The Project Gutenberg eBook of L’Ingénu, by Voltaire This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L’Ingénu Author: Voltaire Release Date: February 20, 2002 [eBook #4651] [Most recently updated: May 6, 2022] Language: French Character set encoding: UTF-8 Produced by: Carlo Traverso *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L’INGÉNU *** OEUVRES DE VOLTAIRE. TOME XXXIII. DE L’ IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT, RUE JACOB, N° 24. OEUVRES DE VOLTAIRE. AVEC PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC. PAR M. BEUCHOT. TOME XXXIII. ROMANS. TOME I. A PARIS, CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE, RUE DE L’ÉPERON, N° 6. WERDET ET LEQUIEN FILS, RUE DU BATTOIR, N° 2O. MDCCCXXIX. L’INGÉNU, HISTOIRE VÉRITABLE TIRÉE DES MANUSCRITS DU P. QUESNEL. 1767. Préface de l’Éditeur CHAPITRE I. CHAPITRE II. CHAPITRE III. CHAPITRE IV. CHAPITRE V. CHAPITRE VI. CHAPITRE VII. CHAPITRE VIII. CHAPITRE IX. CHAPITRE X. CHAPITRE XI. CHAPITRE XII. CHAPITRE XIII. CHAPITRE XIV. CHAPITRE XV. CHAPITRE XVI. CHAPITRE XVII. CHAPITRE XVIII. CHAPITRE XIX. CHAPITRE XX. Préface de l’Éditeur L’INGÉNU, _histoire véritable, tirée des manuscrits du P. Quesnel_, 1767, deux parties, petit in-8°, fut, dans quelques éditions, intitulé: _Le Huron, ou l’Ingénu_. L’ouvrage se vendait publiquement en septembre 1767, mais au bout de huit ou dix jours il fut saisi; et le prix, qui était de trois livres, monta à vingt-quatre[1]. [1] Mémoires secrets, du 13 septembre 1767. Trois ans après, on vit paraître _L’ Ingénue, ou l’Encensoir des dames, par la nièce à mon oncle_, Genève et Paris, chez Desventes, 1770, in-12. Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres, sont de Voltaire. Les notes signées d’un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet et Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de chacun. Les additions que j’ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un—, et sont, comme mes notes, signées de l’initiale de mon nom. BEUCHOT. 4 octobre 1829. L’INGÉNU. CHAPITRE I. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un Huron. Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d’Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences, et s’en retourna en Irlande par le même chemin qu’elle était venue. Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là, et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu’il porte encore, comme un chacun sait. En l’année 1689, le 15 juillet au soir, l’abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l’âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l’avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c’est qu’il était le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il s’amusait avec Rabelais: aussi tout le monde disait du bien de lui. Mademoiselle de Kerkabon, qui n’avait jamais été mariée, quoiqu’elle eût grande envie de l’être, conservait de la fraîcheur à l’âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote. Le prieur disait à sa soeur, en regardant la mer: Hélas! c’est ici que s’embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate _l’Hirondelle_, en 1669, pour aller servir en Canada. S’il n’avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore. Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l’a dit? Il est certain que si elle n’avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie; c’était une femme charmante; et notre frère qui avait beaucoup d’esprit aurait fait assurément une grande fortune. Comme ils s’attendrissaient l’un et l’autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bâtiment qui arrivait avec la marée: c’étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d’attention qu’on avait pour elle. Il n’en fut pas de même d’un jeune homme très bien fait qui s’élança d’un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à-vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n’étant pas dans l’usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée; l’air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d’eau des Barbades, et dans l’autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à mademoiselle de Kerkabon et à monsieur son frère; il en but avec eux: il leur en fit reboire encore, et tout cela d’un air si simple et si naturel, que le frère et la soeur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu’il n’en savait rien, qu’il était curieux, qu’il avait voulu voir comment les côtes de France étaient faites, qu’il était venu, et allait s’en retourner. Monsieur le prieur jugeant à son accent qu’il n’était pas Anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. Je suis Huron, lui répondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur: Ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose! qu’il a une belle peau pour un Huron! Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur. Elle fesait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste. Le bruit se répandit bientôt qu’il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s’empressa d’y venir souper. L’abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes furent du souper. On plaça l’étranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l’interrogeait à-la-fois; le Huron ne s’en émouvait pas. Il semblait qu’il eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke, _Nihil admirari_. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec assez de douceur, mais avec un peu de fermeté: Messieurs, dans mon pays on parle l’un après l’autre; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m’empêchez de vous entendre? La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments: il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s’emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu’il se trouvât, et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d’un demi-pied: Monsieur, comment vous nommez-vous? On m’a toujours appelé l’Ingénu, reprit le Huron, et on m’a confirmé ce nom en Angleterre, parceque je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? C’est qu’on m’y a mené; j’ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m’être assez bien défendu; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parcequ’ils sont braves et qu’ils sont aussi honnêtes que nous, m’ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j’acceptai le dernier parti, parceque de mon naturel j’aime passionnément à voir du pays. Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère? C’est que je n’ai jamais connu ni père ni mère, dit l’étranger. La compagnie s’attendrit, et tout le monde répétait, _Ni père, ni mère!_ Nous lui en servirons, dit la maîtresse de la maison à son frère le prieur: que ce monsieur le Huron est intéressant! L’Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu’il n’avait besoin de rien. Je m’aperçois, monsieur l’Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu’il n’appartient à un Huron. Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d’amitié, m’enseigna sa langue; j’apprends très vite ce que je veux apprendre. J’ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français réfugiés que vous appelez _huguenots_, je ne sais pourquoi; il m’a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue; et dès que j’ai pu m’exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parceque j’aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions. L’abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la hurone, l’anglaise, ou la française. La hurone, sans contredit, répondit l’Ingénu. Est-il possible? s’écria mademoiselle de Kerkabon; j’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton. Alors ce fut à qui demanderait à l’Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait _taya_: comment on disait manger, et il répondait _essenten_. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l’amour; il lui répondit _trovander_[a]; et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. _Trovander_ parut très joli à tous les convives. [a] Tous ces noms sont en effet hurons. Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire hurone dont le révérend P. Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l’aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l’Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l’aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français. L’interrogant bailli, qui jusque-là s’était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilité qu’auparavant, de quoi l’Ingénu ne s’aperçut pas. Mademoiselle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on fesait l’amour au pays des Hurons. En fesant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n’était pas si aise; elle fut un peu piquée que la galanterie ne s’adressât pas à elle; mais elle était si bonne personne, que son affection pour le Huron n’en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maîtresses en Huronie. Je n’en ai jamais eu qu’une, dit l’Ingénu; c’était mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l’hermine n’est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l’était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre; je le sus, j’y courus, je terrassai l’Algonquin d’un coup de massue, je l’amenai, aux pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés. Les parents d’Abacaba voulurent le manger, mais je n’eus jamais de goût pour ces sortes de festins; je lui rendis sa liberté, j’en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu’elle me préféra à tous ses amants. Elle m’aimerait encore si elle n’avait pas été mangée par un ours: j’ai puni l’ours, j’ai porté longtemps sa peau; mais cela ne m’a pas consolé. Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d’apprendre que l’Ingénu n’avait eu qu’une maîtresse, et qu’Abacaba n’était plus; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l’Ingénu; on le louait beaucoup d’avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin. L’impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu’à s’informer de quelle religion était M. le Huron; s’il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote? Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. Hélas! s’écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n’ont pas seulement songé à le baptiser. Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les révérends pères jésuites ne les ont pas tous convertis? L’Ingénu l’assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n’avait changé d’opinion, et que même il n’y avait point dans sa langue de terme qui signifiât _inconstance_. Ces derniers mots plurent extrêmement à mademoiselle de Saint-Yves. Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à M. le prieur; vous en aurez l’honneur, mon cher frère; je veux absolument être sa marraine: M. l’abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts: ce sera une cérémonie bien brillante; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini. Toute la compagnie seconda la maîtresse de la maison; tous les convives criaient: Nous le baptiserons! L’Ingénu répondit qu’en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu’il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d’eau des Barbades, et chacun s’alla coucher. Quand on eut reconduit l’Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d’une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu’il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu’il reposait dans la plus belle attitude du monde. CHAPITRE II Le Huron, nommé l’Ingénu, reconnu de ses parents. L’Ingénu, selon sa coutume, s’éveilla avec le soleil, au chant du coq, qu’on appelle en Angleterre et en Huronie _la trompette du jour_. Il n’était pas comme la bonne compagnie, qui languit dans un lit oiseux jusqu’à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d’heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces de gibier à balle seule, lorsqu’en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu’il portait toujours à son cou, il les pria de l’accepter en reconnaissance de leur bonne réception. C’est ce que j’ai de plus précieux, leur dit-il; on m’a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux. Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l’Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse. Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s’il y avait des peintres en Huronie. Non, dit l’Ingénu; cette rareté me vient de ma nourrice; son mari l’avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c’est tout ce que j’en ai su. Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s’émut, ses mains tremblèrent. Par Notre-Dame de la Montagne, s’écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme! Mademoiselle, après les avoir considérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux étaient saisis d’étonnement et d’une joie mêlée de douleur; tous deux s’attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s’arrachaient les portraits; chacun d’eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dévoraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l’un après l’autre, et tous deux à-la-fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le départ du capitaine; ils se souvenaient d’avoir eu nouvelle qu’il avait été jusqu’au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n’en avaient jamais entendu parler. L’Ingénu leur avait dit qu’il n’avait connu ni père ni mère. Le prieur, qui était homme de sens, remarqua que l’Ingénu avait un peu de barbe; il savait très bien que les Hurons n’en ont point. Son menton est cotonné, il est donc fils d’un homme d’Europe; mon frère et ma belle-soeur ne parurent plus après l’expédition contre les Hurons, en 1669: mon neveu devait alors être à la mamelle: la nourrice hurone lui a sauvé la vie et lui a servi de mère. Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l’embrassaient en versant des larmes; et l’Ingénu riait, ne pouvant s’imaginer qu’un Huron fût neveu d’un prieur bas-breton. Toute la compagnie descendit; M. de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l’Ingénu; il fit très habilement remarquer qu’il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l’un et de l’autre. Mademoiselle de Saint-Yves, qui n’avait jamais vu le père ni la mère, assura que l’Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l’enchaînement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l’Ingénu, qu’il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu’il aimait autant l’avoir pour oncle qu’un autre. On alla rendre grâce à Dieu dans l’église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron d’un air indifférent s’amusait à boire dans la maison. Les Anglais qui l’avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu’il était temps de partir. Apparemment, leur dit-il, que vous n’avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes; je reste ici; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n’ai plus besoin de rien au monde, puisque je suis le neveu d’un prieur. Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l’Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne. Après que l’oncle, la tante, et la compagnie, eurent chanté le _Te Deum_; après que le bailli eut encore accablé l’Ingénu de questions; après qu’on eut épuisé tout ce que l’étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l’abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l’Ingénu au plus vite. Mais il n’en était pas d’un grand Huron de vingt-deux ans, comme d’un enfant qu’on régénère sans qu’il en sache rien. Il fallait l’instruire, et cela paraissait difficile; car l’abbé de Saint-Yves supposait qu’un homme qui n’était pas né en France n’avait pas le sens commun. Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet M. l’Ingénu, son neveu, n’avait pas eu le bonheur de naître en Basse-Bretagne, il n’en avait pas moins d’esprit; qu’on en pouvait juger par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l’avait beaucoup favorisé, tant du côté paternel que du maternel. On lui demanda d’abord s’il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu’il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu’il savait par coeur; qu’il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l’avait amené de l’Amérique à Plymouth, et qu’il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l’interroger sur ces livres. Je vous avoue, dit l’Ingénu, que j’ai cru en deviner quelque chose, et que je n’ai pas entendu le reste. L’abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c’était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. Vous avez sans doute lu la _Bible_? dit-il au Huron. Point du tout, monsieur l’abbé; elle n’était pas parmi les livres de mon capitaine; je n’en ai jamais entendu parler. Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon, ils feront plus de cas d’une pièce de Shakespeare, d’un plum-pudding et d’une bouteille de rum que du Pentateuque. Aussi n’ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu’il soit peu de temps. Quoi qu’il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l’Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l’Ingénu; et il lui fit des révérences plus profondes qu’il n’en avait jamais fait[1] à personne en sa vie. [1] Plusieurs éditions de 1767 portent: _faites_. B. Le bailli, avant de prendre congé, présenta à mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron. CHAPITRE III. Le Huron, nommé l’Ingénu, converti. Monsieur le prieur voyant qu’il était un peu sur l’âge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu’il pourrait lui résigner son bénéfice, s’il réussissait à le baptiser, et à le faire entrer dans les ordres. L’Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse, que quand on frappait dessus, à peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s’effaçait; il n’avait jamais rien oublié. Sa conception était d’autant plus vive, et plus nette, que son enfance n’ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le nouveau _Testament_. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir; mais ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne; et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate, si jamais il rencontrait ces marauds-là. Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps; il loua son zèle; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par coeur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l’abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grâce opéra; l’Ingénu promit de se faire chrétien; il ne douta pas qu’il ne dût commencer par être circoncis; car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce; le plus tôt c’est le mieux. Il ne délibéra point: il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l’opération, comptant réjouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie, quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n’avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fît lui-même l’opération très maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets, auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme. Le prieur redressa les idées du Huron; il lui remontra que la circoncision n’était plus de mode; que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire; que la loi de grâce n’était pas comme la loi de rigueur. L’Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser; et c’était là le plus difficile. L’Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n’y trouvait pas qu’un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l’épître de saint Jacques-le-Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques: _Confessez vos péchés les uns aux autres_. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et saisissant son homme d’un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre à genoux devant lui: Allons, mon ami, il est dit: _Confessez-vous les uns aux autres_; je t’ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d’ici que tu ne m’aies conté les tiens. En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l’église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques-le-Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande, qu’on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n’était pas nécessaire, puisque le baptême tenait lieu de tout. On prit jour avec l’évêque de Saint-Malo, qui, flatté comme on peut le croire de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux équipage, suivi de son clergé. Mademoiselle de Saint-Yves, en bénissant Dieu, mit sa plus belle robe, et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo, pour briller à la cérémonie. L’interrogant bailli accourut avec toute la contrée. L’église était magnifiquement parée; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point. L’oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu’il était à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcoururent les bois et les villages voisins: point de nouvelles du Huron. On commençait à craindre qu’il ne fût retourné en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu’il aimait fort ce pays-là. Monsieur le prieur et sa soeur étaient persuadés qu’on n’y baptisait personne, et tremblaient pour l’âme de leur neveu. L’évêque était confondu et prêt à s’en retourner; le prieur et l’abbé de Saint-Yves se désespéraient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravité ordinaire; mademoiselle de Kerkabon pleurait; mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient témoigner son goût pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu’elles aperçurent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine. Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais la curiosité l’emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sûres de n’être point vues, elles voulurent voir de quoi il s’agissait. CHAPITRE IV. L’Ingénu baptisé. Le prieur et l’abbé étant accourus demandèrent à l’Ingénu ce qu’il fesait là. Eh parbleu! messieurs, j’attends le baptême: il y a une heure que je suis dans l’eau jusqu’au cou, et il n’est pas honnête de me laisser morfondre. Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n’est pas ainsi qu’on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous. Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à sa compagne: Mademoiselle, croyez-vous qu’il reprenne sitôt ses habits? Le Huron cependant repartit au prieur: Vous ne m’en ferez pas accroire cette fois-ci comme l’autre; j’ai bien étudié depuis ce temps-là, et je suis très certain qu’on ne se baptise pas autrement. L’eunuque de la reine Candace[1] fut baptisé dans un ruisseau; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m’avez donné qu’on s’y soit jamais pris d’une autre façon. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière. On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé, l’Ingénu était têtu, car il était breton et huron. Il revenait toujours à l’eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l’avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu’il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n’en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L’évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien: le Huron disputa contre l’évêque. [1] Dans les premières éditions on avait mis: _la reine de Candace_. En corrigeant cette faute, Voltaire mit dans l’_errata_ un _N. B._ en ces termes: «Comment le P. Quesnel aurait-il ignoré que Candace était le nom des belles reines d’Ethiopie, comme Pharaon on Pharou était le ltitre des rois d’Égypte?» B. Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m’a donné mon oncle, un seul homme qui n’ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez. La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à mademoiselle de Saint-Yves qu’à aucune autre personne de la compagnie, qu’il n’avait pas même salué monsieur l’évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu’il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s’adresser à elle dans ce grand embarras; elle la pria d’interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien s’il persistait à vouloir être baptisé dans l’eau courante. Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu’elle sentait d’être chargée d’une si importante commission. Elle s’approcha modestement de l’Ingénu, et lui serrant la main d’une manière tout-à-fait noble: Est-ce que vous ne ferez rien pour moi? lui dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grâce attendrissante. Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez; baptême d’eau, baptême de feu[2], baptême de sang, il n’y a rien que je vous refuse. Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que ni les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l’évêque, n’avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n’en sentait pas encore toute l’étendue. [2] Voyez tome XXVII, page 289. B. Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l’agrément possibles. L’oncle et la tante cédèrent à monsieur l’abbé de Saint-Yves et à sa soeur l’honneur de tenir l’Ingénu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l’asservissait; elle accepta cet honneur sans en connaître les fatales conséquences. Comme il n’y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d’un grand dîner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu’il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le coeur de l’homme. Monsieur l’évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu’il était bien triste qu’on n’en pût faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu avait dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de l’Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s’il serait fidèle à ses promesses. Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de mademoiselle de Saint-Yves? Le Huron s’échauffa; il but beaucoup à la santé de sa marraine. Si j’avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l’eau froide qu’on m’a versée sur le chignon m’aurait brûlé. Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l’allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente. On avait donné le nom d’Hercule au baptisé. L’évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n’avait jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c’était un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait les douze autres, mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler; c’était celui d’avoir changé cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de l’Ingénu qu’il était digne du saint dont il portait le nom. CHAPITRE V. L’Ingénu amoureux. Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dîner mademoiselle de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l’évêque la fît encore participante de quelque beau sacrement avec M. Hercule l’Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n’osait convenir tout-à-fait avec elle-même de ses tendres sentiments; mais, s’il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d’un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive, et sage. Dès que monsieur l’évêque fut parti, l’Ingénu et mademoiselle de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu’ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu’ils se diraient. L’Ingénu lui dit d’abord qu’il l’aimait de tout son coeur, et que la belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n’approchait pas d’elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu’il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l’abbé de Saint-Yves, et qu’elle se flattait d’un consentement commun. L’Ingénu lui répond qu’il n’avait besoin du consentement de personne, qu’il lui paraissait extrêmement ridicule d’aller demander à d’autres ce qu’on devait faire; que, quand deux parties sont d’accord, on n’a pas besoin d’un tiers pour les accommoder. Je ne consulte personne, dit-il, quand j’ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir: je sais bien qu’en amour il n’est pas mal d’avoir le consentement de la personne à qui on en veut: mais, comme ce n’est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n’est pas à eux que je dois m’adresser dans cette affaire, et, si vous m’en croyez, vous vous passerez aussi de monsieur l’abbé de Saint-Yves. On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation, si, le jour baissant, monsieur l’abbé n’avait ramené sa soeur à son abbaye. L’Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long dîner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue hurone pour sa bien-aimée; car il faut savoir qu’il n’y a aucun pays de la terre où l’amour n’ait rendu les amants poètes. Le lendemain son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de mademoiselle de Kerkabon, qui était tout attendrie: Le ciel soit loué de ce que vous avez l’honneur, mon cher neveu, d’être chrétien et Bas-Breton! mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l’âge; mon frère n’a laissé qu’un petit coin de terre qui est très peu de chose; j’ai un bon prieuré; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l’espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse. L’Ingénu répondit: Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c’est que d’être sous-diacre ni que de résigner; mais tout me sera bon pourvu que j’aie mademoiselle de Saint-Yves à ma disposition. Eh! mon Dieu, mon neveu, que me dites-vous là? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie?—Oui, mon oncle.—- Hélas! mon neveu, il est impossible que vous l’épousiez.—Cela est très possible, mon oncle; car non seulement elle m’a serré la main en me quittant, mais elle m’a promis qu’elle me demanderait en mariage; et assurément je l’épouserai.—Cela est impossible, vous dis-je, elle est votre marraine; c’est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul: il n’est pas permis d’épouser sa marraine; les lois divines et humaines s’y opposent.—Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi: pourquoi serait-il défendu d’épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n’ai point vu dans le livre que vous m’avez donné qu’il fût mal d’épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m’aperçois tous les jours qu’on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y fait rien de tout ce qu’il dit: je vous avoue que cela m’étonne et me fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l’enlève, et que je me débaptise. Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu’il aime. L’Ingénu embrassa sa tante. Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout-à-l’heure. On lui expliqua ce que c’était que le pape; et l’Ingénu fut encore plus étonné qu’auparavant. Il n’y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j’ai voyagé, je connais la mer; nous sommes ici sur la côte de l’océan; et je quitterais mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l’aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d’ici, et dont je n’entends point la langue! cela est d’un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l’abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu’à une lieue de vous, et je vous réponds que j’épouserai ma maîtresse dans la journée. Comme il parlait encore, entra le bailli qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. Je vais me marier, dit l’Ingénu en courant; et au bout d’un quart d’heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette qui dormait encore. Ah! mon frère, disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu. Le bailli fut très mécontent de ce voyage; car il prétendait que son fils épousât la Saint-Yves; et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père. CHAPITRE VI. L’Ingénu court chez sa maîtresse, et devient furieux. A peine l’Ingénu était arrivé, qu’ayant demandé à une vieille servante où était la chambre de sa maîtresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s’était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s’était écriée: Quoi! c’est vous! ah! c’est vous! arrêtez-vous, que faites-vous? Il avait répondu: Je vous épouse; et en effet il l’épousait, si elle ne s’était pas débattue avec toute l’honnêteté d’une personne qui a de l’éducation. L’Ingénu n’entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement impertinentes. Ce n’était pas ainsi qu’en usait mademoiselle Abacaba, ma première maîtresse; vous n’avez point de probité; vous m’avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage; c’est manquer aux premières lois de l’honneur; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu. L’Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême; il allait l’exercer dans toute son étendue, lorsqu’aux cris perçants de la demoiselle plus discrètement vertueuse, accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de paroisse. Cette vue modéra le courage de l’assaillant. Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l’abbé, que faites-vous là? Mon devoir, répliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrées. Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l’Ingénu dans un autre appartement. L’abbé lui remontra l’énormité du procédé. L’Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu’il connaissait parfaitement. L’abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l’avantage, et que, sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu’un brigandage naturel. Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses. L’Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite: Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu’il faut entre vous tant de précautions. L’abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. Il y a, dit-il, je l’avoue, beaucoup d’inconstants et de fripons parmi nous; et il y en aurait autant chez les Hurons, s’ils étaient rassemblés dans une grande ville; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s’y soumettre; on donne l’exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s’est donné elle-même. Cette réponse frappa l’Ingénu. On a déjà remarqué qu’il avait l’esprit juste. On l’adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des espérances: ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent; on lui présenta même mademoiselle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande bienséance, mais, malgré cette décence, les yeux étincelants de l’Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maîtresse, et trembler la compagnie. On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l’aimait. Elle le fit partir, et en fut très affligée: enfin, quand il fut parti, l’abbé, qui non seulement était le frère très aîné de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui était aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils à la soeur de l’abbé, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible: une indifférente qu’on mettrait en couvent jetterait les hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre! c’était de quoi la mettre au désespoir. L’Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maîtresse, pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu’elle était dans un couvent. Eh bien! dit-il, j’irai raisonner dans ce couvent. Cela ne se peut, dit le bailli: il lui expliqua fort au long ce que c’était qu’un couvent ou un convent, que ce mot venait du latin _conventus_, qui signifie assemblée; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l’assemblée. Sitôt qu’il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l’on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule, lorsque Euryte, roi d’Oechalie, non moins cruel que l’abbé de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l’abbé. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maîtresse, ou se brûler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu’il avait le diable au corps depuis qu’il était baptisé. CHAPITRE VIL L’Ingénu repousse les Anglais. L’Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l’épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même: mais il aimait encore la vie, à cause de mademoiselle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa tante, toute la Basse-Bretagne, et son baptême; tantôt il les bénissait, puisqu’ils lui avaient fait connaître celle qu’il aimait. Il prenait sa résolution d’aller brûler le couvent, et il s’arrêtait tout court, de peur de brûler sa maîtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d’est et d’ouest que son coeur l’était par tant de mouvements contraires. Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu’il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l’autre s’enfuyait. Mille cris s’élèvent de tous côtés; la curiosité et le courage le précipitent à l’instant vers l’endroit d’où partaient ces clameurs, il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupé avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt; il court à lui, les bras ouverts: Ah! c’est l’Ingénu, il combattra pour nous. Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent aussi: C’est l’Ingénu! c’est l’Ingénu! Messieurs, dit-il, de quoi s’agit-il? pourquoi êtes-vous si effarés? a-t-on mis vos maîtresses dans des couvents? Alors cent voix confuses s’écrient: Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? Eh bien! répliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m’ont point enlevé ma maîtresse. Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l’abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordé en Bretagne n’était venu que pour reconnaître la côte; qu’ils fesaient des actes d’hostilité, sans avoir déclaré la guerre au roi de France, et que la province était exposée. Ah! si cela est, ils violent la loi naturelle; laissez-moi faire; j’ai demeuré long-temps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu’ils puissent avoir un si méchant dessein. Pendant cette conversation, l’escadre anglaise approchait; voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s’il est vrai qu’ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L’amiral et tout son bord firent de grands éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent. L’Ingénu piqué ne songea plus qu’à se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint à eux: on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les tire l’un après l’autre. Les Anglais débarquent; il court à eux, il en tue trois de sa main, il blesse même l’amiral, qui s’était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent, et toute la côte retentissait des cris de victoire, vive le roi, vive l’Ingénu! Chacun l’embrassait, chacun s’empressait d’étancher le sang de quelques blessures légères qu’il avait reçues. Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves était là, elle me mettrait une compresse. Le bailli, qui s’était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l’Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré: Mes amis, ce n’est rien d’avoir délivré l’abbaye de la Montagne, il faut délivrer une fille. Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent. Si le bailli n’avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n’avait pas couru après la troupe joyeuse, c’en était fait. On ramena l’Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de larmes de tendresse. Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l’oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le capitaine, et probablement aussi gueux. Et mademoiselle de Kerkabon pleurait toujours en l’embrassant, et en disant: Il se fera tuer comme mon frère; il vaudrait bien mieux qu’il fût sous-diacre. L’Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de guinées, que probablement l’amiral avait laissé tomber. Il ne douta pas qu’avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l’exhorta à faire le voyage de Versailles, pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers, le comblèrent de certificats. L’oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu. Il devait être, sans difficulté, présenté au roi: cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutèrent à la bourse anglaise un présent considérable de leurs épargnes. L’Ingénu disait en lui-même: Quand je verrai le roi, je lui demanderai mademoiselle de Saint-Yves en mariage, et certainement il ne me refusera pas. Il partit donc aux acclamations de tout le canton, étouffé d’embrassements, baigné des larmes de sa tante, béni par son oncle, et se recommandant à la belle Saint-Yves. CHAPITRE VIII. L’Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots. L’Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parcequ’il n’y avait point alors d’autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s’étonna de trouver la ville presque déserte, et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu’à présent il n’y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d’en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table; les uns se plaignaient amèrement, d’autres frémissaient de colère, d’autres disaient en pleurant, «…… Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus[1].» [1]Virgile, _Éclog_. I, vers 3. B. L’Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient: Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie. Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs?—C’est qu’on veut que nous reconnaissions le pape.—Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas? Vous n’avez donc point de marraines que vous vouliez épouser? car on m’a dit que c’était lui qui en donnait la permission.—Ah! monsieur, ce pape dit qu’il est le maître du domaine des rois.— Mais, messieurs, de quelle profession êtes-vous? —Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants.—Si votre pape dit qu’il est le maître de vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne le pas reconnaître; mais pour les rois, c’est leur affaire; de quoi vous mêlez-vous[2]?—Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l’édit de Nantes avec tant d’énergie, il déplora d’une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l’Ingénu à son tour versa des larmes. D’où vient donc, disait-il, qu’un si grand roi, dont la gloire s’étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l’auraient aimé, et de tant de bras qui l’auraient servi? [2] C’est la réponse de Fontenelle à un marchand de Rouen, janséniste. K. C’est qu’on l’a trompé comme les autres grands rois, répondit l’homme noir. On lui a fait croire que, dès qu’il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu’il nous ferait changer de religion, comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de ses opéra. Non seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très utiles, mais il s’en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est actuellement maître de l’Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque. Un tel désastre est d’autant plus étonnant, que le pape régnant[1], à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin, que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger, et surtout de ne lui plus donner d’argent; ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraît donc évident qu’on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l’étendue de son pouvoir, et qu’on a donné atteinte à la magnanimité de son coeur. [1] Innocent XI. Voyez tome XXII, page 280. B. L’Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. Ce sont les jésuites, lui répondit-on; c’est surtout le P. de La Chaise, confesseur de sa majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu’ils seront chassés comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. Oh bien! messieurs, répliqua l’Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services; je parlerai à ce mons de Louvois: on m’a dit que c’est lui qui fait la guerre de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité; il est impossible qu’on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser mademoiselle de Saint-Yves, et je vous prie à la noce. Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait _incognito_ par le coche. Quelques uns le prirent pour le fou du roi. Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d’espion au révérend P. de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le P. de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L’espion écrivit. L’Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même temps à Versailles. CHAPITRE IX. Arrivée de l’Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour. L’Ingénu débarque en pot-de-chambre[a] dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l’amiral anglais. Il les traita de même, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la scène allait être sanglante, s’il n’eût passé un garde du corps, gentilhomme breton, qui écarta la canaille. Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j’ai tué des Anglais, je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre. Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu’on ne parlait pas ainsi au roi, et qu’il fallait être présenté par monseigneur de Louvois.—Eh bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez sa majesté. Il est encore plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu’à sa majesté; mais je vais vous conduire chez M. Alexandre, le premier commis de la guerre; c’est comme si vous parliez au ministre. Ils vont donc chez ce M. Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. Eh bien! dit le garde, il n’y a rien de perdu; allons chez le premier commis de M. Alexandre; c’est comme si vous parliez à M. Alexandre lui-même. [a] C’est une voiture de Paris à Versailles, laquelle ressemble à un petit tombereau couvert. Le Huron tout étonné le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. Qu’est-ce donc que tout ceci? dit l’Ingénu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais, que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire. Il se désennuya en racontant ses amours à son compatriote. Mais l’heure en sonnant rappela le garde du corps à son poste. Ils se promirent de se revoir, le lendemain, et l’Ingénu resta encore une autre demi-heure dans l’antichambre, en rêvant à mademoiselle de Saint-Yves, et à la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. Monsieur, lui dit l’Ingénu, si j’avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m’avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise. Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au Breton: Que demandez-vous?—Récompense, dit l’autre; voici mes titres: il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d’acheter une lieutenance.—Moi! que je donne de l’argent pour avoir repoussé les Anglais? que je paie le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement? je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent, et qu’il me la donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends lui rendre: en un mot je veux être utile; qu’on m’emploie et qu’on m’avance. Comment vous nommez-vous, monsieur, qui parlez si haut? Oh! oh! reprit l’Ingénu, vous n’avez donc pas lu mes certificats? c’est donc ainsi qu’on en use? Je m’appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisé, je loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi. Le commis conclut, comme les gens de Saumur, qu’il n’avait pas la tête bien saine, et n’y fit pas grande attention. Ce même jour, le révérend P. La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des jésuites. M. de Louvois, de son côté, avait reçu une lettre de l’interrogant bailli, qui dépeignait l’Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles. L’Ingénu, après s’être promené dans les jardins de Versailles, où il s’ennuya, après avoir soupé en Huron et en Bas-Breton, s’était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d’obtenir mademoiselle de Saint-Yves en mariage; d’avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d’abord de son fusil à deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue Saint-Antoine, à la porte des Tournelles[1]. [1] La Bastille, qui fut prise par le peuple de Paris, le 14 juillet 1789, puis démolie. B. Quel était en chemin l’étonnement de l’Ingénu! je vous le laisse à penser. Il crut d’abord que c’était un rêve. Il resta dans l’engourdissement, puis tout-à-coup transporté d’une fureur qui redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs, qui étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se jette après eux, et entraîne le troisième, qui voulait le retenir. Il tombe de l’effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. Voilà donc, disait-il, ce que l’on gagne à chasser les Anglais de la Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet état? On arrive enfin au gîte qui lui était destiné. On le porte en silence dans la chambre où il devait être enfermé, comme un mort qu’on porte dans un cimetière. Cette chambre était déjà occupée par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui y languissait depuis deux ans. Tenez, lui dit le chef des sbires, voilà de la compagnie que je vous amène; et sur-le-champ on referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l’univers entier. CHAPITRE X. L’Ingénu enfermé à la Bastille avec un janséniste. M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses: supporter l’adversité, et consoler les malheureux. Il s’avança d’un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l’embrassant: Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m’oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l’abîme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons. Ces paroles firent sur l’âme de l’Ingénu l’effet des gouttes d’Angleterre, qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr’ouvrir des yeux étonnés. Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à l’autre, le désir d’ouvrir son coeur et de déposer le fardeau qui l’accablait; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela lui paraissait un effet sans cause; et le bon-homme Gordon était aussi étonné que lui-même. Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a mis ici pour votre salut. Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve; ils n’en ont pas d’idée. On les appelle _sauvages_; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons: je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là. On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l’art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres; je n’ai pas eu un moment de mauvaise humeur. Ah! M. Gordon, s’écria l’Ingénu, vous n’aimez donc pas votre marraine? Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir. A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu’elles devraient faire un effet contraire.—Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard; toute sécrétion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage soulage l’âme: nous sommes les machines de la Providence. L’Ingénu, qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. Par la grâce efficace, répondit Gordon: je passe pour janséniste; j’ai connu Arnauld et Nicole; les jésuites nous ont persécutés. Nous croyons que le pape n’est qu’un évêque comme un autre; et c’est pour cela que le P. de La Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté. Voilà qui est bien étrange, dit l’Ingénu; tous les malheureux que j’ai rencontrés ne le sont qu’à cause du pape. A l’égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n’y entends rien; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m’ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur des consolations dont je me croyais incapable. Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s’attachaient l’une à l’autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d’un mois il étudia la géométrie; il la dévorait. Gordon lui fit lire la physique de Rohault, qui était encore à la mode, et il eut le bon esprit de n’y trouver que des incertitudes. Ensuite il lut le premier volume de la _Recherche de la vérité_. Cette nouvelle lumière l’éclaira. Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point! quoi! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes! Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu’il est plus aisé de détruire que de bâtir. Son confrère, étonné qu’un jeune ignorant fît cette réflexion, qui n’appartient qu’aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s’attacha à lui davantage. Votre Malebranche, lui dit un jour l’Ingénu, me paraît avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l’autre avec son imagination et ses préjugés. Quelques jours après, Gordon lui demanda: Que pensez-vous donc de l’âme, de la manière dont nous recevons nos idées, de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre? Rien, lui repartit l’Ingénu: si je pensais quelque chose, c’est que nous sommes sous la puissance de l’Etre éternel, comme les astres et les éléments; qu’il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l’âme; qu’il agit par des lois générales, et non par des vues particulières; cela seul me paraît intelligible; tout le reste est pour moi un abîme de ténèbres. Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché.—Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi; car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient; et qui nous livre au mal n’est-il pas l’auteur du mal? Cette naïveté embarrassait fort le bon-homme; il sentait qu’il fesait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n’en avaient point (dans le goût de la prémotion physique), que l’Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l’origine du bien et du mal; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boîte de Pandore, l’oeuf d’Orosmade percé par Arimane[1], l’inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel; et ils couraient l’un et l’autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l’âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l’univers diminuait la sensation de leurs peines; ils n’osaient se plaindre quand tout souffrait. [1] Voyez tome XV, pages 314-315. B. Mais, dans le repos de la nuit, l’image de la belle Saint-Yves effaçait dans l’esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme qu’il croyait en péché mortel. Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L’esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves. Il lut des histoires, elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet l’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l’histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n’est animée par les passions, les forfaits, et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard, comme Melpomène. Quoique l’histoire de France soit remplie d’horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d’autres nations, qu’il était obligé de lutter contre l’ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde. Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac[1], de Fesansaguet, et d’Astarac. Cette étude en effet ne serait bonne que pour leurs héritiers, s’ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s’échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l’enthousiasme de la liberté et de la gloire. [1] Le comté de Fezensac avait sept lieues de longueur sur cinq de largeur; il avait été, en 1140, réuni au comté d’Armagnac. Le vicomte de Fesansaguet, ou petit Fezensac, fut aussi, en 1404, réuni au comté d’Armagnac. Le comté d’Astarac avait environ treize lieues de longueur et onze de largeur. B. Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s’il n’avait point aimé. Son bon naturel s’attendrissait encore sur le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. Que penseront-ils, répétait-il souvent, quand ils n’auront point de mes nouvelles? Ils me croiront un ingrat. Cette idée le tourmentait; il plaignait ceux qui l’aimaient, beaucoup plus qu’il ne se plaignait lui-même. CHAPITRE XI Comment l’Ingénu développe son génie. La lecture agrandit l’âme, et un ami éclairé la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages qu’il n’avait pas soupçonnés auparavant. Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car j’ai été changé de brute en homme. Il se forma une bibliothèque choisie d’une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l’encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu’il écrivit sur l’histoire ancienne: «Je m’imagine que les nations ont été long-temps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l’avenir. J’ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n’y ai pas trouvé un seul monument; personne n’y sait rien de ce qu’a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l’état naturel de l’homme? L’espèce de ce continent-ci me paraît supérieure à celle de l’autre. Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce parcequ’elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusé la barbe aux Américains? Je ne le crois pas; car je vois que les Chinois n’ont presque point de barbe, et qu’ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s’ils ont plus de quatre mille ans d’annales, il faut bien que la nation ait été rassemblée et florissante depuis plus de cinquante siècles. «Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c’est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l’admire en ce qu’il n’y a rien de merveilleux. «Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l’histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d’un Francus, fils d’Hector: les Romains se disaient issus d’un Phrygien, quoiqu’il n’y eût pas dans leur langue un seul mot qui eût le moindre rapport à la langue de Phrygie: les dieux avaient habité dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, où ils avaient engendré les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font la destinée des plus grands empires et des plus petits états: ici des bêtes qui parlent, là des bêtes qu’on adore, des dieux transformés en hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah! s’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs.» Il tomba un jour sur une histoire de l’empereur Justinien. On y lisait que des apédeutes[1] de Constantinople avaient donné, en très mauvais grec, un édit contre le plus grand capitaine du siècle[2], parceque ce héros avait prononcé ces paroles dans la chaleur de la conversation: «La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers.» Les apédeutes assurèrent que cette proposition était hérétique, sentant l’hérésie, et que l’axiome contraire était catholique, universel, et grec: « On n’éclaire les esprits qu’avec la flamme des bûchers, et la vérité ne saurait luire de sa propre lumière.» Ces linostoles[3] condamnèrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnèrent un édit. [1] Ignorants, gens sans éducation. (Note de M. Decroix.) [2] La faculté de théologie dé Paris avait donné, en mauvais latin, une censure du _Bélisaire_ de Marmontel. B. [3] Couverts de longs habits de lin (tels que des surplis). L’auteur fait ici allusion à la censure du _Bélisaire_ de Marmontel par la Sorbonne. (Note de M. Decroix.) Quoi! s’écria l’Ingénu, des édits rendus par ces gens-là! Ce ne sont point des édits, répliqua Gordon, ce sont des contr’édits[4] dont tout le monde se moquait à Constantinople, et l’empereur tout le premier; c’était un sage prince, qui avait su réduire les apédeutes linostoles à ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-là et plusieurs autres pastophores[5] avaient lassé de contr’édits la patience des empereurs ses prédécesseurs en matière plus grave. Il fit fort bien, dit l’Ingénu; on doit soutenir les pastophores et les contenir. [4] L’édition encadrée de 1775 porte: _contr’édits_; on lit de même dans les éditions de Kehl. Toutes les éditions antérieures à 1775 portent: _contredits_, Mais on ne doit pas oublier que beaucoup d’ouvrages de Voltaire ont été imprimés en pays étrangers, et quelquefois loin des yeux de l’auteur. B. [5] Vêtus de longues robes ou manteaux. (Note de M. Decroix.) Il mit par écrit beaucoup d’autres réflexions qui épouvantèrent le vieux Gordon. Quoi! dit-il en lui-même, j’ai consumé cinquante ans à m’instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble d’avoir laborieusement fortifié des préjugés; il n’écoute que la simple nature. Le bon-homme avait quelques uns de ces petits livres de critique, de ces brochures périodiques où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres, où les Visé insultent aux Racine, et les Faydit aux Fénelon. L’Ingénu en parcourut quelques uns. Je les compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs oeufs dans le derrière des plus beaux chevaux: cela ne les empêche pas de courir. A peine les deux philosophes daignèrent-ils jeter les yeux sur ces excréments de la littérature. Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l’astronomie; l’Ingénu fit venir des sphères: ce grand spectacle le ravissait. Qu’il est dur, disait-il, de ne commencer à connaître le ciel que lorsqu’on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses; des millions de soleils éclairent des milliards de mondes; et dans le coin de terre où je suis jeté, il se trouve des êtres qui me privent, moi être voyant et pensant, de tous ces mondes où ma vue pourrait atteindre, et de celui où Dieu m’a fait naître! La lumière faite pour tout l’univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l’horizon septentrional où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant. CHAPITRE XII. Ce que l’Ingénu pense des pièces de théâtre. Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantés dans un terrain favorable; et il était bien extraordinaire qu’une prison fût ce terrain. Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quelques pièces du théâtre français. Les vers qui parlaient d’amour portèrent à-la-fois dans l’âme de l’Ingénu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chère Saint-Yves. La fable des deux Pigeons lui perça le coeur; il était bien loin de pouvoir revenir à son colombier. Molière l’enchanta. Il lui fesait connaître les moeurs de Paris et du genre humain.—A laquelle de ses comédies donnez-vous la préférence?—Au _Tartufe_, sans difficulté. Je pense comme vous, dit Gordon; c’est un tartufe qui m’a plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des tartufes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragédies grecques?—Bonnes pour des Grecs, dit l’Ingénu. Mais quand il lut l’_Iphigénie_ moderne, _Phèdre_, _Andromaque_, _Athalie_, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre. Lisez _Rodogune_, lui dit Gordon; on dit que c’est le chef-d’oeuvre du théâtre; les autres pièces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison. Le jeune homme, dès la première page, lui dit: Cela n’est pas du même auteur.—A quoi le voyez-vous?—Je n’en sais rien encore; mais ces vers-là ne vont ni à mon oreille ni à mon coeur.—Oh! ce n’est rien que les vers, répliqua Gordon. L’Ingénu répondit: Pourquoi donc en faire? Après avoir lu très attentivement la pièce, sans autre dessein que celui d’avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre compte de ce qu’il avait senti, voici ce qu’il répondit: Je n’ai guère entendu le commencement; j’ai été révolté du milieu; la dernière scène m’a beaucoup ému, quoiqu’elle me paraisse peu vraisemblable: je ne me suis intéressé pour personne, et je n’ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent. Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons.—Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c’est ici une affaire de goût; le mien ne doit pas encore être formé: je peux me tromper; mais vous savez que je suis assez accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne qu’il y a souvent de l’illusion, de la mode, du caprice dans les jugements des hommes. J’ai parlé d’après la nature; il se peut que chez moi la nature soit très imparfaite; mais il se peut aussi qu’elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes. Alors il récita des vers d’_Iphigénie_, dont il était plein; et quoiqu’il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d’onction, qu’il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite _Cinna_; il ne pleura point, mais il admira. CHAPITRE XIII. La belle Saint-Yves va à Versailles. Pendant que notre infortuné s’éclairait plus qu’il ne se consolait; pendant que son génie, étouffé depuis si long-temps, se déployait avec tant de rapidité et de force; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois on fut inquiet, et au troisième on fut plongé dans la douleur; les fausses conjectures, les bruits mal fondés, alarmèrent: au bout de six mois on le crut mort. Enfin monsieur et mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu’un garde du roi avait écrite en Bretagne, qu’un jeune homme semblable à l’Ingénu était arrivé un soir à Versailles, mais qu’il avait été enlevé pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n’en avait entendu parler. Hélas! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la cour. Mon cher frère, je n’ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle occasion, nous retrouverons peut-être notre pauvre neveu: c’est le fils de notre frère; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin à le faire sous-diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l’ancien et sur le nouveau _Testament_? Nous sommes responsables de son âme; c’est nous qui l’avons fait baptiser; sa chère maîtresse Saint-Yves passe les journées à pleurer. En vérité il faut aller à Paris. S’il est caché dans quelqu’une de ces vilaines maisons de joie dont on m’a fait tant de récits, nous l’en tirerons. Le prieur fut touché des discours de sa soeur. Il alla trouver l’évêque de Saint-Malo, qui avait baptisé le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prélat approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le P. de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la première dignité du royaume, pour l’archevêque de Paris, Harlay, et pour l’évêque de Meaux, Bossuet. Enfin le frère et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivés à Paris, ils se trouvèrent égarés comme dans un vaste labyrinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune était médiocre, et il leur fallait tous les jours des voitures pour aller à la découverte, et ils ne découvraient rien. Le prieur se présenta chez le révérend P. de La Chaise; il était avec mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience à des prieurs. Il alla à la porte de l’archevêque; le prélat[1] était enfermé avec la belle madame de Lesdiguières pour les affaires de l’Eglise. Il courut à la maison de campagne de l’évêque de Meaux; celui-ci examinait, avec mademoiselle de Mauléon, l’amour mystique de madame Guyon. Cependant il parvint à se faire entendre de ces deux prélats; tous deux lui déclarèrent qu’ils ne pouvaient se mêler de son neveu, attendu qu’il n’était pas sous-diacre. [1] François de Harlay de Chauvalon, archevêque de Paris, de 1670 à 1695, refusa la sépulture à Molière, fit enfermer madame Guyon, donna la bénédiction nuptiale à Louis XIV et à madame de Maintenon. Il était connu par ses aventures galantes. Un jour’qu’il entrait dans un salon où étaient un grand nombre de belles dames, il dit: Formosi pecoris custos; l’une d’elles acheva le vers de Virgile en ajoutant: formosior ipse. B. Enfin il vit le jésuite; celui-ci le reçut à bras ouverts, lui protesta qu’il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne l’ayant jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été attachée aux Bas-Bretons. Mais, dit-il, votre neveu n’aurait-il pas le malheur d’être huguenot?—Non, assurément, mon révérend père.—Serait-il point janséniste?—Je puis assurer à votre révérence qu’à peine est-il chrétien: il y a environ onze mois que nous l’avons baptisé.—Voilà qui est bien, voilà qui est bien, nous aurons soin de lui. Votre bénéfice est-il considérable?—Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte beaucoup.—Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur, ils sont plus dangereux que les huguenots et les athées.—Mon révérend père, nous n’en avons point; on ne sait ce que c’est que le jansénisme à Notre-Dame de la Montagne.—Tant mieux; allez, il n’y a rien que je ne fasse pour vous. Il congédia affectueusement le prieur, et n’y pensa plus. Le temps s’écoulait, le prieur et la bonne soeur se désespéraient. Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benêt de fils avec la belle Saint-Yves, qu’on avait fait sortir exprès du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu’elle détestait le mari qu’on lui présentait. L’affront d’avoir été mise dans un couvent augmentait sa passion; l’ordre d’épouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l’horreur, bouleversaient son âme. L’amour, comme on sait, est bien plus ingénieux et plus hardi dans une jeune fille, que l’amitié ne l’est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passés. De plus, elle s’était bien formée dans son couvent par les romans qu’elle avait lus à la dérobée. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu’un garde du corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans la province. Elle résolut d’aller elle-même prendre des informations à Versailles; de se jeter aux pieds des ministres, si son mari était en prison, comme on le disait, et d’obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l’avertissait secrètement qu’à la cour on ne refuse rien à une jolie fille; mais elle ne savait pas ce qu’il en coûtait. Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prétendu; elle accueille le détestable beau-père, caresse son frère, répand l’allégresse dans la maison; puis, le jour destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre heures du matin avec ses petits présents de noce, et tout ce qu’elle a pu rassembler. Ses mesures étaient si bien prises, qu’elle était déjà à plus de dix lieues lorsqu’on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L’interrogant bailli fit ce jour-là plus de questions qu’il n’en avait fait dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu’il ne l’avait jamais été. L’abbé de Saint-Yves en colère prit le parti de courir après sa soeur. Le bailli et son fils voulurent l’accompagner. Ainsi la destinée conduisait à Paris presque tout ce canton de la Basse-Bretagne. La belle Saint-Yves se doutait bien qu’on la suivrait. Elle était à cheval; elle s’informait adroitement des courriers s’ils n’avaient point rencontré un gros abbé, un énorme bailli, et un jeune benêt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisième jour qu’ils n’étaient pas loin, elle prit une route différente, et eut assez d’habileté et de bonheur pour arriver à Versailles, tandis qu’on la cherchait inutilement dans Paris. Mais comment se conduire à Versailles? jeune, belle, sans conseil, sans appui, inconnue, exposée à tout, comment oser chercher un garde du roi? Elle imagina de s’adresser à un jésuite du bas étage; il y en avait pour toutes les conditions de la vie: comme Dieu, disaient-ils, a donné différentes nourritures aux diverses espèces d’animaux, il avait donné au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bénéfices appelaient _le chef de l’Église gallicane_; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les ministres n’en avaient point; ils n’étaient pas si sots. Il y avait les jésuites du grand commun, et surtout les jésuites des femmes de chambre par lesquelles on savait les secrets des maîtresses; et ce n’était pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s’adressa à un de ces derniers, qui s’appelait le P. Tout-à-tous. Elle se confessa à lui, lui exposa ses aventures, son état, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dévote qui la mît à l’abri des tentations. Le P. Tout-à-tous l’introduisit chez la femme d’un officier du gobelet, l’une de ses plus affidées pénitentes. Dès qu’elle y fut, elle s’empressa de gagner la confiance et l’amitié de cette femme; elle s’informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su de lui que son amant avait été enlevé après avoir parlé à un premier commis, elle court chez ce commis: la vue d’une belle femme l’adoucit, car il faut convenir que Dieu n’a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. Le plumitif attendri lui avoua tout. Votre amant est à la Bastille depuis près d’un an, et sans vous il y serait peut-être toute sa vie. La tendre Saint-Yves s’évanouit. Quand elle eut repris ses sens, le plumitif lui dit: Je suis sans crédit pour faire du bien; tout mon pouvoir se borne à faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez M. de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux âmes: M. de Saint-Pouange en est une; madame Dufresnoy[1], l’autre; mais elle n’est pas à présent à Versailles; il ne vous reste que de fléchir le protecteur que je vous indique. La belle Saint-Yves, partagée entre un peu de joie et d’extrêmes douleurs, entre quelque espérance et de tristes craintes, poursuivie par son frère, adorant son amant, essuyant ses larmes et en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut vite chez M. de Saint-Pouange. [1] Dans les éditions antérieures aux éditions de Kehl, ou lit: _Madame Du Belloy_. B. CHAPITRE XIV. Progrès de l’esprit de l’Ingénu. L’Ingénu fesait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l’homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu’à la trempe de son âme; car, n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés. Son entendement n’ayant point été courbé par l’erreur était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte me paraît le ralliement de l’erreur. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie? Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures.—Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute; et l’univers aurait été d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et suprême de dire: il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature, fesait une impression profonde sur l’esprit du vieux savant infortuné. Serait-il bien vrai, s’écriat-il, que je me fusse rendu malheureux pour des chimères? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain; mais j’ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l’abîme où je suis. L’Ingénu, livré à son caractère, dit enfin: Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l’école me semblent peu sages; ceux qui persécutent me paraissent des monstres. Les deux captifs étaient fort d’accord sur l’injustice de leur captivité. Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l’Ingénu; je suis né libre comme l’air; j’avais deux vies, la liberté et l’objet de mon amour: on me les ôte. Nous voici tous deux dans les fers, sans savoir la raison et sans pouvoir la demander. J’ai vécu Huron vingt ans; on dit que ce sont des barbares, parcequ’ils se vengent de leurs ennemis; mais ils n’ont jamais opprimé leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j’ai versé mon sang pour elle; j’ai peut-être sauvé une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, où je serais mort de rage sans vous. Il n’y a donc point de lois dans ce pays? on condamne les hommes sans les entendre! Il n’en est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n’était pas contre les Anglais que je devais me battre. Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours à sa juste colère. Son compagnon ne le contredit point. L’absence augmente toujours l’amour qui n’est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que de morale et de métaphysique. Plus ses sentiments s’épuraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son âme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delà de ce qu’il lisait. Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-là n’ont que de l’esprit et de l’art. Enfin le bon prêtre janséniste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l’amour auparavant que comme un péché dont on s’accuse en confession. Il apprit à le connaître comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l’âme autant que l’amollir, et produire même quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste. CHAPITRE XV. La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates. La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez M. de Saint-Pouange, accompagnée de l’amie chez qui elle logeait, toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première chose qu’elle vit à la porte ce fut l’abbé de Saint-Yves, son frère, qui en sortait. Elle fut intimidée; mais la dévote amie la rassura. C’est précisément parcequ’on a parlé contre vous qu’il faut que vous parliez. Soyez sûre que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison, si on ne se hâte de les confondre. Votre présence d’ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d’effet que les paroles de votre frère. Pour peu qu’on encourage une amante passionnée, elle est intrépide. La Saint-Yves se présente à l’audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres mouillés de quelques pleurs, attirèrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l’idole du pouvoir pour contempler celle de la beauté. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grâce. Saint-Pouange se sentit touché. Elle tremblait, il la rassura. Revenez ce soir, lui dit-il; vos affaires méritent qu’on y pense et qu’on en parle à loisir; il y a ici trop de monde; on expédie les audiences trop rapidement: il faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous regarde. Ensuite, ayant fait l’éloge de sa beauté et de ses sentiments, il lui recommanda de venir à sept heures du soir. Elle n’y manqua pas; la dévote amie l’accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le _Pédagogue chrétien_[1], pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans l’arrière-cabinet. Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d’abord, que votre frère est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vérité j’en expédierais plutôt une pour le renvoyer en Basse-Bretagne.—Hélas! monsieur, on est donc bien libéral de lettres de cachet dans vos bureaux, puisqu’on en vient solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien loin d’en demander une contre mon frère. J’ai beaucoup à me plaindre de lui, mais je respecte la liberté des hommes; je demande celle d’un homme que je veux épouser, d’un homme à qui le roi doit la conservation d’une province, qui peut le servir utilement, et qui est le fils d’un officier tué à son service. De quoi est-il accusé? comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l’entendre? [1] Ouvrage que Voltaire appelle _Excellent livre pour les sots_ (voyez tome XXIX, page 119). L’auteur est le P. Outreman. B. Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jésuite espion et celle du perfide bailli.—Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on veut me forcer ainsi à épouser le fils ridicule d’un homme ridicule et méchant! et c’est sur de pareils avis qu’on décide ici de la destinée des citoyens! Elle se jeta à genoux, elle demanda avec des sanglots la liberté du brave homme qui l’adorait. Ses charmes en cet état parurent dans leur plus grand avantage. Elle était si belle, que le Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu’elle réussirait si elle commençait par lui donner les prémices de ce qu’elle réservait à son amant. La Saint-Yves, épouvantée et confuse, feignit long-temps de ne le pas entendre; il fallut s’expliquer plus clairement. Un mot lâché d’abord avec retenue en produisait un plus fort suivi d’un autre plus expressif. On offrit non seulement la révocation de la lettre de cachet, mais des récompenses, de l’argent, des honneurs, des établissements; et plus on promettait, plus le désir de n’être pas refusé augmentait. La Saint-Yves pleurait, elle était suffoquée, à demi renversée sur un sofa, croyant à peine ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait. Le Saint-Pouange, à son tour, se jeta à ses genoux. Il n’était pas sans agréments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prévenu; mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c’était un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les prières et les promesses: enfin la tête lui tourna au point, qu’il lui déclara que c’était le seul moyen de tirer de sa prison l’homme auquel elle prenait un intérêt si violent et si tendre. Cet étrange entretien se prolongeait. La dévote de l’antichambre, en lisant son _Pédagogue chrétien_, disait: Mon Dieu! que peuvent-ils faire là depuis deux heures? jamais monseigneur de Saint-Pouange n’a donné une si longue audience; peut-être qu’il a tout refusé à cette pauvre fille, puisqu’elle le prie encore. Enfin sa compagne sortit de l’arrière-cabinet, tout éperdue, sans pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère des grands et des demi-grands, qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes et l’honneur des femmes. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez l’amie, elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands signes de croix. Ma chère amie, il faut consulter dès demain le P. Tout-à-tous, notre directeur; il a beaucoup de crédit auprès de M. de Saint-Pouange; il confesse plusieurs servantes de sa maison; c’est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité: abandonnez-vous à lui, c’est ainsi que j’en use; je m’en suis toujours bien trouvée. Nous autres pauvres femmes nous avons besoin d’être conduites par un homme.—Eh bien donc! ma chère amie, j’irai trouver demain le P. Tout-à-tous. CHAPITRE XVI. Elle consulte un jésuite. Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu’un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu’elle devait épouser légitimement, et qu’il demandait un grand prix de son service; qu’elle avait une répugnance horrible pour une telle infidélité, et que, s’il ne s’agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de succomber. Voilà un abominable pécheur! lui dit le P. Tout-à-tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme; c’est à coup sûr quelque janséniste; je le dénoncerai à sa révérence le P. de La Chaise, qui le fera mettre dans le gîte où est à présent la chère personne que vous devez épouser. La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions, lui nomma enfin Saint-Pouange. Monseigneur de Saint-Pouange! s’écria le jésuite; ah! ma fille, c’est tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien; il ne peut avoir eu une telle pensée; il faut que vous ayez mal entendu.—Ah! mon père, je n’ai entendu que trop bien; je suis perdue, quoi que je fasse; je n’ai que le choix du malheur et de la honte; il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver. Le P. Tout-à-tous tâcha de la calmer par ces douces paroles: Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot _mon amant_; il y a quelque chose de mondain qui pourrait offenser Dieu: dites _mon mari_; car bien qu’il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et rien n’est plus honnête. Secondement, bien qu’il soit votre époux en idée, en espérance, il ne l’est pas en effet: ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché énorme qu’il faut toujours éviter autant qu’il est possible. Troisièmement, les actions ne sont pas d’une malice de coulpe quand l’intention est pure, et rien n’est plus pur que de délivrer votre mari. Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquité qui peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint Augustin rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus[1], en l’an 340 de notre salut, un pauvre homme ne pouvant payer à César ce qui appartenait à César, fut condamné à la mort, comme il est juste, malgré la maxime, _Où il n’y a rien le roi perd ses droits_. Il s’agissait d’une livre d’or; le condamné avait une femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d’or, et même plus, à la dame, à condition qu’il commettrait avec elle le péché immonde. La dame ne crut point faire mal en sauvant son mari. Saint Augustin approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n’en fut pas moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour sauver sa vie. [1] Voyez, dans le _Dictionnaire de Bayle_, l’article ACYNDINUS. B. Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint Augustin, il faut que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous êtes sage; il est à présumer que vous serez utile à votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera pas; c’est tout ce que je puis vous dire: je prierai Dieu pour vous, et j’espère que tout se passera à sa plus grande gloire. La belle Saint-Yves, non moins effrayée des discours du jésuite que des propositions du sous-ministre, s’en retourna éperdue chez son amie. Elle était tentée de se délivrer, par la mort, de l’horreur de laisser dans une captivité affreuse l’amant qu’elle adorait, et de la honte de le délivrer au prix de ce qu’elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu’à cet amant infortuné. CHAPITRE XVII. Elle succombe par vertu. Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore. Hélas! dit-elle, les affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si galante, si renommée. Les places les plus médiocres et les plus considérables n’ont souvent été données qu’au prix qu’on exige de vous. Ecoutez, vous m’avez inspiré de l’amitié et de la confiance; je vous avouerai que si j’avais été aussi difficile que vous l’êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d’en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature. Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables à mesdames leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par l’amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle. Vous êtes dans une situation bien plus intéressante; il s’agit de rendre votre amant au jour et de l’épouser; c’est un devoir sacré qu’il vous faut remplir. On n’a point blâmé les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permis une faiblesse que par un excès de vertu.—Ah! quelle vertu! s’écria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d’iniquités! quel pays! et que j’apprends à connaître les hommes! Un P. de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie. On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le révérend P. de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d’un couvent pour le reste de vos jours. Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive un exprès de M. de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d’oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l’amie s’en chargea. Dès que le messager fut parti, la confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu’elle n’ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir; elle combattit la journée entière. Enfin, n’ayant en vue que son amant, vaincue, entraînée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n’avait pu la déterminer à se parer des pendants d’oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu’on se mît à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée, qu’elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure très favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d’une gratification considérable, celui d’une compagnie, et n’épargna pas les promesses. Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé! Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n’eut d’autre ressource que de se promettre de ne penser qu’à l’Ingénu, tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite. CHAPITRE XVIII. Elle délivre son amant et un janséniste. Au point du jour elle vole à Paris, munie de l’ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce voyage. Qu’on imagine une âme vertueuse et noble, humiliée de son opprobre, enivrée de tendresse, déchirée des remords d’avoir trahi son amant, pénétrée du plaisir de délivrer ce qu’elle adore! Ses amertumes, ses combats, son succès, partageaient toutes ses réflexions. Ce n’était plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L’amour et le malheur l’avaient formée. Le sentiment avait fait autant de progrès en elle que la raison en avait fait dans l’esprit de son amant infortuné. Les filles apprennent à sentir plus aisément que les hommes n’apprennent à penser. Son aventure était plus instructive que quatre ans de couvent. Son habit était d’une simplicité extrême. Elle voyait avec horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste bienfaiteur; elle avait laissé ses boucles de diamants à sa compagne sans même les regarder. Confuse et charmée, idolâtre de l’Ingénu, et se haïssant elle-même, elle arrive enfin à la porte de … cet affreux château, palais de la vengeance, Qui renferme souvent le crime et l’innocence[1]. [1] _Henriade_,, chant IV, vers 456-57. B. Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquèrent; on l’aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front consterné. On la présente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant à peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut très aise de sa délivrance. Son coeur n’était pas endurci comme celui de quelques honorables geôliers ses confrères qui, ne pensant qu’à la rétribution attachée à la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur d’autrui, se fesaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunés. Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se voient, et tous deux s’évanouissent. La belle Saint-Yves resta long-temps sans mouvement et sans vie: l’autre rappela bientôt son courage. C’est apparemment là madame votre femme, lui dit le gouverneur; vous ne m’aviez point dit que vous fussiez marié. On me mande que c’est à ses soins généreux que vous devez votre délivrance. Ah! je ne suis pas digne d’être sa femme, dit la belle Saint-Yves d’une voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse. Quand elle eut repris ses sens, elle présenta, toujours tremblante, le brevet de la gratification, et la promesse par écrit d’une compagnie. L’Ingénu, aussi étonné qu’attendri, s’éveillait d’un songe pour retomber dans un autre. Pourquoi ai-je été renfermé ici? comment avez-vous pu m’en tirer? où sont les monstres qui m’y ont plongé? Vous êtes une divinité qui descendez du ciel à mon secours. La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait, et détournait, le moment d’après, ses yeux mouillés de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu’elle savait, et tout ce qu’elle avait éprouvé, excepté ce qu’elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu’un autre que l’Ingénu, plus accoutumé au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait deviné facilement. Est-il possible qu’un misérable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma liberté? Ah! je vois bien qu’il en est des hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu’un moine, un jésuite confesseur du roi, ait contribué à mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prétexte ce détestable fripon m’a persécuté? M’a-t-il fait passer pour un janséniste? Enfin, comment vous êtes-vous souvenue de moi? je ne le méritais pas, je n’étais alors qu’un sauvage. Quoi! vous avez pu sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru, et on a brisé mes fers! Il est donc dans la beauté et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les coeurs de bronze! A ce mot de _vertu_, des sanglots échappèrent à la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu’elle se reprochait. Son amant continua ainsi: Ange, qui avez rompu mes liens, si vous avez eu (ce que je ne comprends pas encore) assez de crédit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un vieillard qui m’a le premier appris à penser, comme vous m’avez appris à aimer. La calamité nous a unis; je l’aime comme un père, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui. Moi! que je sollicite le même homme qui….—Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu’à vous: écrivez à cet homme puissant, comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencé, achevez vos prodiges. Elle sentait qu’elle devait faire tout ce que son amant exigeait: elle voulut écrire, sa main ne pouvait obéir. Elle recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois; elle écrivit enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé le vieux martyr de la grâce efficace. L’heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frère; elle y alla; son amant prit un appartement dans la même maison. A peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya l’ordre de l’élargissement du bon-homme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain. Ainsi, à chaque action honnête et généreuse qu’elle fesait, son déshonneur en était le prix. Elle regardait avec exécration cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna l’ordre de l’élargissement à son amant, et refusa le rendez-vous d’un bienfaiteur qu’elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L’Ingénu ne pouvait se séparer d’elle que pour aller délivrer un ami: il y vola. Il remplit ce devoir en réfléchissant sur les étranges événements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d’une jeune fille à qui deux infortunés devaient plus que la vie. CHAPITRE XIX. L’Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents, sont rassemblés. La généreuse et respectable infidèle était avec son frère l’abbé de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous étaient également étonnés; mais leur situation et leurs sentiments étaient bien différents. L’abbé de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scène touchante. Ils étaient partis au premier bruit de l’élargissement de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte. Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revînt avec l’ami qu’il devait délivrer. L’abbé de Saint-Yves n’osait lever les yeux devant sa soeur: la bonne Kerkabon disait: Je reverrai donc mon cher neveu! Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n’est plus le même homme; son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé. Il est devenu aussi respectable qu’il était naïf et étranger à tout. Il sera l’honneur et la consolation de votre famille: que ne puis-je être aussi le bonheur de la mienne! Vous n’êtes point non plus la même, dit le prieur; que vous est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement? Au milieu de cette conversation l’Ingénu arrive, tenant par la main son janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus intéressante. Elle commença par les tendres embrassements de l’oncle et de la tante. L’abbé de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l’Ingénu, qui n’était plus l’ingénu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l’un; l’embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de l’autre. On était étonné qu’elle mêlât de la douleur à tant de joie. Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c’était un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le réconciliait avec l’amour; l’âpreté de ses anciennes opinions sortait de son coeur: il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s’intéressaient tous à tant de désastres. Hélas! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que mademoiselle de Saint-Yves a brisés: leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable. Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance: tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L’admiration était mêlée de ce respect qu’on sent malgré soi pour une personne qu’on croit avoir du crédit à la cour. Mais l’abbé de Saint-Yves disait quelquefois: Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit? On allait se mettre à table de très bonne heure: voilà que la bonne amie de Versailles arrive, sans rien savoir de tout ce qui s’était passé; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartient l’équipage. Elle entre avec l’air imposant d’une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très légèrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l’écart: Pourquoi vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilà vos diamants que vous aviez oubliés. Elle ne put dire ces paroles si bas que l’Ingénu ne les entendît: il vit les diamants; le frère fut interdit; l’oncle et la tante n’éprouvèrent qu’une surprise de bonnes gens qui n’avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s’était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante s’en aperçut; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. Ah! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m’avez perdue! vous me donnez la mort! Ces paroles percèrent le coeur de l’Ingénu; mais il avait déjà appris à se posséder; il ne les releva point, de peur d’inquiéter sa maîtresse devant son frère, mais il pâlit comme elle. Saint-Yves, éperdue de l’altération qu’elle apercevait sur le visage de son amant, entraîne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle. Ah! ce ne sont pas eux qui m’ont séduite, vous le savez; mais celui qui les a donnés ne me reverra jamais. L’amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait: Qu’il les reprenne ou qu’il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même. L’ambassadrice enfin s’en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle était témoin. La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit; mais pour n’alarmer personne elle ne parla point de ce qu’elle souffrait; et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans son âme. Le souper, qu’elle n’animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intéressante qui fournit de ces conversations attachantes et utiles si supérieures à la frivole joie qu’on recherche, et qui n’est d’ordinaire qu’un bruit importun. Gordon fit en peu de mots l’histoire et du jansénisme et du molinisme, et des persécutions dont un parti accablait l’autre, et de l’opiniâtreté de tous les deux. L’Ingénu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discordes que leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait, l’autre jugeait; les convives écoutaient avec émotion, et s’éclairaient d’une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le prince jusqu’au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d’hommes qui, pour si peu d’argent, se font les persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction d’une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l’exécutent! J’ai vu dans ma jeunesse, dit le bon-homme Gordon, un parent du maréchal de Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposé. C’était un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l’accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à l’âge de quatorze ans, s’était enfui de la maison paternelle; devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de la misère: enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu (car ce prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes); il avait obtenu un bâton d’exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé d’arrêter le vieillard et son épouse, et s’en acquitta avec toute la dureté d’un homme qui voulait plaire à son maître. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite des malheurs qu’elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut, il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que son éminence devait être servie de préférence à tout. Son éminence récompensa son zèle. J’ai vu un espion du P. de La Chaise trahir son propre frère, dans l’espérance d’un petit bénéfice qu’il n’eut point; et je l’ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d’avoir été trompé par le jésuite. L’emploi de confesseur, que j’ai long-temps exercé, m’a fait connaître l’intérieur des familles; je n’en ai guère vu qui ne fussent plongées dans l’amertume, tandis qu’au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et j’ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée. Pour moi, dit l’Ingénu, je pense qu’une âme noble, reconnaissante, et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d’une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves; car je me flatte, ajouta-t-il, en s’adressant à son frère avec le sourire de l’amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l’année passée, et que je m’y prendrai d’une manière plus décente. L’abbé se confondit en excuses du passé et en protestations d’un attachement éternel. L’oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s’extasiant et en pleurant de joie, s’écriait: Je vous l’avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci vaut mieux que l’autre; plût à Dieu que j’en eusse été honorée! mais je vous servirai de mère. Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges de la tendre Saint-Yves. Son amant avait le coeur trop plein de ce qu’elle avait fait pour lui, il l’aimait trop pour que l’aventure des diamants eût fait sur son coeur une impression dominante. Mais ces mots qu’il avait trop entendus, _vous me donnez la mort_, l’effrayaient encore en secret, et corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de sa belle maîtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n’était plus occupé que d’elle; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants méritaient; on s’arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on fesait des projets de fortune et d’agrandissement; on se livrait à toutes ces espérances que la moindre lueur de félicité fait naître si aisément. Mais l’Ingénu, dans le fond de son coeur, éprouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signées Saint-Pouange, et les brevets signés Louvois; on lui dépeignit ces deux hommes tels qu’ils étaient, ou qu’on les croyait être. Chacun parla des ministres et du ministère avec cette liberté de table, regardée en France comme la plus précieuse liberté qu’on puisse goûter sur la terre. Si j’étais roi de France, dit l’Ingénu, voici le ministre de la guerre que je choisirais: je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu’il donne des ordres à la noblesse. J’exigerais qu’il eût été lui-même officier, qu’il eût passé par tous les grades, qu’il fût au moins lieutenant-général des armées, et digne d’être maréchal de France; car n’est-il pas nécessaire qu’il ait servi lui-même, pour mieux connaître les détails du service? et les officiers n’obéiront-ils pas avec cent fois plus d’allégresse à un homme de guerre, qui aura comme eux signalé son courage, qu’à un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opérations d’une campagne, quelque esprit qu’il puisse avoir? Je ne serais pas fâché que mon ministre fût généreux, quoique mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu embarrassé. J’aimerais qu’il eût un travail facile, et que même il se distinguât par cette gaîté d’esprit, partage d’un homme supérieur aux affaires, qui plaît tant à la nation, et qui rend tous les devoirs moins pénibles. Il desirait que ce ministre eût ce caractère, parcequ’il avait toujours remarqué que cette belle humeur est incompatible avec la cruauté. Mons de Louvois n’aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de l’Ingénu; il avait une autre sorte de mérite. Mais pendant qu’on était à table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractère funeste; son sang s’était allumé, une fièvre dévorante s’était déclarée, elle souffrait, et ne se plaignait point, attentive à ne pas troubler la joie des convives. Son frère, sachant qu’elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit; il fut surpris de l’état où elle était. Tout le monde accourut; l’amant se présentait à la suite du frère. Il était, sans doute, le plus alarmé et le plus attendri de tous; mais il avait appris à joindre la discrétion à tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués, et le sentiment prompt des bienséances commençait à dominer dans lui. On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C’était un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu’ils viennent de voir avec celle qu’ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science à laquelle toute la maturité d’un discernement sain et réfléchi ne peut ôter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa précipitation à prescrire un remède alors à la mode. De la mode jusque dans la médecine! Cette manie était trop commune dans Paris. La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin à rendre sa maladie dangereuse. Son âme tuait son corps. La foule des pensées qui l’agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante. CHAPITRE XX. La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive. On appela un autre médecin: celui-ci, au lieu d’aider la nature, et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes rappelaient la vie, ne fut occupé que de contrecarrer son confrère. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu’on croit le siège de l’entendement, fut attaqué aussi violemment que le coeur, qui est, dit-on, le siège des passions. Quelle mécanique incompréhensible a soumis les organes au sentiment et à la pensée? comment une seule idée douloureuse dérange-t-elle le cours du sang? et comment le sang à son tour porte-t-il ses irrégularités dans l’entendement humain? quel est ce fluide inconnu et dont l’existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumière, vole, en moins d’un clin d’oeil, dans tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mémoire, la tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu’on voudrait oublier, et fait d’un animal pensant ou un objet d’admiration, ou un sujet de pitié et de larmes? C’était là ce que disait le bon Gordon; et cette réflexion si naturelle, que rarement font les hommes, ne dérobait rien à son attendrissement; car il n’était pas de ces malheureux philosophes qui s’efforcent d’être insensibles. Il était touché du sort de cette jeune fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant chéri. L’abbé de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa soeur répandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l’état de son amant? nulle langue n’a des expressions qui répondent à ce comble de douleurs; les langues sont trop imparfaites. La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans ses faibles bras; son frère était à genoux au pied du lit; son amant pressait sa main qu’il baignait de pleurs, et éclatait en sanglots; il la nommait sa bienfaitrice, son espérance, sa vie, la moitié de lui-même, sa maîtresse, son épouse. A ce mot d’épouse elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d’horreur; puis, dans un de ces intervalles où l’accablement, et l’oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent à l’âme sa liberté et sa force, elle s’écria: Moi, votre épouse! ah! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n’étaient plus faits pour moi; je meurs, et je le mérite. O dieu de mon coeur! ô vous que j’ai sacrifié à des démons infernaux, c’en est fait, je suis punie, vivez heureux. Ces paroles tendres et terribles ne pouvaient être comprises; mais elles portaient dans tous les coeurs l’effroi et l’attendrissement; elle eut le courage de s’expliquer. Chaque mot fit frémir d’étonnement, de douleur, et de pitié, tous les assistants. Tous se réunissaient à détester l’homme puissant qui n’avait réparé une horrible injustice que par un crime, et qui avait forcé la plus respectable innocence à être sa complice. Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l’êtes pas; le crime ne peut être que dans le coeur, le vôtre est à la vertu et à moi. Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener à la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolée, et s’étonnait d’être aimée encore. Le vieux Gordon l’aurait condamnée dans le temps qu’il n’était que janséniste; mais, étant devenu sage, il l’estimait, et il pleurait. Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de cette fille si chère remplissait tous les coeurs, que tout était consterné, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui? et pourquoi? c’était de la part du confesseur du roi pour le prieur de la Montagne; ce n’était pas le P. de La Chaise qui écrivait, c’était le frère Vadbled, son valet de chambre, homme très important dans ce temps-là, lui qui mandait aux archevêques les volontés du révérend père, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bénéfices, lui qui fesait quelquefois expédier des lettres de cachet. Il écrivait à l’abbé de la Montagne «que sa révérence était informée des aventures de son neveu, que sa prison n’était qu’une méprise, que ces petites disgrâces arrivaient fréquemment, qu’il ne fallait pas y faire attention, qu’enfin il convenait que lui prieur vînt lui présenter son neveu le lendemain, qu’il devait amener avec lui le bon-homme Gordon, que lui frère Vadbled les introduirait chez sa révérence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre.» Il ajoutait que l’histoire de l’Ingénu et son combat contre les Anglais avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-être même lui ferait un signe de tête. La lettre finissait par l’espérance dont on le flattait, que toutes les dames de la cour s’empresseraient de faire venir son neveu à leur toilette, que plusieurs d’entre elles lui diraient: Bonjour, monsieur l’Ingénu; et qu’assurément il serait question de lui au souper du roi. La lettre était signée: «Votre affectionné Vadbled, frère jésuite.» Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu’il pensait de ce style. Gordon lui répondit: C’est donc ainsi qu’on traite les hommes comme des singes! on les bat et on les fait danser. L’Ingénu, reprenant son caractère, qui revient toujours dans les grands mouvements de l’âme, déchira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier: Voilà ma réponse. Son oncle épouvanté crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire et excuser, comme il put, ce qu’il prenait pour l’emportement d’un jeune homme, et qui était la saillie d’une grande âme. Mais des soins plus douloureux s’emparaient de tous les coeurs. La belle et infortunée Saint-Yves sentait déjà sa fin approcher; elle était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissée qui n’a plus la force de combattre. O mon cher amant! dit-elle d’une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j’expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un éternel adieu. Elle ne se parait pas d’une vaine fermeté; elle ne concevait pas cette misérable gloire de faire dire à quelques voisins: Elle est morte avec courage. Qui peut perdre à vingt ans son amant, sa vie, et ce qu’on appelle l’_honneur_, sans regrets et sans déchirements? Elle sentait toute l’horreur de son état, et le fesait sentir par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant d’empire. Enfin elle pleurait comme les autres dans les moments où elle eut la force de pleurer. Que d’autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilité: c’est le sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux avec indifférence, que quand l’âge ou la maladie nous rend semblables à eux par la stupidité de nos organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s’il les étouffe, c’est qu’il porte la vanité jusque dans les bras de la mort. Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent des larmes et des cris. L’Ingénu perdit l’usage de ses sens. Les âmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres, quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre qu’étant revenu à lui il ne se donnât la mort. On écarta toutes les armes; le malheureux jeune homme s’en aperçut; il dit à ses parents et à Gordon, sans pleurer, sans gémir, sans s’émouvoir: Pensez-vous donc qu’il y ait quelqu’un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m’empêcher de finir ma vie? Gordon se garda bien de lui étaler ces lieux communs fastidieux par lesquels on essaie de prouver qu’il n’est pas permis d’user de sa liberté pour cesser d’être quand on est horriblement mal, qu’il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeurer, que l’homme est sur la terre comme un soldat à son poste: comme s’il importait à l’Etre des êtres que l’assemblage de quelques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre; raisons impuissantes qu’un désespoir ferme et réfléchi dédaigne d’écouter, et auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poignard. Le morne et terrible silence de l’Ingénu, ses yeux sombres, ses lèvres tremblantes, les frémissements de son corps, portaient dans l’âme de tous ceux qui le regardaient ce mélange de compassion et d’effroi qui enchaîne toutes les puissances de l’âme, qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots entrecoupés. L’hôtesse et sa famille étaient accourues; on tremblait de son désespoir, on le gardait à vue, on observait tous ses mouvements. Déjà le corps glacé de la belle Saint-Yves avait été porté dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu’il ne fût plus en état de rien voir. Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposé à la porte de la maison, que deux prêtres à côté d’un bénitier récitent des prières d’un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d’eau bénite sur la bière par oisiveté, que d’autres poursuivent leur chemin avec indifférence, que les parents pleurent, et qu’un amant est prêt de s’arracher la vie, le Saint-Pouange arrive avec l’amie de Versailles. Son goût passager, n’ayant été satisfait qu’une fois, était devenu de l’amour. Le refus de ses bienfaits l’avait piqué. Le P. de La Chaise n’aurait jamais pensé à venir dans cette maison; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l’image de la belle Saint-Yves, brûlant d’assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncé dans son coeur l’aiguillon des désirs, ne balança pas à venir lui-même chercher celle qu’il n’aurait pas peut-être voulu revoir trois fois, si elle était venue d’elle-même. Il descend de carrosse; le premier objet qui se présente à lui est une bière; il détourne les yeux avec ce simple dégoût d’un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu’on doit lui épargner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiosité qui on va enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom, elle pâlit et pousse[1] un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur remplissent son âme. Le bon Gordon était là, les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes prières pour apprendre à l’homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n’était point né méchant; le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme, qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point à la vieillesse, qui endurcit d’ordinaire le coeur des ministres; il écoutait Gordon, les yeux baissés, et il en essuyait quelques pleurs qu’il était étonné de répandre: il connut le repentir. [1] Toutes les éditions, depuis 1767 jusques et compris les éditions de Kehl et quelques unes de celles qui les ont suivies, portent: _poussa_. C’est un erratum manuscrit de feu Decrois qui a proposé de mettre _pousse_. B. Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m’avez parlé; il m’attendrit presque autant que cette innocente victime dont j’ai causé la mort. Gordon le suit jusqu’à la chambre où le prieur, la Kerkabon, l’abbé de Saint-Yves, et quelques voisins, rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance. J’ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j’emploierai ma vie à le réparer. La première idée qui vint à l’Ingénu fut de le tuer, et de se tuer lui-même après. Rien n’était plus à sa place; mais il était sans armes et veillé de près. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnés du reproche, du mépris, et de l’horreur qu’il avait mérités, et qu’on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin à bout de faire un excellent officier de l’Ingénu, qui a paru sous un autre nom à Paris et dans les armées, avec l’approbation de tous les honnêtes gens, et qui a été à-la-fois un guerrier et un philosophe intrépide. Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir; et cependant sa consolation était d’en parler. Il chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu’au dernier moment de sa vie. L’abbé de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bénéfice; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent. Le P. Tout-à-tous eut des boîtes de chocolat, de café, de sucre candi, de citrons confits, avec les _Méditations du révérend P. Croiset_ et _la Fleur des saints_[2] reliées en maroquin. Le bon Gordon vécut avec l’Ingénu jusqu’à sa mort dans la plus intime amitié; il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise: _Malheur est bon à quelque chose_. Combien d’honnêtes gens dans le monde ont pu dire: _Malheur n’est bon à rien!_ [1] La _Fleur des saints_ est du jésuite Ribadeneira; voyez tome XXIX, page 33; et dans le tome XIV, une note du _Russe à Paris_, et une du _Marseillais et le Lion_. B. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L’INGÉNU *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.