse vous a refusé? --Elle a mis des conditions inacceptables. Un dédaigneux sourire plissait les lèvres pourpres de la jeune femme. --Mme de Maillefert, reprit-elle, exigeait sans doute la fortune de sa fille. --Le capital de cette fortune, oui. --Et vous ne voulez pas le lui abandonner? --Moi, grand Dieu! --Alors c'est Simone qui ne veut pas? insista la duchesse de Maumussy. Et, d'un air de dégoût extraordinaire: --Cela ne m'étonne pas, continua-t-elle. Ils n'ont qu'une passion, dans cette famille: l'argent. La mère, la fille, le fils, tous tant qu'ils sont, ne pensent qu'à l'argent, ne parlent que d'argent, ne se querellent et ne se réconcilient qu'à propos d'argent... Pouah!... c'est ignoble!... Raymond ne pouvait supporter cette confusion, sans doute volontaire. --Vous savez bien, madame la duchesse, prononça-t-il, que Mlle Simone est le désintéressement même. --Alors que n'abandonne-t-elle sa fortune! --Elle donne la totalité des revenus, mais pour ce qui est du capital, elle ne peut pas en disposer, elle est liée par un serment... La jeune duchesse haussa les épaules. --Dites, reprit-elle, qu'elle veut absolument administrer, gérer, surveiller, calculer, tenir des comptes et des écritures, manier de l'argent, empiler des écus... C'est une passion comme une autre. Un serment!... Une femme qui aime se soucie bien d'un serment, en vérité!... Mais Simone a trop de tête pour qu'il lui reste beaucoup de cœur. C'est une de ces filles qui, selon les hasards de la vie, deviennent des héroïnes ou des martyres, mais des épouses ou des maîtresses, jamais!... Raymond frémissait, mais il restait en apparence plus froid que glace. --Vous haïssez Mlle Simone, madame la duchesse, dit-il. --Moi! Et pourquoi? grand Dieu! L'idée folle qui lui traversait le cerveau, Raymond ne la pouvait dire. --Si vous ne la haïssez pas, reprit-il, pourquoi calomnier son cœur? Pourquoi l'accabler? Ne la trouvez-vous pas assez malheureuse!... --Elle est plus malheureuse que les pierres. --Eh bien! ne serait-ce pas de votre part une noble et généreuse action que de venir au secours d'une infortunée en butte à d'abominables persécutions! Ah! madame, si vous vouliez!... Vous avez tout pouvoir sur la duchesse de Maillefert, elle vous craint, elle fonde sur vos influences politiques ses projets d'avenir... Il suppliait... Lui, le fils du général Delorge, il suppliait la femme du duc de Maumussy. --J'ai peur, poursuivait-il, lorsque je songe à la violence des convoitises de Mme de Maillefert et de son fils. Mme de Maumussy détournait la tête. --Peut-être, dit-elle, si vous tenez tant au repos de Mlle Simone, feriez-vous bien de renoncer à elle, franchement, sans arrière-pensée... --Pourquoi? Vous savez donc quelque chose?... --Je ne sais rien... Et cependant, croyez-moi, mon conseil est bon. Raymond attachait sur la jeune duchesse un de ces regards obstinés qui font tressaillir la vérité au fond des âmes. --Puis-je, fit-il, moi, croire à la sincérité d'un conseil venant de vous?... --Pourquoi pas!... Ah! parce que je suis la duchesse de Maumussy, et que... Je sais votre histoire, monsieur Delorge... Et faisant siffler sa cravache d'un air d'impudence superbe: --Suis-je donc responsable des actes du duc de Maumussy? C'est mon mari, c'est vrai, mais est-ce que je l'ai choisi?... Est-ce que ses haines ou ses affections me touchent?... Je ne suis pas Mlle Simone, moi, je suis Clélie. Le duc de Maumussy!... Que demain se trouve sur ma route un homme que j'aime et qui m'aime, et vous verrez si, toute duchesse que je suis, je ne sais pas prendre son bras, et dire hautement et à la face de tous: Voilà mon amant!... C'était à être confondu de son imperturbable audace. Elle parlait très haut, d'une voix claire, insoucieuse d'être ou non entendue des valets qui peuplaient les vestibules. --Croyez-moi donc, monsieur Delorge, ajouta-t-elle, c'est une amie qui vous parle. Renoncez à Simone. Dans son intérêt, dans le vôtre, oubliez-la... Et sans vouloir entendre les prières de Raymond, ramenant en avant d'un geste rapide les plis amples de sa jupe, elle franchit en quatre bonds la dernière volée de l'escalier et disparut. --C'est incompréhensible! pensait le malheureux, abasourdi de cette succession d'événements inattendus, c'est invraisemblable! La duchesse de Maumussy se moquait-elle de lui?... Ou plutôt ne l'aimait-elle pas et n'était-elle pas jalouse de Mlle Simone? Mais si plausible que pût paraître cette dernière explication, il ne voulait absolument pas l'admettre, révolté de la ridicule situation qu'elle lui créait vis-à-vis de lui-même. --Et cependant, se disait-il, je ne le vois que trop, il se trame quelque chose contre Mlle Simone. Mais quoi! Qui peut imaginer les détestables pensées qui s'agitent dans l'âme perverse de Mme de Maillefert... Et il demeurait immobile à la même place, épuisant son intelligence à explorer le champ infini des probabilités. Bien des projets lui venaient. Il se demandait, par exemple, pourquoi il ne combattrait pas ses ennemis avec leurs propres armes. Qui l'empêchait de promettre et de ne pas tenir? Qui l'empêchait de paraître renoncer à Mlle Simone, de capter la confiance de Mme de Maumussy et de lui arracher son secret? Oui, mais Mlle Simone, si fière et si digne, consentirait-elle jamais à se prêter à cette comédie dégradante? Et lui-même, capable de concevoir un tel plan, serait-il capable de l'exécuter? Le dégoût ne le prendrait-il pas à la gorge? La honte ne ferait-elle pas tomber son masque avant le temps? --Ah! mille fois plutôt, soyons dupes!... se dit-il. Et, pressé désormais de quitter le château, pressé de rejoindre M. de Boursonne, il descendit rapidement, traversa le vestibule, puis la galerie, et arriva au salon où il avait laissé M. de Boursonne, et dont la porte était restée ouverte... Mais apercevant deux personnes avec le vieil ingénieur, involontairement il s'arrêta sur le seuil... Dans l'embrasure d'une fenêtre, un homme était assis qui, d'un air distrait et ennuyé, parcourait un journal levant la tête à chaque moment pour regarder le temps qu'il faisait dehors et si la pluie reprenait... C'était le duc de Maumussy. Il avait vieilli considérablement. Ses cheveux, plus rares, blanchissaient au toupet. Ses yeux avaient perdu leur éclat spirituellement cynique. Les joues flasques pendaient. Les rides profondes de ses tempes et la contraction de ses lèvres flétries trahissaient les soucis amers et les dévorantes inquiétudes de son existence brillante et enviée. Un flot de haine et de colère monta au cerveau de Raymond, à la vue de cet homme. Celui-là était un des meurtriers du général Delorge. L'autre, debout au milieu du salon, et causant avec M. de Boursonne, était l'ancien copain de Me Roberjot, M. Verdale. Mais ce n'était plus le maigre et famélique architecte incompris, qui traînait jadis, dans Paris, ses bottes éculées et son immense portefeuille tout gonflé de plans dédaignés et d'inutiles devis. Le succès se devinait à sa face rougeaude et luisante, au mouvement de ses larges épaules et à son geste impérieux. Il crevait de prospérité, comme un sac d'écus trop plein qui craque aux coutures. M. de Boursonne l'avait entrepris, et de ce ton tranquillement impertinent dont il écrasait les gens qui lui déplaisaient, il continuait une conversation commencée depuis un moment déjà. --Je vous connaissais beaucoup de réputation, cher monsieur, lui disait-il, comme tout le monde, d'ailleurs, car votre rôle dans la transformation de Paris a été trop considérable pour que vous ne soyez pas très connu. J'ai de plus souvent entendu parler de vous par d'anciens camarades d'école... L'embarras de M. Verdale était manifeste. Mais il était non moins évident que la qualité de son interlocuteur lui imposait. --Vous avez surtout beaucoup démoli, poursuivait le vieil ingénieur... --Ne le fallait-il pas? répondait M. Verdale. N'était-il pas urgent d'ouvrir de larges issues à l'air et au soleil? N'était-ce pas la santé, la gaîté et la richesse, que nous faisions pénétrer avec des flots de lumière dans le dédale étroit des ruelles humides, sombres et malsaines du vieux Paris? --Je sais. J'ai lu cela dans des rapports. --Ces rapports étaient l'expression affaiblie de l'indiscutable vérité... --Et je n'en doute, pardieu, pas! Seulement, dans mon for intérieur, je suis là à me dire que décidément la démolition vaut mieux que la bâtisse. Ainsi, moi, par exemple, qui ai construit je ne sais combien de ponts, de viaducs et de digues, qui ai creusé je ne sais combien de lieues de canaux, qui ai bâti des phares, des églises, des lycées, des casernes... où en suis-je? J'ai gagné bon an mal an de huit à dix mille francs, et dans trois ans j'aurai mille écus de retraite... --Mais vous êtes officier de la Légion d'honneur, monsieur l'inspecteur... --Mais vous le serez, cher monsieur. N'êtes-vous pas déjà chevalier?... --C'est vrai, mais... --Et de plus, après avoir démoli plus que je n'ai construit, vous avez ce qui est bien autrement positif: une fortune considérable, des millions... Croyant taquiner simplement M. Verdale, M. de Boursonne le crucifiait. --Réussir est-il donc un crime? fit amèrement l'ancien copain de Me Roberjot. Le vieil ingénieur protesta du geste. --Pas à mes yeux, prononça-t-il, car je ne sais rien de plus respectable qu'une fortune loyalement et laborieusement acquise, une de ces fortunes dont chaque pièce de cent sous représente un travail, un effort ou une privation... Mais près de lui, dans le corridor, Raymond entendait des allées et des venues, des bruits de pas et de voix... Avoir cédé aux instances de Mlle Simone et courir les risques de rencontrer M. Philippe, eût été une folie insigne, il le comprit. Et surmontant l'horreur que lui inspirait M. de Maumussy, il entra dans le salon. Au craquement de ses bottes sur le parquet, M. de Boursonne se retourna vivement, et abandonnant sans façon M. Verdale: --Enfin, vous voici, mon cher Delorge, dit-il, je commençais à croire que vous m'aviez oublié et que vous étiez parti sans moi. --La femme de chambre ne vous a donc pas dit que je vous rejoignais... --Quelle femme de chambre? --Celle que vous m'avez envoyée. Le vieil ingénieur ouvrait de grands yeux. --Je ne vous ai sacredieu! envoyé personne, dit-il. Ainsi Mlle Simone avait deviné juste: c'était bien Mme de Maillefert qui avait dépêché cette chambrière impudente. Mais Raymond n'eut pas le loisir de s'arrêter à cette circonstance. Abandonnant son journal, M. de Maumussy venait de se lever. Il s'avança, et de ce ton de politesse étudiée qui lui était familier: --Monsieur Raymond Delorge, si je ne m'abuse?... fit-il. Involontairement, et de ce mouvement instinctif de l'homme qui voit un serpent se dresser à ses pieds, Raymond recula. --Le fils du général Delorge, oui, monsieur, répondit-il. Ce que son accent trahissait de colères et de haines, le duc de Maumussy ne parut pas le remarquer. --Peut-être ne me reconnaissez-vous pas? insista-t-il doucement. --Vous êtes l'ami de M. de Combelaine, le duc de Maumussy... --C'est qu'il y a si longtemps que nous ne nous sommes rencontrés... --Il y aura dix-sept ans après-demain que je vous ai vu pour la première fois, monsieur le duc, et dans de telles circonstances que je ne devais plus vous oublier. C'était trois jours après l'assassinat de mon père... Au lieu de se révolter et de se récrier, le duc remua tristement la tête. --Toujours cette accusation injuste! murmura-t-il. Raymond ne l'entendit pas. --Vous aviez eu cette audace inouïe, poursuivit-il, de vous présenter chez ma mère, vous, pour lui offrir une pension. Le prix du sang! --J'obéissais à ma conscience, monsieur; un grand, un immense malheur vous frappait; je m'efforçais, dans la limite de mes moyens, d'en atténuer les suites. J'aurais été heureux de vous être utile... --Oui, c'est ce que vous disiez alors. Il était aisé de railler, vous homme, une femme et un enfant sans défense... Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de M. de Maumussy. --Oh! permettez, fit-il, vous aviez un défenseur, au moins, et terrible, un vieux serviteur qui tenait ma vie au bout de ses pistolets, et qui voulait absolument me tuer... --Et qui, sans ma mère, vous eût tué. C'est vrai, monsieur, vous ne verrez plus jamais la mort d'aussi près qu'une fois... Ce qui frappait M. de Boursonne, c'est qu'à mesure que montait la colère de Raymond, l'attitude de M. de Maumussy devenait plus conciliante. --Quoi qu'il en soit, reprit-il, mes dispositions d'alors n'ont pas changé... --Ni les miennes! interrompit Raymond. Ce que vous a dit l'enfant, l'homme le pense toujours. M. Verdale se démenait désespérément. --Messieurs!... répétait-il, messieurs!... Intervention inutile! Raymond poursuivait: --Non, je n'ai pas changé et, de même qu'autrefois, je crois en l'avenir. Déjà, la distance qui nous séparait a diminué, monsieur le duc. Vous n'êtes plus si haut que jadis, ni moi si bas... Du geste, M. de Maumussy protestait. --Dieu m'est témoin, prononça-t-il, que je venais à vous avec des espérances de conciliation... Raymond eut un mouvement terrible. --Des espérances de conciliation!... s'écria-t-il. Vous avez donc tout oublié! Vous oubliez donc que c'est aujourd'hui le 1er décembre 1869. Vous avez donc reposé d'un sommeil paisible, cette nuit, d'un sommeil que nul songe vengeur n'a troublé. Nulle voix ne s'est donc élevée du milieu des ténèbres, pour vous rappeler qu'il y a dix-sept ans, par une nuit pareille, tombait dans le jardin de l'Élysée, sous le fer des meurtriers, le général Delorge!... M. de Boursonne avait pris le bras de Raymond, et le serrant violemment: --Venez! lui disait-il, venez, sacrebleu!... Après s'être un instant débattu faiblement, Raymond finit par se laisser entraîner, mais une fois sur la porte: --Eh bien! moi, dit-il à M. de Maumussy, je tremblerais toujours de voir reparaître Laurent Cornevin... Les domestiques avaient-ils entendu quelque chose de cette altercation? Toujours est-il que c'est d'un air singulier qu'ils regardèrent Raymond et M. de Boursonne traverser le vestibule, sortir et s'éloigner. Le vieil ingénieur était furieux, et tout en descendant l'avenue sous une pluie battante: --Je suis, sacrebleu! de l'avis de M. de Maumussy, disait-il à Raymond, vous êtes devenu fou. A quel propos cette querelle, ces menaces?... --Eh! le sais-je!... La vue de cet homme m'a mis hors de moi. Je me suis dit que, peut-être moins lâche que Combelaine, il consentirait à se battre... M. de Boursonne haussait les épaules. --Avant tout, interrompit-il, racontez-moi ce qui s'est passé pendant que je vous attendais. Et lorsque Raymond lui eut exposé les faits: --Diable!... fit-il, savez-vous qu'une réconciliation avec le duc de Maumussy assurait peut-être votre mariage avec Mlle de Maillefert... Raymond tressaillit. --Cette idée m'est venue, dit-il. Mais à ce prix, jamais!... Plutôt mille fois renoncer à Mlle Simone. VII M. de Boursonne et Raymond étaient trempés jusqu'aux os et crottés jusqu'à l'échine lorsqu'ils arrivèrent au _Soleil levant_; à ce point que maître Béru n'en pouvait revenir, ne comprenant pas, jurait-il, que par un temps pareil on n'eût pas retenu ces messieurs au château, ou tout au moins fait atteler pour les reconduire. --Bien qu'après tout ce soit le temps de la saison, ajoutait-il philosophiquement; de sorte que, si les nouveaux invités de Mme de Maillefert comptent se promener ou chasser, ils en seront pour leurs frais de voyage. Le digne aubergiste mettait là le doigt sur le sujet des inquiétudes de Raymond et de M. de Boursonne. Qu'étaient venus faire à Maillefert, en plein mois de décembre, le duc de Maumussy, le comte de Combelaine et M. Verdale? Ce ne pouvait être pour le platonique plaisir de voyager de compagnie qu'ils avaient abandonné Paris, leurs affaires, leurs intérêts. Loin d'être si intimes que cela, M. de Maumussy et le comte de Combelaine se détestaient cordialement et ne restaient liés que par leur complicité passée. M. Verdale, de son côté, avait eu trop souvent à leur refuser de l'argent à l'un et à l'autre, pour rechercher bien avidement leur société. Donc, il fallait de toute nécessité qu'il y eût quelque intrigue sous roche, et que leur présence se liât à quelque combinaison nouvelle imaginée par Mme de Maillefert pour s'emparer de la fortune de sa fille. Ce qui préoccupait encore M. de Boursonne, c'était la mollesse de M. de Maumussy à repousser les terribles accusations que Raymond lui avait jetées à la face. Et de fait, cette débonnaireté soudaine d'un homme dont l'audace et la violence étaient proverbiales devait étonner. [Illustration:--Vous l'avez dit à Mme de Larchère.] --Évidemment, disait le vieil ingénieur, il a eu l'idée, l'espérance peut-être d'une réconciliation... Donc, il a de vous craindre des raisons que vous ignorez... --N'est-ce pas plutôt, objecta Raymond, qu'il sent l'empire moins solide qu'autrefois? Ils pouvaient avoir raison l'un et l'autre. Dès le mois de décembre 1869, la dorure de bien des idoles impériales était restée aux mains brutalement hardies de Henri Rochefort. Le duc de Maumussy et le comte de Combelaine avaient eu leur page dans la _Lanterne_, une page terrible qui ne précisait rien, mais dont chaque phrase était une accusation et chaque mot une menace. M. de Combelaine avait voulu envoyer des témoins à Rochefort, et on avait eu toutes les peines du monde à l'en empêcher. M. de Maumussy, au contraire, avait affecté de rire beaucoup du «horion», sentant la nécessité de se tenir coi, et combien il serait imprudent de faire parler de soi. D'un autre côté, les points noirs signalés à l'horizon par l'empereur, en un discours célèbre, étaient devenus de terribles nuages où grondait la foudre. Une fois encore, le gouvernement se trouvait acculé à la nécessité périodique «de faire quelque chose». Mais quoi? Les uns auraient voulu un nouveau coup d'État, espérant reprendre en un seul coup, rrrrrran! toutes les libertés concédées en dix-sept ans de luttes. Les autres, au contraire, voulaient qu'on «couronnât l'édifice», espérant que cet édifice du Second Empire, fondé sur les pavés sanglants du 2 Décembre, serait assez solide pour supporter le couronnement: la liberté. Ainsi, après leur repas du soir, réfléchissaient M. de Boursonne et son jeune camarade, assis devant un feu bien clair, lorsque le facteur parut dans la salle à manger, apportant une lettre à l'adresse de M. Delorge. Elle était de Jean Cornevin, datée d'Australie, de Melbourne, et transmise comme les précédentes par l'obligeant Me Roberjot. --Allons, murmura Raymond, il est dit qu'aujourd'hui aucune émotion ne me sera épargnée... Mais déjà le vieil ingénieur s'était emparé de la lettre. --Vous permettez, n'est-ce pas?... dit-il. Et sans attendre la réponse de Raymond, d'une main fébrile il déchira l'enveloppe, et se mit à lire tout haut, non sans ponctuer chaque paragraphe de mouvements de tête et de grimaces de satisfaction: * * * * * «Bien chers amis, «Enfin, après des milliers de lieues franchies à la poursuite d'un résultat problématique, après des mois d'anxiétés et d'alternatives dévorantes, je tiens quelque chose de positif. «Lisez et jugez. «J'en étais, la dernière fois que je vous ai écrit, à attendre, dans un hôtel de Melbourne, le retour de M. Pécheira, le banquier, alors en tournée aux mines, pour ses achats d'or. «Deux fois par jour, régulièrement, je me présentais chez lui pour savoir s'il était enfin arrivé, mais la réponse était toujours la même: «--Nous n'avons même pas de ses nouvelles, me disait son employé; il doit être de l'autre côté de Ballarat ou vers Bendigo, où on vient de découvrir de nouveaux gisements. «Je commençais à songer sérieusement à me mettre en quête de mon homme, lorsque hier matin, tandis que j'étais encore couché, la porte de ma chambre s'ouvre brusquement et je vois entrer le commis de M. Pécheira. «--Le patron est arrivé cette nuit, me dit ce brave garçon, et maintenant il vous attend, vite, bien vite!... «En un tour de main je fus prêt. «Et un quart d'heure après, ayant traversé Melbourne au pas de course, j'arrivais chez M. Pécheira et je montais quatre à quatre son escalier. «Je trouvai un bel homme d'une quarantaine d'années, à l'œil intelligent, brusque de façons, comme tous les gens de ce pays, mais visiblement bon. «Dès que j'entrai, il me tendit la main comme à une vieille connaissance. «--Je suis très heureux de vous voir, me dit-il, très heureux. «Et tout de suite: «--Vous êtes un des fils de Cornevin? me demanda-t-il. «--Oui, répondis-je. «--Lequel? Jean ou Léon? «A cette question, je faillis tomber à la renverse. Quoi! cet homme connaissait mon prénom et celui de mon frère! «--Je suis Jean, monsieur, répondis-je. «Il souriait, ce diable d'homme. «--Alors, reprit-il, c'est vous qui êtes le peintre? «--Comment! vous savez cela! monsieur?... «--Certainement, me répondit-il, de même que je sais que votre frère aîné, Léon, ancien élève de l'École polytechnique, est ingénieur, de même que je sais que votre brave et digne mère a son établissement de modes et de confections rue de la Chaussée-d'Antin, de même que je sais que vos trois sœurs, qui sont de charmantes jeunes filles, s'appellent Clarisse, Eulalie et Louise. «Et bien vite, pour me prouver combien exactement il était informé de tout ce qui nous concernait, il se mit à me parler de la noble et courageuse veuve du général Delorge, de Raymond, de l'excellent M. Ducoudray, de Me Roberjot... «Moi, mes amis, pendant ce temps, je me tâtais pour m'assurer que j'étais bien et dûment éveillé. «--Vous vous demandez, reprit M. Pécheira, comment je vous connais tous si bien. Eh! mon Dieu! comment ne connaîtrait-on pas la famille de l'homme avec lequel on a vécu des années comme un frère, partageant tout, dangers, privations, espérances, succès, lorsque cet homme, comme votre père, ne vit que pour sa famille? «J'étais confondu. «--Monsieur, dis-je, lorsque notre père nous a été enlevé, ma mère était dans une profonde détresse; nous étions cinq enfants, dont l'aîné n'avait pas dix ans. «M. Pécheira m'interrompit. «--Je sais cela, me dit-il, et cette idée a failli rendre votre père fou pendant les deux années qu'il est resté sans nouvelles de vous, sans un mot de réponse aux lettres qu'il ne cessait d'adresser à votre mère... «--Hélas! jamais nous n'en avons reçu une seule... «--C'est bien ce que pensait Laurent; aussi, dès qu'il le put, prit-il le seul moyen qu'il y eût de savoir ce que vous étiez devenus. Il le sut. Il sut qu'une main providentielle s'était étendue vers vous, et que la veuve du général Delorge vous avait tous sauvés... Aussi, fallait-il l'entendre parler de Mme Delorge: «Tout ce que j'ai de sang dans les veines, m'a-t-il dit souvent, lui appartient.» Et depuis, jamais il ne vous a perdus de vue. Jour par jour, pour ainsi dire, il était informé de ce que vous faisiez. Nous étions séparés, à cette époque, mais il ne se passait guère de fois sans qu'il vînt me rendre visite. «Ma femme gagne de l'argent, me disait-il en se frottant les mains, son commerce prospère, le bon Dieu bénit son travail.» Une autre fois il me disait: «Je suis très content, mon fils Léon vient d'être reçu à l'École polytechnique.» Ou encore: «Décidément, mon fils Jean a du talent, il vient d'exposer un tableau qui obtient un très grand succès.» Vous étiez son unique préoccupation et, tout à l'heure, je vous montrerai vos portraits à tous, qu'il m'a donnés, et aussi le portrait de Mme Delorge et celui de son fils, et celui de M. Ducoudray. Et, enfin, dans mon salon, je vous ferai voir de votre peinture, monsieur Jean; car ce paysage qui avait tant de succès à l'exposition, c'est votre père qui l'a acheté...» Si grande qu'eût été la stupeur de Jean Cornevin, elle était de beaucoup dépassée par celle de Raymond. Lui aussi, il se demandait s'il était bien éveillé. Mais c'est en vain qu'à plusieurs reprises il avait essayé une observation. Sérieusement empoigné, M. de Boursonne ne se laissait pas interrompre, et il lisait, il lisait, avec la hâte d'un homme qui court à un dénoûment qu'il lui semble avoir entrevu: «Ce qui passait mon intelligence, disait la lettre de Jean Cornevin, c'était surtout ceci: «Mon père ayant fini par avoir de nos nouvelles, comment n'avions-nous pas eu des siennes! Comment, nous aimant de cette grande affection que dépeignait si bien M. Pécheira, n'avait-il pas cherché à nous revoir?... «Toutes ces questions, M. Pécheira dut les lire dans mes yeux. «--Nous avons à causer, me dit-il, et longuement... Malheureusement je suis pris pour plusieurs heures encore. Retournez donc à votre hôtel, et donnez-y des ordres pour qu'on apporte ici vos bagages. «Je voulais m'excuser: «--Oh! pas de cérémonies inutiles, me dit-il. A Melbourne, le fils de Laurent Cornevin ne peut pas demeurer ailleurs que chez moi. Ma maison est la vôtre, entendez-vous? Donc faites ce que je vous dis, et hâtez-vous; à onze heures j'aurai expédié toutes mes affaires et nous nous mettrons à table. «Il était neuf heures, à ce moment. «A dix heures, j'avais réglé mes comptes à mon hôtel, mon déménagement était terminé, et j'étais installé chez M. Pécheira, dans la plus confortable des chambres. «A l'heure dite, nous nous mettions à table, et après un déjeuner lestement expédié, les valets congédiés et les portes closes: «--Maintenant, me dit mon hôte, je vais vous raconter ce que je sais: «Mon père a dû vous expliquer comment le vôtre, après son étonnante évasion, nous est arrivé à Talcahuana, sous le nom de Boutin. «Son dénûment était extrême; c'est à peine s'il était vêtu, il mourait de faim, et c'est comme on demande une aumône qu'il demandait du travail. «En ayant trouvé chez nous, il y resta, et je puis vous affirmer que, de ma vie, je n'ai rencontré un pareil travailleur, si obstiné, si infatigable. «Retourner en France était alors son unique pensée et la préoccupation de tous ses instants. C'est pour pouvoir retourner en France qu'il travaillait avec cet acharnement, âpre au gain comme à la besogne, se privant de tout, même des choses les plus essentielles, plutôt que de diminuer, ne fût-ce que de quelques centimes, son petit pécule. «Mais on gagne peu, à Talcahuana; on y est à bien des milliers de lieues de la France, et les occasions y sont rares. «Jamais, disait ce pauvre Laurent, je n'amasserai assez pour payer mon passage. «Le désespoir le gagnait, et il songeait, il me l'a avoué depuis, à mettre fin à une existence qui lui devenait insupportable, lorsqu'il m'entendit parler de partir pour l'Australie, où, disaient les journaux de Valparaiso, rien qu'en grattant le sol, on trouvait des pépites d'or plus grosses que le poing. «Cette idée de partir pour l'Australie, il y avait longtemps que je la ruminais, mais le père Pécheira m'avait toujours empêché de la mettre à exécution. «Il se défiait considérablement des récits merveilleux qui circulaient, disant que la fortune est partout, et que c'est folie que de courir la chercher si loin. «Mais quand une fois je me suis mis quelque chose dans la tête, le diable ne l'en ferait pas sortir, le père Pécheira le savait bien. «Comprenant que, s'il s'obstinait à me refuser son consentement, je finirais par m'en passer: «--Pars donc, me dit-il, puisque tu ne peux plus vivre près de moi. «Cinq minutes après, Laurent Cornevin venait me trouver, et me conjurait de le prendre avec moi, à n'importe quelles conditions, et pour n'importe quelle besogne. Je ne me fis pas prier longtemps. «--Soit! dis-je à Laurent, je vous emmène... «C'est comme cela que le lundi suivant, après être allés entendre la messe à Notre-Dame des Mines, nous quittâmes Talcahuana. Nous partions dans d'assez tristes conditions. «Le père Pécheira, au dernier moment, regrettant l'autorisation qu'il m'avait accordée, m'avait plus que médiocrement garni le gousset. «Il espérait, il me l'a écrit depuis, que je dépenserais tout à Valparaiso, et que je lui reviendrais avant un mois tout penaud et prêt à reprendre mon métier de contrebandier. «Le fait est qu'à nous deux, Laurent et moi, nous ne possédions pas tout à fait trois cents piastres. «Aussi, une fois à Valparaiso, eûmes-nous un mal de tous les diables à trouver un navire qui consentît à nous prendre, et plus d'une fois nous crûmes que nous serions obligés de renoncer à notre expédition. «Mais quand on veut fortement une chose, on finit toujours par réussir. «Un capitaine anglais, dont la fièvre jaune avait décimé l'équipage, nous admit à son bord, Laurent comme matelot, moi en qualité de cuisinier. «Il s'en fallait que ce digne marin se rendît directement en Australie, et loyalement parlant il nous en prévint, mais enfin il s'y rendait. «C'était tout ce que nous demandions. «Et nous nous estimions ses obligés, malgré les services réels que nous lui avions rendus, lorsque, après six mois de navigation, il nous débarqua sur les quais inachevés de Melbourne. «Nous foulions donc cette terre d'Australie qui nous paraissait la Terre promise. «Je voulais m'enrichir. Plus fortement encore que moi, votre père le voulait. «--Eh bien! me disait-il, dès le premier soir, est-ce que nous allons perdre notre temps à Melbourne? Est-ce que nous ne partons pas pour les mines? «Nous partîmes le lendemain avant l'aube. «Je vous y conduirai un de ces jours, et d'avance, je me fais une fête de votre surprise, quand tout à coup, au sortir des forêts, vous apercevrez Ballarat, une ville née d'hier, comme au coup de sifflet d'un machiniste, et qui déjà compte trente mille habitants, et qui a, comme Melbourne, ou bien comme vos vieilles capitales de l'Europe, si mieux vous l'aimez, ses boulevards éclairés au gaz, ses magasins éblouissants, ses squares, sa Bourse, ses théâtres et ses gares de chemins de fer. «Et tout cela, dans un paysage inouï, bouleversé, torturé, convulsé par la main de l'homme, dans un paysage où les plaines ont été retournées, grattées, émiettées, lavées, dont les collines factices ont été tamisées grain de sable à grain de sable; tout cela au centre d'un mouvement vertigineux de machines gigantesques de roues, de pompes, de marteaux, au milieu d'un dédale de travaux fantastiques et de fouilles infernales. «Mais, lorsque nous arrivâmes aux mines, Laurent Cornevin et moi, elles n'avaient pas cet aspect. «Ce n'est pas par le chemin de fer qu'on s'y rendait, mais par une longue route poudreuse de cent cinquante kilomètres, jalonnée d'horribles auberges, où retentissaient incessamment les chants des ivrognes et les vociférations des joueurs. «Alors, la vallée de Ballarat n'était qu'un camp immense, où se trouvaient réunis tous les mineurs, qui se sont disséminés vers les innombrables centres de mines que les années ont fait découvrir. «Les pépites d'or se trouvaient à la surface du sol, mêlées à un gravier compact qu'on lavait dans de grandes écuelles, le long des ruisseaux tributaires du Loddon. «Des groupes d'hommes d'aspect farouche, couverts de boue et ruisselants de sueur, erraient dans la campagne, une pioche d'une main, un revolver de l'autre, à la recherche de trésors nouveaux. «Ni Laurent Cornevin, ni moi, n'étions certes des délicats. Nous étions rompus à toutes les fatigues et aux plus dures privations. Nous avions, l'un et l'autre, été forcés de vivre parmi ce qu'il y a de pis dans l'espèce humaine. «Eh bien! telle était l'existence des mines, que nous en fûmes épouvantés. «Mais la veille même, un pauvre mineur avait trouvé un lingot d'or pesant deux mille six cents onces et valant deux cent soixante mille francs. «--Il faut rester, nous dîmes-nous, et tâcher d'être aussi heureux que ce gaillard-là. «Il est vrai que, précisément à la même heure, cent mille mineurs au moins se disaient la même chose, et que cette terrible concurrence compliquait singulièrement la tâche... «Nos débuts ne furent pas heureux. «Tout autour de nous, on s'enrichissait, et nous, nous ne découvrions jamais que du gravier au fond de notre sébile. «Ce fut Laurent qui nous désensorcela. «Un soir, après la plus pénible et la plus infructueuse des journées, dans des sables déjà dix fois retournés et lavés, il trouva une pépite de cinq mille francs. «Il était ivre d'espérance. «--Seulement quatre trouvailles pareilles, répétait-il, et je pars... «C'est que ses idées n'avaient pas changé, et que retourner en France était toujours son vœu le plus cher. «Ce qu'il appelait s'enrichir, c'était amasser de quoi payer son voyage, et avoir, en arrivant à Paris, une douzaine de milles francs en poche. «--Avec cela, me disait-il, j'aurai de quoi faire ce que je veux. «Il me parlait, du reste, moins souvent de sa famille qu'autrefois. «Désespéré de ne pas recevoir de réponse aux lettres qu'il ne cessait d'écrire, il pensait que c'en était fait des siens. «--Ma pauvre femme, disait-il, si courageuse et si bonne, doit être morte à la peine, et mes pauvres petits doivent vagabonder dans Paris, en attendant que la police les mette en prison. «Et il ajoutait d'un air terrible: «--Mais cela se payera avec le reste... Il ne me faut maintenant que de l'argent. Travaillons... «Et nous nous remettions à l'œuvre. «Nos recherches réussissaient désormais, et trois mois plus tard, nous avions près de vingt mille francs dans la bourse commune, quand un grand malheur nous arriva. «Notre trésor, qu'il fallait toujours garder sur soi, nous embarrassant, il fut convenu que Laurent irait le mettre en sûreté à Melbourne. «Il partit. Mais il fut attaqué en route, blessé, dépouillé et laissé sur le chemin nu et à demi mort. «Nous étions ruinés. Tout était à recommencer. «Une autre fois, c'est moi qui, m'étant laissé entraîner à une partie de cartes, perdis en une soirée le fruit de notre travail de six semaines. «Malgré tout, au bout d'un an, nous possédions quarante-trois mille francs. «Nous partageâmes, et, sur-le-champ, Laurent se mit en quête d'un navire en partance. «Il s'en trouvait un dans le port de Melbourne, le _Moravian_. «Laurent y prit passage. «Et comme j'étais allé le conduire à bord, après m'avoir embrassé une dernière fois: «--Lis les journaux de France, me dit-il; avant longtemps il y sera question de Laurent Cornevin.» Ainsi, peu à peu, grâce à des renseignements recueillis à des milliers de lieues, à la Guyane, au Chili, en Australie, se trouvait reconstituée l'existence de Laurent Cornevin pendant les quatre années qui avaient suivi sa disparition. --C'est providentiel! murmurait Raymond. M. de Boursonne ne répondit pas. Ayant repris haleine, il poursuivait la lecture du récit de M. Pécheira, si vivement traduit par Jean. «Quels étaient les projets de Laurent Cornevin? «Il ne me les avait pas confiés, mais il m'en avait assez dit, en diverses occasions, pour qu'il me fût aisé de les deviner. «Je savais qu'il avait été témoin d'un grand crime, et que les auteurs de ce crime, des gens puissants, redoutant son témoignage, l'avaient fait enlever et déporter à la Guyane. Vingt fois je lui ai entendu dire qu'il se vengerait. «Et connaissant sa puissante énergie, je me disais qu'il avait dû méditer froidement quelque châtiment, terrible comme le crime, et qu'il fallait s'attendre à quelqu'une de ces vengeances éclatantes, qui, de temps à autre, épouvantent les scélérats, trop souvent impunis. [Illustration: Elle revenait d'une promenade à cheval.] «C'est donc avec un extrême empressement que je me procurai les journaux français, qui, selon mes calculs, correspondaient avec l'arrivée de Laurent Cornevin à Paris. Je n'y trouvai rien. «J'en fus surpris d'abord, puis inquiet. «Je savais que le _Moravian_ avait fait une traversée des plus rapides et des plus heureuses, que pas un de ses passagers n'était mort en route, et que par conséquent Laurent devait être en France. «Lui était-il donc arrivé malheur? «Sachant que les gens auxquels il allait s'attaquer étaient riches, puissants, mêlés aux intrigues du gouvernement, je me disais: «--Mon Laurent aura commis quelque grosse imprudence, il se sera fait reprendre, et peut-être à cette heure est-il de nouveau en route pour l'île du Diable, avec de telles recommandations que certainement il ne s'en échappera pas. «Je ne puis dire que je l'oubliais, on n'oublie jamais les compagnons de misère, mais, les mois succédant aux mois, je pensais moins souvent à lui. «Et il y avait près d'un an qu'il était parti, quand tout à coup, un matin, je le vis entrer chez moi. Quel étonnement! «--Comment! m'écriai-je, toi, Laurent, ici? «--Moi-même! me répondit-il. «--Tu n'es donc pas allé en France? «--J'y suis resté quatre mois. «--Et ta femme et tes enfants?... «--Le bon Dieu a eu pitié d'eux. «--Ah!... «--Ils sont heureux et bien portants, et ils prospèrent... «--Tu les ramènes ici avec toi, sans doute... «--Moi!... je ne leur ai même pas parlé, je ne les ai même pas embrassés... «Sachant de quel grand amour Laurent Cornevin aimait sa famille, sa femme, dont le seul souvenir le faisait pâlir, ses enfants, dont il ne parlait que les larmes aux yeux, je crus qu'il plaisantait. «--Ce que tu dis est impossible! m'écriai-je. «--C'est cependant ainsi, me répondit-il. Tous les miens me croient mort. Ma femme porte toujours des vêtements de veuve. «Je vis bien qu'il ne plaisantait pas, et alors, je fus saisi de cette crainte affreuse que la douleur n'eût troublé sa raison. «--Si tu as vraiment fait cela, repris-je, tu es certainement fou. «--Je ne suis pas fou, répondit Laurent, et cependant j'ai bien fait cela. Oui, j'ai résisté à la tentation presque irrésistible de me montrer aux miens, de leur crier: Je vis, me voici!... J'ai eu le courage de me priver de cette félicité inouïe de presser contre mon cœur ma femme et mes enfants. «J'étais pétrifié de stupeur. «--Mais pourquoi? dis-je, pourquoi?... «--Il le fallait, ami Pécheira, et quand je t'aurai exposé mes raisons, tu me comprendras. Car, à toi, je dirai tout, sûr que ton amitié gardera mon secret. «C'était la première fois que Laurent Cornevin s'ouvrait ainsi à moi: l'événement me semblait le plus extraordinaire dont j'eusse ouï parler: aussi mon attention était-elle extrême, et puis-je, aujourd'hui, après des années, répéter textuellement les paroles de Laurent. «--Une nuit, me dit-il, j'ai été témoin d'un lâche assassinat, et l'homme assassiné, avant de rendre le dernier soupir, a eu le temps d'écrire au crayon et de me confier un billet qui doit être la preuve du crime. «Cette preuve, j'ai essayé de l'utiliser; ma conscience me le commandait. «Et c'est pour cela que les assassins, après avoir essayé de me faire fusiller, m'ont fait enlever et interner à l'île du Diable, sous un nom qui n'était pas le mien. «Ils étaient puissants, je n'étais qu'un pauvre palefrenier. Nul ne devait s'inquiéter de ma disparition ou de ma mort. «Ce nouveau crime condamnait à la misère, peut-être à l'infamie, peut-être à la mort, une pauvre femme et cinq enfants. «Mais qu'importait aux misérables, pourvu que la preuve du meurtre fût anéantie! «Lorsque je partis d'ici, j'étais persuadé que ma femme et mes enfants avaient péri. Et je n'avais plus qu'une idée, qu'un désir, qu'un but: me venger, n'importe comment et n'importe à quel prix. «Je possédais toujours le billet du mourant qui dénonce le crime, mais je suis si bas et les assassins sont si haut, que je ne comptais guère sur cette preuve. «Je me disais que d'essayer d'en faire usage, c'était peut-être risquer une arrestation nouvelle et une plus dure déportation. «Je songeais que j'aurais beau crier que je suis Laurent Cornevin, la police prouverait que je suis Boutin, évadé de l'île du Diable. «Et pour dire la vérité, je comptais bien plus, pour assouvir ma vengeance, sur mon revolver, que sur le billet du général Delorge. «Mais enfin, toutes ces réflexions eurent du moins cet avantage, de me rendre excessivement défiant et prudent. «J'avais des moyens de me dissimuler, je les employai. «On n'est pas resté comme moi plus d'un an au milieu de condamnés politiques, sans avoir reçu beaucoup de leurs confidences, sans être initié aux ressorts de leurs associations secrètes, sans connaître leurs points de réunion, les chefs et les signes mystérieux de reconnaissance. «Arrivé à Paris à dix heures du soir, j'avais, à onze heures, retrouvé un ancien compagnon de la Guyane, lequel m'offrait l'hospitalité dans sa maison, et mettait à mon service ses amis et ses moyens d'action. «Dès l'aube du lendemain, le cœur serré d'une inexprimable angoisse, je me mettais en quête de ma femme et de mes enfants. «Tâche douloureuse, ami Pécheira, ingrate et difficile, que de rechercher de pauvres gens au milieu de ce Paris. «Si, du moins, il m'eût été permis d'agir ouvertement! Mais non. J'en étais réduit à me cacher, à dissimuler mes investigations. «Mes ennemis étaient plus puissants que jamais, et je sentais que, si mon existence venait à être révélée, c'en serait fait de moi. «Heureusement, j'étais méconnaissable. «Le temps, les privations, la misère et les chagrins avaient fait leur œuvre. Jeune homme, j'avais quitté Paris, j'y revenais vieillard. Et n'en eût-il pas été ainsi, qu'il eût suffi pour me déguiser complètement des vêtements nouveaux que j'avais adoptés, et de ma barbe que j'avais laissée pousser entière pendant la traversée. «C'est à la maison que j'habitais lors de mon arrestation que je me rendis tout d'abord. «Le concierge en avait été changé. «Celui que je trouvai, non seulement ne connaissait pas ma femme, mais n'avait même jamais entendu prononcer le nom de Cornevin. «De tous les locataires qui, de mon temps, habitaient la maison, pas un seul n'était resté. «C'était fini. «Dès le premier pas, le fil qui eût pu me guider se rompait entre mes mains. Et je restais au milieu de Paris, sans un indice, sans rien... «J'aurais pu certainement m'adresser aux parents de ma femme, mais je ne les ai jamais aimés; je les croyais capables de trahir un proscrit pour quelques sous, et je savais qu'une de mes belles-sœurs était la maîtresse d'un des assassins du général Delorge. «Recourir à la police eût été me dénoncer moi-même, me jeter bénévolement dans la gueule du loup. «J'étais donc désespéré. «Et pendant une semaine, j'errai à l'aventure à travers les rues, recherchant de préférence les quartiers pauvres, soutenu par cette espérance insensée que peut-être, tout à coup, j'allais me trouver en face de ma femme. «Parfois, dans la foule, j'apercevais une femme qui me semblait avoir sa tournure; je croyais la reconnaître, je me disais: C'est elle!... je m'élançais comme un fou. Je me trompais toujours. «D'autres fois le désespoir me prenait, et je pensais: A quoi bon chercher sur terre ceux qui dorment dessous. «Jamais je n'avais tant souffert! «Jamais, avec tant de rage, je n'ai renouvelé le serment de me venger des misérables qui m'infligeaient de si cruelles tortures. «C'est qu'ils étaient heureux, eux; c'est qu'ils étaient riches, honorés, redoutés, triomphants. Ils habitaient des palais, ils avaient des laquais, des voitures, des chevaux... «Le plus terrible, c'est que je ne voyais pas de vengeance à ma portée. «Certes, il m'était facile de guetter un des misérables, de l'approcher, et de lui loger une balle dans la tête. «Mais qu'était ce châtiment comparé au crime! Qu'était-ce que cette mort soudaine et sans angoisses, comparée à mes années d'agonie!... «J'avais bien toujours la lettre du général Delorge, mais au moment d'en faire usage, je ne savais à qui m'adresser. J'étais plein de défiances. Je tremblais, si je la confiais à quelqu'un, que ce quelqu'un ne l'anéantît... Voilà pourtant où j'en étais, lorsque un dimanche, sur les midi, étant entré dans un café pour déjeuner, je m'assis à une table sur laquelle on avait laissé un énorme volume. On tardait à me servir, je le feuilletai. C'était un _Annuaire de Paris_. Machinalement, j'y cherchai mon nom, et j'eus comme un éblouissement, en lisant: «Mme JULIE CORNEVIN,--_modes et confections_,--rue de la Chaussée-d'Antin.» Julie!... C'était le prénom de ma femme!... «D'un autre côté, comment admettre que la malheureuse que j'avais laissée sans ressources eût pu s'établir dans le plus riche quartier de Paris? «N'importe! Je sortis comme un fou et, sautant dans un fiacre, je me fis conduire à l'adresse indiquée. «La course était longue, heureusement; j'eus le temps de me remettre en route, et c'est fort prudemment que j'interrogeai la concierge. «Ses réponses ne me laissèrent aucun doute. «C'était bien ma femme, ma chère, ma bien-aimée femme qui était la propriétaire de ce riche établissement de la rue de la Chaussée-d'Antin. «En trois bonds je franchis l'escalier. Je sonnai à la porte. «Une petite bonne vint m'ouvrir, qui me dit: «--C'est bien ici que demeure Mme Cornevin, mais madame est sortie avec ses demoiselles. «Puis, comme j'insistais pour parler sur-le-champ à Mme Cornevin, protestant que c'était pour une affaire urgente et de la plus haute gravité: «--Eh bien! me dit la bonne, allez la demander rue Blanche, chez son amie, Mme Delorge, c'est là qu'elle passe la journée et qu'elle dîne tous les dimanches. «Et, un peu effrayée sans doute de mon air égaré et de la véhémence de mes questions, elle me ferma la porte au nez. «Mais je n'étais plus le même homme. «Toutes mes prévisions, tous mes calculs se trouvaient renversés par ces quelques mots de la bonne qui m'avait ouvert: Mme Cornevin est chez son amie Mme Delorge. «Ma femme, la femme du pauvre palefrenier Cornevin, amie de la veuve du général Delorge!... Était-ce possible? Était-ce vraisemblable?... «Julie, je ne l'ignorais pas, m'était supérieure par l'intelligence, c'était elle qui était la tête de notre ménage, mais elle était, de même que moi, sans éducation, sans instruction; comment donc une dame distinguée pouvait-elle l'admettre dans son intimité à ce point de passer avec elle des journées entières?... «Puis où ma femme avait-elle pris assez d'argent pour s'établir dans un quartier où les moindres appartements coûtaient trois ou quatre mille francs par an? «Ces réflexions, et bien d'autres encore, me décidèrent à me renseigner avant de me montrer. «Ami Pécheira, j'avais été un ingrat de douter de la justice et de la bonté de Dieu. Pour sauver ma femme et mes enfants, il fallait un miracle, n'est-ce pas? Eh bien! le miracle avait eu lieu. «Le jour où je manquais à ma famille, elle trouvait pour me remplacer la plus noble, la meilleure, la plus généreuse des femmes, la veuve du général Delorge assassiné sous mes yeux. «Mme Delorge avait recueilli ma femme, l'avait consolée, encouragée, lui avait donné de quoi vivre d'abord, et lui avait fourni ensuite les moyens de s'établir. «Elle avait pris à sa charge mon fils aîné Léon, et le faisait élever avec son fils et exactement comme son fils. «Et elle avait découvert pour se charger de l'éducation de mon second fils, Jean, un brave et digne bourgeois, M. Ducoudray. «De telle sorte que, si la destinée avait épuisé sur moi ses rigueurs, elle avait en quelque sorte comblé les miens, et que de mes misères résultaient pour ma famille des avantages que jamais je n'aurais pu lui donner. «Ce n'est pas en un jour, ami Pécheira, que je me procurai ces détails. «M'étant fait une loi de ne pas donner signe de vie, je ne pouvais procéder qu'avec la plus extrême circonspection, domptant les ardeurs de ma curiosité, mettant la plus prudente réserve à interroger les gens, les domestiques, les portiers, les fournisseurs... «Assurément je souffrais de cette situation étrange, et pourtant elle était parfois la source d'intimes et profondes jouissances. «Tout le monde me croyait mort, j'étais comme un homme à qui il eût été donné de sortir du tombeau pour venir observer les siens et se rendre compte de leurs sentiments. «Je saisissais avidement toutes les occasions de me trouver sur le passage de ma femme et de mes enfants, et j'éprouvais à les contempler les plus étonnantes sensations. «Ah! elles étaient douces, les larmes que j'ai versées, lorsque je vis qu'après quatre ans ma femme, ma Julie bien-aimée, portait encore des vêtements de veuve. Je me disais: «--Quelle stupeur immense serait la sienne si quelqu'un lui apprenait que cet homme qui vient de la coudoyer, c'est moi, son mari, Laurent Cornevin. «Mais qu'ils étaient changés tous! «Guidée, conseillée, instruite par Mme Delorge, ma femme avait su se hausser au niveau de sa position nouvelle et était devenue une vraie dame. «Lorsque je la voyais marcher, calme et digne, si imposante avec ses toilettes d'une richesse sévère, c'est à peine si je pouvais me persuader que c'était bien là ma pauvre ménagère, celle que tant de fois jadis j'avais vue revenir du lavoir, les manches retroussées jusqu'au coude, portant bravement son linge mouillé sur l'épaule. «Mes filles, avec leur petite mine éveillée et modeste tout à la fois, et leurs robes gentilles et leurs frais chapeaux, avaient l'air de véritables demoiselles. «Cependant, mes deux fils, Léon et Jean, m'étonnaient plus encore. «Je ne pouvais me lasser de les suivre de loin, et de les admirer, quand ils revenaient du collège, leurs livres sous le bras, gais, bien portants, bien vêtus, conduits par un vieux domestique, ni plus ni moins que les fils d'un gros bourgeois. «J'étais allé aux informations, et j'avais appris que Jean était un démon, et qu'il faisait endiabler tous ses professeurs. «Léon, au contraire, était un travailleur obstiné, toujours le premier de sa classe, toujours remportant tous les prix dans les concours. «Même tout ce changement me bouleversait extraordinairement. «J'étais resté le même, moi. «J'avais beau avoir une quinzaine de mille francs dans ma ceinture, je n'en étais pas moins le même palefrenier qu'autrefois, honnête homme, certes, et fier de son honnêteté, mais sans éducation ni instruction, brutal en ses façons et grossier en ses propos. «Et je me demandais si, la première joie de me revoir passée, ma pauvre femme ne souffrirait pas de me retrouver tel, si mes enfants ne seraient pas honteux de l'infériorité de leur père, et si moi-même, enfin, je ne serais pas humilié et irrité de leur supériorité à tous. «Ces réflexions, injustes peut-être, mais humaines, ne contribuèrent pas peu à modérer l'ardent désir que j'avais de reprendre ma place au milieu de ma famille. «Puis, d'autres considérations encore me retenaient: «Grâce à un de ces amis politiques que m'avait donnés mon séjour à l'île du Diable, et qui servait, pour la trahir, la police impériale, j'avais été informé des circonstances qui avaient suivi la mort du général Delorge et ma disparition. «Je savais que Mme Delorge, altérée de vengeance ou plutôt de justice, avait remué ciel et terre pour atteindre les assassins de son mari. «Je savais qu'on avait fait tout au monde pour retrouver mes traces. «Et tous ses efforts avaient échoué, encore bien qu'elle eût pour appui et pour conseil un avocat renommé, un député de l'opposition, Me Roberjot. «Une enquête avait bien été commencée, mais elle avait abouti à une ordonnance de non-lieu, qui renvoyait les meurtriers, lavés de l'accusation et blancs comme neige. «Mais j'avais appris aussi, et de source certaine, que Mme Delorge ne renonçait pas à l'espoir de venger son mari. «Voyant ses ennemis hors de sa portée, et pour le moment assurés de l'impunité, elle attendait, toujours sur le qui-vive et armée pour la lutte, l'occasion ou les événements politiques qui devaient les lui livrer. «Et tout cela était si parfaitement connu de la police impériale que la maison de Mme Delorge était surveillée, qu'on épiait ses démarches et sa correspondance et qu'on tenait une liste de toutes les personnes qu'elle recevait. «En de telles circonstances, quelle conduite tenir? «Évidemment, ce n'était pas en ce moment, où nos ennemis étaient à l'apogée de leur puissance, que je devais songer à me servir contre eux de l'arme que je possédais. «Devais-je donc, sans parler de la lettre, me montrer simplement? Et après? «Vivrais-je ouvertement aux crochets de ma femme? Cette idée me faisait horreur. L'homme doit être le maître dans la maison, et pour qu'il ait le droit d'y être le maître, il doit gagner la vie de la famille. «Me placerais-je donc? Quels ne seraient pas alors le chagrin et l'humiliation de ma femme!... «A la fin, ces sombres réflexions m'inspirèrent une résolution héroïque. «Je me dis que puisque Mme Delorge avait su attendre, j'attendrais aussi l'heure propice. Je devais bien cela à celle qui nous avait tous sauvés. «Je me jurai que j'attendrais, et que j'emploierais les années d'attente à gagner une grosse fortune, et à me faire une éducation. «En effet, je maîtrisai les élans de mon cœur qui me poussaient vers ma femme et vers mes enfants. Je m'assurai les moyens d'avoir jour par jour de leurs nouvelles, et je quittai Paris comme j'y étais venu, furtivement. «Et maintenant, ami Pécheira, me voici, te demandant conseil et assistance. «Il faut qu'avant six ans je sois riche et digne de ma femme.» VIII M. de Boursonne s'arrêta. Un voile se déchirait, en quelque sorte, découvrant le passé de Laurent Cornevin et laissant entrevoir l'avenir. --Maintenant je comprends, murmurait Raymond confondu. Et, en effet, ce qu'il y avait d'inexplicable dans la conduite de Laurent s'expliquait. Le parti qu'il avait pris n'était peut-être ni le meilleur ni le plus sage, ni celui qui devait le conduire plus sûrement à la revanche qu'il rêvait, mais on concevait qu'il l'eût adopté. On s'expliquait ses précautions, ses défiances, ses craintes, la conscience de son impuissance momentanée, son ardent désir de servir Mme Delorge, et, par-dessus tout, la fierté de l'époux, du père, qui, apercevant tout à coup sa famille bien au-dessus de lui, se résignait à rester caché jusqu'à ce qu'il se fût élevé jusqu'à elle... [Illustration: Dans un coin, un homme assis lisait un journal. C'était le duc de Maumussy.] Cependant, après une pause de quelques minutes: --Voyons la suite, fit le vieil ingénieur. Et il reprit la volumineuse relation de Jean Cornevin. * * * * * «D'après vos émotions, mes chers amis, continuait le digne garçon, vous pouvez vous faire une idée des sensations dont j'étais remué en écoutant le récit de M. Pécheira. «Pauvre père!... Déjà, depuis longtemps, je savais son inflexible honnêteté, et que dans son humble situation il avait un grand cœur et les plus nobles sentiments. «Mais voici que tout à coup il m'apparaissait sous un jour nouveau et avec des proportions héroïques. «Je ne pus m'empêcher de l'exprimer à M. Pécheira. «--Oh! attendez, interrompit-il avec un bon et amical sourire, attendez... «Et d'un flegme imperturbable il poursuivit: «--Je fus d'abord saisi de la déclaration de votre père. «Qu'il comptât s'enricher très vite, cela ne m'étonnait nullement. Jeune ou vieux, intelligent ou stupide, un homme peut toujours s'enrichir. Il ne faut pour cela souvent qu'un heureux hasard. «Mais qu'il eût la prétention de se faire une éducation, de se métamorphoser, de devenir, selon son expression, un parfait gentleman, cela me paraissait fort. «Ce n'est pas par un simple effort de volonté qu'on change de peau à quarante ans. Et, pour dire la vérité, votre père avait fort à faire, étant, certes, le plus probe des hommes, le meilleur, le plus dévoué, mais commun en diable, passablement brutal et sans la plus élémentaire instruction. «J'étais assez son ami pour ne lui point cacher mon opinion. «--Cela sera, pourtant, me dit-il froidement, il le faut, je le veux. «Il n'y avait pas à discuter. Je ne songeai plus qu'à le seconder. «Le plus pressé était de lui trouver un instrument de fortune, les moyens de faire valoir avantageusement les dix mille francs qui lui restaient encore. «Il ne fallait plus songer à reprendre l'existence qui nous avait donné nos quarante premiers mille francs. «Tout va vite, dans les pays nouveaux. «Déjà l'Australie entrait dans une nouvelle phase de son histoire. «Ce qui était extravagance pure, encore, et fureur, lors du départ de Laurent, rentrait peu à peu dans l'ordre, et prenait un cours régulier. «Le temps était fini de la fièvre chaude de l'or, des émotions délirantes et des coups de pioche merveilleux. «Passés et repassés au tamis, grattés, fouillés, lavés, les sables de la surface avaient donné toutes leurs richesses. «C'était aux entrailles même de la terre, à des centaines de pieds de profondeur qu'il fallait aller arracher l'or. «La civilisation s'était emparée des mines. «Des compagnies s'étaient formées, des associations établies, qui, disposant de capitaux importants, de machines, d'outils, avaient stérilisé les efforts individuels. «Chercher de l'or était devenu un métier comme un autre, plus pénible et moins lucratif qu'un autre, même; car tandis qu'à Melbourne un charpentier ou un forgeron gagnait couramment ses vingt ou vingt-cinq francs par jour, un mineur n'était plus payé que onze francs trente centimes pour un travail de huit heures. «C'était à la Bourse que s'était réfugié le jeu avec ses émotions, ses fièvres, ses faveurs soudaines et ses retours inattendus. «C'est à la Bourse que du jour au lendemain on pouvait s'enrichir ou se ruiner, à acheter et à vendre des actions des deux cents compagnies qui exploitaient les mines et qui, selon que la compagnie avait creusé des puits inutiles ou rencontré un bon filon, haussaient ou baissaient de mille à deux mille dollars en cinq minutes. «C'est même à ces spéculations que j'avais en moins d'un mois quintuplé le capital qui m'était échu lors de mon partage avec Laurent. «Ensuite de quoi, effrayé de ma chance, et craignant de reperdre en un jour ce que j'avais gagné en trente, je m'étais mis à acheter de l'or pour l'exportation. «Voilà ce que j'expliquai à Laurent, et grande fut sa déception. --Serait-ce donc en vain que je suis revenu! me dit-il. «Mais à côté de ses mines, l'Australie possède une autre source de richesses, aussi féconde et intarissable, celle-là: ses prairies immenses, sans bornes, sans fin... «Déjà les plus intelligents parmi les émigrants avaient abandonné la recherche de l'or pour l'élevage des bestiaux, pressentant peut-être qu'en moins de dix années l'exportation des laines et des cuirs de l'Australie dépasserait deux cents millions de francs par an. «--Voilà ton lot, dis-je à Laurent Cornevin. Il me crut. «Joignant aux dix mille francs qu'il possédait vingt mille francs que je lui prêtai, il obtint du gouvernement la concession d'un «run», c'est-à-dire d'une immense étendue de prairies, sur les bords du Murray, il acheta des moutons et se mit à l'œuvre. «Œuvre difficile, assurément, et qui exige de celui qui l'entreprend une santé de fer, une invincible énergie, une patience sans bornes, et de rares qualités de prévoyance et d'observation. «Laurent avait tout cela, et de plus une solide expérience des animaux, qu'il devait à son premier métier. «Son «run» prospéra. Des spéculations qu'il fit, pour fournir de viande sur pied les grands centres de mines, réussirent à souhait. «Bref, dès la fin de la première année, il m'avait rendu mes vingt mille francs, et, quatre ans plus tard, il possédait, à ma connaissance, un demi-million. «Il était donc évident qu'il réaliserait la première partie de son programme, qui était: faire fortune. «Pour réaliser la seconde, pour acquérir l'instruction qui lui manquait, et devenir un gentleman, voilà ce qu'il avait imaginé. «Parmi tous les déclassés, attirés en Australie par la découverte de l'or, il s'était mis à chercher un homme appartenant à une grande famille, et instruit. «Et l'ayant trouvé, il en avait fait son inséparable compagnon. «C'était un Français d'une quarantaine d'années, que l'inconduite de sa femme avait chassé de son pays, et qui mourait littéralement de misère et de faim quand Laurent le rencontra, et lui offrit, outre la table et le logement, cinquante dollars par mois. «Jamais ils ne se quittaient, et plus d'une fois j'ai ri devoir Laurent escorté de cet inévitable précepteur, qui toujours et en toute occasion professait, disant: On ne fait pas ceci, on ne dit pas cela... on fait ceci, on dit cela... Prenez garde! vous venez encore de jurer. «C'était singulier, en effet, presque ridicule. «Mais insensiblement Laurent se pénétrait des façons, des habitudes, du savoir de l'autre. Son ignorance se dissipait, sa cervelle se meublait, ses mœurs s'adoucissaient. Il apprenait à se tenir, à raisonner, à s'exprimer. «Séparé de Laurent qui vivait sur son «run», à plus de cent lieues dans l'intérieur, pendant que mes affaires me retenaient à Melbourne, j'étais bien plus frappé de sa transformation que si nous eussions demeuré porte à porte. «A chacune de ses visites, je constatais un progrès positif. «Deux ou trois jours après qu'on avait signalé la malle d'Europe, régulièrement, je le voyais arriver suivi de Mentor, ainsi que nous avions surnommé le précepteur. «Il courait à la poste et ne tardait pas à me revenir chargé des journaux de France, et des lettres et des paquets qui lui étaient adressés. «Je ne sais qui il avait chargé, à Paris, d'avoir l'œil et l'oreille pour lui, mais je dois constater qu'il était admirablement renseigné. «Pas une des actions ne lui échappait, de Mme Delorge, de Me Roberjot, de sa femme ni de ses enfants. «Et non seulement il recevait des nouvelles, mais on lui envoyait jusqu'à des photographies de ceux qu'il aimait. «Le temps passait cependant, et à mon estime pour Laurent succédait, à mon insu, une admiration réelle, encore bien que nous ne soyons guère disposés à admirer, nous à qui la vieille Europe envoie chaque année ce qu'elle a de meilleur et ce qu'elle a de pire. «Je me demandais jusqu'où il n'arriverait pas, lorsqu'un matin il entra brusquement chez moi, plus pâle que la mort et la face convulsée. «Épouvanté: «--Que t'arrive-t-il? m'écriai-je. «Un horrible malheur! «Je crus à une de ces catastrophes qui frappent parfois les propriétaires de «run», à une peste, à une inondation, que sais-je!... «--Tu es ruiné! dis-je... «--Si ce n'était que cela!... fit-il d'une voix rauque. «Étalant une lettre sur la table, d'un mouvement si furieux que la table en craqua. «--J'ai des nouvelles de France, me dit-il, mon fils Jean vient d'être arrêté. «--Arrêté, ton fils!... «--Oui. Ils l'ont jeté en prison, puis conduit à Brest, puis embarqué pour la Guyane, pour Cayenne... «--Ils?... Qui? «--Qui? Les misérables qui, après avoir lâchement assassiné le général Delorge, pensent s'être débarrassés de moi, le témoin de leur crime!... «Si jamais je voyais à un ennemi à moi des regards pareils à ceux de Laurent, je ne me croirais plus en sûreté de ma vie. «--Mais, par le saint nom de Dieu! clama-t-il, me voici debout, et les misérables vont apprendre ce qu'il en coûte de s'attaquer à mes fils!... «J'essayais de le calmer, de le raisonner. «--Que vas-tu faire? lui demandai-je. «--Partir. «--Je ne vois pas de navire en partance. «Laurent sourit de pitié. «--Il y a dans le port, me dit-il, un grand vapeur anglais, le _Duncan_... «--Oui, mais il ne reprendra pas la mer avant quinze jours. --Tu te trompes, ami Pécheira; il achève en ce moment de prendre son charbon, et à six heures il sera sous pression; à minuit, il sera en mer... «Je le regardais stupéfié. «--Tu as affrété ce steamer? dis-je. «--Oui, et si le capitaine eût refusé de le louer, je l'achetais. Et si celui-là n'eût pas été à vendre, je m'en serais procuré un autre; il n'en manque pas en rade. «--Il va t'en coûter une somme énorme. «Dédaigneusement, il haussait les épaules. «--Qu'importe! répondit-il. Je sais ce qu'on souffre à l'île du Diable, je ne veux pas que Jean meure... Ne suis-je pas riche? «Il était très riche, en effet, trois ou quatre fois plus que moi, je le savais. «Au commencement de cette dernière année, il avait reçu en payement un tiers au moins des actions du puits de la Misère, qui ne rapportait rien alors, qu'on avait presque abandonné, et qui tout à coup s'est mis à donner un produit net de deux cent mille francs par jour. «--Et ton «run», lui dis-je, tu l'abandonnes donc! Tu sacrifies donc ton immense matériel, les troupeaux, plus d'un million... «Je l'impatientais. «--Eh! qu'est-ce tout cela me fait? s'écria-t-il. «Puis, me montrant le précepteur qui l'avait accompagné comme toujours: «--Monsieur que voici connaît mon exploitation, il la surveillera, et, pour l'indemniser, je lui abandonne la moitié du revenu, qui dépassera, cette année, cinquante mille dollars. Vite du papier, des plumes, nous allons rédiger un contrat... «Sa colère m'épouvantait. «--A tout le moins, lui dis-je, confie-moi tes projets. «--Je n'en ai pas, me répondit-il. Je réfléchirai en route. Je prendrai conseil des circonstances. «Rien ne put le retenir. «Le moment de nous séparer venu, il me remit un pli cacheté. «--Il faut tout prévoir, me dit-il. Si tu étais un an sans recevoir de mes nouvelles, ouvre ce pli, tu y trouveras mon testament et mes dernières instructions. «Un canot l'attendait le long du quai. Il y descendit. Je lui criai: Bonne chance! et quelques instants plus tard, son steamer se mettait en mouvement. «C'était un samedi soir, neuf heures sonnaient...» * * * * * Raymond se frappait le front. --Voilà donc, disait-il, l'explication de l'intervention mystérieuse qui a arraché Jean aux souffrances de l'île du Diable!... --C'est précisément la réflexion que fait le digne garçon, dit M. de Boursonne. Et mécontent d'être interrompu: --Laissez-moi donc continuer, ajouta-t-il. * * * * * «Et moi, écrivait Jean, moi naïf, qui attribuais à mon seul mérite l'accueil si bienveillant de ce digne négociant de Cayenne, qui m'ouvrait sa maison et sa bourse. «C'est à mon père que j'avais dû ces protecteurs empressés, ces amateurs qui achetaient si cher mes moindres croquis. Sous la main de ces braves gens qui serraient et secouaient si amicalement la mienne, était la main de mon père. «Mais comment ne s'était-il pas révélé à moi? «Comment avait-il eu cet étonnant courage, me voyant si malheureux et si abandonné, désespéré en dépit des vaillantises des lettres que je vous écrivais, comment avait-il eu cette terrible puissance sur soi de ne me pas ouvrir les bras, de ne pas me crier: Je suis ton père, je t'aime et je viens à ton aide! «--Expliquez-moi cela, disais-je à M. Pécheira. «Baste!... Rien n'était capable d'émouvoir le flegme de ce diable d'Espagnol cousu dans l'enveloppe glacée d'un Américain. «--Vos questions me troublent beaucoup, me dit-il gravement, laissez-moi suivre l'ordre chronologique des faits... «Voilà donc Laurent parti et votre serviteur très inquiet. «Je le voyais dans une de ces crises de rage froide, où l'homme, dépossédé de son libre arbitre, ne raisonne plus. «Puis, ce maudit testament qu'il m'avait confié me tourmentait. «Je tremblais qu'en dépit de ses dénégations, il ne roulât dans sa tête quelque projet de vengeance insensée. «Il ne fallait rien moins qu'une lettre pour me tranquilliser. «Elle m'arriva cinq mois après le départ de Laurent. «Il m'écrivait que ses ennemis, bien que déjà déchus, étaient encore tellement puissants, que les attaquer ouvertement serait, à coup sûr, renouveler le combat du pot de terre et du pot de fer. Ne voulant pas être brisé, il se résignait à attendre. Il différait sa vengeance pour la rendre plus certaine et plus terrible, ne demandant rien à Dieu que de lui conserver ses ennemis vivants. «Il allait donc, pour le moment, se borner à vous secourir, mon cher monsieur Jean, disait-il, et assez secrètement pour ne vous point laisser soupçonner, si vaguement que ce pût être, son existence. «Il ajoutait que déjà depuis longtemps il aurait quitté la France lorsque je recevrais ces nouvelles, et que je ne tarderais pas à le revoir... «Quelques semaines plus tard, en effet, dans une seconde lettre, datée de Cayenne, il me disait seulement: «--Fin courant, je serai à Melbourne... «Et il arriva, ma foi! exact comme une lettre de change, et j'eus un bon moment de joyeuse émotion en lui donnant une rude poignée de main. «Nous n'étions pas ensemble depuis un quart d'heure que déjà il avait lu la curiosité qui me tourmentait. Alors il me dit: «--Ne m'interroge pas, ami Pécheira, je n'oserais peut-être pas ne point te répondre et je mentirais, ce qui serait honteux pour toi et pour moi. Fie-toi à moi pour te dire tout ce que je puis dire. «Je dois, en toute humilité, confesser que ce ne fut pas grand'chose. «Pourtant, il me donna quelques détails de son voyage. «A son arrivée à Paris, il avait été extrêmement frappé et effrayé d'un fait que lui racontèrent ses amis politiques. «Un homme, possesseur comme lui de secrets compromettants, poursuivi comme lui par une inimitié puissante, avait été, lui assura-t-on, empoigné un beau soir et séquestré dans une maison de santé. «--Et certainement, me disait Laurent, il finira par perdre la raison, et tant que j'ai été en France, j'ai craint une aventure pareille. Je suis persuadé que mes ennemis me croient mort, mais je me trompe peut-être... Peut-être ne m'ont-ils jamais perdu de vue, et n'attendent-ils qu'une occasion de prendre leur revanche de mon évasion. «Si invraisemblable que cela parût, c'était possible, après tout... «Laurent m'apprit encore ce qu'il avait fait pour vous, monsieur Jean, et comment, après vous avoir tiré de l'île du Diable, il avait pu vous placer à Cayenne dans une famille qui devait vous traiter comme un fils. «C'était tout ce qu'il avait pu faire secrètement. Mais il était rassuré, ayant constaté que votre santé n'avait pas souffert du climat. «--Et maintenant, me déclarait-il, la première partie de ma tâche est achevée. Je me suis fait une éducation et j'ai conquis une grande fortune. J'ai mes armes, je puis commencer la lutte. Malheur aux assassins du général Delorge! Dieu, qui m'a si visiblement protégé, m'assistera encore. Ce n'est pas une vengeance vulgaire que je veux. Il faut que justice soit faite. Les misérables verseront des larmes de sang sur leur crime avant de mourir. Je vais donc réaliser ma fortune et aller m'établir en France. L'heure est propice. Le gouvernement impérial n'est plus ce qu'il paraît être. A n'examiner que la surface, rien ne s'est modifié. Au fond tout est changé. L'édifice est toujours debout, imposant, superbe, mais il a été sourdement ébranlé, ruiné. Vienne une secousse, et il s'écroule, et il dégringole, et je veux y aider de mon coup d'épaule. Non que je haïsse le régime. Celui-là ou un autre, que m'importe! Mais ce régime protège mes ennemis, et je le jette bas, sûr qu'ils seront écrasés sous les décombres!... «...A dater de ce jour, Laurent Cornevin n'eut plus qu'un souci: «Réaliser sa fortune. «Toujours délicate partout, cette opération est particulièrement difficile dans les pays nouveaux, où il n'y a que très peu de capitaux inactifs. «Elle se compliquait encore, pour Laurent, de cette circonstance, qu'il s'était lancé dans un certain nombre d'entreprises aléatoires, toutes excellentes en elles-mêmes, toutes prospères, mais dont les résultats devaient se faire attendre un an ou dix-huit mois. «Et lui, ne voulait pas attendre. «Et il exigeait des valeurs liquides, presque de l'argent comptant. «--Il faut pour mes projets, me disait-il, que tout ce que je possède puisse tenir dans mon portefeuille et soit toujours et entièrement à ma disposition. «Dans de telles conditions, il devait s'attendre à des sacrifices importants. Il les fit sans sourciller. «Il avait sur son «run» environ huit mille bêtes à cornes, lui revenant en moyenne à cinquante francs, c'est-à-dire à quatre cent mille francs. «Il eût pu, en prenant son temps, s'en défaire aisément à raison de cent soixante-quinze francs l'une, et en obtenant ainsi un million quatre cent mille francs. «Il les céda en bloc moyennant neuf cent mille francs. «Ses moutons, qui valaient quinze francs la pièce comme un sou, ne furent vendus que huit francs et ne lui rapportèrent que trois cent cinquante mille francs. [Illustration: Des groupes d'hommes d'aspect farouche...] «Enfin, pour ses droits à son «run», pour les bâtiments, les barrières, pour la _monture_, se composant de mille vaches et de cent chevaux, il ne trouva que cent soixante-quinze mille francs, et encore avec beaucoup de peine. «Total: quatorze cent vingt-cinq mille francs pour ce qui valait au bas mot deux millions. «J'enrageais positivement de voir s'en aller ainsi une fortune si laborieusement gagnée, et qui, avec le temps, entre les mains d'un homme de la trempe de Laurent, fût devenue une des plus importantes de l'Australie. «Mais il se moquait de ce qu'il appelait mes jérémiades. «--Est-ce que ce n'est pas vingt fois plus encore que je n'avais jamais rêvé! disait-il. «Et là-dessus, il consentait de nouvelles concessions. «Il vendait à perte tout ce qu'il possédait d'actions et de valeurs industrielles. «Il donnait pour un morceau de pain, huit cent mille francs, son tiers dans la propriété du puits de la «Misère», dont le rendement avait terriblement diminué, c'est vrai, depuis quelques mois, mais où on pouvait, où on devait même trouver un nouveau filon aussi abondant que le premier. «--Et malgré tout, me répétait Laurent, que de temps perdu!... «Il y avait, en effet, près de dix mois qu'il était de retour, quand, un soir, après la Bourse, venant me demander à dîner: «--C'est fini, me dit-il avec un grand soupir de soulagement: tout est vendu, je ne possède plus rien en Australie. «Et brandissant un portefeuille volumineux, mais qu'à la rigueur on pouvait porter sur soi: «--Là, poursuivit-il, est toute ma fortune, en bonnes traites qui valent de l'or en barres sur les principaux banquiers de Vienne, de Londres et de Paris. «--Et tu pars? «--Lundi prochain, dans quatre jours. «Cette séparation que je sentais devoir être éternelle, cette fois, m'attristait étrangement, et sa joie, car il était joyeux, ajoutait à l'amertume de mon chagrin. «Je le voyais courir au-devant de toutes sortes de dangers inconnus, et je tremblais qu'il n'en sortît pas vainqueur. «Il devina ce qui se passait en moi, car il me prit la main, et vibrant de cette résolution qui inspire le courage aux plus craintifs: «--Rassure-toi, mon vieil ami, me dit-il. Voici bientôt un an que tout ce que j'ai d'intelligence, je l'applique à prévoir, pour les éviter, les périls que je puis courir. J'ai évalué toutes les probabilités fâcheuses, et je sais comment parer à toutes... «--Tes ennemis sont puissants... «--Je le sais, mais qu'ai-je à craindre d'eux? Tu me répéteras ce que je t'ai dit, que peut-être ils ont pénétré le secret de mon existence, et me font suivre et surveiller. C'est improbable, car en ce cas leur haine se fût trahie par quelque attentat, mais enfin c'est possible. Eh bien! je vais leur faire perdre ma piste. Ce n'est pas avec la malle que je pars. Je prends passage sur un clipper qui se rend à Liverpool, mais qui doit relâcher plusieurs fois en route. A la première relâche, je me déclare mourant et je me fais déposer à terre. Et mon bâtiment parti, j'en cherche un autre. Après cela, qu'on me retrouve si on peut. J'ai tout disposé pour me créer une personnalité nouvelle, sûre et impénétrable. C'est sous le nom de Boutin, que les misérables m'avaient imposé, que je quitte ostensiblement l'Australie. Jamais ce Boutin-là n'abordera en France ni en Angleterre... «Il frappait gaîment sur son portefeuille. «--Là sont mes armes, disait-il. Rien n'est impossible à qui peut jeter l'or à pleines mains! «Et, certes, il le pouvait. «Je ne lui ai jamais demandé le chiffre exact de sa fortune, il n'a jamais eu l'occasion de me le dire, mais je sais pertinemment qu'il emportait de quatre à cinq millions. «Les exemples de fortunes pareilles et si rapidement acquises sont rares, même sur cette terre de l'or, mais cependant on pourrait en citer une vingtaine, à Melbourne seulement. «Les Barclay, les Tidal, les Colt, les Latour et les Davidren se sont trouvés six et sept fois millionnaires en bien moins d'années que Laurent Cornevin. «Lui, du moins, ne se laissa pas enivrer par la prospérité. «Jamais il n'oublia qu'il me devait d'avoir pu quitter Talcahuana. Il se souvint toujours que je lui avais prêté les vingt mille francs qui ont été la source de ses richesses. «Brave et excellent Laurent! Combien de fois, voyant mes affaires moins prospères que les siennes, n'est-il pas venu me dire: «--Voyons, sacrebleu! associons-nous! «C'est à une petite propriété que j'ai sur les bords du Murray, que nous passâmes ensemble les quatre dernières journées de son séjour en Australie. «Il nous était doux, au moment de nous séparer, de repasser les événements de notre vie, et de nous jurer que, de façon ou d'autre, nous nous reverrions... «Puis l'heure du départ arriva. «Il me promit que j'aurais de ses nouvelles, il m'indiqua le moyen de lui donner des miennes... Et une dernière fois, sur le pont du clipper, le cœur gros, et des larmes plein les yeux, nous nous embrassâmes.. «C'était le 10 janvier 1869.» * * * * * --Et voilà bientôt un an de cela, murmura Raymond, et depuis des mois déjà, Laurent Cornevin devrait avoir entamé la lutte. Mais M. de Boursonne lui coupa la parole. --Ah! laissez-moi achever, dit-il. Et précipitant son débit, il se remit à lire: * * * * * «Vous seuls, chers amis, poursuivait Jean, vous seuls pouvez imaginer à quel point m'avait bouleversé le récit de M. Pécheira. «--Ainsi, me disais-je, au moment où je m'embarquais avec l'espoir de retrouver ses traces à Talcahuana mon père quittait l'Australie... Peut-être nous sommes-nous croisés en route. Peut-être, sans le connaître, l'ai-je aperçu sur la dunette d'un des vaisseaux qui passaient à pleines voiles près du mien!... «Et qu'est-il devenu? Où est-il à cette heure?... «Interrogé par moi, et Dieu sait avec quelle anxiété: «--Tout ce que je puis vous dire, me répondit M. Pécheira, c'est que Laurent Cornevin est arrivé heureusement en Europe. «--Vous avez eu de ses nouvelles? «--Oui, une fois. Cinq mois après son départ, c'est-à-dire à la fin de mai, j'ai reçu de lui une lettre datée de Bruxelles. Son voyage avait été très rapide, me disait-il, sa santé était excellente, sa piste devait être perdue, et il avait bon espoir... «--Il ne vous disait que cela?... «--Cela seulement. Je vous montrerai sa lettre. «--Et depuis?... «--Depuis, rien, plus un mot... Seulement, à votre place, c'est à Paris et non loin de la chaussée d'Antin que je chercherais Laurent. «Vous l'entendez, mes chers amis. Ici finit ma tâche, et commence la vôtre. «A vous de poursuivre et d'achever mon œuvre. A vous d'imaginer quelque système d'investigation qui nous conduise jusqu'à mon cher père. «Seulement, ô mes amis, soyez circonspects. «Si nous connaissons le but de mon père, nous ignorons par quels cheminements il espère l'atteindre. «Efforcez-vous de le rejoindre, mais souvenez-vous que la moindre démarche inconsidérée peut donner l'éveil à ses ennemis, révéler son existence, ruiner toutes ses combinaisons, stériliser ses espérances et peut-être enfin le mettre en péril. Voici qui aidera vos recherches: «1º D'après les instructions de mon père, M. Pécheira lui adresse ses lettres à Londres, bureau restant, à sir F. T. «2º M. Pécheira possède une très bonne photographie de notre père; je vais la confier aujourd'hui même à un photographe, et dès qu'il m'en aura tiré quelques épreuves, je vous les adresserai par une voie sûre. «Maintenant devons-nous communiquer à ma mère et à Mme Delorge le résultat de mes recherches? «Je ne le crois pas. «A quoi bon troubler leur vie paisible et leur infliger le supplice de nos anxiétés? «Puis, il faut tout prévoir. Si nous nous abusions? Si nos ennemis, pendant que nous nous berçons d'illusions décevantes, avaient réussi à supprimer, et cette fois sans retour, mon malheureux père? «Ne serait-ce pas affreux d'avoir ravivé des blessures presque cicatrisées!... «Il ne me reste plus qu'une minute, si je veux que cette lettre profite de la malle qui part aujourd'hui, et je l'emploie, mes chers amis, à vous serrer les mains et à vous embrasser de toute la force de ma fraternelle amitié. «Espoir et courage, «JEAN CORNEVIN. «_P.