Project Gutenberg's Le dernier des commis voyageurs., by Louis Reybaud This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Le dernier des commis voyageurs. Author: Louis Reybaud Release Date: September 19, 2014 [EBook #46902] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER DES COMMIS VOYAGEURS. *** Produced by Rénald Lévesque Le dernier des Commis Voyageurs. Par Louis Reybaud [Illustration: Portrait de l'auteur.] Produit par Gutenberg.org PRÉFACE Ce livre a été publié anonymement en format feuilleton dans le journal "L'Illustration", entre le 30 mars et le 8 juin 1844. Pour en faciliter l'accès, Gutenberg.org le réédite aujourd'hui en format de livre électronique. Il ne semble pas qu'il ait été publié, à ce jour, sans aucun autre soutien, bien qu'il ait paru dans "Nouvelles de Louis Reybaud" (1852), avec trois autres nouvelles, et en 1856 avec une histoire courte "Les aventures d'un fifre." I UN RELAIS. «Plaisantons pas, voyageurs; laissez-moi gouverner ma mécanique. La côte est rapide, voyez-vous: nous tombons à pic sur Tarare. --Conducteur, soyez calme! La mécanique, ça me connaît. J'ai vu périr le sabot et naître la mécanique. Vous avez affaire à un routier. --Possible, voyageur; mais une imprudence est vite commise. S'il arrivait un accident, on me mettrait à pied. --Conducteur, vous êtes jeune: autrement votre mot serait sans excuse. Vous ne connaissez donc pas le vieux troubadour, l'ancien des anciens... Diable de palonnier, comme il s'emporte! --Mais serrez donc le frein, voyageur; la pente nous gagne. --C'est fait, conducteur; on ne prend pas le vieux troubadour en faute. Voilà! Nous allons nous insérer doucement dans Tarare. N'empêche que votre palonnier ne soit une pauvre bique. Dites donc, postillon? --De quoi, m'sieur? --Conseillez à votre maître, mon garçon, de ne prendre des limousins que pour l'arbalète. Au limon, toujours des normands ou des comtois, des races carrées; beaux poitrails, croupes énormes: il n'y a que cela pour tenir à la descente: Et vogue la berline, Qui porte mes amours.» Cette conversation, mêlée de chants, se passait sur l'impériale de l'une des grandes messageries qui font le service entre Paris et Lyon par la route du Bourbonnais. Le principal interlocuteur était un petit homme trapu, vigoureux, et dont la figure ronde et joviale exprimait cette satisfaction qui naît d'une santé parfaite et d'un merveilleux estomac. Les rides du visage accusaient une cinquantaine d'années, mais des années légèrement portées et qui n'avaient nui ni à l'enluminure du teint, ni à la vivacité de l'oeil, ni à la pétulance des allures. Le buste était puissant, le cou large, les cheveux gris et coupés ras, le nez un peu camard, l'oreille rouge, la denture encore belle, le front court et sillonné. La force de la musculature et la richesse du sang éclataient chez ce sujet, et son florissant aspect donnait une grande idée de l'harmonie de ses fonctions digestives. C'est à Moulins, au milieu de la nuit, que l'on avait pris le nouvel hôte de l'impériale. Depuis qu'il s'y était installé, personne autour de lui n'avait eu un instant de repos. La température était froide et les autres voyageurs auraient voulu se défendre contre l'air extérieur à l'aide des rideaux de cuir qui garnissaient leur demeure aérienne. Impossible: le nouveau venu les écartait avec une obstination infatigable, et semblait avoir fait un pacte avec la bise. Il est vrai qu'il avait pris ses précautions: la houppelande doublée de peaux de mouton, les bottes fourrées, la casquette de loutre rabattue sur les oreilles, et par-dessus tout cela le manteau bleu de ciel avec l'agrafe en similor. Notre homme s'agitait, soufflait sous ces enveloppes, coudoyant ses voisins ou les inquiétant par des piétinements opiniâtres. Désormais, à ses côtés, personne ne s'appartint plus; il semblait être le maître, le souverain de cette voiture. Son aplomb dominait le conducteur, et les postillons avaient pris le parti de lui obéir. A chaque relais il mettait pied à terre, non sans fouler les orteils qui se trouvaient sur son passage; puis, à peine remonté, il allumait une énorme pipe allemande et infectait de fumée les trois pauvres diables que leur étoile avait fait asseoir sur les mêmes banquettes que lui. Quand le jour parut, ce fut un autre manège. Dans le moindre bourg, dans les hameaux même, cet homme trouvait quelqu'un à apostropher, quelques mots à échanger. «Bonjour, père Picard. --Tiens! ah! c'est vous, troubadour? --Oui, mon bonhomme, c'est moi; et la mère Picard, et les petits Picard, comment tout ce monde-là se comporte-t-il: --Très-bien, troubadour, à souhait; faites honneur. Ah ça! dégringolez donc de votre perchoir; il y a le temps de se gargariser avec un peu de fil-en-quatre. --A la bonne heure! en voilà une d'idée. Ohé! le conducteur! ohé! le postillon, par ici! voilà un homme généreux qui régale. En avant le fil-en-quatre, et vive le père Picard! Ah! comme on entrait Boire à son cabaret!» Quelques lieues plus loin, la scène variait. Du haut de son observatoire notre remuant voyageur apercevait, à une certaine distance, un épicier sur le pas de sa porte, et s'improvisant un porte-voix à l'aide de ses deux mains: «Père Jaboulot, criait-il, combien vous reste-t-il de sacs de poivre du dernier envoi de la maison Grabeausec et compagnie? --Quatre sacs, troubadour; de la vraie drogue, impossible de les vendre. --Fouette, postillon,» répliquait le voyageur, en accompagnant ces mots d'un geste qui exprimait à son interlocuteur lointain le regret de n'avoir pu saisir et comprendre ses paroles. Cet homme remplissait ainsi les grands chemins de son activité, et menait à lui seul plus de bruit que tout le coche ensemble. Peu à peu le conducteur s'était vu forcé de lui abandonner une partie de ses attributions; il surveillait l'attelage, ajustait les traits, sonnait de la trompette, faisait jouer la mécanique, prodiguait ses conseils aux postillons, s'emparait du fouet et l'agitait d'une manière bruyante. Quand ces ressources étaient épuisées, il entamait son répertoire de chansons, et cherchait à justifier le surnom de _troubadour_ sous lequel il paraissait fort connu et presque populaire dans la contrée, l'assaut du grave au doux, il épuisa son _Béranger_ pour en venir à des romances couvertes d'une gaze beaucoup plus diaphane. Ses voisins semblaient moins charmés qu'impatientés de cet exercice vocal; mais l'artiste n'en continuait que de plus belle à les combler de refrains et de flonflons. Probablement il s'inquiétait peu des impressions de son auditoire; son propre suffrage lui suffisait. De leur côté, ses compagnons avaient pris le parti d'opposer à ce débordement un silence et une résignation exemplaires, et cette patience ne se démentit qu'au dernier tournant de la descente qui aboutissait à la Grande-Rue de Tarare. «Monsieur, se hasarda alors à dire l'un des voyageurs, nous voici au relais; si vous modériez les éclats de votre voix? On va nous prendre pour une émeute.» Celui qui parlait ainsi était un jeune homme de vingt-cinq ans, blond, délicat, presque imberbe, d'une physionomie douce et heureuse. Depuis que le personnage qui répondait au surnom de _troubadour_ avait fait invasion dans le cabriolet, il s'était appliqué à lui laisser tous ses aises et à ne point gêner ses mouvements. Pelotonné dans un coin, il s'efforçait d'occuper le moins d'espace possible, et se contentait de se défendre contre les écarts d'une pantomime turbulente. Le troubadour aurait dû lui tenir compte de cette longue condescendance; cependant il mit quelque aigreur dans sa réponse. «Jeune homme, lui dit-il, on pourrait croire que vous êtes étranger à la Charte constitutionnelle et aux lois du royaume. --Mais, monsieur, il me semble... --Au fait, vous êtes jeune, et vous n'avez pas triomphé en juillet pour la défense des lois: Au sein d'une masse profonde. Qui guide leurs drapeaux sanglants? Dessous une perruque blonde, C'est Lafayette en cheveux blancs. --Encore une fois, monsieur... --Deux minutes d'attention, jeune homme. Que dit la Charte, article 3: «Tout Français a le droit de publier ses opinions; la censure ne pourra jamais être rétablie.» --Eh bien? --Je publie mes opinions par la voie ou plutôt par la voix des romances, et vous attentez à ma liberté individuelle, vous me ramenez aux mauvais temps de la censure, en m'interpellant hors de propos. --Cessez vos railleries, monsieur. --Jeune homme, écoutez votre ancien jusqu'au bout. Je suis Potard, le fameux Potard, autrement dit le vieux troubadour, doyen des commis voyageurs de l'épicerie et de la droguerie lyonnaises. Il faut que ce conducteur soit excessivement jeune pour ne pas connaître le père Potard, le vieux troubadour. De Lille en Flandre jusqu'à Bayonne, tous les conducteurs me connaissent; ils ont tous fumé avec moi le calumet de l'amitié et partagé le petit verre de la sympathie. Il n'y a qu'un Potard au monde comme il n'y a qu'un Napoléon. Bon garçon, viveur, noceur, balochard même, mais inflexible sur les principes: Plutôt la mort que l'esclavage! C'est la devise des Français. --Mon Dieu, monsieur... --Maintenant que je me suis déboutonné, jeune homme, que j'ai mis mon coeur à jour, comme, si j'étais de verre, à votre tour pour les noms, prénoms et qualités. A propos, j'oubliais d'ajouter que je voyage pour les Grabeausec et compagnie, rue du Bât-d'Argent; première maison de droguerie, ayant des relations dans les deux Indes: voilà. --Moi, monsieur, je me nomme Edouard Beaupertuis, et je représente la maison de mon père Beaupertuis et Blainval, articles châles, soieries et nouveautés. --Beaupertuis de la rue Caillou? Établissement connu, riches fabricants, des gens qui travaillent avec leurs capitaux. Jeune homme, je vous en félicite. Que ne parliez-vous plus tôt? Les Beaupertuis, malpeste! c'est du bon papier, première valeur. On leur donne 500,000 francs de fortune, haut la main. Touchez là, mon cher, touchez là!» On venait d'arriver au relais, et déjà les voyageurs descendaient un à un de la voiture; le conducteur déclara qu'il accordait trois quarts d'heure pour le déjeuner. L'hôtesse du Lion-d'Or se tenait, en tablier blanc, à l'une des portières et invitait la compagnie à se rendre dans la salle à manger. Edouard Beaupertuis eut beau faire, il ne put se débarrasser des étreintes du père Potard. Le vieux troubadour l'emmena vers l'hôtellerie en chantant: «Point de chagrin qui ne soit oublié Entre l'amour et l'amitié. «Jeune homme, ajoutait-il, vous débutez dans la carrière des voyages; je veux faire votre éducation. Vous me revenez, saprelotte, vous me revenez! J'ai une légion d'élèves qui battent les grandes routes, et il y a parmi eux des sujets qui me font honneur. Cependant, faut-il l'avouer, le feu sacré n'y est plus. Pour caroller la pratique, je ne dis pas; mais pour le coeur, pour l'amour de la patrie et surtout pour la romance, il y a déchet, un cruel déchet. Vous parlez à ces jouvenceaux de notre illustre Béranger, «Connais pas,» qu'ils répliquent. Voilà pourtant où nous en sommes: les grandes traditions se perdent. Le commis voyageur aime mieux roucouler un air de _Robert le Diable_ que _le Dieu des Bonnes Gens_; l'institution est en décadence, c'est toisé: Le verre en main gaîment je me confie Au dieu des bonnes gens.» Le vieux troubadour était trop expert en matière de grandes routes pour pousser plus loin l'entretien. Le déjeuner était servi, et il fallait se mettre à table sur-le-champ, sous peine de donner de l'avance aux autres convives. Le père Potard échangea avec la servante un coup d'oeil d'intelligence, choisit une place à portée des grosses pièces, et ouvrit la tranchée devant un canard flanqué de navets. A peine avait-il commencé les opérations, que le conducteur entra. «En voiture, messieurs!» s'écria-t-il. Un sourire effleura les lèvres du troubadour. «Conducteur, dit-il, le jeu est vieux, très vieux; réservez-le pour une meilleure occasion. Avec le père Potard, c'est peine perdue. Il y a temps pour tout; songeons d'abord aux légumes. Vous offrirai-je des aiguillettes de ce palmipède, conducteur? Pristi! le drôle se défend joliment. Il faut qu'il suit mort centenaire.» En même temps, le commis voyageur de la maison Grabeausec et compagnie plongeait le couteau dans les entrailles de la bête, et le retirait avec un morceau de papier embroché au bout de la lame. «Par exemple, s'écria-t-il, en voilà une sévère. Un canard savant! un canard qui digère le papier et se nourrit d'écriture! c'est du nouveau!» Cette découverte répandit quelque étonnement parmi les convives; on examinait à la ronde ce morceau de papier fixé au bout du couteau, sans pouvoir s'expliquer par quel hasard il se trouvait logé dans le ventre de l'animal. Le père Potard semblait lui-même fort intrigué, quand tout à coup on le vit bondir sur sa chaise et se frapper le front; «J'y suis! je l'ai trouvé! Passez-moi l'objet; nous allons rire. Je parie que c'est ce farceur d'Alfred, de la maison Papillon et compagnie, qui a monté le coup. Passez-moi l'objet, vous dis-je; je suis curieux de voir cela.» Le couteau, après avoir fait le tour de la salle, se trouva de nouveau entre les mains du vieux troubadour. Il en détacha le papier et l'ouvrit avec quelques précautions. A peine eut-il jeté les yeux dessus, que sa physionomie s'anima. «Silence! messieurs, s'écria-t-il. Ceci vous représente un acte civil de la plus haute importance: c'est l'extrait mortuaire concernant le volatile ici étendu. L'épitaphe est courte, mais expressive: 2 février. Nous voici au 15; c'est donc treize jours pleins. Je ne m'étonne plus que le défunt soit si coriace; il passe peu à peu à l'état de momie. J'en ai vu au Louvre, à Paris, qui sont moins solides que celle-là. Il est vrai que le canard est d'une conservation plus facile qui l'homme.» Les convives riaient à gorge déployée, et le papier accusateur circulait encore une fois autour de la table. «C'est égal, ajouta le vieux troubadour, l'idée est jolie. J'en reviens à dire qu'il n'y a qu'Alfred, de la maison Papillon, qui ait pu l'avoir. Satané farceur, tu me rendras jaloux!» A ce moment, le conducteur, qui s'était absenté pendant quelques minutes, reparut à la porte de la salle à manger. «En voiture, messieurs, dit-il. --Ah! conducteur, s'écria le père Potard en l'interrompant, vous commencez à devenir fastidieux, mon cher. Bon pour des conscrits de s'effaroucher; mais quand on a sur le