-S._ Ma prochaine lettre vous fixera sur mes intentions.» * * * * * --Et c'est tout, fit M. de. Boursonne, comme s'il eût espéré quelque chose encore, et que son attente eût été trompée. C'est tout!... Puis, après un moment de silence, et soudainement éclairé par une inspiration: --Ah!... s'écria-t-il, je m'explique peut-être l'attitude de M. de Maumussy, son humilité, ses offres de conciliation. --Oh!... --Et pourquoi non? Qui vous dit que M. de Maumussy et M. de Combelaine n'avaient pas pénétré le secret de l'existence de Laurent Cornevin? Tant qu'ils ont pu le faire surveiller, ils ont été tranquilles. Maintenant qu'il a réussi à leur faire perdre sa piste, qu'ils ne savent plus ce qu'il est devenu, ils ont peur. L'Empire chancelle, le pouvoir leur échappe, et c'est à ce moment précisément qu'ils devinent quelque mystérieux danger.... On aurait peur à moins. Mais à la lettre de Jean était joint un billet de Me Roberjot. --Voyons ce qu'il pense, dit Raymond. Et il lut à son tour: «Après avoir pris connaissance de la lettre de Jean, mon cher Raymond, vous devez être, comme nous, plein d'espoir. «Oui, assurément, certainement, Cornevin est à Paris, près de nous... «Mais essayer d'arriver jusqu'à lui serait une insigne folie et une mauvaise action. «Nous n'avons pas le droit de violenter sa volonté. Si cet homme, qui aime sa famille plus que tout au monde, se prive d'embrasser sa femme et ses enfants, c'est qu'il a pour cela de puissantes raisons. «Dans mon opinion, qui est celle de tous les gens sensés, la débâcle n'est pas loin. «Sachons attendre...» IX Attendre!... C'est à cet intolérable supplice que depuis des années Raymond était condamné. Que toutes les passions tour à tour déchirassent son âme, qu'il haït jusqu'à la fureur ou qu'il aimât jusqu'au délire, qu'il fût écrasé sous le plus sombre désespoir ou enivré des plus merveilleuses espérances, toujours la même obligation fatale lui avait lié les mains. --Mais cette perpétuelle expectative me tue! s'écriait-il. Heureux ou malheureux, les autres hommes luttent, combattent, attaquent, se défendent, triomphent ou sont vaincus, tandis que moi!... Rien! rien! rien!... C'est d'un air de commisération sincère que le vieil ingénieur considérait son jeune ami. --Que voudriez-vous faire? demanda-t-il. --Eh!... Le sais-je!... --Chercher Laurent Cornevin, n'est-ce pas? --Peut-être. --C'est-à-dire vous exposer à compromettre cet homme si grand et si bon, cet héroïque confident des volontés de votre père! C'est-à-dire risquer de lui faire perdre en une minute le fruit de dix années de travail et de patience... --Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il de poursuivre son œuvre? --Parce que Jean est absent depuis bien des mois, qu'il est en Australie, à six mille lieues de Paris, qu'il ne sait pas combien le dénouement est proche. Raymond s'était levé et se promenait par la chambre, en proie à la plus violente agitation. --Le dénouement, disait-il, le dénouement.... Voici des années qu'on me le promet, qu'on me jure que l'heure va sonner, et que niaisement je reste à l'affût d'une vengeance qui ne vient jamais. Le visage de M. de Boursonne s'assombrissait. --Ainsi donc, fit-il, c'est uniquement la soif de vengeance, le désir de punir les meurtriers de votre père, qui vous presse de retrouver Laurent Cornevin? --Oui. --C'est que je m'imaginais, moi, que Mlle de Maillefert était pour quelque chose dans votre emportement!... C'est que je me figure encore que votre hâte d'en finir avec le passé n'est que l'espoir de voir dénouée par Laurent Cornevin une situation qui vous paraît insoluble. Raymond était devenu fort rouge. --Ah! vous m'accablez, monsieur!... balbutia-t-il. Assurément il n'avait pas eu les pensées que semblait soupçonner M. de Boursonne, mais l'intérêt de son amour l'égarait. Ne se voyait-il pas séparé, pour toujours peut-être, de Mlle Simone? Ne reconnaissait-il pas se dressant entre elle et lui les misérables qui avaient assassiné le général Delorge!... Mais il devait suffire d'un mot pour le rappeler à lui-même. --Je vous livre ma volonté, monsieur, dit-il. Que dois-je faire? Parlez; j'obéirai. Le vieil ingénieur souriait à demi. --Peut-être allez-vous encore vous fâcher, répondit-il, car je ne puis que vous répéter ce qui vous a été dit tant de fois: votre devoir est de prendre patience... --Hélas! le péril de Mlle Simone est pressant!... --Je le crois, mais vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. En demandant, au su et au vu de tout le pays, la main de Mlle Simone, vous avez fait justice des viles calomnies dont on avait essayé de la flétrir. --Oui, mais Mme de Maillefert va chercher, si elle ne l'a déjà trouvée, quelque nouvelle combinaison. --C'est probable. --Eh bien!... --Eh bien! raison de plus pour attendre, pour la voir venir. Notre grande faiblesse, voyez-vous, est de ne rien connaître des cartes de nos adversaires... Ah! que n'avez-vous su mettre la belle duchesse de Maumussy dans votre jeu!... Cette idée, lorsqu'elle lui était venue, Raymond l'avait repoussée avec horreur. --Était-ce possible?... fit-il. --Possible!... Rien n'était plus facile, avec un peu d'adresse et d'indépendance de cœur. Elle vous a mis le marché à la main, mon cher. S'il y a un complot, elle en est. Agir comme je dis n'eût peut-être pas été, hum!... très chevaleresque, ni même absolument loyal, mais c'eût peut-être été bien habile, et sa conduite, à elle, est plus qu'équivoque... Enfin, l'occasion est passée, il n'y a plus à y revenir. Et se levant brusquement et changeant de ton: --Mais en voici assez, continua M. de Boursonne. Ce n'est pas uniquement, j'imagine, pour faire le siège en règle de Mlle Simone de Maillefert que le gouvernement nous paye. Il va falloir demain rattraper la journée que nous venons de perdre... Et coupant court aux objections de Raymond: --Bonsoir, bonsoir, dit-il brusquement; dormez bien!... C'était aisé à conseiller. Seulement le vieil ingénieur avait, depuis longtemps, soufflé la bougie, que Raymond repassait encore dans son esprit les événements de cette journée, la plus décisive de sa vie. De cette journée, anniversaire de la mort de son père, commencée par son entrevue avec la duchesse de Maillefert, terminée par la lettre de Jean Cornevin. Et ce qui le désolait, c'était de ne pouvoir détacher sa pensée de Mlle Simone; de ne pouvoir, quelque effort de volonté qu'il fît, la reporter à Laurent, à cet obscur héros qui venait de lui être révélé. Sur ce point, dès qu'il entra, le lendemain, dans la petite salle du _Soleil levant_, il fut édifié. Maître Béru devait tout savoir; il n'y avait pas à se méprendre à son air finaud, non plus qu'aux attentions exagérées dont il entourait Raymond, et qui étaient l'expression de ses dolentes sympathies. En homme pour qui le pays n'a pas de mystère, il racontait que, depuis l'arrivée de madame la duchesse et de son fils, Mlle Simone battait le rappel des écus de tous les côtés, qu'elle demandait des avances à ses fermiers, qu'elle vendait des coupes avant le temps, qu'elle avait emprunté de l'argent chez des notaires d'Angers, enfin qu'elle se dépouillait si bien qu'il finirait par ne plus lui rester que les yeux pour pleurer. Et jetant à Raymond un regard d'intelligence: --Maintenant, concluait l'hôtelier du _Soleil levant_, on conçoit que Mme de Maillefert ne veuille pas que sa fille se marie, et que même, pour éloigner les prétendants, elle débite des infamies à faire dresser les cheveux sur la tête. Un mari défendrait la pauvre demoiselle... M. de Boursonne se frottait les mains: --Que vous avais-je dit? soufflait-il à l'oreille de Raymond. Mais voici que maître Béru contait bien autre chose vraiment, et qu'ignoraient Raymond et le vieil ingénieur. Il pensait que les grands sacrifices qu'avait faits Mlle Simone n'étaient qu'un commencement, et qu'après avoir emprunté, elle allait sans doute vendre. --Diable! interrompit M. de Boursonne, vous croyez cela, vous? Le digne hôte regarda autour de lui pour s'assurer que nul n'était aux écoutes, et d'un air mystérieux: --On sait ce qu'on sait! prononça-t-il. --Sans doute. Après?... --Eh bien, une supposition: quand vous voyez des corbeaux tourner au-dessus d'une oseraie, qu'est-ce que vous dites?... Vous dites: Il y a là quelque chose à déchiqueter pour ces bêtes voraces. Pour lors, il tourne des gens autour des terres de Mlle Simone. Au point où en étaient Raymond et M. de Boursonne, la moindre lueur pouvait leur éclairer la situation. --Quelles gens? firent-ils vivement. --D'abord, un de ces messieurs qui sont arrivés l'autre soir au château, un gros, bien nourri, rouge, luisant, avec une chaîne d'or épaisse comme le pouce lui battant la bedaine, respirant comme s'il soufflait des pois et regardant les gens du haut en bas, comme s'il était assis sur une nue... --M. Verdale! murmura Raymond. --Enfin, interrogea M. de Boursonne, qu'a-t-il fait? --Lui personnellement, rien. Mais minute: hier, sur les midi, voilà mon particulier qui arrive aux Rosiers en voiture. S'il se fût promené seul, dans le bourg, on n'y eût pas pris garde; on ne le connaît pas. Mais il avait rendez-vous au _Café du commerce_ avec des gens qu'on connaît, un gaillard de la bande noire, vous savez, un marchand de biens de Saumur, une espèce d'homme d'affaires de Saint-Mathurin, et enfin un ancien garde de Mlle Simone. Pour lors, ils sont allés tous ensemble chez un notaire, pas celui de Mlle Simone, bien entendu, et de là chez le percepteur. Un ancien huissier d'ici les a rejoints et ils sont partis... M. de Boursonne souriait d'un sourire passablement faux. --Parbleu!... fit-il, si vous ne savez que cela!... --Oh! attendez. Quand je dis qu'ils sont partis, je veux dire qu'ils sont allés là où Mlle Simone a des biens, et là, tant que la journée a duré, malgré la pluie et le vent, ils ont trépigné dans les terres labourées, comme des gens en train de conclure un marché, et même on a entendu le gros rouge qui disait: «Ça vaut de l'argent, mais pas tant qu'on croit...» [Illustration: Il fut attaqué en route.] Là se bornaient les renseignements du digne hôtelier du _Soleil levant_, mais ils avaient bien leur valeur. Aussi, dès qu'il se fut retiré: --Eh bien! s'écria M. de Boursonne, est-ce assez clair!... Nous voilà désormais édifiés sur le but véritable du voyage de M. Verdale et de ses dignes compagnons. Mme de Maillefert a imaginé quelque nouveau moyen de s'emparer de la fortune de Mlle Simone, et ils viennent lui prêter main forte. Et ils se croient si sûrs du succès que déjà ils se partagent les dépouilles de la pauvre fille. --Elle a juré que jamais sous aucun prétexte elle ne vendrait ses terres, objecta Raymond... --Sans doute. Aussi est-ce à la réduire à revenir sur son serment que doivent travailler nos honorables associés?... Évidemment, là était le danger, et Raymond et M. de Boursonne oubliaient leur travail pour chercher comment le conjurer, lorsque sur les trois heures, tout à coup, ils virent apparaître, juché sur un tilbury à roues immenses, M. Bizet de Chenehutte en personne. Sautant précipitamment à terre il courut à Raymond, dont il se mit à serrer furieusement les mains, lui jurant que depuis le matin il le cherchait par mer et par terre, pour lui offrir ses compliments de condoléance. Car il savait tout, déclarait-il, absolument tout, et la démarche de Raymond et le refus qui l'avait accueillie. Mme de Larchère avait parlé, et il avait appris, comme tout le pays, la conduite abominable de la duchesse de Maillefert essayant de déshonorer sa fille. --Mais c'est elle qui est déshonorée, ajoutait-il. La contrée tout entière est soulevée contre elle, on la couvrirait de huées si elle osait se montrer. A Saumur et à Angers toutes les portes lui seront fermées, elle n'a plus qu'à faire ses paquets... Même le jour mémorable de son duel, Bizet n'était pas plus affairé. --Cependant il faut que je vous quitte, messieurs, reprit-il. J'ai vingt visites encore à faire aujourd'hui. Je sème la nouvelle, je la répands, je la propage... Si je suis libre assez tôt j'irai vous demander à dîner... Au revoir. Et avant que Raymond eût le temps d'articuler un mot, M. Bizet de Chenehutte était en voiture et fouettait son cheval. --Bon jeune homme! murmurait M. de Boursonne. Dieu est puissant. Les imbéciles même ont leur utilité ici-bas. En voici un qui nous rend un service que ne nous rendrait pas un homme d'esprit. Je lui offrirai de grand cœur un verre de Bourgueil, ce soir... Mais il n'eut pas cette dépense à faire. M. Bizet dut être retenu à Saint-Mathurin. Et ce fut le vieux jardinier de Maillefert qui, sur les neuf heures, se présenta au _Soleil levant_, demandant M. Delorge. Il apportait une lettre de Mlle Simone. Tout ce que Raymond avait d'argent sur lui, il le mit dans la main du bonhomme; puis d'un seul coup d'œil, il lut: «Tout, après votre départ, s'est mieux passé que je ne l'espérais. Il n'a plus été question de rien. Ma mère est avec moi ce qu'elle était avant l'horrible scène. Quelques ordres que je viens de lui entendre donner me font presque croire qu'elle quittera Maillefert demain...» Mlle Simone ne se trompait pas. Le lendemain matin, au moment où M. de Boursonne et Raymond se mettaient à table, un grand bruit les attira à la fenêtre, juste à temps pour voir passer comme l'éclair deux voitures et un fourgon... Au même instant, maître Béru entrait dans la salle. --En voici bien d'une autre, disait-il. Mme de Maillefert et M. Philippe s'en vont avec toute leur société. Ils partent, ils sont partis... Ma foi! bon voyage! M. de Boursonne triomphait. --Eh bien! disait-il, avais-je raison?... Et de fait, dans ce départ, si précipité qu'il ressemblait à une déroute, il était difficile de voir autre chose que le résultat de la démarche de Raymond, connue, commentée et enfin comprise. Pourtant Raymond se défendait de se réjouir. Défiant comme tous les malheureux qu'a toujours trahis la destinée, il se demandait en quoi cet événement imprévu allait, soit en bien soit en mal, modifier la situation. Fallait-il tirer de ce départ cette conséquence que les dispositions de Mme de Maillefert étaient changées, et qu'elle renonçait à la fortune de sa fille? C'eût été folie! Il était clair que ses convoitises restaient aussi âpres, ses besoins aussi pressants, et que, par conséquent, l'intrigue ourdie contre Mlle Simone demeurait toujours aussi menaçante. Si encore la fuite de la duchesse eût rendu à Raymond l'accès du château!... Mais il n'en était pas ainsi. Retourner à Maillefert lui était interdit sous peine de provoquer un nouveau revirement d'opinion, et de réhabiliter la mère aux dépens de la fille. Par les convenances désormais, plus sévèrement que par la volonté de la duchesse, il se trouvait séparé de Mlle Simone. --Non, je ne la reverrai pas, se dit-il. C'est une justice à lui rendre: il ne chercha pas positivement à la revoir. Seulement il est de ces hasards propices qui jamais ne manquent de servir les amoureux. Mlle Simone sortait beaucoup, Raymond était toute la journée dehors: dès le lendemain ils se trouvaient en présence, au détour de la route de Gennes, de l'autre côté du pont. D'un même mouvement ils s'arrêtèrent, interdits, hésitants... Chacun au dedans de soi entendait la voix de la raison lui crier de passer outre. Mais il est des entraînements trop forts... Ils s'abordèrent en dépit de miss Lydia Dodge, la respectable gouvernante anglaise, et leurs mains frémissantes s'effleurèrent. Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de l'avis de Mlle Simone, avait déterminé le brusque départ de Mme de Maillefert. Comme elle se présentait chez une dame de la haute noblesse et qui était un peu de ses parentes, cette dame s'était montrée sur le haut de l'escalier et avait crié à ses gens: --Je n'y suis pas pour la mère de ma pauvre petite Simone. L'outrage était sanglant, venant d'une femme qui donnait le ton dans le pays. --Et ce qu'il y a de pis, ajoutait tristement la malheureuse jeune fille, c'est que ma mère s'en prend à vous, monsieur Raymond, à nous, veux-je dire, de ce cruel affront. Jamais elle ne nous le pardonnera. Mlle Simone n'avait, d'ailleurs, rien surpris qui pût lui donner l'idée même la plus vague de ce qu'allait tenter la duchesse de Maillefert. Et lorsque Raymond lui parla de l'expédition de M. Verdale et de M. de Combelaine, et des soupçons qu'il en avait conçus: --Ce n'est pas, répondit-elle, la première fois que ma mère et mon frère amènent ici des gens à qui ils proposent d'acheter mes propriétés... Mais qu'importe! puisque je suis résolue à ne pas vendre... Raymond et Mlle Simone ne restèrent pas ensemble dix minutes, et personne ne passa sur le chemin pendant qu'ils causaient... Eh bien! tels sont les petits pays, et la télégraphie labiale y est si perfectionnée, que deux heures plus tard, lorsque Raymond rentra au _Soleil levant_: --Vous avez vu Mlle Simone? lui dit M. de Boursonne. --Oui, répondit-il en rougissant. --Eh bien! c'est une folie! déclara le vieil ingénieur. Et après un moment de réflexion: --Mais baste! ajouta-t-il, je n'y vois pas grand inconvénient, nous ne sommes plus pour longtemps aux Rosiers. C'était vrai. En dépit des événements de chaque jour, le travail de M. de Boursonne avançait. Tous les matins, depuis une quinzaine, il annonçait qu'il allait transporter plus loin son quartier général. Puis, tous les soirs, retenu par l'idée du chagrin de Raymond, il remettait le déménagement... Seulement il n'y avait plus à le remettre sans de graves inconvénients. Le terrain des études s'éloignait de plus en plus, et il fallait maintenant une heure et demie de marche pour s'y rendre. --Donc, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, je ne vous accorde plus que quatre jours de répit... Profitez de votre reste... C'est encouragé par cette certitude d'un éloignement prochain, que Raymond osa se retrouver sur le passage de Mlle Simone. Telle était alors leur situation que cette séparation n'ajoutait guère à leurs tristesses. Raymond, d'ailleurs, ne devait pas s'éloigner beaucoup. Il pensait s'établir aux Ponts-de-Cé, et comptait bien chaque dimanche accourir aux Rosiers... Ainsi, il espérait un avenir tolérable, lorsque, la veille du départ des Rosiers, M. de Boursonne aperçut dans son courrier un large pli au timbre du ministère... --Quoi de nouveau?... fit-il, en rompant l'enveloppe. Mais au premier coup d'œil jeté sur la lettre, il pâlit légèrement. --Par le saint nom de Dieu... Saisi d'une appréhension sinistre, Raymond s'était approché. --Qu'est-ce encore? demanda-t-il. D'un geste rageur, le vieil ingénieur avait roulé la lettre entre ses mains. --Il y a, répondit-il, que vous ne faites plus partie de mon service. Vous êtes nommé ingénieur ordinaire dans le département des Bouches-du-Rhône. On vous donne huit jours pour vous rendre à votre poste. Vous recevrez votre commission demain!... Immobile de stupeur, Raymond semblait pétrifié. Il avait accoutumé son esprit aux pires éventualités, hormis à celle-là. --Ce n'est pas possible! bégayait-il. Jamais semblable mesure n'a été prise. A-t-on à se plaindre de moi? En quoi ai-je démérité?... Imperceptiblement M. de Boursonne haussait les épaules. --Je suis votre chef de service, mon cher Delorge, dit-il, et je vous ai toujours montré les notes que j'adressais à l'administration; par conséquent... Au premier étourdissement de Raymond, la colère succédait. --Par conséquent, reprit-il, je suis victime d'une mesure exceptionnelle... --Mme de Maumussy vous avait prévenu. --C'est vrai. J'ai des ennemis, ils sont puissants, et à se faire l'exécuteur de leurs hautes œuvres, on gagne de l'avancement, des places, de l'argent, des croix... Mais nous ne sommes plus en 1852, nous sommes en 1869, la presse a reconquis le droit de parler, je puis écrire aux journaux, dénoncer l'abominable combinaison dont je suis victime... D'un geste, M. de Boursonne l'arrêta. --J'en suis fâché, dit-il, mais cette satisfaction même vous est enlevée. On vous déplace brutalement, c'est vrai; contre tous les usages, c'est indiscutable; seulement... relisez la lettre, voyez le poste qui vous est assigné, et vous reconnaîtrez qu'on vous donne de l'avancement... C'était parfaitement exact. Les précautions étaient prises. --A ce point, continua le vieil ingénieur, que je me demande si l'administration, que vous accusez, n'est pas parfaitement innocente. Croyez-vous donc qu'on est allé dire brutalement à notre directeur: «Voilà un garçon qui nous gêne beaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service de l'envoyer au diable, dans les Bouches-du-Rhône, par exemple!» Non! Vos adversaires ne sont, parbleu! pas si naïfs. Ils auront dit, bien plus vraisemblablement: «Voici un charmant jeune homme, auquel nous nous intéressons vivement, et nous vous serions infiniment obligés de lui donner un emploi dans le Midi, où il a des intérêts.» De telle sorte que, si l'administration a fait un passe-droit, c'est, suppose-t-elle, à votre bénéfice, et non pas à votre détriment. D'un formidable coup de poing, Raymond ébranla la table. --C'est-à-dire, s'écria-t-il, que moi, le fils du général Delorge, je semblerais avoir sollicité les faveurs de l'empire!... C'est-à-dire que je serais à jamais déshonoré!... Mais cela ne sera pas. Les misérables qui s'acharnent à ma perte n'ont pas tout prévu. Je puis donner ma démission... Je la donnerai. Oui, c'est résolu, et désormais irrévocable; je ne fais plus partie de l'administration des ponts et chaussées. Plus attristé certainement que surpris, M. de Boursonne considérait Raymond qui déjà s'était assis devant le bureau et se préparait à écrire. --Réfléchissez, mon cher Delorge, lui dit-il doucement. --A quoi bon!... --Votre démission envoyée, que ferez-vous? de quoi vivrez-vous?... --Je l'ignore. --Prenez garde! Un homme de cœur doit avoir une situation à offrir à la femme qu'il aime... --Oh!... je trouverai toujours à me caser!... Déjà il avait commencé à rédiger sa démission, le vieil ingénieur l'arrêta. --Et votre mère!... prononça-t-il. Raymond pâlit, mais sans poser la plume: --Pauvre femme, murmura-t-il, si elle savait!... Mais je ne m'appartiens plus, les événements m'emportent, il faut que ma destinée s'accomplisse!... Il fallait être M. de Boursonne pour insister encore. --Alors, vous resterez aux Rosiers? ajouta-t-il. --Oui. --Que pensera-t-on, dans le pays, quand on vous verra abandonner votre situation pour demeurer près de Mlle de Maillefert? Croyez-vous que sa réputation n'en souffrira pas? A votre place, avant de rien décider, je prendrais son avis... Mais Raymond en avait assez des angoisses où il se débattait, des indécisions perpétuelles, des énervantes alternatives de crainte et d'espoir. --A quoi bon consulter Mlle Simone! répondit-il. Peut-elle me conseiller de briser ma carrière? Peut-elle, en me conseillant de rester, me sacrifier toutes ses pudeurs de jeune fille?... Elle me demanderait de céder, cette fois encore, de l'abandonner, de partir... et je ne le veux pas. Et, d'une main ferme, il signa la démission qu'il venait de libeller, une de ces démissions sur lesquelles il n'y a pas à revenir. --Qui eût cru, pourtant, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, que j'achèverais sans vous ces études qui seront l'œuvre capitale et l'honneur de ma vie?... La soirée qu'ils passèrent ensemble, et qui devait être la dernière, ne fut cependant pas trop triste, chacun d'eux mettant son amour-propre à faire parade d'un stoïcisme bien loin de son cœur. Mais le lendemain matin, à la gare, le moment de la séparation venu, il n'était plus question de stoïcisme. C'est les larmes aux yeux, que le vieil ingénieur embrassait son «jeune ami». --Ah çà! lui disait-il, j'espère bien que vous viendrez me rendre visite. Allons, adieu, et bon courage! Et pas de folies, morbleu! Et si je puis vous être bon à quelque chose, un mot, et j'accours... Le train était déjà hors de vue, que Raymond demeurait encore sur le quai, immobile, regardant d'un œil morne les derniers tourbillons de fumée rouler en spirales, s'éparpiller et se dissoudre. Mais deux coups légèrement frappés sur son épaule ne tardèrent pas à l'arracher à ses sombres méditations. C'était maître Béru qui se permettait cette familiarité, maître Béru qui avait tenu à mettre M. de Boursonne en wagon, et qui maintenant disait à Raymond: --Rentrons-nous? --Rentrons... Ce n'est pas sans intention que l'hôtelier du _Soleil levant_ avait tenu à escorter Raymond. Aussi, après avoir célébré les mérites de M. de Boursonne, après avoir prié Dieu de lui conserver au moins un de ses hôtes: --Mais est-il vrai, interrogea-t-il, que monsieur ne soit plus ingénieur? Tressaillant, Raymond s'arrêta. --Pourquoi me demandez-vous cela? fit-il. --C'est que... répondit maître Béru embarrassé, c'est que, hier, j'ai entendu les piqueurs dire comme cela que monsieur a donné sa démission... On en parle dans le bourg... et je me disais, à part moi, que ce doit être une plaisanterie. Fallait-il nier la vérité? nier un fait qui serait reconnu exact vingt-quatre heures plus tard? A quoi bon?... --Ce n'est pas une plaisanterie, répondit Raymond. --Ah! fit maître Béru, ah! ah!... Puis clignant de l'œil d'un air finaud: --Je comprends, dit-il. Maître Béru donnait là à Raymond la notion exacte de ce qu'on allait penser de son séjour dans le pays. De même que l'hôtelier du _Soleil levant_, un millier de braves gens allaient se dire: «Je comprends.» Et c'est un terrible public, que celui d'une petite ville quand il croit comprendre, quand il croit avoir trouvé pâture pour sa curiosité. --C'est maintenant qu'il me faut consulter Mlle Simone, pensa Raymond... C'était sur la route de Trèves qu'il l'avait rencontrée la dernière fois, tout en haut de la côte, à un endroit où le chemin longe le parc de Maillefert, non loin des ruines de l'ancien château... C'est là qu'il alla se poster... Depuis deux jours le temps s'était remis au beau. Le ciel était clair et il gelait. Le blanc soleil de décembre faisait scintiller la glace dans les ornières et suspendait comme des girandoles aux branches chargées de givre. Le visage cinglé par la bise âpre et toute chargée de poussière, Raymond n'avait pas tardé à franchir le fossé de la grande route et s'était abrité derrière un gros chêne. De cette place, son regard embrassait un des plus beaux paysages de la Loire, un paysage dont une large portion appartenait à Mlle de Maillefert. C'était à elle, ces immenses prairies, tout au fond de l'horizon, à elle ces plantureuses métairies vers la Ménitrée, à elle encore ces grands bois et toutes ces vignes suspendues aux coteaux. Et il songeait tristement que c'était cette fortune immense et si ardemment convoitée qui faisait le malheur de Mlle de Maillefert et élevait entre elle et lui une infranchissable barrière. Ah! que n'était-elle pauvre, comme ces paysannes au visage bleui par le froid, qui passaient, revenant du marché de Trèves, portant leur panier appuyé à la hanche et faisant claquer leurs galoches sur la terre durcie! --Alors, pensait Raymond, on ne la disputerait pas à mon amour. Le temps passait, néanmoins, et il commençait à s'inquiéter, quand, tout en bas de la côte, il aperçut deux femmes qui s'avançaient rapidement. Elles étaient fort loin encore... n'importe! Il reconnut, il devina plutôt Mlle Simone, enveloppée d'un manteau de drap brun à collet, et miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise, toute empaquetée de châles et de pelisses, les mains plongées jusqu'au coude dans un manchon. --Enfin!... murmura-t-il. Mais presque aussitôt une crainte terrible le saisit, qui jusqu'à ce moment ne s'était pas présentée à son esprit. Si Mlle de Maillefert allait s'étonner de son audace, repousser dédaigneusement cette protection dont il prétendait l'entourer et lui commander de quitter les Rosiers!... --Comment prévenir ce malheur? se disait-il... Et cependant Mlle Simone et miss Lydia avançaient, elles approchaient. Quelques pas encore, et elles allaient dépasser Raymond... Il se décida à sauter sur la route. --Ah! mon Dieu!... s'écria la gouvernante épouvantée, car elle ne reconnaissait pas cet homme, qui se dressait ainsi soudainement comme une apparition. Mlle de Maillefert le reconnut bien, elle! Vivement elle marcha sur lui, et, sans lui laisser le temps d'articuler une syllabe, d'une voix altérée: --Vous avez laissé le baron de Boursonne partir seul? dit-elle. Vous avez donné votre démission?... --Oui. Jamais Mlle Simone et Raymond ne s'étaient rencontrés sans que miss Lydia Dodge protestât, comme c'était son office de gouvernante, contre ce qui lui semblait la plus choquante des inconvenances. [Illustration: Un canot l'attendait, il y descendit.] Cette fois, Mlle de Maillefert l'arrêta au premier mot. --Oh!... grâce, Lydia! Et s'adressant à Raymond: --Je croyais, dit-elle, que votre position était votre seule fortune... --Ce n'est que trop vrai. Elle rougit extrêmement, et regardant Raymond d'un air singulier, comme si tout à coup quelque soupçon étrange eût tressailli en elle: --Mais alors, fit-elle, qu'allez-vous devenir?... A son tour, Raymond était devenu pourpre. Il frémissait à cette pensée que Mlle de Maillefert pût le croire capable lui aussi d'un honteux calcul. --Si modestes que soient mes ressources, répondit-il, elles peuvent me suffire pour le présent, et avant qu'elles ne soient épuisées, la destinée se lassera peut-être. L'avenir n'a rien qui doive m'inquiéter. Le jour où il le faudra, je retrouverai sans peine l'équivalent de ce que je perds. Déjà le soupçon de la jeune fille s'était évanoui, cela se voyait à l'éclat de ses beaux yeux. --Mais moi, dit-elle, je ne saurais accepter un tel sacrifice... Cette phrase, c'était la récompense de la décision de Raymond. --Ah!... que parlez-vous de sacrifice!... s'écria-t-il. Il n'y a d'ailleurs plus à revenir sur ce qui est fait... --Et c'est pour moi!... pour moi!... --Il n'y avait pas à hésiter. Nos ennemis voulaient m'éloigner, rester était donc mon devoir... Cependant, miss Lydia Dodge grelottait sous ses fourrures, et son nez se détachait de plus en plus rouge sur sa large face blême. --Au moins, marchons, dit-elle. --Soit, fit Mlle Simone. Et tout en marchant: --Ainsi, dit-elle à Raymond, vous comptez rester aux Rosiers!... Il secoua la tête. --Je n'ai pas de projet arrêté, répondit-il avec un tremblement dans la voix. Je suis venu vous consulter. Disposez de moi. Votre volonté sera la mienne. Si vous l'ordonnez, je m'éloignerai sans murmure. Mon séjour aux Rosiers peut être mal interprété... --Il le sera, n'en doutez pas, soupira miss Lydia. Mlle Simone l'arrêta court. --Hélas! fit-elle, avec la plus douloureuse expression, n'en est-ce pas fait déjà de ma réputation de jeune fille!... La fleur de l'honneur touchée par la calomnie est flétrie à jamais... Et brusquement, comme si elle se fût défiée de son émotion: --Mais une détermination si grave ne saurait être prise sans réflexion, dit-elle... Je réfléchirai... A demain, monsieur Raymond, à la même heure, ici... Et prenant le bras de miss Lydia Dodge, elle l'entraîna à travers bois dans la direction du château. --Pourvu, mon Dieu! qu'elle ne me chasse pas! murmurait Raymond. La veille encore, avant d'avoir reçu l'avis de son changement, il se résignait sans trop de peine à suivre M. de Boursonne à son nouveau quartier général, près des Ponts-de-Cé... Aujourd'hui, s'éloigner, ne fût-ce que d'une lieue, perdre de vue les girouettes du château de Maillefert, révoltait tout son être, comme la perspective d'un supplice pire que la mort... C'est dire que le lendemain, bien avant le moment fixé, il arpentait d'un pied fiévreux la route de Trèves, inventant mille plans, les remuant dans sa tête, les adoptant et les rejetant tour à tour... Deux heures enfin sonnèrent à l'église de Trèves... Mlle Simone parut, accompagnée, comme la veille, de miss Lydia Dodge. En trois bonds Raymond fut près d'elle, et haletant d'anxiété, comme s'il eût attendu un arrêt de vie ou de mort: --Eh bien! demanda-t-il. Doucement, Mlle de Maillefert remua la tête, et avec un triste sourire: --Je ne suis pas plus avancée qu'hier, répondit-elle. Je ne me reconnais plus, je ne suis plus moi. Je me trouble, je faiblis, j'hésite, je ne sais pas prendre une résolution... --Ah! c'est que je ne dois pas m'éloigner, s'écria Raymond. --Par instants, poursuivait la jeune fille, de sa voix de cristal, j'ai presque peur... je frissonne sans savoir pourquoi. Et cependant, pour le moment au moins, je n'ai rien à redouter. Ma mère a emporté une somme très considérable, et tant qu'elle n'aura besoin de rien, je puis être tranquille... Elle n'est pas méchante, ma mère, Philippe non plus n'est pas méchant... Ce n'est pas leur cœur qui est mauvais, c'est leur pauvre tête qui est folle... Raymond s'étonnait de tant d'indulgence, ne comprenant pas que c'était pour elle-même autant que pour lui que Mlle Simone plaidait ainsi les circonstances atténuantes. --Hélas! dit-il, ce n'est ni Mme de Maillefert ni M. Philippe que je crains... C'est de M. de Maumussy que je me défie, de M. de Combelaine et de M. Verdale. Que sont-ils venus faire ici?... Il hésita une seconde, rougit légèrement et ajouta: --C'est encore Mme de Maumussy qui m'effraie... Plusieurs fois j'ai lu dans ses yeux et vu monter à ses lèvres comme l'aveu de quelque abominable trahison... Un complot s'ourdit contre vous, et sûrement elle en est la complice... Le calme de Mlle Simone ne se démentait pas. --Que voulez-vous qu'on tente contre moi? fit-elle. Et après une minute de réflexion: --Cependant, ajouta-t-elle, si réellement vous le croyez utile... restez. Mais miss Lydia Dodge avait réfléchi, elle aussi, et coupant court aux actions de grâce de Raymond: --Peut-être, commença-t-elle, est-il un moyen de tout concilier. Un peu de prudence ne gâte jamais rien. M. Delorge pourrait s'éloigner en apparence, et rester en réalité. Il s'établirait dans quelque ferme des environs, sous un nom supposé, et le soir, couvert de vêtements d'emprunt... Un flot de pourpre inondait le beau visage de Mlle Simone. --Nous cacher, interrompit-elle, ruser, mentir... jamais! Ce n'est par la fourberie qu'on sort d'une situation fausse. De ce qui est un malheur, ne faisons pas une honte. Si Raymond doit rester, que ce soit ouvertement et en avouant hautement que c'est pour moi qu'il reste. Ma réputation en souffrira, mais moins que de cachotteries indignes. Et c'est à Raymond, seul, que je dois compte de ma réputation, car si je ne suis pas sa femme, je ne me marierai jamais. Personne jamais ne se vit si interdit que le fut miss Lydia Dodge de la soudaine véhémence de Mlle de Maillefert. Cette façon d'envisager la situation déroutait absolument ce qu'elle appelait fastueusement ses idées. C'est qu'avec sa tournure exotique, son grand corps osseux, ses lèvres pincées sur de longues dents jaunes, son teint blême, son nez rouge et ses yeux ronds, cette brave et honnête gouvernante anglaise possédait, pour son malheur, une âme sensible et la plus romanesque des imaginations. Septième fille d'un pauvre ministre protestant des environs de Londres, aussi disgraciée par la fortune que par la nature, miss Lydia n'en avait pas moins passé sa jeunesse à attendre,--comme les princesses des contes de fées--le héros jeune et beau qui devait réaliser ses rêves. Il ne s'était pas présenté, ce héros. Mais la misère était venue. Le ministre étant mort, sa nombreuse famille avait été réduite à se disperser pour chercher sa vie, et force avait été à miss Lydia d'accepter une place de gouvernante. Ah! le coup lui avait été rude, et ce n'est pas sans d'horribles déchirements qu'elle avait descendu tout au fond de son âme, comme en un sépulcre inviolable, ses riantes illusions. Depuis, bien des années s'étaient écoulées fécondes en déceptions. Elle s'était, à la longue, résignée aux tristesses du célibat. Mais en dépit de tout, sous l'enveloppe glacée et raide de la gouvernante anglaise, battait toujours le cœur ardent de la fille du ministre. Cette vie de poétiques amours qu'elle n'avait pu vivre en réalité, miss Lydia n'avait jamais cessé de la poursuivre en songe. Le soir venu, lorsqu'elle avait regagné sa chambrette et tiré ses verroux, elle se dédommageait des platitudes et des écœurements de sa besogne d'institutrice, en se précipitant dans une existence nouvelle, la sienne, chimérique et splendide. Alors, avec une âpre avidité, elle dévorait pêle-mêle tout ce qu'elle avait pu se procurer de romans, se passionnant pour les héros respectueux et tendres, pleurant de vraies larmes avec les héroïnes innocentes et persécutées, s'émouvant d'amours imaginaires et d'émotions frelatées. De ces lectures nocturnes, elle avait retiré, croyait-elle sincèrement, une connaissance parfaite du monde, la science de la vie, l'expérience des passions, et surtout cette fécondité d'expédients qui ouvre des issues aux situations les plus désespérées... Dans de telles conditions, et lorsqu'elle se considérait comme une victime des exigences sociales, comment ne se serait-elle pas intéressée à l'amour de Raymond et de Mlle Simone? Elle leur avait toujours présenté quantité d'observations convenables, parce que c'était son devoir de gouvernante, mais au fond du cœur elle était leur complice dévouée, estimant même qu'ils étaient un peu bien naïfs, et qu'à leur place elle n'eût pas été embarrassée d'imaginer quelque solution comme en trouvaient toujours ses auteurs favoris pour arranger toute chose au gré de tout le monde. Le pis, c'est que Raymond était absolument de l'avis de Mlle de Maillefert. --On ne doit se cacher que de ce dont on rougit, déclara-t-il. Dissimuler notre amour serait le déshonorer. --Et d'ailleurs, ajouta Mlle Simone, tout ceci ne saurait se prolonger... Nous réfléchirons, nous verrons... Dieu m'inspirera... Je trouverai peut-être un moyen de fléchir ma mère, de concilier ses volontés avec mes devoirs... Le jour baissait, cependant... Pressés par miss Lydia, Mlle Simone et Raymond se séparèrent, mais non sans s'être promis de se retrouver à la même heure et au même endroit. Et en effet, les jours suivants, quantité de gens les aperçurent, marchant à pas lents, le long de la route de Trèves. Dame!... cela parut drôle, selon l'expression de M. Bizet de Chenehutte, et quelques personnes déclarèrent que c'était par trop d'effronterie, que de s'afficher ainsi. --On se cache, que diable! disaient les austères de l'hypocrisie. D'autres disaient, et cela surtout dans la société qui avait été celle de la duchesse de Maillefert: --Ce jeune M. Delorge est aussi par trop bon enfant! C'est moi qui, à sa place, aurais tôt fait d'enlever la jeune personne... Tous ces propos, et bien d'autres encore, étaient fidèlement rapportés à Raymond par M. Bizet de Chenehutte, lequel, bon gré mal gré, s'était constitué son agent volontaire et son avocat, et courait le pays pour recueillir les on-dit et former, à ce qu'il prétendait, l'opinion publique. Mlle de Maillefert et Raymond se souciaient bien de cette opinion, vraiment!... Étourdis de ce répit soudain que leur accordait la destinée, ils se hâtaient d'en profiter, oubliant, pour se concentrer dans le calme de l'heure présente, les orages du passé et les nuages de l'avenir. Insensiblement, ils en étaient déjà, au bout d'une semaine, à enfreindre les règles qu'ils s'étaient imposées. Tout d'abord, ils se lassèrent de se promener sur le grand chemin de Trèves, en butte à l'indiscrète curiosité des passants. Un jour que Mlle Simone avait à faire une course pressée, Raymond lui avait offert son bras, elle l'avait accepté et ils s'en étaient allés, suivis de miss Lydia, jusqu'à Saint-Maur, tantôt par la traverse qui suit les coteaux, tantôt le long du sentier qui côtoie la Loire... Mais le lendemain, le temps était devenu si mauvais, que rester dehors n'était pas possible. Et Raymond eut l'idée d'aller demander un abri aux ruines du vieux manoir de Maillefert. --Autant vaudrait recevoir M. Delorge au château neuf, objectait miss Lydia. Mieux eût valu même. Seulement... seulement, ce n'était pas l'avis de Raymond ni de Mlle Simone. Si bien que la pluie persistant, ils s'accoutumèrent à passer leur après-midi dans les ruines. Il s'y trouvait, au rez-de-chaussée, une immense salle voûtée, où on avait accumulé toutes sortes de débris, chapiteaux de colonnes et de pierres sculptées, et c'est là qu'ils se réfugiaient. Une fois, Mlle Simone ayant eu les pieds mouillés, Raymond se mit en quête et réunit assez de bois sec pour allumer un grand feu clair dans l'immense cheminée. --Ah! que cette bonne flambée me réjouit! s'était écriée la jeune fille. Que n'en avons-nous toujours une semblable! Pour Raymond c'était un ordre. Quand Mlle de Maillefert arriva le lendemain, il y avait un grand brasier dans l'âtre: il en fut de même les jours suivants. --Le malheur nous oublierait-il donc? se disaient-ils quelquefois. Raymond ne recevait pas de lettres de Paris. Il n'ouvrait plus un journal. Il entendait bien dire que les affaires allaient mal, que l'Empire hésitait entre un ministère libéral et un nouveau coup d'État... Mais que lui importait? Ce qui l'occupait, c'était le projet qu'il avait formé de décider Mlle Simone à acheter le consentement de sa mère en lui abandonnant une portion de sa fortune. Elle s'était d'abord révoltée lorsqu'il lui en avait parlé. Mais peu à peu il lui avait exposé un plan grâce auquel il se faisait fort de reconstituer le capital sacrifié en moins de temps que ne mettraient à le dévorer la duchesse et son fils. Et elle se laissait aller à discuter, tant, aux charmes nouveaux de cette douce existence, se détrempait sa volonté si ferme... Ainsi, vers la fin de décembre, par une froide journée, ils étaient assis près du foyer, causant à voix basse, pendant que miss Lydia lisait, lorsque tout à coup un grand bruit se fit de pierres qui s'éboulaient, et des pas précipités retentirent dans les ruines. --Qu'est cela? s'écria Raymond en se dressant d'un bond. Mais avant qu'il eût le temps de s'élancer dehors, M. Bizet de Chenehutte, pâle, effaré, sans haleine apparut. --Ah!... c'est ce que je ne saurais souffrir! prononça durement Raymond, pensant que la curiosité amenait M. Bizet. Alors lui: --M. Philippe!... dit-il. Prenez garde. Il est arrivé il y a une heure... Je l'ai épié... Il vient, il me suit... Mlle Simone s'était levée. --Mon frère!... balbutia-t-elle. --Moi-même! répondit une voix railleuse. Et M. Philippe se montra, toujours le même, pâle, exténué, ricanant. C'est le lorgnon à l'œil, qu'il toisait tour à tour les acteurs de cette scène étrange, miss Lydia affaissée sur un fût de colonne, Mlle Simone appuyée contre l'immense cheminée, M. Bizet qu'agitait un frisson nerveux, et enfin Raymond, debout, la tête rejetée en arrière, le défi dans les yeux et la menace aux lèvres. --Singulier endroit pour donner des rendez-vous, ricana-t-il, quand on possède un des plus beaux châteaux de l'Anjou!... Puis, s'adressant à Mlle Simone: --Car nous donnons des rendez-vous, chère sœur, ajouta-t-il. Nous, sans pitié pour les fautes des autres, nous avons aussi nos petites faiblesses. --Ah! pas un mot de plus! interrompit Raymond d'un accent terrible. Machinalement, le jeune duc recula. --Un duel!... fit-il. D'un geste rapide, Raymond venait de ramasser une lourde branche de chêne. --Non, pas un duel, dit-il d'une voix sourde. Personne jamais, moi présent, ne manquera au respect dû à Mlle de Maillefert. M. Philippe comprit. Ivre de douleur et de colère, Raymond était homme, à la moindre offense, à le tuer comme un chien. --Vous vous méprenez, mon cher Delorge, dit-il. Ma sœur est en âge de savoir ce qu'elle fait, et j'ai trop besoin d'indulgence pour avoir le droit de me montrer sévère... Si je vous ai troublés, c'est que j'arrive de Paris pour parler à Simone, à l'instant même, d'une affaire qui intéresse l'honneur de notre maison, et qu'on m'a dit que je la trouverais ici... A coup sûr, quelque chose d'extraordinaire se passait... Son attitude, son air, ses paroles conciliantes, tout le prouvait. --Voulez-vous rentrer au château, Simone, ajouta-t-il, et m'accorder un moment d'entretien?... La jeune fille, sans mot dire, s'avança... --Mademoiselle!... supplia Raymond. Il la suivait. M. Philippe l'arrêta. --Permettez!... dit-il. Vous n'êtes pas encore de la famille, et nous avons du linge sale à laver... Et il entraîna Mlle Simone, suivi de miss Lydia qui trébuchait à chaque pas. --Voilà un événement! répétait M. Bizet, qui avait enfin repris haleine. Puis vivement: --Il est clair, mon cher Delorge, continua-t-il, que M. Philippe avait des mouchards à vos trousses. Il est venu ici tout droit, sans parler à personne. Malheureusement, je n'ai pu le devancer assez... Mais Raymond ne l'écoutait pas. --Qu'est-il venu faire ici?... Quel dessein sinistre l'amène? Quelle intrigue abominable? Que veulent-ils encore de cette malheureuse?... Il perdait la tête et M. Bizet eut toutes les peines du monde à le ramener aux Rosiers... Ce n'était pas un méchant garçon que M. Bizet. Ayant déclaré qu'il était incapable d'abandonner un ami malheureux, il s'était installé près de Raymond, dans sa chambre du _Soleil levant_, lorsque tout à coup il poussa un cri. Il venait de voir passer M. Philippe dans une voiture qui gagnait la gare au grand trot. Arrivé par l'express de midi, il repartait par le train de quatre heures... --Je vais donc savoir ce qui s'est passé! s'écria Raymond. Et, sans rien vouloir entendre, il s'élança comme un fou vers Maillefert... Les portes étaient grandes ouvertes; il entra. Mais il eut beau appeler, personne ne lui répondit. La peur le gagnait: il monta... Dans le petit salon bleu, éclairé par une seule bougie, Mlle Simone gisait sur un fauteuil, si pâle, si effroyablement changée, qu'il la crut morte. Elle vivait, mais toute pensée semblait éteinte en elle, c'est d'un œil hagard qu'elle le regardait, et, à ses ardentes questions, elle ne répondait rien, sinon: --Par pitié! éloignez-vous, laissez-moi! Demain, à demain!... C'est la mort dans l'âme qu'il se retira. Jamais ses angoisses n'avaient eu cette épouvantable intensité. Cependant le lendemain à midi il était encore sans nouvelles, et il allait remonter à Maillefert, lorsque maître Béru lui apporta une lettre. Le cœur serré d'un horrible pressentiment, il rompit le cachet et lut: «Quand vous parviendront ces lignes, j'aurai pour toujours quitté Maillefert. L'honneur même est perdu. Si vous m'aimez, au nom de notre amour, ne cherchez jamais à me revoir. Je suis la plus malheureuse des créatures. Adieu, ô mon unique ami, adieu!...» Raymond chancelait comme sous un coup de massue. [Illustration:--Là sont mes armes! disait-il...] --Insensés, murmurait-il. Tandis que nous nous endormions, les autres veillaient, eux!... Puis, tout à coup, avec un effrayant éclat de colère: --Voilà donc, s'écria-t-il, ce que complotaient Maumussy et Combelaine... Simone! ils m'ont volé Simone!... Ah! les misérables! C'est Dieu qui me punit d'avoir oublié que j'avais mon père à venger... Le soir même, Raymond Delorge partait pour Paris. CINQUIÈME PARTIE LA COURSE AUX MILLIONS I C'est le 29 décembre 1869, un mercredi, que Raymond Delorge arriva à Paris... Ce qu'il y venait faire, quelles étaient ses espérances positives, il eût été bien embarrassé de le dire. Mlle Simone de Maillefert y avait été attirée, Dieu sait par quels moyens, et il accourait, prêt à tout... Mais le voyage, un voyage de dix heures, seul, dans un coupé, lui avait été comme une douche, et s'il n'avait pas recouvré sa liberté d'esprit, au moins avait-il repris une sorte de sang-froid relatif. Neuf heures sonnaient, lorsqu'il frappa à la porte de sa mère, rue Blanche. --Eh! mille tonnerres! c'est M. Raymond! s'écria le vieux Krauss qui était venu lui ouvrir. Car le fidèle troupier était toujours au service de Mme Delorge, et les années semblaient n'avoir pas eu de prise sur son maigre corps musclé d'acier. --Mon frère!... fit presque aussitôt une voix jeune et fraîche. Et Mlle Pauline Delorge vint se jeter au cou de Raymond. C'était, à vingt ans qu'elle allait avoir, une grande et belle jeune fille, aux cheveux châtains, aux yeux spirituels, à la bouche toujours souriante. Après avoir fait sonner une douzaine de bons gros baisers sur les joues pâlies de son frère: --Ah! tu tombes joliment bien, lui disait-elle. M. Ducoudray vient justement de nous envoyer des huîtres qu'il a reçues de Marennes... Elle fut interrompue par Mme Delorge, qui, ayant reconnu la voix de son fils, se hâtait d'accourir. --Que je suis heureuse de te revoir, mon Raymond! répétait-elle toute émue... Et après l'avoir embrassé, elle l'attirait dans le salon, pour mieux le considérer au grand jour... Tel Raymond l'avait quitté, ce petit salon, tel il le revoyait. Le portrait du général Delorge occupait toujours le grand panneau en face de la cheminée. Et en travers de la toile, gardant encore la trace des scellés du commissaire de police de Passy, pendait toujours l'épée que le général portait le jour de sa mort. --Ainsi, reprit Mme Delorge, lorsqu'elle eut fait asseoir son fils près d'elle, bien près, ainsi tu as eu cette bonne pensée de venir passer les fêtes du premier de l'an avec ta mère et ta sœur... --Ah! quel bonheur! s'écria Mlle Pauline. Raymond se leva. Cet accueil, cette joie le gênaient. --Je viens pour longtemps sans doute, répondit-il. J'ai donné ma démission... Ce fut au tour de Mme Delorge de se dresser. --Ta démission, interrompit-elle; pourquoi? Raymond hésita. L'influence de sa réponse sur l'avenir devait être énorme, il le sentait. Pourquoi ne pas tout dire? Une mère est-elle donc si terrible! Mais le courage lui manqua. Il recula devant le chagrin qu'il causerait, il eut peur des larmes encore plus que des reproches. --Je n'ai pas cru, répondit-il, devoir me soumettre à une mesure exceptionnellement injuste de l'administration... L'œil de Mme Delorge s'enflamma. --Cela devait arriver, prononça-t-elle d'une voix sourde, je l'attendais. Souvent je m'étais étonnée de voir les assassins de ton père te laisser suivre paisiblement ta route, tandis qu'ils brisaient la carrière de Léon et qu'ils faisaient déporter Jean Cornevin... Tout bas, Raymond se félicitait de cette facilité de sa mère à admettre, sans explication, sa parole. Facilité bien explicable d'ailleurs. Il était clair que sa démission, donnée dans les conditions qu'il disait, devait flatter cette haine qui était la vie même de Mme Delorge. --Mais les misérables se sont lassés de nous laisser en repos, poursuivit-elle. Ils ne veulent pas que nous les oubliions! Et étendant la main vers le portrait de son mari: --Comme si nous pouvions oublier!... ajouta-t-elle. Certes, Raymond haïssait d'une haine mortelle les lâches meurtriers de son père, et pour les punir d'un châtiment proportionné au crime, il eût avec bonheur versé tout son sang. Mais en M. de Maumussy et M. de Combelaine, il exécrait plus encore peut-être les infâmes qui s'étaient faits les complices de la duchesse de Maillefert pour lui enlever Mlle Simone. --Oh! non, je n'oublie pas, fit-il avec une indicible expression de rage, et il faudra bien que les misérables expient tout ce que j'ai souffert. Jamais encore Mme Delorge n'avait entendu à son fils cet accent terrible. Elle en tressaillit de joie, et lui prenant la main: --Bien! mon fils, prononça-t-elle, très bien!... Parfois, te croyant insoucieux et léger, préoccupé, à ce qu'il me semblait, d'intérêts étrangers, j'avais, je te l'avoue, douté, non de ton énergie, mais de ta ténacité, et j'avais tremblé de te voir détourner ta pensée de ce qui doit être le but unique de ta vie. Je m'étais trompée, et je t'en demande pardon. Raymond baissait la tête. La honte le prenait, de voir sa mère si aisément dupe, et de s'entendre prodiguer des éloges dont jamais, certes, il n'avait été moins digne. --Te voilà libre, poursuivait la noble femme, eh bien! tant mieux. C'est au bon moment qu'on te rend la liberté de tes actes. Tu verras Me Roberjot aujourd'hui, et par lui mieux que par moi tu apprendras que l'heure va sonner bientôt de la revanche que nous attendons depuis tant d'années... Elle s'interrompit. La porte du salon venait de s'ouvrir, et M. Ducoudray apparaissait sur le seuil, venant partager avec Mme Delorge les huîtres qu'il lui avait envoyées la veille. Le digne bourgeois n'était pas bien éloigné de ses quatre-vingts ans, mais à le voir droit comme un I, ingambe, l'œil vif et la bouche bien meublée encore, jamais on ne lui eût donné son âge. Moralement, il restait ce qu'il était en 1852, le bourgeois de Paris par excellence, goguenard et frondeur, sceptique superlativement et crédule encore plus, aventureux et poltron, toujours prêt à dégainer pour une révolution, quitte à se cacher dans sa cave une fois la révolution venue. --Par ma foi!... voici notre ingénieur, s'écria-t-il gaîment en apercevant Raymond. Et après lui avoir serré et secoué la main vigoureusement, de toutes ses forces, pour montrer qu'il avait encore du nerf, bien vite il se mit à raconter toutes les courses qu'il avait faites, depuis sept heures qu'il était levé. Krauss vint annoncer que le déjeuner était servi. On se mit à table. Mais rien n'était capable d'arrêter le bonhomme, lorsqu'il était parti. Tel qu'on le voyait, il arrivait des Champs-Élysées, et en passant, il était entré chez Mme Cornevin, où il avait admiré un trousseau véritablement royal, qu'elle achevait pour la fille d'un de ces grands seigneurs russes, dont les fabuleuses richesses font pâlir les trésors des _Mille et une nuits_. Selon le digne bourgeois, Mme Cornevin gagnerait au moins une douzaine de mille francs sur ce seul trousseau. Et il partait de là pour célébrer cette femme si laborieuse et si méritante, et pour chiffrer sa fortune, qu'il connaissait mieux que personne, déclarait-il, puisqu'il en était comme l'administrateur général. Ayant prospéré, elle n'en était du reste pas plus fière. Riche, elle restait toujours l'économe ménagère de la rue Marcadet, ne se permettant d'autre distraction qu'une promenade le dimanche, avec Mme Delorge, et le modeste dîner de famille qui suivait cette promenade. Dans le fait, Mme Cornevin ne s'était jamais consolée de la perte de son mari. Elle en parlait sans cesse. M. Ducoudray lui avait entendu dire plusieurs fois que, bien que tout lui prouvât que Laurent était mort depuis des années, elle ne pouvait cesser d'espérer ni s'ôter de l'idée qu'elle le reverrait un jour. Ainsi Raymond reconnaissait que le secret des lettres de Jean avait été bien gardé par Me Roberjot. Ni Mme Cornevin, ni Mme Delorge, ni M. Ducoudray ne soupçonnaient l'existence de Laurent, ni à plus forte raison sa présence plus que probable à Paris... Mais le digne bourgeois n'était pas d'un caractère à s'appesantir longtemps sur une idée, et, gazette fidèle comme autrefois, il passait en revue tout ce qui occupait la badauderie parisienne en ces derniers jours de 1869. C'était d'abord une grande fête que devait donner la duchesse d'Eljonsen dans son bel hôtel des Champs-Élysées, et dont tous les journaux disaient merveille. On annonçait encore la vente d'une partie des chevaux de courses du duc de Maumussy, non qu'il fût ruiné, mais parce qu'il finissait par en avoir une trop grande quantité, et que d'ailleurs, à son goût pour les chevaux, avait succédé une passion folle pour les tableaux, les bibelots et les curiosités. Le bruit courait aussi du mariage de M. de Combelaine et de Mme Flora Misri. C'était bien la vingtième fois qu'on le faisait courir, mais cette fois, d'après M. Ducoudray, la nouvelle était positive. Et à la suite de tous ces cancans, venaient des détails sur Tropmann, l'assassin sinistre, la bête fauve à face humaine, dont le procès avait commencé la veille... Pour Raymond, tombant comme des nues à Paris après une longue absence, après s'être si complètement désintéressé de tout ce qui n'était pas son amour que depuis deux mois il n'avait pas ouvert un journal, il n'était pas une phrase de M. Ducoudray qui ne présentât un intérêt immédiat et positif. Ce n'était, il est vrai, qu'un écho des cancans du boulevard, mais ces cancans résumaient la situation, devant l'opinion, de la princesse d'Eljonsen, du duc de Maumussy et du comte de Combelaine, c'est-à-dire des gens auxquels il brûlait de s'attaquer... Mais son désarroi était bien trop grand pour qu'il fût frappé de ces considérations. Non seulement il n'écoutait pas, mais il lui fallait un effort de volonté pour paraître prêter attention. Il était assis entre sa mère et sa sœur, et c'était miracle que Mme Delorge ne remarquât pas qu'il ne mangeait rien et que ce n'était que par contenance qu'il remuait sa fourchette et son couteau. Tout ce qu'elle observa ce fut que son front était fort pâle. --Tu es souffrant, Raymond? demanda-t-elle. Il protesta que de sa vie il ne s'était si bien porté, et comme enfin le déjeuner était achevé, il se leva en disant qu'il allait s'habiller pour se rendre chez Me Roberjot. Mais si Mme Delorge ni M. Ducoudray n'avaient rien vu, Raymond avait près de lui des yeux auxquels pas un des mouvements de sa physionomie n'avait échappé. Il venait à peine de passer dans sa chambre, son ancienne chambre de lycéen, lorsque Mlle Pauline y entra. D'un geste amical elle posa la main sur l'épaule de son frère, et doucement: --Qu'as-tu? lui demanda-t-elle. Il tressaillit. --Que veux-tu que j'aie? répondit-il, en se forçant à sourire, je suis un peu fatigué, voilà tout. Elle hochait la tête. --C'est ce que tu as dit à maman, reprit-elle, et maman t'a cru..., mais moi! Je t'ai bien observé pendant le déjeuner. Ton corps était avec nous, c'est vrai, mais ta pensée était bien loin. Vivement, à deux ou trois reprises, Raymond embrassa sa sœur. --Ah! cher petit espion!... disait-il avec une sorte de gaîté contrainte. --Ce n'est pas répondre, fit-elle tristement. --Cependant... que veux-tu que je te dise? --Je voudrais savoir quel est l'amer chagrin qui t'a vieilli de dix ans. --Je n'ai d'autre chagrin que celui d'avoir été forcé de donner ma démission. Elle attachait sur lui un regard si persistant qu'il se sentait rougir. --Je voudrais pouvoir te croire, fit-elle... Sans doute, à tes yeux je ne suis encore qu'une petite fille... Plus tard, quand tu auras vécu avec nous, tu reconnaîtras que cette petite fille est de celles qui savent porter un secret. Et elle sortit. --Pauvre chère Pauline, pensait Raymond, Simone et elle s'aimeraient comme deux sœurs... Mais, de bonne foi, pouvait-il se confier à elle?... Il ne savait même pas encore s'il se confierait à Me Roberjot chez lequel il se rendait, et qui demeurait toujours rue Jacob. Le petit avocat de 1851 était devenu un personnage, député, orateur influent; il n'en avait pas moins conservé son modeste logis, gouverné par le même domestique. Ce domestique, dès que Raymond se présenta, le reconnut et lui ouvrit immédiatement la porte du cabinet de son maître. Rien n'y était changé: les mêmes tableaux pendaient aux murs, les mêmes presse-papiers retenaient sur le même bureau les notes et les dossiers. Le temps, seulement, avait noirci le bois des meubles et flétri les tentures. Mais plus encore que son logis, l'homme avait vieilli. Des masses de cheveux blancs argentaient sa chevelure, jadis d'un noir d'ébène. Les soucis de l'ambition et les agitations de la politique avaient creusé sur son front des rides profondes. Il s'était alourdi surtout. Son embonpoint tournait à l'obésité. La graisse qui avait triplé son menton avait empâté ses traits si fins et si spirituels autrefois, et déformé sa bouche sensuelle et narquoise. De l'homme de 1851 il ne restait d'intact que l'œil, toujours pétillant d'esprit, de malice, la voix ironique et mordante, et le geste provocant et effronté parfois comme la nique du gamin de Paris. --Vous voilà donc! s'écria-t-il dès que parut Raymond. Parbleu! je savais bien que les événements me vaudraient votre visite. --Les événements! Un ébahissement comique en son intensité se peignit sur les traits de l'avocat. --D'où donc arrivez-vous? s'écria-t-il. --Des Rosiers. --Eh bien! mais on y reçoit des journaux, ce me semble. --J'avoue n'en pas avoir lu un depuis deux mois. Me Roberjot levait les bras au ciel comme s'il eût entendu un blasphème. --C'est donc cela! fit-il. Alors, écoutez... Et tout de suite il se mit à expliquer lesdits événements. Ils étaient de la plus haute gravité. La veille même avait paru, au _Journal officiel_, une note ainsi conçue: «Les ministres ont remis leurs démissions à l'empereur, qui les a acceptées. Ils restent chargés de l'expédition des affaires de leurs départements respectifs jusqu'à la nomination de leurs successeurs.» A la suite de cette note, venait une lettre de l'empereur qui, «s'adressant avec confiance au patriotisme» de M. Émile Ollivier, le chargeait de former un cabinet. Me Roberjot était radieux, riant d'un rire sonore qui soulevait par saccades sa large bedaine. --Et voilà, concluait-il, voilà Émile Ollivier chargé de sauver la dynastie menacée. Croit-il réussir? n'en doutez pas, il le garantirait sur sa tête. Seulement il faudrait d'autres épaules que les siennes pour étayer un édifice qui craque de toutes parts... Il va promettre monts et merveilles, on lui fera crédit d'un mois, de deux, de six, si vous voulez, mais après?... Rappelez-vous ce que je vous dis aujourd'hui 29 décembre 1869: le cabinet Ollivier est le dernier cabinet du second empire... C'est avec une émotion aisée à comprendre, que Raymond écoutait. Sa destinée n'était-elle pas en quelque sorte liée aux événements politiques? --Et ensuite?... interrogea-t-il. Gaîment Me Roberjot fit claquer ses doigts. --Ensuite, dit-il, ce sera l'heure de la justice, pour ceux qui comme vous l'attendent depuis dix-huit ans. Ensuite, ce ne sera plus un niais solennel, tel que M. Barban-d'Avranchel, qui interrogera le sieur de Combelaine et le sire de Maumussy, et il faudra bien que le jardin de l'Élysée livre son secret... C'étaient là de trop brillantes perspectives pour que Raymond ne s'en défiât pas. --Seul Laurent Cornevin peut dire la vérité, prononça-t-il. --Et il la dira, soyez tranquille. --Tranquille!... Alors véritablement vous croyez à sa présence à Paris? La plus vive surprise se peignit sur les trait mobiles de l'avocat. --Vous n'avez donc pas lu la lettre de Jean!... s'écria-t-il. --Pardonnez-moi. --Eh bien!... n'est-elle pas formelle! Frappé de la certitude de Me Roberjot, l'esprit de Raymond devançait déjà les probabilités de l'avenir. La présence de Laurent admise, il songeait au précieux concours que lui prêterait cet homme qui avait assez souffert pour tout comprendre, dont rien n'avait brisé l'indomptable énergie, et qui disposait de ce pouvoir presque absolu: l'or. --Ne serait-il pas possible, hasarda-t-il, de le rechercher? En y mettant beaucoup de circonspection... L'avocat avait bondi. --Êtes-vous fou! interrompit-il. Voulez-vous mettre la police sur sa piste? Voulez-vous le dénoncer et le faire prendre, s'il se trouve mêlé à quelqu'un des mille mouvements qui s'organisent? Non, non, laissons-le faire et comptons qu'il apparaîtra au moment opportun. Ce qui jadis était une question d'années, n'est plus aujourd'hui qu'une question de mois, de semaines peut-être... Eh!... que parlait-on à Raymond de mois, de semaines, de jours même lorsque chacune des minutes qui s'écoulaient décidait peut-être du sort de Mlle Simone, c'est-à-dire de son bonheur et de sa vie? Il n'insista pas, mais sa physionomie s'assombrit à ce point que Me Roberjot finit par être frappé, et d'un ton d'amicale inquiétude: --Mais vous avez quelque chose, fit-il... Quoi?... Je suis votre ami, vous le savez. Que vous arrive-t-il?... --Je n'appartiens plus aux ponts et chaussées, j'ai donné ma démission... Il était dit que seule Mlle Pauline, servie par son instinct de jeune fille, pénétrerait quelque chose de la vérité. Ni plus ni moins que Mme Delorge, Me Roberjot prit le change. --On vous taquinait? interrogea-t-il. --On prétendait me changer de résidence malgré moi... L'avocat éclata de rire. --Connu! interrompit-il, le fils de quelque gros personnage avait envie de votre poste... c'est simple comme bonjour. Mais consolez-vous. C'est un vrai quine à la loterie, que votre mésaventure. Tombe l'Empire, et vous avez des droits imprescriptibles au plus magnifique avancement. C'est d'ailleurs au bon moment qu'on vous fait des loisirs: la partie est engagée, il nous faut des hommes... Il fut interrompu par son domestique qui entrait discrètement. --C'est moi, monsieur, dit ce brave garçon, qui crois devoir prévenir ces messieurs que je viens d'introduire quelqu'un dans la salle d'attente. --Qui? [Illustration: D'un geste rapide, Raymond venait de ramasser une lourde branche de chêne.] --M. Verdale... Brusquement la physionomie de Me Roberjot changea. --Quoi! s'écria-t-il, en haussant la voix, comme s'il eût tenu à être entendu de la pièce voisine, mon excellent ami, le baron Verdale, est là! --Ce n'est pas l'ami de monsieur. Celui-ci est un jeune homme. --Son fils, peut-être? --Je ne sais pas. Si accoutumé que dût être Me Roberjot à garder le secret de ses impressions, sa curiosité était manifeste. --Eh bien! dit-il à son domestique, et sans paraître se rappeler la présence de Raymond, priez-le d'entrer. Ce fut l'affaire d'un instant. La seconde porte du cabinet, celle qui donnait dans la salle d'attente, s'ouvrit, et un jeune homme de l'âge de Raymond parut sur le seuil. --Vous êtes le fils du baron Verdale, monsieur? lui demanda brusquement Me Roberjot. S'il ne l'eût dit, on ne s'en serait pas douté, tant sa personne et ses façons rappelaient peu l'architecte millionnaire. Grand, mince, très blond, il était élégamment, mais fort simplement vêtu de vêtements de couleur foncée. --C'est sans doute de la part du baron que vous venez, monsieur, reprit Me Roberjot. Le jeune homme secoua la tête. --Mieux que personne, monsieur, dit-il, vous savez que mon père n'a pas le moindre droit à ce titre de baron, qu'il imprime sur ses cartes de visite... C'est une faiblesse... Il n'acheva pas, mais son geste signifiait clairement: Donc, épargnez-moi l'ironie de ce titre. --Ensuite, monsieur, reprit-il, ce n'est pas, je vous l'affirme, mon père qui m'envoie. C'est de mon propre mouvement que je viens... Il s'arrêta court. Il venait d'apercevoir Raymond qui, par discrétion, se tenait un peu à l'écart... --Mais vous n'êtes pas seul, monsieur, dit-il vivement... Veuillez donc m'excuser. Ce que j'ai à vous dire est assez long... Si préoccupé que fût Raymond, il ne pouvait pas ne pas voir que sa présence embarrassait singulièrement l'avocat. --J'allais me retirer, dit-il à M. Verdale, je me retire... Et, s'adressant à Me Roberjot: --Maintenant que me voici à Paris, mon cher maître, ajouta-t-il, je viendrai vous importuner souvent... Permettez-moi donc, pour aujourd'hui, de vous laisser à vos occupations... II Dans ce Paris immense, où tant d'intérêts s'agitent, il n'est pas de jour qu'on ne rencontre quelque malheureux que sa passion affole, et qui s'en va le long des trottoirs, d'un pas de somnambule, monologuant à haute voix, égrenant au vent ses plus chers secrets, comme le vase fêlé qui laisse échapper l'eau qu'il contient. Ainsi, en sortant de chez Me Roberjot, s'en allait Raymond le long de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères. A l'encontre de la raison, l'instinct victorieux le traînait aux environs de la demeure de la duchesse de Maillefert. --Dans quel but? lui criait le bon sens. --Qui sait!... répondait la voix des espérances obstinées, cette voix dont les plus rudes épreuves ne sauraient étouffer le murmure. Peut-être au moment où tu passeras, verras-tu le coin d'un rideau se soulever et le visage de Mlle Simone apparaître. C'est rue de Grenelle-Saint-Germain, à deux pas de la rue de la Chaise, qu'est situé l'hôtel de Maillefert. Le large perron déroule ses six marches sur une cour pavée, plus froide que le préau d'une prison cellulaire. Autour de la cour sont les communs, les remises et les écuries. Le pavillon du concierge est sur le devant, et ses dimensions exagérées disent qu'il date de ce bon temps où les plus grands seigneurs autorisaient leur suisse à «vendre vin» et à tenir, à l'enseigne de leur nom, une sorte de cabaret. Ce qui fait la splendeur de l'hôtel de Maillefert, c'est son jardin, qui joint les admirables jardins de l'hôtel de Sairmeuse, qui se prolonge jusqu'à la rue de Varennes, et dont les arbres séculaires dominent le toit des maisons voisines. Les deux battants de la grande porte étaient ouverts quand arriva Raymond, et jamais certes, à voir le mouvement de cette magnifique demeure, on ne se fût douté que celle qui la possédait, la duchesse de Maillefert, ruinée, compromise, assiégée par ses créanciers, en était réduite aux pires expédients pour soutenir son luxe menteur et recourait aux plus abominables intrigues pour s'emparer de la fortune de sa fille. Dans la cour, trois ou quatre voitures attelées de bêtes de prix attendaient les visiteurs, pendant que les valets, vêtus de longues pelisses fourrées, se vengeaient de leur longue faction en disant du mal de leurs maîtres. --Voilà, songeait Raymond, le démenti formel des récits de Me Roberjot. Que me disait-il donc, que tout était fini, que tout ce qui tient à l'Empire était ahuri, consterné?... Un coupé tournant au grand trot de ses deux chevaux le coin de la rue de la Chaise interrompit brusquement ses réflexions. Il n'eut que le temps de se jeter de côté. Mais si rapide qu'eût été le mouvement, il avait reconnu la duchesse de Maumussy et, l'instant d'après, il put la revoir, gravissant paresseusement les marches du perron de l'hôtel de Maillefert. --Elle va voir Simone, elle, pensait-il. Et ses poings se crispaient à cette idée désolante qu'à lui seul étaient fermées les portes de cet hôtel où tant de gens entraient le sourire aux lèvres, de cet hôtel ou derrière cette façade stupide et inexorable