dos trente-cinq ans de voyages, on connaît les rengaines Voyons, conducteur, nous ne sommes pas ici pour faire les affaires de l'aubergiste; au contraire. Soyons calme, mon camarade, et rinçons-nous à fond le gosier; c'est très-salubre. A boire, à boire, à boire! Nous quitterons-nous sans boire? Nous quitterons-nous sans boire un coup?» Bon gré, mal gré, il fallut que le conducteur en passât par ce que voulait le père Potard: le vieux troubadour s'emparait tout à fait du commandement. Sur l'article de la nourriture, il était d'ailleurs inflexible; il voulait s'en donner dans toute la plénitude de son appétit, et avec le calme d'un estomac sûr de sa force. Toutes les hôtelleries du Bourbonnais et de la Bourgogne le connaissaient: on le savait implacable dans ses rancunes, mais fidèle dans ses amitiés. L'aventure du canard était arrivée aux oreilles du maître de l'établissement; il comprit qu'il fallait étouffer cette affaire, et improviser une réparation. A l'instant la table fut couverte d'une profusion de mets, et les plus fins, les plus recherchés, furent placés devant le père Potard, avec un petit beaujolais dont la couleur semblait toute autre que celle du vin qui garnissait le reste de la table. Le vieux troubadour comprit la portée de ces attentions, et s'empressa d'y faire honneur. Il passa du vol-au-vent à la galantine, du veau aux carottes au civet de lièvre, expédia un jeune poulet, et se précipita sur le fromage comme un homme à jeun. Il était vraiment beau sur ce champ de bataille, qu'il jonchait de débris. Au milieu d'aussi furieux coups de dent, il trouvait encore quelques mots à placer: «Décidément, messieurs, le canard de tout à l'heure était une erreur, une pure erreur: l'hôte doit y être étranger; Alfred, de la maison Papillon, aura tout fait. Voyez, ajouta-t-il, comme pour s'acquitter d'une dette d'honneur, voyez comme on déjeune ici. J'ai passé cent trente fois au Lion-d'Or; toujours le même service, toujours des compotes de pommes et des meringuer, au dessert. Nulle part on ne travaille le vol-au-vent comme dans cette maison; et puis, c'est supérieurement garni: des quenelles, des crêtes de coq, des champignons, des truffes; on n'y épargne rien.» Pendant tout le temps que se prolongea cette scène, le conducteur se tint sur le seuil de la porte, visiblement contrarié, mais n'osant pas persister dans ses fonctions de trouble-fête. Enfin, lorsque quarante minutes se furent écoulées ainsi, il reprit timidement la parole: «Si nous montions en voiture, messieurs: nous avons trois heures de retard. --Adjugé pour cette fois, conducteur, répliqua le père Potard; le temps d'engloutir le pousse-café, et nous sommes à vous.» Tout le monde se leva, et les comptes se réglèrent. Le vieux commis voyageur portait la main à la poche, quand l'aubergiste entra et le prit à part: «Allons donc, troubadour, lui dit-il, vous voulez plaisanter. --De quoi! père Robineau: les bons comptes font les bons amis. Trois francs pour tout le monde, quarante sous pour les copins: voilà. --Rien de rien, troubadour; vous m'avez sauvé une tuile; c'est moi qui vous dois du retour. --En voiture, messieurs!» cria de nouveau le conducteur. La diligence s'ébranla, et cinq heures après elle entrait dans le faubourg de Vaize, traversait la Saône, et venait déposer les voyageurs sur la place des Terreaux. «Jeune Beaupertuis, dit alors le vieux troubadour à son compagnon de route, sans adieu, n'est-ce pas? Voici mes divers domiciles: de huit à dix heures du matin, au _café Casati_; dans la journée, chez les Grabeausec; le soir, au _café de la Perle_, entre neuf et minuit; chez moi, jamais, place Saint-Nizier, maison du boulanger, au troisième, la porte en face, disposez du père Potard à la vie et à la mort. Il pleut, je me sauve.» II LA PLACE SAINT-NIZIER. Ce qui frappe le plus vivement l'oeil de l'observateur, quand il parcourt la ville de Lyon, c'est le soin avec lequel on y a ménagé et employé l'espace. A peine çà et là aperçoit-on quelques grands découverts comme les places des Terreaux et de Bellecour; partout ailleurs ce n'est qu'un entassement confus de maisons si hautes que le jour en est presque intercepté. On chercherait vainement, hors de la ligne des quais, une perspective régulière, une de ces rues largement ouvertes où la lumière et l'air se jouent librement. Le coeur de la cité, qui va de la rue des Capucins à la rue Saint-Dominique, est sillonné de ruelles qui se brisent d'une manière inégale, et forment un labyrinthe presque toujours obscurci par le voile des brouillards et un épais nuage de fumée. Cette disposition de la seconde ville du royaume s'explique par son assiette même. Les deux grands cours d'eau sur lesquels elle est située s'y resserrent de telle façon qu'il a fallu tirer le plus de parti possible de l'étroite langue de terre qui les sépare. La presqu'île de Perrache, qui offre aujourd'hui un précieux moyen d'agrandissement; la vaste plaine qui s'étend des Brotteaux à la Guillotière, et où s'élève une cité nouvelle, n'étaient autrefois que des marécages ou tout au moins des terrains d'alluvion sur lesquels il eut été dangereux de bâtir. Il ne restait donc qu'une superficie fort restreinte, encaissée d'un côté par les hauteurs de la Croix-Rousse, de l'autre par les escarpements de Saint-Just et de Fourvières. De là cette nécessité de resserrer et d'exhausser les habitations, en même temps que l'on réduisait outre mesure l'espace abandonné à la circulation et à la voie publique. Aussi un genre de luxe que possèdent toutes les villes de province, et auquel Paris lui-même ne renonce que peu à peu et à regret, celui des cours et des jardins, est-il absolument ignoré à Lyon. La végétation y est pour ainsi dire supprimée, et les vides intérieurs ménagés dans les constructions sont à peine suffisants pour les éclairer et les aérer de manière à les rendre habitables. Nulle part les maisons ne ressemblent davantage à des niches, et le bourdonnement sans fin qui s'élève de cette enceinte affairée rend cette ressemblance plus frappante et plus juste encore. La place Saint-Nizier forme, au centre de Lyon, l'un des rares espaces que l'on a pu ménager dans l'intérêt de la salubrité publique. Une magnifique église, dont le style tient du gothique et du lombard, en occupe le centre, et tout autour de l'édifice religieux s'est établi un bazar qui témoigne en faveur de la tolérance de nos ancêtres, ou tout au moins de l'esprit industrieux qui anima toujours la capitale du Lyonnais. Un marché, garni d'échoppes, couvre le reste de la place, et le bruit des cloches s'y mêle incessamment aux cris des marchands et aux mille plaintes des animaux exposés en vente. Rien n'est plus bizarre et plus choquant que l'aspect de ce chef-d'oeuvre de l'architecture du moyen âge terminé par des étalages de fripiers, de crémiers, de bouchers et d'herboristes, qui lui font une espèce de soubassement. Aucune profanation ne saurait affliger davantage l'artiste et troubler autant son admiration. Au sixième étage d'une maison qui borde cette place, on pouvait remarquer, il y a peu d'années, deux croisées qu'unissait entre elles une végétation extérieure. Des tiges de capucines et de pois de senteur, partant des impostes et grimpant le long de la façade sur des soutiens invisibles, décrivaient un arc régulier et se paraient d'une foule de fleurs qui ressemblaient de loin à autant de clochettes. A diverses reprises, dans le courant de la journée, on voyait s'avancer timidement, dans ce cadre de verdure, une tête blonde, un visage charmant quoiqu'un peu pâle. C'est là que le père Potard avait son domicile légal. Quelle était cette fée du logis? En garçon qui sait calculer, et à qui l'habitude des affaires a inspiré une défiance incurable, Potard n'avait jamais voulu se marier. Absent pendant dix mois de l'année, il craignait les suites de ce délaissement forcé, et n'entendait pas donner prise à la raillerie. Il avait donc, à diverses reprises, refusé des partis avantageux. Mais quelle était alors la jeune fille qu'on voyait chaque matin paraître à cette croisée de la place Saint-Nizier, semblable à une fleur détachée du sein du feuillage? Pour peu qu'on la suivit dans ses habitudes, il était facile de voir qu'elle agissait en maîtresse de la maison. Absent dès le matin, le troubadour ne faisait chez lui que des stations fort courtes, et il rentrait le soir, sans bruit, à une heure assez avancée. Les amis de Potard l'avaient souvent plaisanté à ce sujet, en célébrant sa conquête et lui faisant compliment d'une aussi bonne fortune; mais il entrait alors dans de telles colères, et repoussait si énergiquement les allusions et suppositions graveleuses, qu'on s'était accordé à tirer un voile sur ce mystère de sa vie et à l'oublier complètement. En ce qui concernait ce détail, le troubadour était intraitable: il dérogeait il tout, à son humeur, à son caractère, à ses habitudes. Lui, si ouvert, si communicatif, s'enveloppait alors d'un voile sombre et ne se laissait pas pénétrer. Au café, en voyage, sur la place publique, il était toujours le facétieux. Potard, Potard le troubadour; mais son domicile était muré pour les curieux, et même pour ses amis les plus intimes. Personne ne pouvait se flatter d'y avoir mis les pieds. Comme le romancier a des privilèges surnaturels, et que les portes les mieux closes s'ouvrent devant lui, nous allons pourtant soulever le voile qui couvre cet intérieur, dût le père Potard s'en formaliser. Il est neuf heures du soir, et nous voici dans une petite salle à manger dont la propreté fait tout le luxe. Les maisons de Lyon offrent, en général, un contraste qui affecte fort désagréablement le regard. L'escalier tout en pierres massives, mal équarries et d'un parement grossier, s'ouvre sur des couloirs sombres, garnis d'aspérités boueuses que les pieds des passants tendent à exhausser peu à peu, et se développe, sur une hauteur de huit étages, par une cage enfumée, informe et dont les parois salpêtrées sont dans un état de suintement perpétuel. Jamais le soleil n'arrive jusque sur ces noirs paliers et ces degrés sans fin qui sont voués à l'humidité et aux ténèbres. Le badigeon, qui pourrait leur rendre quelque clarté, semble ignoré à Lyon, et la ville qui confectionne des tissus si brillants et si délicats semble se plaire dans une robe de suie et de moisissure. Mais quand on quitte l'escalier pour entrer dans les appartements, à l'instant la perspective change. Tous les murs intérieurs portent un revêtement en boiserie, orné de quelques moulures et recouverts d'une peinture gris-clair que relève un vernis brillant. C'est la tapisserie à l'usage de la ville, et les marchands de papiers peints doivent s'en trouver fort lésés. Le logement du père Potard était une espèce de bonbonnière de ce genre, et tout y attestait la présence de mains soigneuses et attentives. Rien qui ne fût brillant et lustré, rien qui ne fût empreint d'un certain goût et d'une élégance naturelle. Les couleurs des meubles et des rideaux étaient parfaitement assorties, la petite cheminée à tablier avait les proportions et l'harmonie désirables; partout des trumeaux et des corniches, des parquets bien cirés et des boiseries bien jointes. Les femmes seules savent créer et entretenir ces détails du bien-être intérieur. Aussi en voyait-on deux dans la pièce où nous venons d'entrer; l'une assise près d'une lampe à réflecteur et travaillant à un ouvrage d'aiguille, l'autre achevant de mettre le couvert et de pourvoir aux préparatifs du repas. L'argenterie est sur la table, les assiettes de porcelaine aussi; tout cela indique l'aisance et même quelque raffinement. De temps en temps la jeune fille quitte son siège pour aller vers la porte d'entrée et prêter l'oreille aux bruits qui viennent du dehors, puis elle se rassied en laissant échapper un petit geste d'impatience. Il n'y a pas à s'y tromper, c'est le visage qui se montre chaque jour à la croisée de la place Saint-Nizier, entre les pois de senteur et les campanules rouges des capucines. L'expression en est douce et touchante; les traits d'une finesse achevée portent cependant ce caractère de souffrance commun aux populations à qui l'air et l'espace sont mesurés d'une manière avare. Un sentiment de mélancolie s'y laisse voir; on dirait un ange qui se souvient d'une patrie meilleure, une Mignon de Goethe se rattachant par la pensée aux rayons du soleil natal et aux horizons de cette contrée heureuse que couvrent des orangers en fleur. L'autre femme est une vieille Bourguignonne qui porte le costume de sa province; alerte malgré ses rides, elle va et vient, donne l'oeil à tout, surveille ses fourneaux en même temps qu'elle s'occupe du service, et de loin en loin jette sur la jeune fille, assise dans l'angle de la pièce, un regard furtif et presque maternel. «Marguerite, dit enfin celle-ci en laissant échapper un soupir, il me semble qu'il se fait tard. Quelle heure est-il donc? --Neuf heures et cinq minutes à la pendule de la chambre, mam'selle Jenny. Il n'y a pas encore grand mal. --Bon ami devrait être ici depuis demi-heure au moins, Marguerite. Tu sais qu'il est très-exact pour le souper. --N'y a pas de quoi s'inquiéter, mam'selle. Les Grabeausec l'auront retenu; c'est l'époque de l'inventaire. Faut que le bourgeois soit là pour la chose d'aider ces messieurs du magasin. Un petit coup de collier, quoi! --Tu as raison, Marguerite, je suis un enfant. Mais je ne sais! les larmes me viennent aux yeux malgré moi. J'ai l'idée qu'il nous arrivera quelque malheur. Mon Dieu! mon Dieu! Il y a des moments ou je voudrais être morte. --Sainte Vierge! que dites-vous? s'écria la vieille servante en faisant un signe de la croix. Ne parlez donc pas comme çà, mam'selle; vous allez offenser Dieu. --C'est qu'aussi on n'est pas malheureuse comme je le suis. Huit jours sans le voir; huit jours entiers, Marguerite! --Comment, huit jours? Il a dîné ici ce matin, le bourgeois. Votre mémoire déménage, mam'selle; à cette preuve qu'il vous a porté un joli châle boiteux, comme il dit. Tenez, celui qui est là, sur cette chaise. --Ce n'est pas de bon ami que je parle, Marguerite. --Et de qui donc? --Tu sais bien! De qui pourrait-ce être? C'est de lui. --Ah! de lui? Vous y pensez encore? ajouta la Bourguignonne en prenant un ton presque sévère. Je croyais que c'était rompu. --Rompu, oh! j'en mourrais! Marguerite, que je souffre! Dieu, que je souffre!» En effet, la figure de la jeune fille exprimait un sentiment d'angoisse profonde: son teint avait pris des tons mats de la cire, son regard était fixe et terne, ses traits avaient quelque chose de contracté qui touchait à l'égarement. La vieille servante se sentit désarmée par cette crise: «Mam'selle, dit-elle à sa maîtresse; ne vous mettez donc pas dans ces états-là! Vrai, vous me fendez le coeur. Avez pitié de votre pauvre Marguerite qui vous a nourrie, élevée et ne vous a pas quittée depuis seize ans. Il reviendra, croyez-le, il reviendra. --Tu crois, répliqua la jeune fille en poussant un long sanglot; tu crois, ma bonne? Que le ciel t'entende!» Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux et procura quelque soulagement à cette douleur contenue. Quand Marguerite la vit plus calme, elle ajouta: «Écoutez, mam'selle; rien n'est plus aisé que de tromper une pauvre vieille femme qui a son marché à faire, une maison à tenir en état, de mauvais yeux et des oreilles pas trop bonnes. Vous êtes votre maîtresse absolue; à seize ans, c'est beaucoup. M. Potard ne peut pas être là. Dam! le pauvre cher homme! son métier est de battre les grandes routes; faut bien faire venir l'eau au moulin. On ne manque de rien ici, mais pourquoi? Parce qu'il est en tournée pour les Grabeausec. S'il restait à surveiller sa maison, adieu le métier, adieu les profits! La misère entrerait par cette porte. Plus de nappe blanche, plus d'argenterie, plus de châles, plus de linge dans les armoires; tout filerait peu à peu comme çà est venu. Et la misère, si vous saviez comme c'est triste! --Bah! quand le coeur est heureux! --Ne parlons pas ainsi, mam'selle: vous n'y avez pas passé comme nous autres villageoises. Il n'y a pas d'amour qui y résiste. C'est pour vous dire qu'il faut bénir ce bon M. Potard à toute heure de votre vie. Et penser que nous lui préparons du chagrin, à ce pauvre cher homme! Dieu! s'il allait s'en apercevoir! Vous, mam'selle, vous n'avez rien à craindre; mais moi, il me tuerait! et, faut être juste, je l'aurais bien mérité. --Huit jours sans donner signe de vie! songes-y donc, Marguerite, reprit Jenny, dont la pensée suivait une autre direction que celle de la vieille servante. --Allons, voilà que sa marotte la reprend. --J'ai regardé de tous les côtés, Marguerite; sur la place, dans la rue, à la croisée de son petit logement de derrière; personne, personne! Huit jours ainsi, quelle agonie!» Les deux femmes en étaient là de leur entretien quand un bruit soudain et étrange se fit entendre sur le palier de l'appartement; ou entendait des pas rapides résonner sur les marches de l'escalier, comme si plusieurs personnes se fussent poursuivies; cette course bruyante était entrecoupée d'exclamations confuses dont le sens ne parvenait pas jusqu'aux oreilles de la jeune fille. Enfin, après quelques minutes de ce manège, il se fit un moment de calme, et un violent coup de sonnette retentit à la porte. «Sainte Vierge! s'écria Marguerite, qui peut sonner ainsi? --Ouvrez donc,» dit une voix, en accompagnant cet ordre d'un énergique juron. Marguerite reconnut son maître, et obéit. Le père Potard se précipita chez lui avec l'impétuosité d'un ouragan, et alla se jeter, hors d'haleine, sur un grand fauteuil qui garnissait la salle à manger. Toute sa personne respirait le plus beau désordre: chacun de ses cheveux, plus hérissés que d'ordinaire, semblait porter une goutte de sueur; le noeud de sa cravate avait exécuté un mouvement de conversion, et ne se présentait plus qu'en silhouette; les boutons du gilet avaient cédé à un effort trop brusque, et les pans de la redingote étaient bouleversés comme par un coup de vent. Étendu sur son fauteuil, le troubadour ne semblait plus avoir de force que pour souffler et s'essuyer le visage avec un foulard. «Ouf! dit-il enfin... En voilà un qui a voulu me faire gagner le souper.. Quelle partie de barres!... Sacripant, va!... tu es heureux que le pied m'ait glissé... Figure-toi, ma petite Jenny, ajouta-t-il quand les voies respiratoires eurent repris chez lui un mouvement plus régulier, figure-toi qu'en rentrant j'ai failli mettre la main sur un malfaiteur. --Un malfaiteur! s'écrièrent à la fois les deux femmes. --Oui, un malfaiteur; vous allez voir. Marguerite, un petit verre de n'importe quoi pour me refaire: j'ai la voix dans les talons.» Quand il se fut garni l'estomac de ce cordial, le père Potard reprit: «Voici la chose; je venais souper comme de coutume, lorsqu'en ouvrant l'allée de la maison, je vis se glisser à mes côtés une espèce d'ombre qui prit de l'avance sur moi et enfila l'escalier. C'est bien; je n'y prends pas garde: Probablement, me dis-je, c'est un locataire qui regagne son appartement. Au premier étage, même manoeuvre: au moment où je tourne la rampe, le sylphe s'échappe et monte un étage plus haut; au second, au troisième, au quatrième, même cérémonie. Alors, je me ravise et réfléchis: Cet homme, pensai-je en moi-même, doit exercer quelque industrie non autorisée par les lois; il prend chasse jusqu'à ce que je me sois remisé quelque part, et puis il continuera son commerce. C'est bien, opposons stratégie à stratégie. Au lieu de monter, alors que fais-je? Je me livre à une halte savante, afin de tromper l'ennemi, et puis je m'achemine vers notre sixième à pas de loup. Arrivé à mi-chemin, j'aperçois, dans une chambre située sur le derrière, une lumière qui se déplace vivement. --De quel côté? dit Jenny, interrompant le père Potard avec une vivacité inquiète. --Là, sur la cour, ma petite, vis-à-vis de notre cuisine. Mais laisse-moi achever, la lumière s'éteint, et je m'efface de nouveau. Alors, je vois déboucher nom drôle sur notre palier; il avait probablement un paquet de fausses clefs à la main, car je l'entends ferrailler comme s'il crochetait une porte. Oh! alors je ne me contiens plus; je me précipite sur lui afin de le livrer à la police; mais mon gaillard se met à jouer des jambes avec une supériorité à laquelle je suis forcé de rendre hommage. Il me trompe par une feinte, m'éloigne par une poussée, et descend les escaliers huit à huit. De malfaiteur doit être de première force sur la gymnastique; dans son genre d'industrie, on a l'emploi de ce talent. Bref, j'ai eu beau courir, il m'a glissé entre les doigts. Mais c'est égal, je le repincerai; il n'a qu'à bien se tenir.» Pendant que le père Potard poursuivait le récit de son aventure, la jeune fille semblait en proie à une émotion que trahissait le jeu de sa physionomie. Le dénoûment sembla pourtant la rassurer et, elle dit: «C'est une fausse alerte, bon ami; il faut oublier cela. --Non, saprelotte, j'ai mon idée; ou ne fait pas aller le père Potard. Après le souper, j'irai chez le commissaire.» On se mit à table, et le repas fut triste. Le troubadour, qui se chargeait ordinairement de l'égayer, obéissait malgré lui à une certaine préoccupation, et Jenny était retombée dans sa mélancolie habituelle. La vieille Marguerite ne songeait qu'au service. Avant le dessert, Potard se leva, embrassa la jeune fille sur le front, prit son chapeau et se disposa à sortir. «Où allez-vous donc, bon ami? lui dit celle-ci avec anxiété. --Sois sans crainte, mon enfant, tout se passera bien; j'y veillerai. Mon drôle n'en aura pas le dernier mot.» Sans s'expliquer davantage, il ouvrit la porte, prit son passe-partout et disparut. Mais au lieu de descendre l'escalier, il se blottit dans une encoignure sombre et garda le plus profond silence. Une heure s'écoula ainsi, et déjà Potard désespérait de prendre sa revanche, quand des pas mesurés résonnèrent dans l'allée de la maison. C'était la marche d'un homme qui prenait évidemment quelques précautions et amortissait à dessin le bruit de ses mouvements. Un pressentiment annonça au troubadour que c'était là son ennemi; il retint son haleine et prêta une attention profonde. Le son régulier des pas se rapprochait toujours, et l'inconnu s'arrêta au sixième étage, précisément devant la porte de Potard. Déjà même il se penchait vers la serrure, quand une main terrible le saisit au collet en même temps qu'une voix de stentor retentissait à son oreille. «Ah! je te tiens enfin! ah! chenapan! ah! gibier de potence, tu ne m'échapperas pas cette fois! ah! scélérat! ah! pendard! nous allons enfin savoir qui tu es.» En même temps le troubadour ouvrait sa porte, et contenant l'inconnu à l'aide d'une vigoureuse étreinte, il le poussait dans son appartement. III. LE DOUBLE MYSTÈRE. Au bruit qui se faisait à la porte de l'appartement, Jenny et Marguerite venaient d'accourir; et cette scène, qui jusque-là s'était passée dans l'ombre, se trouva inopinément éclairée. Impossible de rendre le mouvement de surprise qui éclata à la fois chez les divers personnages qui y jouaient un rôle. Jenny ne put contenir un cri étouffé; Marguerite sentit la lampe qu'elle tenait vaciller dans sa main, elles deux hommes en présence poussèrent une exclamation simultanée: «Édouard! --Le père Potard!» Si chacun des acteurs ne se fût pas trouvé placé sous le coup de ses propres émotions, il eût été impossible de ne pas remarquer le trouble de la jeune fille et la pâleur soudaine qui se répandit sur son visage. La mort, en la touchant, ne l'eût pas marquée d'une empreinte, plus profonde. Heureusement l'effet de la surprise troubla le sang-froid ordinaire du père Potard, et Jenny put se remettre de cette secousse avant que des soupçons se fussent éveillés autour d'elle, ce qui lui restait d'altération dans les traits fut facilement imputé à la frayeur, et la jeune fille put se retirer dans sa chambre, le coeur plus tranquille, pendant que le troubadour et l'homme qu'il avait si rudement colleté échangeaient des explications sur leur singulière rencontre. «Parbleu! s'écria Potard, voilà une aventure. C'est donc vous, Édouard Beaupertuis! Ma foi, oui, c'est vous!» Le jeune homme avait eu le temps de composer son maintien, et il répondit d'une voix assez calme: «Moi-même, monsieur; et il me semble que vous auriez pu avoir plus d'égards pour les parements de mon habit, ajouta-t-il en lui montrant ses vêtements fort endommagés par la lutte. --J'en suis désolé, mon cher; mais dans ce moment-là je vous aurais mis en charpie. Savez-vous pour qui je vous prenais? --Non, ma foi! --Pour un voleur, pour un infâme voleur! --Monsieur!... --Ne vous fâchez pas! C'est un malentendu qui peut arriver au plus honnête homme. N'empêche que j'aurais eu tout à l'heure un plaisir infini à vous massacrer. J'étais monté en diable! --Je m'en suis aperçu, monsieur. --Que voulez-vous! la nuit, on tape où l'on peut. Vous êtes heureux de vous en tirer à aussi bon compte; j'avais soif de sang humain, j'aurais bu dans votre crâne. Le ciel ne l'a pas permis... Mais oublions cela, jeune Beaupertuis; venez dans la salle à manger pour vous remettre. Le combat, est fini; il ne reste plus qu'à panser les blessures. Marguerite, une fiole et deux verres.» Les paroles avaient été échangées avec rapidité, et c'est à peine si Édouard Beaupertuis avait pu placer quelques monosyllabes. Il avait compris que tous les droits étaient du côté de Potard, en sa qualité de maître du logis. Évidemment surpris par les incidents qui venaient de se passer, on voyait qu'il se tenait sur ses gardes et luttait contre un embarras intérieur. Il suivit machinalement le troubadour, s'assit avec lui à une table, et accepta un verre de bière. L'entretien eût langui si Potard n'avait eu soin de le relever. «A présent que vous vous êtes un peu remonté le moral, dit-il, expliquez-moi donc, jeune Beaupertuis, ce que vous faisiez tout à l'heure sur le palier de cet appartement. Je suis curieux de l'apprendre.» Édouard était préparé à cette question, et cependant il ne put se défendre d'un peu d'hésitation avant que d'y répondre. Il se décida enfin, et prenant un ton plus familier; «Mais il me semble, père Potard, répliqua-t-il, que vous deviez vous attendre à ma visite. --Tiens, c'est moi que vous veniez voir, Beaupertuis? --Et qui serait-ce? --Vous comptiez me trouver ici? --Sans doute, père Potard. --Voilà qui est étrange, poursuivit le troubadour en devenant plus soucieux; oui, jeune homme, ceci est étrange. A neuf heures du soir, sans vous tromper de porte. Diable! vous avez la main heureuse. --Vous m'y aviez engagé, père Potard; souvenez-vous donc de ce que vous me dîtes sur les Terreaux avant de nous séparer: place Saint-Nizier, maison du boulanger, au troisième; ne manquez pas de me venir voir. Eh bien! me voici! --Vous voici au sixième, jeune Beaupertuis, et dans ma maison où il n'y a point de boulanger. Je vous avais donné une fausse adresse, farceur. Le père Potard n'est visible qu'au dehors; chez lui, jamais.» Édouard comprit qu'il s'était enferré, et qu'il lui serait plus difficile de sortir de ce mauvais pas qu'il ne l'avait d'abord cru. Il balbutia quelques excuses; mais le troubadour l'interrompit et lui dit avec un air sérieux: «Jeune homme, pas de mauvaises défaites! On ne fait point aller le père Potard comme le dernier des conscrits. Voyons, de la franchise. On vous a suivi ce soir dans votre campagne du haut en bas de l'escalier, voici près de deux heures que j'ai l'oeil sur vous. Je vous ai vu dans l'allée, au premier, au second, et ainsi de suite, jusqu'au sixième étage; je vous ai aperçu dans la chambre en face: j'ai suivi tout votre manège, et ce n'est pas à moi que vous en donnerez à garder. Je suis indiscret peut-être, mais j'ai mes raisons pour cela. Expliquez-vous avec sincérité.» La situation de Beaupertuis devenait de plus en plus embarrassante; mais cet embarras même sembla lui rendre sa présence d'esprit. La vieille Marguerite venait d'entrer dans la pièce où se trouvaient les deux interlocuteurs; par un signe, le jeune homme fit comprendre au troubadour qu'il ne pouvait, devant un tiers, entrer dans de plus amples confidences; puis, quand la servante, après avoir achevé son service, se fut retirée, il se leva, ferma la porte avec une espèce de solennité, et, de retour à sa place, il ajouta gravement et à demi-voix: «Père Potard, je vous crois un honnête homme. --Je m'en flatte, Beaupertuis. --Eh bien! sous le sceau du secret, je vais vous confier un mystère de ma vie. Jurez-moi que ce que je vous dirai mourra dans votre oreille. --Je vous le jure, jeune homme. Muet comme une tombe, vous pouvez y compter. Allez, j'en ai gardé d'autres. --Sachez donc, père Potard, que je poursuis une aventure avec une grande dame de la ville, avec une comtesse de la place Bellecour, tout ce qu'il y a de plus empanaché. --Vous en êtes bien capable, répliqua le troubadour en souriant de ce début; bien capable, et elle aussi. Cela me rappelle une certaine marquise d'Arcis-sur-Aube, qui remonte pour moi à 1817 ...» Les souvenirs anacréontiques abondaient dans la vie du troubadour, et toutes les fois qu'on le mettait sur ce terrain, il sentait renaître ses passions d'autrefois, et s'imaginait devoir reverdir les myrtes de sa jeunesse. Édouard Beaupertuis ne pouvait choisir une diversion plus heureuse aux soupçons vagues dont il était l'objet. Aussi reprit-il toute son assurance. «Vous le savez, père Potard, ajouta-t-il, l'amour vit de mystère; et, pour cacher cette intrigue à tous les yeux, il a fallu s'entourer de grandes précautions. --A qui le dites-vous, jeune homme! C'est comme moi à Bar-sur-Seine, pour la femme d'un pharmacien. Dans une cave, mon cher, dans une cave! au milieu des drogues infectes de l'époux et sans le moindre luminaire! On a bien raison de dire que la passion est aveugle. Achevez votre récit; c'est plein d'intérêt. --Il a donc fallu choisir en ville un lieu de rendez-vous, père Potard, un quartier sûr, populeux, une maison à double entrée. C'est ici que le hasard m'a conduit, sous votre propre toit; c'est dans cette chambre où vous m'avez aperçu... --Je vous comprends! Épargnez-moi le reste! Vous êtes un heureux coquin, jeune Beaupertuis; mais pourquoi ne pas me dire cela tout de suite? --Père Potard, un galant homme ne fait de semblables aveux qu'à la dernière extrémité. --Vous avez raison, Beaupertuis: c'est comme moi à Châlons-sur-Marne; une aventure des plus burlesques avec l'épouse d'un notaire. Un jour il y a alerte, surprise; je m'évade et me donne de l'air; mais le pan de mon habit reste pris dans une porte. Que faire? Il s'agit de sacrifier un frac neuf ou une pauvre femme. Je n'hésite pas une seconde; j'immole le frac sur l'autel de ses charmes, et quitte la Champagne avec une basque de moins. Voilà ce qui s'appelle agir en chevalier français. Il paraît que nous sommes de la même école.» Le père Potard était de nouveau lancé, et il n'y avait plus d'effort à faire pour lui donner le change. De la femme du notaire il passa à la femme d'un passementier, raconta ses amours d'auberge es ses amours du grand monde, composa une suite d'aventures dont il était le héros, et où il jouait le rôle d'un Amadis et d'un Galaor; le tout entrecoupé de quelques refrains, comme ceux-ci, par exemple: Lisette seule a le droit de sourire Quand je lui dis: Je suis indépendant. Ou bien: Allons, ma belle, Paie à ton tour D'un peu d'amour Le troubadour. «Beaupertuis, ajouta-t-il, vous êtes jeune, prêtez l'oreille à votre ancien. Moi aussi j'ai été jeune, très-jeune; personne n'a été plus jeune que moi. La vie sans amour est une pipe sans feu. En voyage, il faut des femmes comme il faut des relais; autrement l'existence est un vrai désert de Saharah. Encore dans le désert trouve-t-on des caravanes de chameaux. Règle générale, le voyageur digne de ce nom se ménage un caprice, par arrondissement; c'est le moins qu'il puisse, faire pour le sentiment et sa dignité d'homme.» Potard eût parlé longtemps ainsi sans être interrompu dans ses excursions sur les domaines de la galanterie; Beaupertuis ne l'écoutait que machinalement et s'abandonnait à ses propres réflexions. Pour peu qu'on ait suivi ce récit avec quelque soin, on aura pu s'assurer de deux choses: la première, c'est qu'Édouard était un habitué de cette maison: la seconde, c'est qu'il ne s'attendait pas à y trouver le père Potard. De stratagème en stratagème, il était parvenu à donner à ce dernier une explication satisfaisante; mais il lui restait à éclaircir l'autre partie du mystère. A quel titre le troubadour se trouvait il là, entre ces deux femmes? Était-ce comme maître un comme commensal? Quels droits avait-il sur cette jeune fille? Ces idées se pressaient dans l'esprit d'Édouard, et un doute pénible venait s'y mêler. Sous l'empire de cette préoccupation, il essaya de renverser les rôles, et de mettre son ancien sur la sellette. «Père Potard, lui dit-il, vous êtes en fonds pour les vieux péchés; ce n'est pas d'aujourd'hui que votre réputation est faite; vous avez jonché la France de victimes, on sait cela. --Merci, Beaupertuis, vous rendez justice à vos maîtres; c'est d'un bon naturel. La jeunesse est si présomptueuse à présent! --Il me semble pourtant, troubadour, que de tous vos exploits, vous oubliez le plus beau. Sur les grandes routes, on peut ne pas se montrer toujours délicat; mais ici, corbleu! vous roulez, sur du choisi. Je vous en fais mon compliment, c'est la fleur des pois.» Ces paroles, prononcées avec une légèreté qui cachait mal un profond dépit, opérèrent un changement à vue dans la physionomie du voyageur. D'épanouie qu'elle était, elle devint tout à coup sombre et inquiète. «Pour l'amour de Dieu, jeune homme, ne parlons pas de ça. Plaisantez Potard pour tout ce qui dépasse le seuil de cette porte, c'est bien; il s'y prêtera, il fera chorus. Potard au dehors sera toujours Potard, Potard le noceur, le balochard, le joyeux compère, toujours prêt à chanter la mère Godichon en troubadour qu'il est. Oui, à mort, Beaupertuis, jusqu'à extinction de chaleur naturelle et d'_ut_ de poitrine! Mais ici, ajouta-t-il avec un accent plein d'amertume, ici rien, s'il vous plaît; rien sur cette maison, rien sur ce que vous avez pu y voir. Le hasard vous y a fait entrer; oubliez tout, je vous en conjure. --Une si jolie fille, ce sera difficile, père Potard. --Cessez ce langage, jeune homme, reprit le voyageur en prenant la main d'Édouard et la serrant avec vivacité; cessez ce langage, ou nous nous fâcherons. Vous avez un mystère dans votre vie; moi, j'en ai un aussi qu'un seul homme au monde devra un jour connaître, et cet homme, ce n'est pas vous. Écoutez, voulez-vous que nous restions en de bons termes? ajouta-t-il d'un ton suppliant. --Mais sans doute, père Potard, répondit le jeune homme, touché malgré lui. --Eh bien! jurez-moi de rayer cette soirée de votre mémoire, de ne m'en plus parler, de n'en parler à personne au monde. --Comme vous êtes solennel! --Le jurez-vous? --Mon Dieu, très-volontiers. --Merci, jeune Beaupertuis, vous êtes un galant homme; mais il me faut encore une promesse. --Laquelle? Vous êtes exigeant aujourd'hui. --C'est que vous ne chercherez plus à remettre le pied ici. Restons chacun sur nos terres, et point d'excursions, s'il vous plaît. Vos grandes dames en seraient trop jalouses.» Après avoir prononcé ces mois, Potard se leva pour faire comprendre à Édouard que la séance était terminée, il prit lui-même une lampe et accompagna le jeune homme jusqu'à la porte de la maison, où ils échangèrent un adieu en apparence cordial. Cependant, au moment de se séparer, l'un et l'autre trahirent leur pensée par quelques paroles qui moururent sur leurs lèvres. «Un mystère! Eh bien! je le saurai malgré toi, vieux satyre, se dit Beaupertuis. --Ce jeune homme en a trop vu! Il faudra changer de logement,» se dit le prudent Potard. Quand le troubadour fut remonté, il voulut s'assurer si Jenny était remise de ses frayeurs. La jeune fille n'avait pas quitté sa chambre, et Marguerite venait de s'y asseoir à ses côtés avec son rouet. Potard les trouva toutes les deux fort tranquilles; la physionomie de Jenny avait même quelque chose de plus gai et de plus épanoui que de coutume. «Eh bien! dit le voyageur en déposant sa lampe sur une chiffonnière, voilà une soirée fertile en événements. Il l'a tout de même échappé belle, ce jeune homme; un coup de pouce de plus et je l'étranglais. J'étais si monté! --Ce n'est donc pas un voleur? répondit Jenny en retenant avec peine un sourire. --Au contraire, c'est un très-galant homme, le fils d'un de nos fabricants de châles; premier crédit; fameux papier! --Le fils d'un fabricant! s'écria la jeune fille en relevant la tête. En êtes-vous bien sûr, bon ami? --C'est connue je le dis, ma petite. --D'un fabricant de châles! ajouta-t-elle, redevenue rêveuse et inquiète. --Châles, soieries et nouveautés, reprit Potard; de gros faiseurs qui ont maison à Londres et aux États-Unis, les Beaupertuis. --Les Beaupertuis, bon ami; et ce jeune homme est un Beaupertuis? --Édouard Beaupertuis, ma petite, un charmant enfant que, j'ai connu en voyage; pauvre chanteur, mais beaucoup de moyens. Mais qu'est-ce que tu as donc, Jenny? on dirait que tu vas passer. Comme te voilà pâle! --Ce n'est rien, bon ami; l'émotion de tout à l'heure, l'idée que tel homme, pouvait être, un voleur... --Un voleur de coeurs, ma mignonne; c'est son genre d'industrie. Il paraît que le gaillard s'en acquitte à merveille. --Vous plaisantez toujours, dit la jeune fille de plus en plus troublée; un voit que vous fréquentez les mauvais sujets, non ami. --Allons, voilà que tu me grondes. Eh bien! tu as raison, je ne devrais pas tenir de ces propos. Que veux-tu, petite? à cinquante ans on ne se refait pas. --C'est donc un coureur que votre Beaupertuis? reprit la jeune fille, qui semblait craindre l'effet de ses scrupules et désirait prolonger cette confidence. --Un coureur? pas précisément, Jenny; il paraît au contraire qu'il entretient une grande passion, une passion volcanique. --Vraiment!... --Oui; et c'est pour cela qu'il montait la garde dans l'escalier. Règle générale, une passion véritable est la compagne des factions infiniment prolongées.» A ces mots les deux femmes, par un mouvement spontané, se regardèrent et jetèrent ensuite les yeux sur Potard, comme si elles eussent craint un piège. Celui-ci continua de l'air le plus naturel du monde: «Au fait, l'objet en vaut la peine. --Mon Dieu, bon ami, dit Jenny avec la mort dans l'âme, comme vous nous faites soupirer après les choses. Au fond, qui se soucie de votre Beaupertuis? ajouta-t-elle avec un peu d'emportement. --Allons, petite, ne te fâche pas; j'ai voulu plaisanter. Les femmes sont si curieuses! Voici l'affaire en quelques mots: le Beaupertuis a une intrigue avec une grande dame. --Une grande dame! s'écria Jenny, frappée au coeur. --Une dame de Bellecour, poursuivit Potard. Il est entré avec moi dans les plus grands détails: une dame à panaches, un morceau de choix. Il faut dire qu'il est très-bien, ce jeune homme!» La jeune fille ne put pas en entendre davantage; elle était à bout des efforts qu'elle avait faits pour se vaincre. Son visage se décomposa, un frisson violent se déclara dans tous ses membres, ses dents se choquèrent avec une vivacité convulsée et elle tomba étendue sur le parquet, mourante et sans mouvement. Marguerite courut chercher de l'eau fraîche, et Potard, en donnant les premiers soins à la malade, dit à demi-voix: «Je m'en doutais: il y a quelque chose là-dessous. Pourvu que je suis arrivé à temps!» IV. LE CHAPITRE DES COMPLICATIONS. Les événements de cette soirée laissèrent dans l'esprit de Potard des traces profondes. Cette irruption inattendue d'un jeune et hardi cavalier au sein d'une maison qu'il croyait inaccessible, le trouble de Jenny, son évanouissement, l'embarras et l'effroi de Marguerite, tout contribua à le convaincre que sa surveillance avait été mise en défaut, et que ses lares domestiques cachaient un douloureux mystère. Comment le pénétrer? Là commençaient ses incertitudes. La crise que la jeune fille venait d'essuyer la laissa pendant quelques jours dans un état de souffrance et de langueur qui ne permettait pas de lui faire subir un interrogatoire. Comme les tiges qu'un violent orage a courbées, Jenny se relevait lentement; son organisation délicate luttait mal contre les ravages du chagrin; une fièvre opiniâtre donnait à ses yeux un éclat maladif et colorait ses pommettes d'un ronge de mauvais augure. Quand les plus fâcheux symptômes eurent cessé, Potard questionna pourtant la jeune tille; mais elle fut impénétrable. Les instances les plus vives ne purent rien sur elle. Dans tout ce qui s'était passé, il ne fallait voir que l'effet d'une secousse imprévue; telle fut la seule explication que l'on put en tirer. Potard n'osait pas mieux préciser ses soupçons et troubler la sainte pudeur qui est l'apanage ordinaire de cet âge. Il était donc obligé de s'en tenir à des insinuations vagues qui n'avançaient en rien son enquête. Interrogée à son tour, Marguerite garda aussi la défensive, et ni les prières ni les menaces ne changèrent sa détermination. Évidemment il y avait concert entre ces deux femmes, et presque complot. Désespéré de ce silence, Potard essaya de puiser des renseignements à une autre source. Il se rendit chez Beaupertuis pour provoquer des éclaircissements. Édouard ayant quitté Lyon; il s'était remis en voyage peu de jours après leur dernière rencontre. Ainsi tout conspirait pour laisser Potard en proie au soupçon et à l'incertitude. Le temps s'écoulait, et il fallait prendre un parti. L'inventaire des Grabeausec était achevé; les nouveaux échantillons, l'itinéraire; les instructions, tout était prêt; rien ne s'opposait plus au départ, et en le différant on eût laissé prendre l'avance aux maisons rivales pour le curcuma et les clous de girofle, deux articles rares et recherchés. Potard comprit qu'il importait de frapper un coup décisif. Dans la plaine des Brotteaux et sur le chemin des Charpennes, il avait remarqué une maisonnette offrant les avantages de la solitude sans avoir les dangers de l'isolement. Quelques habitations, peuplées d'honnêtes ouvriers, l'environnaient, et un jardin, clos de murs, lui ménageait une issue du côté de la campagne. Sans en prévenir personne, Potard arrêta ce logement, le fit disposer d'une manière convenable, et, quand tout fut prêt, il signifia sa volonté aux deux femmes, qui obéirent avec résignation. En moins d'une semaine, le déménagement fut fait, et celui qui aurait frappé à la porte du petit appartement de la place Saint-Nizier eût trouvé l'oiseau envolé et la cage vide. Cet abandon se trahit bientôt au dehors; faute de soins, les capucines et les pois de senteur se flétrirent sur leurs tiges, et cet arc de verdure, naguère si vigoureux et si régulier, n'offrit plus que des festons en désordre et des feuilles jaunies par la sécheresse. Plus tranquille à la suite de ce coup d'État, le père Potard se remit en voyage, et le poivre, le sumac, les bois de campêche, les estagnons d'essence, la cochenille, l'indigo, le café et le sucre occupèrent bientôt une telle