était Mlle Simone. Que faisait-elle, à cette heure? A quelles impitoyables obsessions était-elle en butte? Que voulait-on d'elle, et par quels moyens?... --Et ne m'avoir rien dit, murmurait-il, de l'intrigue qui me la ravit!... M'avoir refusé jusqu'à cette joie suprême de mourir avec elle, si je ne puis la sauver!... Et il se creusait la tête à chercher un moyen d'interroger adroitement quelqu'un de ces valets, qu'il voyait circuler, quand tout à coup, derrière lui: --Monsieur Raymond Delorge, je crois, dit une voix sardonique. Il se retourna, et se trouva en face du jeune duc de Maillefert, de M. Philippe, qui, le lorgnon à l'œil, le cigare à la bouche, une badine à la main, d'un air d'impertinence superlative, le toisait... Un flot de sang empourpra le visage de Raymond. Personne jamais ne s'était permis de le regarder ainsi, et il allait... Une lueur de raison l'arrêta: est-ce que le frère de Mlle Simone ne devait pas lui être sacré!... Se maîtrisant donc: --Vous avez à me parler? demanda-t-il. --Ma foi! oui, répondit M. Philippe, et je suis ravi de vous rencontrer, parole d'honneur. Du reste, ce ne sera pas long. Vous avez autrefois recherché Mlle de Maillefert... --Encouragé par Mme la duchesse, monsieur, et par vous-même... --Oh! je ne discute pas, j'ai simplement à vous... signifier d'avoir à renoncer à toute espérance... --Est-ce de la part de Mlle Simone, monsieur? --Pas du tout. C'est de ma part et de celle de ma mère. Seulement ce que je vous dis là, ma sœur doit vous l'avoir écrit. Raymond ne répondit pas. --Ah! vous le voyez, insista le jeune duc, elle vous l'a écrit. Cela étant, il serait de bon goût de cesser vos poursuites, hein, n'est-ce pas?... A Maillefert, c'était sans inconvénient, tandis qu'ici, avec les projets d'alliance que nous avons... --Des projets d'alliance!... --Mon Dieu! oui, avec votre permission, fit M. Philippe. Et saluant Raymond d'un air ironique: --C'est pourquoi, ajouta-t-il, vous m'éviterez, je l'espère, le déplaisir de vous retrouver encore rôdant autour de mon hôtel. Le premier mouvement d'indignation passé, c'est à peine si Raymond se sentait le courage d'en vouloir à M. Philippe; et tout en le suivant de l'œil, pendant qu'il s'éloignait: --Pauvre cerveau fêlé! pensait-il, pauvre fou! non, ce n'est pas toi que je dois frapper. Il est certain que le dernier des Maillefert était de ceux dont l'absolue nullité n'offre même pas de prise à la haine. Vaniteux de cette vanité puérile des imbéciles, affamé de luxe, de plaisir, d'éclat, dévoré de convoitises malsaines, besoigneux avec les apparences d'une fortune princière, M. Philippe devait fatalement être le complice et la dupe de quiconque ferait miroiter les millions à ses yeux éblouis. Il y avait mille à parier qu'en agissant comme il venait de le faire, il n'avait pas obéi à ses propres inspirations. Ici, à l'angle de la rue de Grenelle, aussi bien que dans les ruines du château de Maillefert, il n'était évidemment que l'outil sacrifié d'une intrigue dont les plus clairs bénéfices, en cas de succès, ne seraient pas pour lui. De ses propos, cependant, de la leçon qu'il venait de débiter, une lueur se dégageait, indécise et vague assurément, mais enfin une lueur qui éclairait les ténèbres jusqu'alors si épaisses de l'avenir. --Nous avons pour Simone des projets d'alliance, avait dit M. Philippe. Était-ce donc le mot de l'énigme, le mot des événements qui se succédaient si rapides et si imprévus depuis trois jours? Était-ce l'explication de l'inexplicable conduite de Mlle Simone? Mais quoi! il ne pouvait y avoir de projets sérieux sans son consentement. Elle n'était pas de celles qu'on traîne à l'autel contre leur volonté, et à qui on arrache à force de caresses ou de menaces l'irrévocable oui. Ce n'était pas, elle l'avait prouvé, l'énergie qui lui manquait. Elle consentirait donc, elle, après ses promesses, après ses serments... Était-ce possible? était-ce même probable?... D'un autre côté, pourtant, qui disait que la duchesse de Maillefert, conseillée par Combelaine, aidée par Mme de Maumussy, n'avait pas enfin trouvé une combinaison diabolique pour décider sa fille au plus odieux des sacrifices! Une phrase de M. Philippe dans les ruines était, en ce sens, une indication. --Nous avons, avait-il dit en entraînant sa sœur, du linge sale à laver en famille. Ne pouvait-on pas en conclure qu'il avait quelque aveu pénible et honteux à faire, qu'il avait à s'adresser encore au dévoûment de Mlle Simone? Or le passé était là pour révéler de quel excès d'abnégation la malheureuse jeune fille était capable, dès qu'on s'adressait à la grande idée qu'elle avait du devoir. C'était si plausible, cela, que Raymond, en y réfléchissant, tressaillit d'espérance. Et cependant, à toutes ces conjectures, il y avait une objection terrible. Comment la duchesse de Maillefert et M. Philippe, vivant uniquement de la fortune personnelle et des revenus de Mlle Simone, pouvaient-ils songer à la marier? Ils ne le voulaient pas, autrefois, absolument pas, à aucun prix. Leurs idées avaient donc bien changé, du jour au lendemain. Pourquoi? Quel calcul abject, quelle infamie nouvelle cachait ce brusque revirement?... --Ah! n'importe! se disait Raymond, je sauverai Simone en dépit d'elle-même, je la sauverai, je le veux... Mais il me faut arriver jusqu'à elle, la voir, lui parler... Puis après un moment: --Peut-être est-il un moyen, ajouta-t-il. La nuit venait, les boutiques se fermaient... Il remonta la rue de Grenelle jusqu'à la hauteur de l'hôtel de Maillefert. En face, plusieurs maisons s'élevaient, de celles qu'on appelle des maisons de produit, et à la porte de l'une d'elles pendait un écriteau annonçant aux passants de «jolis appartements fraîchement décorés à louer présentement». --Voilà mon affaire, se dit Raymond. Et traversant la rue, il entra bravement. --Hein! de quoi!... vous voulez visiter des appartements à cette heure-ci!... lui répondit la concierge, à laquelle il s'était poliment adressé. Jamais de la vie!... Demain, je ne dis pas, il fera jour... Mais Raymond avait en poche de ces arguments qui dissipent la mauvaise humeur des concierges comme un rayon de soleil le brouillard. Celle-ci, à la vue d'une belle pièce de dix francs toute neuve, se leva, souriante, et, allumant une bougie, elle conduisit l'aspirant locataire à un petit appartement du troisième étage qu'elle lui déclara valoir mille francs. C'était hors de prix, car l'appartement «fraîchement décoré» était d'une malpropreté rare. Les plafonds enfumés s'écaillaient de tous côtés. Le papier graisseux gardait des traces de tous les locataires qui s'y étaient succédé depuis la première révolution. Oui, mais il suffit à Raymond d'ouvrir une des fenêtres pour s'assurer que de ce troisième étage il planerait en quelque sorte au-dessus de l'hôtel de Maillefert, et que personne n'y entrerait ni n'en sortirait, qu'il n'aperçût et ne reconnût. --Décidément l'appartement me convient et je l'arrête, déclara-t-il en tirant de son gousset le denier à Dieu, une belle pièce de vingt francs... Alors, commencèrent les questions de la portière. Qui était monsieur? Quel était son nom? Était-il marié? Avait-il des enfants? Où pouvait-on aller aux renseignements afin de s'assurer qu'il possédait assez de meubles pour garantir le payement du loyer? Toutes ces questions, heureusement, qui se suivaient comme les grains d'un chapelet, avaient laissé à Raymond le temps de préparer ses réponses. Comprenant bien que le nom de Delorge ne devait pas être prononcé dans les environs de l'hôtel de Maillefert, il s'empara du nom de jeune fille de sa mère et déclara qu'il s'appelait Paul de Lespéran. Il répondit encore qu'il était employé dans un ministère et garçon; que jusqu'ici il avait habité chez un de ses parents et que par conséquent il ne possédait pas de meubles, mais qu'il allait en acheter qu'on apporterait le lendemain. Pour plus de sûreté, d'ailleurs, il offrait de payer et il paya, en effet, un terme d'avance... Restait à se procurer les meubles annoncés. Sans perdre une minute, Raymond se fit conduire chez un marchand de la rue Jacob, lequel, moyennant une gratification de cent francs qu'il demanda pour ses ouvriers, et qu'il mit généreusement dans sa poche, jura ses grands dieux que le soir même, avant minuit, il aurait mis en place un modeste mobilier de salon et de chambre à coucher qu'il ne s'était fait payer que le double de sa valeur. --Mais il ne m'aura pas tenu parole, assurément, se disait Raymond, lorsqu'il sortit de chez sa mère, le lendemain matin, pour se rendre rue de Grenelle. C'était le 30 décembre, vers les huit heures... Encore bien qu'il ne plût pas, le temps était détestable, il faisait froid, et à chaque pas on glissait sur le pavé boueux. Pourtant, devant toutes les boutiques de marchands de journaux, des gens stationnaient qui discutaient avec une certaine animation. Machinalement, Raymond s'arrêta près d'un de ces groupes. On s'y entretenait de Tropmann, dont le sinistre procès se déroulait devant la cour d'assises de la Seine, mais on s'y préoccupait bien plus de la situation politique. Il y avait alors quarante-huit heures que l'empereur avait chargé M. Émile Ollivier de constituer un ministère «d'ordre et de liberté», et comme on était sans nouvelles précises de cette mission, dame! on s'inquiétait. Les bruits les plus saugrenus--de ces bruits comme il n'en éclôt qu'à Paris, aux environs de la Bourse--circulaient. Selon les uns, M. Émile Ollivier avait échoué, toutes ses avances avaient été repoussées, et il venait de donner sa démission. Selon les autres, il avait fait accepter à l'empereur un cabinet composé de ses anciens amis de la gauche. D'autres encore, qui se prétendaient les mieux informés, affirmaient que M. Rouher allait revenir aux affaires avec un ministère à poigne. Il était manifeste qu'il régnait dans tous les esprits une certaine inquiétude. Depuis les dernières élections, l'incertitude de l'avenir avait paralysé toutes les grandes affaires, ralenti le mouvement de la haute industrie et intimidé les capitaux, poltrons de leur nature et toujours prêts à rentrer sous terre à la moindre alerte. Mais cette incertitude n'entravait en rien le petit commerce, le commerce des étrennes surtout. Jamais premier de l'an ne s'était mieux annoncé. Si matin qu'il fût encore, Paris était bien éveillé. Les carreaux des boutiques étincelaient. Tous les étalages étaient terminés, étalages merveilleux où, parmi les «articles» du plus haut prix, s'accumulaient les mille produits de l'industrie parisienne, véritables objets d'art qui tirent toute leur valeur de l'habileté de l'ouvrier. Constatant de ses yeux cette prospérité de surface, comment Raymond eût-il pu ajouter foi aux sombres prophéties de Me Roberjot? --Toujours les mêmes illusions, pensait-il, tout en suivant la rue Richelieu; toujours les gens prendront leurs désirs pour la réalité, et fou je serais de compter sur la dégringolade de l'Empire pour écraser mes ennemis... Mais il eut un tressaillement de plaisir, quand, en arrivant rue de Grenelle, il constata que son marchand de meubles lui avait tenu parole. Son appartement était prêt et c'est avec un soupir de satisfaction qu'il s'y enferma, sûr d'y être à l'abri des importuns. Il savait, pour s'en être assuré la veille, que c'était de la fenêtre de la chambre à coucher qu'il avait sur l'hôtel de Maillefert la vue la plus complète. Il y courut, et après avoir fermé les persiennes, il en arracha bravement une lame, se ménageant ainsi un jour d'où il pouvait voir à l'aise, sans être aperçu du dehors. Attirant alors une vieille chaise dépaillée, abandonnée par le précédent locataire, il s'assit, et tirant de sa poche une jumelle dont il avait eu le soin de se munir, il regarda. Plus paresseux que Paris, l'hôtel de Maillefert s'éveillait seulement. Dans la cour, sous la direction de monsieur le cocher de service, les gens des écuries et des remises allaient et venaient, étrillant les chevaux, lavant les voitures et cirant les harnais... Au premier étage, toutes les fenêtres étaient ouvertes, et presque à chacune d'elles des valets apparaissaient en veste rouge du matin, avec d'immenses tabliers à pièce, qui secouaient des tapis, battaient des coussins ou époussetaient ces mille bibelots coûteux qui constituaient le luxe du second Empire et qui, par leur fragilité et leur éclat, en étaient comme l'emblème. --Tout ce luxe est-il payé, seulement! se disait Raymond, songeant au désordre de la duchesse et de M. Philippe, et à ces dettes dont ils ne cessaient de tourmenter Mlle Simone... Mais les fers d'un cheval sonnant sur le pavé interrompirent brusquement ses réflexions et ramenèrent ses regards du premier étage à la cour de l'hôtel de Maillefert. Un cavalier y entrait monté sur une bête de prix qu'il maniait avec une rare aisance. Il sauta lestement à terre, jeta la bride aux mains des valets et entra dans l'hôtel, pendant que le suisse frappait deux coups sur un énorme timbre. Ce cavalier était le comte de Combelaine. Que voulait-il si matin, le misérable? quel motif pressant l'attirait? quelle infamie nouvelle tramait-il? Et Raymond regardait avidement les fenêtres du second étage de l'hôtel, toutes hermétiquement closes, espérant que les persiennes de l'une d'elles allaient s'ouvrir et lui fournir quelque indication. Son attente ne fut pas déçue. Moins d'une minute après l'entrée de M. de Combelaine, les deux dernières croisées à gauche de l'hôtel furent ouvertes par un domestique que Raymond reconnut pour l'avoir vu maintes fois aux Rosiers, et qui n'était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du jeune duc de Maillefert. Et dans le court espace de temps où les fenêtres demeurèrent ouvertes, Raymond distingua nettement, dans la vaste chambre qu'elles éclairaient, M. Philippe, d'abord, en veste du matin de velours noir, debout devant une glace; puis M. de Combelaine étendu sur un immense fauteuil. [Illustration:--Vous êtes le fils du baron Verdale.] Mais Raymond n'eut guère de temps à donner à ses réflexions. Un grand bruit de roues attirait son attention. C'était un coupé marron, attelé d'un cheval de cinq cents louis, qui entrait dans la cour de l'hôtel de Maillefert, et qui, après le plus savant demi-cercle, venait s'arrêter devant le perron. De même que l'instant d'avant, le suisse avait frappé deux coups. Et cette visite devait être attendue, car le timbre vibrait encore, qu'une des fenêtres de l'appartement de M. Philippe s'ouvrait, et que M. de Combelaine y apparaissait, se penchant très en avant pour voir qui arrivait. Justement, un des valets de pied venait d'ouvrir respectueusement la portière du coupé. Et un gros homme en descendait, qu'il était impossible de ne pas reconnaître quand on l'avait vu une fois, M. Verdale, c'est-à-dire M. le baron de Verdale. Il adressa quelques mots à son cocher, et, de même que M. de Combelaine, entra dans l'hôtel. --Eh quoi! pensait Raymond, M. Verdale aussi!... Allons, M. de Maumussy ne va pas tarder à paraître... Il se trompait... Celui qu'il aperçut, dix minutes plus tard, ce fut M. Philippe de Maillefert sortant de l'hôtel. Contre son ordinaire, le jeune duc était vêtu de noir, des pieds à la tête, et autant qu'en pouvait juger Raymond, de son observatoire, extraordinairement pâle. Derrière lui, venaient M. de Combelaine et M. Verdale, graves, mais d'une gravité que Raymond jugea plus que suspecte, car il lui sembla les voir échanger un regard d'intelligence, et dissimuler à grand'peine une grimace d'ironique satisfaction. Ils parlaient, du reste, alternativement, et, à les voir ainsi de loin, debout sur le perron, l'un à droite, l'autre à gauche du jeune duc, on les eût pris pour deux chirurgiens réconfortant un malade et l'exhortant à se résigner à quelque terrible, mais indispensable opération. --Qu'espèrent-ils de lui? Qu'en veulent-ils obtenir? pensait Raymond, qui eût donné tout ce qu'il possédait pour entendre aussi bien ce qu'il voyait. Non moins que lui, les vingt domestiques témoins de cette scène paraissaient intrigués et intéressés. Ils se tenaient respectueusement à l'écart, et semblaient absorbés par leur besogne; mais les oreilles étaient tendues et les yeux aux aguets. --S'agirait-il d'un duel? se disait Raymond. Non, il n'hésiterait pas, car ce mérite, du moins, lui reste, de tenir aussi peu à la vie qu'à l'argent... Du reste, M. Philippe n'hésitait plus. A une dernière observation de M. de Combelaine, il se redressa, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête, geste qui dans tous les pays du monde signifie: --Le sort en est jeté! Advienne que pourra! Sur un signe, un valet avait ouvert la portière du coupé. M. Verdale et le jeune duc de Maillefert y prirent place. M. de Combelaine sauta lestement en selle. Et cheval et voiture sortirent au grand trot de l'hôtel. Mais c'est inutilement que Raymond épia leur retour... Une à une les fenêtres du second étage s'ouvrirent, l'hôtel reprit sa physionomie de la veille; de même que la veille les équipages, dans la cour, se succédèrent sans interruption; M. Philippe ne reparut pas; la duchesse de Maillefert et Mlle Simone demeurèrent invisibles... De guerre lasse, après de longues heures d'observation, et comme déjà la nuit tombait, Raymond songeait à rentrer chez sa mère, lorsque tout à coup, dans la cour de l'hôtel, et se disposant à sortir, il aperçut une femme dont la tournure, plus d'une fois, l'avait fait sourire. Oh! il n'y avait pas à s'y tromper... --Miss Lydia Dodge!... s'écria-t-il. Ah! si je pouvais lui parler!... Et il s'élança dehors... C'était bien miss Lydia, en effet. Seule d'ailleurs, elle pouvait avoir cette grande taille, ces vêtements d'une coupe exotique et cette démarche d'une raideur étrange. Elle venait de tourner le coin de la rue de la Chaise, lorsqu'elle s'entendit appeler doucement par son nom: --Miss Lydia! miss Lydia!... Elle s'arrêta court, se retourna vivement tout d'une pièce, et apercevant Raymond: --Vous! s'écria-t-elle, d'un air d'immense stupeur. --Oui, moi, dit-il. Pensiez-vous donc que j'étais resté aux Rosiers! Et comme elle ne répondait pas: --Où est Mlle Simone? interrogea-t-il brusquement. --Ici, à l'hôtel, fit la gouvernante. Mais permettez-moi de vous quitter. Il n'est pas convenable... Elle saluait, elle allait s'éloigner... Raymond la retint par la manche de son manteau. --Chère miss Dodge, disait-il d'une voix suppliante, je vous en conjure, ne m'abandonnez pas ainsi... Mais il avait expérimenté l'ombrageuse susceptibilité de la gouvernante anglaise, et c'est presque timidement qu'il ajouta: --Ce serait me sauver la vie que de m'apprendre ce qui s'est passé... Miss Dodge réfléchissait, et la contraction de sa longue figure, et l'expression de ses gros yeux trahissaient un rude combat intérieur. Parler!... c'était manquer aux principes de toute sa vie. D'un autre côté, elle avait pour Raymond une sincère affection. Toujours il avait eu pour elle des attentions délicates auxquelles on ne l'avait guère accoutumée. Puis il parlait anglais. C'est en anglais qu'il la suppliait en ce moment. --Hélas! murmura-t-elle, avec un gros soupir, que voulez-vous que je vous dise? --Pourquoi Mlle Simone a-t-elle si brusquement quitté Maillefert? --Je ne le sais pas. --Elle ne vous l'a pas dit? vous ne l'avez pas deviné? --Non. --Venir à Paris devait lui coûter. --Oh! horriblement. C'est debout, devant la grande porte d'un vieil hôtel de la rue de la Chaise, que causaient miss Dodge et Raymond. L'endroit leur était propice. Il faisait assez sombre déjà pour qu'on ne les remarquât pas, et d'ailleurs les passants sont rares dans ces parages, où l'herbe pousse entre les pavés. --Cependant, chère miss, insista doucement Raymond, il a dû y avoir une explication entre M. Philippe et sa sœur, après qu'ils m'ont eu laissé seul dans les ruines... --Il y en a eu une, en effet, répondit miss Dodge, seulement... Mais la digne gouvernante venait de prendre une grande résolution. --Je vais vous dire tout ce que je sais, monsieur Delorge, reprit-elle, et vous allez voir que ce n'est pas grand'chose. En quittant les ruines, monsieur le duc et sa sœur se donnaient le bras. Moi, je marchais derrière eux la tête basse, me sentant en faute. Jusqu'au château, ils n'ont pas échangé une parole. Une fois arrivés, ils sont allés s'enfermer au premier, dans le petit salon de mademoiselle. Ils y sont restés près de deux heures. Que se disaient-ils? De la chambre où j'étais restée, j'entendais les éclats de la voix de M. Philippe, tantôt suppliante, tantôt ironique et menaçante. Mais pour distinguer les paroles, il eût fallu coller son oreille à la serrure. Pour la première fois de ma carrière de gouvernante, la tentation m'en vint. --Et vous avez entendu? --Rien. Je résistai à la tentation. Bientôt la porte s'ouvrit et M. Philippe reparut. Il était très pâle. S'arrêtant sur le seuil, il dit à sa sœur: «Je puis compter sur vous, n'est-ce pas?» Elle répondit: «Il me faut vingt-quatre heures de réflexion.» Lui alors reprit: «Soit. Vous nous signifierez votre décision par le télégraphe. Je repars. N'oubliez pas que l'honneur de notre maison est entre vos mains.» Ce récit confirmait tous les soupçons de Raymond, mais il ne lui apprenait rien de nouveau, rien qui éclairât la situation. --Et ensuite? interrogea-t-il. --M. Philippe parti, j'entrai dans le petit salon, et je m'agenouillai devant mademoiselle, lui prenant les mains que j'embrassais, et lui demandant quel grand malheur la frappait... Mon Dieu! jamais je n'oublierai son regard en ce moment. Je tremblai qu'elle n'eût perdu la raison. Alors je lui demandai si elle souhaitait qu'on vous fît prévenir, monsieur. En entendant votre nom, elle se dressa, et ses lèvres remuèrent comme pour donner un ordre. Mais, presque aussitôt, se laissant retomber sur la causeuse: «Non! murmura-t-elle, non! ce n'est plus possible, il n'y faut plus penser!» Puis elle me dit de la laisser, qu'elle avait besoin d'être seule... et je sortis. A cette obstination à demeurer seule en face de son malheur, comme pour en épuiser plus complètement toutes les amertumes, Raymond reconnaissait bien Mlle de Maillefert. --C'est donc à ce moment-là que j'arrivai? interrogea-t-il... --Oh! non, monsieur, vous ne vîntes que plus tard, et lorsque déjà mademoiselle avait sonné pour avoir de la lumière. En entendant appeler dans les escaliers, et reconnaissant votre voix, j'eus un moment d'espoir et je bénis Dieu de vous envoyer. Mais, hélas! vous ne deviez pas réussir mieux que moi. Votre présence, loin de calmer mademoiselle, ne fit que redoubler son agitation, et après votre départ je vis bien que votre douleur s'était ajoutée à la sienne. Plusieurs fois, elle répéta: «Oh! le malheureux! le malheureux!...» Pas plus qu'avant d'ailleurs, elle ne consentit à me garder près d'elle. Je m'installai dans la pièce voisine, et jusqu'à une heure bien avancée de la nuit, je l'entendis marcher et gémir doucement. Vous dire quelle impression cela me faisait est impossible. Il me semblait qu'elle veillait la veillée de sa propre mort. Vers quatre heures et demie, cependant, elle m'appela: «Lydia!» Vite j'accourus, et en la voyant je restai interdite et toute saisie. Elle ne pleurait plus; ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire; son visage resplendissait de la résignation sublime qui soutient les martyrs. Je compris que sa résolution était prise. «--Lydia, me dit-elle, tu vas tout préparer à l'instant pour notre départ. «--Quoi! m'écriai-je, nous quittons Maillefert, mademoiselle? «--Ce matin même par le train de huit heures. Tu vois que tu n'as pas une minute à perdre. Éveille tout le monde pour qu'on t'aide. «A six heures, cependant, les préparatifs étaient terminés. «Aussitôt, mademoiselle fit appeler le vieux jardinier, qui était son homme de confiance, et lui dit d'atteler le char-à-bancs pour nous conduire à la gare. Le brave homme, alors, demanda à mademoiselle, ses instructions pour le temps de son absence. Elle lui répondit qu'elle n'avait rien de particulier à lui demander; qu'elle allait cesser, probablement, de s'occuper de ses propriétés, et que sans doute elle ne reviendrait plus à Maillefert. «Tous les gens du château étaient dans le corridor qui entendaient cela. Elle les fit entrer, et à chacun d'eux elle donna quelque chose, de l'argent d'abord, puis un souvenir. On eût dit une mourante distribuant à ceux qui l'ont servie tout ce qui lui a appartenu et dont elle n'a plus que faire. «Tout le monde fondait en larmes. Tout le monde perdait la tête... Mademoiselle seule gardait son sang-froid. «Et sept heures sonnant: «--Il est temps de partir, dit-elle. «Les domestiques aussitôt se mirent à descendre nos malles, mais elle retint près de nous le vieux jardinier. Et dès que nous ne fûmes plus que tous les trois, tirant une lettre de sa poche: «--Voici, lui dit-elle, une lettre pour M. Raymond Delorge, que vous connaissez bien. Je vous la confie. Vous la ferez parvenir, mais seulement après midi, vous m'entendez, pas avant... «Le jardinier promit d'obéir. Nous descendîmes prendre place dans le char-à-bancs, et, une heure après, nous étions en chemin de fer, et l'express de Paris nous emportait. A chaque phrase de ce récit, éclatait l'indomptable énergie de Mlle Simone. Le devoir lui ordonnait, croyait-elle, de faire une œuvre, elle la faisait, dût son cœur en être brisé. Seul au monde, peut-être, Raymond pouvait comprendre tout ce qu'elle avait souffert... --Et en arrivant à Paris, demanda-t-il, c'est à l'hôtel de Maillefert que s'est fait conduire Mlle Simone? --Oui, monsieur, tout droit, répondit la digne gouvernante et je puis dire que son apparition a été saluée par des transports de joie. Une reine n'eût pas été tant fêtée. --Et depuis, quelle est son existence? --Depuis son arrivée, mademoiselle a passé toutes ses après-midi avec des hommes d'affaires, des notaires, des avoués... --Et le reste du temps? --Mademoiselle le passe avec madame la duchesse ou avec des amies de madame la duchesse, Mme la baronne Trigault, Mme la duchesse de Maumussy... --Elle ne sort pas? --Je l'ai accompagnée hier matin jusqu'à Sainte-Clotilde, entendre la messe... Ce détail, Raymond le nota soigneusement. --Sans doute, fit-il, Mlle Simone n'est pas libre. Miss Dodge leva les bras au ciel. --Pas libre!... s'écria-t-elle. Mademoiselle est maîtresse de ses actions ici aussi bien qu'à Maillefert. Qui donc se permettrait d'aller contre ses volontés? --Et... elle ne vous a jamais parlé de moi? La digne gouvernante tressaillit. --Jamais! répondit-elle. Mais moi, une fois, j'ai osé lui en parler... Ah! monsieur, pour la première fois de sa vie, mademoiselle m'a traitée durement. «Si tu prononçais encore ce nom, m'a-t-elle dit, je serais forcée de me séparer de toi!» C'est par un geste désespéré que Raymond accueillit cette réponse. --Elle vous a dit cela!... balbutia-t-il. Et moi, miss, si vous saviez ce que je voulais vous demander... Je voulais vous prier à genoux, à mains jointes, de dire à Mlle Simone que je vous ai rencontrée, que je suis désespéré, que je donnerais ma vie pour la voir, pour lui parler, ne fût-ce que cinq minutes... Brusquement, miss Dodge l'arrêta. Elle était émue, la digne fille, sincèrement, et toute bouleversée de cette grande passion, comme elle n'en avait pas, hélas! inspiré. --Ce soir même, dit-elle, à tous risques, je ferai ce que vous me demandez. Adieu! III C'était de la part de miss Dodge une si terrible dérogation à ses principes sévères et un tel acte de courage que Raymond demeurait confondu de la promptitude de sa résolution. Ce n'était pas précisément le «pain de ses vieux jours» qu'elle allait risquer, car il était clair que jamais Mlle Simone ne laisserait manquer de rien sa dévouée gouvernante, mais elle allait s'exposer à une séparation dont l'idée lui était plus pénible que celle de la mort. Et Raymond qui ne l'avait seulement pas remerciée, qui l'avait laissée s'éloigner sans savoir où et comment elle lui apprendrait le résultat de sa démarche!... Mais il ne s'en tourmentait pas outre mesure. Grâce à ce logement, qu'il avait loué, il savait qu'il serait toujours à même de rejoindre la digne institutrice dès qu'elle risquerait un pied dehors. La décision de Mlle Simone était un bien autre sujet d'angoisses. Consentirait-elle à cette entrevue que lui faisait demander Raymond, et qu'il eût payée de la moitié de son sang? Il était persuadé que c'était comme autrefois, comme toujours, à la fortune de la pauvre enfant qu'on en voulait, et rien qu'à sa fortune, et il se disait: --Que je lui parle, et je la décide à l'abandonner à qui la convoite si ardemment, cette fortune maudite. C'était l'espérance, la fleur vivace qui résiste à tous les orages, qui refleurissait dans son âme. Et le bien-être qu'il en ressentait se reflétait si visiblement sur son visage, que lorsqu'il rentra pour dîner: --Tu es satisfait de ta journée, mon fils? lui demanda Mme Delorge, qui était certes à mille lieues de soupçonner la nature de ses soucis. --Oui, ma mère, répondit-il. --Tu as revu nos amis, sans doute? Tu as pu t'assurer par toi-même de la réalité de nos espérances. --J'ai vu Me Roberjot, dit-il, pour dire quelque chose, car la confiance candide de sa mère le gênait beaucoup. Mais si Mme Delorge se paya de ses vagues réponses, il n'en devait pas de même être de Mlle Pauline. Se trouvant seule, après le dîner, avec son frère: --Pauvre Raymond, lui dit-elle, en lui prenant la main, tu es donc moins malheureux!... Il ne put retenir un mouvement d'impatience, dépité de l'insistance de sa sœur à pénétrer son secret. --Qu'imagines-tu donc?... Il la regardait dans les yeux. Elle devint cramoisie, et, essayant de dissimuler son embarras sous un éclat de rire: --Dame! répondit-elle, je ne sais pas... au juste. Seulement la politique tracasse Me Roberjot bien autrement que toi, et jamais je ne lui ai vu des regards comme les tiens... Et comme il se taisait: --Je n'insisterai pas, ajouta sérieusement la jeune fille. Et cependant, j'aurais peut-être des confidences à échanger contre les tiennes. A tout autre moment, Raymond eût voulu avoir l'explication de cette phrase au moins singulière. L'égoïsme de la passion retint les questions sur ses lèvres. Il se dit en lui-même: --Oh! oh! il paraît que Mlle Pauline Delorge aime quelqu'un, et c'est là ce qui la rend si clairvoyante. Puis il n'y pensa plus du reste de la soirée, qu'il passa entre sa mère et sa sœur. Et lorsqu'il eut regagné sa chambre, il ne songeait qu'à une chose, c'est que le lendemain était le premier jour de l'An, et que très probablement il n'aurait pas deux heures à lui pour courir jusqu'à la rue de Grenelle-Saint-Germain. Il ne se trompait pas. C'était chez Mme Delorge que, depuis des années, venaient déjeuner, le premier janvier, les rares amis qui lui étaient restés fidèles. Dès neuf heures, arrivaient Mme Cornevin et ses filles, puis l'excellent M. Ducoudray, l'œil plus brillant que les pierres d'une paire de boucles d'oreilles qu'il apportait à Mlle Pauline. Me Roberjot ne tarda pas à apparaître, les bras chargés de sacs de bonbons; et dès son entrée: --Eh bien! s'écria-t-il, le voici donc venu, le premier jour de cette fameuse année de 1870 qui doit donner à la France le bonheur et la liberté!... --_Amen!_ fit M. Ducoudray. Et en attendant, nous sommes toujours sans ministère. --Toujours, répondit Me Roberjot, de ce ton de bonne humeur qui avait résisté à tous les tracas et à toutes les déceptions de sa vie. Ah! l'enfantement est laborieux. Mais soyez sans inquiétude, demain l'_Officiel_ parlera, et nous connaîtrons enfin le ministère Ollivier. Raymond s'était rapproché. --Et pensez-vous toujours, demanda-t-il, qu'il doit être l'avant-dernier ministère du second Empire! --Je le pense plus que jamais... s'écria l'avocat. Et sans soupçonner, certes, quels effroyables malheurs allaient fondre sur la France, en cette sinistre année de 1870: --Dans un an, ajouta-t-il, à pareil jour, je vous donne rendez-vous. Alors, vous me direz ce que sont devenus tous ceux qui jouissent de leur reste, le comte de Combelaine et le duc de Maumussy, et cette chère princesse d'Eljonsen, et mon excellent ami Verdale!... Le lendemain, ainsi qu'il l'avait annoncé, le _Journal officiel_ publiait le nom des hommes choisis par Émile Ollivier, et qui allaient constituer avec lui ce ministère fameux qui portera dans l'histoire le nom de ministère du 2 janvier. [Illustration: Ce cavalier était le comte de Combelaine.] Et la vérité vraie, incontestable, sinon incontestée, est que la France eut, ce jour-là, comme un éblouissement d'espérance et de liberté. En lisant le nom des hommes qui allaient prendre la direction des affaires, on crut que la ruine prochaine, dont les symptômes se multipliaient de plus en plus alarmants depuis quelques mois, allait être conjurée. On crut qu'une transaction pacifique éviterait les horreurs d'une lutte sanglante sur des décombres. --On va donc respirer! disait-on. La sécurité va donc renaître! Les affaires vont donc reprendre!... Que devenaient dans de telles circonstances les théories de Mme Delorge, qui avait toujours attendu, qui attendait encore avec une imperturbable confiance quelque dégringolade effroyable, soudaine, foudroyante, qui livrerait à sa vengeance les assassins, dix-huit ans impunis, de son mari!... Et Raymond lui-même ne s'était-il pas parfois, dans le secret de son cœur, bercé de ce décevant espoir, que quelque grande commotion politique détacherait Mme de Maillefert de ses amitiés nouvelles et sauverait Mlle Simone? --Chimères!... se disait-il maintenant. Illusions vaines!... C'est sur soi, sur soi seul, qu'un homme doit compter!... Ce qui n'était pas une illusion, c'est que, de plus en plus, la situation de Mlle Simone était menacée. La veille même, une lettre qu'il avait reçue de M. de Boursonne était venue confirmer ses craintes et l'avertir de se hâter. «Il court ici de singuliers bruits, écrivait le vieil ingénieur, et avec une persistance qui me les fait prendre au sérieux, malgré leur invraisemblance. «On assure que Mlle Simone, ne devant plus revenir à Maillefert, se décide à vendre toutes ses propriétés, et même le château. D'après M. Bizet de Chenehutte, qui est décidément un brave garçon, la vente aurait lieu dans les premiers jours du mois prochain. Ce qui désole les gens du pays, c'est qu'on annonce que tout est d'avance acheté en bloc par un gros capitaliste de Paris. «Comme de raison, je vous fais grâce des commentaires. «Vous, là-bas, vous devez savoir la vérité. Mandez-la-moi donc, s'il vous plaît, pour que je conserve ma réputation d'homme bien informé. Et par la même occasion, dites-moi un peu ce que vous devenez.» Hélas!... Raymond n'en savait pas plus que son vieil ami. Aussi, est-ce avec la résolution plus que jamais arrêtée de parvenir, coûte que coûte, jusqu'à Mlle Simone, qu'il arriva vers deux heures à son appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain. Une surprise immense l'y attendait. Lorsqu'il entra dans la loge pour prendre sa clef: --On est venu vous demander ce matin, monsieur, lui dit la concierge. Sa première idée fut que la vieille femme, dans une intention qui lui échappait, plaisantait. Qui donc savait qu'il avait loué cet appartement? Personne. Et l'eût-on su, comment eût-on pu venir l'y demander, puisqu'au lieu de son nom, il avait donné celui de la famille de sa mère? --Quand donc est-on venu? interrogea-t-il. --Ce matin. --Qui? --Un monsieur, vêtu dans le dernier genre, tout ce qu'il y a de plus comme il faut. J'étais en train de balayer mes escaliers: il appelle, moi je me penche sur la rampe, et je lui crie: --Qu'est-ce que vous voulez? Il lève la tête: --Je voudrais savoir, répond-il, si mon ami est chez lui. --Quel ami? --Eh! celui qui a emménagé au troisième avant-hier. --M. de Lespéran, alors? --Précisément. Là-dessus, je lui ai dit que vous étiez absent, et il a paru très contrarié. Il m'a cependant remerciée très poliment, et il est parti en disant qu'il repasserait... Raymond réfléchissait, et à son premier étonnement l'inquiétude succédait. Ce mystérieux visiteur ne s'était pas présenté en demandant M. de Lespéran. Il s'était arrangé de telle sorte que c'était la portière qui lui avait appris sous quel nom s'était établi rue de Grenelle son nouveau locataire. Mais il semblait à Raymond très important que la concierge ne soupçonnât rien. --Ce doit être, dit-il, quelqu'un de mes amis. Vous a-t-il laissé son nom?... --Ma foi, non!... --Et vous ne le lui avez pas demandé? Non. C'est vraiment bien fâcheux. Pourtant, si vous pouviez me donner son signalement exact!... Voyons, comment était-il, jeune, vieux?... --Ni l'un ni l'autre. --Grand ou petit? Mince ou gros?... --Entre les deux. --Brun ou blond? --Oh! pour cela, tout ce qu'il y a de plus blond, blond ardent, s'entend. --Avait-il un accent? --Je n'ai pas remarqué. Tout espoir d'être renseigné s'évanouissait. Raymond comprit qu'insister serait inutile. --Une autre fois, dit-il à la portière, il faudra, je vous prie, demander le nom des gens qui viendront en mon absence. Mais cette insouciance qu'il affectait, elle était bien loin de son âme. De ce fait résultait pour lui la certitude qu'il était suivi, épié. Par qui? dans quel but? Une fois, le souvenir de Laurent Cornevin traversa son esprit. Il le repoussa. --Si Laurent, se dit-il, avait à me parler, il viendrait me trouver chez ma mère ou m'écrirait pour me donner un rendez-vous... N'importe, c'était un souci nouveau ajouté à tous ceux de Raymond; souci cuisant s'il en fut, irritant, et de toutes les minutes. Il cessait de s'appartenir, en quelque sorte. Il ne devait plus faire un pas, désormais, sans être tourmenté de cette idée qu'il traînait à ses talons quelque mouchard immonde, qu'il était incessamment épié, que chacune de ses démarches avait un témoin invisible, tapi dans l'ombre et dressant un rapport... Une telle infamie était bien digne de M. Philippe, conseillé par M. de Combelaine. Cette journée, du reste, qui commençait si mal, ne lui devait pas être favorable. C'est en vain que, jusqu'à la nuit, il demeura l'œil cloué à l'ouverture qu'il avait pratiquée à la persienne, il n'aperçut ni Mlle Simone, ni miss Lydia Dodge. Et il ne fut pas plus heureux les jours suivants, encore que littéralement il ne bougeât plus de son observatoire; si bien qu'à la fin de la semaine il ne savait plus que croire ni qu'imaginer. Miss Dodge l'avait-elle donc trompé? N'avait-elle paru céder à ses instances que pour se débarrasser de lui? Avait-elle au contraire tenu sa promesse et avait-elle été impitoyablement renvoyée? Le désespoir s'emparait de Raymond, lorsqu'enfin le dimanche matin, un peu avant huit heures, juste comme il venait d'arriver, il vit apparaître sur le perron Mlle Simone. Elle était habillée; elle allait sortir; elle sortait. Mais ce n'était pas comme d'ordinaire la fidèle Lydia Dodge qui l'accompagnait. C'était une femme de chambre que Raymond ne connaissait pas, qui devait être une des femmes de la duchesse, et qui portait un livre d'heures... Il n'en descendit pas moins en toute hâte et assez vite pour que Mlle Simone n'eût pas disparu quand il arriva dans la rue. Mais elle était loin, déjà; elle marchait d'un bon pas... Elle suivait la rue de Grenelle-Saint-Germain, elle tournait la rue Casimir-Périer... Il était clair qu'elle se rendait à Sainte-Clotilde. Raymond, alors, la devança et se retourna. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle tressaillit et baissa la tête, mais elle ne s'arrêta pas et entra dans l'église... --Et cependant elle m'a vu, pensait-il, elle m'a reconnu!... Tout espoir est-il donc perdu?... Ce qui le préoccupait, c'était de savoir par où Mlle Simone sortirait, afin de la devancer et de se trouver sur son passage. Bientôt il n'eut plus de doute. La messe terminée, elle resta agenouillée quelques instants encore, puis, se levant, elle traversa la nef, se dirigeant vers la grande porte qui donne sur le square. Il sortit alors par une des portes latérales, et tournant l'église au pas de course, il arriva au bas des marches, juste comme Mlle Simone les descendait. Il hésitait à l'aborder, pourtant, à cause de cette femme de chambre étrangère... Mais elle n'hésita pas, elle. Venant droit à lui: --Ce que vous faites là est mal, monsieur Delorge!... lui dit-elle. Lui était saisi de douleur de retrouver Mlle Simone si pâle et si amaigrie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Ce qui n'empêche que c'est d'une voix ferme, et en le regardant fixement, qu'elle ajouta: --N'avez-vous donc pas reçu ma dernière lettre? --Pardonnez-moi. --Ne vous y disais-je pas de m'oublier? qu'il le fallait?... Raymond hochait la tête. --Dans cette dernière lettre, répondit-il, vous me disiez: «Je suis la plus misérable des créatures.» Alors moi je viens vous dire: «Mon âme, mon intelligence, ma vie, tout vous appartient. Est-ce que tout entre nous, joie ou malheur, ne doit pas être commun?» Qu'arrive-t-il? J'ai le droit de vous le demander, j'ai le droit de le savoir. Il faut que je vous voie, que je vous parle... Elle devenait indécise, mais la femme de chambre se rapprochait: --Eh bien!... soit, dit-elle vivement; à quatre heures, demain, ici... Certes, il n'y avait rien dans l'attitude de Mlle de Maillefert, dans son accent ni dans ses regards qui pût encourager les espérances de Raymond... Mais le pire malheur n'était-il pas préférable à ses horribles perplexités?... Aussi le lendemain, bien avant l'heure indiquée, il était devant Sainte-Clotilde et errait lentement autour du square. Le ciel était gris, le temps froid, le sol détrempé. Le jardin était désert. Personne ne passait le long des grilles... Mais la nuit venait, avancée par le brouillard. Quatre heures sonnèrent. L'instant d'après, deux femmes apparurent au coin de la rue Casimir-Périer: miss Lydia et Mlle Simone... La pauvre gouvernante n'avait donc pas été renvoyée! Vivement Raymond s'avança... Mais Mlle Simone l'avait aperçu, et venant à lui: --Offrez-moi votre bras, lui dit-elle d'une voix brève, et marchons... Il obéit; et tout aussitôt: --Car vous en êtes venu à vos fins, poursuivit durement la jeune fille. Vous l'exigiez, me voici... --Je l'exigeais!... --Assurément, et à ce point que c'était comme une persécution. Mon frère ne vous a-t-il pas rencontré déjà, près de notre hôtel, et n'est-ce pas sa modération seule qui a évité une altercation?... Un geste de colère, de regret peut-être, échappa à Raymond. --C'est juste, fit-il. M. Philippe ne m'a même pas frappé. --Et ce n'est pas tout!... Vous avez circonvenu ma gouvernante et vous l'avez décidée à enfreindre mes ordres et à violenter ma volonté!... Était-ce bien Mlle Simone qui parlait ainsi!... Était-ce possible!... Était-ce vraisemblable!... --Je voulais vous voir, commença Raymond, je voulais... --A quoi bon!... interrompit la jeune fille, d'un accent tranchant et froid comme l'acier. Est-ce pour me contraindre à vous répéter ce que je vous ai écrit? Soit, je vous le répète: Nous sommes à tout jamais séparés, nous devons nous oublier, il le faut, je le veux... Elle parlait très haut, sans aucune réserve, comme si elle eut été hors d'elle-même... Si bien qu'il était fort heureux que le square fût désert, et que d'ailleurs miss Dodge veillât. --Eh bien! s'écria Raymond, c'est de cette séparation que j'ai à vous demander compte... --A moi! prononça la jeune fille, d'un ton que n'eût pas désavoué sa mère. Et de quel droit? Depuis quand ne suis-je plus libre et maîtresse de mes actions? Ce que je fais, il me plaît de le faire... Heureusement, il est de ces exagérations qui, dépassant le but, le découvrent. A mesure que Mlle Simone le traitait plus durement, le jour se faisait dans l'esprit de Raymond. Il s'arrêta court, et plongeant dans les yeux de la jeune fille un de ces regards qui remuent la vérité au plus profond de l'âme: --Ah! ce que vous faites est sublime!... s'écria-t-il. --Monsieur, balbutia-t-elle, décontenancée. Raymond... Mais lui, sans se laisser interrompre: --Me jugez-vous donc si au-dessous de vous, continua-t-il, que je ne puisse vous comprendre?... Détrompez-vous. Croyant que je dois vous perdre, vous essayez d'atténuer mon désespoir. Quand une abominable intrigue vous arrache à mon amour, vous voulez paraître me renier volontairement. Vous élevant pour moi jusqu'à l'héroïsme du sacrifice, vous tâchez de vous perdre dans mon cœur, avec cette pensée que, si je pouvais vous mépriser, je vous regretterais moins et me consolerais... Sous la flamme de cette parole, elle se débattait, elle essayait de protester. --Vous oubliez donc, continuait Raymond, le serment que nous avons juré!... C'est ensemble que nous devons lutter la lutte de la vie, ensemble que nous devons périr ou être sauvés... Visiblement, Mlle de Maillefert avait trop compté sur ses forces: elle faiblissait. --Je vous en conjure, murmura-t-elle, ne me parlez pas ainsi... --Il le faut, je le dois, et vous... vous me devez la vérité... --Eh bien! donc... commença l'infortunée. Mais elle s'arrêta aussitôt, avec un mouvement d'horreur, et violemment: --Jamais!... s'écria-t-elle, jamais, c'est impossible... Raymond sentait la victoire lui échapper. --Faudra-t-il donc, s'écria-t-il, que je vous sauve malgré vous!... Elle se redressa sur ce mot, et admirable d'énergie: --Qui vous dit que je veux être sauvée? prononça-t-elle. Je ne dois pas l'être, je ne le serai pas. Il est trop tard, d'ailleurs. Tout ce que vous tenteriez maintenant ne servirait plus qu'à rendre peut-être inutile un horrible sacrifice librement consenti. Pour vous, j'aurais dû ne pas venir. Pour moi, j'emporte l'espérance que le souvenir de la pauvre Simone ne vous sera pas sans douceur... Car, ne vous abusez pas, c'est la dernière fois que nous nous revoyons... --Non, je ne vous laisserai pas partir ainsi. Déjà elle avait repris le bras de miss Lydia. --N'insistez pas, dit-elle, laissez-moi tout mon courage, j'en ai besoin... Adieu! Lorsque Raymond revint à lui, après avoir erré toute la soirée par les rues de Paris, il était sur le boulevard, devant un groupe où un homme disait: --Victor Noir a été tué par le prince Pierre Bonaparte, j'en suis sûr, j'arrive d'Auteuil... IV Il était réel, ce bruit, qui, de même qu'une traînéeb de poudre, courait le long des boulevards et se répandait par tout Paris. Dans l'après-midi de cette journée du lundi, 10 janvier 1870, deux journalistes, MM. Louis Noir et Ulrich de Fonvielle, s'étaient présentés chez le prince Pierre Bonaparte, qui habitait alors à Auteuil l'ancienne maison du philosophe Helvétius. Ils venaient, envoyés par un de leurs amis, Paschal Grousset, demander raison au prince d'un article publié dans un journal de Bastia, l'_Avenir_. Le prince attendant ce jour-là les témoins de Henri Rochefort, ces messieurs avaient été reçus... Moins de dix minutes après, des coups de feu avaient retenti dans la maison. Presque aussitôt, un homme en était sorti, blême, la tête nue, trébuchant, les deux mains fortement appuyées sur le cœur. Arrivé sur le trottoir, il s'était affaissé. Il était mort. Celui-là était Victor Noir. L'instant d'après, un autre homme sortait, pâle, effaré, un revolver à la main, qui criait: --N'entrez pas! On assassine ici! Cet autre était M. Ulrich de Fonvielle. Tels étaient les faits qui circulaient de bouche en bouche. Que s'était-il passé dans la maison? Personne encore ne le savait exactement, et personne, il faut le dire, ne semblait tenir à le savoir. Visiblement les opinions étaient arrêtées. A la détonation du revolver d'Auteuil, deux partis immédiatement s'étaient dressés, qui là, sur-le-champ, sans informations, avant toute enquête, se disputaient la possession exclusive de la vérité. A entendre les uns, le prince Pierre Bonaparte, attaqué et provoqué chez lui, n'avait fait, en tuant Victor Noir, qu'user du droit sacré qu'a tout citoyen de se défendre et de faire respecter sa maison. Selon les autres, et c'était l'immense majorité, il n'y avait même pas eu de provocation, et Victor Noir était tombé victime du plus lâche des attentats. Entre ces deux camps, quelques gens de bon sens essayaient d'élever la voix. --Si nous attendions d'être éclairés, proposaient-ils, avant de nous prononcer?... Ils perdaient leur éloquence... Paris était pris de la fièvre. Les rues étaient pleines de monde, les cafés regorgeaient. A tous les coins de rue, des groupes se formaient d'où s'élevait une immense clameur de malédiction. Une agitation sourde remuait les faubourgs, plus menaçante à mesure qu'elle se propageait dans les quartiers excentriques. Lorsque Raymond rentra, tout bouleversé, déjà Mme Delorge était informée de l'événement, et extraordinairement émue. --Eh bien!... dit-elle à son fils, le doigt de Dieu n'est-il pas visible? Au moment où l'Empire s'applique à faire oublier ses origines, n'y a-t-il pas quelque chose de fatidique dans la mort de ce malheureux jeune homme, dont le nom, inconnu hier, sera peut-être demain le cri de ralliement d'une révolution? Mais déjà le prince Pierre était arrêté, et l'instruction était commencée. Paris le sut par les journaux du matin, qui tous publiaient une note du chef du cabinet du ministère de la justice, M. Adelon. --A quoi bon?... disait à Raymond Me Roberjot. Où est le juge d'instruction capable d'éclairer de la lumière de la vérité cette sinistre affaire? Puis hochant la tête d'un air sombre: --Et maintenant, ajoutait-il, croyez-vous que ce soit vraiment le commencement de la fin?... Et cependant, ce n'est rien encore, vous verrez, vous verrez... Ce que Raymond vit, ce fut que la _Marseillaise_ parut encadrée de noir, ayant à sa première colonne un article de Rochefort, cri de haine et de colère, qui devait retentir au fond des ateliers les plus reculés. Il n'était pourtant pas besoin d'excitations. Les plus optimistes sentaient souffler au-dessus de Paris le vent brûlant des grands orages populaires. Toute la journée du 11 fut employée aux préparatifs. Tout le jour, on vit des groupes se diriger en pèlerinage vers Neuilly, où on avait transporté le corps de Victor Noir. L'enterrement devait avoir lieu le lendemain, 12. On avait demandé qu'il se fît au Père-Lachaise. Légalement, il devait avoir lieu à Neuilly. --C'est ce qu'on verra! disait-on dans bien des groupes. Le lendemain, il tombait une petite pluie serrée, pénétrante, glaciale. «Il pleut, il n'y aura rien!» avait dit autrefois Pétion. Cette fois l'opinion était trop montée pour regarder au temps. Bien avant le jour, l'armée était sur pied. [Illustration:--Voici, dit-elle, une lettre pour M. Raymond Delorge.] On avait fait venir la garnison de Versailles. Des troupes étaient massées au Champ-de-Mars et au palais de l'Industrie. Des sergents de ville étaient groupés des deux côtés de la porte Maillot. Dès sept heures, de son côté, dans tous les quartiers de Paris, la foule s'était mise en mouvement et roulait vers Neuilly, cohue immense, où tous les âges et toutes les conditions se confondaient. Des marchands de journaux circulaient à travers tout ce monde, ils vendaient la _Marseillaise_ et l_'Éclipse_, qui représentaient Victor Noir mort, et ils criaient: --A deux sous, le cadavre, à deux sous!... Il était une heure alors. L'instant critique approchait. Allait-on laisser le corbillard se rendre paisiblement au cimetière de Neuilly? Fallait-il prendre la bière sur les épaules et, le revolver à la main, marcher sur Paris?... Autour de la dépouille mortelle de Victor Noir, ses amis délibéraient. Poussé par la foule jusqu'au premier rang, et même, à un moment, jusqu'à l'intérieur de la maison mortuaire, Raymond se trouvait à même de suivre toutes les péripéties de ce drame émouvant et terrible. Un à un, il avait vu passer près de lui tous les chefs du mouvement, tous ceux qui avaient ou se croyaient une influence, tous ceux dont on attendait des ordres ou un signal. C'est vers une heure et demie que Rochefort était arrivé. Il était plus pâle que de coutume, et, sur son visage bouleversé, chacun pouvait lire les effroyables émotions qui l'agitaient. Sitôt entré dans un petit atelier qui précédait la chambre mortuaire, il s'était laissé tomber lourdement sur une chaise, en disant: --Donnez-moi un verre d'eau, je n'en puis plus. Dans la pièce se trouvait un Anglais, froid, raide, impassible. Il tira de sa poche une sorte de gourde recouverte de paille tressée, et, la tendant à Rochefort: --C'est du rhum, dit-il, buvez. --Merci, je n'en prends jamais. Froidement, l'Anglais remit sa bouteille dans sa poche, et haussant les épaules: --Vous avez tort, dit-il, un coup de rhum fait grand bien quand on est le chef d'un mouvement comme celui-ci, et qu'on est ému comme vous l'êtes. Et s'adressant à Raymond: --N'est-ce pas votre avis, monsieur? ajouta-t-il... Raymond n'eut pas le loisir de répondre à ce singulier personnage; des gens entraient effarés, qui se pressaient autour de Rochefort, répétant: --Que faut-il faire? Qu'avez-vous décidé?... Lui, le front moite d'une sueur d'angoisse, hésitait... Il se disait que si une collision, par malheur, avait lieu, toute cette foule en un moment serait repoussée, éparpillée, sabrée, et qu'un mot de sa bouche pouvait être le signal d'une épouvantable effusion de sang... Un homme qui entra, maigre, l'œil ardent, les cheveux hérissés, crut qu'il allait le décider. --Marchons-nous sur Paris, oui ou non? demanda-t-il brusquement. --Qui vous donne le droit de m'interroger? dit Rochefort. --Le peuple dont vous êtes le représentant. --Je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous. --Tant pis! Et enfonçant son chapeau sur sa tête, il sortit, écartant violemment la foule qui s'était entassée dans l'atelier. L'instant d'après, Rochefort sortait aussi. Le frère de Victor Noir, Louis, l'était venu chercher, et le conjurait de tout tenter pour éviter à son frère des funérailles sanglantes. La discussion fut violente, mais enfin, sur l'avis de Delescluze, il fut décidé que le corps serait porté au cimetière de Neuilly. Placé à une fenêtre, Rochefort annonça à la foule cette résolution, déclarant qu'il considérait comme sacrée la volonté de la famille. Autour de la maison on applaudit. Mais Raymond entendit près de lui un homme qui disait: --De quoi se mêle donc la famille! Le corps est à la démocratie, il faut le porter à Paris!... On descendait la bière, à ce moment, pour la placer sur le char funèbre. Dès qu'elle parut, il y eut une poussée dans la foule; des hommes se ruèrent pour s'en emparer, et on put croire un instant qu'une épouvantable lutte allait s'engager. Debout près du corbillard, Raymond, de son mieux, prêtait main-forte aux gens qui s'efforçaient de retenir le cercueil, lorsqu'un homme en blouse, d'une carrure herculéenne, le saisit à la gorge et le renversa en arrière contre la roue. Il allait sans doute rouler à terre, ce qui, en ce moment et en cet endroit pouvait être la mort, lorsqu'à ses côtés surgit cet Anglais qu'il avait vu, dans l'atelier, offrir du rhum à Rochefort. D'un seul coup de poing en pleine poitrine, il rejeta comme une masse l'homme en blouse dans la mêlée, et tendant la main à Raymond, à demi étranglé: --Dans une foule comme celle-ci, dit-il froidement, il ne faut jamais se laisser saisir. --Monsieur, commença Raymond, vous venez probablement de me sauver la vie... --J'en serais heureux, interrompit l'Anglais; mais il n'en est rien, je vous assure, et ce léger service ne vaut pas un remercîment... Mais pardon de vous quitter, voici le char qui s'éloigne, et je ne veux pas perdre un détail de la cérémonie. Le char funèbre, en effet, venait de se mettre en marche, et lentement, péniblement, ballotté par les incessants remous de la foule, il cheminait le long de l'avenue, vers le petit cimetière de Neuilly. Derrière, immédiatement, marchaient Rochefort et M. Ulrich de Fonvielle dont le paletot était littéralement en lambeaux. Et instinctivement, des milliers et des milliers de gens, poussés, la tête nue et les pieds dans la boue, suivaient. Le mouvement était d'une lenteur extrême, mais à ce point irrésistible, que Raymond avait été entraîné. Faute d'avoir pu se dégager, il suivait, lui aussi. Une poussée l'avait séparé de l'Anglais, mais il ne l'avait pas perdu de l'œil tout de suite, et pendant un bon moment, il l'avait vu circuler dans la cohue. --Singulier personnage! pensait Raymond intrigué. Que fait-il là? Un arrêt brusque de ce torrent humain, qui roulait à pleine avenue vers le cimetière, interrompit les réflexions. --Qu'est-ce que c'est? demandait-on autour de lui. Qu'est-il arrivé?... Il arrivait que Rochefort, succombant sous tant d'émotions, venait de chanceler et de tomber inanimé entre les bras des amis qui l'entouraient, et qu'on le transportait dans une boutique voisine, la boutique d'un épicier. --Il est mort, disaient quelques-uns. Il n'était qu'évanoui, et ne tarda pas à reprendre ses sens. Mais cet incident enlevait définitivement toute idée de porter le cercueil au Père-Lachaise en traversant Paris. Aussi bien, la lassitude et le découragement commençaient à s'emparer de toute cette foule, sur pied depuis le matin, dans la boue et sous la pluie, et où beaucoup de gens se trouvaient, qui n'avaient rien pris de la journée. C'est donc plus vite qu'on se dirigea vers le cimetière de Neuilly, où quelques orateurs, amis ou se disant amis du pauvre Victor Noir, prononcèrent quelques paroles d'adieu et des serments de vengeance. Le retour commençait. Revenu à lui, Rochefort était monté dans un fiacre, et venait de donner au cocher l'ordre de reprendre le chemin de Paris. Alors, ceux qui s'étaient déclarés pour la bataille, ceux qui voulaient la lutte immédiate, reprirent quelque espoir. Et de fait, le spectacle était assez effrayant et assez étrange pour que l'on pût tout craindre. La nuit tombait. Le brouillard léger qui succédait à la pluie donnait aux objets des formes indécises. Les nuages, au couchant, se coloraient de rougeurs hivernales, qui semblaient des reflets d'incendie... Et cependant deux cent mille hommes, au moins, de tout âge, de toute condition, en colonne serrée, interminable, remontaient lentement vers l'arc de l'Étoile, chantant à pleine voix des chants révolutionnaires et poussant des clameurs formidables comme les rugissements d'une fournaise. Qu'allait-il advenir quand cette masse énorme se heurterait aux sergents de ville massés autour de l'Arc de Triomphe? Rien... Les sergents de ville se retirèrent un peu à l'écart, et, impassibles, regardèrent s'écouler le noir torrent... --Où va-t-on? demandaient des gens aux côtés de Raymond; où allons-nous?... La colonne descendait les Champs-Élysées, et les chants redoublaient... lorsque tout à coup, au rond-point, la tête s'arrêta. Là étaient rangés les escadrons de cavalerie... Bientôt, dominant les chants et les chansons, un roulement de tambours se fit entendre... C'était une première sommation. Vivement Rochefort se jette à bas de son fiacre, et suivi de deux amis, s'avance vers un commissaire de police qui, ceint de son écharpe, barre l'avenue. --Je veux passer! lui dit-il. --Vous ne passerez pas. On va charger, répond le commissaire. --Mais je suis M. Henri Rochefort, député au Corps législatif. --C'est vous, alors, qu'on sabrera le premier. Et sur cette réponse s'élève le roulement de tambours de la seconde sommation, et un escadron s'avance, au pas, le sabre nu... Mais Rochefort, cette fois, ne devait pas avoir de décision à prendre... Le vent des paniques, qui balaie les armées comme la poussière des chemins, avait soufflé... En un clin d'œil, cette foule formidable qui le suivait, et qui semblait devoir tout submerger sur son passage, cette foule dont les imprécations montaient jusqu'aux nues, s'était éparpillée, dispersée, évanouie, fondue... Et lorsque Raymond traversa Paris pour rentrer chez sa mère, il n'y trouva plus trace de cette terrible agitation. --Eh bien? lui demanda, dès qu'il parut, le digne M. Ducoudray, qu'un gros rhume, à son grand désespoir, avait empêché de se rendre à Neuilly. --Paris est calme! répondit-il d'une voix sombre, ce n'était qu'une fausse alerte, tout est fini. Telle n'était pas l'opinion de Me Roberjot qui, le soir même, vint rendre visite à Mme Delorge, et qui racontait cette séance orageuse de la Chambre, où le nouveau ministère s'était écrié: «Nous avons été la justice et la modération; nous serons la force, s'il le faut!» Et là-dessus, il ajoutait qu'une demande en autorisation de poursuites contre Rochefort venait d'être déposée entre les mains du président du Corps législatif, et que certainement elle serait accordée. --Et nous verrons, disait-il en se frottant les mains, nous verrons bien!... Raymond écoutait, les sourcils froncés. Ce n'était pas la seule curiosité qui l'avait conduit aux obsèques de Victor Noir. Il était de ceux qui avaient une arme dans leur poche, et qui étaient prêts à engager la lutte, pour peu qu'elle présentât une chance de succès. Une révolution eût encore pu le sauver, pensait-il. Que le régime impérial s'effondrât, M. de Combelaine et M. de Maumussy étaient écrasés du coup, Mme de Maillefert et M. Philippe étaient atterrés, et Mlle Simone lui était peut-être rendue. Il est vrai que son illusion n'avait pas été de longue durée. Et loyalement, il s'était rangé du côté de ceux qui voulaient éviter la lutte et conduire le cercueil au cimetière de Neuilly. Certes, il ne s'en repentait pas, mais en ce moment, à la fin de cette journée d'émotions poignantes, et lorsqu'il voyait évanoui son suprême espoir, il n'essayait plus de réagir contre l'affreux découragement qui l'envahissait. Mlle de Maillefert n'était-elle pas, à tout jamais, perdue pour lui?... Il la connaissait assez pour être sûr qu'il n'y avait plus à essayer désormais de la faire revenir sur ses déterminations. Il savait qu'elle irait jusqu'au bout de son sacrifice, héroïquement, sans daigner même chercher à s'en épargner une douleur. --Je ne veux pas être sauvée, avait-elle dit. Du reste, il est trop tard. Ce qu'on tenterait à cette heure n'aboutirait qu'à rendre mon sacrifice inutile... Quel sacrifice? Sous une catastrophe connue, mesurée par lui, il se fût peut-être incliné. Mais plier ainsi sous un malheur mystérieux lui semblait le comble de la misère et de la honte. C'en était fait. Il adorait Mlle de Maillefert, elle l'aimait, et ils étaient pour toujours séparés. La reverrait-il seulement jamais!... Il n'avait pas trente ans, et il voyait sa vie finie, le présent sans espoir, l'avenir sans promesses. Assurément, sans le souvenir de sa mère, c'est d'une main ferme qu'il eût mis fin à une existence devenue intolérable. Mais avait-il le droit de disposer ainsi de lui-même?... N'eût-ce pas été une lâcheté horrible que d'abandonner cette noble femme, qui n'avait vécu que pour lui et par lui? Une nuit, déjà, on lui avait apporté le corps de son mari assassiné. Faudrait-il qu'on lui rapportât de même le cadavre de son fils suicidé!... --Je dois vivre, pensait Raymond, je le dois!... N'avait-il pas, d'ailleurs, bien des raisons encore de tenir à la vie?... Est-ce que le meurtre du général Delorge avait été vengé? Et les meurtriers de son père n'étaient-ils pas les mêmes misérables qu'il soupçonnait d'avoir ourdi la ténébreuse intrigue où périssait Mlle de Maillefert? L'Empire avait fait et faisait toujours leur audace et leur impunité. Eh bien! Raymond irait grossir les rangs des ennemis de l'Empire, non plus des ennemis platoniques et discrets qui le combattaient avec les seules forces de la justice et de la pensée, mais des ennemis frénétiques, toujours en guerre ouverte, toujours en armes, toujours prêts à se ruer par n'importe quelle brèche... Le moment était d'ailleurs propice à de telles résolutions. Ainsi que l'avait prévu Me Roberjot, l'ébranlement causé par la mort de Victor Noir et par les scènes de ses funérailles, bien loin de s'atténuer, s'accentuait... C'est que le cabinet du 2 janvier n'avait pas lu cet événement dans l'avenir, le jour où il acceptait la direction des affaires... La force des choses le lançait sur une pente fatale et il la suivait, sans se rendre compte assurément de ce qu'il y avait au bout. Ainsi, la Chambre ayant autorisé des poursuites contre Rochefort, en raison de son article de la _Marseillaise_, il fut poursuivi et condamné à six mois de prison et à 3,000 fr. d'amende. C'était le 22 janvier. Cependant on ne pensait pas, dans le public, que ce jugement dût être exécuté, du moins immédiatement. Erreur!... Le 7 février, Raymond se rendait aux nouvelles, au palais Bourbon, lorsque sur le quai il rencontra Me Roberjot, lequel, tout chaud encore de la discussion, vint à lui. --C'est voté!... lui dit-il. Une décision de la Chambre autorise l'arrestation. --C'est terriblement grave! murmura Raymond. C'était une opération hardie, en effet, que d'arrêter un homme dont la popularité était alors sans bornes. Bien des révolutions, qui ont réussi, ont eu pour point de départ de moindres hardiesses. Mais le ministère était engagé: l'ordre fut donné. Le soir même, vers les neuf heures, au moment où Rochefort se présentait rue de Flandres, à la salle de la Marseillaise, il fut entouré par des agents et conduit à une voiture qui partit dès qu'il y eut pris place. Il avait montré beaucoup de calme, et même, pendant qu'on l'entraînait, il avait recommandé à ses amis de ne pas faire d'appel au peuple. Recommandation inutile. C'était Flourens qui présidait cette réunion de la salle de la Marseillaise. Apprenant l'enlèvement de Rochefort, il se dressa sur son banc, adjurant les assistants de prendre les armes. Après quoi, menaçant d'un revolver le commissaire de police qui assistait à la réunion: --Vous, lui dit-il, je vous arrête... Pas un ordre à vos agents, pas un geste, ou vous êtes mort!... Pour la seconde fois depuis un mois, Raymond put croire que l'explosion allait avoir lieu. Une clameur formidable avait répondu à l'appel de Flourens et salué l'acte désespéré par lequel il pensait engager définitivement l'action. Dans cette salle de la Marseillaise, sinistre d'aspect, boueuse, délabrée, deux ou trois cents hommes protestaient, avec d'épouvantables blasphèmes, que cela ne se passerait pas ainsi, et qu'on allait apprendre à les connaître. Au dehors, la foule s'amassait et s'épaississait. Beaucoup de réverbères avaient été éteints aux environs. Des groupes, où les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes, se massaient dans les coins sombres. Toujours prêt à tenir pour réalités les chimères de son imagination, Flourens crut voir Paris entier debout et marchant à sa suite. Il sortit donc de la salle de la Marseillaise, et, tenant toujours sous son revolver le commissaire de police, il s'engagea dans le faubourg. Une soixantaine de très jeunes gens le suivaient. Ils n'avaient pas d'armes, mais ils chantaient à pleine gorge pour se donner du cœur. Devenu le centre d'un groupe, et dupe, lui aussi, de ses colères, Raymond avait pris la parole, et carrément et à tous risques il proposait de marcher sur Sainte-Pélagie et de délivrer Rochefort, lorsqu'une voix, odieusement enrouée, l'interrompit. --Ah çà! qu'est-ce qu'il nous propose, celui-là? Vivement Raymond essaya de s'expliquer. --Il veut nous entraîner hors du faubourg, reprit la voix, pour nous livrer à la police. Mais on la connaît... Raymond protestait, et certes, bien inutilement. N'avait-il pas contre lui sa tournure élégante, ses vêtements, ses façons, sa voix? --Qui es-tu? lui demanda brutalement un grand drôle d'une vingtaine d'années, placé près de lui... --C'est un mouchard, cria un autre. Il faisait si sombre que Raymond cherchait en vain dans le groupe ses interrupteurs. Tout neuf à ces scènes de tumulte, il prétendait se faire écouter. Tout à coup: --Enlevons le mouchard!... hurla la voix. Et on le saisissait au collet, en même temps, et il sentait se nouer autour de ses jambes, cherchant à lui faire perdre plante, des bras furieux, les bras de quelqu'un de ces odieux gamins au teint verdâtre qui semblent jaillir des pavés partout où se produit une scène de désordre. --Au canal, le mouchard!... répétait-on. Il comprit le danger. D'un brusque mouvement, il fit lâcher prise à celui qui le tenait au col, d'un coup de pied il envoya le gamin rouler dans le ruisseau, et s'arc-boutant solidement sur les jarrets, le poing en avant: --Gare à qui me touche!... dit-il. Il y eut dans le groupe dix secondes d'hésitation. Mais il est de ces mots qui sont toute une condamnation sans appel; les esprits étaient montés, la victoire n'était que trop facile, et on allait sans nul doute lui faire un mauvais parti, lorsqu'un robuste gaillard en blouse se jeta devant lui en criant: --Bas les mains! Je connais le citoyen. --C'est un mouchard! hurla la foule. --Hein! de quoi! interrompit l'homme en blasphémant. Où donc est-il, le malin qui ose dire qu'un ami à moi est de la police?... Personne ne répondant, l'homme, brusquement, dégagea Raymond et dès qu'ils furent à quelques pas du groupe: [Illustration: Arrivé sur le trottoir, il s'était affaissé, il était mort.] --Filez, lui dit-il, votre place n'est pas ici. --Cependant... --Gardez votre courage pour une meilleure occasion. --Quoi! lorsque déjà la lutte est commencée... L'homme haussa les épaules, et d'un ton de mépris indescriptible: --La lutte!... fit-il. Vous croyez donc à une lutte, vous! Il s'éloignait. Raymond le retint: --Au moins, dites-moi à qui je dois d'avoir pu me tirer d'affaire. L'homme parut trouver l'insistance toute naturelle. --Je m'appelle Tellier, répondit-il, je suis ouvrier à l'Entrepôt. --Moi, je m'appelle Raymond Delorge, et je voudrais... --Payer la goutte? Je comprends ça. Seulement, comme vous pouvez voir, tous les marchands de vin ont fermé. Ce sera pour la prochaine rencontre... Et il s'esquiva, laissant Raymond fort irrésolu. L'émotion, dans le faubourg, lui semblait bien trop grande pour devoir se calmer si promptement. A tout moment des groupes d'hommes passaient, qui paraissaient se rendre à quelque rendez-vous. Les cochers de fiacre, fouettant leurs chevaux à tour de bras, s'envolaient dans toutes les directions, comme s'ils eussent tremblé qu'on ne s'emparât de leur voiture pour commencer une barricade. --Avant de rentrer, pensa-t-il, je puis toujours voir. Et il marcha au bruit. C'était la petite troupe de Flourens qui poursuivait sa route en chantant la _Marseillaise_, et il ne tarda pas à la rejoindre. Flourens marchait toujours en tête,--et cependant, à mesure qu'il avançait, force lui était bien de reconnaître qu'il s'était abusé d'illusions étranges. Partout, sur son passage, les fenêtres s'ouvraient bruyamment, et des têtes se montraient, curieuses et effarouchées. Des gens sortaient des maisons dont les imprécations répondaient à sa voix. Mais c'était tout. Et sa petite troupe, loin de grossir, allait diminuant de tous les bavards qui s'attardaient sous les portes à donner des renseignements. A Belleville, il espérait trouver une armée. A peine y réunit-il une centaine d'hommes mal équipés. --Ah! si on avait des armes! disait-on autour de lui. C'est alors que l'idée lui vint, d'une naïveté folle, qu'au théâtre de Belleville, dans le magasin des accessoires, il trouverait des fusils. Seulement, lorsqu'il arriva dans les coulisses, réclamant les armes des figurants, il était seul. De tous ses soldats, il ne lui restait qu'un enfant de dix-sept ans. Désespéré, il regagna la rue, son pardessus sur le bras, un revolver d'une main, une épée de l'autre, et on le vit parcourir le faubourg, cherchant des combattants et des remueurs de pavés... Il trouva des sergents de ville qui venaient de disperser les derniers groupes, et auxquels il eut de la peine à échapper. Et lorsque, vers minuit, Raymond regagna la rue Blanche, il put dire à M. Ducoudray: --Tout est terminé. Le bonhomme n'en revenait pas. --De mon temps, disait-il, en 1830, on ne venait pas à bout de nous si facilement!... V Cependant, tout n'était pas si complètement fini que cela. Si la journée du lendemain mardi, 8 février, fut relativement calme, la fièvre parut recommencer à la tombée de la nuit. Une douzaine de barricades furent élevées rue de Paris, à Belleville, rue Saint-Maur, rue de la Douane et au faubourg du Temple. Le lendemain soir encore, mercredi, nouvelles scènes de désordre, et combats assez violents autour d'une barricade élevée rue Saint-Maur. N'importe, il était clair que le mouvement ne se propageait pas. L'émeute restait confinée en deux coins de Paris, à Belleville et au faubourg du Temple. Et de même que l'été passé, les badauds, après leur dîner, s'en allaient place du Château-d'Eau voir les émeutiers. Ils n'eurent pas longtemps à y aller. Dès le 10, à la suite de trois ou quatre cents arrestations, la rue avait repris son calme. Et il parut probable que Rochefort, enfermé à Sainte-Pélagie, ferait bel et bien ses six mois de prison. --Probable, c'est possible, disait Me Roberjot, certain, non. Ce qui vient d'échouer ces jours-ci réussira fatalement avant longtemps. Et tout en avouant que de telles scènes détachaient bien des esprits timides de la cause de la liberté, il énumérait avec complaisance tous les orages qui grossissaient à l'horizon de l'Empire: le procès du prince Pierre Bonaparte, qui allait être traduit devant la haute-cour, les grèves qui s'organisaient partout, le malaise du commerce et cette inquiétude générale qui faisait que tout le monde se défiait de l'avenir. Mais Raymond avait alors de bien autres soucis. De déductions en déductions, il en était arrivé à soupçonner une relation entre l'étrange visite qui lui était venue rue de Grenelle et certains événements des jours précédents. A Neuilly, lors de l'enterrement de Victor Noir, il allait être jeté à terre et sans doute écrasé, lorsqu'un inconnu, un Anglais aux allures excentriques, avait surgi tout à point pour le débarrasser de son agresseur. Non moins à propos, à la Villette, lors de l'arrestation de Rochefort, un ouvrier était survenu pour le dégager d'un groupe de furieux, où certainement on lui eût fait un mauvais parti. Ces deux circonstances, qui ne l'avaient pas frappé tout d'abord, prenaient maintenant à ses yeux des proportions énormes. --Non! ce n'est pas naturel! se répétait-il. Et il se demandait si le mystérieux visiteur, l'Anglais de Neuilly et l'ouvrier de la Villette, n'étaient pas les agents d'un seul et même personnage, qui, sans qu'il s'en doutât, veillait sur lui. Or, quel pouvait être ce personnage, sinon Laurent Cornevin? Raymond, à cette idée, se sentait pris éblouissements. Aidé de Laurent, il se voyait regagnant la partie perdue, et reconquérant Mlle Simone... Il y avait d'ailleurs à sa portée un moyen de vérifier jusqu'à un certain point l'exactitude de ses conjectures. Ne sachant rien de l'Anglais de Neuilly, il n'y songeait point. Mais l'ouvrier de la Villette lui avait dit qu'il s'appelait Tellier et qu'il était employé à l'Entrepôt. --Je vais me mettre à sa recherche, se dit Raymond, et si je le découvre, je saurai bien le faire parler. Mais je ne le retrouverai pas. S'il est ce que je soupçonne, il m'aura donné un faux nom et une fausse adresse... Une heure plus tard, il descendait de voiture rue de Flandres, et avec la plus industrieuse patience, il commençait ses investigations. Ce qu'il avait prévu se réalisait. A l'Entrepôt, Tellier était parfaitement inconnu. Et c'est en vain qu'il s'en alla tout le long du canal, de chantier en chantier, interrogeant tout le monde, patrons, contremaîtres, ouvriers, payant bouteille pour délier les langues, personne ne connaissait le nommé Tellier ni n'en avait ouï parler. --Je suis donc sûr de mon affaire! se disait-il le soir en rentrant. Malheureusement c'était la moindre des choses. L'existence de Laurent constatée, le difficile était de se mettre en communication avec lui. Pourtant, après de longues méditations, Raymond crut avoir trouvé un expédient. --Si Laurent veille ainsi sur moi, se dit-il, c'est donc que son affection est profonde et sincère. Donc, s'il savait à quel point je suis malheureux, il ferait tout pour me tirer de peine. Donc, je n'ai qu'à le prévenir pour le voir accourir... Et sur cette conclusion, il écrivit cette lettre: «Vous qui venez vous informer de M. de Lespéran, êtes-vous l'homme que je suppose? êtes-vous l'ancien associé de M. Pécheira? Si oui, faites, au nom du ciel, que je puisse vous voir, vous parler. Ai-je besoin de vous jurer le plus profond secret? Mon bonheur, ma vie sont en jeu...» Cette supplique si pressante, Raymond la mit sous enveloppe, et après l'avoir cachetée de façon à défier la curiosité la plus ingénieuse, il la confia à la concierge de la rue de Grenelle-Saint-Germain, en la priant de la remettre à la première personne qui viendrait le demander. Assurément, c'était un chétif espoir que celui-là, mais enfin c'était un espoir, et il lui donna le courage de paraître s'intéresser à l'installation que lui préparait sa mère. Ravie de voir son fils se fixer à Paris, près d'elle, et le trouvant trop à l'étroit dans sa chambrette d'étudiant, Mme Delorge venait de louer, à son intention un petit appartement qui joignait le sien, et qui en fit complètement partie, après qu'on eut ouvert une porte de communication. Là, elle se plut à décorer deux pièces, une chambre à coucher et un cabinet de travail, dont elle fit une merveille, grâce aux tableaux et aux objets de haute curiosité qui lui restaient de la succession du baron de Glorière. Dans ce même cabinet, elle fit transporter le portrait du général Delorge. --Il te revient de droit, dit-elle à son fils. Il te rappellerait le passé et ton devoir, si jamais tu venais à oublier.... Non, il n'était pas de danger qu'il oubliât! Chaque jour qui s'était écoulé depuis un mois avait ajouté à sa haine une goutte de fiel et exalté sa rage de vengeance. Tenir enfin Combelaine et Maumussy et les écraser, était l'idée fixe qui obsédait son cerveau. C'est ce but qu'il poursuivait, lorsque mettant en réquisition les influences de Me Roberjot, il s'était fait affilier à une des sociétés sécrètes qui travaillaient au renversement de l'Empire. La société dont Raymond se trouva faire partie tenait ses séances dans une petite maison de la rue des Cinq-Moulins, à Montmartre et s'intitulait la _Société des Amis de la Justice_. Un ancien représentant du peuple en était le chef, et elle comptait parmi ses membres un grand nombre d'avocats, quelques artistes et des médecins. On se réunissait deux ou trois fois la semaine, le soir. Le but qu'eût avoué l'association, dans le cas où la police eût pénétré son existence, eût été la propagation des livres et des journaux démocratiques. Son but réel était de recruter et d'armer en province une armée qui, au premier signal, arriverait donner la victoire à une révolution parisienne. De quelles forces disposait en France la société des _Amis de la Justice_? Raymond ne le sut jamais exactement. Une seule fois, il entendit le président dire: --Nous avons plus de cinquante mille fusils. Disait-il vrai?... En tout cas, qu'il exagérât ou non, Raymond n'avait pas tardé à reconnaître que ses nouveaux «amis» ne comptaient guère sur un succès prochain, et que, s'il arrivait à temps à son but, ce ne serait pas par eux. Aussi, toutes ses pensées se tournaient-elles vers cet inconnu, qu'il supposait être Cornevin, et chaque après-midi il courait rue de Grenelle demander à la concierge des nouvelles de sa lettre. --Je n'ai vu personne, lui répondit-elle quatre jours de suite. Mais le cinquième, dès que Raymond ouvrit la porte de la loge: --Il est venu! s'écria-t-elle. Le choc, bien que prévu, fut si violent, que Raymond pâlit. --Et vous lui avez remis ma lettre? demanda-t-il. --Naturellement. --Qu'a-t-il dit? --D'abord, il a paru très étonné que vous ayez laissé une lettre pour lui, et il s'est mis à la tourner, à la retourner, à la flairer... A la fin, il l'a ouverte. D'un coup d'œil, oh! d'un seul, il l'a lue. Il est devenu cramoisi, il s'est frappé le front d'un grand coup de poing, il s'est écrié: Tonnerre du ciel! et il est parti en courant. Troublé jusqu'au fond de l'âme, Raymond affectait cependant une contenance tranquille. Et la plus vulgaire prudence lui recommandait cet effort, car il sentait rivés sur lui les petits yeux gris de la concierge. --Enfin, reprit-il, c'est bien tout ce que vous a dit mon ami? --Absolument tout. --Il n'a pas parlé de me répondre? --Non. --Il n'a pas demandé à quelle heure il me trouverait? --Pas davantage. --Cependant!... --Quoi! puisqu'on vous dit qu'après avoir juré comme un enragé, il s'est sauvé comme s'il eût eu le feu après lui!... Raymond eût eu d'autres questions encore à adresser à la portière, mais c'eût été attiser encore une curiosité qu'il ne voyait que trop enflammée, c'eût été se livrer peut-être; il ignorait s'il avait en cette femme une alliée ou une ennemie, et il n'avait que trop de raisons de se défier. Affectant donc une superbe insouciance: --J'arrangerai cela, fit-il. Et prenant sa clef, il se hâta de gagner son appartement, heureux de n'avoir plus à dissimuler les horribles appréhensions qui venaient l'assaillir. Si le récit de la concierge était exact, et rien ne lui faisait soupçonner qu'il ne fût pas tel, l'homme à qui sa lettre avait été remise n'était pas, ne pouvait pas être Laurent Cornevin. Malheureux! il venait peut-être de sauver ses mortels ennemis en leur révélant l'existence de Laurent Cornevin. --Je suis donc maudit! se disait-il, en se tordant les mains, je serai donc fatal à quiconque s'intéresse à moi!... C'est à peine si, ce jour-là, il songea à jeter un coup d'œil sur l'hôtel de Maillefert. Le temps était doux, les fenêtres du salon étaient ouvertes, et dans ce salon, autour d'une table couverte de papiers et de registres, Raymond apercevait très distinctement sept ou huit hommes, presque tous d'un certain âge, graves, chauves et cravatés de blanc. Qu'était-ce que cette réunion? Il n'en vit pas la fin. La nuit venait, un domestique apporta des lampes, et ferma les fenêtres... --Je ne reviendrai plus ici, pensa-t-il, vaincu par cet acharnement de la destinée. A quoi bon revenir!... Il sortit donc, et il n'avait pas fait cent pas dans la rue de Grenelle, lorsqu'il s'entendit appeler doucement. C'était miss Lydia Dodge. --Vous!... s'écria-t-il. Elle semblait épouvantée de sa démarche, la pauvre fille; elle tremblait comme la feuille et jetait autour d'elle des regards effarés. --Voici trois jours, répondit-elle, que je ne fais que me promener autour de l'hôtel, espérant toujours vous rencontrer... Un nouveau malheur allait fondre sur lui. Raymond n'en doutait pas. --C'est Mlle Simone qui vous envoie? demanda-t-il. --Non, c'est à son insu que je vous guette. --Que se passe-t-il, mon Dieu!... --Mademoiselle va se marier... Je l'ai entendue le promettre à madame la duchesse. Cette nouvelle affreuse, après tout ce que lui avait dit Mlle Simone, est-ce que Raymond n'eût pas dû la prévoir!... Elle l'atterra, pourtant. --Simone se marie!... balbutia-t-il. Avec qui?... --Ah! je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'elle en mourra. Après son argent, c'est sa vie qu'on lui prend. Car elle se meurt, monsieur Delorge, elle se meurt, entendez-vous! Alors, moi, voyant cela, je n'ai plus hésité, je vous ai cherché; que faut-il faire? Que faut-il faire? Il y avait des semaines, des mois, que le malheureux vivait en face de ce problème, qu'il y appliquait toutes les forces de sa pensée, toute l'énergie de son intelligence, et qu'il ne découvrait aucune solution acceptable. --Ne rien pouvoir, répétait-il, en proie à une sorte d'égarement, rien, rien, rien!... En être toujours à se débattre, à s'agiter dans les ténèbres, sans un rayon de jour, sans une lueur! Être environné d'ennemis et n'en jamais trouver un en face! Être frappé sans relâche, et ne pas voir d'où viennent les coups! Ah! si Mlle Simone l'eût voulu!... Mais non, c'est elle qui, volontairement, m'a lié les mains, garrotté, réduit à l'impuissance, condamné à cette exécrable situation, à cette existence d'humiliation, à cette lutte sans issue. Il lui a plu de se dévouer, elle se dévoue. Je péris avec elle; que lui importe! Ah! tenez, miss Dodge, Simone jamais ne m'a aimé!... Du geste, comme si elle eût entendu un blasphème, la digne gouvernante protestait. --Vous ne m'avez donc pas comprise! interrompit-elle. Il faut donc que je vous répète que mademoiselle ne vivra pas jusqu'à ce mariage!... Soudainement, Raymond s'arrêta. La violence de ses émotions finissait par lui donner cette lucidité particulière à la folie, et qui prête aux actes des fous une apparence de logique. --Voyons, fit-il, d'un accent bref et dur, nous sommes là qui perdons notre temps en paroles vaines. Consultons-nous. Avez-vous idée du stratagème qu'on a employé pour attirer Mlle Simone à Paris?... --On lui a dit que l'honneur de M. Philippe était compromis, et que seule, en consentant aux plus grands sacrifices, elle pouvait le sauver... --Alors elle a abandonné sa fortune... --Je le crois. --Soit, je comprends qu'on lui ait tout pris. Mais ce mariage... --Il est, à ce qu'il paraît, non moins indispensable que l'argent au salut de M. Philippe... --Et vous ne savez pas quel est le misérable lâche qui prétend épouser Mlle Simone?... --Non... Sans souci des passants, des espions peut-être attachés à ses pas, Raymond parlait très haut avec des gestes furieux. Les circonstances extérieures n'existaient plus pour lui. Il ne remarquait pas un homme d'apparence suspecte, qui était allé se poster tout près, sous une porte cochère, où il paraissait allumer sa pipe. --Quand a-t-il été question de ce mariage pour la première fois? reprit-il. --Avant-hier. --Dans quelles circonstances? Visiblement, la pauvre Anglaise était au supplice. --C'est que, balbutiait-elle, je ne sais si je dois, si je puis... Ma profession a des devoirs sacrés, la confiance qu'on m'accorde... Impatiemment, Raymond frappait du pied. --Au fait! interrompit-il brusquement. --Eh bien! donc, avant-hier, M. Philippe sortit le matin, en voiture... --Avec qui? --Tout seul. Lorsqu'il rentra sur les onze heures, pour déjeuner, il était si pâle et si défait que, l'ayant rencontré dans l'escalier, j'eus tout de suite un pressentiment. Ayant appelé son valet de chambre: «Allez, lui dit-il, prier ma mère de me recevoir à l'instant.» Je compris qu'une explication allait avoir lieu, et aussitôt, d'instinct, je montai à l'appartement de madame la duchesse, comme si j'avais eu affaire dans le petit salon qui est à côté de sa chambre. J'y étais à peine que j'entendis M. Philippe chez madame. Ses premiers mots furent: «Nous sommes joués abominablement!» Et immédiatement, il se mit à parler, mais si vite, si vite, que je n'entendais presque plus rien, que je distinguais seulement de ci et de là des lambeaux de phrases, où il disait que c'était un abus de confiance inouï, une impudence inimaginable, que tout était perdu, qu'on le tenait, qu'il ne lui restait plus qu'à se brûler la cervelle. Madame la duchesse, pendant ce temps, poussait de véritables cris de rage. Je l'entendais trépigner jusqu'à ce que tout à coup: «Il faut s'exécuter!...» s'écria-t-elle. Et sonnant une de ses femmes: «Allez, lui commanda-t-elle, me chercher Mlle Simone.» L'instant d'après, mademoiselle arrivait. Que se passa-t-il? Je ne sais; on parlait si doucement, que je n'entendais plus rien absolument. Ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est en sortant de là, plus pâle qu'une morte, que mademoiselle me dit: «Je me marie... Je n'y survivrai pas!...» [Illustration:--Je veux passer, dit Rochefort.] Maintenant que miss Dodge était lancée, il n'y avait plus qu'à la laisser poursuivre. Et cependant brusquement Raymond l'interrompit. --Vous aimez Mlle Simone, dit-il, vous lui êtes dévouée, vous voulez la sauver?... --Oh!... monsieur. --Eh bien! vous allez me conduire près d'elle, à l'instant!... Épouvantée, miss Lydia se rejeta vivement en arrière, considérant Raymond d'un œil dilaté par la stupeur: --Moi, bégaya-t-elle, moi vous conduire près de mademoiselle?... --Oui. --A l'hôtel?... --Il le faut. --Mais c'est impossible, monsieur! --Rien n'est si aisé, au contraire. Vous allez prendre mon bras, et nous entrerons ensemble, la tête haute. Me voyant avec vous, pas un valet n'aura l'idée de me demander qui je suis ni où je vais. --Et madame la duchesse?... --Elle est toujours sortie à cette heure-ci. --M. Philippe peut être là... Raymond dissimula mal un geste menaçant: --Je n'ai plus, dit-il, pour éviter le duc de Maillefert, les raisons que je croyais avoir. S'il est là, tant mieux!... --Que voulez-vous dire? grand Dieu!... s'écria la pauvre gouvernante. Et elle, que faisait frémir la seule idée de ce qui n'est pas convenable, oubliant qu'elle était en pleine rue, elle levait au ciel des bras désolés: --C'est de la folie! répétait-elle. Peut-être disait-elle vrai. Mais Raymond en arrivait à ce point extrême où on ne calcule plus. --Il faut que je voie Simone, reprit-il, de cet accent dur et bref qu'ont les hommes aux instants décisifs, et je n'ai pas le choix des moyens... --Elle ne vous laissera pas achever la première phrase. Votre audace la révoltera, elle commandera de sortir. --Marchons, miss... Mais elle reculait, la pauvre fille, elle repoussait Raymond qui s'avançait, elle regardait autour d'elle comme si elle eût songé à s'enfuir. --Et moi, reprit-elle, moi, mademoiselle me chassera comme une malheureuse... --Préférez-vous la laisser mourir?... --Je serai déshonorée, perdue de réputation... Discuter, c'était bien moins rassurer la digne gouvernante que lui montrer l'étendue des risques qu'elle courait. Raymond le comprit: --Miss, prononça-t-il, l'heure presse et l'occasion fuit... Prenez mon bras... Subjuguée, perdant son libre arbitre, elle obéit, elle marcha. Seulement, en arrivant à la porte encore grande ouverte de l'hôtel, dégageant vivement son bras: --Non, je ne veux pas! s'écria-t-elle. Raymond ne parlementa pas. D'un brusque mouvement il enleva miss Dodge et l'entraîna dans la cour. Deux ou trois domestiques qui causaient devant le pavillon du suisse, ayant salué d'un air étonné, il leur rendit leur salut. Il franchit le perron, et une fois dans le vestibule, abandonnant la pauvre gouvernante: --Maintenant, commanda-t-il, guidez-moi. Oh! elle n'essaya même pas de résister. Elle s'engagea dans le grand escalier, trébuchant à chaque marche, puis arrivée au palier du second étage: --Attendez-moi ici, dit-elle à Raymond, je vais prévenir mademoiselle... --C'est inutile; marchez, je vous suis... --Cependant... --Allez, vous dis-je!... Voulez-vous donc lui donner le temps de la réflexion!... Plus morte que vive, assurément, elle obéit encore... Elle prit à droite un couloir sombre, et ouvrant la porte d'un petit salon qu'éclairait une grosse lampe: --Mademoiselle, commença-t-elle... Raymond ne la laissa pas poursuivre, il l'écarta et se montrant: --C'est moi! dit-il. Assise devant un petit guéridon, Mlle Simone de Maillefert était occupée à feuilleter une grosse liasse de papiers. A la voix du Raymond, elle se dressa d'un bloc, si violemment que sa chaise en fut renversée, et reculant jusqu'à la cheminée, les bras étendus en avant: --Lui! murmurait-elle, Raymond... Hélas! il ne fallait que la voir pour comprendre les craintes de miss Lydia et pour trembler qu'elle ne fût atteinte aux sources mêmes de la vie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, ombre désolée. Le marbre de la cheminée était moins blanc que son visage. Ses petites mains amaigries avaient la transparence de la cire. Il n'y avait plus que ses yeux de vivants, ses beaux yeux, si clairs autrefois, et qui maintenant brillaient de l'éclat phosphorescent de la fièvre... Mais déjà elle était revenue de sa première surprise; ses pommettes se colorèrent légèrement, et d'un ton d'indicible hauteur: --Vous, prononça-t-elle, chez moi!... De quel droit, et d'où vous vient cette audace?... Vous êtes devenu fou, je pense?... D'un geste impérieux, elle montrait la porte. Raymond n'en avançait pas moins: --Peut-être, en effet, suis-je devenu fou, interrompit-il d'un accent amer. On dit que vous allez vous marier... Elle le regarda en face, et résolûment, d'une voix qui ne tremblait pas: --On vous a dit vrai, fit-elle. En entrant à l'hôtel de Maillefert, même après les confidences de l'honnête miss Lydia, Raymond s'obstinait à douter encore. Et en ce moment, c'est à peine s'il ajoutait foi au témoignage de ses sens, à peine s'il pouvait croire qu'il n'était pas le jouet d'un exécrable cauchemar. --C'est ce que je ne permettrai pas! s'écria-t-il avec une violence inouïe. Mlle Simone ne sourcilla pas. --De quel droit? prononça-t-elle froidement. --Du droit, s'écria Raymond, que me donnent mon amour et vos promesses. Vous avez donc effacé de votre cœur ce jour où, la tête appuyée contre ma poitrine, vous me disiez: «Une fille comme moi n'aime qu'une fois en sa vie; elle est la femme de celui qu'elle aime ou elle meurt fille.» A peine entrée chez Mlle Simone, miss Lydia Dodge s'était affaissée lourdement sur la chaise la plus rapprochée de la porte. Peu à peu, elle avait repris ses sens. Puis elle avait écouté, et elle n'avait pas tardé à s'épouvanter de la violence de Raymond, et aussi d'entendre sa voix s'élever si haut qu'elle devait retentir dans tout l'hôtel. --Monsieur Delorge, supplia-t-elle, monsieur, au nom du ciel!... Du geste, Mlle Simone lui imposa silence. --Laisse-le parler, fit-elle, il est dit que pas une douleur ne me sera épargnée. Mais son accent trahissait un tel excès de souffrance, que Raymond s'interrompit, et étonné de son emportement: --Vous ne saurez jamais ce que j'ai enduré, murmura-t-il. --Je sais que vous me torturez inutilement, et qu'il serait généreux à vous de vous éloigner... --Pas avant de vous avoir parlé. Il se rapprocha, et baissant le ton, de cette voix étouffée où frémit la passion la plus ardente: --Je suis venu, reprit-il, pour vous éclairer sur la situation qui nous est faite. Au-dessus des conventions sociales, il y a le droit sacré, il y a le devoir de toute créature humaine de défendre sa vie et son bonheur. Les bornes sont dépassées de ce qui se peut souffrir, nous sommes dégagés. Donnez-moi la main et sortons la tête levée de cette maison maudite. C'est pour s'approprier votre fortune qu'on veut s'emparer de votre personne. Eh bien? abandonnez vos millions à qui les convoite. L'argent!... est-ce que nous y tenons, vous et moi? Est-ce que pour vous, d'ailleurs, je ne saurais pas en gagner des monceaux! Venez! Si vous n'avez pas été la plus fausse des femmes, vous allez venir!... Le calme de Mlle Simone était celui de ces victimes résignées qui, dans le cirque, sous la griffe des tigres, offraient à Dieu leurs tortures. --Ma destinée est fixée, dit-elle. Il n'est plus au pouvoir de personne de la changer. Je me dévoue à un intérêt que je juge supérieur à ma vie... Ne soyez pas jaloux, je ne trahis pas mes promesses, ce n'est pas à un autre homme que je suis fiancée, Raymond, c'est à la mort, et mon lit nuptial sera un cercueil. Un abîme de honte s'ouvrait, mon corps le comblera: ne le voyez-vous pas?... Raymond parut réfléchir. Puis, après un moment de lourd silence, troublé seulement par les sanglots de miss Dodge: --Eh bien! soit, s'écria-t-il, je m'éloignerai si vous consentez à m'apprendre à quelle cause sacrée vous nous sacrifiez. J'ai le droit de savoir et de juger. Ne donnez-vous pas ma vie en même temps que la vôtre? --C'est un secret qui doit être enseveli avec moi! La colère, de nouveau, gagnait Raymond. --C'est votre dernier mot, prononça-t-il, je sais ce qu'il me reste à faire. --Quoi? --J'irai trouver M. Philippe, et il faudra bien qu'il me réponde, lui, et qu'il me rende compte de l'horrible violence qui vous est faite... Mlle de Maillefert se redressa: --Vous ne ferez pas cela! s'écria-t-elle. --Je le ferai, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel! Qui donc m'en empêcherait! --Moi! prononça la jeune fille. Et saisissant la main de Raymond, et la serrant avec une force dont on ne l'eût pas crue capable: --Moi! poursuivit-elle, si ma voix a encore un écho dans votre cœur. Moi, qui vais, s'il le faut, tomber suppliante à vos genoux. Malheureux! voulez-vous donc empoisonner mon agonie de cette idée horrible que je me dévoue inutilement? Il évita de répondre, il ne voulait pas s'engager. --Au moins, reprit-il, dites-moi le nom de l'homme que vous allez épouser?... Elle semblait près de se trouver mal. --Serez-vous donc plus ou moins malheureux, balbutia-t-elle, selon que j'épouserais celui-ci ou celui-là?... --N'importe, je veux savoir... Une voix près de lui l'interrompit qui disait: --Mlle de Maillefert épouse le comte de Combelaine... D'un mouvement furieux, comme s'il eût reçu un coup de poignard dans le dos, Raymond se détourna. Et il se trouva en face de la duchesse de Maillefert et de Philippe. La mère et le fils rentraient à l'instant même, ensemble. En montant l'escalier, ils avaient entendu les éclats de colère de Raymond, et ils étaient accourus. --J'ai bien dit, répéta la duchesse, que c'est M. de Combelaine que ma fille épouse. Oh!... Raymond n'avait que trop bien entendu, et s'il demeurait comme hébété de stupeur, c'était faute de trouver des expressions pour traduire ses écrasantes sensations. --C'est un indigne mensonge! dit-il enfin. --Interrogez Mlle de Maillefert, fit M. Philippe, avec cet odieux ricanement qui était devenu chez lui comme un tic nerveux dont il n'était plus maître. Ah! c'était plus que de la cruauté, c'était de la démence que de frapper encore cette infortunée, qui se tenait là, défaillante, secouée de tels frissons que ses dents claquaient. Mais Raymond avait comme un nuage devant les yeux. --Dites, interrogea-t-il, dois-je croire votre frère? --Oui, articula-t-elle, faiblement, mais distinctement. Un cri de douleur et de rage s'étouffa dans la gorge de Raymond. Un monde s'écroulait en lui. Il chancela, et serrant convulsivement entre ses mains ses tempes qui lui semblaient près d'éclater: --Tu l'entends, s'écria-t-il, ô Dieu qu'on appelle le Dieu de bonté et de justice, elle consent à devenir la femme de Combelaine, elle, Simone!... Puis, tout à coup, aveuglé de plus en plus par les flots de sang que la fureur charriait à son cerveau, saisissant le poignet de Mlle Simone, fortement, rudement: --Vous ne savez donc pas, reprit-il, ce qu'est ce misérable?... --Je le sais... bégaya-t-elle. --Vous ne savez donc pas que c'est ce misérable qui a lâchement assassiné mon père, le général Delorge... Lourdement, Mlle de Maillefert se laissa tomber sur son fauteuil. --Vous m'aviez dit tout cela, murmura-t-elle. --Et vous l'épousez! --Oui!... Éperdu d'horreur, Raymond demeura un moment comme anéanti, puis brusquement revenant à la duchesse: --Et vous, madame, fit-il, vous donnez votre fille à un tel homme! La duchesse eut une seconde d'hésitation. Puis: --Dans les maisons comme les nôtres, prononça-t-elle, il est des nécessités, des... raisons d'état qui priment tout. Ma fille a pu vous apprendre que c'est librement qu'elle se dévoue... --Librement!... interrompit Raymond, librement... D'un geste, Mme de Maillefert l'arrêta, et d'un accent dont la sincérité le frappa, malgré le désordre de son esprit: --Je vous affirme, déclara-t-elle, que s'il était en mon pouvoir de rompre ce mariage, il serait rompu à l'instant! --En votre pouvoir!... répéta Raymond... Et s'adressant à M. Philippe: --Mais, ce que ne peut madame la duchesse, vous le pouvez, vous, monsieur le duc, vous le chef de la glorieuse maison de Maillefert, le dépositaire de l'honneur intact de vingt générations... --Vous avez entendu ma mère, monsieur... --Madame la duchesse est femme, monsieur, tandis que vous... L'épée que vous ont léguée vos aïeux est-elle donc à ce point rouillée au fourreau, qu'il vous faille accepter cette humiliation!... M. Philippe était devenu cramoisi. --Monsieur!... s'écria-t-il, monsieur!... --Philippe!... intervint la duchesse effrayée, mon fils! --Il est vrai, poursuivait Raymond, avec un redoublement d'ironie, que le comte de Combelaine passe pour fort redoutable sur le terrain. Il vivait autrefois de son habileté aux armes... Le duc de Maillefert eut un si terrible geste, que son lorgnon s'échappa de son œil. --Voilà une phrase dont vous me rendrez raison, monsieur, s'écria-t-il. Mais Mlle Simone s'était redressée, et s'avançant telle qu'un spectre entre les deux jeunes gens frémissants de colère: --Plus un mot! Philippe, prononça-t-elle. --Quoi!... lorsque je viens d'être outragé chez moi... --Je le veux... et je paye assez cher le droit de vouloir. Et vous, Raymond, il serait maintenant indigne de vous de provoquer un homme qui ne vous répondra pas... Raymond se tut. Il commençait à remarquer la patience extraordinaire de la duchesse et à s'en étonner. --Il ne serait pas généreux, monsieur, prononça-t-elle doucement, d'ajouter à nos épreuves... Votre douleur, je la comprends et je l'excuse si bien, que je ne vous ai pas demandé compte de votre présence ici... Croyez que nous ne souffrons pas moins que vous. Mais la vie a des nécessités inexorables. Dussions-nous en mourir tous, il faut que ce mariage se fasse... --Il se fera, appuya M. Philippe. Lentement, à deux ou trois reprises, Raymond secoua la tête, et d'un ton glacé, qui contrastait étrangement avec sa violence de tout à l'heure: --Et moi, prononça-t-il, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, par la mémoire de mon père assassiné, je vous jure qu'il ne se fera pas... --Qu'espérez-vous donc?... --C'est mon secret... Seulement, ce serment que je viens de jurer, vous pouvez le répéter à M. de Combelaine... Peut-être le fera-t-il réfléchir. Ayant dit, il alla s'agenouiller devant Mlle Simone, qui gisait inanimée sur son fauteuil, il lui embrassa doucement les mains, et après quelques mots inintelligibles, se redressant, il sortit. VI Il fallait qu'il y eût en jeu un intérêt bien puissant pour que la duchesse de Maillefert, cette femme si hautaine et si violente, se contraignit comme elle le faisait depuis vingt minutes. Elle devait suer dans sa robe, tout en se faisant un visage impassible. Telle était d'ailleurs la tension de son esprit qu'elle ne se préoccupait ni de miss Lydia, ni de Mlle Simone qui, brisée par cette dernière crise, venait de se trouver mal. --Eh bien? fit M. Philippe, après que le bruit des pas de Raymond se fut perdu dans l'escalier, eh bien!... --Eh bien! répondit la duchesse, ne fallait-il pas que cette scène eût lieu?... ne vous l'avais-je pas annoncée? ne l'attendiez-vous pas?... --Si. Et j'ai été outragé chez moi, par un homme auquel je ne pouvais m'empêcher de donner raison... Ah! ma mère, pourquoi vous ai-je écoutée!... Mme de Maillefert eut un geste équivoque. --C'est vrai, murmura-t-elle, nous sommes joués indignement. Mais qui se serait attendu à tant d'impudence!... Qu'il prenne garde, pourtant, je n'ai pas dit mon dernier mot. M. Philippe tressaillit. --Vrai, fit-il, vous avez quelque raison d'espérer? --Je vous répondrai dans trois ou quatre jours, quand j'aurai vu une personne... Le jeune duc se permit un petit sifflotement fort irrévérencieux. --Connu! dit-il. Et d'ici là, M. Delorge finira de tout brouiller. Combelaine est capable de croire que c'est nous qui le lui dépêchons... --M. Delorge n'exécutera pas ses menaces. --Erreur, ma mère. Je l'ai toisé, moi, ce garçon, il est naïf, c'est vrai, sentimental en diable, mais rageur... excessivement rageur... Les mouvements de miss Dodge s'empressant autour de Mlle Simone rappelèrent la duchesse à la circonspection. --Chut!... fit-elle vivement en baissant le ton. Simone conjurera ce péril. --Oui, comptez là-dessus. --J'y compte. Son empire sur M. Delorge est absolu. Elle saura, si je l'en prie, obtenir de lui qu'il quitte Paris. Elle lui écrira, elle lui donnera un rendez-vous s'il le faut. --Et si Delorge va trouver Combelaine ce soir? --Il n'ira pas... Cependant laissez-moi, je vais parler à Simone... Eh bien! la duchesse se trompait. Raymond, en sortant de l'hôtel de Maillefert, était un autre homme. Il comprenait maintenant que M. de Combelaine et les Maillefert s'exécraient, comme il arrive toujours aux complices, d'accord tant qu'il est question de dépouiller leur victime, et qui en viennent aux coups de couteau dès qu'il s'agit de partager le butin. [Illustration:--Vous, dit-il, pas un ordre à vos agents, ou vous êtes mort.] Et là-dessus il bâtissait le plan le plus simple, un plan qu'il était bien résolu à exécuter avec cet effrayant sang-froid de l'homme pour qui la vie n'a plus aucune valeur. Il allait droit au comte de Combelaine, et il lui disait simplement: --J'aime Mlle de Maillefert, et elle vous est fort indifférente. Je suis aimé d'elle, vous en êtes haï. C'est sa fortune que vous convoitez? Prenez-la. Quant à l'épouser, n'y songez plus, ou vous me forcerez de vous brûler la cervelle. --Et je la lui brûlerai, pensait-il, comme à un chien enragé, à bout portant! Ainsi réfléchissant, il avait gagné les Champs-Élysées. Il prit la rue du Cirque, et bientôt arriva à ce charmant hôtel que M. de Combelaine devait à la munificence impériale. Raymond sonna, et un domestique en habit noir à la française étant venu lui ouvrir: --M. de Combelaine? demanda-t-il. --Monsieur le comte n'est pas à la maison, répondit le domestique. --Ce n'est pas pour une affaire ordinaire que je viens, il faut que je le voie, il y va d'un intérêt pressant... Le domestique n'eut pas le temps de répondre. Un coupé fort élégant, attelé d'un magnifique cheval, s'arrêtait devant la grille. Une femme en descendit qui, franchissant lestement le trottoir, s'avança pour entrer comme chez elle. Seulement, le domestique, respectueusement, mais non moins fermement, lui barra le passage en disant: --Monsieur le comte est absent, madame. De son air le plus hautain, elle le toisa, et d'un ton méchant: --Vous êtes nouveau dans la maison, mon cher, vous ne savez sans doute pas qui je suis... --Que madame m'excuse, je le sais très bien. --Alors, rangez-vous que je passe. --Je ne le puis, madame, ayant l'ordre de monsieur le comte... Cette visiteuse était placée de telle façon que la lumière des lanternes de la grille tombait d'aplomb sur son visage et l'éclairait comme le plein jour. C'était une de ces femmes, comme il ne s'en trouve guère qu'à Paris, dans ce monde qu'on appelle «un certain monde» et qui doivent à une hygiène savante, à des soins incessants et à de mystérieuses pratiques de toilette, le privilège de prolonger leur été bien au delà de l'automne. On voyait bien que celle-ci avait dépassé la trentaine. Mais de combien? De cinq, de dix, de quinze ans? C'est ce qu'il eût été difficile de décider... Et plus Raymond l'observait, plus il lui semblait retrouver cette physionomie au fond de ses souvenirs. --Appelez Léonard, commanda-t-elle. C'était le valet de chambre, l'intime confident de M. de Combelaine. --M. Léonard ne fait plus partie de la maison de monsieur le comte, répondit le domestique. --Comment!... Léonard... --A quitté monsieur pour entrer au service d'un Anglais qui lui donne des gages énormes... De rage, la visiteuse déchirait ses gants en lambeaux. --Alors, reprit-elle, allez dire au comte que je suis ici, moi, à sa porte, attendant. --Mais il est sorti, madame, je vous le jure, répondit le domestique. Lorsque vous êtes arrivée, j'étais en train de le dire à monsieur... --Il montrait Raymond, tout en parlant. La dame se détourna et, l'apercevant, ne put retenir un léger cri. --Je reviendrai, fit-elle. Et s'adressant à Raymond: --Et vous, monsieur, voulez-vous bien m'aider à monter en voiture? Raymond obéit. Et quand elle eut pris place sur les coussins de son coupé: --Un mot, monsieur, fit-elle, assez bas pour n'être entendue que de Raymond. Je ne me trompe pas, vous êtes bien M. Delorge?... --En effet, madame. --Le fils du général? --Oui. Elle eut une seconde d'indécision, puis vivement: --Eh bien! reprit-elle, dites à mon cocher de rentrer par les Champs-Elysées, et montez près de moi. Celui-là devient un joueur terrible, qui n'a plus rien à perdre. La situation de Raymond était à ce point désespérée, qu'il pouvait tout tenter sans craindre de l'empirer. Il fût monté sans sourciller dans le carrosse du diable. Il fit donc ce que lui demandait cette femme, et lorsqu'il fut assis près d'elle, que la portière fut refermée et que le coupé roula: --Décidément, commença-t-elle, vous ne me remettez pas, monsieur Delorge?... --Je suis sûr que vous ne m'êtes pas inconnue, madame. Il est positif que depuis deux minutes il se mettait l'esprit à la torture pour associer la physionomie de cette femme à un des événements de sa vie. --Je vois bien, reprit-elle après une courte pause, qu'il faut que je vous mette sur la voie. Oh! il y a bien quinze ou dix-huit ans de cela. Comme le temps passe!... J'étais une toute jeune fille mais vous étiez un enfant, vous. Il a été trop souvent question de moi chez votre mère pour que vous m'ayez oubliée. --Je n'y suis pas du tout, murmurait Raymond. --En ce temps-là, vos amis, Me Roberjot surtout, croyaient que je pouvais vous être d'un grand secours... Y êtes-vous?... Pas encore. Voyons, est-ce que la mère de vos camarades n'avait pas une sœur?... Si haut et si brusquement tressauta Raymond, que son chapeau s'écrasa à demi contre le fond du coupé. --Flora Misri!... s'écria-t-il. La dame tressaillit comme si une épingle l'eût piquée. --On m'appelait effectivement ainsi, autrefois, dit-elle d'un ton pincé, mais maintenant et depuis si longtemps je suis pour mes amis Mme Misri. Tant bien que mal Raymond essayait de s'excuser, elle l'interrompit vite. --Il suffit, dit-elle. Si je vous ai prié de monter dans ma voiture, c'est que j'ai à vous entretenir de choses qui vous intéressent au plus haut point... --Madame... --Oh! ne vous étonnez pas. Sans que vous vous en doutiez, mes intérêts et les vôtres sont les mêmes, en ce moment. Tenez, causons: vous avez failli vous marier, il y a trois mois?... Positivement, depuis quelques minutes, Raymond attendait une question de ce genre. Il était sur ses gardes. C'est donc d'un ton raisonnablement froid qu'il répondit: --Oh!... failli!... C'est peut-être beaucoup dire... Mme Misri eut un mouvement d'impatience. --Ne chicanons pas sur les mots, fit-elle. Il a été question pour vous d'un mariage... Quel intérêt avait-il à nier? Aucun. --C'est la vérité, répondit-il. --Avec une jeune fille très riche, dit-on? --Immensément riche. --Avec Mlle de Maillefert enfin... Ce qui augmentait cruellement l'embarras de Raymond, c'était de ne pas voir le visage de Mme Misri. Il n'y a rien de perfide comme une conversation dans l'obscurité. Les interlocuteurs ressemblent à des duellistes qui se battraient à l'épée les yeux bandés. Autant qu'il en pouvait juger à son accent, elle devait être en proie à une colère d'autant plus violente qu'elle s'efforçait de la contenir. Il sentait, en tout cas, la gravité de la situation, que la fortune lui revenait peut-être, que tout dépendait de sa prudence et de son habileté. Et, mesurant la portée de chacune de ses paroles: --J'ai pu espérer, en effet, dit-il, que Mlle de Maillefert serait ma femme. --Vous aime-t-elle? --Je le crois. --Et sa famille vous la refuse? --Formellement. --Pour la donner à un homme qu'elle doit haïr? --Je le crains. Mme Misri, elle aussi, eût bien voulu pouvoir surprendre sur la figure de Raymond le secret de ses impressions. Ne le pouvant, elle eut une idée qui jamais ne serait venue à un homme, elle lui prit la main, et brusquement: --Connaissez-vous l'homme qui vous enlève la femme que vous aimez?... --Non, répondit-il effrontément. Mais un tressaillement plus fort que sa volonté l'avait trahi. --Pourquoi mentir? fit Mme Misri. Vous savez aussi bien que moi que votre rival est M. de Combelaine. Et Raymond ne répondant pas: --Qu'alliez-vous faire chez lui? insista-t-elle. Il garda le silence. Il lui semblait voir poindre à l'horizon comme une lueur d'espérance. --Vous alliez le provoquer? dit Mme Misri. Elle se frappa le front. --C'est vrai, fit-elle, je me souviens qu'une fois déjà vous lui avez envoyé des témoins, et qu'il a refusé obstinément de vous suivre sur le terrain. --Vous voyez... --Oui. Vous devez le haïr effroyablement. --Comment ne pas haïr celui qui m'enlève la jeune fille que j'aime?... Mme Misri hochait la tête. --Oh! ce n'est pas tout, dit-elle. --Quoi donc? --On prétend que ce n'est pas en duel qu'il a tué le général Delorge. Raymond sentait la sueur de l'angoisse perler à ses tempes. --Et a-t-on tort de le prétendre? demanda-t-il d'une voix altérée... Ce fut au tour de Mme Misri à se taire, puis au bout d'un moment, au lieu de répondre: --Que feriez-vous bien, dit-elle, pour vous venger de cet homme? Grâce à une toute-puissante projection de volonté, Raymond étouffa l'exclamation de joie qui lui montait aux lèvres. Cette femme, qui d'une voix frémissante lui parlait de vengeance, qui semblait lui offrir à signer un pacte de haine, c'était Flora Misri, l'âme damnée du comte de Combelaine. Pour que le misérable fût perdu, cette femme, pensait Raymond, n'avait qu'à le vouloir. Seulement... était-elle de bonne foi? --Je ne songe nullement à me venger, prononça-t-il froidement. Le coupé venait d'atteindre l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, c'est-à-dire le sommet de la pente, et le cocher lançait son cheval au grand trot dans l'avenue de la Reine-Hortense. Brusquement Mme Misri rabattit une des glaces de devant de la voiture. --Retournez, cria-t-elle à son cocher, prenez l'avenue de l'Impératrice et marchez au pas. Puis, revenant à Raymond dès qu'elle se vit obéie: --Vous vous défiez de moi, monsieur Delorge, reprit-elle. --Je vous assure... --Ne vous défendez pas, ne niez pas, je suis bien informée. Vous vous défiez de moi parce que vous me savez depuis vingt ans l'amie de M. de Combelaine. Raymond ne répliqua pas. --Eh bien! c'est pour cela justement, continua Mme Misri, que je hais cet homme plus que vous ne le haïssez vous-même. --Oh! --Oui, mille fois plus, car j'ai plus de raison que vous de le haïr. Il m'a trompée, il s'est joué de moi ignoblement. Tenez, savez-vous son passé, à ce misérable, et ce qu'ont été nos relations? J'étais une enfant quand je l'ai connu, il traînait sur le pavé de Paris une existence misérable et méprisée, vivant d'expédients, de trafics abjects, de son épée et du jeu. Tel quel, il me plut. Son impudence m'éblouit, son cynisme m'effraya, je tombai en admiration devant ses vices. En moins de rien, j'en vins à ne penser et à n'agir plus que par lui. Quel temps!... Une à une toutes ses ressources étaient épuisées, et c'est à moi qu'il imposait la tâche de le faire vivre. Il lui fallait de l'argent pour ses cigares, pour son café, pour son jeu; à moi d'en trouver; si je n'en trouvais pas, indignement, lâchement, il me battait. Comment ne l'ai-je pas quitté!... C'était plus fort que moi. Je ne l'aimais plus, je le méprisais comme la boue, je souhaitais sa mort... et je restais. Mais n'était-ce point pour donner plus de confiance à Raymond, que Mme Misri se roulait ainsi dans sa honte? --Non, pensait-il, elle est sincère, elle ne me trompe pas... Et s'animant de plus en plus, elle poursuivait: --Alors, arrivèrent les événements de Décembre, et tout à coup Combelaine se trouva un gros personnage. Comment ne rompit-il pas avec moi? Je lui sus gré de rester mon ami. Bête que j'étais! S'il me restait, c'est qu'il avait calculé que c'était son intérêt. Oh! ce n'est pas la prévoyance qui lui manque, et il se connaît. Il pensait que cette prospérité inouïe dont il était confondu ne durerait pas, et que de mauvais jours reviendraient peut-être où Flora lui serait encore utile. Certainement il eût pu se mettre de côté des fortunes indépendantes. Ah bien! oui! C'est un gouffre, cet homme-là, un gouffre sans fond. Avec les revenus de la France, il trouverait encore le moyen d'être gêné et de faire des dettes. C'est par centaines de mille francs que se chiffrent les pots-de-vin qu'il a reçus, les commissions qu'il extorquait, les primes et enfin tous ses bénéfices. Autant en emportaient le jeu, les femmes, les chevaux. Ses amis disaient qu'il finirait à l'hôpital. Moi, j'ai toujours pensé qu'il finirait en cour d'assises, sachant qu'il lui faut de l'argent, toujours, absolument, quand même, et lorsqu'il n'en a pas, il n'y a pas d'abomination dont il ne soit capable pour s'en procurer... De plus en plus, Raymond se pénétrait de la sincérité de Mme Misri. La cause de sa haine, ne la voyait-il pas venir?... --A cette époque, disait-elle encore, j'ai tenté l'impossible pour le modérer. Il m'envoyait promener ou me répondait par des plaisanteries. Il me disait: «Baste! pendant que je me ruine, enrichis-toi, et quand tu seras millionnaire, je t'épouserai.» Si bien que cette idée finit par m'entrer dans la tête pour n'en plus sortir. Être madame la comtesse pour de bon, après avoir été... ce que j'ai été, cela me séduisait. C'est pourquoi, moi, l'insouciance même jusqu'à ce moment, j'appris à compter, et je devins avare. Ah! tant pis pour qui me tombait sous la main. Mon bonheur c'était de me répéter, en regardant Combelaine s'enfoncer de plus en plus: «Va, mon bonhomme, va, dépense, joue, achète des chevaux, endette-toi, mon magot grossit, mon secrétaire s'emplit d'actions, d'obligations ou de titres de rentes: le jour n'est pas loin où tu viendras me supplier à genoux de devenir ta femme...» Une à une, les défiances de Raymond s'envolaient... Il n'est pas d'art au monde capable de peindre l'accent de Mme Misri, ni les tressaillements de colère qui la secouaient. --Des années s'écoulèrent, monsieur Delorge, reprit-elle, avant qu'il me fût donné d'apprécier la justesse de mes calculs. M'étais-je donc trompée? Non. Un jour vint où M. de Combelaine se trouva à bout de ressources et d'expédients. Alors, il songea à moi, et je le vis arriver, blême et les yeux injectés de sang, ce qui est chez lui le signe d'une émotion extraordinaire. «--Tu dois être riche, Flora, me dit-il. «--J'ai un million, répondis-je. «Il fit deux ou trois tours dans la chambre, puis tout à coup venant se planter devant moi: «--Eh bien! moi, me dit-il, je me noie, j'en suis à la dernière gorgée... la moitié de ce que tu as me sauverait. «A mon tour, je le regardai dans le blanc des yeux, et froidement: «--En sortant de la mairie, dis-je, tout ce que j'ai sera à toi... «Dame! il fit un saut de trois pieds. «--C'est sérieux? interrogea-t-il. «--Tout ce qu'il y a plus sérieux. «--Tu veux que je t'épouse? «--Oui. «Il faut vous dire, monsieur Delorge, que je ne m'étais jamais abusée. Je savais qu'au dernier moment, quand il faudrait franchir le fossé, mon homme se cabrerait. «C'est ce qui ne manqua pas d'arriver. «--Une femme comme toi!... s'écria-t-il. «--Quel homme donc es-tu! répondis-je. «Autrefois, quand j'osais lui tenir tête, monsieur me rouait de coups, me prouvant ainsi qu'il avait raison et que j'avais tort. Mais depuis que j'avais de l'argent, il ravalait sa rage. «--Eh! ma pauvre fille, me dit-il, t'épouser, ce serait te créer une existence abominable. «--Pourquoi?... «--Parce que chaque jour t'amènerait une déception et une avanie. Tu aurais beau mettre sur tes cartes de visite: Madame la comtesse de Combelaine, tu n'en serais ni plus ni moins Flora Misri et, pour Flora Misri, toutes les portes seraient fermées... «J'avais prévu toutes ces objections. «--Mon cher, lui dis-je, je ne te demanderai jamais l'impossible. Ce que tu as fait pour toi, tu le feras pour moi, voilà tout. Oui ou non, es-tu déconsidéré, méprisé, taré? Oui! S'est-il jamais trouvé quelqu'un pour te le dire en face? Non! Sur le terrain, tu n'as jamais manqué ton homme, on le sait, et on te salue bien bas. Pour la même raison, on saluera ta femme, quelle qu'elle soit, et on la recevra... «--C'est ton dernier mot? interrompit-il. «--Oui. Pas de mariage, pas d'argent. «Il sortit là-dessus, calme en apparence, mais si furieux au fond, qu'il m'eût très volontiers étranglée. J'étais quasi inquiète de l'issue de l'affaire, lorsque son valet de chambre, Léonard, me fit demander à me parler. «Ce garçon, qui n'a pas son pareil pour l'intelligence la finesse, et sachant son maître et moi en grande conférence, était venu coller son oreille à la serrure de la porte, et n'avait pas perdu un mot de la scène. «--Bravo! ma petite, me dit-il, bien joué. Votre homme est chambré, serrez le nœud coulant pendant que vous le tenez, et il est à vous. «Je devinai ce que voulait Léonard. «--Dix mille francs pour toi! lui dis-je, le jour où je serai comtesse de Combelaine. «--Alors, c'est fait, ma fille, me dit-il, apprêtez la monnaie. «Pendant toute la semaine, Victor--Victor, c'est M. de Combelaine--vint passer les soirées avec moi, et travaillé par moi d'un côté, et par Léonard de l'autre, petit à petit, il s'habituait à la chose. «--Eh bien! je ne dis pas non, me répondait-il à la fin. Seulement, pour le public, nous nous marierons séparés de biens; car pour ce qui est de payer mes créanciers avec ton argent, jamais de la vie, ce serait trop bête. «Je touchais au but. «Pour mettre Victor en goût, et aussi pour lui épargner bien des soucis qui le rendaient maussade, je lui avais avancé vingt mille francs... J'avais déjà commandé mes robes de noce à ma couturière... Autant de perdu. «Un matin, je reçois une enveloppe volumineuse, je l'ouvre... Qu'est-ce que j'y trouve? Vingt billets de mille francs avec un petit mot de Victor, où il me disait qu'il me remerciait beaucoup, mais que la fortune lui souriant de nouveau, décidément il restait garçon. C'était au moment de la guerre du Mexique. Le soir même, je vis Léonard, qui me dit: «--Pour cette fois, ma petite, nous sommes refaits. Le patron vient de palper huit cent mille livres, dont trois cents comptant et cinq cents en valeurs à six mois. Les créanciers qui ont eu vent de la chose nous offrent des crédits illimités... Mais ce n'est que partie remise. [Illustration:--Enlevons le mouchard!] «Si j'enrageais, il n'est pas besoin de le dire. Je pensai en faire une maladie. «Et cependant, j'étais de l'avis de Léonard, que ce n'était que partie remise, et que Victor me reviendrait. «Je n'eus donc plus qu'une idée, doubler ma fortune pendant qu'il mangerait la sienne. Et ce ne devait pas m'être difficile, ayant au nombre de mes amis Coutanceau, le banquier, qui me faisait jouer à la Bourse à coup sûr, et le baron Verdale, qui spéculait pour moi sur les terrains. Autant Raymond avait maudit d'abord l'obscurité, autant il la bénissait, à cette heure. Il n'avait du moins pas à laisser paraître sur son visage l'expression d'insurmontable dégoût que lui inspirait cette nauséabonde photographie d'intérieur. Il n'avait pas à dissimuler l'épouvantable colère dont il était transporté en songeant que ce misérable, dont l'abjection lui était révélée, osait prétendre à la possession de Mlle de Maillefert, de sa Simone bien-aimée. Arrivé à l'extrémité de l'avenue de l'Impératrice, et ne recevant pas d'ordres, le cocher avait tourné bride, et revenait au pas vers Paris; mais Mme Misri ne s'en apercevait pas. Avec une véhémence toujours croissante, elle poursuivait: --En fait d'argent, les premiers cent mille francs seuls sont difficiles à mettre de côté. Gagner un million quand on en a déjà un est une véritable plaisanterie. En moins de dix-huit mois, j'avais la paire. D'un seul coup de filet, sur des maisons situées près du Théâtre-Français, le baron Verdale m'avait fait rafler quatre cent mille francs. C'est un bon homme que ce gros réjoui-là, toujours prêt à obliger ses amis... Bref, j'avais mes cent mille livres de rentes, quand, au commencement de 1869, un soir, je vis reparaitre mon Victor, pâle, maigre, piteux, penaud, rafalé, décavé... «--Plus le sou, me dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil, plus de crédit, plus rien!... «Il y avait près d'un an qu'il n'était pas venu me voir, le brigand; mais Léonard m'avait toujours tenue au courant de ses faits et gestes. «Je savais que ses huit cent mille francs avaient fondu entre ses mains comme une poignée de neige, et qu'il lui avait fallu promptement se remettre à vivre d'industrie et d'expédients. «Les huissiers le traquaient, son hôtel était saisi, un à un ses tableaux avaient pris le chemin de l'hôtel des Ventes. «S'il gardait encore quelques vestiges de splendeur, il le devait à Léonard, qui avait pris à son nom les chevaux et les voitures, et à moi, qui de temps à autre lui faisais secrètement avancer cent louis, parce qu'il n'entrait pas dans mes vues qu'il tombât au-dessous d'un certain cran. «En le voyant chez moi, je fus un peu émue. «Mais depuis deux ans que je rageais, j'avais eu le temps de me préparer à cette revanche, et c'est de mon plus grand air que je lui dis: «--Ah! vous êtes ruiné!... Eh bien! allez vous plaindre à ceux qui vous ont donné les huit cent mille francs qui vous ont décidé à rester garçon... «On lui eût versé une carafe frappée dans le dos qu'il n'eût pas fait une pire grimace. «--Et toi aussi, me dit-il, parce que je suis malheureux, tu m'abandonnes!... «Et là-dessus, le voilà à s'accuser et à s'excuser, à me dire que c'est vrai, qu'il s'est conduit comme le dernier des gueux, mais qu'il m'aime tout de même, qu'il n'a jamais aimé que moi... «Il croyait que j'allais me pâmer d'aise. Plus souvent! «Je partis d'un grand éclat de rire, et, faisant une pirouette: «--Trop tard, mon bonhomme! lui dis-je. «Et tandis qu'il me regardait d'un air hébété, je me mis à lui expliquer gaiement que j'avais réfléchi, que je tenais à mon indépendance, que si je venais à être reprise de mes lubies de mariage, je choisirais entre cinq ou six hommes bien autrement posés que lui, qui m'offraient leur nom, que ma fortune valait bien un titre de duchesse, puisque, grâce à mon économie et à mon habile administration, je possédais, non plus un million, mais deux. «--Deux millions! s'écria-t-il, en levant les bras au ciel, tu possèdes deux millions!... «Mâtin!... il me toisait avec des yeux si luisants que j'aurais eu peur si je n'avais pas su que je n'avais qu'à tirer ma sonnette pour faire monter mes domestiques. «--Et tu ne m'aimes plus, répétait-il, tu ne m'aimes plus!... «Je ne répondis pas. Je ne voulais pas le décourager tout à fait. Il comprit que mon dernier mot n'était pas dit, et avec un art que seul il possède, il entreprit de me conquérir. Ah! c'est le dernier des derniers, mais pour connaître les femmes, oui, il les connaît. Ce n'est pas un naïf d'honnête homme qui saurait jouer la comédie que ce monstre-là m'a jouée pendant un mois. Je savais qu'il mentait, j'en étais sûre! Eh bien! parole d'honneur, il y avait des moments où je me laissais presque prendre. «Du reste, ma résolution étant arrêtée de céder à ses instances, je cédai, notre mariage fut décidé. «Le pressé, alors, c'était lui, et c'est lui qui, pour préparer l'opinion, comme il disait, fit annoncer dans les journaux que M. de Combelaine épousait Mme Misri. «Moi, de mon côté, pour qu'il pût retourner à son cercle, je lui donnai de quoi payer ses dettes de jeu, une soixantaine de mille francs, et je distribuai plus du double à ses créanciers, qui auraient pu le mener en police correctionnelle... «Tout était si bien convenu que je ne m'inquiétais aucunement lorsque, dans le courant de novembre, Victor me demanda de retarder notre mariage en se disant certain de déterminer une très grande dame à y assister... Au mois de décembre, je le vis faire un voyage avec son ami Maumussy et le papa Verdale, sans en prendre le moindre ombrage... «J'avais un bandeau sur les yeux, quoi! lorsqu'un matin on me remit une lettre anonyme où on me disait: «Tu n'es qu'une bête, ma petite Flora. Avec l'argent que tu lui donnes, ton Victor fait sa cour... Avant un mois, il aura épousé une héritière aussi jeune que tu es vieille, aussi noble que tu l'es peu, adorablement jolie et quatre fois riche comme toi... Mlle Simone de Maillefert, enfin.» Après des semaines, en parlant de cette lettre anonyme, Mme Misri tressaillait encore et sa voix se troublait. --Ma première idée, continuait-elle, fut qu'un mauvais plaisant voulait se moquer de moi. Comment imaginer, en effet, qu'une grande famille pût consentir jamais à donner son héritière, une jeune fille, belle, sage et riche à millions, à un homme tel que Combelaine, ruiné d'honneur et d'argent, perdu de dettes, méprisé, taré, fini?... «Ce n'est qu'après que des doutes me vinrent. «Je songeai à l'étonnante habileté de Victor, à son hypocrisie savante, à l'art merveilleux qu'il possède de se transformer. «Je réfléchis que c'est un homme très fort, après tout, intrigant comme pas un, à qui ses pires ennemis même reconnaissent une forte tête, le génie de la duplicité et un toupet infernal. «Je me rappelais que, lors du voyage de Combelaine en Anjou, c'était au château de Maillefert qu'il avait passé trois jours. «Donc, je résolus d'en avoir le cœur net. «Et le soir même, m'étant trouvée seule avec Victor, sans préparation, et du ton le plus dégagé qu'il me fut possible: «--Qu'est-ce que Mlle de Maillefert? lui demandai-je. «Il faut vous dire, monsieur Delorge, que je n'ai jamais connu d'homme aussi complètement maître de lui que ce brigand-là. «Quand son intérêt est en jeu, voyez-vous, on lui appliquerait un fer rouge sur la nuque, qu'il ne se détournerait pas, qu'il ne sourcillerait pas, qu'il ne cesserait pas de sourire. «Mais s'il peut tromper les autres, il ne saurait m'en imposer. Je sais, moi, où saisir la preuve de son émotion ou de son trouble; sa moustache tressaille et ses oreilles, habituellement très rouges, blanchissent. «Or, comme en le questionnant je le guettais du coin de l'œil, je vis sa moustache frissonner et ses oreilles devenir plus blanches qu'un linge, tandis que tranquille comme Baptiste en apparence, il me répondait: «--Mlle de Maillefert est l'héritière de la famille de ce nom. «Moi qui ne suis pas de la force de Victor, quoique d'une jolie force pourtant lorsqu'il s'agit de se tenir, j'eus du mal à cacher mon saisissement. «--Tu la connais? demandai-je, cette demoiselle? «--Je l'ai aperçue dans le monde... «--Est-elle jolie? «--Ni bien ni mal. «--Et riche?... «--Ah! pour cela, je n'en sais rien. Elle a un frère qui est son aîné, et dans ces grandes familles, en dépit de la loi, celui qui porte le nom reçoit toujours la plus grosse part, quand ce n'est pas la totalité de la fortune... «--Et tu la vois, cette famille? «--Jamais. «Ce dernier mensonge était décisif, il devenait pour moi plus clair que le soleil que mon Victor me trahissait ou tout au moins travaillait de son mieux à me trahir, et que si je ne veillais pas au grain, il allait m'échapper, et qu'une fois encore je serais jouée, dupée, bafouée et volée. «--Oh! non, cela ne sera pas, canaille! pensai-je en lui souriant de mon meilleur sourire. Depuis un moment, Raymond avait sur les lèvres une question d'une importance capitale, et il attendait pour la placer que Mme Misri reprît haleine. Voyant qu'elle ne tarissait pas, il lui posa la main sur le bras, et ainsi l'interrompant: --Une question, de grâce, madame, fit-il. --Quoi? --Cette lettre anonyme, vous êtes-vous inquiétée de son origine?... --Me prenez-vous pour une bête?... --Et qu'avez-vous découvert?... --Rien de rien! Combelaine a tant d'ennemis... --Mais vous l'avez conservée? --Naturellement... --Et vous consentiriez à me la communiquer? --Quand il vous plaira; ce soir même si vous voulez. VII Préoccupés, chacun de son côté, d'un intérêt immense, assis d'ailleurs sur les coussins moelleux d'un bon coupé bien clos, ni Raymond ni Mme Misri ne s'apercevaient du vol des heures. Il n'en était pas de même du cocher qui, sur son siège, exposé à la fraîcheur pénétrante du soir, trouvait le temps long et la promenade fastidieuse. Après avoir deux fois successivement descendu et remonté au pas l'avenue de l'Impératrice, l'impatience le gagna. Revenu à l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, il arrêta court son cheval, et sans façon, ouvrant du dehors, comme tous les cochers savent le faire, la glace de devant de la voiture: --Ah çà! est-ce que nous ne rentrons pas? demanda-t-il d'un ton à mériter un congé immédiat. --Pas encore, répondit Mme Misri. Allez... --Où? --Où vous voudrez... le long des boulevards extérieurs. Et elle releva brusquement la glace, tandis que le cocher passait sa mauvaise humeur sur le pauvre cheval. --Jusqu'à cette lettre anonyme, reprit Mme Misri, j'y allais avec Combelaine bon jeu bon argent. Comme une imbécile que je suis, je me promettais, puisqu'il partageait son nom avec moi, de partager loyalement ma monnaie avec lui. Reconnaissant sa gredinerie, je me promis qu'il ne la porterait pas en paradis. Je me jurai que, si je parvenais à me faire épouser, trois mois après je l'aurais planté là pour reverdir, et sans un sou en poche. «Comme bien vous l'imaginez, cette idée de vengeance ne me donnait qu'un désir plus enragé de réussir. «Pour commencer, voulant savoir où en étaient les choses, j'essayai de tirer les vers du nez de Maumussy et du papa Verdale. Peine perdue. L'un me répondit par des plaisanteries, l'autre par des fadeurs. Je compris qu'ils étaient du complot et qu'insister, ce serait avertir Combelaine, qui ne se doutait de rien, car j'étais avec lui aimable comme jamais. «Je me retournai alors vers Coutanceau, que vous devez bien connaître, l'ancien banquier, qui est à tu et à toi avec Combelaine, mais qui le déteste, au fond. Coutanceau me promit des renseignements exacts. «Alors moi, en attendant, j'écrivis tout au long la vie de Combelaine, je fis recopier et arranger mon écrit par un journaliste de mes amis, et j'envoyai le poulet à la duchesse de Maillefert, après avoir ajouté au bas: «Pour plus amples renseignements, s'adresser à Mme Flora Misri, telle rue, tel numéro.» --Mon Dieu! pensait Raymond, pourquoi n'ai-je pas su tout cela plus tôt!... Pourquoi n'ai-je pas rencontré cette femme le lendemain de mon arrivée à Paris!... Mais elle ne lui laissait pas le loisir de la réflexion... Il n'avait pas de trop de toute son attention pour la suivre, d'autant que le cocher, impatienté, avait mis son cheval au grand trot et que bien des paroles se perdaient dans le bruit des roues: --Vous allez me dire, continuait-elle: Comment Léonard ne vous avait-il avertie de rien? Voilà ce qui me confondit tout d'abord. Après avoir trahi son maître pour moi, me trahissait-il pour son maître? «Brave garçon! Aux premiers mots que je lui dis, il tomba de son haut. «Pour la première fois de sa vie, Combelaine avait eu un secret pour son valet de chambre. «--Eh bien! ma petite, me dit-il, ce mariage que mitonne le patron n'aura pas lieu. A nous deux, sachant ce que nous savons, nous ne serions que des imbéciles si nous ne l'empêchions pas. Travaillez de votre côté, je vais agir de mien... «Alors, je lui dis ce que j'avais fait déjà, et quelle lettre j'avais écrite à la duchesse de Maillefert. Il m'approuva, disant que très probablement mon poulet suffirait pour tout rompre. «Aussi, pendant les trois jours qui suivirent, je n'osai pas mettre le nez hors de chez moi. A chaque coup de sonnette je tressaillais et je me disais: «C'est la duchesse ou un de ses amis...» «Ce n'étaient jamais que des ennuyeux, des désœuvrés, des emprunteurs. «Mes révélations avaient-elles donc manqué leur but et laissé à la duchesse de Maillefert sa confiance en Combelaine? Ce n'est pas là ce que je redoutais. Ce que je craignais, c'était que ma lettre n'eût été interceptée. «Il est fin, Victor. Faisant la cour à une jeune fille d'une grande famille, il était impossible qu'il n'eût pas établi comme un filet autour de l'hôtel de Maillefert, pour que rien n'y parvînt sans sa permission. J'aurais mis la main au feu qu'il avait acheté le concierge, les valets et les femmes de chambre... «J'étais en train de chercher le moyen de passer à travers les mailles de ce filet, lorsque le gros père Coutanceau m'arriva. «--Je suis crevé, me dit-il; voilà cinq jours que je cours comme un chat maigre, faisant de la police à votre intention... «--Avez-vous découvert quelque chose au moins? demandai-je. «--Eh!... eh!... j'ai appris de drôles de choses... «--Parlez, lui dis-je. «Vous avez, sans doute, monsieur Delorge, entendu dire beaucoup de mal de M. Coutanceau. On prétend que c'est un ci, que c'est un l'autre, un usurier sans pitié, un monteur de banques véreuses, un filou qui a pris les millions qu'il possède, sou à sou, dans la poche du pauvre monde... C'est fort possible. Ce qui est sûr, c'est qu'il est encore le meilleur de la bande, point rancunier, n'ayant jamais fait de mal inutilement, et toujours prêt à rendre un service, quand il le peut sans qu'il lui en coûte rien. «--Tout d'abord, commença-t-il, vous aviez été bien renseignée; votre infidèle se marie... «--C'est décidé? «--Autant que si le maire y avait passé. «--Pardon!... Il manque encore quelque chose: mon consentement, à moi Flora Misri. Si j'allais ne pas l'accorder... «--On s'en passerait, ma chère amie. «--Croyez-vous? Croyez-vous que si je fais savoir à Mme de Maillefert ce qu'est exactement le comte de Combelaine, elle l'acceptera pour gendre?... «--Parfaitement. «--Parce qu'elle n'ajoutera pas foi à mes dénonciations, pensez-vous? Mais j'ai des preuves à l'appui de mes dires, mon cher Coutanceau, des preuves irrécusables, matérielles, que j'amasse depuis plus de quinze ans et que je garde plus précieusement que mes titres de rentes. J'ai des papiers et des lettres à envoyer Combelaine au bagne ou à la place de la Roquette, à mon choix. «Le père Coutanceau haussait les épaules. «--Envoyez-l'y donc, me dit-il, car c'est le seul et unique moyen que je vous voie d'empêcher son mariage... «--Oh! «--C'est comme cela. Je n'ose pas dire que les Maillefert et votre Combelaine se valent, mais ils sont d'accord, ils s'entendent... «--Vous êtes sûr de ce que vous dites, papa? «--Sûr?... Vous comprenez, ma belle enfant, que je ne voudrais pas parier ma tête, mais je parierais bien cinq cents louis... Voulez-vous parier cinq cents louis?... C'est de M. Philippe de Maillefert lui-même que me vient ma certitude. Vous me direz que je le connais à peine; c'est vrai, je ne lui ai pas parlé quatre fois en ma vie. Mais je connais très bien une demoiselle des Délassements qui lui coûte les yeux de la tête, et à laquelle il ne cesse de promettre, depuis un mois, un huit-ressorts et des chevaux pour le lendemain du jour où sa sœur, Mlle de Maillefert, sera comtesse de Combelaine. Est-ce un fait, cela? Ce qui n'est pas moins positif, c'est qu'à tous ses créanciers il répond invariablement qu'il les payera quand sa sœur sera mariée. Que conclure de là? Que l'illustre famille de Maillefert, au lieu de se ruiner pour doter sa fille, attend une fortune de son gendre. «Ce me semblait un conte de l'autre monde, que me débitait là le papa Coutanceau, tellement que, persuadée qu'il se moquait de moi: «--Combelaine enrichir quelqu'un! m'écriai-je. Et c'est à moi que vous dites cela! Combelaine!... Mais il lui faudrait dix mille francs pour sauver sa tête, qu'à moins de me voler, il ne saurait où les prendre... «Là-dessus, le père Coutanceau se leva en sifflant, ce qui est un de ses tics, et allant s'adosser à la cheminée: «--Eh bien! ma fille, me dit-il, je suis certain, moi, que votre Combelaine a un compte ouvert chez Verdale. Pas plus tard qu'avant-hier, j'ai vu le caissier lui verser trente-cinq mille francs sur un simple reçu. «Jamais aussi énergiquement qu'en ce moment, Raymond n'avait fait appel à toutes les facultés de son intelligence. «Il s'agissait de profiter de cette chance inespérée de salut qui semblait s'offrir à lui. Il s'agissait, parmi tous les fils de cette intrigue embrouillée, de choisir le bon, celui qui pouvait conduire à la vérité. «Aussi perdait-il toute conscience du temps et de l'heure, et de la singularité de sa situation... «Dieu sait pourtant si les allures et les mouvements du coupé étaient étranges. «Mme Misri non plus ne remarquait rien. «--De tout autre que du père Coutanceau, poursuivait-elle, je me serais défiée. Mais lui!... Je savais qu'il exécrait Combelaine, Maumussy, Verdale, la princesse d'Eljonsen, enfin toute la séquelle. Dame! vous savez, au moment du coup d'État, Coutanceau ne s'est pas fait tirer l'oreille pour avancer de l'argent. Tout ce qu'il possédait il l'a prêté. A ce point qu'on l'avait surnommé «l'usurier du 2 Décembre.» Eh bien! ce surnom était injuste. En fait d'intérêts, il n'avait stipulé ni cinquante, ni vingt, ni même dix du cent. Il n'avait rien demandé qu'une grande situation, en cas de succès, une de ces situations qui donnent des honneurs. On la lui avait promise. On lui avait juré qu'il serait député, gouverneur de la Banque, ministre, que sais-je!... Le moment de tenir venu, Coutanceau fut déclaré ridiculement prétentieux. On trouva qu'il était bien vieux, que son éducation était insuffisante, qu'il manquait de prestige, on eut l'air de découvrir qu'il avait eu des malheurs à la correctionnelle... Je me rappelle de quel ton il criait aux autres: «Vous dites que je suis véreux, eh bien! et vous, donc!...» Si bien qu'il n'eut pas la place, ce dont il enrage encore tellement que je lui ai entendu dire vingt fois que, pour démolir l'Empire, il donnerait le triple de ce qu'il a prêté pour aider à le fonder. [Illustration: Il ne remarquait pas un homme d'apparence suspecte.] «Par là, monsieur Delorge, vous pouvez comprendre que j'étais bien sûre que du moment où il s'agissait de nuire à Combelaine, je pouvais compter absolument sur Coutanceau. «Ayant donc réfléchi un moment: «--Voyons, gros père, lui dis-je, assez de rébus comme ça, vous devez bien voir que je suis sur le gril. «--Connu! ma petite, me répondit-il. Quand j'aurai mis le bout de votre joli doigt dans le pot au roses, vite vous irez le montrer à ce cher Victor, lequel viendra faire du tapage chez moi et me mettra aux trousses ce drôle de Verdale, qui ne m'a jamais pardonné la bêtise que j'ai faite de l'enrichir. «--Moi, vous dénoncer à Combelaine? à un misérable, qui me vole et me bafoue, que je méprise, que je hais?... «Il éclata de rire, le vieux malin, et me regardant: «--En ce cas, fit-il, je regrette bien de ne rien savoir de positif. «Furieuse, je crois que j'allais le battre, quand se reprenant: «--Seulement, ajouta-t-il, à force de fureter, de regarder, d'écouter, de questionner l'un et l'autre, j'ai fini par apprendre une petite histoire. Attention. «Il y avait une fois, il y a trois ou quatre mois, en Anjou, une jeune demoiselle bien naïve, bien honnête, bien sage, qui vivait toute seule, au fond d'un grand vieux château. Elle s'appelait Simone. «Riche, cette demoiselle l'était autant que le défunt marquis de Carabas. Toute la contrée lui appartenait. Ses propriétés étaient évaluées huit ou dix millions, et elle les surveillait et les faisait valoir elle-même, ni plus ni moins qu'un bon vieux propriétaire. «Ce n'était pas l'affaire de sa maman ni de monsieur son frère, lesquels, ayant depuis longtemps avalé leur saint-frusquin, grillaient de croquer celui de la pauvre demoiselle. «Ils avaient bien essayé de tous les moyens pour la déposséder, mais elle avait tenu bon, et ils enrageaient, tirant le diable par la queue, quand une idée leur vint. «C'était de marier Mlle Simone--de gré ou de force--à un homme qui s'engagerait à partager avec eux le gâteau, c'est-à-dire la dot. «Pour ce, ils cherchaient un gaillard aimable et peu scrupuleux, lorsque Mme la duchesse de Maumussy leur offrit le comte de Combelaine... «Ils étaient faits pour se comprendre. «Sur un mot de la duchesse, votre Victor partit pour l'Anjou en compagnie de Maumussy et du baron Verdale. «Il vit les Maillefert, on s'expliqua et en trois jours tout fut entendu, convenu, conclu. On échangea les paroles comme il convient entre gentilshommes. On prit aussi des sûretés et on se procura de l'argent, grâce à l'honorable M. Verdale, lequel, pour rentrer dans les fonds que lui doit Combelaine, s'est constitué le banquier de l'association. Restait à obtenir le consentement de la jeune fille. Ce n'était pas aisé. Elle avait un amoureux, et elle y tenait encore plus qu'à ses propriétés. Ce fut la duchesse de Maumussy qui imagina un expédient. J'ignore comment elle s'y prit, ce qu'elle dit ou fit; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à la fin de l'année, Mlle Simone quitta son vieux château et vint s'installer rue de Grenelle, chez sa mère. Si bien qu'aujourd'hui tout est arrangé, elle a donné son consentement... Cent questions, d'une importance décisive, se pressaient sur les lèvres de Raymond. Mme Misri ne souffrit pas qu'il en formulât une seule. --Ah! attendez que j'aie fini, interrompit-elle d'une voix rauque, attendez!... C'est qu'à remuer tous ces souvenirs irritants, ses nerfs s'exaspéraient. La colère chassait à flots le sang à sa gorge. --Le père Coutanceau, reprit-elle, avait vidé son sac du premier coup. Une heure durant, je le tournai et retournai comme un gant, je ne lui arrachai pas un détail de plus. «Je lui fis jurer de veiller au grain et d'accourir dès qu'il apprendrait quelque chose de neuf, et je le congédiai. «J'avais hâte d'être seule, pour ne me plus contraindre, pour rager à l'aise, pour trépigner, crier et casser tout ce que j'avais sous la main. «C'est que, voyez-vous, si j'ai mon amour-propre tout comme une autre, je me connais, moi, et je ne me monte pas le coup. Moi, Flora Misri, née Cochard, ancienne figurante des Délass, âgée de trente-cinq ans, sans compter les mois de nourrice, pouvais-je lutter avec une jeune fille de vingt ans, sage, jolie, et noble comme une reine!... «Si elle eût été dans la misère, seulement!... Mais elle était riche, si riche, que moi, avec mes deux millions, je me faisais l'effet d'une pauvresse. Donc, c'était clair comme le soleil en plein midi, j'étais une fois de plus trahie, filoutée, lâchée... «--Oui, pensai-je, à moins d'un de ces coups qui relèvent une partie... «Je reconnaissais que tout espoir était perdu, et perdu sans retour, du côté des Maillefert, et que je n'avais plus à compter que sur moi seule. Je sentais aussi que le temps pressait, et que, si je m'amusais aux bagatelles de la porte, je trouverais la pièce jouée, un beau matin. «Montée comme je l'étais, je me décidai sur-le-champ à jouer mon va-tout et à attaquer directement Combelaine... «Le soir même, il arriva chez moi, sur les dix heures, fumant son cigare, comme d'ordinaire, souriant et insolent comme toujours. J'avais préparé dans ma tête ce que je lui dirais, mais sa vue me fit oublier mes belles phrases; la colère m'emporta, et sans le laisser seulement me souhaiter le bonsoir, lui sautant à la gorge: «--Lâche, m'écriai-je, misérable brigand! Ose donc me dire encore que tu ne te maries pas!... «Si vous croyez qu'il fut décontenancé, qu'il essaya de nier, c'est que vous ne le connaissez guère. Il se dégagea, et froidement: «--Justement, me dit-il, je venais t'annoncer mon mariage... «Il me poussait à bout, j'éclatai. «--Eh bien! m'écriai-je, ce mariage n'aura pas lieu! «--Parce que?... «--Parce que moi, Flora, je ne le veux pas!... «La voix de Mme Misri atteignit un tel diapason, que le cocher certainement l'entendait, et que par moments Raymond le voyait se pencher vers les glaces de devant, partagé qu'il était entre l'attention à donner à son cheval et la curiosité de savoir ce qui se passait dans le coupé. «--Depuis vingt ans, poursuivit-elle, que notre existence est commune, nous n'en étions pas, Victor et moi, à notre première dispute. Et vous ne savez pas, monsieur Delorge, ce que peut être une dispute entre un homme tel que lui et une femme comme moi. «Mais jamais la situation n'avait été tendue comme ce soir-là. «--Ah! tu ne veux pas que j'épouse Mlle Simone, fit-il. «--Non. «--Et pourquoi, s'il te plaît? «--Parce que, répondis-je, tu es à moi. Parce que j'ai payé de ma jeunesse le droit d'être ta femme. Parce que j'ai ta parole et que je t'ai donné des arrhes; que notre mariage est annoncé partout; que je suis lasse d'être dupe et que je ne veux pas être ridicule; enfin, parce que je ne supporterais pas de te voir à une autre... «Monsieur ricanait. «--Serais-tu donc jalouse? fit-il. «--Pourquoi pas!... «Là-dessus, son visage changea brusquement, et de dur et menaçant qu'il était, il devint doux et bon comme à nos meilleurs moments. «--Eh bien! là, vrai, tu as tort d'être jalouse. Voyons, franchement, puis-je te préférer, à toi, qui es le sourire de ma vie, à toi si gaie, si facile, si dévouée, cette vierge larmoyante qui a nom Simone de Maillefert!... Est-ce qu'elle me comprendrait? est-ce que nous parlons seulement la même langue! Le mariage est un sacrifice à mes projets d'avenir, à mon ambition, à notre bonheur... Nous vieillissons, ma pauvre Flora, il nous faut une fin digne de nous. Je rencontre des millions qui ne demandent qu'à entrer dans ma poche: faut-il que je les repousse! Tu ne le voudrais pas. Tu es trop forte pour avoir des scrupules de sentiment. Ah! si on pouvait avoir l'argent sans la femme! Mais ce n'est pas l'usage. Pour palper la dot, il faut épouser. Avalons donc cette pilule amère. Flora Misri, jalouse! c'est de la folie. Tu ne la connais pas cette pauvre Simone de Maillefert. Combien crois-tu qu'elle ait encore à vivre? Avant la fin de l'année je serai libre, et j'aurai gagné, à aliéner six mois ma liberté, une fortune énorme, de grandes alliances, un regain de considération que mes fredaines rendent nécessaire, et le titre de duc. Alors je reviendrai, et ce ne sera plus le titre de comtesse, mais celui de duchesse que je mettrai dans ta corbeille. Alors, en unissant nos deux fortunes, nous aurons une des