place dans sa pensée, que le souvenir de son aventure alla peu à peu en s'affaiblissant. Ses soupçons ne tenaient pas devant un ordre de noix de galles, et il n'est rien qu'une belle affaire en gommes du Sénégal n'eût le pouvoir d'effacer. Potard était alors sur son vrai théâtre, et il s'y montrait plus beau que jamais. Les maisons de Lyon le citaient en exemple à leurs voyageurs; Là où les autres glanaient, il trouvait matière à une ample moisson, et ressemblait à ces chiens de race qui ne quittent pas la partie sans emporter le morceau. Dieu sait quel répertoire d'ingénieuses formules il avait créé pour vaincre les résistances et arracher un consentement! Comme il s'aidait avec art des moindres circonstances pour entraîner les volontés paresseuses et subjuguer les volontés rebelles! Une caresse à l'enfant, un compliment à la femme, une flatterie au mari, des poignées de main aux commis et aux garçons; il connaissait tous ces moyens vulgaires, et ne les employait qu'en les relevant par la mise en oeuvre. Quelle variété dans le ton, et comme il l'appropriait aux caractères aux moeurs, aux préjugés de chacun! Quelle sûreté de coup d'oeil, quel aplomb, quelle fécondité de ressources, quelle souplesse, quelle dextérité de langage! L'art du voyageur a beaucoup de rapport avec la tactique qui préside à l'invasion des places fortes. C'est un siège en règle, où tous les effets sont calculés, et dont les combinaisons sont infinies: tantôt il faut brusquer l'assaut, tantôt conduire lentement la tranchée. Les diversions habiles, les regards incendiaires, les mines et contre-mines, tout l'appareil et toutes les ruses de l'attaque sont du ressort d'un voyageur de génie, et lui appartiennent par droit d'assimilation. L'art des voyages sera donc quelque jour placé sur la même ligne que l'art des sièges, et Potard aura mérité d'en être le Vauban. Quatre mois s'écoulèrent ainsi, au bout desquels il fallut regagner Lyon pour y prendre langue. Potard descendit dans sa petite maison des Brotteaux, et il y retrouva les choses au point où il les avait laissées. Seulement Jenny semblait être revenue à la santé et au bonheur; son teint s'était animé, la langueur répandue sur ses traits avait disparu. Le voyageur attribua ces résultats à l'air de la campagne et à un exercice plus fréquent. Sa maison, embellie par les soins des deux femmes, était charmante; sous leurs mains industrieuses, le jardin avait changé d'aspect. Une allée en forme de berceau, recouverte de vigne vierge et de chèvrefeuille, conduisait jusqu'à la porte qui s'ouvrait sur les champs; quelques plantes rares garnissaient une petite serre, et des bancs de gazon étaient symétriquement disposés dans les angles des murs. Potard se trouva le plus heureux des hommes au sein de cet Eden fleuri, et il s'y remit des fatigues de sa tournée. Du reste, plus de soupçons, plus d'inquiétudes; il avait chassé le souvenir du passé comme un mauvais rêve, et voyant Jenny heureuse, il lui supposait le coeur tranquille. Une nuit pourtant il eut une alerte assez vive. Un travail d'écritures l'avait conduit jusqu'à une heure assez avancée, et il venait à peine d'éteindre sa lampe quand un bruit, qui semblait voisin, attira son attention. Il se leva, et, sans ouvrir sa croisée, il appliqua son oeil contre les lames des volets. Une obscurité profonde voilait les objets, et la brume qui flottait dans l'air les rendait plus confus encore. Cependant il lui sembla voir une omble se glisser sous l'allée couverte, et un grincement étouffé lui lit croire que l'on faisait jouer la serrure de la porte du jardin. Tout cela s'accomplit avec la rapidité de la pensée, et un instant après le silence avait repris le dessus. Troublé par cette vision, Potard ne put se rendormir; dès qu'il vit poindre le jour, il se leva, et alla s'assurer si rien, dans l'aspect des lieux, ne lui fournirait d'autres indices. La maison était dans un ordre parfait; toute porte avait ses verrous tirés; pas le moindre dérangement ni le moindre désordre ne se laissaient voir. Dans le jardin, même recherche et même résultat; le sol, sec et bien battu, n'avait conservé aucune trace; la porte qui donnait sur les champs était fermée à clef. Potard commençait à croire qu'il avait été le jouet d'une illusion; cependant il eut l'idée de jeter au dehors un dernier coup d'oeil. La clef de l'issue était à sa place; il s'en servit pour ouvrir et se diriger vers la plaine en examinant avec précaution le terrain un peu détrempe par la pluie. Il n'y avait pas à s'y tromper: un homme avait passé par là, et y avait laissé des empreintes évidentes. Potard suivit ces traces dans toute l'étendue de la jachère, et constata qu'après un court circuit le coupable avait dû regagner la grande route. L'examen des vestiges laissés sur le sol le conduisit à une autre découverte, c'est qu'ils provenaient non de souliers de manant, mais de chaussures fines qui trahissaient une certaine position sociale. Lorsque Robinson découvrit pour la première fois, dans une île qu'il croyait déserte, des empreintes de pas humains, il n'éprouva pas une frayeur plus grande que celle dont fut saisi Potard à la vue de ces indices accusateurs. Une sueur froide l'inonda, sa bouche resta à sec, et il sentit son gosier se resserrer comme sous une étreinte vigoureuse. Le passé lui revint alors à la mémoire, et son coeur se remplit d'amertume. Cette gaieté qu'il avait trouvée, à son retour, assise sur le seuil de sa maison, n'était qu'une feinte: on lui souriait pour mieux le tromper. Accablé sous sa propre découverte, il n'osait pas regagner le logis, et un instant il eut la pensée de fuir devant une perfidie si habile. La raison et la tendresse l'emportèrent; il résolut de se vaincre et d'opposer dissimulation à dissimulation. Personne n'était encore levé chez lui; son excursion matinale n'avait pas été remarquée. Il rentra sans bruit, remit tout dans l'ordre accoutumé, et se réfugia dans sa chambre pour combiner ce qui lui restait à faire. Deux heures après il retrouvait, dans le jardin, Marguerite et Jenny, qui s'étaient réveillées au premier chant de l'alouette. La jeune fille était radieuse; elle se baignait avec joie dans une atmosphère chargée des parfums du matin; elle suivait de l'oeil les oiseaux qui construisaient leurs nids, et se penchait sur toutes les fleurs pour en mieux respirer l'arôme. Cette joie faisait un mal horrible à Potard; cependant il parvint à se maîtriser. Le déjeuner se passa comme d'habitude, et rien ne put faire soupçonner aux deux femmes que le maître de la maison était sur la trace de leur secret. Quand Potard fut sorti de chez lui, à son heure ordinaire, ces sentiments tumultueux, jusque-là comprimés, firent explosion à la fois: «Malheur à elles, s'écria-t-il, ou plutôt malheur à lui! Je le rejoindrai, fût-ce dans les enfers. On ne connaît pas le père Potard; non, on ne le connaît pas; mais il se fera connaître. Ah! vous avez cru me jouer; vous m'avez pris pour un Cassandre, pour un vieillard de comédie; eh bien! vous verrez, morbleu, vous verrez. Passons-le sous jambe, qu'ils se sont dit, il est si bonhomme! Un bonhomme, moi? Je vais devenir un volcan incendiaire, un vésuve qui ne laissera rien d'intact sur son chemin. Ah! vraiment, c'est ainsi que vous le prenez! Faire aller un homme qui a roulé dans toutes les ornières de France et de Navarre! Ce serait du nouveau. Je ferai une victime, Dieu de Dieu, oui, j'en ferai une; ils veulent me plonger dans le sang comme à Dijon,» ajouta-t-il comme accablé par un souvenir plein d'horreur. Tout en parlant et en gesticulant ainsi, Potard suivait la grande route qui va des Charpennes aux Brotteaux, et aboutit au pont Morand par une magnifique avenue bordée de deux rangées d'arbres. Depuis la soirée de la place Saint-Nizier, le voyageur avait une idée fixe que les circonstances ne lui avaient pas permis de réaliser: il voulait rejoindre Édouard Beaupertuis, lui demander une explication, et prendre un parti après l'avoir entendu. L'aventure de la nuit venait de donner à ce désir une vivacité et une énergie nouvelles: en sortant de chez lui, Potard s'était juré qu'il trouverait Édouard dans la journée, et, mort ou vif, aurait raison de ce jeune homme. Cette résolution était bien arrêtée dans sa tête, et à peine eut-il franchi le pont Morand, qu'il se rendit chez les Beaupertuis, où il trouva l'ancien voyageur de la maison, alors commis principal. «Bonjour, Eustache, lui dit-il d'un ton amical et en déguisant ses préoccupations. --Ah! c'est toi, Polard; comment vont les chansons, vieux? De plus en plus troubadour, n'est-ce pas? Quel bon veut t'amène, l'ancien? --Une misère, Eustache: je voudrais savoir où est votre petit Édouard; charmant garçon, ma foi, un cadet qui ira bien. Où loge-t-il donc, Eustache? --Où loge Édouard? --Oui, Eustache, reprit Potard, qui craignait toujours de se trahir. Nous avons quelques petits comptes ensemble que je voudrais solder. Il me doit une revanche aux dominos. --Alors te sera à son retour, vieux; il est encore en voyage. On ne l'attend que dans deux semaines. --En voyage! vrai, Eustache? en voyage; tu ne plaisantes pas? Édouard est en voyage? ajouta-t-il en lui prenant la main avec une vivacité dont il ne put se défendre. --Sans doute; et qu'y a-t-il d'étonnant, troubadour, qu'Édouard soit en voyage? C'est la saison de la vente. Tu es bien singulier aujourd'hui. --C'est juste, dit Potard se remettant; je n'y avais pas songé. Il est donc en voyage, votre petit Édouard? Ta parole d'honneur, Eustache? --Ah ça, vieux, tu as eu quelque coup de sang; tu deviens stupide. Tiens, poursuivit le commis en prenant un papier sur le comptoir, voici une lettre que la maison a reçue ce matin de Metz. Vingt douzaines de châles en crêpe de fantaisie, un joli ordre! Lis la signature. --Édouard Beaupertuis, dit Potard en jetant un coup d'oeil avide sur la lettre que lui présentait le commis. C'est étrange! --Étrange, troubadour, pourquoi? Décidément tu as reçu quelque coup de marteau sur le timbre. Comme te voilà ahuri! --Fais pas attention, Eustache. Ton diable d'Édouard m'a fait gorger le double six sept fois de suite: il y a de quoi faire tourner un homme en mêlasse. Adieu, collègue. Merci. --Adieu, vieux.» Potard sortit désespéré; cette trame dont il croyait tenir le fil se compliquait de plus en plus; il ne savait désormais à quoi se rattacher, il était à bout de conjectures. Pendant quelques heures il parcourut les quais du Rhône, en proie à une espèce d'égarement, espérant toujours que le hasard le servirait mieux que le calcul, et que le sort lui livrerait son mystérieux ennemi. Il n'aperçut que d'honnêtes visages qui n'avaient rien de séducteur: des négociants ou des employés qui vaquaient à leurs affaires, enfin, cette foule bruyante qui remplit l'enceinte des grandes villes et s'agite pour gagner le pain de la journée. Sur toutes ces physionomies le voyageur essayait de trouver le mot de son énigme et la clef de l'apparition qui venait de troubler à jamais son repos. Quand il reprit, le soir, le chemin de sa maisonnette, il chancelait comme un homme ivre, tant les déceptions dont il était le jouet avaient laissé dans son cerveau empreinte profonde. Cependant il fallait se vaincre encore, sous peine de trahir devant Jenny et Marguerite les combats de son âme et la source d'où ils provenaient. Potard eut ce courage: comme ces martyrs qui gardaient, au milieu des tortures, toute leur sérénité. Il garda le sourire sur les lèvres pendant que le chagrin lui rongeait le coeur. Il s'associait aux petites joies de la jeune fille, et se prêtait à ses moindres caprices avec sa patience et sa bonté accoutumées; il grondait Marguerite moins souvent qu'à l'ordinaire, et resta indifférent à des négligences dans le service qui autrefois eussent provoqué ses reproches. Sa vie intérieure manquait désormais d'abandon; elle reposait toute sur un calcul. Il s'agissait d'exercer une surveillance qui ne fût pas soupçonnée, et de ne pas provoquer autour de lui la défiance pendant qu'il ménageait à ces deux femmes un siège dans toutes les formes. Chaque jour il s'absentait comme à son habitude, mais des émissaires, répandus près de la maison, lui rendaient compte de ce qui s'y passait, et des mouvements qui s'y étaient opérés. La nuit, aucun bruit ne trahissait ses mouvements, et le silence le plus profond régnait dans sa chambre; mais au lieu de se livrer au sommeil, Potard était debout devant sa croisée ouverte, l'oeil et l'oreille aux aguets, en butte à une insomnie fiévreuse. Une semaine s'écoula ainsi sans amener d'incident nouveau. Les espions n'avaient rien aperçu de suspect, et le long entretien que Potard poursuivait avec les étoiles n'amenait aucun résultat. L'incertitude dévorait le pauvre troubadour, et son corps de fer se ressentait de ces insomnies prolongées. Quoique la passion le soutint, il était une heure, dans le cours de ces veillées, où son oeil se fermait involontairement et où sa tête se penchait sur l'appui de la croisée; alors d'horribles cauchemars s'emparaient de lui, et il n'échappait à ce triste sommeil qu'en proie au vertige et le coeur rempli d'angoisses. Il en était là, une nuit, quand un son sec et brusque le réveilla en sursaut: il se remit vivement sur son séant; mais, par un geste mal calculé, il heurta l'espagnolette, qui résonna sous sa main. C'en fut assez pour changer l'aspect de la scène: une ombre effarouchée se perdit sous le berceau, et quelques mouvements qui avaient lieu dans l'intérieur de la maison cessèrent à l'instant même. En présence de cette proie qui allait encore lui échapper, le coeur de Potard bondit dans sa poitrine: hors de lui, il allait se précipiter par la croisée afin d'atteindre son ennemi et l'abîmer au besoin dans sa chute, quand l'idée, l'inspiration d'une vengeance plus terrible vinrent l'assaillir. Il avait à ses côtés un fusil, une bonne arme de Saint-Étienne, dont les perdrix de la plaine environnante avaient plus d'une fois éprouvé la justesse; avec la rapidité de l'éclair, il s'en saisit, poussa avec fracas les volets de la croisée, et au moment où l'ombre, s'évanouissant par un chemin qui lui semblait familier, ouvrait la porte du jardin et allait disparaître dans la campagne, il l'ajusta et pressa la détente. Le coup partit, et un cri se fit entendre. Potard s'élança hors de sa chambre, croyant trouver sur le sol le cadavre de sa victime. Cependant le