maisons les plus considérables de Paris et tout le monde à nos pieds... Oui, tu as raison, je suis à toi, mais quand il y va d'un si grand intérêt, tu peux bien me prêter pour quelques semaines à une pauvre fille qui se passe une fantaisie de malade... «Voilà, monsieur Delorge, ce que me dit Victor, non comme je vous le rapporte, mais longuement, doucement, avec toutes sortes de caresses dans la voix et de tendresse dans les yeux. «--A tout cela, dis-je, quatre mots de réponse suffisent: Je-ne-veux-pas!... «Il parut surpris. «--Voyons, voyons, fit-il d'un ton dédaigneux, je ne suis pourtant pas, que je sache, votre propriété, la belle!... «--Si! m'écriai-je. «Et hors de moi, je me mis à lui reprocher, avec des torrents d'injures et d'insultes, sa vie tout entière, tout ce que je savais de ses hontes, toutes les infamies dont j'avais été la complice volontaire ou forcée... «Et quand j'eus fini: «--Alors, ricana-t-il, c'est ta note que tu me présentes? «--Oui, et je prétends être payée. «Il haussa les épaules, et sentant grandir son irritation: «--Tiens, me dit-il, brisons... Ce n'est pas un caprice absurde qui me fera revenir sur ma détermination. «Mais moi j'avais décidé que j'irais jusqu'au bout. «--Prends garde, Victor, dis-je. «Il tressaillit. «--Que veux-tu dire? fit-il. «--Rien, sinon que je ne me laisserai pas bafouer sans essayer une revanche. Tu oublies quelque chose... «--Quoi? «Je me rapprochai de la cheminée pour être à portée de mon cordon de sonnette, et le regardant bien dans le blanc des yeux, je dis: «--Et les papiers!... «Son visage positivement se décomposa, et c'est cependant d'un ton calme qu'il répondit: «--Quels papiers?... «J'allais jouer ma dernière carte. «--Tu le sais aussi bien que moi, répondis-je. Un homme comme toi qui, depuis vingt ans, se mêle à toutes les intrigues et se salit à tous les tripotages, est bien forcé de garder par devers lui des tas de paperasses qui le compromettent terriblement, c'est vrai, mais qui à un moment donné, aussi, peuvent être des armes. Toi qui es prudent, et qui connais tes amis de la rue de Jérusalem, tu n'as jamais rien conservé chez toi. On pouvait, en ton absence, fouiller ta maison, comme on a fouillé celle du père Coutanceau, quand on lui a si subtilement enlevé les pièces dont il menaçait de se servir. C'est à moi que tu confiais tout ce que tu jugeais dangereux. Tu me disais: «Tiens, serre, ce n'est rien, mais j'y tiens.» Moi je serrais fidèlement; seulement, comme j'aime à connaître la valeur de ce que je garde, j'examinais. Je ne suis qu'une bête, mais je sais lire. J'ai lu... cela te suffit-il? «Il se contenait encore, mais à peine, oh! à grand'peine. «--Et si je te demandais de me rendre ces papiers? interrogea-t-il. «--Je te répondrais, dis-je, que je ne les rendrai qu'à mon mari. «--De sorte que si j'épouse Mlle Simone... «--Je les utiliserai... «--Toi! «Cette fois, bien ostensiblement, je pris le cordon de la sonnette. «--Oui, moi, répondis-je. Et si tu veux savoir ce que j'en ferai, je vais te le dire. Je commencerai par les trier et les classer. J'adresserai les uns au procureur impérial; les autres à n'importe quel député de l'opposition; d'autres encore à l'empereur lui-même. Il y en a que je donnerai à ma sœur, Mme Cornevin, qui les remettra à Mme Delorge, la veuve du général. Quant à ceux que tu m'as confiés dernièrement, et qui viennent de Berlin, j'aviserai. «Ah! je croyais bien qu'il allait se jeter sur moi, et essayer de m'étrangler... «Eh bien! non... «Posément, il reprit son chapeau, et ouvrant la porte: «--Vous devez comprendre, prononça-t-il, que de ma vie je ne vous reverrai. Ce que j'ai dit sera... Vous croyez pouvoir me perdre? Essayez... Et il sortit. Arrivée à ce paroxysme où la colère ne trouve plus d'expression, Mme Flora Misri riait d'un rire nerveux et strident qui, en ce moment, semblait sinistre, et eût presque fait douter de sa raison. Se penchant vers Raymond, jusqu'à lui effleurer le visage de son haleine: --Eh bien! interrogea-t-elle, qu'est-ce que vous dites de cela?... Raymond ne répondit pas. Il était ébloui des perspectives que lui ouvrait le ressentiment de cette femme, et haletant d'espérance et de crainte, il tremblait, par un mot imprudent, de la rappeler à la prudence ou de déranger le cours de ses idées. --Vous êtes stupéfait du toupet de Victor, reprit-elle. Que serait-ce donc si vous connaissiez les papiers que j'ai en ma possession, si vous saviez où ils le mèneront si je les livre!... «A la réflexion, cependant, je m'expliquai sa conduite. «C'est qu'il me connaît, voyez-vous, c'est qu'il me sait, avec lui, faible comme une enfant, lâche autant que le chien qu'on bat et qui revient en rampant lécher la main qui l'a battu. «J'ai tant de fois tenté inutilement de briser ma chaîne, de m'enfuir, de me reconquérir!... Tant de fois je l'ai menacé de me venger, et terriblement, de tout ce qu'il m'a fait endurer!... «--Ce sera cette fois comme les autres... devait-il penser en sortant de chez moi. Flora est bien trop bête pour faire ce qu'elle dit... «Il est vrai que, de mon côté, je pensais: «--Chante, mon bonhomme, chante bien haut, redresse la crête, fais le fier... Avant la fin de la semaine, ne voyant pas venir de lettre de moi, tu commenceras à avoir la puce à l'oreille... «Ne pas donner signe de vie, je le pouvais sans danger, certaine que Victor ne passerait pas outre sans une dernière explication. Alors, s'il s'obstinait, il serait temps d'agir. «Cependant, pour n'être pas prise sans vert, il m'importait d'être informée jour par jour des faits et gestes de Combelaine. J'envoyai chercher Léonard. «Je lui trouvai l'air fort abattu. «--Je conçois que vous vous fassiez de la bile, me dit-il, nous sommes volés, le patron épousera Mlle de Maillefert. «--Comment! à nous deux, et avec les armes que nous avons!... «--Nous n'empêcherons rien. Si l'affaire eût pu être rompue, elle l'eût été, entendez-vous, par les Maillefert. «--Des gens qui s'entendent avec lui... «--Qui s'entendaient, c'est possible; qui sont brouillés, c'est sûr. Ils se voient, ils se visitent, ils sortent ensemble, mais ils se haïssent. Allez, je sais ce que je dis. Pas plus tard qu'avant-hier, voilà M. Philippe de Maillefert qui tombe chez nous, demandant à parler à monsieur, sur-le-champ. Comme de juste, je vais prévenir monsieur, qui me répond: «Que le diable emporte l'imbécile!... Enfin, qu'il entre.» Je le fais entrer, je me retire. Seulement, j'avais flairé quelque chose. Je restai l'oreille collée contre la porte. Mes deux individus étaient à peine seuls, que voilà une discussion qui commence, oh! mais une discussion si abominable, que deux chiffonniers n'en auraient pas une pire. M. Philippe réclamait à monsieur de l'argent qu'il l'accusait de lui avoir volé, de très grosses sommes et aussi des billets, et à tout moment, monsieur répétait: «Tant pis pour vous! Chacun pour soi! Adressez-vous aux tribunaux...» «Vous devez le comprendre, monsieur Delorge, je tombais de mon haut... «--Ce que vous me contez là est invraisemblable, dis-je à Léonard... «--C'est cependant vrai. «--Et le mariage n'est pas rompu? «--Il tient plus que jamais... «--C'est absurde!... «Léonard haussa les épaules. «--C'est-à-dire, me répondit-il, que cela me surpasse. Il faut qu'il y ait là-dessous quelque diablerie du patron, que nous ne soupçonnons pas. Laquelle?... Je me suis donné la migraine à force de chercher, et j'ai fini par jeter ma langue aux chiens. «De plus en plus, la situation se compliquait, si bien que j'en arrivais à ne savoir plus que penser ni que croire, et que malgré toutes les raisons que j'avais de me lier à Léonard, je l'observais en dessous, essayant de reconnaître si, acheté par Victor, il ne se moquait pas de moi. «--Peut-être, demandai-je, Mlle de Maillefert aime-t-elle quelqu'un?... «--Parbleu! répondit Léonard. «Et alors, monsieur Delorge, il me raconta que celui que cette pauvre jeune fille aimait, c'était vous, que tout le monde le savait bien, qu'elle l'avait d'ailleurs avoué hautement, et que même vous deviez l'épouser, lorsque Victor était survenu, protégé par Mme de Maumussy. «J'étais toute saisie de cette fatalité, moi, qui me rappelais la mort de votre père, et je me disais: «--Eh bien?... en voilà un qui ne doit pas être le cousin de Combelaine. Mme Misri supposait-elle qu'il était besoin d'attiser la haine de Raymond avant de lui offrir un sûr moyen de se venger? Et dans le fait, pourquoi non? Elle ignorait ses tortures et sa résolution désespérée lorsqu'elle l'avait invité à prendre place dans son coupé. Et depuis ce moment, il était resté impénétrable, devenant de plus en plus froid et réservé, à mesure qu'elle s'enivrait de sa colère. C'est qu'il était une considération qui lui commandait le sang-froid qui observe, prévoit et calcule: Autant il avait foi en la sincérité actuelle de Mme Misri, autant, pour l'avenir, il se défiait d'elle. Sans être un grand grec en matière de passion, il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu'en dépit de ses serments de haine et de vengeance, Mme Misri, plus que jamais, aimait--si ce n'est pas profaner ce mot sacré--le comte de Combelaine. Elle était en pleine révolte; mais que fallait-il pour qu'elle reprît sa chaîne et qu'elle revînt à ses habitudes d'aveugle soumission? Une visite de Combelaine évidemment, un mot, un regard... Donc, il fallait profiter de l'occasion pour en tirer tout ce qu'elle savait encore, pour lui arracher surtout les papiers qu'elle possédait... Après un moment de silence: --Et ensuite? interrogea-t-il. --A cela, monsieur Delorge, reprit Mme Misri, se bornaient les renseignements de M. Léonard. Il fut convenu que nous resterions alliés, poursuivant le même but, moi ouvertement, lui en secret. «Et j'attendis les événements, tenue au courant tous les jours, tantôt par le père Coutanceau, plus animé que moi, certainement, contre Combelaine, tantôt par Léonard. [Illustration:--Dites à mon cocher de rentrer par les Champs-Élysées et montez près de moi.] «Selon Coutanceau, tout espoir était définitivement perdu, et j'avais tort de ne pas utiliser immédiatement mes armes. «Selon Léonard, au contraire, je devais patienter, parce que, me disait-il, M. de Maillefert et Victor, de plus en plus irrités, ne pouvaient manquer, au premier jour, de vider leur querelle sur le terrain. «Malheureusement, c'est à Coutanceau que tout semblait donner raison. «Le mariage de Combelaine et de Mlle de Maillefert était annoncé de divers côtés, et tout en le trouvant inouï, incompréhensible, absurde, on le considérait comme certain. «En cette extrémité, je songeai à agir sur Combelaine par ses anciens amis. «Parmi les papiers, il s'en trouvait qui compromettaient terriblement plusieurs personnages haut placés, et entre autres, et plus que tous les autres, le duc de Maumussy. «C'est donc à lui que je m'adressai d'abord. «Après lui avoir exposé la situation, qu'il devait d'ailleurs connaître aussi bien sinon mieux que moi, je lui écrivais carrément: «Il m'est impossible de frapper Victor sans vous atteindre vous-même, je le regrette, mais c'est ainsi. Usez de votre influence sur lui pour le déterminer, non pas à m'épouser, je n'exige pas tant, mais à rompre un mariage que je suis résolue à empêcher à n'importe quel prix.» «Je m'attendais a voir arriver Maumussy, tout courant. Je comptais, à tout le moins, sur une réponse immédiate... Rien. «Furieuse, j'écrivis successivement la même chose au baron Verdale et à la princesse d'Eljonsen... Rien toujours. «On riait de ma colère, on se moquait de mes menaces: c'était si clair que j'aurais douté de la valeur des pièces que j'avais entre les mains, sans le père Coutanceau, qui les avait examinées, et qui même avait profité de la circonstance pour s'emparer de tout ce qui le concernait. «Ce silence, prétendait-il, était inouï, inexplicable, et très certainement cachait quelque embûche. «--Défiez-vous, me répétait-il sans cesse, prenez garde!... «Et moi, qui, mieux que lui, sais ce dont Victor est capable, je frémissais et j'étais travaillée de si affreuses terreurs, qu'il me semblait trouver un goût étrange à tout ce que je mangeais, que le jour j'osais à peine sortir, et que la nuit je me barricadais dans ma chambre comme dans une forteresse. «Ah! ces papiers maudits!... Vingt fois je les ai mis sous enveloppe pour les adresser à qui de droit, vingt fois j'ai eu horreur de ce que j'allais faire, et je les ai resserrés en me disant: «--Je ne peux pas, décidément je ne peux pas... Alors, monsieur Delorge, alors, lâche et indigne créature que je suis, pauvre bête, misérable dupe, savez-vous ce que je fis? «J'écrivis à Victor pour lui demander une entrevue, lui disant que notre brouille venait d'un malentendu qu'une explication dissiperait. Si Mme Flora Misri pensait surprendre Raymond, elle se trompait. Cette défaillance, il l'avait devinée, prévue, et il n'avait qu'à s'applaudir de sa pénétration et de sa réserve. --Oui, voilà ce que je fis, continua-t-elle, et, allégée de mes angoisses et de mes luttes intérieures, pleine d'espoir, j'attendis. «Oh!... je n'eus pas à attendre longtemps! Le soir même, Victor me retournait ma lettre avec ces mots au crayon rouge, en travers: «Assez!... ou je serai forcé de prier le préfet de police de me délivrer d'obsessions et de menaces également ridicules.» «Il me menaçait de la police, lui!... Quelle amère dérision!... «--Et j'hésiterais encore, m'écriai-je, à le perdre lorsque je le puis!... «Eh bien! oui, j'hésitai encore. «--Il faut, me dis-je, que je le voie, que je lui parle, qu'il m'entende... C'est une dernière chance de salut que je lui offre: s'il la dédaigne, c'est fini, j'agis... «Et voilà pourquoi, monsieur Delorge, vous m'avez vue, ce soir, à la grille du comte de Combelaine, mendiant la faveur d'un entretien. «Et vous avez entendu!... Il me ferme sa porte, le misérable qui me doit tout, que j'ai disputé jadis à cette police dont il me menace aujourd'hui, qui a vécu de moi, des hontes qu'il me reproche, qui m'a volée, pillée, ruinée, qui me doit jusqu'à l'argent qu'il donne à ses valets par lesquels il me fait insulter. «Et Léonard qui n'est plus là. «Comment, tout à coup, sans me prévenir, a-t-il quitté Combelaine qu'il sert depuis tant d'années, et qui lui doit, il me le disait encore avant-hier, une vingtaine de mille francs? «Qu'est-ce que cet Anglais, qui lui donne, à ce qu'on prétend, des gages fabuleux?... Durant dix secondes, Mme Misri reprit haleine, puis tout à coup, et avec une violence convulsive: --Voilà ce que je me disais, monsieur Delorge, poursuivit-elle, pendant qu'on me refusait la porte. La mesure était comble, cette fois, et je me demandais comment frapper sur-le-champ le misérable, lorsque je vous ai aperçu et reconnu. «Et maintenant que je vous ai tout raconté, je vous dis: «--Je ne suis qu'une femme, je ne saurais peut-être pas me servir des armes mortelles que j'ai entre les mains; voulez-vous que je vous les confie? Voulez-vous me venger en vous vengeant vous-même? Êtes-vous prêt à me jurer que vous frapperez impitoyablement Combelaine, que vous l'écraserez!... Jamais occasion si décisive ne s'était offerte à Raymond, et il n'avait pas trop de toute sa volonté pour garder son calme. --Ainsi, vous me donnerez ces papiers qui sont en votre pouvoir? demanda-t-il. --Je vous les donnerai. --Quand? Si imperceptible que fût l'indécision de Mme Misri, elle n'échappa pas à Raymond. --Demain, répondit-elle, dans la matinée... --Pourquoi pas ce soir?... --Ce soir!... --Oui, tout de suite. Dites à votre cocher de rentrer, je monte à votre appartement, vous me remettez ces papiers, je passe la nuit à les examiner et à voir quel parti on peut en tirer, et dès demain j'ouvre le feu... Une brusque secousse lui coupa la parole. Le coupé venait de s'arrêter court au milieu de l'avenue d'Eylau. Le cocher, comme la première fois, rabattit sans façon la glace, et d'un accent inquiet: --Madame! appela-t-il, madame! Assurément, elle était à mille lieues de la situation présente, et il lui fallut un instant pour s'en rendre compte. Alors, elle crut que son cocher allait de nouveau se permettre des observations sur la longueur de la promenade. --Qu'est-ce que ces façons! répondit-elle. Ne vous ai-je pas dit de marcher?... Elle voulait relever la glace, le cocher l'en empêcha. --C'est bien, je vais marcher, fit-il, mais avant je dois dire à madame que nous sommes suivis... Elle tressauta, et, par un mouvement instinctif, se rapprochant de Raymond: --C'est impossible!... s'écria-t-elle. --Oh! j'en suis sûr comme de mon existence, insista le cocher. Monsieur et madame n'ont donc pas remarqué les drôles de détours que je leur ai fait faire, et la singulière façon dont je les menais? C'est que je voulais m'assurer de la chose. J'ai commencé à m'en défier dès les Champs-Élysées. Voyant une voiture qui allait du même train que moi, toujours tournant à la même distance, tournant à droite quand j'allais à droite et à gauche quand je tournais à gauche, je me suis dit: «Bien certainement on épie madame.» Alors, je me suis mis à circuler au hasard, de ci et de là, tantôt au pas, tantôt au galop, la voiture ne me lâchait toujours pas, et maintenant que je suis arrêté, elle est arrêtée en arrière à cent pas. Trop profonde était l'obscurité pour que le cocher, du haut de son siège surtout, pût juger de l'impression que produisait son rapport. Pendant qu'il parlait, Mme Misri, plus tremblante que la feuille, s'était peu à peu blottie tout contre Raymond. --Vous entendez? bégaya-t-elle. --Parfaitement. --C'est Combelaine qui nous suit, reprit-elle. --Combelaine ou un autre... --Non, ce ne peut être que lui. Je sais ses façons, voyez-vous, et combien il est traître. Pendant que je parlementais avec son domestique, il était au guet derrière ses persiennes. Il nous a vus causer et monter ensemble dans mon coupé. Il a demandé qui était cet homme à qui je parlais, on le lui a dit, et aussitôt, sautant en voiture, il s'est lancé sur nos traces... Raymond sentait la victoire lui échapper, une victoire sûre, décisive, et dont il avait déjà, au dedans de lui-même, escompté la joie. Car il n'avait pas besoin d'y voir clair pour reconnaître que Mme Flora retombait invinciblement sous l'influence de Combelaine, qu'elle était terrifiée de son audace, que le plus extrême anéantissement succédait à son exaltation nerveuse. --Peut-être avez-vous raison, lui dit-il, mais que nous importe!... --Malheureux!... Vous ne comprenez donc pas que si Combelaine nous a épiés, il est trop fin pour n'avoir pas deviné ce qui s'est passé entre nous! S'il nous a suivis, il sait, à cette heure, que je vous ai tout dit, que je vous ai offert les papiers que j'ai en ma possession, que nous avons signé un traité de vengeance... Il importait de prendre un parti, évidemment, mais il était bon aussi, avant tout, de vérifier les assertions du cocher. Raymond n'y ajoutait pas absolument foi, l'estimant fort capable d'avoir imaginé cette histoire de poursuite pour déterminer Mme Misri à rentrer. Revenant donc à cet homme: --Et où est-elle, maintenant, demanda-t-il, cette voiture qui nous «file» si obstinément? Le cocher se dressa sur son siège pour regarder. --Toujours au même endroit, répondit-il, près d'un café très éclairé. En mettant l'œil au petit carreau du fond, monsieur peut l'apercevoir. Ainsi fit Raymond et, en effet, à une soixantaine de mètres, il distingua les lanternes d'une voiture immobile. Mais qu'est-ce que cela prouvait? --Mon brave, dit-il au cocher, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Vous allez marcher, pendant que j'observerai, et faites assez de tours et de détours pour lever tous mes doutes!... --Soit! répondit le cocher. Et il fouetta son cheval, qui partit au grand trot... --Eh bien!... demandait de temps à autre Mme Misri à Raymond. --Eh bien, le cocher ne s'était pas trompé. Voici la voiture suspecte qui se met en marche à son tour... Elle tourne où a tourné la nôtre... Elle se maintient toujours à une cinquantaine de mètres... Sûr de son fait, Raymond commanda au cocher d'arrêter. --Ma conviction, dit-il à Mme Misri, est qu'il n'y a que M. de Combelaine pour nous épier ainsi... Cependant, il faut s'en assurer. --Que voulez-vous faire? --Je vais descendre et aller demander à la personne qui est dans cette voiture de quel droit elle me suit... Déjà il ouvrait la portière; Mme Misri le retint. --Vous ne ferez pas cela! s'écria-t-elle, je ne veux pas rester seule, j'ai peur... Ensuite, si c'est Victor qui est dans la voiture, qu'arrivera-t-il?... Était-ce pour Raymond qu'elle craignait si fort, ou pour M. de Combelaine? Il eût été hardi de prétendre le décider. Lui commençait à perdre son sang-froid. --Que voulez-vous alors? dit-il en jurant. Avez-vous une idée? --Oui. --Dites. --Voilà: mon cheval est fatigué, c'est vrai, mais il a beaucoup de sang, c'est une bête de quatre mille francs, et en le poussant un peu, on obtiendra tout ce qu'on voudra. Il faut le pousser, tout droit, toujours tout droit, sur une grande route, l'autre voiture ne nous suivra pas une lieue... --Et après?... --Après, nous reviendrons par un autre chemin, et je rentrerai chez moi, ou j'irai coucher chez une de mes amies... Ce plan offrait à Raymond cet avantage de ne pas quitter Mme Misri; et cette perspective de l'accompagner chez elle, et d'en obtenir les papiers. --Oui, c'est une idée, fit-il. Et, s'adressant au cocher: --Il faut distancer cette voiture, reprit-il. Vous allez prendra l'avenue de la Grande-Armée, puis l'avenue de Neuilly, et vous lancer à fond de train sur la route de Saint-Germain. --C'est que le cheval est un peu fatigué... --Crevez-le, s'il le faut, interrompit Mme Misri... Le cocher haussait les épaules. --Drôle de fantaisie, grommela-t-il. Pourtant, il se mit à rouer de coups son cheval, qui partit dans la direction indiquée. --Nos espions en seront pour leurs frais, dit Raymond. Mme Misri ne répondit pas. Il n'y avait plus à en douter, elle se repentait amèrement de ce qu'elle avait fait, et certainement, elle eût donné bonne chose pour reprendre les confidences échappées à sa colère. Était-ce frayeur de Combelaine, ou regret d'avoir compromis cet homme qui avait su faire d'elle sa chose? Il eût été malaisé de le dire. Les relations de gens tels que Mme Misri et M. de Combelaine échappent à l'analyse. La passion s'y complique de circonstances mystérieuses, étranges, inavouables. Ce devient à la longue une association dont les complices se trouvent liés par un lien de honte plus difficile à rompre que ceux que nouent les conventions sociales. --Nous ne gagnons pas, murmurait-elle. Raymond regarda; c'était vrai. Les lanternes de l'ennemi brillaient invariablement à la même distance. Les larmes venaient aux yeux de Mme Misri. --Maintenant, gémissait-elle, comme si elle eût répondu aux objections de son esprit, maintenant je m'explique la sécurité et le silence de Combelaine et de ses amis. Ils sont puissants, voyez-vous, très puissants, ils ont des relations partout et à la préfecture de police plus qu'ailleurs. Du jour où j'ai menacé de me servir des papiers, j'ai été entourée d'espions. Ah! ils sont forts, les brigands. Voici que je doute de tout. Qui sait si mes domestiques, mon cocher, ma femme de chambre même, à qui je dis tout, ne sont pas payés pour me surveiller? Et Léonard? Ne me trahissait-il pas? Coutanceau lui-même ne se moquait-il pas de moi? Littéralement, elle s'arrachait les cheveux. --A cette heure, continuait-elle, je comprends l'obstination de Victor à nous suivre; il sait que, si je vous remets les papiers, il est perdu, et il ne veut pas que je vous les remette. Ah! folle que je suis, de m'être attaquée à lui! Folle surtout de l'avoir prévenu! On ne menace pas des hommes comme lui, on frappe d'abord... Ainsi, de plus en plus, Raymond sentait lui échapper cette nature de fille, inconsistante et fantasque. Pourtant il ne perdait pas tout espoir. Arrivé à la minute des résolutions suprêmes, il se jurait qu'il aurait les papiers le soir même, lui fallût-il menacer Mme Misri, lui fallût-il même recourir à la violence. Mais il fallait dépister la voiture maudite. --Arrêtez! cria-t-il au cocher. Il ouvrait la portière, il allait sauter à terre; Mme Misri le retint. --Que voulez-vous encore?... --Voir si je ne saurai pas, mieux que votre cocher, pousser votre cheval. Elle n'osa pas s'y opposer, et l'instant d'après, Raymond, installé sur le siège, s'emparait des rênes. --Nous échapperons, soyez tranquille, cria-t-il à Mme Misri. C'est qu'il venait de changer son plan. Au lieu de suivre droit l'avenue de Neuilly, il se jeta à gauche, dans l'avenue de Longchamp, qui traverse en biais tout le bois de Boulogne. L'autre voiture en avait fait autant, mais il ne s'en inquiétait guère. Habilement poussé et sur un terrain exceptionnellement favorable, le cheval de Mme Misri filait avec une prestigieuse rapidité. --Une demi-heure de ce train, et la pauvre bête est fourbue! grommelait le cocher. --Oui, mais dans une demi-heure nous serons loin... Et, ce disant, Raymond éteignait les lanternes du coupé en murmurant: --Voilà toujours qui va rendre la poursuite plus difficile! Il ne devait pas s'en tenir là. Parvenu à l'endroit où l'allée de la Reine-Marguerite croise l'allée de Longchamp, brusquement, il tourna court dans une allée réservée aux piétons et, en dépit de l'obscurité profonde, au risque de tout briser, il maintint longtemps encore le cheval au galop. Il s'arrêta pourtant. Et alors, pendant près de cinq minutes, et prêt à reprendre sa course, il prêta l'oreille et regarda dans toutes les directions. Rien. On n'apercevait pas une lanterne de voiture, on ne percevait pas le moindre bruit de roues. --Nous l'emportons donc!... s'écria Raymond, en sautant à terre pour annoncer à Mme Misri cette heureuse nouvelle. Mais c'est en vain qu'il appela, en vain qu'il étendit les bras dans l'intérieur... Le coupé était vide, Mme Misri avait disparu. VIII Stupéfait, furieux, Raymond refusait en quelque sorte d'admettre cette disparition étrange, et c'est avec des imprécations de rage qu'au milieu de l'obscurité profonde du bois il fouillait les alentours... Le cocher, lui, riait de tout son cœur. Et tout en bouchonnant avec un lambeau de laine son pauvre cheval, dont les flancs haletaient: --Monsieur prend une peine bien inutile, dit-il, madame doit être loin, si elle court toujours... --Loin!... Aurait-elle donc sauté à terre, pendant que nous étions lancés à fond de train?... --Oh!... non. Madame n'est pas si imprudente que cela. Mais ici, tout à l'heure, quand monsieur a arrêté le cheval pour écouter, j'ai entendu la portière s'ouvrir et se refermer doucement, si bien que je me suis dit: «Tiens, voilà madame qui brûle la politesse à ce monsieur...» Il poussait du bois vert aux environs, et la tentation de Raymond était grande d'en caresser les épaules de ce cocher si perspicace. Mais à quoi bon! --Soit, interrompit-il. Seulement, à cette heure et par cette nuit noire, où peut être allée Mme Misri? --A Paris, donc, et par le plus court. Qui donc, sinon madame, connaîtrait son bois de Boulogne, à toute heure de nuit et de jour, et en toute saison... C'était une explication. --Puisqu'il en est ainsi, fit Raymond, rentrons. Le cocher ne se le fit pas répéter. En un tour de main, il eut rallumé les lanternes, et tandis que Raymond remontait dans le coupé: --Où dois-je conduire monsieur? demanda-t-il. --Boulevard des Italiens, au coin de la chaussée d'Antin. La voiture partit, et c'est bercé par son mouvement monotone que Raymond repassait dans son esprit les étranges événements de la soirée. Que d'émotions poignantes en quelques heures!... Avoir cru toucher au but, l'avoir touché plutôt, puis tout à coup s'en voir éloigné plus que jamais et sans doute pour toujours!... L'action de Mme Flora, d'ailleurs, l'irritait plus qu'elle ne le surprenait. A ce trait de bassesse furtive, il reconnaissait la créature qu'il avait tout d'abord devinée, et qui s'était dévoilée ensuite, la fille accoutumée à trembler et à obéir, incapable de résister en face, subissant la volonté du premier venu, mais toujours prête à se dérober et à trahir. Où était-elle à cette heure? Chez elle, peut-être, occupée à réunir ces papiers, qu'elle offrait naguère, pour les porter à Combelaine et obtenir ainsi son pardon. [Illustration: Il était venu coller son oreille à la serrure.] --Ah!... misérable fille! pensait Raymond. Créature sans intelligence et sans cœur!... Encore bien qu'il eût été avec elle d'une réserve extrême, il lui avait laissé voir que, s'il ignorait quelle honteuse intrigue livrait Mlle de Maillefert au comte de Combelaine, il connaissait du moins l'existence de cette intrigue, et qu'il était résolu à lutter jusqu'à la fin. C'était trop. C'était trop, parce que Raymond se rappelait les paroles de Mme Misri: «On ne prévient pas des hommes tels que Combelaine; on frappe d'abord...» Or, il allait être prévenu. C'est-à-dire qu'il allait plus que jamais se tenir sur ses gardes, veiller à n'offrir aucune prise, et très probablement, de peur d'accident, presser son mariage avec Mlle Simone. Conclusion: La rencontre de Mme Misri, loin de servir les projets de Raymond, empirait positivement la situation. Il en était là de ses réflexions, lorsque le coupé s'arrêta tout à coup sur le boulevard, à l'angle de la chaussée d'Antin, et presque aussitôt le cocher ouvrit la portière en disant: --Monsieur est arrivé. Raymond jeta un louis à cet homme et, descendu de voiture, il resta un moment immobile sur le boulevard. Il n'avait eu aucune raison de se faire conduire à cet endroit plutôt qu'ailleurs, et il se demandait où aller et s'il devait rentrer, quand le souvenir de Mme Cornevin, qui demeurait à deux pas, traversa son esprit. --Il faut que je la voie, se dit-il, que je lui parle!... Ainsi, brusquement, sans réflexions, se prennent souvent les plus graves déterminations de la vie, celles dont l'influence doit être le plus décisive. Il y avait des mois déjà que Raymond, la franchise même, se condamnait à une dissimulation de tous les instants pour cacher à sa mère et à ses amis le secret de sa vie, son amour pour Mlle de Maillefert, et voici que, ce secret, il allait le livrer peut-être, ou tout le moins l'exposer à la subtile pénétration d'une femme. Cette considération ne devait pas l'arrêter. Un seul fait l'éblouissait jusqu'à l'aveugler. Mme Cornevin était la sœur de Mme Misri. Mme Cornevin, jadis, avait eu sur cette sœur une certaine influence et avait même essayé d'en user lors de la mort du général Delorge, lorsqu'on en était encore à rechercher ce qu'était devenu Laurent Cornevin. Alors, c'est vrai, elle avait échoué. Mais combien les temps étaient changés, depuis! Flora Misri, à cette époque, était dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, à cet âge où le vice doré a encore de décevantes poésies, ivre de la soudaine et prodigieuse fortune de l'audacieux aventurier auquel elle avait associé sa vie. Tandis que maintenant!... Vieillie, trahie, délaissée, ayant vidé toutes les coupes jusqu'à la lie, elle devait être accessible à des considérations qui jadis ne l'eussent guère touchée. Pourquoi donc ne subirait-elle pas l'ascendant de sa sœur, tentant près d'elle une dernière démarche? C'était cette démarche que Raymond allait demander à Mme Cornevin. Il comptait lui dire simplement: --Je sais, à n'en pouvoir douter, que Mme Flora Misri a entre les mains les papiers de Combelaine. Si nous les possédions, le misérable serait perdu, nous tiendrions enfin la preuve de son infamie, de ses intrigues, de ses crimes: mon père et votre mari seraient vengés. Voyez votre sœur et tâchez d'obtenir qu'elle vous les remette. C'est avec ces idées que Raymond s'en allait à grands pas le long de la rue de la Chaussée-d'Antin. Il se faisait tard, toutes les boutiques étaient fermées, les passants se faisaient rares, et les cafés mêmes commençaient à se vider. Depuis le matin, Raymond n'avait rien pris, mais il ne s'en apercevait pas. Il était dans une de ces crises où toutes les exigences physiques se taisent, où les nerfs, exaltés outre mesure, suffisent à tout. Ce qu'il craignait, c'était que Mme Cornevin ne fût couchée. --Et cela pourrait bien être, lui répondit le concierge, qu'il interrogea, car toutes les ouvrières sont parties de très bonne heure, ce soir. N'importe! Il grimpa l'escalier quatre à quatre, et d'une main fébrile sonna... Rien. Personne ne vint. Pourtant, en se penchant à l'une des fenêtres du palier, il voyait de la lumière à des fenêtres qu'il savait être celles de la chambre à coucher de Mme Cornevin. Elle ne dormait donc pas. Il sonna une seconde fois, puis une troisième, tirant le cordon plus violemment à chaque fois, et comme c'était toujours en vain il allait renoncer, lorsque enfin il entendit des pas... Presque aussitôt, à travers la porte, une voix demanda: --Qui est là? --Moi, Raymond Delorge. La porte s'ouvrit, et Mme Cornevin se montra, tenant une bougie. --Vous, à cette heure! dit-elle. Serait-il arrivé un accident chez vous? --Non, madame, Dieu merci!... Elle était pâle et fort troublée, cela eût sauté aux yeux d'un homme moins ému lui-même que ne l'était Raymond, et c'est avec cette volubilité dont on voile d'ordinaire son embarras qu'elle reprit: --Vous m'excuserez de vous avoir fait attendre si longtemps; mais j'ai renvoyé toutes mes ouvrières à six heures, ma domestique et mes filles sont couchées, j'allais moi-même me mettre au lit... Elle n'avait pas, néanmoins, commencé à se déshabiller, car elle était aussi correctement vêtue que dans la journée pour recevoir ses clients. --Il faut que je vous parle, interrompit Raymond. --Ce soir? --Oui, tout de suite; il s'agit d'une affaire très grave... L'embarras de Mme Cornevin fut alors si manifeste, qu'il ne put faire autrement que de le remarquer. --Mais je vous gêne peut-être beaucoup, commença-t-il. --Moi!... fit-elle. Et pourquoi, grand Dieu! Vous ne me gênez pas plus que ne me gêneraient Jean et Léon, s'ils étaient ici. Entrez, entrez. Il entra; seulement, au lieu de le faire passer dans son appartement particulier, c'est dans l'atelier qu'elle l'introduisit. Posant sa bougie sur un meuble, elle s'assit lourdement, et non sans une nuance très saisissable d'impatience: --Je vous écoute, dit-elle. L'attention de Raymond était éveillée. Il observait ces détails et s'en étonnait. Cependant, c'est de la façon la plus claire qu'il raconta les événements de la soirée, omettant toutefois ce qui concernait Mlle de Maillefert, mettant tout sur le compte de sa haine contre Combelaine. Il s'attendait à des objections de la part de Mme Cornevin. Elle ne lui en fit pas une. --C'est bien, dit-elle. Je verrai ma sœur... --Dès demain!... --Avant midi, je vous le promets... --Et quand connaîtrai-je le résultat de votre démarche? --Venez me le demander demain, à cette heure-ci. C'était plus que n'osait espérer Raymond. Et, pourtant: --J'aurais encore quelque chose à vous demander, madame, commença-t-il. --Quoi?... --Si vous étiez assez généreuse pour me garder le secret, pour ne parler de rien à ma mère... --Je vous garderai le secret. Quand on a hâte de se débarrasser de quelqu'un, c'est ainsi qu'on agit; on répond _Amen_ à tout, et cela abrège. Raymond le comprenait bien, et les plus étranges conjectures lui passaient par la tête, d'autant qu'il lui avait semblé distinguer dans la pièce voisine un bruit de chaise renversée... --Si nous avions ces papiers, pourtant! reprit-il... --Oui, ce serait un grand bonheur! acheva Mme Cornevin... Et elle se levait en disant cela, et c'était une si positive invitation à se retirer, que Raymond n'osa pas rester davantage. --A demain soir donc, dit-il, en se levant à son tour... --Oui, oui, dit Mme Cornevin, c'est convenu. Et elle avait repris sa bougie, et, précédant Raymond, elle lui ouvrit la porte. Et il n'était pas sur le palier que la porte se refermait vivement... En vérité, s'il se fût agi de toute autre femme, Raymond eût été assailli de doutes singuliers et pénibles. L'inconduite, en définitive, n'a pas d'âge. Mais Mme Cornevin était de celles que ne saurait effleurer l'aile sombre du soupçon. --Et pourtant, se disait-il en descendant l'escalier à pas comptés, son trouble était manifeste, elle m'a mis dehors littéralement. Puis, qu'est-ce que ce bruit que j'ai entendu? N'était-elle donc pas seule? Pas seule!... Mais qui donc, à pareille heure, et dans l'appartement où dormaient les trois jeunes filles, pouvait-elle recevoir qu'elle eût intérêt à cacher? Son mari, Laurent Cornevin?... A cette idée, traversant son esprit comme un éclair, Raymond tressaillait. --Et pourquoi non? murmurait-il. Laurent Cornevin, certes, était un homme d'une prodigieuse énergie, mais c'était un homme, après tout. Qui pouvait garantir qu'il n'y avait pas eu une heure où son courage avait faibli? Qui disait qu'à cette heure d'attendrissement il ne s'était pas révélé à sa femme, à la mère de ses enfants, et qu'il ne venait pas parfois la visiter en secret?... Plus Raymond étudiait cette hypothèse, plus il la trouvait logique, vraisemblable, probable, et répondant à tout. A ce point qu'il était presque tenté de remonter chez Mme Cornevin, de sonner jusqu'à ce qu'elle lui ouvrît, et de lui dire brusquement: --Votre mari est ici, je le sais, il faut que je lui parle à l'instant, il y va de mon bonheur et de ma vie... S'il devinait juste, Mme Cornevin étourdie n'aurait pas la présence d'esprit de nier... Oui, mais s'il s'abusait, aussi!... --Je ne puis risquer cela, pensait-il, je ne le puis absolument pas. Mais, tout en remontant la rue Blanche: --Demain, se disait-il, en venant chercher la réponse de Mme Cornevin, je serai bien malheureux ou bien maladroit si je ne parviens pas à saisir quelque indice qui dissipe ou confirme mes présomptions... Bien qu'il fût plus de minuit lorsqu'il rentra, harassé, l'âme et le corps brisés, sa mère et sa sœur n'étaient pas couchées et l'attendaient. --J'étais inquiète, lui dit Mme Delorge. Ce tantôt encore Me Roberjot me disait que la résistance s'organise contre l'Empire... Fais ce que tu crois être ton devoir, mais sois prudent. Plus qu'un autre tu dois être surveillé. Songe à la joie de nos ennemis si tu leur fournissais le prétexte de t'impliquer dans quelque procès. Il rassura sa mère, mais il ne trouva rien à répondre, lorsque sa sœur, lui serrant la main, murmura à son oreille: --Pauvre Raymond!... Pourquoi te défier de moi!... Les horribles fatigues de cette journée eurent du moins cela de bon, qu'elles lui procurèrent un sommeil de plomb. Il dormait encore lorsqu'à dix heures le vieux Krauss entra dans sa chambre, tenant deux lettres que le facteur venait d'apporter. A la seule vue de l'une d'elles, Raymond frémit. Il avait reconnu l'écriture chérie de Mlle de Maillefert. Ses mains tremblaient tellement qu'il eut quelque peine à rompre l'enveloppe, et c'est comme à travers un brouillard qu'il lut: «J'avais perdu toute conscience de ce qui se passait autour de moi, lorsque--me dit ma mère,--vous vous êtes emporté en menaces terribles contre le comte de Combelaine. «Il faut donc, ô mon unique ami, que je vous répète ce que je vous ai déjà dit: la violence, à cette heure, rendrait inutiles mes souffrances et ne nous sauverait pas. «Je viens de promettre à la duchesse de Maillefert que vous sauriez vous résigner à notre douloureuse destinée. C'est un horrible sacrifice, je le sais, mais c'est à genoux que je vous le demande, au nom du passé. Me le refuserez-vous? Ai-je eu tort de compter sur votre affection? Répondez-moi. «SIMONE.» Des larmes brûlantes comme du plomb fondu jaillissaient des yeux de Raymond. --Voilà donc, pensait-il, ce qu'elle en est réduite à écrire. Et moi, je me rendrais à ces prières qu'on lui a dictées!... Ah! plutôt la mort mille fois, la plus affreuse et la plus cruelle!... L'autre lettre lui venait de cette société des Amis de la justice à laquelle, sur la présentation de Me Roberjot, il avait été affilié et qu'il avait fort négligée depuis quelque temps. «Ce soir, à neuf heures précises, lui écrivait-on, soyez rue des Cinq-Moulins, à Montmartre. Il s'agit d'une communication de la plus haute gravité.» Puis venaient les formules connues des seuls sociétaires et qui garantissaient l'authenticité de la lettre. A neuf heures!... Et c'était seulement vers onze heures que Raymond avait rendez-vous avec Mme Cornevin. --C'est bien, se dit-il, j'irai... Et à huit heures et demie, en effet, il se mettait en route, à pied. Le temps était humide et incertain. Il faisait du brouillard et la boue était épaisse et tenace. Les boulevards extérieurs n'en avaient pas moins leur animation de tous les soirs. Cafés, cabarets et brasseries regorgeaient de clients; de partout jaillissaient des cris et des chocs de verres. Et à chaque moment, sur le terre-plein, passaient en riant des groupes de femmes et de jeunes gens, quelque grisette furtive courant au bal ou à un rendez-vous, ou un ivrogne qui regagnait son logis en trébuchant et en mâchonnant un refrain populaire. Hélas!... cet ivrogne même, Raymond en était presque à l'envier. Ses soucis du jour il les avait laissés au fond des litres frelatés, rien ne le préoccupait plus, tandis que lui!... --En ce moment, pensait-il, selon que la démarche de Mme Cornevin près de Flora Misri a réussi ou échoué, ma dernière chance de salut me reste plus sûre que jamais ou m'a échappé sans retour. C'était là sa préoccupation, et non certes cette communication si grave pour laquelle il était mandé rue des Cinq-Moulins. Il n'y songea qu'en arrivant à la petite maison où se réunissaient les Amis de la justice. Elle était éclairée. Des rayons de lumière s'échappaient des fentes des volets. Ayant donné le mot de passe au «frère» qui veillait à la porte, Raymond entra. Une quinzaine d'affiliés, déjà, étaient réunis dans la salle des séances, et l'un d'eux, un médecin, un gros homme courtaud et rougeaud, plus connu pour ses opinions avancées que pour ses cures, faisait, à grand renfort d'épithètes terribles, un tableau aussi exact, jurait-il, que sinistre, de la situation morale et matérielle de Paris. Mais déjà, à cet orateur, un autre succédait, qui, une douzaine de journaux des départements à la main, prétendait démontrer, par la lecture de quantité d'articles, que la province n'attendait que le signal de Paris pour se lever comme un seul homme et en finir avec le régime impérial. Immédiatement divers membres se levèrent pour émettre des vœux ou donner des avis. On discuta, les propos devinrent vifs, on faillit se prendre aux cheveux, malgré les efforts du président, l'ancien représentant du peuple, lequel désespérément tapait sur un timbre... Alors Raymond demanda à dire quelques mots, et la parole lui ayant été accordée: --Citoyens, commença-t-il, je vous ferai remarquer que dix heures viennent de sonner, et qu'il serait peut-être temps de nous occuper de cette communication si grave... --Quelle communication? interrompit le président d'un air surpris. --Mais... celle pour laquelle j'ai été convoqué... --Vous avez été convoqué... --Ce matin même, par une lettre... Toutes les conversations particulières avaient cessé; on regardait le président, dont la physionomie trahissait une certaine inquiétude. --Vous avez reçu une lettre, dit-il à Raymond, et de qui?... --De vous, j'imagine, monsieur le président. --L'avez-vous conservée? Raymond la tira de sa poche en disant simplement: --Voilà!... Pas un mot ne fut prononcé après que le président eut pris cette lettre. Il commença par en examiner attentivement le papier, le cachet et le timbre; après quoi, l'ayant ouverte, il resta plus d'une minute à en étudier la contexture et les caractères. Enfin, d'une voix légèrement altérée: --Voilà qui est prodigieux, s'écria-t-il. Vingt questions à la fois partirent de tous les coins de la salle, mais il n'y répondit pas, directement du moins. --Il n'a été question ces jours-ci, poursuivit-il, d'aucune communication. Ni moi, ni notre secrétaire, ni aucun des membres du bureau n'a écrit... --Non, personne! --Et cependant, voici une lettre qui présente tous les caractères de celles que nous adressons dans les cas extraordinaires. Oh! rien n'y manque. Voici en haut les signes de reconnaissance. Voici autour du paraphe qui remplace la signature les traits de convention connus de nous tous... Le président avait remis la lettre à son plus proche voisin qui la passa à un autre; elle circula de main en main et chacun, après l'avoir regardée, murmurait: --C'est incroyable, j'y aurais été pris. --Oui, tout le monde y eût été pris, s'écria le président, et c'est ce qu'il y a d'inquiétant. Il n'avait, parbleu! pas besoin de le dire; il était visible que chacun le comprenait comme lui. --D'où donc vient cette lettre? poursuivit-il. N'est-elle qu'une criminelle plaisanterie? Je ne puis le croire. Est-ce un faux frère, un traître glissé parmi nous, qui l'a écrite? Impossible! quel serait son but? Faut-il donc supposer qu'elle est l'œuvre de la police?... Ce mot tomba sur la réunion comme une douche d'eau glacée. Des visages blêmirent, bien des regards effarés cherchèrent la porte et la fenêtre, une issue quelconque par où fuir. Plus d'un Ami de la justice crut entendre grincer sur ses gonds la porte de Mazas. --La police, continuait le président, aurait donc surpris le secret de notre association. Pour plusieurs d'entre nous, ce serait la prison et l'exil. Mais, voyons, est-ce admissible? Que se serait proposé la police en écrivant cette lettre?... Cette dernière phrase devait être le signal de la plus violente discussion, chacun émettant un avis qu'il s'efforçait de faire prévaloir: les uns, rares, demandant qu'on brusquât le mouvement: les autres, nombreux, proposant de dissoudre la société jusqu'à des temps plus heureux... A minuit et demi, l'assemblée n'avait rien résolu, sinon qu'on se réunirait en aussi grand nombre que possible pour délibérer. Après quoi, deux membres ayant été envoyés à la découverte, et étant revenus dire qu'ils n'avaient rien aperçu de suspect aux environs, on décida qu'on allait se séparer et un à un, en prenant plus de précautions encore qu'à l'ordinaire. [Illustration:--Eh bien, m'écriai-je, ce mariage n'aura pas lieu.] Une heure sonnait à l'église Saint-Bernard, quand le tour de Raymond vint de sortir. La nuit était noire et lugubre. Les réverbères dans la brume ne projetaient pas plus de lueurs que le feu d'un cigare. Regarder autour de soi, essayer de reconnaître si on était épié ou suivi, eût été une pure folie. Raymond n'y songea seulement pas... Et cependant, s'il n'avait pas les incertitudes qui troublaient ses amis politiques, il avait de bien autres raisons de se défier. Il reconnaissait à ce coup, il l'eût juré, la main traîtresse de Combelaine. Un de ces pressentiments qui montent du fond de l'âme lui criait que c'était à lui seul qu'on en voulait, et que cette lettre cachait un piège. Que voulait-on? Se débarrasser de lui, sans doute. Après les confidences de Flora Misri, il devenait trop dangereux pour ne pas troubler le sommeil de Maumussy, de la princesse d'Eljonsen, du baron Verdale et des autres. Et alors quoi de plus simple que de le faire prendre en flagrant délit de société secrète, que de le faire arrêter, juger et expédier à Cayenne?... Mais cette connaissance qu'il avait des événements lui imposait des obligations, et il était trop loyal pour s'y soustraire. Avant que ne fût levée la séance, il avait dit à ses amis politiques tout ce qu'il pouvait dire pour les mettre sur la voie de la vérité, sans livrer des secrets qui n'étaient pas uniquement les siens. On n'avait pas trop fait attention à ses avertissements. Il n'était dans la Société des Amis de la justice qu'un assez petit personnage, et on le trouvait quelque peu outrecuidant de prétendre que c'était pour lui seul que la police avait été mise en mouvement et qu'on avait fabriqué cette fausse lettre de convocation. On croyait même si peu qu'il courût un danger quelconque que personne ne lui avait offert de l'accompagner... Mais il ne songeait pas au danger. Et, tout en suivant les boulevards extérieurs, silencieux et déserts, il ne pensait qu'à Mme Cornevin, qui l'aurait attendu inutilement, et au supplice qu'il allait endurer jusqu'à l'heure où, décemment, il lui serait possible de se présenter chez elle... Il arrivait à l'extrémité du boulevard de la Chapelle, cheminant sur le terre-plein, quand, à la hauteur de la rue de la Goutte-d'Or, trois ou quatre hommes le dépassèrent en courant... Il n'y fit aucunement attention. Tout ce qu'il avait d'attention, il l'appliquait à évaluer les chances de succès de la démarche de Mme Cornevin. Évidemment, elles dépendaient de ce qu'était devenue Mme Flora Misri après sa fuite. Avait-elle, oui ou non, revu, dans la soirée ou la matinée du lendemain, le comte de Combelaine? Si oui, plus d'espoir. Si non... dame, tout pouvait dépendre de l'adresse de Mme Cornevin. Il marchait lentement, et cependant il était à la moitié du boulevard Rochechouart, lorsque des plaintes assez faibles arrivèrent jusqu'à lui. Il s'arrêta. Elles semblaient venir d'un large banc double à dossier très élevé, planté à quelques pas, sur le terre-plein. Et en regardant de tous ses yeux, il lui semblait, en dépit de l'obscurité, discerner à terre quelque chose de noir, comme un corps qui s'agitait. Il fit un pas en avant; les plaintes redoublèrent, avec une expression plus déchirante... La plus vulgaire prudence lui commandait, sinon de passer outre, du moins de n'avancer pas sans d'extrêmes précautions. Il n'est pas un Parisien qui ne sache que c'est là une des ruses qu'emploient les redoutables rôdeurs des barrières et des quartiers excentriques pour attirer leurs victimes. Mais Raymond n'était pas prudent. Il s'approcha. C'était bien un homme qui se roulait dans la boue, en proie, eût-on dit, aux effroyables convulsions d'une attaque d'épilepsie. Saisi de pitié, il se pencha... Et, à l'instant même, un coup terrible, un coup d'assommoir à jeter bas un bœuf, l'atteignit au cou, un peu au-dessous de la nuque. Un pouce plus haut, et c'en était fait de lui. Mais il n'était qu'étourdi. Il se redressa et recula en jetant un appel terrible: --A moi! Au secours!... La lettre lui était expliquée... Il se vit perdu... Ceux-là seuls que la mort a approchés de si près savent quel monde de pensées peut tenir dans la seconde suprême... --Pauvre mère!... murmura-t-il, songeant à cette femme malheureuse qui sans doute l'attendait pendant qu'on l'assassinait, et à qui, au petit jour, on rapporterait son cadavre... Puis: --O ma Simone bien-aimée! pensa-t-il... Mais il avait dans sa poche une lettre de Mlle de Maillefert, la dernière, celle qu'il avait reçue le matin même... Il songea qu'on allait le fouiller, qu'on la trouverait, qu'elle serait lue, commentée, profanée, que Mlle Simone serait peut-être compromise, appelée en témoignage... Alors, il la prit, cette lettre, et vivement la porta à sa bouche pour l'avaler... Ce fut son dernier mouvement, le dernier acte de son intelligence. Trois hommes l'entouraient. Chancelant du coup qu'il avait reçu, il ne pouvait se défendre. --A moi! cria-t-il encore. A... Un effroyable coup de couteau lui coupa la parole... Il sentit entre les épaules un froid terrible, mortel, qui lui glaça le cœur, et il tomba raide, en avant, la face contre terre... Quand il reprit ses sens, après un évanouissement dont il ne pouvait évaluer la durée, il se trouvait dans un endroit inconnu, dans un café, étendu sur un billard. On lui avait mis le torse à nu, et un homme de son âge, à la physionomie intelligente et sympathique, lui donnait des soins avec cette sûreté et cette dextérité de main qui trahissent l'ancien interne des hôpitaux. Trois hommes se penchaient curieusement pour voir de plus près sa blessure. De l'autre côté, le garçon de café, reconnaissable à sa veste et à son tablier, éclairait le médecin. Près d'une table, une grosse petite femme taillait en bandes étroites une vieille serviette. Tout cela, Raymond le vit comme en songe, à travers un brouillard, et si vaguement que bien vite il referma les yeux. Sa première perception nette était un étonnement profond, immense, de se trouver encore de ce monde. Si, comme il avait tant de raisons de le croire, si, comme tout le prouvait, il avait été assailli par des assassins payés par le comte de Combelaine, comment ces misérables ne l'avaient-ils pas achevé une fois à terre? Savaient-ils assez mal leur métier pour l'avoir cru mort? Car, sans savoir au juste la gravité de sa blessure, il sentait--cela se sent--que sa vie n'était pas en danger. Il entendait d'ailleurs le médecin dire, tout en lui ceignant les reins de bandes de toile: --Il en reviendra... Avant quinze jours il sera sur pied... On lui a allongé un coup de couteau à traverser un bœuf, mais la lame a glissé sur un os... Décidément Raymond reprenait possession de soi. Il sentait n'avoir plus à craindre, s'il parlait, de se trahir, de révéler ce qu'il voulait taire à tout prix. Péniblement, et non sans une vive souffrance, il se dressa sur son séant, balbutiant d'une voix affaiblie des remercîments et interrogeant du regard. En peu de mots on le mit au courant: Ce café où il se trouvait était le _Café de Périclès_, fondé et géré par le plus doux des Prussiens, le sieur Justus Putzenhoffer avec le concours de son épouse et d'un sien cousin surnommé Adonis. Les assistants étaient des clients: le docteur Valentin Legris d'abord, un brave et digne rentier, M. Rivet, et enfin un journaliste irréconciliable et méridional, M. Aristide Peyrolas. Ces trois messieurs, insoucieux des règlements de la police, achevaient un wisth, lorsqu'ils avaient entendu un cri de détresse,--un cri très effrayant, après minuit, sur les boulevards extérieurs. Ils s'étaient précipités dehors. Trop tard... Raymond gisait à terre, et des gens fuyaient dont on entendait, dans le lointain, la course précipitée... Raymond écoutait, et n'en revenait pas. S'était-il donc trompé? Les misérables qui l'avaient attaqué n'étaient-ils que de vulgaires rôdeurs de barrières?... On chercha dans ses vêtements. Sa montre et son porte-monnaie avaient disparu. Il avait été dépouillé... S'ensuivait-il que les assassins n'étaient pas aux gages de M. de Combelaine et de ses amis?... Pourquoi? Dépouiller l'homme qu'on tue, pour égarer les investigations de la police, est l'A B C du métier. Puis Raymond se rappelait ces gens qui, au boulevard de la Chapelle, l'avaient dépassé en courant, sans doute pour aller en avant dresser une embuscade... N'importe; sa certitude était quelque peu troublée. --Étaient-ce donc des voleurs! fit-il à demi-voix. C'était peu. C'était assez pour éveiller l'attention d'un esprit subtil. Aussi, lorsque Raymond eut brièvement raconté comment les choses s'étaient passées: --Eh bien, lui dit le docteur Legris, d'un ton trop désintéressé pour ne pas dissimuler une intention, eh bien! voilà la déclaration qu'il va falloir faire au commissaire de police. --Oh! pour cela, s'écria Raymond, non, mille fois non!... En effet, comment déposer une plainte, et contre qui?... Provoquer une enquête sans nommer Combelaine, c'était égarer sciemment la police. Le nommer, c'était mettre en cause la duchesse de Maillefert, M. Philippe, Mlle Simone elle-même; c'était provoquer, sans armes pour se défendre, le duc de Maumussy, M. Verdale, Mme Flora Misri... D'un autre côté, dès les premiers mots d'une plainte, le commissaire demanderait à Raymond: --Où aviez-vous passé la soirée? D'où veniez-vous? Nommer la rue des Cinq-Moulins ne serait-ce pas livrer les Amis de la justice? Et bien que la police connût et surveillât cette association, la fausse lettre de convocation le prouvait, ne serait-ce pas s'exposer à passer pour un traître?... Toutes ces considérations, d'une logique inexorable, se présentaient à l'esprit de Raymond. Aussi, est-ce du ton dont on demande un grand, un immense service, qu'il conjura ceux qui venaient de le sauver de lui garder le secret, un secret absolu, de l'odieuse agression dont il venait d'être victime. C'était demander beaucoup,--surtout sans explications. Tous pourtant, habilement encouragés par le docteur Legris, jurèrent de garder le silence. Alors Raymond respira plus librement. Et après avoir donné son nom et son adresse, et promis de revenir, sitôt rétabli, il annonça que, se sentant mieux, il allait rentrer chez lui. Tant bien que mal, il remit ses vêtements. Mais lorsqu'on l'eut aidé à descendre du billard et que ses pieds touchèrent terre, il se sentit défaillir, et il serait tombé sans la prévoyante assistance du docteur. --Je vois bien qu'il me faudrait une voiture, balbutia-t-il. A toute heure de nuit, il en circule sur les boulevards extérieurs, qui regagnent leur dépôt où se rendent au chemin de fer. Justus, étant sorti, ne tarda pas à en ramener une, dont le cocher avait été séduit par la promesse d'un large pourboire après une course de trois ou quatre minutes. Lorsque Raymond s'y fut hissé, le docteur s'y installa près de lui, protestant qu'il ne le laisserait pas rentrer seul dans l'état où il était. De tout autre, Raymond n'eût peut-être pas souffert cette insistance. Mais outre qu'il se sentait instinctivement attiré vers ce médecin, au visage à la fois si ouvert et si fin, n'allait-il pas avoir besoin de lui!... Résolu à cacher à Mme Delorge son accident, il se proposait de feindre un gros rhume ou une courbature. Mais qui le soignerait, si, ainsi qu'il le prévoyait, il était forcé de garder le lit quelques jours? Le docteur Legris, parbleu! Et pour le reste, il n'était pas inquiet, comptant sur l'inviolable discrétion du vieux Krauss. Aussi tout était-il convenu lorsque le fiacre s'arrêta rue Blanche. Raymond descendit. L'air, la fièvre qui le prenait, la nécessité où il allait se trouver, croyait-il, d'abuser sa mère par sa contenance, lui donnaient des forces factices. Il s'excusa donc près du docteur de ne pas l'inviter à monter. A pareille heure--quatre heures venaient de sonner--c'eût été donner trop de soupçons à Mme Delorge. --La rampe est là, dit-il, qui me soutiendra! Et, après une dernière poignée de main au docteur, il entra... Mais autre chose est de traîner les pieds sur un terrain plat, que de lever et de plier les jambes pour gravir un escalier. Dès les premières marches, il s'en aperçut. Mais il fit à son énergie un appel suprême, et maîtrisant une douleur atroce, il continua à monter, lentement, par exemple, et en s'arrêtant à tous les étages. Seul, par bonheur, le vieux Krauss attendait, et quand, à la lueur de la lampe de l'antichambre, il vit s'avancer Raymond, plus blanc qu'un spectre et les vêtements souillés de boue, il leva les bras au ciel, et d'une voix étranglée: --Blessé!... fit-il. Épuisé par les prodigieux efforts qu'il venait de faire, Raymond ne put que répondre d'un signe de tête: --Oui. --Par Combelaine ou par Maumussy? interrogea le fidèle serviteur. --Par des gens à eux, sans doute. Prenant son jeune maître sous les bras, Krauss le portait plutôt qu'il ne le soutenait jusqu'à sa chambre, et tout en le déshabillant: --Que de sang sur vos habits! grondait-il... Ah! votre pardessus et votre paletot ont été traversés par la lame d'un couteau. C'est dans le dos que vous avez été frappé... Je reconnais là ceux qui ont tué mon général!... Mais il venait de découvrir l'appareil placé par le docteur Legris. --Vous avez donc vu un médecin? reprit-il... Ma foi; oui! et un bon, je m'y connais!... Voilà des bandes serrées comme il faut. Notre major, dans le temps, n'aurait pas fait mieux... Raymond fut obligé de le prier de se taire, puis de se retirer pour le laisser dormir... --Cache mes vêtements, lui recommanda-t-il, et quand ma mère sera levée, dis-lui que je suis rentré brisé de fatigue, et qu'il faut me laisser reposer. Mais toi, à neuf heures, viens, et si je dors, éveille-moi. J'ai une commission à te donner, très importante, dont tu ne parleras à personne, pour Mme Cornevin... Allons, va-t-en, tu vois bien que cette blessure n'est rien. Sa blessure, c'est vrai, ne présentait aucun danger, seulement elle était assez douloureuse pour l'empêcher de clore l'œil. Et seul, dans le silence et les ténèbres de la nuit, il appliquait toute sa pénétration à tirer de l'événement qui venait de se produire ses dernières conséquences. Comment M. de Combelaine, cet homme de tant de prudence et de duplicité, qui disposait de tant de ressources, avait-il pu recourir à une attaque à main armée, sur la voie publique, en plein Paris!... Certes, c'est un expédient décisif que l'assassinat pour se débarrasser d'un ennemi, mais dangereux en diable, qui laisse une terrible pièce de conviction--le cadavre--qui exige des démarches, des complices, et qui enfin, neuf fois sur dix, échoue, et tourne contre son auteur. --Il faut, concluait Raymond, que sa situation, que je croyais inattaquable, soit horriblement compromise, qu'il se sente menacé, perdu... Et c'est en un tel moment que Raymond se voyait cloué sur le lit, et pour une semaine, au moins, hors d'état d'agir!... Que ne ferait pas Combelaine, pendant ces huit jours de répit et de sécurité, alors qu'il devait avoir tout préparé pour un rapide dénoûment! Huit jours!... Il ne lui fallait pas plus pour épouser Mlle de Maillefert sans que Raymond pût s'y opposer, comme il se l'était juré, même par la violence, même au prix d'un crime. Une sueur froide lui perlait aux tempes, à cette pensée affreuse, et la fièvre faisant son œuvre, le délire s'emparait de son cerveau et il lui semblait voir se pencher vers lui, en ricanant, la duchesse de Maumussy, Mme de Maillefert, le baron Verdale et jusqu'à Flora Misri... Le jour qui se levait dissipa cependant les visions de la fièvre, et Raymond commençait à s'assoupir, lorsque Krauss, esclave de la consigne, entra dans sa chambre sur la pointe du pied. --J'ai conté à madame, dit le vieux soldat, que vous avez pris froid cette nuit, et comme elle m'a cru, elle ne s'étonnera pas de vous voir rester au lit. Maintenant, comment allez-vous? Raymond souffrait beaucoup. Il n'en répondit pas moins qu'il se sentait bien mieux, et s'étant fait donner une feuille de papier et un crayon, il écrivit à Mme Cornevin: «Une circonstance imprévue et bien indépendante de ma volonté m'a empêché, chère madame, de me trouver hier soir au rendez-vous que vous aviez bien voulu me fixer. Aujourd'hui, retenu au lit par une courbature, il m'est impossible d'aller vous demander le résultat de votre démarche près de Mme M... Qu'est-il arrivé? Répondez-moi, je vous en conjure. Vous devez comprendre mes angoisses. Je compte toujours sur la promesse que vous m'avez faite de me garder le secret; il est plus indispensable que jamais.» Ayant plié et cacheté ce billet: --Il faut, dit-il à Krauss, que tu cherches un prétexte pour te présenter chez Mme Cornevin. --Oh! j'en ai un tout trouvé. J'ai à lui reporter des échantillons qu'elle avait envoyés à mademoiselle. --Très bien. Cela étant, tu t'arrangeras pour remettre cette lettre à Mme Cornevin sans que personne ne te voie. Tu attendras la réponse. Surtout, dépêche-toi... Cependant, Krauss ne sortait pas. --Si je suis là que je reste, commença-t-il, c'est qu'il est une chose que je crois devoir dire à monsieur... --Laquelle?... --Hier soir, vers minuit, un homme en blouse, un fort homme, très rouge, est venu chez le concierge demander si vous étiez à la maison. Il s'est donné pour un ancien piqueur des ponts et chaussées. --Qu'a répondu le concierge? --Que vous étiez sorti, naturellement. L'homme a paru très vexé et a dit qu'il repasserait. En effet, vers une heure du matin on a sonné à la porte; le concierge, qui venait de se coucher, a tiré le cordon, et tout de suite après il a entendu la voix de ce soi-disant piqueur, qui criait en parlant de vous: «Eh bien, est-il rentré?» Comme de juste, le portier s'est mis en colère. «Ah çà! a-t-il répondu, est-ce que vous vous fichez de moi! Est-ce à cette heure-ci qu'on vient demander les gens? Non, M. Delorge n'est pas rentré... et vous, tâchez de filer plus vite que ça!...» Sur quoi l'homme a décampé... Accoudé sur ses oreillers, Raymond écoutait: --Dans mon idée, reprit Krauss en hochant gravement la tête, ce lapin-là devait être un espion, un complice des brigands qui vous ont si bien arrangé... --Peut-être, fit Raymond. Il disait cela; c'était juste le contraire de ce qu'il pensait. Éclairé par les événements, il lui semblait discerner, s'agitant autour de lui, dans l'ombre, deux intrigues rivales. A diverses reprises il avait constaté qu'il était épié et suivi. Était-ce par des espions poursuivant un même but? Non. La surveillance dont il était l'objet était doublé. L'une, protectrice, lui avait sauvé la vie à Neuilly et à la Villette. L'autre, ennemie, avait préparé le guet-apens où il avait failli périr. Évidemment, Combelaine soldait une de ces surveillances. Mais l'autre... qui donc l'eût payée, sinon Laurent Cornevin? [Illustration: Un effroyable coup de couteau lui coupa la parole.] Et en lui-même, il songeait que ce prétendu piqueur pouvait fort bien être Laurent en personne. Ce devait être lui, si c'était lui qui, l'autre soir, se trouvait chez Mme Cornevin. --Il m'attendait, pensait Raymond, et sachant l'immense intérêt que j'avais à être exact, il se sera étonné de ne pas me voir à l'heure dite. Tout cela lui paraissait si plausible, que brusquement: --Rends-moi la lettre, dit-il à Krauss. Et le vieux soldat la lui ayant rendue: «Je sais, madame, ajouta-t-il, en post-scriptum la cause de votre trouble, avant-hier; je vous jure que je la sais. Au nom du ciel, confiez-vous à moi; là est le salut...» Qu'il s'égarât ou non en conjectures, il ne voyait nul inconvénient à écrire ainsi qu'il le faisait. Mais que le temps lui semblait long! Krauss n'était pas encore certainement à la place de la Trinité, que Raymond s'étonnait qu'il ne fût pas de retour et se disait, énervé par l'impatience: --Dieu! que ce vieux est donc lent! Un léger bruit, heureusement, vint le distraire. C'était Mme Delorge qui, tout doucement et avec mille précautions, dans la crainte d'éveiller son fils, entre-bâillait la porte et allongeait la tête. --Je ne dors pas, mère, lui cria-t-il. Elle entra, et après avoir un moment considéré son fils: --Comme tu es pâle! lui dit-elle. Tu souffres. Peut-être serait-il prudent d'envoyer chercher le médecin... --A quoi bon! interrompit-il vivement. Ce que j'ai n'est qu'une indisposition. Trois jours de repos et je serai sur pied. Tristement, Mme Delorge hocha la tête. --Qu'il soit fait selon ta volonté! prononça-t-elle. Mais elle disait cela d'un tel accent, que Raymond en fut troublé jusqu'au fond de l'âme. Pour la première fois, le soupçon lui venait que sa mère n'était pas dupe, et que sa facilité à se payer du premier prétexte venu n'était qu'une de ces délicatesses dont les mères ont le secret. Que supposait-elle donc? Mais déjà Mme Delorge avait repris sa physionomie impassible. --Songe, mon fils, murmura-t-elle en se retirant, que je n'ai que toi ici-bas et que sur toi seule reposent toutes mes espérances... Avec sa sœur, avec Mlle Pauline, Raymond devait avoir de bien autres appréhensions encore. Ayant regardé son frère d'un œil si perspicace qu'il en détourna la tête: --Est-ce encore la politique, fit-elle, qui te rend malade?... On l'appelait, elle sortit, laissant Raymond décidément irrité. --Il me faut bien reconnaître, pensait-il, que je ne suis qu'un piètre comédien! Le docteur Legris, dont on annonçait la visite, ne devait pas modifier son opinion. --Eh bien? demanda-t-il, lorsqu'il fut près du lit de Raymond. --Docteur, je souffre atrocement. La porte était fermée, il n'y avait pas d'indiscrétion à craindre. --Est-ce bien de votre blessure? demanda M. Legris. --Eh! de quoi donc serait-ce?... Le docteur ne répondit pas directement. --On ne saurait croire, dit-il, comme s'il eût émis un axiome d'utilité générale, l'influence que le moral exerce sur les blessures... De tout autre, Raymond eût peut-être fort mal pris cette réflexion. Mais M. Legris lui inspirait déjà cette confiance qui précède l'amitié. --Que ne donnerais-je pas pour pouvoir me lever! soupira-t-il. Le docteur, attentivement, l'examinait. --Il n'y faut pas songer avant cinq ou six jours, prononça-t-il, et encore, et encore... Il s'était assis et il rédigeait une ordonnance avec le crayon dont Raymond s'était servi pour écrire à Mme Cornevin, lorsque la porte s'ouvrant brusquement, Krauss parut... Le vieux soldat croyait Raymond seul, et il avait déjà tiré de sa poche une lettre qu'il y refourra bien vite en apercevant un étranger. --Est-ce que monsieur n'a pas sonné? demanda-t-il, croyant utile d'expliquer son entrée. --Non, répondit Raymond, mais tu arrives à propos... Monsieur est un de mes amis, un médecin qui va te dire ce qu'il y a à faire. C'était peu de chose... Et le docteur, qui était bien trop fin pour ne pas reconnaître qu'il gênait, ne tarda pas à se retirer, en promettant de revenir le lendemain. Dès qu'il fut dehors: --Eh bien! mon vieux Krauss, interrogea Raymond, tu as remis ma lettre à Mme Cornevin? --Dès que je me suis trouvé seul avec elle. --L'a-t-elle lue devant toi? --Oui. --Pendant qu'elle lisait, quel air avait-elle? Au regard que le vieux soldat jeta à Raymond, on eût pu croire qu'il lui venait une idée, à lui aussi. --En commençant, répondit-il, elle avait son air ordinaire; mais voilà que tout à coup, sur la fin, elle a tressauté... --Tu es sûr? --Parbleu! et en même temps elle devenait plus blanche que sa collerette. --Et elle n'a rien dit?... --Non. Elle a seulement fait: «Ah!» en regardant autour d'elle d'un air effrayé... Puis, tout de suite, elle s'est mise à écrire la réponse que voici... Raymond ne sentait plus sa blessure. Il avait pris la lettre des mains de Krauss, et il la tournait et la retournait, hésitant à l'ouvrir, persuadé qu'il allait y trouver l'arrêt définitif de la destinée. «Fidèle à ma promesse, mon cher Raymond, écrivait Mme Cornevin, hier, dès neuf heures, je me suis présentée chez Mme Misri. Je l'ai trouvée à moitié folle, désespérée et s'arrachant les cheveux. Elle venait de rentrer, et pendant la nuit, qu'elle avait passée chez une de mes amies, tous les papiers, qu'elle possédait lui avaient été volés... Ma visite n'ayant ainsi plus de but, je me suis retirée. «VEUVE CORNEVIN.» «_P.-S._ Je ne comprends rien, je l'avoue, à votre étrange post-scriptum. Que voulez-vous dire? Il n'y avait de troublé, l'autre soir, que vous, mon pauvre enfant!...» Depuis le temps que Raymond voyait s'évanouir une à une toutes les chances sur lesquelles un autre eût compté, il s'était fait une habitude du malheur et une loi de s'épargner les déceptions en mettant tout au pis. La lettre de Mme Cornevin ne le surprit pas outre mesure. --Elle se défie de moi! pensa-t-il. Et sa conviction n'en demeurait pas moins pleine et entière. Autant et plus qu'avant, il restait persuadé de la présence de Laurent chez sa femme. Mais quelle raison avait Mme Cornevin de se défier? Était-ce son mari qui lui avait dicté cette réponse? Et si oui, pourquoi s'obstinait-il à cet impénétrable incognito? Quelle revanche terrible préparait-il dans l'ombre?... Ces préoccupations rendaient Raymond presque insensible à l'événement; si grave pourtant, que lui annonçait Mme Cornevin. Les papiers de Mme Flora Misri avaient été volés. Que le voleur fût M. de Combelaine, Raymond, n'en doutait pas. Et cependant, une fois maître de ces papiers si dangereux, c'est-à-dire le danger conjuré, comment M. de Combelaine avait-il pu recourir à un assassinat!... --Enfin, se disait Raymond épuisé de tant de conjectures inutiles, je verrai Mme Cornevin dimanche et il faudra bien qu'elle s'explique... Vains projets!... Pour la première fois depuis dix-huit ans, Mme Cornevin ne vint point passer son dimanche avec Mme Delorge. --Donc elle me craint, conclut Raymond, donc mes soupçons étaient fondés. Ah! quand donc me sera-t-il permis de sortir!... Ce ne devait pas être avant cinq à six jours, encore bien qu'il allât beaucoup mieux, et que les visites de M. Legris fussent celles d'un ami désormais, et non plus d'un médecin. Il était clair que ce docteur à l'œil si fin avait flairé un mystère, et qu'il eût été ravi de le pénétrer. Mais Raymond ne lui en voulait pas de sa curiosité. Après tant de mois de solitude absolue, il éprouvait un soulagement réel à s'entretenir avec un homme de son âge, d'un esprit évidemment supérieur, d'un rare bon sens pratique, et qui avait de la vie en général, et de la vie de Paris en particulier, cette expérience que donnent certaines professions. L'heure que M. Legris passait tous les matins près de son lit était pour Raymond la meilleure de sa journée, la seule où il fût un peu distrait de ses sombres préoccupations. Le reste du temps, il se consumait d'impatience. Tout le monde cependant avait cru ou paru croire à la maladie qu'il feignait, et Me Roberjot et M. Ducoudray se relayaient, en quelque sorte, pour qu'il ne fût jamais longtemps seul. Par M. Ducoudray, il savait tous les cancans du boulevard. Me Roberjot, lui, le tenait au courant des événements politiques et lui rapportait les mille et mille on-dit de l'affaire Pierre Bonaparte. Mais c'est d'une oreille distraite que Raymond écoutait. Que lui importait le prince Pierre? que lui importait la politique?... C'est rue de Grenelle, à l'hôtel de Maillefert, que s'envolait sa pensée. Où en étaient les événements? Qu'était-il advenu de cette querelle qu'il avait vue près d'éclater entre M. Philippe et le comte de Combelaine? Et personne à envoyer aux renseignements. Il avait bien eu l'idée de charger Krauss de la commission, ou même de se confier au docteur Legris, mais à qui les adresser? à miss Lydia Dodge? Elle refuserait de les recevoir, ou, s'ils parvenaient jusqu'à elle, ne répondrait pas. Raymond, enfin, s'inquiétait de cet appartement qu'il avait loué sous le nom de Paul de Lespéran et dont la portière, ne le voyant plus reparaître, devait se répandre dans le quartier en cancans saugrenus. Malgré tout le temps passait... Le vendredi, Raymond se leva quelques heures. Le samedi, il resta debout toute la journée. Le dimanche, il se sentait assez remis pour sortir, lorsque, vers les onze heures, Krauss lui remit une lettre qui avait été apportée par un commissionnaire. L'enveloppe malpropre, l'écriture, l'orthographe, l'encre d'un bleu passé, ces mots écrits dans les angles: «_personel très précé_», tout trahissait si bien la lettre anonyme, lâche, honteuse, dégoûtante, que Raymond fut sur le point de la jeter au feu sans la lire. Mais il était dans une situation à ne rien négliger. Il rompit donc le cachet. C'était bien une lettre anonyme. Un inconnu, qui se disait son ami, l'adjurait de se trouver, le soir même, à minuit, au bal de la _Reine-Blanche_. Là, un homme viendrait le prendre, qui le conduirait à un endroit où devait avoir lieu une scène à laquelle il était indispensable qu'il assistât. --Ce n'est qu'une mystification stupide! murmura Raymond, en froissant la lettre anonyme, et en la jetant à terre avec un geste de dégoût. Mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'il en était à se demander s'il ne s'était pas trop hâté de porter un jugement définitif. Il ramassa donc la lettre, la lissa, l'étala sur le marbre de la cheminée, et se mit à l'étudier attentivement. Des choses étranges s'y trouvaient, qu'il n'avait pas remarquées sur le premier moment, et qui, maintenant, le frappaient d'étonnement. Ceci d'abord: L'inconnu qui lui donnait rendez-vous à la _Reine-Blanche_ devait, en l'abordant, lui dire, en manière de reconnaissance: «Je viens du jardin de l'Élysée.» Était-ce le hasard seul qui avait amené cette phrase si terriblement significative au bout de la plume du correspondant anonyme?... Quelques lignes plus bas on lisait: «Que M. Delorge vienne pour Elle, sinon pour lui...» Elle!... Qui, Elle, sinon Simone de Maillefert? Il eût fallu que Raymond fût frappé de cécité, pour ne pas voir que celui qui lui écrivait n'ignorait rien de son existence, et savait ses angoisses, sa haine et son amour. Et à qui, parmi ceux qui connaissaient sa vie, eût-il attribué cette lettre anonyme, sinon à Combelaine?... Oui, à Combelaine, ou à Laurent Cornevin. Si elle était de Laurent, Raymond avait tout à espérer. Il avait tout à craindre si elle venait du comte de Combelaine. --N'importe, se dit-il, j'irai. --Pourtant, faible comme il l'était encore, se rendre seul à ce singulier rendez-vous, n'était-ce pas, comme on dit vulgairement, se jeter dans la gueule du loup, et d'une témérité qui frisait la niaiserie? Mais de qui se faire accompagner? De Krauss? C'était certes un rude compagnon encore, malgré son âge. Il y avait encore le docteur Legris... --Et pourquoi pas! songea Raymond. En conséquence, le docteur étant survenu comme tous les jours, sans préambule, il lui donna la lettre à lire. M. Legris en fut stupéfié, et sa première pensée, qu'il exprima très énergiquement, fut que ce rendez-vous était un guet-apens. Raymond avoua loyalement que cette idée lui était venue. Seulement il se hâta d'ajouter qu'il n'en était pas moins inébranlablement résolu à se rendre à la _Reine-Blanche_, et à s'y rendre seul, qui plus est. Pour n'être pas directe, l'invitation n'en était pas moins positive. Le docteur l'accepta, et il y eut d'autant plus de mérite que nulle explication ne lui fut donnée, et qu'il n'en demanda aucune. A minuit, donc, Raymond et M. Legris entraient à la _Reine-Blanche_, où il y avait bal masqué, et ils y étaient abordés par un homme qui, après avoir prononcé la phrase sacramentelle: «Je viens du jardin de l'Élysée,» les engageait à le suivre. Ils le suivaient. Par lui, ils étaient introduits dans le cimetière Montmartre, et à la clarté douteuse de la lune, ils assistaient à cette scène étrange de cinq personnes--quatre hommes et une femme, que les autres appelaient madame la duchesse, escaladant audacieusement les murs du champ des morts, et violant une sépulture pour constater qu'un cercueil était vide. Leur guide, cependant, les abandonnait, s'enfuyait, et tous leurs efforts pour le rejoindre, pour découvrir sa personnalité, échouaient. Si bien que, nulle explication ne leur étant donnée, ils demeuraient en face d'un problème véritablement effrayant. Jamais la curiosité du docteur Legris n'avait été à ce point excitée. Mais si subtile que fût sa pénétration, ignorant le passé de Raymond, il ne pouvait que s'égarer en conjectures folles. Et l'eût-il connu, ce passé, qu'il n'eût guère été plus avancé. C'est en vain que Raymond, de son côté, essayait de rattacher cette scène du cimetière Montmartre à quelque circonstance de sa vie. Mais il ne tarda pas à rougir de garder pour lui seul ses conjectures et ses doutes. Était-il généreux de laisser se débattre dans les ténèbres le docteur Legris, qui venait de s'exposer pour lui? Accepter le dévouement d'un homme, c'est prendre envers lui des engagements tacites. Enfin, à l'heure où le dénouement heureux ou tragique devait être si proche, Raymond, plus que jamais, comprenait combien pouvait lui être utile un ami. Prenant donc son parti, il pria le docteur de venir, le soir même, partager le dîner de sa famille, ajoutant qu'ils causeraient après, et qu'à un homme tel que lui il ne marchanderait pas les confidences. SIXIÈME PARTIE LAURENT CORNEVIN I Ce n'était pas le premier venu, que le docteur Valentin Legris. Celui-là n'était pas de ces aimables étudiants qui, après dix ans de bière et d'absinthe comparées, enlèvent leur diplôme d'un coup d'audace ou de hasard. Fils d'une famille pauvre--son père était un petit menuisier de la banlieue--le docteur Legris devait à son intelligence et à son travail obstiné sa modeste situation. C'est de ci et de là qu'il avait fait ses études, tantôt externe d'un lycée, tantôt pensionnaire de quelque institution qui lui donnait le vêtement, la pâtée et la niche à la condition expresse de remporter des prix à la fin de l'année. Il était maître d'études, ou plus vulgairement: pion, dans la maison où il fit sa philosophie et où il fut reçu bachelier ès lettres et bachelier ès sciences. Les années suivantes, c'est avec l'argent qu'il gagnait à donner des répétitions, qu'il se nourrit et se logea, qu'il acheta des livres, qu'il paya ses examens et ses inscriptions à l'École de médecine. Il eut à souffrir et beaucoup, dans un pays et à une époque où les jeunes imbéciles enrichis par leur famille voudraient bien faire de la pauvreté un vice et un ridicule. Mais il n'était pas d'une trempe à s'affliger sérieusement des déboires ou des railleries que pouvaient lui valoir l'exiguïté de sa chambre du sixième étage, l'épaisseur de ses souliers ou la coupe arriérée d'un paletot qu'il était allé acheter au Temple. Loin d'en être altérée, sa gaité naturelle s'y aiguisa de cette pointe de scepticisme ironique qui sied bien aux hommes qui ont conscience de leur valeur et qui l'ont affirmée en surmontant les obstacles. Ce n'est pas lui qui jamais eût consenti à affecter une gravité pédantesque bien éloignée de son caractère, ni à se faire, comme d'autres, un élément de succès d'une hypocrisie raisonnée et patiemment soutenue... Il aimait le plaisir, et volontiers le prouvait, lorsque, par grand hasard, quelque louis inattendu tombait dans le vide de son escarcelle et que ses études n'en devaient pas souffrir. Quelques-uns de ses professeurs même lui trouvaient par trop d'indépendance, et lui reprochaient un certain esprit d'indiscipline et de contradiction. [Illustration: Dans la nuit tous les papiers qu'elle possédait lui avaient été volés.] Ses examens et sa thèse ne lui furent pas moins l'occasion d'un de ces triomphes que la Faculté enregistre et qui font espérer un maître pour l'avenir. Malheureusement, le diplôme ne lui donnait pas de rentes, et, avant comme après le parchemin, il se trouvait en face de ce problème irritant et inquiétant: vivre... Les quelques semaines qui suivirent furent des plus pénibles de sa vie. On le rencontrait alors, la démarche lente et le front soucieux, errant un peu comme une âme en peine sous le portique de l'École de médecine, ou arrêté devant ce tableau qui se trouve à droite en entrant, et où s'affichent les demandes et les offres... Les formules ne varient guère. Du côté des demandes, c'est un navire baleinier qui, prêt à mettre à la voile, désire un chirurgien pour une expédition de trois ans dans les mers du pôle;--ou un riche étranger très vieux et très souffrant, qui souhaiterait les soins incessants d'un savant docteur;--ou encore une commune de mille sept cents âmes qui, ayant perdu son médecin, en désirerait un autre. Du côté des offres, c'est cinq, dix, quinze jeunes gens qui, diplômés de la veille et sans fortune, proposent tout ce qu'ils savent, aussi bien pour accompagner en Italie quelque jeune et intéressante poitrinaire, que pour donner des consultations dans l'arrière-boutique de quelque pharmacie suspecte. Il faut manger, n'est-ce pas!... C'est ce que se répétait avec une amertume croissante le docteur Legris, et il était bien près de se décider pour le baleinier, où du moins le couvert serait mis deux fois par jour, lorsqu'un de ses camarades le présenta au célèbre médecin anglais Harvey. Établi en France pour l'hiver, le docteur Harvey achevait alors son livre fameux et si effrayant: _Des poisons_. Il avait besoin d'un aide, le docteur Legris lui plut, il le prit. Et il s'y attacha si fortement, qu'il voulait absolument, à la fin de l'année, l'emmener avec lui à Londres, lui affirmant qu'il répondait de son avenir, de sa réputation et de sa fortune. Bien que fort touché de l'offre, Legris refusa. Tout en apportant tout ce qu'il avait d'intelligence aux travaux si remarquables d'Harvey, il avait travaillé en vue des concours, et quelques mois plus tard, il était interne à la Pitié. Les années qu'il y passa ne furent, selon son expression, qu'un coup de collier continu. Il apportait à l'exercice de sa profession cette passion obstinée qui seule fait les hommes supérieurs. Il dépensait toute son énergie à ces luttes poignantes contre la maladie, la souffrance, la mort, et il y déployait une sagacité et une fécondité de ressources, une hardiesse parfois, qui étonnaient les plus vieux praticiens. Ce n'était pas une raison pour que tous ses maîtres fussent ses amis. Ils l'étaient, cependant. Le sachant pauvre, ils cherchaient les occasions de lui faire gagner quelques honoraires, soit en le signalant à des malades qu'ils ne pouvaient voir, soit même en le faisant appeler en consultation. Jamais l'illustre professeur B... ne rencontrait dans sa pratique un cas difficile, douteux ou nouveau, sans faire appeler son interne. Cette situation, près d'un des maîtres de la science, devait valoir et valut en effet au docteur Legris de nombreuses relations, les unes flatteuses simplement et agréables, les autres assez puissantes pour aider sa fortune le jour où il quitterait la Pitié. C'est ainsi qu'il connut le duc de Maumussy lorsqu'on le crut, lorsqu'il se crut lui-même empoisonné en 1866; la princesse d'Eljonsen lors de son accident de voiture, aux courses de La Marche, et Mme Verdale, après ce fameux bal du baron, où un incendie se déclara et où la pauvre dame fut si cruellement brûlée qu'elle faillit en mourir. Mais toutes ces relations, le docteur Legris ne sut pas, au dire de ses amis, les utiliser. La vérité est qu'il ne le voulut pas. Un de ces amours funestes dont les hommes les plus forts ne savent pas se garer venait de bouleverser son existence. Follement épris d'une jeune ouvrière d'une rare beauté, la voyant parée comme de juste, puisqu'il l'adorait, de toutes les qualités du cœur et de l'esprit, il voulut l'associer librement à sa vie. Elle se joua de lui indignement. Il était pauvre et elle voulait des toilettes, des diamants, des voitures, tout ce luxe brutal et scandaleux qui trouble la cervelle des pauvres filles, et qui les conduit par le plus court à Saint-Lazare ou à l'hôpital. Le docteur aimait, il essaya de lutter. Son existence, pendant les derniers mois de son internat, fut un enfer. Menaces et prières échouaient également. On le railla, il tint bon, descendant jusqu'à cette lâcheté suprême de la passion: paraître ne rien voir... Jusqu'à ce qu'enfin, sentant sa dignité compromise, il rompît... Mais il conçut un si noir chagrin, et tant de honte aussi de sa faiblesse, qu'il disparut, il se cacha... Il avait un millier de francs d'économies, il en emprunta autant et vint s'établir à Montmartre, place du Théâtre. Moins de six mois après, il ne pouvait plus suffire à sa clientèle,--peu aisée, il est vrai, maussade, d'autant plus exigeante qu'elle payait plus mal, mais telle quelle suffisant amplement à ses besoins. Et le travail et le temps faisant leur œuvre, peu à peu il se remettait de l'horrible secousse, le passé s'effaçant et, ses ambitions d'autrefois le reprenant, il était résolu, dès qu'il aurait économisé quelques billets de mille francs, à renouer ses relations et à transporter son cabinet au centre de Paris. Tel était l'homme auquel Raymond, en sa détresse extrême, venait de décider qu'il se confierait sans restriction. Et après l'avoir quitté, en lui répétant: «A ce soir six heures, n'est-ce pas?» tout en regagnant la rue Blanche, il découvrait mille raisons de s'applaudir de sa décision. Cette fois encore, grâce à la complicité de Krauss, Mme Delorge ignorait que son fils eût passé la nuit dehors, et elle l'accueillit comme s'il fût sorti de grand matin, avant qu'elle ne fût levée. --Je me suis permis, ma chère mère, lui dit-il en l'embrassant, d'inviter à dîner un de mes amis pour lequel je te demande bon accueil. C'était la première fois, depuis qu'il était de retour à Paris, qu'il amenait un convive; aussi Mme Delorge en parut-elle un peu surprise. --Le connais-je, cet ami? interrogea-t-elle. --Je ne crois pas, ma mère, mais je pense qu'il te plaira; c'est un homme très distingué, de quatre ou cinq ans plus âgé que moi, le docteur Legris... --Tu ne m'en as jamais parlé, fit Mme Delorge. Et sonnant: --N'importe, ajouta-t-elle avec un bon sourire; il est ton ami, cela suffit. Et comme il est médecin aussi, c'est-à-dire un peu gourmand, je vais m'entendre avec Françoise pour le bien recevoir. Françoise, c'était la cuisinière. Elle ne tarda pas à paraître, et pendant que Mme Delorge lui donnait ses ordres, Mlle Pauline s'approcha de son frère. Arrêtant sur lui son beau regard clair: --Le docteur Legris, demanda-t-elle avec une feinte bonhomie, n'est-ce pas ce monsieur qui est venu te voir tous les jours pendant que tu gardais le lit? --Précisément. --Alors, tout s'explique. --Tout, quoi? --On comprend, veux-je dire, que ce gros rhume qui t'a tant fait souffrir et si peu tousser ait été si promptement guéri. Raymond dissimula mal un mouvement d'impatience. --Que cette petite fille est agaçante! pensa-t-il, mécontent de se voir pris, et ce n'était pas la première fois, en flagrant délit de mensonge. Puis tout haut: --Qu'y a-t-il d'extraordinaire, fit-il, à ce qu'un de mes amis, qui est médecin, vienne me voir lorsqu'il me sait souffrant? Il se levait, en disant cela, pour regagner son appartement. --Comment! tu nous quittes? reprit Mlle Pauline. --J'ai à travailler. Déjà il gagnait la porte, mais elle: --Oh! tu nous accorderas bien un moment encore, nous avons de grandes nouvelles à te donner... --Des nouvelles!... --Oui, de Jean... Raymond se rassit, observant à son tour sa sœur, qu'il lui avait semblé voir tressaillir. --Ce matin même, continua la jeune fille, Mme Cornevin a reçu de son fils une longue lettre... --Et elle est venue vous la communiquer? --Non; elle nous l'a envoyée à lire. Elle a tellement d'ouvrage, et si pressé, qu'il lui est impossible de s'absenter un quart d'heure de ses ateliers. Les plus singuliers soupçons traversaient l'esprit de Raymond. --Il faut, en effet, reprit-il en baissant la voix pour n'être pas entendu de sa mère, toujours en conférence avec Françoise, il faut que Mme Cornevin soit écrasée de travail. Déjà, l'autre dimanche, elle n'est pas venue dîner avec nous, elle n'a pas davantage paru hier, aujourd'hui elle se prive de la joie de lire en famille, au milieu de nous, une lettre de Jean... Est-ce que tu ne trouves pas cela extraordinaire, toi?... Visiblement, Mlle Pauline rougissait. --Mais non, je t'assure, répondit-elle... --Tu sais donc quelles sont ces commandes si importantes qui la retiennent? --Certainement. Est-ce que nous ne sommes pas en plein carnaval? est-ce que ce n'est pas demain le mardi gras! Ne faut-il pas des toilettes, des travestissements?... Elle s'embarrassait, elle devenait cramoisie, elle eût été peut-être obligée de s'arrêter, sans sa mère qui, Françoise partie, lui vint en aide. Mme Delorge avait entendu les derniers mots. --Je suis sûre, dit-elle, que Julie--c'est ainsi qu'elle appelait Mme Cornevin,--a beaucoup à faire; cependant je suis un peu surprise qu'elle n'ait pas, en huit jours, pu trouver une heure à passer avec nous. Raymond hochait la tête, tout en observant sa sœur du coin de l'œil. Il pensait que c'était lui qu'évitait Mme Cornevin, et que Mlle Pauline certainement avait surpris quelque chose. --Quoi qu'il en soit, mon cher fils, reprit Mme Delorge, j'ai conservé la lettre de Jean, pour te la donner à lire. Cette lettre, Raymond savait d'avance qu'elle ne lui apprendrait rien. Dans celle-ci pas plus que dans toutes celles qu'il avait écrites à sa mère depuis son départ, Jean, fidèle aux conventions arrêtées, ne soufflait mot du but de son voyage, ni de ses découvertes, ni de son père. Il y parlait de M. Pécheira, l'ancien associé de Laurent, mais simplement comme d'un homme charmant, d'un ami dont il avait fait la connaissance à Melbourne, et qui l'avait mis à même de voir, et de voir bien, tout ce qu'il y a de curieux en Australie. Et il terminait en annonçant que son passage pour Liverpool était arrêté sur un navire qui quitterait Melbourne trois semaines après celui qui emportait sa lettre. --Ainsi, dit Raymond à Mme Delorge, en lui rendant la lettre de Jean, nous pouvons d'un moment à l'autre voir paraître notre voyageur. Il se peut qu'il n'arrive pas avant un mois, mais rien ne prouve qu'il ne sera pas à Paris demain matin. --Surtout avec un navire à voiles, objecta Mlle Pauline. C'est de l'air le plus étonné que Raymond considéra sa sœur, de l'air d'un homme qui, tout à coup, découvre quelque chose d'énorme. --Comment sais-tu que Jean a pris passage sur un navire à voiles? interrogea-t-il. Elle éclata de rire, de ce petit rire nerveux et sec qui ressemble à une quinte de toux, et qui est la ressource de toutes les femmes embarrassées. --Ne le dit-il pas dans sa lettre? fit-elle. --Non. Elle haussa les épaules, et d'un ton d'insouciance que démentait le nuage de pourpre répandu sur son visage: --C'est donc, dit-elle, que je l'aurai rêvé. Mme Delorge put croire cela, mais non pas Raymond. --Eh! eh! pensa-t-il, mademoiselle ma sœur recevrait-elle donc des nouvelles directes de maître Jean! Il n'y eût vu aucun mal, nul inconvénient, tant était étroite l'intimité des deux familles. Seulement, si depuis son départ Jean était en correspondance réglée avec Mlle Pauline, il avait dû nécessairement lui apprendre tout ce qu'il cachait à Mme Cornevin et à Mme Delorge. Un homme de vingt-six ans ne sait pas avoir de secrets pour la femme qu'il aime. Cela, jusqu'à un certain point, eût donné à Raymond la clef de la conduite un peu singulière de sa sœur, ses airs d'intelligence, ses mots à double entente, son insistance à lui demander de se confier à elle... --Il est clair, pensait-il, qu'elle sait tout ce que je sais moi-même de l'existence de Laurent Cornevin, sinon plus... Cependant ce n'était pas le moment de questionner Mlle Pauline. Il se faisait tard; après les épreuves de la nuit, il était accablé de fatigue, le docteur Legris pouvait devancer l'heure du rendez-vous... Il se réfugia donc dans son cabinet de travail, et il n'y était pas depuis un quart d'heure, allongé dans son fauteuil et les pieds sur la cheminée, qu'il s'endormit, rêvant que le docteur était assis près de lui et lui parlait. M. Legris, à ce moment même, était chez lui, place du Théâtre, à Montmartre, où il expédiait sa consultation. Expédiait est bien le mot. Il n'était pas habituellement d'une douceur exagérée, mais jamais ses malades ne l'avaient vu si brusque ni si impatient. Le fait est qu'il se savait attendu, à six heures, rue Blanche, qu'il avait encore, après sa consultation, huit ou dix visites à faire, et qu'il avait hâte de se trouver seul avec lui-même pour réfléchir en toute liberté aux étranges événements qui venaient de tomber dans sa vie. --Oui, bien étranges, pensait-il, car jamais on n'a ouï parler de rien qui approche de ce dont j'ai été témoin cette nuit. J'aurais ri au nez de qui fût venu hier me conter une telle histoire; m'assurer qu'un fait de cette nature était possible, en 1870, à Paris, en pleine civilisation, au milieu de cette armée de surveillants, de gardiens, de sergents de ville, d'agents de la sûreté qui, incessamment, ont les yeux ouverts. Avec tant de préoccupations, c'était miracle que le docteur, en arrivant au chevet du malade, recouvrât la plénitude de son sang-froid. C'était ainsi, pourtant, tant est puissante cette faculté que Bichat appelait: «l'habitude professionnelle». Mais après chaque visite, consultant son carnet: --Allons, plus que cinq, murmurait M. Legris, plus que trois... plus qu'une. Jusqu'à ce qu'enfin, avec un gros soupir de satisfaction: --C'est la dernière, se dit-il, me voilà libre!... Il s'était si fort dépêché qu'il n'était guère plus de six heures, et cinq minutes plus tard il arrivait rue Blanche, et Raymond le présentait à sa mère et à sa sœur. Le docteur Legris plut à Mme Delorge, à qui peu de gens plaisaient. Elle lui trouva, ainsi qu'elle le dit à son fils le lendemain, l'air à la fois très fin et très franc, ce qui est rare: la finesse, en apparence du moins, excluant presque toujours la franchise. Quant au docteur, il fut très frappé du grand air de Mme Delorge, et plus encore de la beauté de Mlle Pauline. Le dîner, cependant, eût été triste, sans la puissance d'abstraction de M. Legris, sans cette faculté si précieuse qu'il possédait, de déposer à un moment donné ses plus pressantes préoccupations, comme d'autres déposent leur cigare avant d'entrer dans un salon. Il avait trop vu, et avec de trop bons yeux pour que sa conversation n'eût pas cette saveur recherchée que donne la connaissance approfondie de l'existence parisienne. Il voulait plaire, il plut. Si bien qu'il y avait longtemps que le dîner était fini et le café pris, lorsque Raymond, qui ne le voyait pas près de tarir, se leva en disant: --Vous oubliez nos affaires, je crois, mon cher docteur. Allons, venez, ma mère et ma sœur vous excuseront... L'instant d'après, ils étaient dans le cabinet de travail de Raymond, un bon feu dans la cheminée et les portes closes. Le docteur avait allumé un cigare, et il se tassait dans un bon fauteuil, précisément en face de ce portrait du général Delorge qui l'avait tant intrigué avec cette épée scellée de larges cachets rouges accrochée au travers de la toile. Enfin allait donc lui être révélé le mystère qu'il avait pressenti, la nuit du guet-apens des boulevards extérieurs, et qui, depuis, ne cessait d'occuper sa pensée. --Je vous écoute, mon cher ami, dit-il. Au dîner, tandis que parlait le docteur Legris, Raymond avait eu le loisir de réfléchir et de chercher dans sa tête comment exposer la situation. Son récit fut donc ce qu'il devait être, d'une remarquable clarté, et précisément assez concis pour ne laisser dans l'ombre aucun détail d'une certaine valeur. Et lorsqu'il eut achevé: --Maintenant, docteur, prononça-t-il, vous connaissez mon existence comme moi-même et, d'un esprit plus libre que le mien, vous pouvez juger si ma partie n'est pas irrémissiblement perdue, et si ce n'est pas folie à moi d'espérer toujours et de prétendre lutter encore... M. Legris ne répondit pas tout d'abord. Après avoir commencé par fumer à pleins poumons, il n'avait pas tardé à laisser éteindre son cigare, puis à le jeter. Il était «empoigné», c'était manifeste, irrésistiblement. Il s'était attendu à quelque chose d'extraordinaire, mais la réalité dépassait toutes ses conjectures. Puis, fatalement, il avait été amené à un retour sur lui-même. Il s'était rappelé qu'il avait aimé, lui aussi, qu'il avait eu ses heures de désespoir et de démence... Et pourtant, quelle différence entre la funeste passion qui avait failli flétrir sa vie et les nobles et pures amours dont il venait d'entendre la douloureuse histoire!... Cependant comme Raymond répétait sa question, il tressaillit, et d'une voix qu'altérait l'émotion: --Sur mon honneur, prononça-t-il, je crois, mon cher Delorge, que jamais, peut-être, votre situation n'a été meilleure, que jamais vous n'avez été si près du triomphe. Après les événements des derniers jours et tant de déceptions successives, de telles paroles semblaient presque une raillerie. --Docteur, fit Raymond, d'un ton de reproche, docteur!... Mais lui: --Ce n'est pas, d'ordinaire, par l'optimisme que je pèche, fit-il... mais qu'importe un résultat qui est encore le secret de l'avenir! «L'homme de cœur doit agir comme s'il avait tout à attendre, et se consoler, s'il échoue, comme s'il n'eût rien eu à espérer...» C'est de Maistre qui a dit cela. Il s'était levé, sur ces mots, et était allé s'adosser à la cheminée. L'énergie resplendissait sur sa physionomie intelligente, ses narines battaient, son œil si fin étincelait. Tel il devait être au chevet d'un malade, aux prises avec quelque mal terrible, épiant le moment de tenter un expédient héroïque. Et, dans le fait, n'était-il pas en consultation!... --A nous deux, mon cher Delorge, s'écria-t-il, nous allons donner du fil à retordre à vos ennemis. Il se peut qu'ils nous écrasent, tout est possible. Ils ne nous écraseront, sacredieu! pas sans combat!... Si la peur est contagieuse, l'assurance n'est pas moins communicative. A entendre le docteur s'exprimer de cet accent de résolution, Raymond croyait voir ses chances doublées. [Illustration: La soubrette s'élançait sur le palier en s'écriant:--Monsieur, madame y est pour vous.] --Pour commencer reprit le docteur, quel est l'auteur, l'instigateur de l'intrigue mystérieuse, mais à coup sûr abominable, qui vous a enlevé Mlle Simone pour la livrer à un misérable tel que Combelaine?... Les faits sont là qui nous crient: C'est la duchesse de Maumussy. --Je le crois... --Eh bien! moi, j'en suis sûr. Avait-elle un intérêt à empêcher votre mariage? Évidemment, et le plus naturel et le plus puissant de tous. Vous lui aviez plu et elle avait eu l'imprudence de vous le laisser voir... Raymond était devenu cramoisi. --Je ne suis pas un fat, murmura-t-il, et cependant je dois avouer... Le docteur souriait. --Il est sûr, interrompit-il, qu'un ridicule ineffable s'attache à cette idée d'un homme qu'on aime comme cela, malgré lui... Mais enfin, ici, le fait est patent. Et vous, comment avez-vous répondu à ces avances par trop significatives?... Comme un imbécile d'honnête homme que vous êtes... Ah! un gaillard sans préjugés lui eût fait voir du chemin, à cette chère duchesse. Il fallait... Mais baste! ce qui est passé est passé, et d'ailleurs vous ne la connaissiez pas comme j'ai l'honneur de la connaître!... La surprise éclatait sur les traits de Raymond. --Vous connaissez Mme de Maumussy?... interrogea-t-il. --Mon Dieu oui, tout petit médicastre de banlieue que je suis... Et tirant quelques bouffées d'un cigare qu'il venait d'allumer: --Lorsque M. de Maumussy se crut empoisonné, poursuivit le docteur, il y a de cela une couple d'années, j'eus l'honneur insigne de rester trois semaines de planton dans sa chambre. Persuadé qu'on avait essayé de se défaire de lui pour s'emparer de certains documents relatifs aux événements de Décembre, qu'il avait toujours refusé de rendre, ce noble personnage mourait littéralement de peur. Il voyait du poison partout, et suspectait même les œufs à la coque. Ma mission consistait surtout à déguster tous les mets qu'on lui présentait. Quand il me voyait debout et bien portant une heure après l'expérience, il se risquait à manger, en face d'un miroir toutefois, pour s'arrêter s'il se voyait pâlir, et la main sur le ventre pour me demander de l'émétique au plus léger soupçon de colique. «Au commencement, j'avoue que les frayeurs et les grimaces de ce cher duc m'amusaient considérablement. Mais au bout de quatre jours, j'étais blasé, et j'aurais planté là mon homme si je n'avais été pauvre comme Job, et si mon cher et respecté maître, le professeur B..., n'eût stipulé qu'on me donnerait cinq louis par jour. «A cause des cent francs, je restai, et pour me distraire, je me mis à observer et à étudier la duchesse de Maumussy. «Elle s'ennuyait, pour le moins, autant que moi. Les frayeurs de son mari l'écœuraient. Elle ne quittait pas le petit salon qui précédait sa chambre; elle le soignait; elle dégustait ses plats; mais elle ne cessait de se moquer et de lui répéter qu'après tout on ne meurt qu'une fois; ce à quoi il répondait qu'il souhaitait que ce fût le plus tard possible. «Elle ne me connaissait pas, mais elle n'avait personne à qui causer, et d'ailleurs, un médecin, vous savez, cela ne compte pas. Elle pensait tout haut devant moi, et je vous déclare qu'elle pensait de drôles de choses. Elle m'étonnait, moi qui ai reçu des confidences à faire rougir un agent de la sûreté. Quand elle me parlait de sa beauté, de cette beauté rare et presque fatale que vous connaissez, elle m'effrayait. C'était, disait-elle, une puissance exceptionnelle qui lui avait été départie, et dont elle serait bien folle de ne pas profiter pour récompenser une grande action... ou un crime, selon l'occasion, pour faire tourner la tête des imbéciles, ou tout simplement pour plaire à qui lui plairait. «De scrupules, jamais je ne lui en ai vu l'ombre. Mais sous cette torpeur langoureuse que vous savez, j'ai deviné une âme de feu, des ardeurs dévorantes et l'imagination excentrique d'un fumeur d'opium. «Mon cher, voilà la femme qui vous a aimé assez follement pour se jeter en quelque sorte à votre tête... Imaginez maintenant ses sentiments pour vous qui l'avez dédaignée et pour Mlle Simone que vous lui avez préférée... Raymond se taisait. N'était-ce pas le langage qu'autrefois aux Rosiers lui tenait M. de Boursonne?... --Donc, poursuivait le docteur, c'est à Mme de Maumussy qu'il faut attribuer l'idée du mariage de Mlle Simone, et à elle aussi le choix du mari... Ce dernier trait ne trahit-il pas la haine d'une femme qui s'estime outragée?... Qui en effet a-t-elle choisi entre tous? Un misérable, sans foi ni loi, souillé de tous les crimes et de toutes les flétrissures, l'homme du monde qu'elle méprise et qu'elle exècre le plus, Combelaine enfin... Cette dernière circonstance, Raymond l'ignorait. --Quoi!... fit-il, Mme de Maumussy déteste M. de Combelaine!... --Elle me l'a dit, répondit le docteur, en appuyant sur chaque mot. Et savez-vous en quelle circonstance? Lors de la maladie de son mari. Entre tous les gens que le duc de Maumussy soupçonnait de lui avoir administré du poison, était le comte de Combelaine... --Est-ce possible!... --Le duc ne m'avait pas caché ses soupçons... --Oh!... --Et il m'était recommandé, les jours où venait M. de Combelaine, de redoubler de précautions... --Il osait venir!... --Mais oui, et assez souvent, même... --Et on le recevait!... --On ne peut mieux. Est-ce que M. de Maumussy et M. de Combelaine peuvent rompre ouvertement? Deux amis si intimes! ce serait scandaleux! Raymond était confondu. --Cependant, disait le docteur, choisir un mari et choisir précisément Combelaine n'était rien. Le difficile était de trouver le moyen de forcer Mlle Simone à l'épouser, à lui livrer et sa personne et sa fortune. A cette tâche, la duchesse de Maillefert avait échoué. Mme de Maumussy devait réussir... Brusquement, Raymond s'était levé. --Oui, elle a réussi, s'écria-t-il, et voilà ce que je ne puis m'expliquer... Le docteur haussa les épaules. --Que nous importe? répondit-il. Nous savons qu'on est arrivé à persuader à Mlle Simone que ce mariage seul pouvait sauver l'honneur de l'illustre maison de Maillefert. Cela nous suffit. Examinons ce qui s'est passé après. Tout d'abord, M. de Combelaine et les Maillefert, éblouis par la magnifique proie qu'ils allaient avoir à se partager, ont été ravis les uns des autres. Lorsqu'il a fallu discuter le partage, la brouille est venue. D'après ce qui vous a été dit, les Maillefert ont été joués. Je n'en suis pas surpris. A cette heure, ils voudraient bien rompre ce mariage, ils ne le peuvent plus. Combelaine le veut, et Combelaine est le maître de la situation. Le docteur, peu à peu, s'animait. Il n'en était encore qu'aux conjectures, mais il lui semblait discerner ces lueurs qui annoncent la vérité, comme l'aurore annonce le jour. --Oui, reprit-il, Combelaine tient les Maillefert. Vous ne pouvez rien contre lui; il ne craint que médiocrement, soyez en persuadé, Mlle Flora Misri... Dès lors, pourquoi ne presse-t-il pas un mariage qui lui tient tant à cœur et qui lui assure, à lui, l'aventurier taré, l'alliance d'une des plus vieilles familles de la noblesse; à lui, ruiné, la possession d'une fortune immense?... Eh bien! moi je vais vous le dire. C'est que Combelaine n'est pas aussi complètement victorieux que nous le supposons. C'est qu'entre lui et le but de ses vœux se dresse quelque obstacle qui nous échappe. C'est qu'il voit quelque chose que nous ne voyons pas... --Je cherche, commença Raymond... Mais le docteur l'interrompit, et lui frappant gaiement sur l'épaule: --Moi, je ne cherche pas, s'écria-t-il. L'obstacle, la menace, c'est, ce ne peut être que Laurent Cornevin... La conclusion pouvait être erronée; elle était si logique, que Raymond ne trouva rien à répliquer. --En ce cas, fit-il, Combelaine sait l'existence de Laurent et sa présence à Paris. --Peut-être, répondit le docteur... Puis, après un moment de réflexion: --Ce qui est sûr, poursuivit-il, c'est que Combelaine doit avoir deviné, reconnu un ennemi, et un ennemi puissant et fort, tapi dans l'ombre, prêt à profiter de la moindre de ses fautes pour le perdre. Les aventuriers tels que lui, dont l'existence est un perpétuel défi à la société, ont comme un sixième sens qui les avertit du danger. Il doit avoir senti que le terrain va manquer sous ses pas. Ce valet de chambre, qui depuis si longtemps le servait, qui était son confident, le complice de ses infamies quotidiennes, qu'est-il devenu? Comment a-t-il quitté un maître qui lui devait tant d'argent? Mme Misri s'en étonnait. Je m'en étonne, moi, bien davantage. Et encore, qu'est-ce que cet Anglais qui lui donne tout à coup des gages fabuleux? Cet Anglais ne serait-il pas un Français, comme vous et moi, qui a fait fortune en Australie? Mais ce n'est rien encore. Les lettres que possédait Mme Misri lui ont été volées. Par qui?... Est-il sûr que ce soit par M. de Combelaine? Il me semble, à moi, que, s'il les avait en sa possession, ces fameuses lettres, ces papiers qui pouvaient le perdre, vous n'auriez pas été, vous, Raymond Delorge, assailli l'autre nuit sur les boulevards extérieurs. Trop de fois, Raymond avait été dupe de décevantes illusions, pour ne se pas obstiner à douter encore. --Mais alors, reprit-il, en hésitant à chaque mot, celui qui a réussi à enlever les papiers de Flora Misri, ce serait donc... Laurent Cornevin? --Telle est ma conviction... --Il savait donc leur existence... Comment avait-il pu savoir?... M. Legris l'arrêta du geste. --Vous oubliez donc, fit-il, ce valet de chambre qui possédait tous les secrets de Combelaine et de Flora, Léonard? Pensez-vous que ce soit d'hier qu'il ait été acheté par cet Anglais en qui nous reconnaissons Laurent?... Ah! cette fois, Raymond eut comme un éblouissement. --Dieu puissant!... s'écria-t-il, ce serait le salut et la vengeance! Savez-vous bien, docteur, ce que m'a dit Mme Misri? Livrés à la publicité, ces papiers perdent non seulement Combelaine, mais encore les misérables qui ont été ses complices, Maumussy, Verdale, la princesse d'Eljonsen... Mais une soudaine réflexion glaçant son enthousiasme: --Si M. de Combelaine, reprit-il, ignore l'existence de Laurent, qui donc soupçonne-t-il de s'être emparé de ses papiers? --Vous, parbleu!... --C'est-à-dire qu'il verrait en moi l'insaisissable ennemi qui traverse toutes ses combinaisons... --Précisément. --Oh! alors, s'expliquent les assassins dont vous m'avez sauvé, docteur... --Et aussi les mouchards dont vous êtes entouré, mon cher ami, puisque Laurent, qui sait votre vie en danger, vous fait surveiller de son côté... Ainsi le système du docteur répondait à toutes les objections. --Et pourtant, reprit Raymond, il est une chose qui me dépasse, c'est l'obstination de Laurent à se cacher de moi, à m'éviter, à me fuir... M. Legris souriait. --C'est ce que je comprends très bien, au contraire, dit-il. Voyons, n'y a-t-il pas pour Laurent un intérêt énorme à détourner sur vous l'attention des gredins qu'il veut frapper? Voyant en vous l'ennemi, ils ne soupçonnent pas l'autre, le vrai, celui qui les guette. Tandis qu'ils vous surveillent, Laurent se meut en liberté. Qu'il consente à vous voir, à s'entendre à vous, et quarante-huit heures après, c'en est fait de son incognito... Laissant Raymond méditer ses observations, le docteur se versa et but à petites gorgées une tasse de thé que venait d'apporter Krauss. Après quoi, allumant un nouveau cigare qu'il ne tarda pas à laisser éteindre comme le premier: --Nous voici, maintenant, reprit-il, à notre aventure du cimetière Montmartre. Cherchons quel peut être l'auteur de la lettre anonyme. Est-ce Combelaine?... Non, très évidemment. C'est au moyen d'un faux que nous avons été introduits au cimetière, et Combelaine, avec ses relations à la préfecture, n'avait qu'un mot à dire pour obtenir le laisser-passer dont notre guide n'avait qu'une contrefaçon. Donc, c'est Laurent Cornevin qui vous a écrit, et c'était un de ses agents qui nous a rejoints à la _Reine-Blanche_. Mais il nous a traîtreusement abandonnés... C'est que Laurent, toujours résolu à vous éviter, lui avait bien recommandé de nous faire perdre sa piste... --Oui, peut-être... --Parbleu!... Reste à savoir quels sont les gens que nous avons vus escalader le mur du cimetière et violer la tombe de Marie-Sidonie. Sont-ils du parti de Combelaine?... Non, puisque l'accord était évident entre notre guide et l'homme qui dirigeait cette expédition. Donc, cet homme qui nous a paru un homme du monde, était un agent de Cornevin, sinon Cornevin lui-même... L'angoisse serrait la gorge de Raymond, au point de l'empêcher presque de respirer. --Mais cette femme, interrompit-il, cette femme que les autres appelaient madame la duchesse... --Je déclare, pour ma part, répondit M. Legris, n'avoir pas reconnu la duchesse de Maumussy. Or, comme pour une telle expédition cette femme, quelle qu'elle soit, a dû se déguiser de son mieux, les indices matériels nous font défaut. Reste le raisonnement: Quel peut être le but de la terrible scène dont nous avons été témoins? J'avoue, sans honte, qu'il m'échappe absolument. Pas plus que vous, je ne découvre rien dans votre passé qui se puisse rapporter à cette violation de sépulture. Et cependant si Laurent vous a convoqué, c'est qu'il jugeait votre présence nécessaire, indispensable. Il n'est pas homme à s'exposer gratuitement. Mais que disait sa lettre anonyme?... «Venez pour Elle, sinon pour vous.» Donc c'est à Elle, c'est à Mlle Simone qu'il faut rapporter cet événement étrange. Donc, fatalement, nécessairement, cette femme que nous n'avons pas reconnue était la duchesse de Maillefert... Les plus magnifiques espérances illuminaient le visage de Raymond... La destinée se lassait-elle donc!... Mais déjà le docteur était redevenu pensif, et la contraction de ses sourcils disait l'effort de son intelligence. --Doucement, fit-il, doucement, ne nous hâtons pas de chanter victoire... Et comme Raymond le regardait d'un air étonné: --Je vois encore un point noir à l'horizon, poursuivit-il. Vous êtes, m'avez-vous dit, affilié à une société secrète. --Oui, et je revenais d'une de nos réunions, quand j'ai été attaqué... --Bien. Mais qu'ont pensé vos amis de cette fausse lettre de convocation que vous avez reçue? --Elle les a terriblement inquiétés. --Savent-ils de quel guet-apens vous avez été victime en les quittant? --Je le leur ai écrit le lendemain. --Et alors? --Notre président est venu me demander des détails que je lui ai donnés aussi complets que possible, sans toutefois prononcer le nom de la famille de Maillefert. J'ai été jusqu'à lui dire que j'attribuais le faux au comte de Combelaine... --Et qu'a dit ce président? --Que du moment où c'était là le résultat d'une haine personnelle, il se sentait un peu rassuré, que néanmoins la police ayant évidemment pénétré le secret de notre association il allait prendre ses mesures en conséquence: changer le lieu des réunions, procéder à une sévère épuration des affiliés, donner de nouveaux mots de passe et de nouveaux signes de reconnaissance... M. Legris semblait exaspéré. --Ces gens-là sont tous fous à lier, interrompit-il, qui n'ont pas compris encore que les conspirations n'ont jamais été et ne seront jamais que des traquenards organisés par les gouvernements pour prendre les gens qui les gênent. Si l'empire n'avait pas d'autres ennemis il durerait des siècles... Puis brusquement: --Eh bien! mon cher Delorge, prononça-t-il, là est le danger de l'avenir. Votre société secrète, c'est l'arme suprême de M. de Combelaine. Qu'il se voie acculé, il s'en servira... --Que peut-il?... --Peu de chose. Vous envoyer voir à Cayenne si Mlle de Maillefert s'y trouve... Raymond hochait la tête. --C'est vrai, répondit-il, mais qu'y puis-je?... --Vous pouvez vous cacher. --Docteur!... --Est-ce le mot qui vous répugne? Eh bien! disparaissez, si vous l'aimez mieux, et ce soir plutôt que demain. Qui vous retient? Votre mère? Non, n'est-ce pas? Vous n'avez qu'à lui dire que vous croyez la police sur vos traces, et elle sera la première à approuver votre détermination. Or, voyez-vous d'ici la figure de M. de Combelaine, le matin où ses espions viendront lui dire: «Plus de Delorge, parti, disparu, envolé!...» Ce parti, c'était clair, ne souriait pas à Raymond. --Me cacher, objecta-t-il, n'est-ce pas renoncer à la lutte, me condamner à une impuissance absolue? --Que feriez-vous en ne vous cachant pas?... --Je ne sais, mais il me semble... --Il vous semble à tort. Alors même qu'on ne vous arrêterait pas, les événements s'agitent hors de votre portée. C'est entre Combelaine et Cornevin qu'est la lutte désormais. Quel sera le vainqueur?... Moi je parierais pour Cornevin... Qu'il triomphe, et Mlle de Maillefert est à vous. Mais s'il échoue, croyez-moi, ce n'est pas vous qui eussiez triomphé. Quand même, l'obstiné Raymond cherchait encore des objections. --Disparaître, fit-il, ce sera peut-être déranger les projets de Laurent... --Je prétends, au contraire, que ce sera les servir. Pensez-vous donc ne lui pas être un cruel souci? Croyez-vous que, sachant votre vie menacée et qu'une fois déjà vous n'avez que par miracle échappé au couteau des assassins, il ne s'épuise pas en combinaisons incessantes pour vous protéger?... Que répondre à des raisons si péremptoires? --Je n'hésiterais pas, dit Raymond, si l'opinion que nous avons de la situation était basée sur autre chose que des conjectures... M. Legris l'arrêta. --Et si je vous apportais, prononça-t-il, l'indiscutable preuve que les papiers enlevés à Mme Misri ne sont pas aux mains de Combelaine? --Oh! alors!... Mais le moyen?... --Il en est un, peut-être, répondit le docteur. Et après un instant de réflexions, d'une voix légèrement altérée: --Autrefois, dit-il, passionnément, follement, j'ai aimé une femme qui a mal tourné... J'ai eu le courage de rompre, je n'ai pas eu la force de cesser de penser à elle... On ne s'arrache pas un amour du cœur comme on se fait tirer une dent... En dépit de ma raison, je m'intéressais... à cette malheureuse, qui s'est fait un nom dans le monde galant, et tout en l'évitant comme la peste, je n'ai jamais cessé de la suivre de l'œil. Son existence, depuis le jour où j'ai rompu, je la connais, et c'est ainsi que je sais qu'elle est devenue une des intimes de Mme Flora Misri. Par elle, nous avons des chances de connaître la vérité. --Oh! docteur, murmura Raymond. --Il y a un an, affronter cette femme eût été de ma part une imprudence. Je n'étais pas guéri. Aujourd'hui, je suis sûr de moi. La revoir me fera peut-être un mal affreux, mais je me dois de braver cette souffrance... Quoi que je lui demande, je crois qu'elle le fera... Demain donc, avant midi, je serai chez elle, lui demandant de faire parler Flora Misri. II C'est boulevard Malesherbes, au coin de la rue de Suresnes, à deux pas des Champs-Élysées, que demeurait, sous le galant pseudonyme de Lucy Bergam, la femme autrefois tant aimée du docteur Legris. [Illustration:--Monsieur, disent-ils, au nom de la loi nous vous arrêtons.] Dire que le cœur du docteur ne battait pas un peu quand il monta en fiacre pour se faire conduire chez elle, ce serait beaucoup dire. Mais il avait promis. Il remplissait un devoir, pensait-il, et d'autant plus sacré, qu'il n'avait pas tout dit à Raymond... Il ne lui avait pas dit que cette Lucy Bergam se trouvait être précisément cette actrice fantaisiste des Délassements, qui coûtait les yeux de la tête à M. Philippe de Maillefert, et de qui M. Coutanceau tenait les renseignements qu'il avait donnés à Mme Flora Misri. --Mme Lucy Bergam, lui dit le concierge, c'est au second, la porte à droite... Seulement, elle doit être sortie. M. Legris monta, néanmoins, lentement, se préparant à la plus pénible impression, s'armant de la ferme volonté de dissimuler l'émotion qu'il pensait ressentir. Ce n'est pas à son premier coup de sonnette qu'on vint. Il avait déjà sonné trois fois et très fort, lorsqu'il entendit des chuchotements et des pas. L'instant d'après, la porte s'entre-bâillait étroitement, avec les précautions que prennent les gens qui redoutent la visite d'un ennemi. Une sorte de chambrière à la mine futée et à l'œil impudent allongea la tête, et après qu'elle eut toisé le docteur: --Que voulez-vous? demanda-t-elle. --Parler à Mme Bergam. --Elle est sortie. Assurément elle mentait, cela se voyait, malgré l'habitude qu'elle devait avoir de mentir. Cependant, M. Legris ne s'avisa ni d'insister ni de parlementer. Tirant une de ses cartes de son portefeuille: --Remettez, dit-il, cette carte à Mme Bergam. Je vais descendre assez lentement pour que vous puissiez me rappeler si elle désire me recevoir. Le calcul était juste. Il n'avait pas descendu dix marches, que la soubrette s'élançait sur le palier en criant: --Monsieur, madame y est pour vous... Il remonta et fut introduit dans un salon très luxueux et du goût le plus détestable, tout encombré de choses incohérentes, les unes précieuses véritablement, les autres tout simplement ridicules. Ce n'est pas là, cependant, ce qui frappait le docteur. Ce qui l'étonnait, c'était le désordre de ce salon, où tout trahissait les apprêts d'un départ précipité. Deux de ces malles immenses que l'on appelle des chapelières étaient là, à demi pleines et entourées de cartons, de nécessaires et de sacs de voyage. Puis, sur les tables, sur les chaises, sur le tapis, partout s'étalaient et s'empilaient des cachemires et du linge, des robes, des chapeaux, des jupons, enfin tout cet attirail prodigieux qu'une femme à la mode traîne maintenant avec elle. Mais avant que le docteur Legris eût le temps de réfléchir, une porte s'ouvrit brusquement, et Mme Lucy Bergam en personne parut, vêtue d'un superbe peignoir tout taché, les cheveux en désordre. --Valentin!... s'écria-t-elle! Elle avançait, les bras ouverts; mais le docteur recula et, froidement: --Moi-même, fit-il. Le fait est que l'émotion qu'il avait redoutée n'était pas venue. C'était bien fini. Mme Lucy était incapable de faire tressaillir en son cœur un souvenir du passé. --Je savais bien que vous ne m'aviez pas oubliée, continua-t-elle, et que vous viendriez lorsque vous sauriez le malheur qui m'arrive. --Il vous arrive un malheur, à vous!... Elle parut stupéfaite. --Comment! fit-elle, vous ne savez pas? --Je ne sais rien... --On ne parle que de cela, cependant, dans tout Paris, et tous les journaux du matin l'annoncent. Philippe est en prison, au secret... Le docteur tressauta. --Philippe, répéta-t-il, le duc de Maillefert?... --Oui. C'est hier soir qu'il a été arrêté, à cinq heures, ici... Nous allions sortir pour dîner avec de ses amis, au café Anglais, quand voilà deux messieurs qui se présentent, demandant à dire deux mots à M. le duc de Maillefert. Eh bien! ils étaient jolis, les deux mots! Naturellement on les fait entrer, et sitôt dans le salon: «Monsieur, disent-ils, au nom de la loi, nous vous arrêtons...» --C'est inouï, murmurait le docteur. --Ah! si j'avais été à la place de Philippe, poursuivait Mme Bergam, c'est moi qui leur aurais brûlé la politesse, à ces oiseaux-là!... L'escalier de service n'est pas fait pour les chiens, n'est-ce pas? Mais lui, rien. Il est devenu plus blanc qu'une guenille, et si tremblant, que j'ai cru qu'il allait tomber. Il roulait de gros yeux hébétés, en répétant: «Il y a erreur, je vous donne ma parole d'honneur qu'il y a erreur.» Je t'en moque. Les autres ont déclaré qu'ils savaient bien ce qu'ils faisaient, qu'ils avaient un mandat contre lui, et, en effet, ils le lui ont montré... --Et il les a suivis... --Oh! pas tout de suite. Il a commencé par réclamer une voiture. On lui a dit qu'il y avait un fiacre à la porte. Il a demandé à écrire des lettres. On lui a répondu que l'ordre était de ne communiquer avec personne. C'est alors qu'il a dit aux agents: «Eh bien! partons.» Ils sont sortis, mais une fois dans le corridor, Philippe est rentré, et venant à moi, vivement et à l'oreille: «Va-t-en, me dit-il, trouver Verdale et Combelaine, et affirme-leur de ma part que je consens à tout...» --A tout... quoi? --Je n'en sais rien. --Et vous avez fait la commission?... --J'ai essayé de la faire, du moins. Seulement, je n'ai pas trouvé M. de Combelaine, et chez M. Verdale, je n'ai pu parler qu'à un jeune homme, qui est son fils, à ce qu'il paraît, et qui m'a reçue comme un chien dans un jeu de quilles... La stupeur du docteur Legris était immense. Toutes ses prévisions se trouvaient déconcertées par ce nouvel et extraordinaire incident. --Mais enfin, interrompit-il, pourquoi M. Philippe de Maillefert a-t-il été arrêté? --Est-ce que je sais, moi?... répondit la jeune femme. Puis, se frappant le front: --Mais il y a des détails dans les journaux, ajouta-t-elle. Attendez, j'en ai là un qui m'a été envoyé par quelque bonne petite camarade... Elle le prit et le tendit au docteur, qui, l'ayant ouvert, se mit à lire à demi-voix: «Hier, à l'heure de la petite Bourse, circulait sur les boulevards la nouvelle de l'arrestation de l'un de nos plus brillants gentilshommes, célèbre par son malheur constant au jeu et ses innombrables chutes sur le turf. «Renseignements pris, la nouvelle, si invraisemblable qu'elle paraisse, est vraie. «Arrêté chez une personne de son intimité, le jeune duc de M... a été immédiatement conduit devant M. Barban d'Avranchel, auquel est confiée l'instruction de son affaire, et écroué ensuite à la Conciergerie, au secret...» --Une personne de son intimité! grommelait Mme Bergam, visiblement offensée, comme s'il n'eût pas été plus simple de me nommer!... Le docteur poursuivait: «Président du conseil d'une très importante société financière, M. de M... aurait, assure-t-on, commis ou laissé commettre les plus graves... irrégularités. «Nous nous abstiendrons, pour aujourd'hui, de rapporter les versions qui circulent et les détails que nous avons recueillis. Nos lecteurs comprendront notre réserve. Plutôt paraître moins bien informés que certains de nos confrères que d'ajouter à la douleur d'une grande famille, victime peut-être, nous l'espérons encore, d'un fatal malentendu...» --Quelle aventure! murmurait le docteur. Et lentement et pour lui seul, il relisait l'article, cherchant s'il n'y avait rien entre les lignes, sans souci de Mme Bergam, laquelle donnait un libre cours à sa douleur et à sa colère. --Voilà ma chance ordinaire! gémissait-elle. Il n'y a qu'à moi que de pareilles choses arrivent! Philippe arrêté! Et à quel moment, s'il vous plaît? Juste quand je suis dans une situation impossible, criblée de dettes et sans le sou. Sous prétexte qu'il allait avoir des millions avant trois mois, Philippe ne payait plus rien ni personne. Le bruit d'une discussion violente dans l'antichambre l'interrompit. --Qu'est-ce encore! fit-elle, en devenant plus rouge. Elle allait sonner, mais la soubrette à l'air impudent parut, et d'un ton narquois dit: --C'est M. Grollet... --Le loueur de voitures? --Oui. --Qu'il repasse, je suis occupée... --Eh bien! que madame aille le lui dire; moi, je ne m'en charge pas. Violemment, Mme Bergam frappait du pied. --Qu'il entre, alors, dit-elle. M. Legris avait lâché son journal. Ce nom de Grollet l'avait fait tressaillir. N'était-ce pas ainsi que se nommait le palefrenier de l'Élysée, qui s'était audacieusement substitué à Laurent Cornevin disparu, et dont le faux témoignage devant M. Barban d'Avranchel, le juge d'instruction, avait tant contribué à sauver M. de Combelaine? Il parut à l'instant, type accompli du maquignon enrichi, gouailleur et impudent, vêtu d'habits cossus, le ventre battu par de grosses chaînes d'or, le chapeau sur la tête. --Est-ce bien vous, monsieur Grollet, commença Mme Lucy d'une voix douce, qui venez me tourmenter?... --J'ai besoin d'argent... --Ne savez-vous donc pas ce qui m'arrive? --M. de Maillefert est en prison? --Précisément. Le loueur eut un geste furibond. --C'est-à-dire que voilà mon argent perdu! s'écria-t-il. Fiez-vous donc après à tous ces nobles, qui vous traitent de haut en bas... Filous, va! Enfin je verrai... Mais en attendant j'arrête les frais, et à partir d'aujourd'hui, plus de voiture... Il tempêtait, il jurait, et cependant sa colère ne semblait rien moins que réelle au docteur Legris. --Cher monsieur Grollet, supplia Mme Lucy... --Quoi? --Vous me laisserez bien un coupé, au moins, rien qu'un petit coupé à un cheval... --Avez-vous de l'argent à me donner?... --Hélas!... --Alors, serviteur... --Plus de voiture! Mon Dieu! comment vais-je faire? Grollet ricanait. --Vous ferez comme les honnêtes femmes, donc, dit-il, vous irez en omnibus. Peu soucieuse de cette brutale raillerie, Mme Lucy adressait au docteur des regards éplorés. Peut-être espérait-elle vaguement qu'il allait tirer de sa poche des billets de banque, et les jeter au nez du loueur. Elle perdait ses peines. M. Legris n'avait d'attention que pour Grollet. Comment cet entrepreneur si riche, qui possédait un des beaux établissements de Paris, venait-il de sa personne réclamer le montant de ses factures et faire des scènes, métier désagréable, que les plus modestes commerçants laissent à leurs employés ou à leur huissier? Était-ce bien de son propre mouvement qu'il agissait ainsi! --Eh bien! reprit Mme Lucy, lasse d'attendre en vain un bon mouvement du docteur, soit, j'irai en omnibus. Mais soyez tranquille, je vous revaudrai l'avanie que vous me faites... --A votre aise, répondit brutalement le loueur. Seulement, qu'on me paye, sinon, gare aux meubles!... Il sortit, là-dessus. Mme Bergam semblait près de tomber en convulsions. --Et voilà les gens, s'écriait-elle, dès qu'ils vous savent dans le malheur, ils vous tombent dessus. Tapissier, modiste, couturière, c'est comme une procession, ici, depuis ce matin. Je vais être saisie, c'est sûr. Ah! si Philippe sort de prison, il me le payera. Laisser une femme dans cette position!... Était-ce bien au seul Philippe que Mme Lucy Bergam adressait ces reproches amers, et n'en devait-il pas rejaillir une partie sur le docteur, qui avait eu la vilenie de ne pas intervenir? Mais il était fermement résolu à ne rien comprendre, et de l'air le plus désintéressé: --C'est donc à tous ces tracas, dit-il, que je dois attribuer votre départ? --Quel départ? Du geste, il montra le désordre du salon, les sacs de nuit, les malles... --C'est vrai, répondit la jeune femme, c'est vrai, j'oubliais. Malheureusement, non, ce n'est pas moi qui pars... Est-ce que j'ai d'aussi belles choses que cela, moi, des cachemires de mille écus, des dentelles de vingt-cinq louis le mètre, des diamants qui valent plus de cent mille francs?... Hormis mon mobilier, qui n'est même pas complètement payé, je n'ai rien, moi, que de la pacotille, du rebut, du faux, du «toc»!... On disait que je ruinais Philippe, et je laissais dire, parce que c'est tout de même flatteur, mais va-t-en voir s'ils viennent!... Ruine-t-on qui n'a rien?... Et Philippe n'a rien, que des dettes. Ses quelques louis passaient au jeu. Pour le reste, nous prenions à crédit, toujours, partout... Le lendemain du mariage de sa sœur, nous devions, me jurait-il, rouler sur l'or.... Seulement, sa sœur est toujours fille, le voilà en prison, et je suis seule à tenir tête aux créanciers... Ah! si j'avais su, quand j'étais ouvrière au faubourg Saint-Jacques!... Peut-être y avait-il beaucoup de vrai dans ce qu'elle disait. Peut-être le docteur Legris était-il plus cruellement vengé qu'il ne le supposait. Mais que lui importait!... --A qui donc tout ce bagage? interrogea-t-il. --A une de mes amies, à Flora Misri, qui se cache chez moi depuis douze jours... Le docteur avait tressailli de joie. La partie, décidément, se présentait plus belle qu'il n'eût osé le souhaiter. --Qui donc craint-elle si fort, la pauvre femme? fit-il. --Combelaine, donc! Ah! si elle voulait me croire! Mais non. Cet homme la rend folle. C'est à ce point qu'elle n'ose même pas aller jusque chez elle. Tout ce que vous voyez là, elle l'a envoyé chercher pièce à pièce par ma femme de chambre. Elle qui était si avare et si défiante, qui aurait coupé un liard en quatre et qui croyait toujours qu'on la volait, elle confie maintenant toutes ses clefs, même celle de son secrétaire, à la première venue... Si bien que nous étions en train de faire ses malles quand vous êtes arrivé. Elle compte, ce soir, à la nuit, se faire conduire au chemin de fer et passer en Angleterre, et ensuite en Amérique... Jusqu'à quel point le récit de Mme Bergam devait être exact, nul mieux que le docteur Legris ne pouvait le savoir. Et cependant, il souriait d'un air de doute. --Pas mal imaginé, murmurait-il, pas mal!... Il voulait piquer Mme Bergam, il y réussit d'autant plus aisément qu'elle se croyait intéressée à lui prouver la réalité de sa détresse. --Vous croyez que je mens! s'écria-t-elle. Eh bien! attendez, vous allez voir... Et courant ouvrir une des portes: --Flora! cria-t-elle, Flora, viens donc, tu n'as rien à craindre. L'instant d'après Mme Misri entrait. Elle n'avait plus à nier la quarantaine, désormais. Sa pâleur et les plis de ses tempes disaient ses insomnies, de même que la mobilité de ses yeux et le tremblement de ses mains trahissaient ses perpétuelles frayeurs. Décidé à brusquer la situation, le docteur s'avança. --Je suis le plus intime ami de M. Raymond Delorge, madame, prononça-t-il. A ce nom, une fugitive rougeur colora les joues pâlies de Mme Misri. --M. Delorge s'est conduit avec moi abominablement, prononça-t-elle. --Madame!... --C'est une lâcheté indigne que de trahir une femme comme il m'a trahie... J'avais eu la faiblesse de lui révéler l'existence de certains papiers que je possédais, il en a profité pour s'introduire chez moi et me les voler... Ce qu'elle disait, elle le croyait, c'était manifeste. --Vous vous trompez, madame, ce n'est pas mon ami qui vous a enlevé vos papiers; je vous le jure sur l'honneur. --Qui donc les aurait pris? --Celui qui avait le plus grand intérêt à les posséder, le comte de Combelaine. C'est la bouche béante, et stupide d'étonnement, que Mme Bergam écoutait. Elle commençait à soupçonner qu'elle avait été dupe d'une illusion, et que ce n'était pas uniquement pour ses beaux yeux que le docteur était venu. --Ce n'est pas par Combelaine que j'ai été volée! déclara Mme Misri. --Qu'en savez-vous? fit le docteur. --Il me l'a dit. --N'a-t-il donc jamais menti!... Elle frissonna de souvenir, et vivement: --Il n'a pas menti en cette occasion, dit-elle, je vous le jure. C'était le lendemain de l'affaire du bois de Boulogne. Désolée de ce que j'avais fait, et craignant d'être relancée par M. Delorge, j'étais venue passer la nuit ici, sur ce canapé... --C'est la vérité, attesta Mme Bergam. --Dès huit heures du matin, j'envoyai chercher une voiture, et je me fis conduire chez moi. Mon parti était pris. J'étais résolue à rendre à Victor, sans conditions, tout ce que j'avais à lui. Jugez de ma stupeur lorsque, cherchant ces papiers maudits, je ne les trouvai plus. Et nulle trace d'effraction! J'interrogeai mes domestiques, ils n'avaient rien vu, rien entendu. J'en perdais si bien la tête que c'est comme d'un rêve que je me souviens de la visite de ma sœur. J'étais comme folle... --C'est ce qu'a dit, en effet, Mme Cornevin, approuva le docteur. --Ma sœur venait de partir, continua Mme Flora, lorsque je vis paraître Victor. Il savait ma promenade avec M. Delorge, et était furieux. Fermant à clef la porte de ma chambre:--«A nous deux, me dit-il; mes papiers, à l'instant!...» Alors, j'espérais que c'était lui qui les avait enlevés.--«Tu sais bien, répondis-je, que je ne les ai plus!» Il devint livide, et sans mot dire il bondit jusqu'à ma cachette, dont il avait, sans que je puisse deviner comment, surpris le secret. Voyant que je disais vrai:--«Ah! misérable femme! s'écria-t-il, tu les as vendus au fils du général Delorge!» Il était si effrayant que je me laissai tomber à genoux, en murmurant: «Je te jure que non!» Mais lui, sans m'écouter: «Tu vas voir comment je punis les traîtres!» cria-t-il. Et me saisissant au cou, il m'eût étranglée, j'étais morte, sans un de mes domestiques, qui, entendant mon râle, fit sauter la porte et m'arracha de ses mains!... Ce n'est pas sans efforts que le docteur Legris dissimulait, sous une mine grave et froide, l'immense satisfaction dont il était inondé. --Et après? interrogea-t-il. --Après, je crus que Victor deviendrait fou de rage. «--Je t'ai manquée cette fois, me dit-il, mais tu es condamnée sans appel.» Puis, avant de se retirer: «--Tes amis, Raymond Delorge et tous les misérables qui ont payé ton infâme trahison, triomphent sans doute. C'est trop tôt. Je suis perdu, c'est possible, mais ils ne sont pas sauvés. Je ne périrai pas seul, en tout cas. On ne sait pas ce dont un homme tel que moi est capable, une fois acculé au fond d'une situation sans issue...» J'essayai de le détromper, de lui démontrer que j'avais été victime d'un abus de confiance, il refusa de m'écouter: «--Va retrouver ton Delorge, fit-il en ricanant, et qu'il te protège, s'il le peut...» Et il sortit... [Illustration:--A qui donc tout ce bagage, interrogea-t-il.] Elle s'arrêta; son état était si pitoyable, que Mme Lucy Bergam, dont la sensibilité n'était pas le défaut, en fut touchée. --Pauvre Flora! murmura-t-elle. Déjà elle poursuivait: --Victor parti, je tombai comme une masse, évanouie. Lorsque je repris enfin connaissance, je reconnus, penché au-dessus de moi, le visage pâle et les lèvres serrées, le docteur Buiron... Peut-être le connaissez-vous? Oui, M. Legris le connaissait. C'était ce médecin, il s'en souvenait bien, qui, dix-huit ans plus tôt, avait été appelé à l'Élysée, près du général Delorge mort et déjà froid. --M. Buiron est un confrère, répondit-il simplement. --C'est un homme très savant, à ce qu'il paraît, reprit, Mme Flora, très riche, qui est dans les places et dans les honneurs... Et cependant lorsque mes yeux rencontrèrent les siens, je frémis comme si j'avais entrevu la mort même... C'est que je le connais, moi, le docteur Buiron. Il venait chez moi quelquefois passer la soirée. C'est un ami intime de Victor. Il y a une lettre de lui parmi les papiers qui m'ont été volés. Ma première idée fut: «--Cet homme a été envoyé pour m'empoisonner!...» Pauvre Misri!... De grosses larmes roulaient le long de ses joues. --C'est que je ne m'abusais pas, disait-elle d'une voix étouffée, c'est que je ne sentais que trop combien il serait aisé de se défaire de moi sans danger. Une femme telle que moi, qui donc s'en soucie! On se ruine pour elle, on lui donne des diamants, on lui prodigue les flatteries... Mais quant à paraître mêlé à sa vie, à moins d'être un Combelaine, qui donc le voudrait!... Sans perdre une syllabe du récit de Mme Flora, le docteur Legris, du coin de l'œil, guettait Mme Bergam. Elle s'était assise et, toute pâle, elle l'écoutait, épouvantée des misères de cette femme dont elle avait envié la vie. --Cependant, continuait Mme Misri, vous pensez bien que je ne laissai rien voir au docteur Buiron de mes soupçons.