bruit d'un coup de feu, tiré au milieu de la nuit, avait mis en éveil tout le voisinage. Les croisées des maisons environnantes se garnissaient de curieux ou de femmes épouvantées; on s'interpellait à la ronde pour savoir d'où provenait cette mousqueterie et quel attentat avait été commis. Quand Potard passa devant la chambre de Jenny, la jeune fille était sur le seuil de sa porte, un bougeoir à la main, dans tout le désordre d'une toilette de nuit; Marguerite, de son côté, descendait de sa mansarde dans un négligé semblable. Toutes les deux semblaient éprouver une surprise n'avait rien de joué, et qui ne cessa même pas lorsque Potard leur dit d'un ton moitié farouche, moitié solennel: «Femmes, venez voir votre ouvrage!» Elles suivirent le troubadour dans le jardin où les populations voisines descendaient à leur tour, armées de lanternes et offrant le spectacle des plus étranges accoutrements. Potard marchait à la tête de ce bataillon et cherchait partout le corps du délit. Dans la première ivresse de l'attentat, il eût foulé aux pieds avec délices le cadavre de son ennemi: cette joie lui fut refusée. On eut beau fouiller de toutes parts, dans tous les coins, sous les touffes de fleurs, derrière les bancs de gazon, point de cadavre, point d'être animé ou inanimé. La petite porte du jardin était close, et rien n'indiquait qu'on l'eût ouverte. Potard ne se contenait plus: il allait comme un furieux dans tous les sens, avide de sa proie, et désespéré de ne pas la trouver. Quant aux voisins, ils finirent par croire que cette scène était une plaisanterie imaginée par le voyageur, et qu'après avoir déchargé son arme sur une chauve-souris, il trouvait agréable de convertir cet exploit nocturne en une mystification pour tout le quartier. Aussi ne se retirèrent-ils pas sans murmurer et en menaçant le troubadour du commissaire de police. Qu'on juge de l'état de Potard: il crut que sa raison l'abandonnerait, et quelques instances que purent faire Jenny et Marguerite, il ne voulut pas quitter le jardin de toute la nuit. Assis sur un tertre de gazon, et plongé dans une stupeur profonde, il ne se leva que quand le soleil fut monté sur l'horizon, et alla de nouveau examiner les lieux, comme le chasseur en quête de son gibier, et que rien ne rebute de sa recherche. Le sol, la serrure, les deux marches qui descendaient vers la campagne, il examina tout, et il semblait renoncer de nouveau, quand son oeil vint à se fixer sur les panneaux extérieurs de la porte. Ce fut toute une découvert qui lui arracha un cri spontané: «J'en étais bien sûr!» s'écria-t-il. Il venait d'apercevoir quelques gouttelettes de sang qui avaient laissé leur empreinte sur le bois. «Maintenant, ajouta-t-il, on ne pourra plus me traiter de visionnaire. L'oiseau de nuit a eu du plomb dans les ailes, et il ne peut pas être allé bien loin.» V. RÉVÉLATIONS. Dix jours après ce drame mêlé de mystère, Potard faisait son entrée à Dijon, et en foulait le pavé d'un pas rêveur et mélancolique, comme un être marqué du sceau de la fatalité. En apparence, il était, rendu aux affaires; en réalité, il appartenait à des obsessions qu'il ne pouvait vaincre. Le même voile pesait toujours sur son intérieur; il avait quitté Lyon sans que rien fût éclairci; il avait dû fuir devant une trahison impénétrable et un silence obstiné. Aussi eût-il été difficile de reconnaître le joyeux troubadour dans cet homme affaissé, triste, amaigri, qui se transportait de comptoir en comptoir, de magasin en magasin, pour y faire machinalement des offres de service. Plus de verve, plus d'ardeur: Potard allait en tournée comme un vieux soldat va au feu, par devoir, mais sans élan, presque indifférent au succès ou aux revers, en proie à un découragement, incurable. Il ne savait plus prendre parti ni pour la cannelle ni pour le cacao, laissait insulter ses propres échantillons et leur abandonnait le soin de se défendre. Ce qui le jetait dans cet accablement, c'était le dépit de ne savoir à quoi se rattacher, ni à qui s'en prendre. On a vu d'intrépides soldats, qui avaient fait leurs preuves sur les champs de bataille, contenir mal leur trouble en face d'ennemis invisibles et de dangers mystérieux. Potard était dans ce cas: une catastrophe réelle l'eût affecté moins profondément que le malheur insaisissable dont il semblait être le jouet. Cette lutte avec des fantômes l'exaspérait; sa colère, sans objet et sans issue, se retournait contre lui et le livrait aux désordres d'une concentration violente. Faute de pouvoir dévorer quelqu'un, il se sentait dévoré lui-même; il s'agitait, il se consumait peu à peu sous la tunique ardente du soupçon, triste fruit de sa surveillance. Jusqu'à ce que sa haine pût s'attaquer à un être vivant, il était obligé d'en contenir l'essor et d'en essuyer les ravages. Dans ses courses au sein de la ville, Potard avait à parcourir l'une des rues qui conduisent à l'église de Sainte-Bénigne. Là, presqu'au tournant de la place, le voyageur s'arrêtait parfois en face d'une maison avec boutique au rez-de-chaussée. Un mercier l'occupait alors, et se dérobait, par la nature de ses attributions, à la compétence de Potard; mais, sur la façade extérieure, des vestiges mal effacés attestaient que cette demeure n'avait pas toujours été livrée aux écheveaux et aux Y de la mercerie. Deux pains de sucre très-distincts, quoique souillés par le temps, et ces mots lisibles encore: _Fabrique de moutarde_, révélaient une autre période d'exploitation et une existence antérieure où l'épicerie et la droguerie avaient régné sans partage sur ce pignon. Sans doute le voyageur se reportait à ces souvenirs, quand il adressait à la vieille enseigne des regards attendris et douloureux. On eût dit que dans cette contemplation muette il cherchait une diversion aux combats du son âme et à l'amertume qui l'inondait. Ce fut là qu'un jour, à la suite, d'une petite séance d'émotions, il rencontra Édouard Beaupertuis, qui débouchait précisément de la place de Sainte-Bénigne. Le troubadour ne nourrissait alors contre Édouard aucune espèce de défiance. On a vu qu'à la suite de sa première aventure, il s'était assuré de l'absence du jeune homme; il en fit autant après la seconde apparition nocturne, et son ami Eustache s'empressa de lui fournir lu preuve que Beaupertuis, encore en tournée, exploitait alors la ville de Strasbourg. Devenu plus soupçonneux, Potard ne se contenta pas de demi-preuves; il voulut voir les pièces, vérifia le timbre de la poste, s'assura enfin de l'_alibi_ comme aurait pu le faire un juge d'instruction. Édouard Beaupertuis sortit de cette enquête avec tous les honneurs de la guerre et entièrement réhabilité dans l'esprit du père Potard. Aussi, en le rencontrant dans une rue de Dijon, celui-ci s'empressa-t-il de le prévenir. «Tiens, c'est vous, Beaupertuis! s'écria-t-il en lui présentant la main; toujours en route, comme le Juif errant.» Le premier mouvement du jeune homme avait trahi quelque embarras; mais l'accueil ouvert du troubadour le mit sur-le-champ à l'aise. «Que voulez-vous, père Potard, on traîne le boulet; les affaires sont si dures! --C'est parler d'or, Beaupertuis. Le voyageur est fait pour rouler comme l'eau pour aller à la mer. Mais que vois-je?... ajouta Potard en se passant la main sur le front comme pour écarter un mauvais rêve; est-ce possible!... Ah! mon Dieu!... Ciel!...» Ces exclamations, se succédant coup sur coup, étaient accompagnées d'un bouleversement complet dans la physionomie du voyageur. Les mots sortaient avec peine de son gosier; un air sombre et farouche avait remplacé ses premiers sourires; son regard, empreint d'égarement, semblait chercher sur la personne d'Édouard le mot d'une énigme affreuse; un tremblement, nerveux agitait ses membres, et la pâleur était descendue sur ses joues, ordinairement si colorées. Par un mouvement brusque, il rejeta la main du jeune homme qu'il avait jusque-là tenue dans les siennes. «Qu'avez-vous donc, père Potard? lui dit son interlocuteur avec un sentiment visible d'inquiétude. --Beaupertuis! répliqua le voyageur avec un ton solennel; Beaupertuis!» poursuivit-il en élevant de plus en plus la voix. Puis, comme s'il se fût soudainement ravisé, il ajouta sur un diapason plus bas et plus calme: «Ce n'est rien, jeune homme, des éblouissements... des vertiges... Depuis quelque temps, j'y suis sujet. On ne vieillit pas impunément; j'expie mes vieux péchés.» Evidemment Potard cherchait à se rendre maître de son émotion, et il y parvint. Voici ce qui avait opéré cette révolution subite dans ses manières: en levant les yeux sur Édouard, machinalement il les avait fixés sur l'une de ses oreilles, et une singulière circonstance l'avait frappé en deux endroits, le lobe portait les traces d'une déchirure. Potard examina les cicatrices, qui paraissaient fraîches encore, et elles lui semblèrent provenir d'un corps menu et rond comme la grenaille. A cette révélation, rapide comme la pensée, succéda un rapprochement entre ces blessures et le coup de feu essuyé naguère par un mystérieux séducteur. Potard calcula qu'en raison de la position de la porte du jardin et de la croisée d'où il avait ajusté l'ennemi, l'oreille gauche avait pu être seule atteinte; c'était à l'oreille gauche que Beaupertuis portait ces cicatrices. Il n'y avait plus à en douter, Édouard était le coupable; il y avait preuve du flagrant délit. Ces impressions, cette découverte frappèrent l'esprit de Potard avec la vitesse de l'éclair, et il arrêta aussitôt son plan de conduite. Dans le premier moment, la colère fut sur le point de l'emporter; mais les conjonctures étaient délicates et l'affaire demandait des ménagements. Il fallait obtenir des aveux, et peut-être la violence était-elle un mauvais moyen pour y parvenir. D'un autre côté. Potard n'avait pas une position entièrement nette: avant d'exiger des explications, il lui restait à faire la preuve des droits qu'il avait à cette confidence. Depuis longtemps notre héros s'était prépare à cet événement; ce secret, qu'il avait gardé jusque-là d'une manière si scrupuleuse, allait lui échapper; l'heure était arrivée d'une confession complète. Pour que l'interrogatoire d'Édouard Beaupertuis n'aboutit pas à un échange de récriminations ou à des démentis systématiques, il fallait commencer par faire preuve de franchise et prendre l'initiative de la sincérité. Potard avait été joué, il le sentait; il aurait pu user de représailles, mais ce jeu offrait trop de périls et le cas était trop grave pour le réduire aux proportions d'une revanche d'amour-propre. Il résolut donc d'y apporter de la prudence et de la grandeur, d'aller au-devant des objections, de mettre tous les procédés de son côté. Ainsi s'expliquent l'empire qu'il eut sur lui-même et ce passage soudain d'une irritation involontaire à une modération calculée. Quand il reprit la parole, ce fut presque avec un air d'enjouement. «Beaupertuis, dit-il, excusez-moi; je tombe de temps à autre dans des idées noires; c'est l'âge qui me vaut cela. Et puis, j'ai sur le coeur quelque chose qui me pèse. --Vous, père Potard? demanda le jeune homme, dont le trouble augmentait à chaque instant. --Oui, Édouard, moi-même. Et tenez, je cherchais un confident! Un confident, cela soulage! Voyons, Beaupertuis, voulez-vous être le mien?» Sans savoir au juste où Potard voulait en venir, et quel rôle l'attendait lui-même, en tout ceci, le jeune homme essaya de se défendre; il opposa des excuses, prétexta des affaires, se prétendit à jeun, imagina des rendez-vous, enfin employa mille stratagèmes pour couper brusquement l'entretien. Mais le troubadour avait fait ton plan, et rien ne pouvait l'en détourner. «Je le tiens, disait-il à part lui, tu ne m'échapperas qu'à bonnes enseignes. A mon tour, maintenant.» Édouard eut beau faire, il ne put se dégager. Potard trouvait réponse à tout et se montrait inflexible. «Voyons jeune homme, disait-il, pas de mauvaises défaites. On doit bien une demi-journée de son temps à un ancien. Vous n'avez pas déjeuné: cela se rencontre à merveille; je suis à jeun aussi. Ah! parbleu, ajouta-t-il en montrant sur sa gauche un bouchon d'assez pauvre apparence, voici un coin où l'on exécute avec un certain succès l'omelette au lard; il s'y trouvera bien une longe de veau pour assortir l'omelette, et quelques fioles de petit bourgogne pour arroser le tout. Allons, Beaupertuis, emboîtez le pas et suivez votre chef de file: En avant, marchons, Contre les flacons. travers le choc et le bruit des bouchons, Volons au réfectoire! «Ohé! la fille! s'écria-t-il en entrant dans la taverne et en poussant devant lui Édouard, qui se résignait en victime. Tout ce qu'il y a de mieux dans l'établissement; c'est Potard qui régale!» A ce nom connu, la maison entière s'empressa d'accourir. On vérifia les existences, on inspecta le garde-manger, et, à force de recherches, on trouva la base d'un déjeuner assez passable. Le troubadour désirant un cabinet particulier, on mit la table dans une chambre à coucher du premier étage, d'où l'oeil plongeait sur la rue et découvrait les trois mots: _Fabrique de Moutarde_, qui semblaient agir sur le coeur de Potard avec la puissance d'un révulsif. Quand le repas fut servi et l'assortiment de liquides mis à la portée des convives, le troubadour congédia la servante, et, sous l'empire d'un pommard du meilleur millésime, il commença son histoire: RÉCIT DE POTARD. «Jeune Beaupertuis, dit-il, la philosophie enseigne à l'homme la nécessité de dominer ses passions, et voilà pourquoi cette science ne fait pas généralement fortune. C'est au point que les philosophes n'en usent pas pour leur compte et se contentent de l'expliquer aux autres humains avec la manière de s'en servir. De là il faut tirer deux conclusions: la première c'est que tout fils d'Adam a quelque chose sur la conscience; la seconde c'est qu'en raison de ses fautes il doit se montrer indulgent pour celles du prochain. «A ces deux vérités, claires comme de l'eau de roche, j'en ajoute une troisième qui ne l'est pas moins, c'est qu'au nombre des sentiers que parcourt l'homme ici-bas, il n'en est point qui soit plus glissant que le sentier des voyages. Je ne veux pas remonter à Joconde ni à Télémaque, parce que vous m'opposeriez peut-être le jeune Anacharsis. Restons dans le dix-neuvième siècle, qui a tant amélioré le voyageur de commerce, au point de vue de l'anatomie descriptive et de la physiologie comparée. Le voyageur de