--«S'il voit que je me défie, pensais-je, c'en est fait de moi à l'instant.» Je le remerciai bien, au contraire, de s'être tant hâté de venir, et je lui promis de suivre avec la dernière exactitude toutes ses prescriptions. Mais dès qu'il eut tourné les talons, vite je jetai tout ce qu'il avait envoyé chercher chez le pharmacien, les drogues, et les potions. Après quoi, sortant du lit malgré ma faiblesse, je me fis habiller et conduire ici. Je savais que Lucy a bon cœur, et que ce n'est pas elle qui abandonnerait une amie dans la peine, et qu'elle ne me trahirait pas, quand bien même on lui offrirait gros d'or comme elle. --J'aimerais mieux mourir que de trahir une amie, affirma Mme Bergam. --Oh! je le sais, se hâta de reprendre Mme Misri, je le sais très bien. Pauvre mignonne, je t'ai bien gênée, n'est-ce pas? bien ennuyée, bien tracassée, mais sois tranquille, tu n'as pas obligé une ingrate... --Je ne demande rien, Flora... --Non certes, mais je n'oublie pas ce que je te dois... Te voici dans l'embarras, par suite de l'arrestation du duc de Maillefert, et tes créanciers abusent de ta position pour te tourmenter... Mais je suis là. Je ne veux pas que mon amie Lucy soit saisie, moi, ni qu'on la fasse pleurer. J'ai de l'argent. Je t'en donnerai pour payer tes créanciers et attendre... D'un commun mouvement, les deux femmes étaient levées et s'embrassaient avec des effusions qui eussent touché le docteur, s'il n'eût compris le sens vrai de cette scène d'attendrissement. Il était clair que Mme Bergam, se voyant sans ressources, avait dû songer à tirer parti des secrets de son amie. Il était évident que Flora en avait eu le soupçon, et que, par cette générosité soudaine et si contraire à ses habitudes, elle espérait prévenir une trahison... Dès que Mme Misri se fut rassise: --Et maintenant, chère madame, interrogea le docteur, y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander ce que vous comptez faire?... Elle le regarda d'un air soupçonneux. --Je ne suis pas encore bien décidée, répondit-elle. Du pied, négligemment, le docteur poussa une des malles. --Je pensais, fit-il, que vous alliez partir pour un long voyage... --Peut-être... Lui, s'attendait à cette réserve. --Je vous suis inconnu, madame, commença-t-il... Mais Mme Bergam l'interrompit. --Oh! on peut tout dire devant Valentin, s'écria-t-elle, je réponds de lui! M. Legris ne lui sut aucun gré de cette assistance. --Madame cessera, je l'espère, de se défier de moi, reprit-il, en se rappelant que je suis l'ami de Raymond Delorge. --Oui, j'oubliais; vous êtes l'ami de Raymond... --Le plus intime, madame, ce qui est vous dire que nos intérêts, nos craintes et nos espérances sont les mêmes... Il fut interrompu par un grand claquement de portes, puis par une voix furibonde qui criait, dans l'antichambre: --Je vous dis qu'elle y est, moi, sacré tonnerre! et je vous commande d'aller lui dire que c'est moi qui veux lui parler, moi le baron Verdale!... Entendant ce nom, Mme Flora Misri était devenue plus pâle encore. --Verdale!... bégaya-t-elle, c'est Victor qui l'envoie, je suis perdue... Ce dont M. de Combelaine pouvait être capable, il suffisait pour le comprendre de voir la terreur de cette malheureuse qui le connaissait si bien. --Vous n'avez rien à craindre, madame, prononça le docteur. Ne suis-je pas là? --Ne peux-tu pas te cacher d'ailleurs? proposa Mme Bergam, aux petits soins désormais pour cette amie qui devait la tirer d'embarras. Et ouvrant vivement la porte de sa chambre à coucher: --Va, dit-elle, en y poussant Mme Flora, va et enferme-toi; nous allons le recevoir, nous, ce monsieur. Il était temps. Désespérant de vaincre la résistance obstinée de la chambrière, M. Verdale avait pris le parti de s'annoncer lui-même, et il entrait. C'était toujours le même gros homme, portant partout l'intolérable despotisme du parvenu. Il était seulement beaucoup plus rouge encore que de coutume. Sans remarquer le docteur, lequel, discrètement, s'était retiré dans un coin: --Je savais bien, parbleu! que vous y étiez! dit-il grossièrement à Mme Lucy. Depuis quand faut-il violer des consignes, quand on veut vous parler!... --Vous avez à me parler, monsieur?... --A vous, oui. Ainsi, ce n'était pas pour Mme Misri qu'il venait. Si elle l'entendait de la chambre à coucher, comme c'était probable, elle dut respirer plus librement. Sans daigner s'asseoir, et toujours du même ton rude: --Vous vous êtes présentée chez moi, vous, commença-t-il. --Oui, hier soir. --Et comme j'étais absent, vous avez demandé à voir mon fils. --Je n'ai rien demandé du tout. C'est votre domestique qui m'a conduite à un jeune homme... --Eh bien! ce jeune homme est mon fils. Un geste d'épaules fut la seule réponse de Mme Bergam, geste qui, éloquemment, traduisait cette phrase: --Je m'en moque pas mal! La mauvaise humeur de M. Verdale en redoubla. --Savez-vous, reprit-il, que c'est du toupet de s'introduire dans les maisons... --Monsieur!... --Pour y colporter des ragots ridicules. Sans avoir précisément l'habitude d'être traitée avec un respect exagéré, Mme Lucy s'indignait de la grossièreté de M. Verdale. --D'abord, je ne fais jamais de ragots, déclara-t-elle, en prenant son grand air de dignité première. --Qu'avez-vous donc raconté à mon fils? Je l'ai trouvé en rentrant aussi mécontent que possible. Il était évident, et le docteur Legris le reconnaissait bien, que M. Verdale, de même que beaucoup de pères en sa situation, avait en monsieur son fils un censeur incommode, sinon un maître redouté. --Je ne lui ai rien raconté, répondit Mme Bergam. Ce jeune homme, qui n'est pas poli du tout, ne m'a seulement pas laissé le temps de lui bien expliquer ce que Philippe m'a chargée de faire savoir à M. de Combelaine et à vous, c'est-à-dire qu'il consent à tout... --C'est fort heureux, en vérité... Et quand vous a-t-il donné cette commission, M. Philippe? --Lorsqu'on est venu l'arrêter. M. Verdale eut un mouvement de dépit. --Elle est donc vraie, fit-il, cette histoire d'arrestation que je viens de lire dans les journaux du matin? --Très vraie, malheureusement... Vous n'avez donc pas vu M. de Combelaine?... --Combelaine!... Est-ce qu'on le voit? est-ce qu'on lui parle? est-ce qu'on sait ce qu'il tripote et ce qu'il devient?... De plus en plus, la colère montait en flots de pourpre au visage de l'ancien architecte. Il ne se contenait plus. Il oubliait qu'il n'était pas seul. --Il se cache, parbleu! après le beau coup qu'il vient de faire, poursuivait-il. Faire arrêter le duc de Maillefert!... C'est de la folie, c'est le comble de la démence!... Fourrer le nez de la justice dans nos affaires, comme c'est adroit!... Qu'il aille donc arrêter les poursuites, maintenant, ou limiter seulement les investigations!... Mais c'est bien fait pour moi, je n'ai que ce que je mérite!... Est-ce que je ne connaissais pas Combelaine?... Est-ce que je ne savais pas qu'il incendierait la maison de son meilleur ami pour se faire tiédir un bain de pieds!... Et ne pas me prévenir, ne me rien dire, m'exposer à tout!... Si le docteur Legris eût encore eu des doutes, il ne lui en fût plus resté un seul après cette explosion. Une inspiration audacieuse lui vint. Il s'avança brusquement, et d'un ton dégagé: --Peut-être ne blâmeriez-vous pas si fort M. de Combelaine, monsieur, dit-il à M. Verdale, si vous connaissiez les raisons de sa conduite. C'est d'un œil stupéfait que l'ancien architecte considérait cet étranger qu'il n'avait pas aperçu d'abord, et qui lui faisait l'effet de surgir du parquet. S'étant un peu remis, cependant: --Vous les savez donc, vous, monsieur, ces raisons? demanda-t-il. --Je crois les savoir, du moins. --Ah! --Il est arrivé un accident à M. de Combelaine... --Un accident? --Ou un désagrément, comme vous voudrez, qui a dû précipiter ses résolutions. En homme prudent et qui sait combien peu il faut se fier aux faveurs de la fortune, M. de Combelaine s'était de son mieux mis en garde contre les rigueurs de l'avenir. Il avait soigneusement collectionné et mis en un lieu qu'il croyait sûr quantité de documents qui compromettaient gravement plusieurs de ses amis, tous gens influents par leur fortune ou leur situation. C'était la ressource de ses vieux jours... L'architecte trépignait d'impatience. --Au fait, monsieur! s'écria-t-il. --Eh bien! monsieur, ces documents si précieux, M. de Combelaine ne les a plus... --Quoi!... ces papiers qu'il avait eu l'imprudence de confier à Flora... --Ont été volés!... Les couleurs si brillantes de l'architecte avaient disparu. --Voilà ce que je prévoyais, fit-il, d'un accent consterné. Oui, je l'avais prévu!... Le jour où Flora Misri nous a menacés de ces papiers maudits, j'ai dit à Combelaine: Prenez garde, prenez bien garde!... Il m'a ri au nez. Flora, selon lui, était sa propriété, sa chose, et il n'avait rien à redouter d'elle. En voilà la preuve!... Il se tut, mesurant sans doute le péril; puis s'adressant au docteur: --Savez-vous aussi, demanda-t-il, par qui ces papiers ont été volés? Cette question, le docteur l'attendait, et sa réponse allait, pensait-il, servir puissamment Cornevin. --On suppose, répondit-il, qu'ils ont été enlevés par Raymond Delorge. --Le fils du général?... --Précisément. --Dans quel but?... --Uniquement pour empêcher M. de Combelaine d'épouser Mlle de Maillefert. Mais l'ancien copain de Me Roberjot n'était pas homme à se laisser démonter longtemps. Il avait en sa vie tenu tête à trop de bourrasques pour ne pas savoir qu'on revient de loin avec de l'audace. --M. Delorge n'empêchera rien, déclara-t-il. --Qui sait? --C'est moi qui vous le garantis. Quant à Flora, elle ne portera pas en paradis sa petite infamie, vous pouvez le lui garantir. Sur quoi, madame et monsieur, j'ai bien l'honneur... Et il s'en alla, sans avoir soulevé son chapeau, haussant toujours les épaules, comme s'il se fût reproché, lui, un personnage sérieux, d'avoir perdu à des futilités quelques minutes de son temps précieux. --C'est égal, s'écria Mme Bergam, il est dans ses petits souliers... --On le croirait, approuva le docteur. --Et j'ai idée qu'il va y avoir une fameuse scène entre Combelaine et lui. Elle riait de plaisir. --Et le résultat, continuait-elle, sera de me rendre Philippe. Pauvre garçon! Je suis bien sûre, moi, qu'il est trop bête pour être coquin... Elle ne put continuer. Mme Flora sortait de la chambre où elle s'était réfugiée à l'arrivée de M. Verdale. Agenouillée derrière la porte de communication, l'oreille collée contre la serrure, elle n'avait pas perdu un mot de la conversation. --Ainsi donc, vous me trompiez! dit-elle au docteur Legris, c'est bien M. Delorge qui m'a volée... --Permettez... --Vous venez de le dire à M. Verdale, je vous ai entendu. --Eh! oui, je l'ai dit, je ne le nie pas, mais j'avais mes raisons. Elle l'interrompit violemment. --C'est-à-dire que vous me trahissiez, s'écria-t-elle, lâchement, comme tous les autres!... Discuter avec une femme dont la colère et la peur troublaient la faible cervelle, n'était-ce pas perdre son temps? Mais le docteur Legris s'était juré de conquérir Mme Flora à ses projets. S'armant donc de patience: --Moi vous trahir! reprit-il. Est-ce possible? Songez-vous bien à ce que vous dites? Au profit de qui vous trahirais-je? Au profit de M. de Combelaine, qui est notre plus mortel ennemi, qui a jadis assassiné le père de Raymond, et qui maintenant veut lui ravir la femme qu'il aime et dont il est aimé?... C'est insensé, vous devez bien le comprendre... Qu'elle se l'expliquât ou non, ses traits peu à peu se détendaient. --Par qui votre vie est-elle menacée? poursuivait le docteur, qui s'animait à mesure qu'il constatait le succès de son éloquence. Par M. de Combelaine. Entre vous et lui, c'est une lutte sans merci qui ne prendra fin qu'à la mort de l'un de vous deux. C'est exactement la situation de mon ami. Donc vous avez, Raymond et vous, des intérêts pareils; donc vous devez vous entendre, vous soutenir, vous prêter en toute occasion une assistance dévouée... --C'est vrai, murmurait Mme Misri, c'est vrai, cependant!... --Vous vous plaignez de n'avoir ni amis ni alliés. A qui la faute? A vous, qui restez indécise entre celui dont vous avez tout à craindre et ceux dont vous avez tout à espérer. On prend un parti, que diable! résolument. Mme Lucy Bergam ricanait. --Vous perdez votre temps, mon cher, dit-elle au docteur. Flora va vous promettre tout ce que vous voudrez, et vous n'aurez pas plus tôt le dos tourné, qu'elle écrira à Combelaine pour lui tout dire et lui demander pardon. Elle ne pensait pas un mot de ce qu'elle disait, Mme Lucy. Mais elle avait beaucoup réfléchi pendant la visite de M. Verdale, et elle avait reconnu qu'il était de son intérêt de se déclarer contre ces gens qui avaient fait arrêter M. Philippe pour lui prendre sans doute ses millions,--ces millions dont elle avait tant compté avoir sa bonne part... Sa raillerie, c'était, pensait-elle, le coup de fouet qui déciderait son amie. Elle ne se trompait pas. Mme Misri se dressa, la joue en feu, et d'un accent de haine farouche: --J'ai été lâche autrefois, s'écria-t-elle, c'est vrai, mais ce temps est passé. Il y va de ma peau, maintenant, et j'y tiens. Tant que Victor vivra, je tremblerai. Si je savais quels mots dire pour le faire monter sur l'échafaud, je les dirais. Et, tendant la main au docteur: --Je suis avec vous, monsieur, dit-elle, avec M. Delorge, avec ma sœur. Vous pouvez compter sur moi. Que voulez-vous de moi? Parlez. Un sourire de triomphe glissait sur les lèvres du docteur. --Avant tout, commença-t-il, je désirerais savoir vos projets. --Je vais quitter Paris ce soir même, monsieur. --Quitter Paris?... Où donc serez-vous plus en sûreté? --Là où Combelaine ne saura pas que je suis... --C'est-à-dire que vous espérez lui faire perdre vos traces, que vous espérez échapper aux espions dont il ne peut manquer de vous avoir entourée... --Je l'espère, oui, car toutes mes mesures sont prises et toutes les chances sont pour moi. Jugez plutôt. Comme vous le voyez, mes apprêts de départ sont presque terminés. Ce soir, à huit heures, j'envoie chercher une voiture, sur laquelle on charge mes bagages. Dans cette voiture, prennent place ma chère Lucy et sa femme de chambre Ernestine, vêtue et coiffée de façon à ce qu'on la prenne pour moi, et le visage caché sous un voile très épais. Elles se font conduire au chemin de fer de l'Ouest, et là, Ernestine prend un billet pour Londres, où elle se rend pour attendre mes ordres dans un hôtel convenu. Moi, restée seule, je revêts le costume d'Ernestine. Je fais ensuite monter le concierge, et carrément je lui offre dix louis, vingt louis, cent louis au besoin, s'il veut, à l'instant même, me donner le moyen de franchir le petit mur qui sépare la cour de cette maison de la cour d'une maison voisine, qui a son entrée rue de Suresnes. Le concierge refuse-t-il? Non, évidemment. Je passe donc le mur et me voilà rue de Suresnes, vêtue comme une bonne, et portant tout ce que je possède dans un grossier panier d'osier. La première voiture que je vois, je la prends, et avec cent sous de pourboire, je suis sûre d'arriver à la gare Montparnasse assez à temps pour profiter du train de Brest. Après-demain, part de Brest le paquebot de New-York. J'y prends passage sous un faux nom, grâce à un passeport que m'a procuré le père Coutanceau. Une fois en Amérique, je trouverai bien le moyen de donner de mes nouvelles à Ernestine et de me faire expédier mes malles, sans livrer le secret de ma retraite. Et si je ne le trouve pas, ce moyen, eh bien! mon saint-frusquin sera perdu, voilà tout. Mon sacrifice est fait. Pour ce qui est de tout ce que je laisse ici, Coutanceau y veillera. Avant-hier, lorsqu'il est venu me voir, je me suis entendue avec lui, et je lui ai signé un pouvoir. Rien de singulier comme l'ébahissement de Mme Lucy. --Comment, Flora! s'écria-t-elle, c'est toi qui a combiné tout cela? --Avec l'aide du père Coutanceau, oui. --Et tu ne m'avais rien dit... --A quoi bon t'inquiéter!... Ne suis-je pas sûre de toi! Refuseras-tu un service à une amie qui, avant de te quitter, t'aura tirée de peine!... --Oh! non, certes! --Ernestine hésitera-t-elle à partir pour Londres, si je lui donne cinq ou six billets de mille comme frais de voyage... --Pour cinq mille francs, Ernestine ferait le tour du monde. --Tu vois bien que j'ai tout prévu, fit Mme Flora. Et réprimant un frisson: --C'est que cela rend ingénieux, ajouta-t-elle, de songer qu'on défend sa peau! [Illustration:--Il m'eût étranglée. J'étais morte sans un de mes domestiques.] Elle disait vrai: son plan était assez simple et assez bien conçu pour avoir quatre-vingt-dix-neuf chances de succès sur cent. Il n'avait qu'un tort, aux yeux du docteur Legris, c'était de déranger absolument ses projets. Son intention, en effet, était de garder Mme Misri sous la main, comme on garde à sa portée une arme chargée. --Ainsi, madame, dit-il, vous nous abandonnez au moment critique?... --Parfaitement. --Est-ce bien... généreux? --Peut-être bien que non, répondit Mme Flora, avec la cynique franchise de la peur, mais chacun pour soi. Ici, je ne vis plus. Combelaine m'a dit qu'il m'avait condamnée, je sais ce que cela signifie. Je lui ai entendu dire cela de trois personnes... Un mois après, on les portait au cimetière. Le docteur vit bien qu'il avait fait fausse route; aussi, loin d'insister: --Partez donc, chère madame, fit-il; seulement... --Quoi? --Seulement, Paris est encore la seule ville où vous puissiez vivre en toute sécurité; vous allez échapper aux espions de Combelaine qui, vous sachant ici, surveillent le boulevard Malesherbes, et ils vont suivre Ernestine, la prenant pour vous. Mais, avant vingt-quatre heures, ils auront reconnu leur erreur, et, avant deux jours, ils auront retrouvé votre piste. Et lorsque vous arriverez en Amérique, il y aura à vous guetter sur le port quelque détective prévenu par le télégraphe... Mme Misri était redevenue toute pâle. --Oh!... protestait-elle, oh! monsieur! Sûr d'avoir touché juste, le docteur poursuivait froidement: --C'est un grand et puissant pays que l'Amérique, mais qui a ses mœurs particulières. On y respecte la liberté jusqu'en ses excès. Jamais on n'y tolérerait une police telle que la nôtre, dont la sollicitude est inquiète jusqu'à la tracasserie... --De sorte que... --Si je voulais me défaire lâchement et sans danger d'un ennemi, c'est en Amérique que je tâcherais de l'attirer. Résolue à servir le docteur, Mme Lucy crut devoir intervenir. --Ah! chère Flora, s'écria-t-elle, écoute Valentin, ne va pas dans cet horrible pays!... La plus affreuse perplexité se lisait sur le visage blême de Mme Misri. --Que faire donc, selon vous? demanda-t-elle au docteur. --Rester à Paris. --J'y mourrais de peur... M. Legris l'arrêta. --Aussi n'est-ce pas d'y rester ostensiblement que je vous conseille, dit-il. --Ah!... --Je vous engage à vous y cacher... --Hélas! comment?... --Le plus simplement du monde. Ainsi vous exécutez la première partie de votre plan qui est, de tout point, excellente. Ernestine part pour Londres, et vous, chère madame, vous franchissez le mur mitoyen. Seulement, rue de Suresnes, au lieu d'arrêter le premier fiacre qui passe, vous allez droit à une voiture où un ami vous attend. Cet ami, homme dévoué et prudent, qui sait son Paris sur le bout des doigts, vous a préparé une retraite sûre, il vous y conduit et vous y attendez les événements. --Et vous croyez... --Je ne crois pas, je suis certain que ce parti est le meilleur... Mme Misri réfléchissait. --Oui, murmura-t-elle, peut-être, mais ai-je un ami dévoué? --Vous avez moi, madame, dont l'intérêt vous répond. --Ah! à ta place, Flora, s'écria Mme Lucy, je n'hésiterais pas! Elle hésitait, cependant, pleurant silencieusement, et le docteur préparait de nouveaux arguments, lorsque tout à coup: --Alors, monsieur, dit-elle, vous viendrez m'attendre ce soir rue de Suresnes? --Ce soir, non, parce qu'il me faut un peu de temps pour vous préparer une cachette telle que je la veux, mais demain... Elle était décidée. --Soit! s'écria-t-elle. A quelle heure? --A partir de huit heures, je serai dans un fiacre, arrêté en face du numéro 20. Pour que vous ne puissiez pas vous méprendre, le coin d'un mouchoir blanc pendra de la portière de ce fiacre... --C'est entendu. Vous le voyez, monsieur, je me confie à vous, absolument... --Vous n'aurez pas à vous en repentir, madame, je vous en donne ma parole d'honneur... Lorsque se retira M. Legris, quelques instants après, Mme Lucy voulut le reconduire jusqu'à la porte et, une fois dans l'antichambre, lui prenant le bras: --Ainsi, fit-elle, ce n'est pas pour moi que vous veniez? --Je l'avoue, répondit-il en souriant. Elle soupira, et d'une voix un peu étouffée: --Vous m'avez donc oubliée? murmura-t-elle, moi qui jadis... Et comme il ne répondait pas: --Baste!... ajouta-t-elle, cela vaut peut-être mieux... pour vous surtout. Mais nous restons amis, n'est-ce pas? Vous voyez que je suis de votre parti. Allons, adieu!... III Tout en descendant l'escalier de Mme Bergam: --Oui, certes, pensait le docteur Legris, cela vaut mieux pour moi!... Et cependant, ce n'est pas sans une surprise secrète que, s'examinant, il se trouvait l'esprit si parfaitement libre et le cœur si léger. C'était bien fini. Il n'avait été ni ému ni troublé par les regards et la voix de Mme Lucy. Son unique sensation avait été une sorte de honte d'avoir pu l'aimer jusqu'à l'oubli de soi. Car le prisme étant brisé, il la voyait et la jugeait telle qu'elle était réellement, très belle à coup sûr, mais sotte, vulgaire et banale, sans cœur et inconsciemment perverse. --Voilà donc, se disait-il, ce que deviennent avec le temps ces grandes passions dont on croit ne jamais guérir. Mais ce n'était ni le lieu ni l'heure de philosopher, et comme il n'aperçut point de voiture aux environs, il se mit en route à pied, se faisant d'avance une fête de la joie de Raymond. C'est que les résultats étaient immenses, estimait-il, de sa visite à Mme Bergam. Désormais il lui était prouvé que Laurent seul avait pu s'emparer des papiers de Mme Flora, et il se disait qu'un tel homme possédant de pareilles armes devait être invincible. Puis, n'était-ce pas un coup de partie, que d'avoir déterminé Mme Misri à rester à Paris!... D'autant que le docteur n'était nullement embarrassé de tenir la promesse qu'il lui avait faite de lui trouver une retraite inviolable. Parmi ses clients, se trouvait la veuve d'un sous-officier du génie, à laquelle il avait eu occasion de rendre un de ces services dont on ne s'acquitte jamais. Cette femme, d'un certain âge déjà, intelligente et énergique, habitait, tout au fond des Batignolles, une petite maison isolée. C'est chez elle qu'il se proposait de conduire Mme Misri, bien certain que personne jamais ne s'aviserait d'aller l'y chercher. Et la veuve avait précisément le caractère qu'il fallait pour soutenir, pour rassurer, pour défendre, au besoin, de ses propres imprudences, une femme telle que Flora. Préoccupé autant que s'il se fût agi de ses intérêts et non de ceux d'un ami de quinze jours, M. Legris remontait la pente de la rue Blanche, et il dépassait la rue Moncey, lorsqu'il s'entendit appeler: --Monsieur le docteur!... C'était le vieux Krauss qui venait à lui avec des gestes désespérés. --Qu'y a-t-il? demanda M. Legris. --Un grand malheur, répondit le vieux soldat. M. Raymond s'habillait pour sortir, après déjeuner, quand tout à coup arrive à la maison un monsieur que j'y ai vu venir quelquefois. Tout pâle, et d'un air effaré il me demanda à parler à monsieur, à l'instant. Je le fais entrer dans le cabinet de travail, il y reste cinq minutes et ressort tout courant. Alors, M. Raymond paraît, qui nous annonce, à sa mère et à moi, qu'une société secrète dont il fait partie est découverte, que les listes sont saisies et que déjà plusieurs membres sont arrêtés. Ah! monsieur, quelle femme que madame!... Au lieu de se troubler et de perdre son temps à pleurer:--«Eh bien! dit-elle à M. Raymond, il faut fuir, te cacher, passer en Belgique. Heureusement j'ai ici trois ou quatre mille francs, prends-les et pars, ne reste pas ici une minute de plus...» --Et il est parti? --Oui, monsieur; seulement, avant de s'éloigner, il m'a bien recommandé de vous guetter, pour vous empêcher d'aborder la maison, où on a peut-être établi une souricière, et pour vous dire qu'il faut absolument qu'il vous parle, et qu'il vous attend à ce café où vous l'avez si bien soigné, au _Café de Périclès_... Le docteur Legris avait fait mieux que prévoir, il avait prédit le sort réservé à la Société des Amis de la justice,--et c'était un mince mérite après la fausse lettre de convocation adressée à Raymond. Ayant une arme, M. de Combelaine s'en servait; rien de si simple. Ce qui était moins naturel, c'était qu'on eût laissé ce répit à Raymond, et qu'il n'eût pas été arrêté le premier de tous, bien avant l'éveil donné. --Voilà ce que je ne m'explique pas, murmurait M. Legris. --Eh bien! approuva Krauss, c'est juste ce que disait M. Raymond, quand il a quitté la maison. --Combien y a-t-il de cela? --Une heure à peu près... Mais vous allez le rejoindre sur-le-champ, n'est-ce pas, monsieur?... --Oui, sur-le-champ. La colère faisait trembler la moustache du vieux soldat. --Alors, monsieur, reprit-il, recommandez-lui bien, je vous en conjure, d'ouvrir l'œil. Qu'il se défie même de son ombre. Avec des lâches, avec des assassins, il n'y a pas de honte à être prudent. --Comptez sur moi, mon brave Krauss, dit le docteur. Et après avoir serré la main du fidèle serviteur, au lieu de continuer à remonter la rue Blanche, il tourna rue Boursault pour gagner les boulevards extérieurs par la rue Pigalle. Une sinistre appréhension le faisait précipiter sa marche: Raymond n'avait-il pas été filé et arrêté? --Quelle folie aussi, grommelait-il, de choisir, pour me donner rendez-vous, un établissement où on lui sait des amis! Mais il allait en avoir le cœur net; il arrivait. Comme tous les jours, à pareille heure, le _Café de Périclès_ était silencieux et presque désert. Trois clients seulement l'honoraient de leur présence: deux peintres, qui jouaient leur dîner au billard, et le journaliste Peyrolas, assis à une table, un bock à sa gauche et un encrier à sa droite, écrivait avec une sorte de rage. --Pas de Raymond! se dit le docteur en pâlissant. Si doucement qu'il fût entré, le fougueux journaliste avait levé la tête et l'avait aperçu. Aussitôt: --Docteur!... s'écria-t-il. Et M. Legris s'étant approché: --Tel que vous me voyez, lui dit-il, j'achève deux articles qui feront du bruit dans Landerneau. C'est mon journal que je risque, je le sais; c'est ma liberté que je joue, n'importe!... J'aurai cette gloire, à défaut d'autre, d'avoir élevé la voix quand la peur fermait toutes les bouches. --Qu'est-ce donc? demanda le docteur d'un ton distrait. --Peu de chose: les journaux officieux annoncent la découverte d'une grrrande et rrredoutable conspiration. M. Legris tressaillit. --S'agirait-il des Amis de la justice? --Précisément. On avoue cent cinquante arrestations. Il y en aura mille demain. Avant la fin de la semaine, cinq cents citoyens seront expédiés à Cayenne, sous ce fallacieux prétexte qu'ils ont essayé de bouleverser l'ordre social. Eh bien! docteur, savez-vous ce que je prétends, moi, ce que je viens d'écrire, ce que je vais imprimer?... Il tapait du poing, morbleu! à briser le marbre. --Je soutiens, criait-il, et je prouve que ce complot n'existe pas, qu'il n'y a jamais eu ni amis ni justice, que c'est une grossière invention de la police, une abjecte imagination, un ignoble traquenard... Le docteur était sur les épines. --Il faut que je vous quitte, dit-il au terrible articlier. Mais lui: --Un instant: j'ai gardé le bouquet pour la fin. Je ne vous ai rien dit de l'abominable scandale d'hier. --Quel scandale? --Ah çà, docteur, de quel hospice d'incurables sortez-vous? Ignorez-vous vraiment que le duc de Maillefert, un duc pour de bon, celui-là, contrôlé, authentique, vient d'être arrêté?... Outre qu'il bâclait des articles farouches, M. Peyrolas avait toutes les qualités de creux et de sonorité qui constituent un remarquable reporter. M. Legris le savait. Aussi, dominant son inquiétude: --Avez-vous des détails? interrogea-t-il. Le fougueux journaliste se redressa. --Qui donc en aurait sinon moi! répondit-il, sinon un homme qui a successivement interrogé le concierge de l'hôtel de Maillefert, le portier de la maîtresse de l'accusé, deux employés du greffe et le caissier de M. Verdale!... Je puis vous donner le menu du déjeuner de M. Philippe à la Conciergerie. --Inutile!... protesta le docteur. Ce que je voudrais savoir, c'est comment le duc de Maillefert, un gentilhomme viveur, a pu se trouver fourré dans des tripotages financiers. D'un air suffisant, M. Peyrolas remontait son faux col. --Rien de si simple, rien de si naturel. Depuis un an ou deux déjà, monsieur le duc faisait commerce de l'illustration de ses aïeux. C'était bien connu en Bourse. Quiconque avait besoin pour un prospectus d'un nom sonore et d'un beau titre n'avait qu'à l'aller trouver. Il en coûtait tant, un prix fait comme les petits pâtés. Mais, en somme, ce trafic lui rapportait peu; le jeu n'en valait pas la chandelle. Si bien qu'à force de respirer le fumet de toutes les cuisines financières, l'envie lui est venue de mettre la main à la sauce. Un beau matin, il a acheté une part de gérance de je ne sais plus quelle société, fondée à un capital considérable par un gaillard adroit dont vous avez entendu parler, un certain baron Verdale, qui est baron comme le garçon qui dort dans ce coin, là-bas... Ce nom de Verdale, positivement, M. Legris l'attendait. --Et après? interrogea-t-il. --Après, dès que M. de Maillefert se vit entre les mains les clefs d'une caisse bien garnie, il se dit: «Cette caisse doit être à moi.» Et, en effet, il fit comme si elle était à lui... --Mais comment tout s'est-il découvert? --Comme se découvrent tous les vols, parbleu! Voyant la caisse vide, Verdale s'est écrié: «Où est l'argent?» Et comme M. de Maillefert seul avait pu le prendre, il a déposé une plainte contre M. Philippe. Concilier cette version et la surprise de M. Verdale chez Mme Lucy était difficile. --Êtes-vous sûr de vos renseignements, mon cher Peyrolas? demanda le docteur. --Si, j'en suis sûr? Je les tiens du caissier de M. Verdale. --Et vous n'avez pas entendu dire que M. de Combelaine fût pour quelque chose dans toute cette affaire?... Un profond étonnement se peignit sur le visage mobile du journaliste. --M. de Combelaine, répéta-t-il. J'ai beau chercher, je ne vois pas... Mais il s'interrompit et, se frappant le front: --Vous ayez raison, docteur, s'écria-t-il, mille fois raison. Est-ce que Combelaine ne doit pas épouser Mlle de Maillefert!... Moi-même, il y a quinze jours, je l'ai annoncé, en ajoutant qu'il faut l'affaissement actuel des caractères, pour qu'une des plus illustres familles de France consente à donner sa fille à un misérable aventurier perdu d'honneur et d'argent... Il ne parlait pas, il tonnait, à ce point que le garçon, Adonis, en fut éveillé en sursaut. Reconnaissant le docteur. --Monsieur Legris! s'écria-t-il. Et bien vite, le tirant à part, il lui expliqua que Raymond était arrivé depuis plus d'une heure et l'attendait dans le petit salon du premier. Il n'en fallait pas plus. Campant là Peyrolas, qui parut vivement choqué du procédé, le docteur, en trois sauts, fut au petit salon. Raymond s'y trouvait, en effet, fumant un cigare devant un verre de bière intact. --Quoi!... lui cria M. Legris, vous savez la police à vos trousses, et vous êtes là, tranquille... Vite, suivez-moi, la maison a une seconde issue que je connais... Mais Raymond ne bougea non plus qu'un terme. --Oh! rien ne presse, fit-il d'un air singulier. --Malheureux! cent cinquante de vos amis, déjà, sont arrêtés. --C'est parce que je le sais que je ne crains rien. --Oh!... --Permettez, docteur. N'avez-vous pas trouvé étrange que je n'aie pas été saisi le premier de tous, moi contre qui surtout l'expédition était dirigée? --Très étrange, je l'ai dit à Krauss. --Ce fut ma première impression, quand ce matin un des affiliés, que je ne connais pas autrement, vint me dire: «Tout est découvert, fuyez.» J'ai fui, mais j'ai réfléchi depuis. La police n'est pas si maladroite que cela. Si j'ai été prévenu, c'est qu'elle l'a voulu. C'est à un savant calcul que je dois de n'être pas sous les verroux... --Cependant, mon cher... --Calcul que je comprends, docteur, et que je puis vous démontrer. Mon arrestation débarrassait-elle de moi M. de Combelaine et ses honorables associés? Pas le moins du monde. Elle les exposait, au contraire, à des révélations désagréables, sinon dangereuses. En m'enfuyant, au contraire, en me cachant, je leur laisse le champ libre. Que je passe en Belgique, et les voilà tranquilles... Le docteur se grattait le front. --Eh! eh!... grommela-t-il, je n'avais pas songé à cela, moi!... --Attendez. Persuadé que c'est moi qui ai enlevé et qui possède les papiers de Mme Flora, M. de Combelaine suppose que je les emporterai avec moi, sur moi. L'idée a donc dû lui venir de me les faire enlever. Très probablement, je suis épié par les mêmes bandits qui, une fois déjà, m'ont manqué. A la première occasion, ils me sauteront à la gorge. Un conspirateur réduit à se cacher est un ennemi dont il n'est pas dangereux de se défaire. Qu'on le trouve un matin mort au coin d'une borne, avec un poignard dans la poitrine, personne ne s'en inquiète... Il s'exprimait d'un accent de si glaciale insouciance, que le docteur, à la fin, en fut frappé, de même que de sa physionomie... --Comme vous dites cela! fit-il. --Je le dis comme un homme à qui désormais tout est égal, parce qu'il n'a plus rien à craindre ni à espérer de l'existence. C'est un fier service que me rendra M. de Combelaine en me faisant assassiner. --Comment! c'est vous qui parlez ainsi! s'écria-il, vous que j'ai quitté hier soir tout enflammé d'espoir et de foi au succès! Un éclair de rage traversa les yeux de Raymond. --Que m'importe le succès! interrompit-il. Ne remarquez-vous pas que je ne vous ai même point demandé le résultat de la démarche que vous venez de tenter!... Et tirant de sa poche une lettre qu'il jeta sur la table: [Illustration:--Ma première idée fut: Cet homme a été envoyé pour m'empoisonner.] --Je l'ai reçue ce matin, ajouta-t-il. Lisez et vous me comprendrez. C'était une lettre de Mlle Simone: «Ainsi, écrivait-elle, larmes, prières, supplications ont été inutiles. Vous vouliez agir, vous avez agi, et tout est perdu sans retour. Mon sacrifice, le plus douloureux que puisse consentir une femme, sera inutile. J'aurai donné ma vie, et cependant je n'aurai pas épargné le déshonneur à notre maison, ni au nom de mon père une flétrissure éternelle. «Et c'est par vous que j'aurai été frappée, par vous, mon meilleur, mon unique ami, prétendiez-vous!... Votre amour si grand et si pur n'était donc que la plus égoïste des passions!... «N'essayez pas de vous justifier ni de m'écrire. Plus jamais mes lèvres ne prononceront votre nom, pendant les quelques jours qui me restent à vivre. Je saurai bien arracher de mon lâche cœur jusqu'au souvenir d'un amour qui me fait horreur. «Réjouissez-vous de votre œuvre et, si vous le pouvez, oubliez. «SIMONE DE MAILLEFERT.» --Eh bien! demanda Raymond, dès qu'il vit que M. Legris avait achevé. Mais le visage du docteur ne trahissait ni douleur ni surprise. --Cette lettre, dit-il, est le résultat fatal de l'événement d'hier. --Je ne vous comprends pas... --Vous comprendrez quand je vous aurai dit que Philippe est en prison, accusé de détournements et de faux. Comme en une vision, Raymond revit soudain le jeune duc de Maillefert tel qu'il l'avait vu un matin sur le perron de son hôtel, pâle, indécis, ému, se débattant sous les obsessions de M. Verdale et du comte de Combelaine. --C'est une abomination! s'écria-t-il. Philippe est un sot, un vaniteux, un égoïste, mais il est incapable de tels crimes... --C'est l'opinion de Mme Bergam. --Il est victime de quelque machination diabolique... --J'en ai la certitude, presque la preuve. La joue en feu, les narines frémissantes, Raymond s'était dressé. --Tout ne serait donc pas dit! s'écria-t-il. Le docteur Legris souriait. --Je jurerais que nous touchons au triomphe, dit-il, car il me paraît démontré que de l'ombre où il se cache Laurent Cornevin frappe les derniers coups. Écoutez, au surplus, l'emploi de mon temps depuis midi. Et rapidement il raconta sa visite à Mme Bergam, la survenue de Grollet et de M. Verdale, ses conventions avec Mme Flora, et enfin les détails qu'il tenait de Peyrolas. C'était pour Raymond comme un étourdissement. --Oui, murmurait-il, la lumière se fait... Mais Simone reviendra-t-elle jamais sur sa détermination?... --Oui, si nous sauvons son frère. --Hélas! que pouvons-nous pour lui? --Qui sait?... Ne viens-je pas de vous dire que la discorde est au camp de vos ennemis... car ce n'est pas Verdale qui a dénoncé M. Philippe, c'est évidemment Combelaine... Verdale voulait s'en tenir à la menace. Combelaine, pressé par les événements, l'a exécutée. De là brouille. Maintenant, il nous faudrait un ami ayant sur Verdale une certaine influence. L'avons-nous, cet ami? Oui. Un jour que vous vouliez vous battre avec Combelaine, M. Verdale et Me Roberjot se sont trouvés en présence. Qu'est-il arrivé? Que M. Verdale, en apercevant Me Roberjot, est devenu plus blanc qu'un linge, lui toujours si rouge, et humble jusqu'à la servilité, lui toujours si arrogant. Donc, il y a entre eux quelque chose, une histoire, un secret, que sais-je!... Donc, à l'instant, et sans plus de réflexions, il faut aller trouver Me Roberjot... Nulle démarche ne pouvait paraître à Raymond plus pénible ni, en un certain sens, plus humiliante. Aller tout avouer à Me Roberjot, après s'être si longtemps caché de lui, c'était une dure extrémité. Que dirait-il? Certainement il ne refuserait pas son concours: mais ne raillerait-il pas, lui, qui se moquait de tout? Mais comme de Me Roberjot, malgré tout, pouvait venir un secours décisif: --Allons!... dit Raymond. Je vais être suivi, je le sais, mais qu'importe? puisque nous savons qu'on ne m'arrêtera pas. Il sera toujours temps ce soir d'essayer de faire perdre ma piste... Me Roberjot venait de se mettre à table, lorsque son domestique lui annonça que M. Delorge était là, demandant à lui dire quelques mots... --Qu'il entre! s'écria l'avocat. Et lui-même, il accourut, sa serviette à la main. --Comment, c'est vous! disait-il à Raymond, vous que votre mère, que je viens de voir, croit sur la route de Belgique. Perdez-vous la tête? Tenez-vous absolument à visiter Mazas?... --Je ne crois courir aucun danger, monsieur, interrompit Raymond, et quand je vous aurai expliqué ma situation, vous comprendrez ma conduite. Il se détournait un peu en disant cela, démasquant ainsi le docteur qui était resté dans l'ombre. --Du reste, ajouta-t-il, mon ami, le docteur Legris et moi, venons vous demander conseil et assistance. A vrai-dire, Me Roberjot ne parut pas précisément ravi de la présence de cet étranger, qu'il n'avait pas aperçu d'abord. Mais, faisant fortune contre bon cœur, il invita les deux jeunes gens à le suivre dans la salle à manger. L'instant d'après, ils étaient à table, et le docteur Legris, s'emparant de la parole, exposait à Me Roberjot la situation exacte que les événements faisaient à Raymond. Si vivement était intéressé l'avocat, qu'il restait la fourchette en l'air, oubliant de manger, répétant par intervalles: --C'est donc cela!... voilà donc l'explication de la mine farouche de mon gaillard!... Mais lorsque le docteur en arriva à l'arrestation de M. Philippe de Maillefert, et au rôle probable de M. Verdale: --Ah! Raymond, s'écria Me Roberjot, malheureux insensé, pourquoi ne vous êtes-vous pas confié à moi!... Le front du député de l'opposition se rembrunissait. --Malheureusement, poursuivait-il, ce que je pouvais il y a trois mois, je ne le puis plus à cette heure... Vous souvient-il, Raymond, de cette visite que vous me fîtes à votre retour des Rosiers?... Elle fut interrompue par le fils de M. Verdale... Évidemment, et quoiqu'il l'ait nié alors, et que je l'aie cru, c'était son honorable père qui me le dépêchait... Savez-vous ce qu'il venait faire?... Me conjurer de lui rendre, à lui, une lettre que je possédais, qui n'avait que dix lignes, mais qui faisait de Verdale l'esclave de ma volonté... Il est bien, ce jeune homme; il s'exprimait avec des accents qui me semblaient partir d'un noble cœur; il me toucha, il m'émut... --Et?... --Et je lui rendis la précieuse lettre... Il n'acheva pas. Se dressant si violemment que la table faillit être renversée: --Mais tout n'est pas perdu encore, s'écria-t-il. Non! Il me reste peut-être une arme que mon ami Verdale ne soupçonne pas... Décidément, quoi qu'on en dise, il y a un Dieu pour les honnêtes gens. Raymond et le docteur eussent bien souhaité qu'il s'expliquât plus clairement; mais, à toutes les questions: --Patience! répondait Me Roberjot. Je ne veux pas vous exposer à une déception cruelle. J'espère, mais je ne suis pas sûr de mon fait. Tout dépend du plus ou moins d'ordre d'un de mes amis, qui était agent de change en 1852. A huit heures, les trois hommes sortaient de table, et, montant en voiture, se faisaient conduire rue Taitbout, où demeurait l'ancien agent de change de Me Roberjot. L'avocat entra seul chez son ami. Il y resta dix minutes environ, et lorsqu'il sortit son visage rayonnait. --Victoire! dit-il aux jeunes gens, qui étaient restés dans la voiture, nous pouvons maintenant affronter Verdale. Et, s'élançant près d'eux: --Avenue d'Antin, 72, cria-t-il au cocher, et vivement!... IV C'est avenue d'Antin, en effet, au centre de ce quartier des Champs-Élysées, destiné à une si haute et si rapide fortune, que Verdale, au lendemain de son merveilleux coup de bourse, avait transporté ses pénates. Là, au milieu de vastes terrains acquis à bas pris, il avait bâti le palais de ses rêves, le plus magnifique de tous ceux dont le plan jaunissait dans ses cartons d'architecte incompris... Il n'avait pas signé son œuvre, mais rien qu'à considérer la façade surchargée d'ornements et de sculptures, le passant se disait: --Là, certainement, demeure un enrichi d'hier. Neuf heures sonnaient, lorsque s'arrêta devant cette façade superbe le fiacre qui amenait Me Roberjot, Raymond et le docteur Legris. --Monsieur le baron est chez lui, répondit le concierge à Me Roberjot, mais je doute qu'il reçoive... Adressez-vous à un des valets de pied. Il y en avait plusieurs, en livrée éclatante, dans le vestibule, et l'un d'eux déclara que monsieur le baron était occupé pour le moment, mais qu'il recevrait dans la soirée, et que si ces messieurs voulaient le suivre... Ils le suivirent. Il leur fit gravir un long escalier de marbre de trente-six couleurs, et, après leur avoir fait traverser plusieurs salons magnifiquement meublés, il les introduisit dans une petite pièce tendue de velours vert et éclairée par une seule lampe. --Que ces messieurs s'asseoient, leur dit-il. Dès que monsieur le baron sera libre, on viendra les prévenir... Me Roberjot fronçait le sourcil. Tout ce cérémonial lui prenait aux nerfs. --S'il se doutait du plat que je lui réserve, grommelait-il, ce cher baron ne nous ferait pas faire antichambre. Un vif rayon de lumière glissait sous une des portières de velours. Évidemment, la porte que dissimulait cette portière était ouverte, et quelqu'un venait d'entrer dans la pièce voisine. --Cette pièce doit être le cabinet de ce cher baron, fit le docteur. --En ce cas, dit Raymond, il ne va pas tarder à nous envoyer chercher. Comme pour lui donner raison, un violent coup de sonnette retentit, des pas sonnèrent sur le parquet, et une voix impérieuse s'éleva, qui disait: --Où est monsieur le chevalier? --Chez madame la baronne, monsieur le baron, répondit une voix humble. --Allez le prier de venir me parler à l'instant. Me Roberjot se pencha vers le docteur. --C'est la voix de Verdale, fit-il, je la reconnais. Un silence de trois ou quatre minutes suivit, puis une porte s'ouvrit et se referma, puis la voix que Me Roberjot affirmait être celle de son ancien copain s'éleva de nouveau; elle disait: --Vous savez pourquoi je vous ai fait venir, chevalier? --Je le soupçonne, mon père, répondit une voix jeune et bien timbrée. --Je suis fort mécontent... --Je ne suis pas fort satisfait non plus... Me Roberjot riait, et de bon cœur, véritablement. Maintenant il était bien certain que c'étaient le père et le fils qui se trouvaient dans la pièce voisine, et rien ne pouvait lui paraître plus plaisant que d'entendre M. Verdale appeler sérieusement son fils monsieur le chevalier. Mais déjà M. Verdale poursuivait, d'un accent irrité: --Ah!... vous n'êtes pas satisfait, monsieur! --Pas le moins du monde, mon père. --Et pourquoi, s'il vous plaît? --Parce que, si je n'y prends garde, vous finirez par me marquer d'un ridicule ineffaçable... --Je vous rends ridicule, moi!... --Malheureusement. --Et en quoi, s'il vous plaît, en quoi?... --En persistant à m'affubler, comme vous le faites, de ce titre de chevalier qui ne m'appartient pas... --Monsieur... --Que vous, mon père, vous vous fassiez appeler baron, je le déplore, mais je ne puis l'empêcher. Mais que vous m'imposiez un titre ridicule, non, je ne le souffrirai pas. Et toutes les fois que, sur des lettres d'invitation, vous m'intitulerez chevalier Verdale, je ferai ce que j'ai fait hier, j'adresserai partout des lettres de rectification où il sera dit que ce titre de chevalier est une erreur de l'imprimeur. C'est de l'air le plus surpris que se regardaient Raymond, le docteur Legris et Me Roberjot. --Monsieur mon fils est philosophe! continuait M. Verdale, dont la colère, très évidemment, croissait. --Je m'efforce de l'être, répondait tranquillement le jeune homme. --Et démocrate aussi, sans doute? --A ma manière, oui. Furieusement, l'ancien architecte frappait du pied. --Monsieur est fier de notre origine, ricanait-il... --Pourquoi pas? Nos parents étaient d'honnêtes gens, cela suffit à mon ambition. Mais si j'avais vos idées, mon père, si je tenais tant à l'oublier, cette origine, je ne prendrais pas à tâche de la rappeler aux autres. Tant que vous avez été M. Verdale tout court, personne ne s'est inquiété de ce que faisaient ou ne faisaient pas vos parents. Du jour où vous avez mis un tortil de baron sur vos cartes de visite, on s'est informé de votre père. On est allé aux renseignements et on a découvert, quoi? Que ma grand'mère, que votre mère vendait du poisson aux Halles... --Monsieur!... --Le nier est impossible. Je connais vingt personnes qui se fournissaient chez elle. Notre nom, d'ailleurs, est encore sur un écriteau. Allez à la halle, et vous y lirez: «Binjard, successeur de Verdale...» --Personne ne l'eût su sans vous... --Oh!... --Vous l'avez crié sur les toits. --Permettez... Je m'en suis vanté pour qu'on ne me le reprochât pas. Peut-être était-ce un calcul de ma part. Si, dînant avec mes amis, je dis: «Passez-moi le poisson, ça me connaît, bonne maman en vendait», personne ne rit, je ne suis pas ridicule. Je serais grotesque, si quelqu'un me disait: «Chevalier, voyez donc le poisson, vous devez vous y connaître.» Un terrible juron de M. Verdale interrompit son fils. --Vous me manquez!... s'écria-t-il. --En quoi? --C'est me manquer, que de me faire cette opposition. Vous avez vos opinions, prétendez-vous, ayez-en le courage. Vous repoussez le titre qu'il me plaît de prendre, soit! Repoussez aussi la fortune que je mets à votre disposition pour soutenir ce titre. --Mon père... --Choisissez-vous un état, gagnez votre vie, et alors vous aurez le droit d'avoir vos idées. Jusque-là... --Eh!... vous savez bien que, s'il n'avait tenu qu'à moi, je l'aurais, cet état... Vous savez bien qu'en restant près de vous, j'ai cédé à vos sollicitations et aux prières de ma mère... Vous savez bien encore que c'est à peine si j'emploie la cinquième partie du revenu que votre générosité met à ma disposition... --Dites, pendant que vous y êtes, que si je mourais, vous renonceriez à ma succession. Il y eut un instant encore de silence, et c'est d'une voix dont l'altération était sensible que le jeune homme répondit: --Je ne l'accepterais du moins que sous bénéfice d'inventaire. Décidément la situation devenait très fausse, de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris, dans ce petit salon où, très évidemment, on ignorait leur présence. --Descendrons-nous jusqu'à surprendre les secrets de ces gens-là! murmura Raymond. --Nous en apprendrions sans doute de belles! grommela le docteur. Mais le parti de Raymond était pris. Saisissant une chaise assez lourde, il la renversa bruyamment, en disant: --Comme cela, ils sauront qu'on les entend... Presque à l'instant même, la portière de velours qui séparait le petit salon du cabinet se souleva vivement, et la tête intelligente et sympathique de M. Verdale fils apparut... Il sembla stupéfait d'apercevoir là trois hommes, et plus stupéfait encore de reconnaître l'ancien camarade de collège de son père. --Maître Roberjot!... s'écria-t-il. A ce nom, ce fut M. Verdale père qui se montra, et durant plus d'une minute, son regard effaré erra de son ancien ami à Raymond Delorge, puis au docteur Legris en qui il reconnaissait le visiteur de Mme Lucy Bergam. --Êtes-vous là depuis longtemps? interrogea-t-il enfin. --Depuis un quart d'heure environ, répondit le docteur, d'un ton de politesse affectée. Un juron de charretier trahit la colère de l'ancien architecte. --Voilà comme je suis servi! s'écria-t-il. Quelle baraque que cette maison!... Et en disant cela, il se jetait sur un cordon de sonnette et le tirait avec une telle violence qu'il lui restait dans la main. Du coup, toutes les portes du salon s'ouvrirent, et à chacune d'elles trois ou quatre domestiques apparurent. --Qui de vous a reçu ces messieurs? demanda M. Verdale d'un ton menaçant. --Moi, monsieur le baron, répondit piteusement un des valets. --Vous ne leur avez donc pas demandé leurs cartes? --C'est la première chose que j'ai faite. --Alors, comment ne me les avez-vous pas apportées? --Monsieur le baron était occupé... --Et c'était une raison, selon vous, pour introduire des visiteurs dans un des salons d'attente sans me prévenir! --Cependant, monsieur le baron... --Il suffit, interrompit M. Verdale, vous n'êtes plus à mon service. Faites-vous régler ce qui vous est dû, plus un mois, et ne soyez plus à l'hôtel demain à midi. Il était cramoisi, il gesticulait, il criait à faire trembler les vitres, on l'eût cru furieux, hors de lui... Point. Me Roberjot, qui connaissait son ancien copain, discernait fort bien qu'il jouissait d'un parfait sang-froid, et que toute cette scène n'était qu'un calcul pour gagner du temps, pour se remettre, pour se préparer à l'assaut qu'il prévoyait. Aussi, les domestiques sortis, changeant de ton subitement, et s'asseyant avec la désinvolture des grands seigneurs d'autrefois: --Excusez-moi, messieurs, reprit M. Verdale, mais cette exécution était absolument nécessaire. C'est pitoyable, la façon dont on est servi maintenant. Et soulevant la portière de velours: --Mais faites-moi donc le plaisir de passer dans mon cabinet, ajouta-t-il. Cette pièce, la plus vaste de l'hôtel, était le séjour favori de M. Verdale, et comme le sanctuaire de ses méditations. Il y recevait, et par suite, tout y était calculé pour éblouir, depuis le tapis jusqu'aux peintures du plafond, et aux splendides rideaux des trois fenêtres. [Illustration:--Je passe le mur; me voilà rue de Suresnes.] Le plus gracieusement du monde, il avança des fauteuils à ses visiteurs, puis s'adressant à son fils: --Je vous rends votre liberté pour ce soir, Lucien, dit-il. Mais ce n'était pas le compte de Me Roberjot. Il lui suffisait de ce qu'il avait surpris de la discussion pour être persuadé que le père et le fils ne s'étaient pas entendus, comme il l'avait un instant soupçonné. Se dressant donc vivement: --Je tiendrais beaucoup, mon cher... baron, dit-il, à ce que monsieur votre fils assistât à notre entretien... Difficilement, M. Verdale maîtrisa un mouvement d'impatience. --Restez donc, dit-il à son fils. Et se retournant vers son ancien camarade: --Et maintenant, mon cher, fit-il, à quoi dois-je le plaisir de votre visite?... Pendant le trajet de la rue Taitbout à l'avenue d'Antin, Me Roberjot avait eu le temps de préparer, non ce qu'il dirait, il n'en avait pas besoin, mais la façon dont il conduirait cette négociation. --Voici les faits, commença-t-il d'un ton sec, et je vous ferai remarquer, mon cher... baron, que c'est en mon nom que je parle, tout autant, si ce n'est plus, qu'au nom de M. Raymond Delorge, mon ami. L'ancien architecte s'inclina cérémonieusement. --Donc, reprit Me Roberjot en soulignant chacun des mots qu'il prononçait, nous venons... amicalement, vous prier de vouloir bien faire remettre en liberté le duc de Maillefert, arrêté,--oh! malgré vous, nous savons cela, vous l'avez dit ce tantôt devant M. le docteur Legris, que voici, mais enfin arrêté sur une dénonciation de M. le comte de Combelaine... Encore bien qu'il dût s'attendre à quelque chose de semblable, M. Verdale était devenu fort pâle. --Malheureusement, répondit-il, vous vous abusez sur mon influence... Maintenant que la justice est saisie, je ne puis plus rien. M. de Maillefert, innocent ou coupable... --Vous savez mieux que personne qu'il n'est pas coupable!... interrompit froidement Me Roberjot. Et du geste, imposant silence à l'ancien architecte: --Attendez, fit-il, ce n'est pas tout. M. de Combelaine prétend épouser Mlle Simone de Maillefert, qui est aimée de M. Raymond Delorge et qui l'aime... Ce mariage serait la mort de cette malheureuse jeune fille; nous venons... amicalement toujours, vous prier de l'empêcher. Peut-être pour dissimuler son trouble, M. Verdale s'était levé. --Mais c'est de la folie!... s'écria-t-il. Assis l'un près de l'autre, Raymond et le docteur Legris osaient à peine respirer, tant ils étaient pénétrés de la gravité de chacune des paroles qui s'échangeaient entre ces deux anciens camarades. C'est à peine s'ils songeaient à observer du coin de l'œil M. Lucien Verdale, lequel, pâle et les dents serrées, se tenait debout adossé à la cheminée. --Nous comptons sur vous... baron, insista Me Roberjot après un moment de silence pénible. Un spasme de colère, aussitôt maîtrisé, crispa les traits de l'ancien architecte, et d'une voix sourde: --Et moi, prononça-t-il, je ne puis que vous répéter ce que je viens de vous dire. --Quoi? --Que c'est de la démence que de venir demander à un homme de se mêler d'affaires sur lesquelles il ne peut rien, et dont il se soucie, en définitive, comme de l'an quarante. --En vérité!... fit Me Roberjot, d'un ton de menaçante ironie. Et M. Verdale s'obstinant à se taire: --Croyez-moi, poursuivit-il, ne gaspillons pas notre temps en propos oiseux. Une intrigue existe, et vous en êtes le plus actif artisan. Ne niez pas. Qui donc est allé aux Rosiers évaluer les propriétés de Mlle de Maillefert? Qui donc, au retour, a ouvert un crédit énorme à M. de Combelaine, à qui, la veille, il n'eût pas prêté dix louis? Qui donc a poussé le pauvre Philippe sur la pente de l'abîme où il vient de rouler? N'est-ce donc pas vous, monsieur Verdale? Alors, démontrez-moi qu'il n'existe aucune relation entre le mariage de M. de Combelaine et l'arrestation de M. Philippe. Trop nettes et trop précises étaient ces accusations, pour que M. Verdale essayât même de nier. --Et quand cela serait!... fit-il. --Cela est, et c'est pour cela que je vous dis: Ce que vous avez fait, il faut le défaire. Comment? C'est à vous d'aviser. Il faut que, sous quarante-huit heures, M. de Maillefert soit en liberté, et que M. de Combelaine ait renoncé à la main, c'est-à-dire aux millions de Mlle Simone... --Il faut, il faut... --Oui, absolument... L'ancien architecte avait pris sur son bureau un coupe-papier d'argent, et passant sur lui sa colère, il le tordait entre ses doigts crispés. --Eh bien! vous pouvez rayer cela de vos papiers, maître Roberjot, s'écria-t-il. Si vous êtes l'ami de M. Delorge, je suis, moi, l'ami de M. de Combelaine; je l'ai soutenu, je continuerai à le soutenir envers et contre tous... L'avocat s'était à demi soulevé sur son fauteuil. --Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il, réfléchissez... Ce ne fut pas l'architecte qui répondit. Depuis un moment, son fils, M. Lucien Verdale, s'était rapproché. Intervenant tout à coup: --Et moi, monsieur, prononça-t-il d'une voix frémissante, je vous déclare que je ne souffrirai pas qu'on parle de la sorte à mon père, dans sa maison, devant moi!... Si menaçante était son attitude, que Raymond et le docteur Legris se dressèrent d'un même mouvement. Mais Me Roberjot était de ces hommes dont rien ne déconcerte l'imperturbable présence d'esprit, et qui d'un coup d'œil discernent tout le parti qu'on peut tirer de l'incident le plus imprévu. Satisfait plutôt que mécontent de l'intervention de M. Verdale fils: --Je n'en serais pas à menacer ainsi, monsieur, fit-il froidement, sans vous qui avez su me décider à me dessaisir d'une lettre qui faisait ma sécurité et celle de mes amis... Troublé par ces seuls mots, le pauvre garçon baissa la tête. --Avez-vous oublié, poursuivit l'impitoyable avocat, ce qui s'est passé chez moi le jour de votre visite? Que m'avez-vous dit? Que vous souhaitiez épouser une jeune fille que vous adoriez, et que votre père vous avait déclaré qu'il ne donnerait pas son consentement tant qu'il ne serait pas rentré en possession de certaine lettre que je m'obstinais à lui refuser. Et sur ce, vous veniez, à moi, me juriez-vous, de votre propre mouvement... --Et c'était vrai, monsieur... --Alors, moi, qu'ai-je fait? Ému de votre chagrin et touché de vos prières, je vous dis: «Eh bien! soit, monsieur, je vais vous rendre cette lettre...» Et, en effet, je vous la remis pour la porter à votre père, non tout ouverte, mais sous enveloppe cachetée... --C'est vrai, murmurait le jeune, homme, c'est vrai... Qui eût connu Me Roberjot eût lu dans ses yeux la certitude du succès. --Sans doute, continuait-il, vous avez dû vous demander la raison de cette précaution que je prenais. Eh bien! monsieur, je vais vous la dire. Je voulais, en vous enlevant la faculté de lire cette lettre, vous éviter l'horrible douleur de mépriser votre père... Il s'arrêta un moment comme pour laisser à sa phrase le soin de produire tout son effet; puis plus lentement: --Par ce que j'ai fait, vous devez me juger et comprendre que je n'agis aujourd'hui que sous l'empire d'une inexorable nécessité. Il m'en coûte de vous affliger, mais j'ai des devoirs à remplir. J'ai à sauver l'honneur du duc de Maillefert et la vie de Mlle Simone et de Raymond Delorge. J'ai à défendre le bonheur de tous les gens que j'aime, je parlerai donc... --Monsieur... --Demandez à votre père ce que c'était que cette lettre, dans quelles circonstances il me l'avait écrite, et ce qu'elle contenait. Peu à peu, l'ancien architecte, toujours si rouge d'ordinaire, était devenu livide. Ce n'était pas du sang, c'était de la bile et du fiel que la rage charriait à sa large face. --Roberjot! murmura-t-il avec un terrible effort... --Faites ce que je demande, insista l'avocat. Une affreuse indécision se lut sur le visage de M. Verdale; puis, tout à coup: --Eh bien! non! s'écria-t-il. Mieux vaut que mon fils sache que cette lettre contenait l'aveu d'une de ces légèretés que la jeunesse explique... --D'une de ces légèretés qui ont conduit le pauvre Philippe de Maillefert en prison. M. Verdale essaya de se révolter. --Je n'admets pas la comparaison, dit-il. --Et vous devez avoir raison, fit Me Roberjot d'un ton ironique. Je m'en rapporterais, au besoin, à la façon dont vous vous jugiez à l'époque. Peut-être avez-vous oublié les termes de votre lettre, moi je les ai encore présents à la mémoire. «Ami Roberjot, m'écriviez-vous, si au reçu de cette lettre, tu la portes au procureur de la République, il s'empressera de décerner contre moi un mandat d'amener... «Et je serai arrêté, jugé et condamné... Je me suis approprié, grâce à un faux, le titre que tu m'avais confié.» Et c'était signé de votre nom, en toutes lettres: Verdale, avec votre paraphe... Écrasé sous cette révélation terrible, le fils de l'ancien architecte, le pauvre Lucien s'était affaissé sur un fauteuil. Mais M. Verdale n'avait pas de ces faiblesses. --C'est vrai, dit-il d'une voix rauque, je vous ai, malgré vous, emprunté cent soixante mille francs pour huit jours... Mais vous étiez mon ami. Ne vous ai-je pas remboursé au jour dit? --Si. --Ne vous ai-je pas, de plus, offert la moitié du bénéfice énorme que je venais de réaliser, grâce à Coutanceau. --Si. --Eh bien! alors, que voulez-vous de plus, que réclamez-vous, et de quel droit venez-vous m'insulter chez moi! Blême et tremblant l'instant d'avant, M. Verdale avait si soudainement recouvré son arrogance habituelle, que Raymond et le docteur Legris en étaient comme pétrifiés. La raison était pourtant bien simple, de ce brusque changement. Ce que redoutait surtout et avant tout l'ancien architecte incompris, c'était que son fils ne vînt à connaître la source ignominieuse de sa fortune. Lucien sachant tout, qu'avait-il à craindre!... --A tout autre qu'à vous, maître Roberjot, poursuivait-il, je dirais: «Nous sommes quittes, allez de votre côté, j'irai du mien.» Mais, par le saint nom de Dieu! nous ne sommes pas quittes, nous deux. Nous avons un compte à régler, mon ancien ami, un compte de dix-huit ans!... Les couleurs revenaient à ses joues, il se redressait, il enflait la voix... --Ayant foi en votre amitié, disait-il, sottement, niaisement, je m'étais livré à vous pieds et poings liés, par cette lettre absurde dont vous avez gardé un souvenir si précis. Comment m'avez-vous récompensé de ma confiance? Pendant dix-huit ans, vous avez tenu suspendue au-dessus de ma tête cette preuve fatale. J'avais cessé de m'appartenir, je n'avais plus de volonté. J'en étais arrivé à n'oser plus rien projeter, rien entreprendre. Une idée me venait-elle: avant de l'examiner, de l'évaluer, j'en étais réduit à me dire: «Qu'en pensera Roberjot?» N'étiez-vous pas mon maître?... O rage!... dire que pendant dix-huit ans j'ai vécu avec cette idée atroce, obsédante, qu'il était de par le monde un homme qui était mon maître, un homme qui, d'un seul acte de sa volonté, pouvait renverser l'édifice de ma prospérité, me ruiner d'honneur et me ruiner d'argent, et m'enlever jusqu'à l'affection de mon fils... M. Lucien Verdale avait relevé la tête: --Mon père, murmura-t-il, mon père... Il ne l'entendit seulement pas. S'exaltant de plus en plus, et donnant enfin un libre cours à ses colères si longtemps contenues: --Et c'est à l'homme, continuait-il, auquel vous avez infligé cet abominable supplice, que vous, maître Roberjot, que l'on dit homme d'esprit, vous venez demander un service!... Vous avez donc perdu la tête! Vous n'avez donc pas compris que c'est la revanche que vous venez enfin m'offrir!... Ah! vous vous intéressez à M. Philippe de Maillefert, à Mlle Simone et à M. Raymond Delorge!... Cela suffit pour que je leur voue une haine implacable, pour que je me venge sur eux de vous!... Uniquement parce que vous exécrez Combelaine, je serai son ami fidèle et dévoué, je le soutiendrai de mon argent et de mon crédit... Maintenant, c'est irrévocable, le duc de Maillefert ira au bagne et sa sœur épousera le comte de Combelaine... Son accent trahissait une si mortelle haine et en même temps une telle conviction, que le docteur Legris et Raymond frissonnaient. Seul Me Roberjot restait calme. --Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il froidement, prenez garde!... L'ancien architecte était hors de lui. --A quoi donc voulez-vous que je prenne garde!... s'écria-t-il. Le temps n'est plus où vos menaces me faisaient trembler. Cette lettre que, pendant dix-huit ans, vous m'avez tenue comme un poignard sur la gorge, elle n'existe plus, je l'ai brûlée... Me Roberjot s'était levé, craignant peut-être que, dans un accès de rage folle, son ancien copain ne se jetât sur lui. Accoudé au dossier de son fauteuil: --Êtes-vous sûr, cher monsieur Verdale, fit-il, que cette lettre fût la seule preuve qui existât contre vous?... --Parbleu! --Eh bien! permettez-moi de vous le dire, vous vous trompez. M. Verdale frissonna, ses yeux vacillèrent. Mais, se remettant aussitôt: --Fou que je suis, s'écria-t-il en ricanant, de ne pas voir que vous cherchez à m'effrayer. Me Roberjot secoua la tête. --Oui, vous êtes fou, dit-il, mais c'est de ne pas comprendre que jamais je ne serais venu vous dire: «J'exige, je veux!» si je n'avais pas eu un moyen de vous contraindre. Non, je n'ai pas perdu la tête, je savais quels étaient vos sentiments à mon égard. Et, sans laisser à son ancien copain le temps de se remettre: --La lettre où vous me disiez avoir commis un faux est anéantie, ajouta-t-il, c'est vrai. Mais le faux? Vous êtes-vous demandé ce qu'il est devenu?... --Le faux!... bégaya M. Verdale. --Oui. Écoutez son histoire. En recevant l'aveu de votre indigne abus de confiance, mon premier mouvement fut de courir chez mon agent de change. Comment avait-il vendu le titre entier que je vous avais confié, alors que je lui donnais l'ordre d'en distraire seulement huit ou dix mille francs que je consentais à vous prêter? C'était bien simple. Vous aviez fabriqué un autre ordre qu'on me représenta. Ah! je vous l'avoue, en voyant votre talent de faussaire et avec quelle perfection vous aviez imité mon écriture, ma stupeur fut si grande et si manifeste, que mon agent de change, qui était mon ami, comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Il le comprit d'autant mieux, qu'il avait été très surpris de me voir vendre à un moment de baisse, et qu'il n'eût pas exécuté l'ordre, sans toutes les raisons que vous aviez accumulées. Comme de juste, il m'interrogea. J'aurais dû vous dénoncer, monsieur Verdale; je ne le fis pas. Mais je priai mon ami de conserver précieusement votre faux parmi ses papiers, lui disant que j'en aurais peut-être besoin un jour... --Eh bien?... --Je sors à l'instant de chez cet ami. Il a conservé soigneusement le dépôt que je lui avais confié, et il le tient à ma disposition. De toutes ses forces, l'ancien architecte se raidissait contre les appréhensions sinistres qui commençaient à l'assaillir. --Vous appelez cela une preuve! fit-il d'un ton farouche. --Ce n'en serait peut-être pas une en cour d'assises, si vous n'étiez pas couvert par la prescription... C'en sera une dans un procès civil, où j'appellerai en témoignage M. Coutanceau, votre ancien... protecteur. L'ancien architecte se taisait. Il essayait, en dépit de son trouble, de mesurer la portée de ces menaces. --Le témoignage de M. Coutanceau vous semble-t-il insuffisant? ajouta Me Roberjot... Il en est un autre que j'invoquerais. --Lequel? --Celui de votre fils. Violemment, M. Verdale recula, comme s'il eût vu tout à coup se dresser un spectre. --Et vous croyez, s'écria-t-il, que mon fils élèverait la voix pour accuser son père, pour déshonorer le nom qu'il porte! --J'ai sa parole, prononça froidement Me Roberjot. Et s'adressant à M. Lucien Verdale: --Vous souvient-il, monsieur, de nos conventions, lorsque je consentis à vous remettre la lettre de votre père? --Oui, monsieur, balbutia le jeune homme, oui!... --Je vous dis à peu près ceci: «Votre père me hait; dès qu'il me saura désarmé, il voudra se venger.» Que me répondîtes-vous? «Si jamais mon père vous attaquait, vous et vos amis, je serais avec vous contre lui, je vous en donne ma parole d'honneur!... --J'ai dit cela, c'est vrai. --Et si je vous sommais de tenir votre parole... Le jeune homme hésita, puis d'une voix étouffée: --Je la tiendrais, répondit-il. M. Verdale, à cette foudroyante réponse, avait chancelé. Éperdu, la face pourpre, l'œil injecté de sang, il arrachait, d'un geste convulsif, les boutonnières de son gilet et sa cravate; il étouffait. --Il tiendrait sa parole! bégayait-il d'un accent d'horreur indicible, lui, Lucien, mon fils!... Et comme l'infortuné jeune homme s'avançait vers lui, il le repoussa d'un geste terrible. --Malheureux!... cria-t-il. Cependant, grâce à un effort surhumain, il ne tarda pas à maîtriser ses épouvantables angoisses, et s'adressant à Me Roberjot: --Vous l'emportez, dit-il, à quoi bon lutter! Je suis à votre discrétion, je le reconnais, vous pouvez me perdre... Non moins que Raymond et le docteur Legris, Me Roberjot était ému. Mais ce n'est pas pour en laisser échapper les avantages qu'il avait amené cette situation: --Vous me connaissez assez, monsieur, reprit-il doucement, pour savoir que je n'agirais qu'à la dernière extrémité. Je n'ai pas de haine contre vous, moi. Faites donc ce que nous vous demandons. L'ancien architecte eut un geste de découragement. --Eh! le puis-je!... s'écria-t-il... Et après un moment de réflexion: --Tenez, poursuivit-il, supposons que le jour où vous avez reçu cette lettre maudite, où je me dénonçais moi-même, vous l'eussiez portée au procureur de la République. Que fût-il arrivé? On m'eût arrêté, et une instruction eût été sur-le-champ commencée. Supposez, maintenant, que le lendemain, ma femme fût venue se jeter à vos pieds en vous conjurant de me sauver, qu'eussiez-vous répondu?... --Que, la justice étant saisie, je ne pouvais plus rien. --Eh bien!... tel est mon cas. --Mais M. Philippe de Maillefert est innocent, lui!... --En réalité, oui, jusqu'à un certain point. En apparence, non. --On lui a tendu quelque piège infâme. --Je ne dis pas le contraire... --Vous voyez donc bien... --Je ne vois rien, sinon que des faux existent, qu'ils ont été fabriqués par M. de Maillefert, et que, par conséquent, M. de Maillefert est un faussaire... [Illustration: Raymond s'y trouvait en effet fumant un cigare devant un verre de bière intact.] --Oh!... --Je vous parle comme parlerait le juge d'instruction, M. Barban d'Avranchel. M. Verdale avait raison, Me Roberjot ne le sentait que trop, et il était aisé de le discerner à son air soucieux. Cependant, après un moment de méditation: --En fabriquant des faux, reprit-il, M. Philippe savait-il ce qu'il faisait? --Oh! parfaitement! --Il savait qu'il risquait le bagne? --Pardon! il croyait seulement avoir l'air de le risquer. Concilier toutes ces réponses était si difficile, que Raymond et le docteur Legris se regardaient d'un air d'ébahissement profond. Quant à Me Roberjot, comprenant bien qu'à questionner ainsi au hasard, il risquait de passer à côté de la vérité: --Je ne suspecte pas votre sincérité, monsieur Verdale, fit-il; cependant, tenez, jouons cartes sur table: laissons-là cet interrogatoire, et dites-nous ce que vous savez. Durant près d'une minute, l'ancien copain de Me Roberjot demeura indécis. Ce qu'il souffrait de se voir ainsi acculé, il était aisé de le voir à la contraction de ses traits et aux gouttes de sueur qui perlaient le long de ses tempes. --Il n'y a pas à hésiter, mon père, prononça M. Lucien. M. Verdale tressaillit à ces mots, et un éclair de fureur brilla dans ses yeux. --Me sauver de ce côté, murmura-t-il, n'est-ce pas me perdre de l'autre!... Puis, tout à coup, se décidant: --Eh bien!... soit, fit-il, du ton désespéré de l'homme qui s'abandonne, soit! écoutez. Et s'étant assis: --Vous savez aussi bien que moi, commença-t-il, la situation de la duchesse de Maillefert et de son fils, en ces dernières années. Ruinés, criblés de dettes, ils n'avaient pour vivre que les générosités de Mlle Simone. Bien loin d'être reconnaissants, ils étaient mécontents; les revenus ne leur suffisaient pas, c'est le capital qu'ils voulaient. Vingt fois ils avaient essayé de l'arracher à Mlle Simone, toujours ils avaient échoué. Ils avaient fini par en prendre presque leur parti, lorsque la duchesse de Maumussy vint leur suggérer une idée. «--Supposons, leur dit-elle, que M. Philippe de Maillefert, gérant d'une société financière ait détourné des sommes considérables et masqué ses détournements par des faux... Est-ce que Mlle Simone ne donnerait pas sa fortune tout entière pour combler le déficit, désintéresser les actionnaires et épargner à son frère la honte de la cour d'assises?... Évidemment si. Eh bien! il faut que M. Philippe ait l'air d'avoir fait ce qu'il est incapable de faire. Il faut qu'il soit gérant de quelque société, qu'il simule des détournements et des faux, et qu'il vienne conjurer sa sœur de le sauver... Elle donnera tout ce qu'on lui demandera, et le tour sera fait. «Étant donné le caractère de Mlle Simone, ce plan présentait de telles chances de succès, que Mme de Maillefert et son fils n'hésitèrent pas à l'adopter. «Mais ce n'étaient pas eux qui étaient capables de le mener à bien, il leur fallait des complices, et véritablement, pour une telle besogne, il n'était pas facile d'en trouver. «Ce fut Mme de Maumussy qui les trouva. «Ayant fourni l'idée, elle fournit encore l'homme le plus capable, selon elle, d'en tirer parti: le comte de Combelaine. Mandé par elle, Combelaine se rendit secrètement à Saumur, où eut lieu sa première entrevue avec Mme de Maillefert et son fils. Dès qu'on lui eut expliqué ce dont il s'agissait, il déclara qu'il se chargeait de tout, et qu'il répondait du succès, à la condition qu'on lui donnerait la main de Mlle Simone avec une dot qu'il fixa. «Il faut rendre à Mme de Maillefert cette justice qu'elle hésita. La condition lui semblait terriblement dure, non pour sa fille, mais pour elle-même. Elle connaissait M. de Combelaine, et la perspective de présenter un tel gendre lui répugnait singulièrement. «N'osant, toutefois, refuser carrément, elle objecta des engagements antérieurs, pris par sa fille et par elle. A l'entendre, Mlle Simone, aimant quelqu'un, ne donnerait jamais son consentement, et son caractère était trop absolu pour qu'on pût espérer l'influencer ou la contraindre. M. de Combelaine déclara qu'il se chargeait, le moment venu, d'obtenir le consentement de Mlle Simone. Et le traité fut signé, grâce surtout à la duchesse de Maumussy, laquelle m'a toujours paru avoir voué une haine implacable à Mlle de Maillefert... M. Verdale allait-il enfin éclairer les profondeurs de cette ténébreuse intrigue?... C'est la pâleur au front que le docteur Legris, Raymond et Me Roberjot écoutaient, oubliant jusqu'à la présence de Lucien Verdale, lequel avait repris sa place devant la cheminée, et semblait l'accusé dont on prononce le réquisitoire. --Vous devez le supposer, poursuivait l'architecte, Combelaine ne pouvait agir seul. S'il s'était tant avancé, c'est qu'il se savait, dans la banque et dans les affaires, des amis, des relations. Il vint me trouver. Je l'affirme sur l'honneur, la vérité ne me fut pas tout d'abord révélée. Si je l'avais seulement soupçonnée, je n'en serais pas où j'en suis à cette heure. Mais Combelaine me dit simplement qu'il s'agissait de tirer de peine des amis à lui, une grande dame et son fils, un charmant garçon, et aussi de favoriser son mariage avec une jeune fille dont il était très épris... Ce qu'il me proposait n'était sans doute pas très correct, avouait-il, mais il ajoutait que tout ne serait qu'une innocente comédie... Bref, je finis par lui promettre mon concours. Depuis un instant, Raymond s'était redressé sur sa chaise. --Vous oubliez votre visite à Maillefert, monsieur, interrompit-il... Mais un coup de coude de Me Roberjot lui coupa la parole. N'était-il pas naturel que M. Verdale cherchât à se disculper et à rejeter sur des complices tout l'odieux de l'intrigue!... Et qu'importait qu'il fût plus ou moins coupable! --Je suis allé à Maillefert, répondit-il, mais uniquement pour m'assurer que M. de Combelaine ne me trompait pas, et que c'était bien une affaire sérieuse qu'il me proposait. Plusieurs fois déjà, il m'avait joué, il me devait beaucoup d'argent, je me défiais de lui. Enfin, je puis bien le dire, jusqu'à un certain point, j'étais à sa discrétion. Il m'avait autrefois engagé dans des spéculations qui avaient nécessité des négociations délicates, j'avais eu l'imprudence de lui écrire, il avait conservé toute notre correspondance, et parfois m'en a menacé. Il plaidait les circonstances atténuantes, il s'égarait... --Revenons à Philippe de Maillefert, cher monsieur Verdale, dit doucement Me Roberjot... L'ancien architecte eut un geste de fureur, mais se maîtrisant: --La fortune constatée, l'exécution du plan n'était pas difficile. J'étais, comme je le suis encore maintenant, le directeur-gérant d'une société financière, la _Caisse rurale_. Combelaine était et est encore un des administrateurs de cette société. Je fis nommer M. Philippe de Maillefert membre du conseil de surveillance d'abord, puis sous-directeur. Cette situation lui donnant la disposition des titres, le reste allait tout seul. Encouragé par Combelaine, car il hésita au dernier moment, M. Philippe enleva des titres pour trois millions cinq cent mille francs environ, et masqua le détournement par des faux aussi maladroits et aussi authentiques que possible. Était-il pour cela un voleur et un faussaire? Non, pas dans le sens habituel de ces mots. Sa conviction était qu'il jouait simplement une comédie destinée à tromper sa sœur, et il était bien persuadé qu'il ne courait pas le moindre risque. Il ne disposa, d'ailleurs, d'aucun des titres qu'il avait enlevés. Il les laissa entre les mains de Combelaine. Et, quand l'un des deux avait besoin d'argent, je lui en avançais. «Ces dispositions prises, M. Philippe partit pour Maillefert, jouer la grande scène d'où dépendait le succès et dont je ne me dissimulais pas l'odieux. Mais déjà j'étais trop engagé pour reculer. «Ayant pris sa sœur à part, M. Philippe lui raconta que pressé par le besoin, tourmenté par des dettes de jeu, conseillé par de faux amis, égaré par la passion, il avait joué à la Bourse et perdu des sommes considérables qui ne lui appartenaient pas. Il ajoutait que tout allait être découvert, et que, préférant la mort au déshonneur, il allait se brûler la cervelle si on ne venait pas à son secours. «Mlle Simone connaissait son frère... Elle ne douta pas une seconde de ce qu'il lui disait. Se décidant sur-le-champ, elle lui déclara qu'elle arrangerait tout si c'était possible encore, dût sa fortune entière y passer. Et M. Philippe nous revint ravi, en nous disant: «L'affaire est dans le sac, ma sœur sera ici demain.» A l'attitude seule de M. Verdale, au regard qu'il jetait à la dérobée sur son fils, il était aisé de voir que ce qu'il avait dit n'était rien, près de ce qu'il restait encore à révéler... Si Combelaine eût été un homme comme les autres, reprit-il, tout allait comme sur des roulettes. Mlle Simone vendait pour quatre millions de propriétés, on remplaçait les titres, et le tour était joué... Mais Combelaine n'était pas d'un caractère à renoncer à la fortune qui, après ce sacrifice, allait rester encore à Mlle de Maillefert. Aussi, quand elle l'envoya chercher, déclara-t-il que l'affaire de M. Philippe n'était pas si simple que cela à arranger. Il consentait bien, disait-il, à user de son influence, mais à une condition, c'est que s'il réussissait, Mlle Simone lui accorderait sa main. «J'étais présent à cette scène, et rien ne peut rendre l'horreur de la pauvre jeune fille à cette déclaration. C'est pourtant du ton le plus doux qu'elle répondit qu'elle ne s'appartenait plus, qu'elle avait disposé de sa vie... «Combelaine n'en insista pas moins, et si brutalement et si maladroitement, que Mlle de Maillefert, blessée et indignée, finit par lui dire, d'un ton de mépris écrasant: «--Je vous entends, monsieur; les millions qui me restent vous font envie... Eh bien! soit! sauvez l'honneur de notre maison, et je vous les abandonne. Quant à devenir votre femme, jamais!... «Par cette seule phrase, elle venait de se faire un ennemi mortel d'un homme qui jamais n'a rien oublié ni pardonné. Avant, il est certain que s'il tenait prodigieusement à la dot, il se souciait infiniment peu de la femme. Après, la femme plus que l'argent peut-être devint l'objet de ses ardentes convoitises. «--Je la veux, me disait-il, cette orgueilleuse, et je l'aurai, ou pardieu, monsieur son frère ira au bagne. «J'essayais de le calmer, mais je perdais mes peines. Et comme, deux ou trois jours plus tard, je le menaçais de l'abandonner et de prendre parti pour Mlle Simone. «--Il est un peu tard pour reculer, mon cher, me dit-il en ricanant. Désormais je vous tiens tout autant que M. Philippe. Quant aux titres détournés, vous devez bien penser que je ne les ai pas laissés moisir dans mon tiroir. Il faut la croix et la bannière pour vous arracher dix mille francs, j'avais des créanciers... Vous êtes trop intelligent pour qu'il soit besoin de vous expliquer le reste. M. Verdale disait-il vrai? Ce qui est sûr, c'est que le frémissement de sa voix semblait trahir les rancunes de l'homme pris pour dupe. --Les sarcasmes, poursuivit-il, encore plus que les menaces de Combelaine, m'ouvrirent les yeux. Je compris que j'étais joué par un de ces traîtres qui déshonorent le crime même, et qui pour se faire une part plus large n'hésitent pas à livrer leurs complices. Je discernai que son dessein était de s'emparer de la fortune entière de Mlle Simone, que jamais il ne rendrait les titres qui lui avaient été confiés et que tôt ou tard le pauvre Philippe payerait de son honneur et de sa liberté sa coupable imprudence... M. Lucien Verdale était atterré. Considérant son père avec une douloureuse stupeur: --Mais c'est monstrueux! prononça-t-il. --Oui, monstrueux, répéta l'ancien architecte, mais Combelaine me tenait. N'avait-il pas ma correspondance? Et telle était alors la situation de la Caisse rurale qu'un éclat scandaleux me menait droit à la banqueroute... --Quelle honte! murmura Lucien. --Oh! je ne prétends pas me disculper, poursuivait M. Verdale. J'explique seulement comment je fus réduit à assister les bras croisés à l'horrible drame dont l'hôtel de Maillefert a été le théâtre. Si triste que soit le caractère de la duchesse et de son fils, ils ne purent voir, sans être troublés, la douleur de Mlle Simone. Comprenant bien que ce mariage serait la mort de cette pauvre fille qu'ils avaient si indignement abusée, ils essayèrent d'en détourner M. de Combelaine, et voyant qu'ils perdaient leurs peines, ils finirent par lui déclarer qu'ils retiraient leur consentement. «--Soit! fit-il froidement. On verra alors un duc de Maillefert en cour d'assises. Cependant, comme je suis bon prince, je vous accorde quarante-huit heures de réflexion... «J'étais là. Et, je vous le jure, si j'avais connu un moyen de secourir ces malheureux, je n'aurais pas hésité à l'employer. Mais je vous le répète, j'étais aussi menacé qu'eux et c'est avec la rage de l'impuissance que j'assistai à la scène qui suivit le départ de Combelaine. «M. Philippe était comme fou de douleur et de colère. Il n'est pas corrompu tout à fait, ce pauvre garçon, il est plus écervelé encore que méchant et, la situation où il voyait sa sœur réveillant en lui tous les instincts de l'honneur, il délirait. «Il jurait que ce mariage ignominieux ne se ferait pas, déclarant que, puisque c'était lui qui avait commis la faute, c'était à lui d'en subir le châtiment. Il savait bien, disait-il, que rien ne ferait revenir Combelaine sur sa résolution, mais il s'en moquait, décidé qu'il était à se brûler la cervelle. «Je vivrais des siècles que jamais je n'oublierais l'accent de Mlle Simone répondant à son frère: «--Si votre mort devait sauver votre honneur, c'est de ma main que je chargerais vos pistolets, Philippe. Mais vous n'emporteriez pas dans la tombe le secret de notre honte. On saurait quand même qu'un duc de Maillefert a été voleur et faussaire... et c'est ce qu'à tout prix, oui, à tout prix, il faut éviter. Vivez, je saurai faire mon devoir... «Quant à la duchesse de Maillefert, ce qui surtout la transportait de rage, c'était la conviction de l'inutilité de sa honteuse supercherie. Sans voir aussi bien que moi dans le jeu de Combelaine, elle comprenait fort bien qu'une fois en possession de la fortune de Mlle Simone, devenue sa femme, il la garderait pour lui seul. Elle se trouvait donc prise à son propre piège. Pour avoir voulu s'emparer des millions de sa fille, de ces millions dont le revenu lui avait toujours été généreusement abandonné, elle s'était ruinée irrémédiablement. «Peut-être est-ce là ce qui la décida à tout révéler à Mlle Simone, à lui avouer que Philippe n'était coupable qu'en apparence, que le vol et les faux n'étaient, dans le principe, qu'une ruse indigne... «La pauvre jeune fille fut révoltée de cette révélation, et je l'entendis s'écrier que d'avoir feint un tel crime, c'était pis, à ses yeux, que de l'avoir commis... «Cependant, avant de prendre un parti, elle adopta une idée que je lui avais sournoisement suggérée, et qui était d'essayer d'intéresser à sa situation le duc et la duchesse de Maumussy. Je savais que Combelaine avait payé de magnifiques promesses l'indispensable complicité de Maumussy et de sa femme, et que depuis sa certitude du succès il ne cherchait plus que le moyen de ne pas les tenir. De là, des rancunes dont il y avait peut-être, pensais-je, à tirer parti. «Je me trompais. Sentant mes répugnances à le servir, et que je pouvais lui manquer d'un moment à l'autre, Combelaine s'était secrètement rapproché de son ancien complice, et lui avait même attribué un assez bon nombre des titres volés à la _Caisse rurale_. D'un autre côté, le temps n'avait fait qu'envenimer la haine de la duchesse de Maumussy. «La démarche de Mlle Simone ne servit qu'à lui démontrer l'inanité d'une plus longue résistance. Et le lendemain, Combelaine, triomphant, me montrait un billet qu'il venait de recevoir de Mlle de Maillefert. «--Je vous attends, lui écrivait-elle. A une certaine condition que je vous dirai, je consens. «Cette condition était qu'avant la célébration du mariage le déficit de la Caisse rurale serait comblé et qu'on aurait fait disparaître tout ce qui pouvait accuser M. Philippe. Sans discussion, Combelaine promit tout ce qu'on voulait, ayant l'intention, il ne me le cachait pas, et aussi le moyen, affirmait-il, d'éluder ses engagements. «Je ne pouvais donc, à part moi, qu'approuver M. Philippe, lequel n'avait plus qu'une idée fixe, qui était de contraindre Combelaine à se battre avec lui. «Malheureusement il n'avait, le pauvre garçon, ni l'adresse ni la patience nécessaires. Et un soir: «--Je vous vois venir, mon cher, lui dit Combelaine, c'est pourquoi je vous préviens de ceci. Ne vous mettez jamais dans le cas d'avoir un duel avec moi, parce que, sur le terrain, c'est le procureur impérial que vous trouveriez. Je dois épouser votre sœur, donc nous devons être très bien ensemble. C'est entendu, n'est-ce pas?... nous sommes amis!... C'était comme un bandeau qui tombait des yeux de Raymond. Il s'expliquait, à cette heure, les étrangetés de la conduite de Mlle Simone, ses larmes, ses indignations, l'obstination de son silence, ses palpitations d'espoir suivies de mortels découragements. Ayant repris haleine, cependant, M. Verdale poursuivait: --Je vous rapporte les faits tels que je les ai constatés, brutalement, mais vous devez penser que Combelaine ne s'était avancé qu'avec beaucoup de ménagements et en enveloppant d'une savante hypocrisie ses projets définitifs. «Par exemple, il subvenait aux dépenses de Mme de Maillefert et de son fils, dépenses qui continuaient à être excessives, en dépit d'une situation qui eût dû leur inspirer de désolantes réflexions. «De là vient qu'entre ces gens qui se méprisaient et se haïssaient si cruellement, les relations étaient, en apparence, excellentes. A les voir, on les eût crus intimes, tant chacun voilait ses rancunes et ses espérances d'une politesse affectueuse. Et on les voyait souvent ensemble, au Bois, aux courses, aux premières représentations, partout où court ce monde qui s'ennuie si fort et qu'on appelle le monde qui s'amuse. «Seule, Mlle Simone maintenait rigoureusement les conditions du traité qu'elle avait consenti, lesquelles stipulaient que, jusqu'au jour du mariage, elle serait libre de ne pas recevoir M. de Combelaine. Elle restait renfermée chez elle, et c'est seulement par l'indiscrétion des femmes de chambre que nous savions que sa santé donnait des inquiétudes. «Eh bien! cette fermeté exaspérait Combelaine, à ce point que je me demandais si véritablement il n'aimait pas Mlle Simone d'une passion furieuse, lui qui jamais n'a aimé personne. En songeant qu'elle se mourait de la seule idée de devenir sa femme, il délirait de colère. Tantôt il se servait, en parlant d'elle, des expressions les plus odieuses; tantôt il disait que, pour être à la place de Raymond Delorge, il donnerait des millions. Enfin, d'autres fois:--N'importe! s'écriait-il, je l'aurai quand même, cette orgueilleuse; elle vivra bien jusqu'au jour de notre mariage!... «Mais ce jour restait à fixer, et je m'en étonnais, quand, observant Combelaine, il me parut que, pour un homme qui touchait au triomphe, il était bien sombre et bien préoccupé. «J'étais malheureusement trop intéressé à son succès, pour ne m'émouvoir pas de ses inquiétudes. Mais lorsque je lui demandais ce qu'il avait, il me répondait invariablement: «Rien!» Et quand je cherchais à savoir pourquoi il ne pressait pas son mariage, il haussait les épaules et disait: «Parce que...» «Une lettre que je reçus de Flora Misri me donna le mot de l'énigme. «Cette fille, qui pendant vingt ans a été l'âme damnée de Combelaine, et que Coutanceau et moi nous nous sommes amusés à enrichir, ne voulait pas que son amant épousât Mlle de Maillefert. Il lui avait juré qu'elle serait sa femme, et elle prétendait l'obliger à tenir sa promesse. «Elle m'écrivait donc pour m'intéresser à sa cause, me disant que, dépositaire de tous les papiers de Combelaine, elle les livrerait à la publicité s'il la trahissait, ajoutant que, parmi ces papiers, se trouvaient plusieurs lettres de moi particulièrement compromettantes. «Je ne le savais, pardieu! que trop, puisque ces misérables lettres étaient la seule cause de mon obéissance. «Épouvanté, je courus chez Combelaine, et j'y trouvai le duc de Maumussy et la princesse d'Eljonsen, compromis comme moi, et comme moi menacés par Flora Misri de voir leur correspondance publiée dans les journaux. «Le calme et l'assurance de Combelaine finirent par nous calmer et nous rassurer. «Il nous affirma que le danger était nul. Flora lui appartenait si complètement, qu'il était sûr, quoi qu'il advînt, que jamais elle n'exécuterait ses menaces. Pourtant, cette certitude ne l'avait pas empêché de prendre ses précautions. Nuit et jour, Flora était épiée par une demi-douzaine des plus habiles agents de la police secrète, lesquels avaient ordre, à la moindre apparence de péril, de s'emparer, fût-ce de force, des papiers. [Illustration:--Quant à devenir votre femme, jamais!] «Enfin, il nous donna sa parole d'honneur de ne se pas marier avant d'avoir toutes nos lettres dans son tiroir. «Je m'étais donc retiré à peu près tranquille, quand une circonstance inattendue vint réveiller mes alarmes. La duchesse de Maillefert, jusqu'alors souple comme un gant entre les mains de Combelaine, un beau matin se raidit et résista. C'était chez elle. Combelaine parlant d'arrêter définitivement l'époque de son mariage: «--Oh! rien ne presse, répondit-elle, un autre jour, plus tard, nous avons le temps...» «Elle disait cela d'un ton si singulier, que sitôt seul avec Combelaine je lui en parlai. Il me rit au nez d'abord. Puis, comme j'insistais, il finit par m'avouer, d'un air soucieux, que c'était à croire que le diable s'en mêlait, tant il lui surgissait de tous côtés d'obstacles imprévus. Il n'était pas fort éloigné de croire à des ennemis secrets, acharnés. Il en arrivait à soupçonner jusqu'à son valet de chambre, Léonard, en qui jadis il avait toute confiance. «Et quel ennemi avait-il, assez hardi pour s'attaquer à lui, sinon Raymond Delorge, l'homme dont il avait tué le père, et auquel il enlevait une femme adorée? «--Mais qu'il ne me fasse pas repentir de l'avoir ménagé jusqu'ici, ajoutait-il, sinon je le brise comme verre. Je le tiens, il fait partie d'une société secrète, il peut être ce soir en prison, et dans un mois à Cayenne. «Malgré tout, il était mal à l'aise, car il me dit qu'il fallait en finir, qu'il allait revoir Flora, lui reprendre nos lettres et se marier. «Le lendemain matin, je le vis arriver ici, pâle comme la mort, et d'une voix étranglée: «--Nous sommes flambés! me dit-il. On a volé les papiers!... Après avoir commencé par perdre la tête et jeter feu et flammes, M. Verdale, petit à petit, semblait se résigner à sa situation et ne chercher plus qu'à en tirer le meilleur parti possible. Maître de soi désormais, ayant recouvré cette éloquence fluide dont il submergeait les actionnaires de la Caisse rurale, il s'occupait bien moins d'observer son fils que de guetter du coin de l'œil le résultat de sa plaidoirie sur le visage de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris. «Est-il besoin, continua-t-il, de vous dire mon effroi, en apprenant que toute notre correspondance était aux mains d'un ennemi? Il n'était plus, selon moi, qu'une planche de salut: la fuite. «Pardieu! dix ans plus tôt, en 1865 seulement, je n'aurais pas ainsi jeté le manche après la cognée. L'Empire alors avait la poigne assez solide pour protéger ses serviteurs, pour faire reconnaître leur innocence ou jeter sur leurs peccadilles le voile indulgent de l'oubli. «Mais en 1870, sous le ministère Ollivier, alors que c'était à qui couvrirait de boue les ouvriers de la première heure, à un moment où chacun, d'un air béat, célébrait les charmes et les avantages de l'honnêteté, diable! il n'y avait pas à s'y fier. «Nos lettres en disaient long sur le chapitre des concessions mises à l'encan et des pots-de-vin distribués à gros intérêts, et il était clair que les nouveaux venus au pouvoir saisiraient avec empressement une occasion de battre la caisse de leur popularité, déjà fort compromise, sur le dos de leurs prédécesseurs. «Mon avis était donc de mettre la clef sous la porte et de filer attendre les événements de l'autre côté de la frontière... Combelaine malheureusement est un de ces entêtés qui se butent à une idée et qui, à regarder leur but, s'aveuglent aussi sûrement qu'à fixer le soleil. «Il me déclara que, la tête sur le billot, il ne céderait pas, que nous étions trop avancés pour reculer, et que l'audace seule pouvait nous tirer de ce mauvais pas. «De l'audace!... Il lui en fallait terriblement, rien que pour parler ainsi. L'avant-veille, son valet de chambre, Léonard, l'avait quitté, pour entrer au service d'un Anglais, à ce qu'il avait prétendu, et tout prouvait que ce brusque départ cachait une trahison. «N'importe!... Il soutenait que notre partie pouvait être gagnée encore, un hasard heureux lui ayant appris par qui et comment les papiers avaient été enlevés. «L'auteur de ce hardi coup de main était, me dit-il, M. Raymond Delorge. «--Et c'est heureux, ajouta-t-il, puisque je le tiens, et que ce soir même il sera hors d'état de nous nuire... --Et en effet, interrompit rudement Me Roberjot, le soir même, des assassins se précipitaient sur Raymond, et le frappaient à coups de couteau... M. Verdale ignorait-il cette circonstance? On l'eût juré, à la façon dont il leva les bras au ciel. --Eh bien! s'écria-t-il, Combelaine est encore plus fort que je ne le pensais, car il ne m'a rien laissé soupçonner de ce crime si lâche, oh! rien absolument... Le surlendemain seulement, il m'entraîna chez Mme de Maillefert, à laquelle il signifia qu'il voulait être marié dans le plus bref délai. «--On ne se marie pas en carême, d'ordinaire, lui répondit-elle; cependant vous êtes le maître, qu'il soit fait selon votre volonté... «Depuis, je n'ai guère revu Combelaine, tout occupé d'acheter la corbeille de noces, qu'il veut splendide; mais, à chaque fois, il m'a répété que nos affaires allaient au mieux, que M. Delorge n'avait pas fait usage de nos lettres et qu'il était si exactement surveillé qu'on était sûr de les lui reprendre. «J'ai donc été surpris comme par un coup de foudre lorsque, hier soir, j'ai su par mon fils que Philippe de Maillefert était arrêté. Calme en apparence, M. Verdale devait, au fond, être fort troublé, car il était bien trop perspicace pour ne pas comprendre que le moment difficile de l'explication, loin d'être passé, n'était pas venu encore. --Ainsi, commença Me Roberjot, vous n'êtes pour rien dans l'arrestation de M. de Maillefert? L'ancien architecte eut un beau geste de protestation indignée. --En douteriez-vous donc! s'écria-t-il. --Eh! eh! fit le docteur Legris. --C'est qu'alors je me suis mal expliqué, messieurs, oui, bien mal!... Quoi! vous ne voyez pas qu'en toute cette déplorable aventure, après avoir été joué, je suis indignement sacrifié!... --Cependant... --Oui, sacrifié, car en perdant Philippe de Maillefert Combelaine risque de me perdre. Depuis que je sais cette arrestation, je suis comme fou. Elle peut avoir pour moi des suites désastreuses. Philippe est le sous-directeur de la Caisse rurale, mais j'en suis le directeur, et c'est sur moi que retombe la responsabilité de sa nomination. Je vais être appelé en garantie par les actionnaires, tracassé par le juge d'instruction; la justice va vouloir fourrer le nez dans nos affaires... Tout cela était fort plausible. --Et cependant, reprit Me Roberjot, comment se fait-il que M. de Maillefert, lors de son arrestation, vous ait envoyé dire, aussi bien qu'à M. de Combelaine, qu'il consent à tout?... --C'est qu'il me suppose complice de Combelaine. --A quoi consent-il comme cela? --Je l'ignore. --Oh! --Je vous en donne ma parole d'honneur. Puis, après un moment de silence employé à peser dans son esprit les conséquences de ce qu'il allait répondre: --Ce qui est sûr, ajouta M. Verdale, c'est qu'il y a quatre jours le mariage tenait plus que jamais. Il tenait si bien que j'ai compté à la duchesse trente mille francs pour le trousseau de Mlle Simone. D'un autre côté, par exemple, Combelaine était si mécontent des façons de M. Philippe à son égard, que dans la soirée du même jour il me dit: «Cet idiot le prend avec moi sur un ton qui ne me convient pas du tout; je découvrirais qu'il médite quelque coup de Jarnac que je n'en serais pas étonné.» Et comme je lui représentais que, pour mater M. Philippe, il n'y avait qu'à lui refuser de l'argent: «Eh! me répondit-il, voilà le diable. Il en a, dans ce moment, et je veux être pendu si je soupçonne où il le prend!...» Le docteur Legris, Raymond et Me Roberjot échangèrent un rapide coup d'œil. A chacun d'eux, le même nom venait aux lèvres: Laurent Cornevin. --J'admets toutes vos explications, cher monsieur Verdale, reprit, non sans une nuance d'ironie Me Roberjot. Seulement, comment les Maillefert peuvent-ils être si cruellement gênés que vous dites, puisque Mlle Simone s'est résignée à vendre ses propriétés? Les yeux de l'ancien architecte vacillèrent. --C'est que, répondit-il avec un visible embarras, c'est que... --Mlle Simone garderait-elle l'argent? --Je ne dis pas cela... --Alors que devient-il? Car elle vend, nous sommes bien renseignés; nous avons un ami en Anjou, le baron de Boursonne, et c'est par lui que nous savons que l'acquéreur des biens de Maillefert, c'est vous, cher monsieur Verdale... M. Verdale tressauta. --Ah!... permettez, interrompit-il, j'ai acheté des terres, c'est vrai, mais ce n'est pas en mon nom, c'est au nom de la Caisse rurale, que je veux faire bénéficier d'une bonne et sûre opération... --C'est généreux de votre part... mais que les achats soient faits à votre nom ou à celui de la Caisse rurale, vous payez, j'imagine. Que deviennent les fonds?... Pour n'être pas fort apparent, le trouble de M. Verdale n'en était pas moins réel. --Rien n'a été payé encore, balbutiait-il; comme toujours j'ai eu la main forcée. Combelaine voulait garder sur M. Philippe un pouvoir qu'il eût perdu, si le déficit eût été comblé... De la tête, et de l'air le plus débonnaire, Me Roberjot semblait approuver. Mais en lui-même: --Ceci, pensait-il, doit cacher quelque nouvelle infamie. Telle fut peut-être la pensée de M. Lucien Verdale, car se dressant tout à coup: --M. de Combelaine est un misérable, prononça-t-il, mais vous, mon père, il faut que demain vous ayez versé à la Caisse rurale ce qu'y a pris M. de Maillefert. --Trois millions cinq cent mille francs! --Eh!... qu'importe la somme! De nouveau M. Verdale était devenu livide. --Deviens-tu fou!... s'écria-t-il. Cela n'arrangerait rien. Ce sont les titres volés qu'il faudrait... D'ailleurs, où veux-tu que je prenne trois millions cinq cent mille francs?... --Vous êtes riche, mon père, et dût votre fortune y passer, il faut que le déficit soit comblé; il le faut, entendez-vous. Sinon, moi, votre fils, je me lèverais pour témoigner contre vous, pour vous accuser. Je puis être le fils d'un malhonnête homme, je ne serai pas son complice... --C'est qu'il le ferait comme il le dit, balbutia l'ancien architecte éperdu, oui, il le ferait, je le connais... Puis soudain, prenant son parti: --Ah... tu es comme les autres, Lucien, s'écria-t-il, avec une violence inouïe, tu me crois riche à millions! Pauvre fou! Est-ce que jamais un millionnaire eût joué la partie désespérée que je joue, et qui se terminera peut-être en cour d'assises!... Millionnaire! oui, je l'ai été un instant, aujourd'hui je n'ai plus rien. Ah! tu me regardes, tu me demandes comment cela se fait! Est-ce que je le sais moi-même! Ce qui est venu par la flûte s'en est allé par le tambour. Mes liquidations, qui étaient superbes, sont devenues désastreuses, je me suis entêté, et tout a été dit. Et c'est notre histoire à tous, qu'on appelle les hommes de l'Empire. Vois ceux que nous connaissons, et dont la prospérité a été éblouissante. Combelaine vole à main armée, Maumussy a dix millions de dettes, la princesse d'Eljonsen demande à on ne sait quels ténébreux trafics de quoi garder les apparences de son luxe passé. Si je suis encore debout, c'est qu'on ignore ma situation. Ouvre la fenêtre et proclame-la, et demain je n'ai plus qu'à faire mes malles et à filer rejoindre en Belgique les millionnaires d'un jour que la spéculation a trahis. Nous croulons, et ce n'est pas l'Empire qui nous tirera de là!... L'Empire!... il a donné tout ce qu'il pouvait donner, et maintenant que les caisses sont vides, il ne sait plus où prendre de l'argent pour remplir ces mains insatiables incessamment tendues vers lui... L'Empire!... il est comme nous, il périt par l'argent, il dégringole, et il n'y a plus à l'ignorer que les ministres, le préfet de police et l'empereur!... Les traits contractés de M. Lucien Verdale trahissaient l'effort excessif de sa pensée... Malheureux! Tant qu'il avait cru son père immensément riche, il avait espéré qu'un grand sacrifice d'argent changerait tout... Tandis que, maintenant: --Il faut quand même que M. de Maillefert soit sauvé, mon père, prononça-t-il. L'ancien architecte eut un geste furibond. --A quoi donc a servi tout ce que je viens de dire, s'écria-t-il, que tu me répètes cela? Est-ce de moi, compromis autant que lui, que dépend le sort de M. de Maillefert!... --De qui donc dépend-il?... --Eh! de celui qui a su s'emparer des papiers de Combelaine, parbleu! de M. Raymond Delorge. Cette exclamation donnait le secret de la faible résistance de M. Verdale. Très évidemment, il croyait Raymond possesseur de ces papiers si importants. --Ainsi, selon vous, insista Me Roberjot, M. Delorge est désormais maître de la situation? --Maître absolu. --Comment cela? M. Verdale haussa les épaules. --Ne le savez-vous pas aussi bien que moi? fit-il... Assurément oui, si Raymond eût eu les papiers, mais il ne les avait pas, malheureusement, et laisser soupçonner la main de Laurent Cornevin eût été une faute impardonnable. De là, pour Me Roberjot, une position assez délicate. --N'importe, cher monsieur Verdale, dit-il, auriez-vous quelque répugnance à nous donner vos idées? --Moi!... Aucune; je n'ai plus rien à craindre de Combelaine désormais, et il est de mon intérêt que ce soit vous qui l'emportiez... --Eh bien, alors? --Alors, quoi!... Ces papiers ne mettent-ils pas à votre discrétion tous les gens qui ont été complices des intrigues et des tripotages de Combelaine: Maumussy, la princesse d'Eljonsen, le docteur Buiron et tant d'autres!... Menacez-les de publier leur correspondance, et ils remueront ciel et terre. La justice, je le sais, ne lâche pas aisément sa proie, et M. Barban d'Avranchel est le plus têtu des hommes... Mais il est avec le ciel des accommodements... Jamais le gouvernement ne laissera compromettre tant de gens qui ont été siens; jamais, il ne le peut pas. Ce serait précipiter sa chute... Me Roberjot semblait assez de cet avis. --Certainement, dit-il, l'affaire serait aisée à étouffer si le déficit était comblé. M. Verdale hésita un moment, puis tout à coup: --Il peut l'être, fit-il. --Comment cela? --Combelaine doit avoir une bonne partie encore des titres volés... --Oh! il ne faut pas compter là-dessus. --Eh bien! moi, directeur de la Caisse rurale, et à ce titre acquéreur d'une partie des propriétés de Mlle Simone, je puis faire avancer l'époque du payement. Me Roberjot regardait son ancien copain comme s'il eût espéré lire jusqu'au fond de son âme. --Feriez-vous vraiment cela? demanda-t-il. --Et vous, fit l'ancien architecte, me donneriez-vous votre parole de me rendre, sans vous en servir, les lettres de moi qui sont parmi les papiers de Combelaine?... Malheureusement, Me Roberjot ne pouvait prendre cet engagement, et il cherchait comment esquiver une réponse décisive, lorsque M. Lucien Verdale intervenant: --Soyez tranquilles, messieurs, prononça-t-il d'un ton ferme, mon père fera sans conditions tout ce que l'honneur lui commandera de faire. Raymond, le docteur Legris ni Me Roberjot n'avaient plus rien à faire chez l'ancien architecte. Ils se retirèrent, reconduits par M. Lucien Verdale, lequel, sur l'escalier encore, leur affirmait qu'il saurait faire vouloir son père. Lui, cependant, d'un air indéfinissable, écoutait le bruit des pas qui se perdait dans les corridors de son vaste hôtel. Lorsqu'il n'entendit plus rien, sonnant son valet de chambre, un homme qui le servait depuis quinze ans, et qui, pensait-il, lui était tout dévoué: --As-tu, lui demanda-t-il, terminé tous les apprêts dont je t'avais chargé?... --Je n'ai rien oublié, répondit le valet de chambre, de ce que m'avait commandé monsieur le baron, j'ai empli quinze grandes caisses que j'ai déposées dans un magasin loué sous un nom supposé... M. Verdale sourit. --Eh bien! dit-il, demain tu mettras ces caisses au chemin de fer, et tu iras toi-même m'attendre à Bruxelles. Il n'est que temps de filer. V Minuit venait de sonner, lorsque Me Roberjot, le docteur Legris et Raymond quittèrent le somptueux hôtel de M. Verdale. Prudemment, le docteur voulut sortir le premier, pour explorer les alentours, et il poussa la circonspection jusqu'à traverser la rue pour reconnaître deux portes cochères dont l'ombre lui avait paru suspecte. C'est que véritablement ce n'était pas le moment d'oublier que la vie et la liberté de Raymond étaient plus que jamais en péril. N'avait-il pas à redouter également les poignards qui une fois déjà l'avaient manqué et le mandat d'amener décerné contre tous les membres de la Société des Amis de la justice? Persuadé que la rue était déserte, le docteur fit signe à ses compagnons de le rejoindre, et comme le temps était beau et le pavé sec, ils gagnèrent les Champs-Élysées et se mirent à descendre la grande allée, silencieuse et déserte à cette heure. [Illustration:--Nous sommes flambés, me dit-il, on a volé les papiers.] Cette entrevue qu'ils venaient d'avoir avait si singulièrement dérouté leurs prévisions et leur avait ouvert des perspectives si inattendues, qu'ils sentaient le besoin de se trouver ensemble, pour échanger leurs idées, étudier la situation, se concerter et décider la conduite à tenir. Me Roberjot pensait que, pour Raymond, la suprême sagesse serait de disparaître absolument. --Votre cause, mon cher, lui disait-il, est visiblement entre les mains d'un homme très fort, disposant de tels moyens d'action qu'il a pu acheter le valet de chambre de M. de Combelaine et les domestiques de Mme Flora. Laissez-le donc faire, ne vous exposez pas à lui susciter des embarras inattendus au moment où il touche le but qu'il poursuit depuis tant d'années. C'était absolument l'avis de M. Legris. --Rassurez-vous, lui disait-il. M. Verdale vous a dit tout le parti qu'on peut tirer des papiers enlevés; croyez que Laurent Cornevin saura s'en servir. M. Philippe a beau être au secret, il sera tiré d'affaire; le mariage de Combelaine a beau être fixé, il ne se fera pas. Et comme le silence de Raymond l'inquiétait: --Enfin, s'écria-t-il, que voulez-vous, que pouvez-vous faire, exposé que vous êtes à être arrêté d'une minute à l'autre? --Je puis empêcher le mariage. --En tuant Combelaine, n'est-ce pas? --S'il n'est que ce moyen... --Eh bien! il sera temps d'en venir là, lorsqu'il vous sera démontré qu'il n'est plus de ressource... et en attendant, tâchez de n'aller pas en prison... Lorsqu'ils arrivèrent à la place de la Concorde, Raymond avait fini par se rendre aux représentations de ses amis, et il avait été convenu qu'il se cacherait chez le docteur Legris, en attendant qu'on lui trouvât une retraite sûre. Ils échangèrent alors une dernière poignée de main. Et, tandis que Me Roberjot passait le pont de la Concorde pour regagner la rue Jacob, Raymond et le docteur Legris reprirent le chemin de Montmartre. Ils allaient d'un bon pas, le long des rues désertes, multipliant les détours en se retournant à tout moment pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis, et s'étonnant un peu que M. de Combelaine ne fit pas surveiller plus exactement l'homme qu'il croyait en possession de sa correspondance. --Est-ce un piège? murmurait le docteur. En tout cas, lorsqu'il déboucha sur la place du Théâtre, où il demeurait, M. Legris redoubla d'attention, et sa vigilance ne fut pas perdue, car tout à coup, serrant le bras de son compagnon: --Là, fit-il, devant ma maison, regardez. Raymond obéit. Devant la maison indiquée, un homme de haute taille faisait les cent pas, avec cette allure si reconnaissable des gens qui, ayant longtemps attendu, commencent à s'impatienter. --C'est Krauss! s'écria Raymond. --A cette heure! demanda le docteur; en êtes-vous bien sûr? --Oh! parfaitement, et la preuve, regardez. Et aussitôt: --Krauss! appela-t-il. C'était bien le vieux soldat. Il s'arrêta court, regardant de tous côtés, et lorsqu'il aperçut et reconnut les deux jeunes gens, accourant vers eux: --Vous voilà donc! s'écria-t-il, je commençais à désespérer... --Il y a du nouveau? interrogea Raymond inquiet. --Certes, monsieur. D'abord M. Jean Cornevin est à Londres, il a envoyé une dépêche, il sera ici à la fin de la semaine... --Ah! --Ensuite, un de vos amis, le baron de Boursonne, est venu vous demander. Il prétend qu'il peut vous rendre un service. Je lui ai répondu que je lui dirais demain comment vous voir... --Celui-là est un ami, tu lui donneras l'adresse du docteur... Mais le docteur, précisément, ne voyait rien là qui justifiât la présence de Krauss. --Je vous avais recommandé, mon brave, lui dit-il, de ne venir chez moi qu'à la dernière extrémité... --Oh! il y a encore autre chose, interrompit le vieux soldat; seulement c'est une affaire particulièr, de sorte que... --Quoi que ce soit, dit vivement Raymond, tu peux parler devant M. Legris. Le fidèle serviteur hésita une seconde; puis plus bas: --Monsieur, fit-il, c'est une jeune dame qui voudrait vous voir... --Une jeune dame! --Très jolie, quoiqu'elle ait l'air bien chétive, et à qui vous devez avoir parlé de moi, puisqu'elle me connaît. Figurez-vous que, ce soir, j'allais monter me coucher, quand le portier vient me dire qu'on me demande en bas. Je descends, et dans la rue je trouve deux dames dont l'une, la plus jeune, me dit qu'il faut qu'elle vous parle à l'instant, à tout prix, qu'il y va de votre vie et de la sienne. Dame! j'étais bien embarrassé. Mais elle m'a tant prié de la conduire vers vous, d'une voix si douce et si résolue en même temps, que ma foi!... --Tu l'as amenée... --Oui, monsieur, et elle est là, tenez, au coin de la rue, dans cette voiture. --Elle!... s'écria Raymond. Et prenant son élan, en trois bonds il fut près de cette voiture que lui montrait Krauss; et qui était arrêtée dans l'ombre que projetait le théâtre de Montmartre, au coin de la rue des Acacias. Il ne s'était pas trompé. C'était bien Simone de Maillefert qui, en compagnie de sa gouvernante, l'honnête, l'excellente miss Lydia Dodge, l'attendait. Il la reconnut à la lueur vacillante des lanternes... Elle l'avait entendu venir, elle l'avait deviné plutôt, et elle se penchait à la portière. --Vous! dit-il, à cette heure, ici! --En suis-je donc à calculer et à compter mes imprudences! répondit-elle de cette voix sèche et brève que donne la conscience d'un péril immense, immédiat, presque inévitable. Qu'ai-je à perdre ou à craindre, désormais! J'ai bien fait de venir, puisque vous voici. Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas? --Je l'ai reçue, et je me demande comment j'ai mérité que vous m'écriviez de telles choses!... --Ah! j'avais la tête perdue. Mais pourquoi ne m'avoir pas répondu? --Le pouvais-je! Si vous connaissiez ma situation!... --Je la connais. Vous avez conspiré, vous êtes poursuivi, vous vous cachez... Ils parlaient sans précautions ni ménagements, de sorte que le cocher, tout intrigué des mots qui arrivaient à ses oreilles, était descendu de son siège et se rapprochait sournoisement. Krauss, par bonheur, et le docteur Legris veillaient. Ils appelèrent le cocher, sous prétexte de lui demander du feu pour leurs cigares, et le retinrent trop loin de la voiture pour qu'il entendît rien. --Je me suis expliqué votre lettre, poursuivait Raymond, lorsque j'ai appris l'horrible malheur... --C'est là ce que je voulais éviter au prix même de la vie. Un duc de Maillefert accusé de vol, accusé de faux! C'est à douter de soi. Elle était sublime en ce moment: jamais Raymond ne l'avait si éperdument aimée, jamais il n'avait senti avec cette intensité que sans elle la vie ne lui était plus possible. --Mais M. Philippe n'est pas coupable, s'écria-t-il. Mlle Simone eut un mouvement de stupeur. --Quoi!... vous savez... --Je sais que les détournements et les faux dont on accuse votre frère n'étaient, dans son intention, qu'une pure fiction. C'est vous seule qu'il voulait surprendre et dépouiller. Le visage caché entre les mains, Mlle Simone sanglotait. --Hélas! gémit-elle, l'odieuse comédie à laquelle il est descendu est plus infâme encore que le crime même. Aussi quel châtiment!... Il est au secret. Ma mère est allée à la prison, les geôliers lui ont refusé l'entrée. Et cependant la honte d'un jugement peut encore être évitée. C'est pour cela que je suis ici. Ai-je eu tort de compter sur vous? --Ah! corps et âme, je vous appartiens, ne le savez-vous pas?... --Je le crois, et c'est cette croyance qui me donne le courage de vous dire: Raymond, mon ami unique et bien-aimé, au nom de votre amour, sacrifiez-moi le souvenir sacré de votre père assassiné, les haines saintes de votre vie entière, et jusqu'à l'espoir de votre légitime vengeance. Il tremblait de comprendre. --Que voulez-vous dire? balbutia-t-il. Elle parut rassembler tout son courage, puis se penchant vers Raymond: --Ces papiers, dit-elle, que vous avez enlevés à M. de Combelaine, je vous en supplie, rendez-les moi!... --Grand Dieu!... Elle se méprit au sens de l'exclamation, car, plus vivement, et avec des intonations à briser la volonté la plus solidement trempée: --Je ne m'abuse pas, Raymond, insista-t-elle, sur l'étendue du sacrifice que je vous demande. Avec ces papiers, lui-même me l'a dit, vous pouvez perdre M. de Combelaine et ses complices. Mais aussi savez-vous ce qu'il promet en échange? Pour mon frère, l'honneur; pour moi, la liberté... --Ah!... ces papiers maudits!... Elle crut qu'il hésitait. --Vous entendez, reprit-elle; la liberté de disposer de ma main. Sinon, comme il faut quand même que l'honneur de Maillefert soit sauvé, mardi prochain, j'épouserai le comte de Combelaine... --Mardi!... --Oui, c'est décidé. Et M. de Combelaine a si habilement et si secrètement pris ses dispositions, que la nouvelle ne s'en est pas ébruitée... Déchiré du plus horrible désespoir, Raymond se tordait les mains. --Mais je ne les ai pas, s'écria-t-il, ces papiers qui nous sauveraient; je ne les ai pas! Il n'y avait pas à se tromper à son accent; Mlle Simone fut atterrée. --Tout est donc fini!... murmura-t-elle. Et cependant ils ont été enlevés!... Qui donc les a?... Le nom de Laurent Cornevin montait aux lèvres de Raymond, il eut le courage, et c'en était un grand en ce moment, de ne le pas prononcer. --Je l'ignore, répondit-il... Ce qu'il en coûtait à Mlle Simone de renoncer à un espoir qui jusqu'alors l'avait soutenue, il était aisé de le voir. --Cependant, reprit-elle, ces pièces si compromettantes, Combelaine les croit bien entre vos mains, puisque c'est lui qui m'a conseillé de venir à vous... --Lui!... --Il m'a dit que, grâce à lui, vous n'étiez pas arrêté encore... --Mais alors... Pardon! Est-ce en présence de votre mère qu'il vous a donné ce conseil? --Non! Il m'a même priée de lui cacher ma démarche. Il semblait à Raymond entrevoir comme une lueur. --Combelaine se défie donc de votre mère, fit-il; pourquoi? que vous dit-elle de ce mariage?... --Rien. Après quelques jours de tristesse morne, tout à coup, un matin, elle a repris son insouciance. L'arrestation même de mon frère ne l'a pas abattue. Il y a des moments où je me demande si elle a bien la plénitude de sa raison. Elle dit de Philippe: «Baste! il s'en tirera», de même qu'elle me dit: «Tu n'es pas encore mariée; à la porte de la mairie, il y a encore de l'espoir.» Raymond réfléchissait. --Cette insouciance, pensait-il, ne prouverait-elle pas l'entente de la duchesse de Maillefert et de Cornevin?... Tiendraient-ils en réserve pour le dernier moment quelque expédient décisif? Puis tout haut: --Je serai plus explicite que votre mère, mademoiselle, dit-il, et je vous jure, moi, que vous ne serez jamais la femme de Combelaine. --Qu'espérez-vous donc?... Il hocha la tête, et doucement: --Permettez-moi, répondit-il, de garder mon secret. Rappelé par Raymond, le cocher de Mlle de Maillefert était accouru, et il remontait sur son siège en faisant claquer son fouet pour réveiller son cheval, qui, la tête basse, dormait entre les brancards. --Allons, reprit Mlle Simone d'une voix mourante, il faut nous séparer... Ma dernière espérance, celle qui me soutenait pendant que je vous attendais, s'est évanouie... Il ne me reste plus qu'à aller apprendre à M. de Combelaine le résultat de ma démarche... --A cette heure? --Oui, il doit attendre mon retour devant notre hôtel dans son coupé... Dieu ait pitié de nous!... Puis, tendant à Raymond sa main qu'il pressa contre ses lèvres: --Adieu! dit-elle encore! adieu! --A mardi, murmura Raymond. Mais sa réponse se perdit dans le bruit des roues de la voiture qui s'éloignait, et presque aussitôt la voix loyale du docteur Legris retentit à son oreille, disant: --Eh bien!... vous êtes content, j'espère... La démarche de Mlle Simone me paraît assez significative... --Sa démarche!... Vous avez donc entendu? M. Legris riait de ce bon rire que donne la confiance. --Pas un mot, répondit-il, je vous le jure, et au besoin j'en appelle au témoignage de Krauss. --Je l'atteste, répondit le vieux soldat. --Du reste, continua le docteur, pas n'est besoin d'une perspicacité supérieure pour deviner le motif qui a pu amener Mlle Simone de Maillefert, en pleine nuit, place du Théâtre, à Montmartre. Combelaine voudrait ravoir les papiers enlevés à Mme Flora, et comme il est persuadé que vous les avez... --Oui, c'est bien cela... --Il vous les envoie redemander? --Oui, et si je les avais!... --Vous les rendriez peut-être? --A l'instant. Le docteur, retirant son chapeau, salua. --Mes compliments! fit-il. Heureusement ces papiers bénis sont entre des mains plus solides que les vôtres, et qui ne les lâcheront qu'à bon escient... --Trop tard, peut-être!... Savez-vous que le mariage est fixé à mardi, que toutes les dispositions sont prises!... --Qu'est-ce que cela prouve? Que Laurent Cornevin, l'homme de la situation, sera prêt mardi. --Et s'il ne l'était pas? --Eh bien! je serais le premier à vous dire: «Soit! n'importe comment, faites-vous justice vous-même...» Mais je ne crains rien, Cornevin veille. Depuis le matin, M. Legris courait pour Raymond, et ce n'est pas impunément qu'un médecin, occupé comme il l'était, s'absente toute une journée. Vingt clients au moins étaient venus, quelques-uns jusqu'à trois fois, dont en rentrant chez lui avec Raymond il put lire les noms, écrits par la servante sur l'ardoise de l'antichambre. Ce n'est pourtant pas là ce qui le préoccupa. Ce qui lui avait sauté aux yeux, c'était un papier plié en quatre, posé bien en évidence, et qui sentait la procédure d'une lieue. Ce n'était, en effet, rien moins qu'une citation qui enjoignait au docteur Legris d'avoir à se présenter le lendemain, à une heure de relevée, devant M. le juge d'instruction Barban d'Avranchel, en son cabinet, au Palais de Justice. Et pas d'autre indication. --Barban d'Avranchel, répétait le docteur, Barban d'Avranchel! C'est bien le juge qui instruit l'affaire de ce pauvre Philippe? --Oui, répondit Raymond, et c'est aussi celui qui, lors de la mort de mon père, fut chargé de l'enquête et rendit l'ordonnance de non-lieu qui déclarait Combelaine innocent... N'importe. Cette citation intriguait si fort M. Legris que c'est à peine s'il put fermer l'œil, et que dès le jour il allait rejoindre Raymond, et lui disait en manière de salut: --Je donnerais dix louis pour qu'il fût l'heure de me rendre chez M. Barban d'Avranchel. En attendant, il donna une demi-douzaine de consultations, et à neuf heures il avait déjeuné et il était prêt à courir à ses visites les plus urgentes. --Chemin faisant, dit-il à Raymond, je vais tâcher de vous trouver un asile, car il ne faut pas nous abuser: certain que vous n'avez pas les papiers, Combelaine va vous faire arrêter... Et comme Raymond ne savait comment le remercier: --Vous me remercierez plus tard, lui dit-il. Aujourd'hui je n'ai pas une seconde, obligé que je suis de courir aux Batignolles préparer le logement de Mme Flora. Surtout, tenez-vous coi. Ma servante, qui a le mot d'ordre, ne laissera arriver jusqu'à vous que M. de Boursonne. Raymond ne devait pas avoir le temps de s'ennuyer. Il n'y avait pas une demi-heure que le docteur était parti, lorsque la servante entre-bâilla la porte, et d'un air mystérieux: --Monsieur, dit-elle, il y a là ce monsieur que vous savez... C'était, en effet, le vieil ingénieur, lequel, toujours brusque, la poussa pour entrer plus vite. Apercevant alors Raymond: --Enfin! vous voilà!... s'écria-t-il. Savez-vous que c'est pour vous que j'ai fait le voyage!... J'apporte de drôles de nouvelles, allez... Bien surprenants, en effet, étaient les renseignements recueillis en Anjou par M. de Boursonne. Moins de quinze jours après le départ de Raymond, d'immenses affiches jaunes, répandues à profusion, avaient annoncé à toute la contrée la vente aux enchères publiques des propriétés de Mlle Simone de Maillefert. Seulement, les conditions de vente étaient si malencontreuses, si bizarres les lotissements, que tout le monde s'était étonné de la maladresse des hommes d'affaires chargés de cette importante opération. Un des premiers, M. de Boursonne s'était demandé si cette maladresse n'était pas calculée, et ce doute émis par lui n'avait pas tardé à devenir une certitude pour tous les gens un peu clairvoyants. [Illustration:--Il faut que le déficit soit comblé.] Oui, il était évident qu'on s'était appliqué à écarter les enchérisseurs, et que, par suite, les biens n'atteindraient pas les deux tiers de leur valeur. Et qui devait profiter de cette manœuvre? Un Parisien, un certain baron Verdale, lequel faisait annoncer partout qu'il était décidé à acheter tout ce qui avait appartenu à Mlle Simone, au nom de la Caisse rurale, puissante société financière dont il était le directeur. Les plus modérés calculaient que cette honnête spéculation mettrait dans la poche dudit Verdale un million ou quinze cent mille francs, et on admirait son adresse, lorsque le bruit se répandit d'une aventure passablement mystérieuse. Après la vente de chacun des lots dont M. Verdale se portait acquéreur, un étranger, un Anglais, se présentait dans l'étude du notaire, et, moyennant la surenchère égale, devenait l'adjudicataire définitif ou provoquait une nouvelle adjudication. --Vous écrire tout cela eût été trop long, mon cher Delorge, disait en achevant le vieil ingénieur; j'ai préféré venir vous le raconter, vous serrer la main par la même occasion, et jouir de votre étonnement... Mais Raymond n'était que fort médiocrement surpris. Les réticences de M. Verdale, la veille, l'avaient préparé à la découverte de ces manœuvres si habilement préparées pour s'attribuer une part des dépouilles de Mlle de Maillefert, et si inopinément déjouées. Et, quant à cet Anglais qui arrivait si à propos, des millions à la main, pour ruiner les projets du directeur de la Caisse rurale, qui pouvait-il être, sinon Laurent Cornevin?... Ce fut l'opinion de M. de Boursonne, lorsque Raymond l'eut mis au courant de la situation. Et ils en étaient à calculer les conséquences de ces événements, lorsque, la porte s'ouvrant brusquement, le docteur Legris reparut, tout essoufflé d'avoir monté les escaliers quatre à quatre, et rayonnant de joie. --Victoire! s'écria-t-il dès le seuil; le Combelaine, cette fois, ne s'en tirera pas... Mais il s'arrêta court... Il venait de voir le vieil ingénieur qu'il n'avait pas aperçu tout d'abord. --Vous pouvez continuer, cher docteur, dit vivement Raymond, monsieur est le baron de Boursonne, pour qui je n'ai pas de secrets. M. Legris le savait. Aussi sans se faire prier: --Je sors de chez M. Barban d'Avranchel, reprit-il, et c'est par lui que j'ai su... Mais permettez-moi de commencer par le commencement... Il se laissa tomber dans un fauteuil, et, tout en s'essuyant le front: --Je suis exact, poursuivit-il. Cité pour une heure précise, à une heure moins cinq je me présentais au Palais de Justice, ma citation à la main. «J'y étais depuis dix minutes et je commençais déjà à trouver le temps furieusement long, lorsque je vis arriver, devinez qui? Je vous le donne en mille... --Combelaine! s'écria Raymond. --Non. Un confrère à moi, le docteur Buiron. Me reconnaissant, il ne parut pas ravi de la rencontre, oh! mais pas du tout. «Que diable faites-vous là? me demanda-t-il.--Vous le voyez, répondis-je, j'attends mon tour de comparaître. Et vous?--Moi, j'ai reçu une citation de M. Barban d'Avranchel, et je consens à être pendu si je sais ce qu'il me veut!...» «Par ma foi! je fus étourdi de l'aventure; cependant gardant mon sang-froid: «Vous aurez commis quelque crime, mon savant confrère, dis-je en riant.» Sur ma parole, il pâlit.--«Oh! fit-il, oh!...--Après cela, ajoutai-je, vous n'êtes peut-être que complice!...» «J'allais certainement le pousser, m'amuser à l'embarrasser, lorsque la porte du cabinet de M. d'Avranchel s'ouvrit... Un homme en sortait, en qui je reconnus tout d'abord Grollet, cet ancien palefrenier de l'Élysée, qui est devenu un des riches loueurs de voitures de Paris, et que j'avais vu la veille chez la maîtresse de M. Philippe de Maillefert... «Mais ce n'est pas en qualité de témoin qu'il venait d'être interrogé... «A peine fut-il dans la galerie, que deux gardes s'avancèrent, qui le firent placer entre eux et l'emmenèrent... --Grollet arrêté!... murmura Raymond, au comble de la stupeur, Grollet, le faux témoin... --Oui!... Et, pour parler franc, je fus tellement ébahi, et mon visage trahit si bien mon ébahissement, que Buiron me demanda ce qui me prenait. Je n'eus pas le temps de lui répondre un mensonge quelconque, un huissier criait mon nom de toute la force de ses poumons... «Mon tour était venu... Saluant mon docte confrère, j'entrai chez M. Barban d'Avranchel. «Je trouvai un homme d'une politesse parfaite, bien que d'un froid de glace et infatué outre mesure de la majesté de ses fonctions. «Savez-vous ce qu'il me voulait, mon cher Delorge?... «Des détails sur la tentative d'assassinat dont vous avez failli être victime sur le boulevard extérieur, en face du _Café de Périclès_... --Quoi!... la justice connaît cette affaire?... --Très bien. M. Barban d'Avranchel la suit avec passion, et il est sur la trace des coupables... --Il vous a parlé de Combelaine!... Le docteur Legris secoua la tête. --M. d'Avranchel, répondit-il, ne passe pas pour un aigle, mais il sait trop bien son métier pour se livrer ainsi. Non, il ne m'a pas parlé de Combelaine, et ce que je sais, je l'ai surpris. Me suis-je trompé? A vous d'en juger; voici les faits: «Ayant répondu à toutes les questions de M. d'Avranchel, je voulais savoir s'il soupçonnait la vérité. Prenant donc mon air le plus indifférent: «Il me paraît difficile, monsieur, dis-je, que la justice atteigne les coupables.--La justice, me répondit-il, atteint toujours les coupables; elle est lente à frapper parfois, elle n'en frappe que plus terriblement...--Oui, interrompis-je, excepté lorsque les coupables sont couverts par la prescription...» «M. d'Avranchel se redressa: «--En un point, vous avez raison, prononça-t-il... Seulement, l'homme qui a commis un crime resté impuni, fatalement, nécessairement, en commet un second... Et c'est alors que la justice arrive... VI La doctrine du juge d'instruction était discutable, mais non la portée de ses allusions. Donc, la victoire était plus que probable. Mais c'était pour Raymond une raison de plus de se cacher, s'il tenait à échapper aux efforts désespérés de Combelaine. M. Legris, dans ses courses, avait découvert chez un de ses amis une retraite absolument sûre. Il la refusa. Il voulait, prétendait-il, conserver la liberté de ses mouvements, et quoi qu'on pût lui dire, il déclara qu'il allait se réfugier dans l'appartement qu'il avait loué rue de Grenelle. --Précisément parce qu'il est insensé d'y aller, disait-il, on ne m'y cherchera pas... C'était une raison; mais le docteur n'en fut pas dupe. --Avouez plutôt, fit-il, que vous voulez surveiller l'hôtel de Maillefert pour être bien sûr que le mariage ne se fera pas sans que vous soyez averti. --Eh bien! oui, c'est vrai! répondit Raymond, de l'accent d'un homme dont la détermination est irrévocable... Il prit cependant quelques précautions avant de gagner cet appartement, et il avait fait assez de tours et de détours pour déjouer toutes les surveillances, lorsqu'il y arriva, sur les sept heures du soir. --A tout le moins, ne sortez pas, lui recommanda le docteur; je viendrai tous les jours vous apporter des nouvelles... Et excusez-moi; mes moments sont comptés. Le docteur, en effet, avait à aller attendre, rue de Suresnes, Mme Flora Misri. Il l'attendit longtemps... L'heure du rendez-vous était bien passée, lorsqu'enfin elle arriva toute palpitante. --Ah! j'ai bien failli ne pas venir! dit-elle tout d'abord à M. Legris... Il s'est passé bien des choses depuis hier... --Quoi donc?... --Combelaine m'est revenu!... Il me savait chez Lucy, il m'a envoyé un de ses amis avec une lettre... Savez-vous ce qu'il me propose?... --Dites. --Eh bien! il m'écrit qu'il est un fou, qu'il n'a jamais aimé, qu'il ne peut aimer que moi, qu'il est au désespoir et prêt, si je le veux, à rompre ce mariage... Bref, il me propose de quitter la France et d'aller nous marier en Amérique... Le docteur frémit. --Accepteriez-vous donc!... s'écria-t-il. Mme Flora eut un geste découragé. --J'ai hésité, répondit-elle, parce que cet homme-là, voyez-vous, c'est mon passé, c'est toute ma vie, je lui appartiens... Et s'il fût venu lui-même, s'il m'eût commandé de le suivre, je me connais... je l'aurais suivi comme un chien que son maître siffle... Mais il n'est pas venu, et j'avais Lucy près de moi... Lucy m'a remontré que partir avec Victor, c'était me livrer à lui, et que, certainement, un jour ou l'autre, pour avoir mon argent, il m'empoisonnerait... --Et alors?... --Alors, je viens vous demander de me protéger, de me cacher... Une heure plus tard, Mme Misri était à l'abri des recherches dans la petite maison de la veuve du garde du génie, et le docteur Legris remontait chez lui, réfléchissant aux péripéties étranges de cette lutte... Très certainement Flora Misri millionnaire était la carte suprême que s'était réservée Combelaine, et s'il y avait recours, c'est qu'il reconnaissait que la partie était irrésistiblement perdue... Voilà ce que, le lendemain, rue de Grenelle, le docteur Legris disait à Raymond. Il pensait le tranquilliser. Point. --Tout cela, objecta-t-il, empêche-t-il le mariage? Bien au contraire. Combelaine furieux ira jusqu'au bout. Depuis ce matin, je suis en observation derrière ma persienne, et j'ai constaté à l'hôtel de Maillefert un mouvement inaccoutumé. A chaque moment des gens y entrent, portant d'énormes paquets. C'est la noce qui se prépare. Et, comme le docteur se récriait: --Oh! j'attendrai jusqu'à la dernière minute, ajouta Raymond, je vous l'ai promis... Mais une fois là, je reprends ma liberté... Et je vous jure que jamais Simone ne portera le nom de l'assassin du général Delorge... Et en disant cela il montrait sur la cheminée une paire de revolvers... On était alors au samedi, et la journée s'écoula sans amener de nouveaux incidents. Le lendemain, sur les huit heures, Raymond put voir Mlle Simone sortir à pied, en compagnie de miss Lydia Dodge, se rendant sans doute à la messe. Vers quatre heures, M. de Combelaine se présenta à l'hôtel et fut reçu... Mais le lundi, dans l'après-midi, le docteur arriva tout essoufflé. Il apportait une grosse nouvelle, une nouvelle qui, depuis le matin, circulait sur les boulevards et qui s'était confirmée à l'heure de la Bourse. Le directeur de la Caisse rurale, le baron Verdale, avait levé le pied, emportant à ses actionnaires une somme énorme. Selon les uns, il avait réussi à gagner l'Angleterre; selon les autres, il avait été arrêté à la frontière belge, porteur d'un sac de voyage bourré de valeurs... --Oui, c'est une grave nouvelle, approuva Raymond, mais qui n'empêchera pas le mariage de M. de Combelaine... C'est demain mardi, et rien n'annonce cet événement décisif sur lequel vous comptiez... Le docteur garda le silence... Il commençait à se sentir décontenancé... Que faisait donc Cornevin?... Des doutes lui venaient, et il n'osait dire: --Agissez. La nuit fut pour Raymond une longue agonie, et le jour était à peine levé, qu'il s'établissait derrière sa persienne, guettant les mouvements de l'hôtel de Maillefert... Déjà tous les domestiques étaient debout... On retirait les voitures des remises, les palefreniers préparaient les harnais... Le suisse avait la tenue des grands jours. A neuf heures, des équipages commencèrent à se succéder, d'où descendaient en grande toilette la princesse d'Eljonsen, le docteur Buiron, le duc et la duchesse de Maumussy, puis enfin, sévèrement vêtu de noir, ganté et cravaté de blanc... le comte de Combelaine. Plus de doute!... le mariage allait avoir lieu. --Allons, murmura Raymond, que ma destinée s'accomplisse!... Et, glissant dans ses poches ses deux revolvers, il se dirigea en toute hâte vers la mairie du Palais-Bourbon, située tout près, rue de Grenelle... Là aussi, tout était en mouvement... Les garçons couraient le long des escaliers et des corridors, portant des tapis, des fauteuils, des tentures... Raymond arrêta l'un d'eux. --Pourquoi ces préparatifs? lui demanda-t-il. --Pour une noce... une noce dans le grand genre. C'est un comte qui épouse la fille d'une duchesse... Et cet honnête garçon disait quel escalier prendrait la noce, quelles pièces elle traverserait, et dans quel salon le mariage serait célébré... --Je vous remercie, mon ami, dit Raymond. Et, calme comme un homme qui n'a plus de sacrifice à faire, il se mit à choisir la place la plus favorable à son dessein. Il ne réfléchissait plus, toutes ses idées étaient comme figées dans son cerveau, et même il souffrait moins, car toutes ses angoisses avaient cessé et il se disait que dans quelques instants tout serait fini. --Il s'agit de ne pas le manquer, pensait-il, et de ne tirer qu'à bout portant... Et il tendait le bras, constatant avec une sorte d'orgueil farouche que son bras ne tremblait pas... Cependant un frisson terrible le secoua de la nuque aux talons, lorsqu'il entendit dans la cour un roulement de voitures. Il courut à la fenêtre... --C'est bien eux!... dit-il. Mais lorsqu'il revint prendre son poste, il se trouva en face d'un homme aux épaules carrées, au visage rayonnant d'intelligence et d'énergie, vêtu comme l'étaient en 1851 les palefreniers du palais de la Présidence. Cet homme lui prit le bras et, le serrant à lui arracher un cri: --Malheureux! dit-il, que voulez-vous faire?... Une stupeur immense serrait la gorge de Raymond jusqu'à l'empêcher d'articuler une syllabe. Cet inconnu, il le reconnaissait... Il retrouvait dans ses yeux le regard de l'Anglais qui l'avait protégé le jour de l'enterrement de Victor Noir, et dans sa voix l'accent du manœuvre qui lui avait sauvé la vie le soir de l'arrestation de Rochefort. --Vous!... balbutia-t-il enfin. --Oui, moi!... répondit l'homme. Et tout de suite, d'un ton bref: --Pourquoi ces armes que je devine sous vos vêtements? Raymond n'essaya pas de nier. --Je ne voyais plus, prononça-t-il, aucun moyen au monde d'empêcher l'assassin de mon père d'épouser la femme que j'aime... D'un geste impérieux l'homme l'interrompit: --Ne saviez-vous donc pas que je veillais? fit-il... --Pardonnez-moi, seulement... --Pensiez-vous que je souffrirais ce crime ajouté à tant d'autres crimes?... Raymond, tristement, secouait la tête. --Vous poursuiviez une œuvre formidable, monsieur, dit-il... Vous ignoriez que mon amour, c'est mon existence même... J'avais tenté de vous rejoindre... Une fois encore l'homme l'arrêta. --Les événements, reprit-il, dominaient ma volonté. Découvert, j'étais écrasé, et pour vous surtout je voulais vaincre... Au bas du grand escalier de la mairie retentissait comme un brouhaha de foule. --Entendez-vous!... murmura Raymond. --Oui, mais nous avons une minute encore. Écoutez-moi donc. Un jour, il y a de cela dix-huit ans, je fus enlevé, déporté, et comme supprimé du monde. Je laissais à Paris une femme que j'adorais et cinq enfants sans fortune, sans amis, sans pain... Tous devaient périr, les enfants à l'hôpital, la femme Dieu sait où. Grâce à votre mère, tous ont été sauvés, monsieur Delorge... Et, si je suis ici, c'est qu'à la noble femme qui m'a rendu mes enfants je veux rendre son fils... Le bruit croissait dans l'escalier. --Monsieur, fit Raymond, monsieur... --Silence! prononça l'homme. Et quoi que vous puissiez voir ou entendre, si loin que vous semblent aller les choses, pas un mot, pas un geste. Je suis là!... Et il attira Raymond dans l'embrasure sombre d'une porte, où ils devaient rester inaperçus... Il était temps. La noce, ainsi que s'exprimeraient les garçons de la mairie, atteignait le palier. La première, s'avançait Mlle Simone de Maillefert, plus blanche que ses vêtements blancs, plus blanche que la couronne virginale qui ceignait son front... Elle s'appuyait au bras du duc de Maumussy, tout chamarré de décorations et plus que jamais justifiant, par son attitude, son surnom de «dernier des gentilshommes...» A voir ainsi Mlle Simone, Raymond sentait tout son sang affluer à son cerveau, et il chancelait à ce point d'en être réduit à s'appuyer au mur... Et cependant, circonstance étrange, dans les yeux et sur les lèvres de cette tant aimée de son âme, il lui semblait surprendre comme un rayon, comme un sourire d'espoir... Mais elle passait, et après elle venaient Combelaine, effrayant de calme, et la princesse d'Eljonsen et la duchesse de Maillefert, puis Mme de Maumussy et le docteur Buiron, puis deux ou trois autres personnes seulement; car il était impossible de donner quelque solennité à ce mariage, alors que l'héritier du nom, le dernier des ducs de Maillefert, était en prison, accusé de détournements et de faux... [Illustration:--Je n'ai rien oublié de ce que m'a commandé monsieur le baron.] --Venez, maintenant, dit l'homme en entraînant Raymond dans la salle des mariages, où ils se dissimulèrent derrière un groupe de garçons... Le maire venait d'arriver. C'était un grand vieillard, très sec et encore plus chauve, grave comme la loi dont il était le représentant... Il se tenait debout, ceint de son écharpe, derrière une table couverte d'un tapis vert, la main sur un gros volume, le Code, jauni et déchiqueté par l'usage... --Monsieur, murmurait Raymond, monsieur, qu'attendez-vous donc?... --Chut! fit l'homme... Le maire, d'une voix paternelle, venait d'entamer un petit discours où il retraçait les joies paisibles d'une union bien assortie et les devoirs réciproques des époux... Il promenait sur l'assistance des regards satisfaits, semblant quêter des approbations aux passages à effet. Pourtant, il s'embrouilla vers la fin et, ne retrouvant pas le fil, bien vite il passa aux formules ordinaires. Déjà il posait la question fatidique: «Consentez-vous?...» Lorsque tout à coup: --Ce mariage est impossible!... s'écria le compagnon de Raymond. Violemment, M. de Combelaine se retourna, et apercevant cet homme vêtu de l'uniforme des anciens palefreniers de l'Élysée: --Laurent Cornevin!... s'écria-t-il. Mais c'était un redoutable adversaire que le comte de Combelaine... Il trouva en lui assez d'énergie pour dominer son trouble, et reprenant son impudence superbe: --De quel droit, fit-il, cet homme interrompt-il cette solennité?... --Du droit, répondit Cornevin, qu'a tout honnête homme d'empêcher un misérable, qui est marié, de contracter un second mariage. L'embarras du maire se lisait sur son maigre visage. --M. le comte de Combelaine a été marié, c'est vrai, dit-il, mais nous avons en bonne et due forme l'acte de décès de sa première femme, Marie-Sidonie... Cornevin s'était avancé, écrasant de toute la hauteur de son honnêteté les gens qui l'entouraient. --Il se peut que vous ayez un acte de décès, monsieur le maire, prononça-t-il d'une voix forte; il n'en est pas moins vrai que le cercueil de Marie-Sidonie, au cimetière Montmartre, est vide... Il est des témoins. En attendant une enquête, j'en appelle à Mme la duchesse de Maillefert et à Raymond Delorge, ici présents... N'importe, Combelaine protestait encore. --Ma femme, dit-il, est morte en Italie. --Assez!... interrompit Cornevin d'un accent d'autorité irrésistible, assez, et puisque vous le voulez, monsieur de Combelaine, je vais dire l'histoire de votre mariage... Vous trouvant à une de ces heures de détresse honteuse si fréquentes dans votre vie, vous avez épousé, pour vous emparer de cent mille francs qu'elle possédait, une malheureuse orpheline... Songiez-vous déjà à vous en défaire? Le fait est que vos plus intimes amis ont toujours ignoré ce mariage, et que personne n'a jamais connu la comtesse de Combelaine... Au bout de six mois, les cent mille francs étaient dévorés et vous étiez liés pour la vie... Mais vous êtes un homme d'expédients et le Code a de prodigieuses lacunes et d'étranges indulgences... En moins d'un an, vous parveniez à corrompre votre femme et à la jeter aux bras d'un amant... Puis, un soir, vous apparaissiez, armé de cet article terrible qui donne au mari outragé le droit de vie et de mort... Vous parliez haut, la loi était pour vous... Pour racheter sa vie, Marie-Sidonie consentit à passer pour morte et à quitter la France, et quelques mois plus tard vous receviez d'Italie un cercueil, qui ne contenait que du sable et un acte de décès, qui est un faux... Tout s'écroulait autour de Combelaine... Et cependant, au milieu des décombres de ses espérances, il se débattait toujours. --Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il. Cornevin riait d'un rire terrible. --Est-ce des preuves que vous demandez? fit-il. Soyez tranquille, j'en ai, car je connais toute votre vie, depuis le jour ou Mme d'Eljonsen vous a lancé dans le monde. Je sais comment un vol au jeu vous a fait chasser de l'armée; j'étais là quand vous avez assassiné le général Delorge; je prouverai que c'est vous qui êtes coupable du détournement et des faux qu'on attribue à M. Philippe de Maillefert... S'il faut enfin le témoignage de Marie-Sidonie, soyez tranquille, je sais où la trouver... La bête fauve qui, se voyant forcée, cherche une issue pour fuir, n'a pas de regards plus atroces que ceux du comte de Combelaine pendant que parlait Laurent Cornevin. Tout à coup: --Monsieur, dit-il au maire, confondu de stupeur, il faut que je vous parle, seul, à l'instant... --Suivez-moi donc dans mon cabinet, répondit le magistrat municipal... Tous deux disparurent par une petite porte; mais presque aussitôt le maire reparut seul et, d'un air inconcevablement troublé: --Parti!... bégaya-t-il. Mon cabinet a une seconde porte qui donne sur le vestibule, de sorte que... --Le misérable a filé, n'est-ce pas? acheva Cornevin. Qu'importe! M. Barban d'Avranchel a décerné contre lui un mandat d'amener; on le retrouvera... Il riait... Il voyait, un à un, gagner doucement la porte et s'esquiver les invités de ce mariage, le duc de Maumussy et le docteur Buiron, qui devaient être les témoins de Combelaine; puis la princesse d'Eljonsen, Mme de Maumussy et les autres... Si bien que, dans cette vaste salle de la mairie, il ne restait plus avec Laurent Cornevin que la duchesse de Maillefert, Mlle Simone et Raymond... Pour la première fois de sa vie, peut-être, Mme de Maillefert était sincèrement émue. Saisissant les mains de Cornevin: --Que ne vous dois-je pas, monsieur! commença-t-elle. Béni soit Dieu, qui m'a inspiré de me confier à vous!... Tout ce que vous m'aviez promis, vous l'avez tenu... Il n'y a plus maintenant que mon malheureux fils.... --M. Philippe, madame, vous sera rendu aujourd'hui même... La justice a reconnu qu'en toute cette affaire il n'a été que très... imprudent. Le déficit de la Caisse rurale est comblé... --Et comblé par vous, n'est-ce pas, monsieur! C'est l'honneur que vous nous rendez, la vie, la fortune! Comment nous acquitter jamais?... Du coin de l'œil, Cornevin observait Raymond et Mlle Simone, qui, réfugiés dans l'embrasure d'une fenêtre, pleuraient,--mais des larmes de joie, cette fois. Les montrant à la duchesse de Maillefert: --Vous savez ce que vous m'avez promis, madame, dit-il... --Avant un mois, monsieur, ma fille sera Mme Delorge, répondit la duchesse. Cornevin triomphait, mais il était de ces forts que n'étourdit pas le succès. S'approchant de Raymond: --Tout n'est pas fini, mon cher ami, lui dit-il; tant que Combelaine ne sera pas sous clef, je tremblerai... Il faut que je vous quitte... Vous êtes poursuivi pour votre affiliation à la Société des Amis de la justice; mais voici un sauf-conduit du juge chargé de l'instruction... Rentrez donc chez vous, où votre mère doit se mourir d'inquiétude; avant deux heures, je vous y aurai rejoint... Ayant pressé contre ses lèvres la main de Mlle Simone et salué la duchesse de Maillefert, Raymond se précipita dehors. Aussi bien se sentait-il devenir fou. Tant de bonheur succédant à de si effroyables angoisses! Il se demandait s'il ne rêvait pas... C'est donc en fondant en larmes que, en arrivant rue Blanche, il se jeta dans les bras de sa mère et de sa sœur. --Tout est donc sauvé? lui dit à l'oreille Mlle Pauline. Il la regarda et, la voyant rougir: --Tu savais donc?... fit-il. --Beaucoup de choses... Jean m'écrivait pour moi seule, de sorte que... Oh! mais je viens de tout avouer à maman. --Il y aura donc deux mariages, dit Raymond... Mais sa joie ne lui faisait pas oublier le docteur Legris. Il se hâta de lui écrire, le priant de venir bien vite, et il expédia Krauss à Montmartre... Après quoi il se réfugia dans son cabinet de travail, sentant le besoin d'être seul pour se remettre un peu, pour ressaisir ses idées, pour s'accoutumer à la certitude de son bonheur... Et il y était depuis une demi-heure environ, lorsqu'il entendit dans le corridor une voix d'homme très forte, très impérieuse, qui parlementait avec la vieille bonne et qui répétait son nom avec une insistance singulière... Il se levait pour aller voir, lorsque la porte de son cabinet s'ouvrit brusquement... M. de Combelaine entra... Il portait encore ses habits de noce, mais en quel désordre!... Sa cravate était arrachée, et ses gants blancs pendaient en lambeaux à ses mains... Il referma sur lui la porte à double tour et, se campant devant Raymond, les bras croisés, livide, les yeux injectés de sang: --C'est moi, fit-il, d'une voix étranglée, moi!... Vous l'emportez. Non content de me perdre, vous m'avez enlevé mes dernières ressources. Flora Misri a disparu; Verdale est en prison. Pendant que j'étais à la mairie, la justice a pénétré chez moi et y a saisi tout ce que je possédais d'argent et de valeurs. Ainsi, la fuite même m'est interdite. C'est trop. Il est des gens qu'il est dangereux de ne pas laisser fuir... --Que voulez-vous? demanda Raymond, dont l'œil ne quittait pas un revolver placé sur le bureau, à sa portée. M. de Combelaine se rapprocha. --Dix fois, répondit-il, vous m'avez fait offrir un combat... Je viens vous dire que je suis à vos ordres... C'était à ne pas croire à l'impudence de ce misérable, qui, démasqué enfin, poursuivi, venait proposer un duel, le suprême expédient des gens d'honneur. --Vous oubliez, prononça froidement Raymond, que je n'ai qu'à appeler pour que montent les agents chargés de vous arrêter. Une convulsion de rage contracta le visage de Combelaine. --Nous sommes seuls, dit-il, et avant qu'on ne vienne!... Puis, avec une violence effroyable: --Il y a des armes, ici!... Avez-vous peur?... Que vous dire pour vous fouetter le sang!... Faut-il vous rappeler le jardin de l'Élysée?... Faut-il vous rappeler qu'il n'y a pas une heure, la femme que vous aimez s'appuyait à mon bras, qu'elle allait être à moi et que je l'adore!... Avec un homme de sang-froid il eût perdu son temps... Mais Raymond frémissait de toutes les colères qu'il avait dévorées depuis tant d'années; il tressaillait d'une volupté farouche à l'idée de sentir les chairs du misérable tressaillir sous son fer... Saisissant donc une épée de combat à une panoplie, il la jeta aux pieds de Combelaine... Et, s'emparant de l'épée placée en travers du portrait du général Delorge, il la tira de son fourreau, scellé de cire rouge, et tomba en garde en criant: --Soit!... Un combat, et que Dieu décide!... Défends-toi. Déjà M. de Combelaine attaquait avec une fureur aveugle, précipitant ses coups, et c'était effroyable, cette lutte mortelle en un si étroit espace. La maison entière retentissait des froissements de l'acier, du choc des meubles renversés, du fracas des mille objets qui, en tombant, se brisaient, et aussi des rauques clameurs de Combelaine, qui avait gardé, du temps où il était prévôt on ne sait où, l'habitude de crier sous les armes... Pour la seconde fois, Raymond venait d'être touché au cou, et sa blessure, bien qu'insignifiante, saignait abondamment, lorsque la porte du cabinet vola en éclats sous le choc d'une épaule d'hercule. Dans le corridor se pressaient effarés Laurent Krauss, Cornevin, le docteur Legris, M. de Boursonne, Mme Delorge et le bonhomme Ducoudray... --Que personne n'entre! cria Raymond d'une voix terrible, cet homme est à moi! Cornevin, que personne n'entre! Ces vingt mots faillirent lui coûter la vie... Combelaine lui portait, à fond, un coup droit terrible. Il le para cependant et, sautant de côté, il se trouva placé sous le portrait de son père... juste dessous... Et lorsque Combelaine, résolu à se faire tuer pourvu qu'il tuât, se jetait en avant, c'est le visage du général Delorge qu'il aperçut, c'est les yeux de l'homme qu'il avait assassiné que ses yeux rencontrèrent... --Lui!... fit-il, terrifié comme à la vue d'un spectre, lui, le général!... Il n'acheva pas. L'épée de Raymond venait de lui entrer dans la poitrine et ressortait de trois pouces un peu au-dessous de l'épaule. Le misérable, lâchant son épée, battit l'air de ses mains, une écume sanglante frangea ses lèvres, un dernier blasphème s'éteignit dans sa gorge... Il tomba, la face contre terre... Il était mort!... VII Enfin apparaissait, véritablement admirable, l'œuvre de Laurent Cornevin. Que d'énergie et de patience ne lui avait-il pas fallu pour reconstituer pièce à pièce la vie entière de Combelaine et de ses complices, pour ruiner silencieusement et sûrement l'édifice compliqué de leurs intrigues! Et nul ne l'avait aidé, en cette tâche périlleuse, que sa courageuse femme. Car, à ce dernier voyage, il n'avait pu résister à l'ardent désir de la revoir, et c'est chez elle, rue de la Chaussée-d'Antin, qu'il s'était tenu caché pendant les derniers mois de la lutte... Mais il était vengé... Et c'est de sa bouche que Mme Delorge et Raymond apprirent enfin ce qui s'était passé dans le jardin de l'Élysée. Voici ce qu'il raconta: --J'étais de service, dans la nuit du dimanche au lundi, lorsque tout à coup, sur les onze heures, j'entends appeler: «--Garde d'écurie!... «J'accours, et je me trouve en présence de M. de Maumussy. «--Prends, me commande-t-il, une lanterne, et suis-moi! «J'obéis, et nous arrivons à la grande allée, derrière la charmille. «Là, deux hommes, le général Delorge et M. de Combelaine, discutaient: le général très calme, Combelaine furibond. «Combelaine avait tiré son épée; il disait: «--Vous allez, sur l'honneur de vos épaulettes, me jurer de ne pas dire un mot du secret que vous m'avez arraché. «--C'est bien malgré moi que je suis devenu votre confident, répondait le général; ainsi je dirai ce que bon me semblera, ce que l'honneur me commande de dire. «M. de Maumussy intervint. «--Nous ne pouvons, général, vous laisser partir ainsi. «--Que prétendez-vous donc? «--J'ai mon épée, s'écria Combelaine; vous avez la vôtre... «--Je ne me battrai pas avec vous, prononça froidement le général; laissez-moi donc passer... «Mais Combelaine s'était jeté en travers de l'allée et, fou de rage: «--Tu ne passeras pas, répétait-il, tu vas te battre... «--Et moi, reprit le général, je vous répète que je ne me battrai pas avec un homme qui a été chassé de l'armée pour avoir été surpris trichant au jeu... «Combelaine avait bondi en arrière; il porta au général un terrible coup d'épée en criant: «--Voilà qui t'empêchera de nous trahir!... «Immédiatement le général s'affaissa, et Combelaine et Maumussy s'enfuirent. «Moi, je m'agenouillai près du général. «Déjà il râlait. «--Je suis mort, me dit-il; adosse-moi à un arbre. «Je fis ce qu'il me demandait, et alors: «--J'ai dans ma poche, reprit-il, un calepin; donne-le moi... «Je le lui donnai, et tout de suite, faisant un grand effort, il arracha un feuillet et, à la lueur de ma lanterne, il écrivit au crayon: «--Je meurs, lâchement assassiné par Combelaine, assisté de Maumussy, parce que j'ai découvert que demain... «Les forces lui manquant pour achever la phrase, il signa; puis: «--Jure-moi, me dit-il, d'une voix à peine distincte, que tu remettras ce billet à ma femme. «Je jurai, mais je doute qu'il entendit mon serment. Le hoquet venait de le prendre, il agonisait... «Il avait rendu le dernier soupir, lorsque Combelaine et Maumussy reparurent l'instant d'après. «Ils tinrent conseil un moment à voix basse, puis ils tirèrent du fourreau l'épée du général et la jetèrent à terre. Je les aidai ensuite à transporter le corps dans une ancienne sellerie qui, pour le moment, ne servait plus... «Je pensais qu'on m'oubliait. Je me trompais. «Le lendemain, je me rendis à Passy pour remplir les dernières volontés du général. Malheureusement, Mme Delorge ne put me recevoir. Comme je quittais sa maison, deux inconnus s'approchèrent de moi, qui me demandèrent ce que je voulais à la veuve du général. Je répondis que cela ne les regardait pas. «--En ce cas, me dirent-ils, nous vous arrêtons. «Le calepin du général, resté à terre, avait mis Combelaine sur la trace du billet que je possédais, et il le voulait, à tout prix... Mais je m'étais juré qu'il ne l'aurait pas... Et en prononçant ces derniers mots, Cornevin remettait à Mme Delorge ces quelques lignes écrites par son mari expirant... Certes, la mort de Combelaine était trop douce pour un tel misérable, mais elle avait cet immense avantage de rendre impossible un procès scandaleux d'où l'honneur des Maillefert ne fût pas sorti parfaitement intact. Dès le lendemain, le déficit de la Caisse rurale étant comblé, M. Philippe de Maillefert était remis en liberté et partait pour l'Italie, bien corrigé, jurait-il, mais emmenant toutefois Mme Lucy Bergam. Moins heureux, M. Verdale passait en cours d'assises. Il était acquitté, c'est vrai, mais il n'en restait pas moins déshonoré et ruiné... Grollet, lui, convaincu par M. Barban d'Avranchel d'avoir été le complice de Combelaine, lors de l'attentat dont Raymond Delorge avait failli être la victime, Grollet, le faux témoin de 1851, en fut quitte pour dix ans de réclusion... M. de Maumussy ne connut pas cette condamnation. Le lendemain de la mort de Combelaine, il s'était mis au lit, et après quinze jours d'une maladie mal définie, il expirait. Une fois encore le mot de poison fut prononcé. Les bruits qui circulèrent étaient-ils fondés? La duchesse de Maumussy seule eût pu le dire. Mais déjà elle s'occupait de tout autre chose, ayant signé un engagement avec le directeur d'un théâtre américain... Déjà, à cette époque, la duchesse de Maillefert avait tenu sa parole, et la malheureuse Simone de Maillefert était devenue l'heureuse Mme Raymond Delorge. Le même jour, avait été célébré le mariage de Mlle Pauline Delorge et de Jean Cornevin. Même, en cette occasion, Mme Flora Misri avait eu un terrible crève-cœur. Elle avait voulu doter son neveu, elle avait espéré... Le docteur Legris et M. Ducoudray avaient été obligés de lui expliquer que son argent était de celui que d'honnêtes gens ne sauraient toucher, et qu'elle ne devait plus avoir qu'un but: se faire oublier!... --Mon Dieu! que vais-je donc faire de mes millions! s'était-elle écriée, regrettant peut-être Victor... Hélas! les jours néfastes étaient proches. L'Empire, avec une vitesse vertigineuse, roulait sur les pentes de l'abîme... Aux complots et aux émeutes succédait le plébiscite, puis venait la guerre, déclarée d'un cœur léger, puis les défaites, puis Sedan. C'en était fait. Toutes les prospérités mensongères de dix-huit années aboutissaient à des désastres sans exemple, à l'invasion. Engagés le même jour dans un régiment de ligne, Raymond Delorge, Jean et Léon Cornevin, se trouvèrent enfermés à Belfort, et n'eurent pas à subir l'humiliation d'une capitulation... M. Philippe, lui, sut retrouver dans ses veines le sang de ses ancêtres... Nommé chef d'un bataillon de mobiles, il reçut l'ordre, un jour, d'enlever une barricade prussienne... Ses hommes hésitaient.. --Cent louis, cria-t-il, que je me fais tuer!... Ayant dit, il poussa son cheval en avant, et tomba criblé de balles. Mais la barricade fut prise... Et si vous passez par les Rosiers, vous trouverez presque sûrement, à l'auberge du _Soleil levant_, M. Bizet de Chenehutte, lequel, après vous avoir conté cette histoire, vous proposera de vous faire visiter le château de Maillefert, magnifiquement restauré, car il en a les clefs. C'est la gloire de sa vie d'être l'ami de Raymond et de sa femme, et de la famille Cornevin, et de M. de Boursonne, et du docteur Legris... FIN Sceaux.--Imprimerie Charaire et fils. End of the Project Gutenberg EBook of La dégringolade, by Émile Gaboriau *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DÉGRINGOLADE *** ***** This file should be named 39031-0.txt or 39031-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/9/0/3/39031/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.