commerce est une création de notre époque; non que l'antiquité en ait ignoré les éléments, témoin le joaillier Chardin qui enfonça, dans le dix-septième siècle de notre ère, le grand empereur de Perse pour une partie d'émeraudes; témoin encore le marchand d'orviétan Marco Polo, qui refit, au treizième siècle, le farouche khan des Tartares, dans une affaire de thériaque; mais si l'on retrouve le voyageur de commerce dans ces temps éloignés de nous, on peut dite que c'est comme exception, comme théorie, presque comme mythe. Défiez-vous donc, Beaupertuis, de ces rats d'érudition qui se servent des anciens pour faire passer la vie dure aux modernes; méprisez leurs textes et privez-vous avec délices de leurs opinions. Le voyageur de commerce appartient au dix-neuvième siècle comme la vapeur, comme la navigation aérienne, comme les pompes intimes en caoutchouc, comme les phalanstères et autres inventions destinées au soulagement de l'humanité. «Dès l'origine, jeune homme, l'institution a jeté tout son éclat, et je crains quelle ne soit sur le chemin d'une décadence. Permettez-moi d'en donner deux motifs, l'un matériel, l'autre moral. Motif matériel; le chemin de fer. Vous le savez, le chemin de fer tend chaque jour à se substituer aux routes ordinaires, et le wagon menace tous les véhicules connus, depuis l'humble coucou jusqu'aux superbes messageries. Supposez donc la France couverte d'un réseau de chemins de fer; du train dont on les mène, c'est une supposition sans danger. Vous allez de Paris à Lyon en cinq heures, de Marseille à Paris en dix, de Bayonne à Lille en Flandre en dix-huit heures. Entre le lever et le coucher du soleil, vous coupez la France dans sa plus longue diagonale. Très-bien! j'admire avec vous le génie contemporain; il ne lui reste plus qu'à prendre la lune d'assaut au moyen de ballons de siège. Mais, après cet hommage rendu à l'esprit de découverte, j'ajoute:--Adieu le voyageur de commerce! Avec le chemin de fer, son règne expire; que serait-ce avec le ballon? En effet, grâce à la rapidité des communications, chaque négociant sera son propre voyageur. Dans la même journée, on achètera à Marseille une partie de poivre et on la revendra à Toulouse; on sera le matin sur les quais de Bordeaux, le soir à la Bourse de Paris; on fera un tour de France en une semaine. Le bourgeois même, moins épicier qu'en général on ne le suppose, usera du chemin de fer dans l'intérêt de ses approvisionnements; il ira acheter son beurre à Isigny, ses rillettes à Tours, son saucisson à Arles, son miel à Narbonne, ses pieds de cochon à Sainte-Menehould, ses haricots à Soissons, ses fromages au Mont-d'Or, ses pâtés de foies à Strasbourg, ses poulardes au Mans, ses côtelettes à Pressac, ses huîtres à Cancale. Or, je vous le demande, au milieu de ces excès de la locomotion, que deviendra le voyageur de commerce? Il ne lui restera plus qu'à se présenter sous la roue d'un wagon et à périr en jetant l'ennemi hors de ses rails. Voilà le motif matériel qui pousse à la décadence du voyageur. «Le motif moral est plus grave encore. Le voyageur n'est plus national; son coeur ne bat plus au mot magique de patrie. Beaupertuis, vous êtes jeune, vous n'avez pas connu ce beau temps du voyage, ce temps où il fut porté si haut et devint un quatrième pouvoir. C'est le voyageur de commerce qui a fait la révolution de Juillet et expulsé la riche [illisible] du territoire français. Ne riez pas, jeune homme, ce que je vous dis est très sérieux. A cette époque, tout voyageur était une puissance, un des mille conducteurs de ce patriotisme électrique qui ruisselait dans toute la France. Que de Bérangers j'ai ainsi colporté jusque dans les plus petits hameaux! que de portraits de Manuel, de Lafayette et du général Foy j'ai répandus sur ma route! Il faut rendre cette justice à l'institution, Beaupertuis, que nous étions tous alors de chauds patriotes ennemis de la tonsure, tous, depuis le voyageur soieries jusqu'au voyageur en peaux de lapins. Pas d'exceptions, pas la moindre; la tiédeur n'était pas même permise. Pour ma part, j'ai fait aux jésuites un tort dont ils ne se relèveront jamais, par la manière dont je chantais _les Hommes Noirs_, avec tous les refrains et embellissements dont la chose est susceptible. Vous connaissez sans doute cette plaintive romance, Beaupertuis»? --Qui ne la connaît pas, père Potard? répliqua le jeune homme. --Eh bien! jugez de l'effet! Je l'ai filée deux mille fois au moins à table d'hôte, sans compter les diligences et les sociétés particulières. Comment voulez-vous qu'une congrégation résiste à de pareils moyens? Aussi l'ai-je mise en poudre; et c'est votre faute, enfants, si elle reparaît à l'horizon. Oh! le beau temps, Édouard, le beau temps! quel enthousiasme! comme on s'entendait alors, et quelle intelligence dans l'attaque! Rien ne se faisait sans nous: on nous voyait à la tête de toutes les manifestations publiques. Nous avons créé le champ d'asile, doté les fils du général Foy, renversé de Villèle, chassé de Polignac. Pas d'invention qui ne passât par nos mains: les chapeaux à la Bolivar, les tabatières Touquet, les écharpes à la Pluthellène. Et Napoléon, que ne nous doit-il pas! Lui avons-nous prodigué les apothéoses! Je ne sais, grand homme, si dans ta demeure dernière, tu es enchanté de tes anciens aides de camp, généraux, maréchaux et fournisseurs du vivres; mais à coup sûr tu n'es pas mécontent du voyageur de commerce. Il se peut même que là-bas tu aies eu connaissance de la manière dont Potard lisait des sons en ton honneur, et compté les larmes qu'il extirpait des yeux de la multitude quand il chantait; Pauvre soldat, je reverrai la France, La main d'un fils me fermera les yeux; ou bien: Parlez-nous de lui, grand'mère, Grand'mère, parlez-nous de lui. «Napoléon, tu as balancé dans mon coeur l'épicerie et la droguette, et je me flatte que c'est un beau succès. «Mais pardon, Beaupertuis, je m'abandonne malgré moi à mes souvenirs. Que voulez-vous! l'esprit de nationalité enflammait alors nos poitrines, et il y avait de l'écho dans toutes les tables d'hôte quand on parlait d'honneur et de patrie. Ce monde n'existe plus; la politique s'est retirée de l'institution. Nous étions des citoyens alors, aujourd'hui nous ne sommes que des carotteurs. Le marchand de chaînes de sûreté et de pastilles du sérail est devenu notre égal: comme nous, il _allume_ l'acheteur et fait l'article avec succès. Le voyageur ne passe plus sur les balances de nos destinées; les événements se succèdent sans qu'on s'inquiète de ce qu'il en pense. N'est-ce pas là une chute morale des plus affligeantes? Hélas! nous vivons en un siècle où tout s'en va, dieux, rois, maîtres de poste, chapeaux de castor et réverbères: est-il étonnant que le voyageur de commerce prenne le même chemin?» VI. RÉCIT.--LE CAPITAINE POUSSEPAIN. A mesure que Potard avançait dans sa confidence, son caractère ouvert et jovial reprenait le dessus, et soit involontairement, soit à dessein, il témoignait à son jeune convive plus d'entraînement et plus d'abandon. Celui-ci, de son côté retrouvait peu à peu son aisance, et ne semblait plus aussi pressé de fuir cet entretien. L'un tenait sa proie et semblait jouer avec elle, l'autre commençait à se croire désintéressé en toute cette affaire, et sentait ses défiances céder devant un sentiment de curiosité. La vertu du liquide bourguignon contribuait à entretenir cette sorte de trêve, et Potard y puisait cette verve qui tourne si vite à l'effusion et à l'attendrissement. «Beaupertuis, dit-il en poursuivant son récit, je viens de vous narrer les succès politiques du voyageur de commerce; vous allez peut-être en conclure qu'ils s'obtenaient aux dépens des affaires et nuisaient à l'exploitation de la clientèle. Il n'en est rien; le voyageur le plus notoirement national était toujours celui qui prenait le plus d'ordres. Moi-même si j'ai laissé un nom dans les fastes du voyage, c'est à des refrains patriotiques que je le dois. Tel droguiste avait refusé obstinément un lot de cochenille, sous le prétexte que la marchandise n'était point assez argentée, qui, sur une roman lancée à propos, revenait de sa prévention, trouvait la substance tinctoriale beaucoup plus à son gré, et se la laissait mettre fort agréablement sur le dos. J'ai fait, en ce genre de véritables tours de force. Permettez-moi de vous citer un. «Il s'agissait d'une partie considérable de safran d'Espagne, pour laquelle les Grabeausec avaient été indignement refait par une maison d'Alicante. Mauvaise drogue, mêlée de corps étrangers, piquée par l'humidité; triste affaire, en un mot. Quand les Espagnols se mêlent de camelote, ils n'y épargne pas la façon. Ordre de Lyon de placer cela à tout prix. On m'envoie des échantillons un peu fardés, mais affreux néanmoins. Il n'y avait plus qu'à payer d'audace. J'aborde un teinturier d'Alsace, un gros faiseur, riche, rusé, connaissant l'article jusqu'au bout des ongles, qu'il avait excessivement noir. Cet homme avait vécu toute sa vie dans le safran; il le manipulait, il en respirait chaque jour le parfum, le portait à ses lèvres pour en éprouver la saveur, et devait avoir, comme les canards élevés au régime de la garance, les os colorés en rouge. C'est une autopsie que je recommande à MM. les membres de l'Institut; seulement, il faudra peut-être attendre la mort du sujet pour s'y livrer. Les canards l'ont bien passée, cela est vrai: mais le teinturier dont je parle élèverait peut-être des objections de son vivant. Ces gens-là ne sont pas à la hauteur de la science. «Quoi qu'il en soit, ce fut à cet industriel que je m'adressai pour débiter mon odieuse drogue. J'aime à prendre le taureau par les cornes. Avec un sang-froid asiatique, je lui soumis mes échantillons. «--Père Shoulmergerberger, ajoutai-je, voici la fleur de pois en fait de safran; vous en avez la première vue. Cent balles de ce numéro! Un marché d'or! Je vous l'ai gardé en ami, en véritable ami. «L'Alsacien appartenait à cette famille de manufacturiers flegmatiques qui semblent mettre un prix à leurs paroles! tant ils s'en montrent avares; il traitait d'ailleurs le français d'une manière affligeante, et avait ses raisons pour en user sobrement. A peine eut-il jeté un coup d'oeil sur l'échantillon que je lui dirais, qu'il le repoussa en disant: «--C'est ein ortire! «Traduction libre: C'est une ordure! Le mot était humiliant, mais je ne me tins pas pour battu; je revins à la charge. Prenant le safran à pleines mains, je l'éparpillai, je cherchai à en faire ressortir la couleur, à le faire miroiter au soleil, trouver son jour, à le présenter sous son plus bel aspect. Peine perdue: mon Alsacien ne démordait pas de son opinion aussi déplorable que laconique. J'eus beau relever les qualités de la marchandise, exalter la vertu qu'elle aurait à l'emploi, déplorer l'aveuglement du teinturier, rien ne put toucher mon homme; il resta inflexible. Je comptais, comme dernière ressource, sur la proposition d'un grand rabais, à la condition qu'il se chargeât de la partie entière. Ce moyen échoua comme les autres. «--C'est ein ortire, répétait-il, ein téridâple ortire! «On ne pouvait pas le sortir de là; il en devenait fastidieux. N'importe; je m'étais promis de lui colloquer mes safrans, et je résolus de tenir bon. «Le père Shoulmergerberger ne subissait ici-bas qu'une seule influence, celle de madame Shoulmergerberger et de ses deux filles. Comme les Alsaciens de la vieille roche, le teinturier s'était marié jeune, afin de se voir revivre dans une série de générations; et quoiqu'il n'eût que cinquante ans, il possédait déjà un échantillon de la deuxième. Cependant un nuage obscurcissait alors l'étoile de sa maison. Son fils, le seul mâle de la famille, était absent depuis cinq mois; Il parcourait les ports de l'Amérique du Sud, afin d'y créer des débouchés aux toiles peintes. Cet exil volontaire faisait la douleur de madame Shoulmergerberger, et l'objet de ses entretiens avec les deux Shoulmergerberger que leur sexe rendait plus sédentaires. Ces femmes échangeaient l'expression de leurs craintes au sujet de l'absent, le suivaient de l'oeil sur la carte du globe, et inondaient de larmes de joie les lettres qui leur arrivaient de l'autre hémisphère. Pour peu qu'on devint un habitué de la maison, il fallait s'associer à ces explosions d'attendrissement, à ces scènes de regret. «C'est là-dessus que je basai mon plan d'attaque. Bon gré, mal gré, l'Alsacien devait avaler mes safrans. Pour cela, j'entrepris les dames Shoulmergerberger au point de vue de ce gros garçon égaré dans le Nouveau-Monde; je leur parlai de l'Amérique comme d'un pays salubre et favorable au développement de la jeunesse; je leur fis une description pleine d'intérêt des produits alimentaires que le jeune exilé trouvait dans ces lointains climats, et des ananas gigantesques qu'il savourait à son dessert; j'insistai sur les études morales qu'il recueillait chemin faisant, et sur les trente nègres à qui il pouvait administrer librement des coups de canne. Tout cela charmait, fascinait, consolait mes Alsaciennes; je les voyais, au gré de mon récit, pleurer ou rire, passer par tous les genres d'émotion. Au bout de deux séances, j'avais fait de tels progrès dans leur esprit qu'elles ne pouvaient plus se passer de moi; mon empire était assuré. Cependant le père Shoulmergerberger résistait encore; les safrans lui paraissaient trop abominables; il demandait du temps, voulait voir d'autres échantillons, enfin cherchait des biais. Je me décidai à frapper le grand coup. Un soir, toute la famille se trouvait rassemblée, et l'on fit un appel à mon talent de chanteur. J'étais en voix; je me promis une scène de larmes. En l'honneur du membre de la famille domicilié aux antipodes, j'annonçai une barcarolle de circonstance, l'_Exilé_, de Béranger, et je commençai: Qu'il va lentement le navire A qui j'ai confié mon sort! «A ces accents tendres comme le hautbois et déchirants comme la cornemuse, il fallait voir l'auditoire. On me buvait des yeux, mon cher, on me dévorait; je sentais tous ces coeurs palpiter sous ma voix. Les trois femmes Shoulmergerberger semblaient fondre d'émotion; leurs seins étaient haletants, leurs narines dilatées outre mesure. J'avais calculé mes effets et gradué mes impressions; chaque couplet élevait d'un degré l'échelle de l'épanouissement. J'arrivai ainsi au dernier: Oui, voilà les rives de France, Oui, voilà le port vaste et sûr..... «L'illusion était complète, on eût cru que le jeune homme allait débarquer; sa famille s'élançait déjà au-devant de lui. Il faut dire que je détaillais chaque mot avec un art, une expression pleine d'onction et de mélancolie. Jamais je n'ai été plus beau que ce soir-là; il s'agissait de cent balles de safran: France adorée, Douce contrée, Après un an enfin je te revois. «Je crois même, Dieu me pardonne, que je me permis quelques variantes au point de vue du l'Alsace et de cette réunion de famille, le tout pour arriver au bouquet: Ah! que mon âme est attendrie, Là furent mes premiers amours; Là ma mère m'attend toujours. Saint à ma patrie! «Beaupertuis, faut-il vous le dire? à ce dernier trait, je m'effrayai moi-même de mon triomphe. Il y avait dans le timbre de ma voix quelque chose de si pénétrant quand je chantai _là ma mère m'attend toujours_, que madame Shoulmergerberger n'y résista plus: elle tomba pâmée comme une carpe; ses deux filles ne voulurent pas être en reste et tournèrent l'oeil de leur côté, tandis que le teinturier, en proie à des sanglots incroyables, se précipitait dans mes bras, me pressait sur son coeur et me faisait entendre ces mots flatteurs, quoique entrecoupés: «--Bodard! gé brends fotre bardie té zavrans! «C'est-à-dire, en dialecte français, que mon affaire était enlevée. Voilà le triomphe de la romance. «Si je vous ai communiqué cette anecdote, jeune homme, ce n'est pas pour en tirer personnellement vanité: il y a longtemps que Potard a sacrifié ce sentiment puéril sur l'autel de l'expérience. J'ai voulu seulement vous prouver que le patriotisme, loin de nuire aux autres qualités du voyageur, en est le complément nécessaire. Que d'affaires j'ai entamées ainsi par la politique, afin de les résoudre d'une manière plus prompte et plus sûre! Trois ou quatre calembours sur la prise du Trocadéro m'ont donné six mois de vogue; j'ai inscrit cinquante commissions sur mon carnet à l'aide d'un bon mot sur M. de Castelbajac. L'épicier ne sait pas résister à de tels moyens; la politique le flatte, il s'honore de la comprendre Tenez, Beaupertuis, voyez-vous cette maison qui s'élève en face de nous? --Celle du mercier, père Potard? répondit le jeune homme. --Oui, Édouard; mais le mercier n'est pour rien dans les souvenirs que j'y rattache. Je remonte plus haut dans le cours des temps, et je sens, à cette vue, mes yeux se mouiller de larmes. Encore une maison dont la politique m'a ouvert l'accès! Mon Dieu! mon Dieu! que de deuil a plané sur cette enceinte! Rien que d'y penser, je sens mon coeur se fondre comme une grenade, ajouta le voyageur, devenu triste et pensif; la force me manque pour achever. --Eh bien! père Potard, remettons la suite à un autre jour, lui dit Édouard, s'associant à cette douleur. --Non. Beaupertuis, il faut boire le calice jusqu'à la lie, reprit le troubadour en se versant un verre de bourgogne: à quoi bon reculer? L'heure est venue de dérouler cette lamentable histoire. Prêtez-moi donc attention. «Il y a dix-huit ans de cela (vous voyez que mes souvenirs datent de loin), cette maison était occupée par le plus insociable, le plus farouche de tous les guerriers. On le nommait Poussepain; un vieux de la vieille, décoré de la main du grand homme, brave comme un César, mais bête à manger du trèfle, et parvenu au grade de capitaine après vingt-cinq ans de service. Dans son beau temps, il composait un superbe officier de dragons; mais il avait passé par tant d'épreuves, s'était vu entamer le cuir si souvent, avait été rôti et gelé tant de fois, que pas un de ses membres ne restait intact, et que la peau de son visage avait pris l'aspect du parchemin. Des yeux de chat sauvage animaient sa physionomie et lui donnaient un air de dureté extraordinaire; son nez arrondi en virgule avait quelque chose de fier et d'impérieux comme le bec de l'aigle, toute sa personne se ressentait de ces habitudes militaires que l'empire a naturalisées parmi nous; il commandait chez lui dans les mêmes termes qu'au régiment, et traitait comme des Prussiens les voyageurs qui frappaient à sa porte. «Car, il est temps de vous le dire, le capitaine Poussepain, après le licenciement de l'armée de la Loire, s'était retiré à Dijon, sa patrie; et avec les fonds provenant de son patrimoine, il avait ouvert un magasin d'épicerie et une fabrique de moutarde. Un homme aussi irritable choisir un tel commerce, c'était folie. Sa marchandise devait lui monter au cerveau, et j'en ai fait la triste expérience. Quand je connus Poussepain, le troupier s'était retranché dans sa manufacture comme dans un fort devant lequel venaient échouer toutes les sollicitations, toutes les offres de service. Il ne voulait, sous aucun prétexte, entendre parler des voyageurs de commerce, qu'il nommait des flibustiers, des pipeurs, des galériens. Impossible d'entamer avec lui une affaire; quelques commissionnaires des ports de mer avaient le monopole de ses approvisionnements, et il ne voulait à aucun prix nouer de nouvelles relations. «Parmi les motifs auxquels on attribuait ce séquestre, il en était un qui devait agir vivement pour les esprits chevaleresques et aventureux. Peu d'années auparavant, Poussepain avait épousé une jeune femme, et veillait comme un ex-dragon sur cette autre toison d'or. On racontait des merveilles de la beauté de cette victime, que le troupier avait associée à ses cicatrices. Elle se nommait Agathe et appartenait à une famille de pauvres gens dont elle avait assuré l'existence par son mariage. Du reste, on la voyait peu; jamais elle ne descendait ni dans le magasin, ni dans la fabrique; à peine avait-elle la liberté de visiter ses parents. Pour charmer ses loisirs, Poussepain lui racontait la campagne d'Égypte, où il avait figuré comme maréchal des logis des dromadaires et comme pestiféré de Jaffa. C'était l'une des grandes distractions de la jeune épouse, à moins que le capitaine ne préférât l'initier au passage de la Bérésina, où il avait joué un rôle très-dramatique. La pauvre Agathe subissait dix fois par mois les mêmes récits, et s'endormait profondément au bruit de ces grandes batailles. «Voilà ce qui se disait dans le public au sujet de la maison, et les tables d'hôte du Chapeau-Rouge, de la Galère, de la Cloche, retentissaient chaque jour de nouveaux détails au sujet de l'ex-capitaine et de son invisible moitié. Longtemps j'écoutai ces propos sans y prêter aucune attention. Un épicier de plus un de moins dans la capitale de la Bourgogne n'était pas une si grande affaire que cela valût la peine d'y songer Je me trouvais alors dans la plus belle période le ma gloire; loin que je fusse obligé de courir après la clientèle, c'était elle qui venait à moi. On s'informait de mon passage, on me gardait les ordres qui n'avaient rien d'urgent; partout où j'entrais, je voyais des visages épanouis et des esprits bien disposés. A quoi bon aller chercher des affronts et perdre mes pas auprès d'un Iroquois? J'avais rayé Poussepain de ma liste, et tout s'était borné là. Sans ce diable d'Alfred, de la maison Papillon et compagnie, j'en serais encore au même point, et Dieu sait que de douleurs cette réserve m'eût épargnées! Mais un jour, à dîner et en présence de quarante voyageurs, Alfred m'entreprit au sujet du capitaine Poussepain, et me mit au défi de forcer la consigne qui gardait sa porte. D'abord je passai condamnation; mais Alfred s'en enfla tellement, il m'agaça si bien, que je me précipitai dans l'aventure. «--Voyez, messieurs, disait-il, Potard lui-même, le grand Potard, met les pouces devant le fabricant de moutarde; décidément c'est un gaillard inexpugnable. --Eh bien! non, m'écriai-je en me levant; non, non, vingt fois non! Avant qu'il soit huit jours, j'aurai apprivoisé cet homme des bois. Qui veut tenir le pari? «--Moi, moi, dirent à la ronde mes jeunes écervelés. «--Trente bouteilles de romanée ou de clos Vougeot ajoutai-je avec une voix solennelle; la qualité au choix du vainqueur. Et signons pour plus de sûreté. «L'acte fut dressé, mis en règle, et je fus engagé dans l'entreprise. A peine sorti de table, j'en eus du regret; mais vous savez, Beaupertuis, ce que c'est que l'amour-propre, et quel rôle il joue dans les déterminations humaines. Il a conduit maint poltron sur le terrain et forcé plus d'un courage chancelant à faire bonne contenance devant le feu de l'ennemi. J'en étais là; l'affaire avait fait du bruit; impossible de reculer... «Ce fut alors seulement que je pus me rendre compte des difficultés de l'opération. Plus de cent voyageurs de commerce s'étaient présentés chez Poussepain sans pouvoir dépasser le seuil de sa porte. L'un d'eux, plus hardi que les autres, s'était glissé jusque dans le magasin; mais, à l'aspect de tant d'audace, l'ex-capitaine avait décroché son grand sabre de dragon et aurait fait un mauvais parti à l'imprudent s'il n'eût prudemment battu en retraite. Comment adoucir ce Tartare? comment museler cette bête fauve? comment ramener cette créature primitive au sentiment de la civilisation? Là gisait le problème, et je me pris à y réfléchir. «--Cet homme est trop sauvage, pensai-je à part moi, pour n'être pas foncièrement stupide; il doit être bouché comme de l'eau de Seltz. Des lors, de quoi s'agit-il? De trouver son faible, voilà tout son faible? il en a un; quel homme n'en a pas? «Je me livrai pendant quelques minutes à ce travail d'analyse, après quoi l'inspiration m'arriva, et bondissant comme dut le faire Archimède dans son bain. «Je le tiens, m'écriai-je; je le tiens! «En effet, je le tenais. Mon premier soin fut de me procurer une branche de saule que je fis dessécher en l'approchant du feu, puis une pincée de terre que je renfermai dans une boîte de citronnier. Pourvu de ces deux ustensiles, j'écrivis au farouche Poussepain: «Capitaine, «Un voyageur qui arrive de Sainte-Hélène possède quelques souvenirs qu'il a recueillis sur la tombe même du grand homme. «Si tous les admirateurs et tous les officiers de Napoléon ne peuvent pas accomplir ce lointain pèlerinage, il est du devoir de ceux qui sont plus favorisés de ne pas se montrer avares de ces précieuses reliques. «Je sais, capitaine, le cas que l'Empereur faisait de vous; j'en ai causé souvent avec le général Montholon, et l'on m'a fait promettre de vous offrir un rameau de la branche de saule que j'ai détachée de l'arbre à l'ombre duquel repose le grand Napoléon; j'y ajouterai une pincée de terre prise sur son tombeau, et qui a par conséquent pu se mêler à ses cendres. «Si je ne savais pas dans quelle solitude vous plonge le regret d'avoir perdu votre empereur, je serais allé moi-même vous faire hommage de ces nobles débris; mais je respecte trop le motif qui vous isole du monde pour chercher à vaincre vos répugnances. «Je tiens les objets glorieux et susdits à votre disposition. «Votre serviteur, «Potard. «Hôtel du Chapeau-Rouge, chambre 8.» «J'envoyai cette lettre par un garçon et j'attendis à ma croisée le résultat de la démarche. La ruse était grossière, mais elle avait alors toute la fleur de la nouveauté. On n'avait encore exploité ni le saule pleureur, ni le petit chapeau, ni les débris du cercueil; aussi étais-je plein d'espoir. Cependant mon messager ne revenait pas, et peu à peu l'inquiétude me gagnait. L'ex-dragon aurait-il pénétré le stratagème? se serait-il douté de la mystification? Le cas pouvait devenir grave, et déjà je m'imaginais que mon soudard donnait je fil à son grand sabre de cavalerie afin de me fendre plus régulièrement en quatre, lorsque je vis déboucher le garçon chargé de ma missive, avec un homme à ses côtés, tenue sévère, redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, chapeau sur l'oreille, balafre atroce sur la joue gauche, oeil à dix pas devant lui, allure militaire, un peu ralentie à cause des rhumatismes. «--C'est lui, m'écriai-je; je le tiens. Arrive donc, culotte de peau, arrive donc. A nous deux main tenant. VII. RÉCIT.--AGATHE. «Je n'insisterai pas, jeune homme, reprit Potard après une courte pause, sur les moyens que j'employai pour dompter et civiliser l'ex-guerrier. C'est pourtant l'une des opérations les plus brillantes dont j'aie parsemé ma carrière. Quoique amorcé par ma proposition, l'ancien n'avait pas complètement donné dans le panneau; il fallut achever sa conquête, le fasciner, l'éblouir, le stupéfier, l'abrutir par mon aplomb. Pour cela je l'entrepris au point de vue de sir Hudson Lowe et des couleuvres que ce fonctionnaire exotique avait fait avaler à notre infortuné Napoléon. Je fus sublime, mon cher, sublime! Mon vieux dragon clignota d'abord pour me dérober les preuves d'émotion qui se glissaient sous ses paupières; mais bientôt il n'y tint plus, lâcha subitement les écluses, et répandit un demi-litre de larmes, juste ce que peut contenir l'oeil d'un grognard. Ce témoignage d'attendrissement fut le signal de sa défaite; dès lors il m'appartint, et comme premier gage, il signa de sa main, de cette main jusque là si rebelle, un ordre de vingt balles de poivre de Sumatra. C'était noblement capituler. Aussi, quel moment pour moi, lorsque, le soir même, en pleine table d'hôte, je fis circuler ce certificat de mon triomphe! Les concurrents ne revenaient pas de leur surprise, et Alfred, de la maison Papillon en fut atterré. «J'avais donc conquis, à la pointe de l'élocution, mon entrée chez le fabricant de moutarde, il faut rendre cette justice à Poussepain, qu'il défendit ses pénates pied à pied, et me contraignit, à faire chaque jour un nouveau siège. Si je l'emportai, ce ne fut qu'à force de flonflons patriotiques et même anacréontiques. Le cerbère montrait-il les dents, je l'endormais à l'aide d'une romance. D'abord il ne me reçut que sur le seuil de sa porte, avec un auvent pour tout abri, et au milieu des outrages de l'atmosphère. Plus tard je pénétrai dans le petit comptoir vitré qui lui servait de niche, et où il expédiait ses factures. J'eus accès ensuite dans le magasin, dans la fabrique et dans les moindres recoins de son domicile industriel. Ainsi la confiance arrivait peu à peu avec l'habitude de me voir; je l'égayais, je lui devenais nécessaire. Aucun cataplasme n'avait réussi à calmer ses rhumatismes aussi bien que mes refrains du Soldat laboureur et du Champ d'asile. Quand je voulais le jeter dans des transports extraordinaires, je t'entamais sur le chapitre de Waterloo, et le magnétisais en chantant, avec toute la magnificence de ma voix; O Mont-Saint-Jean, nouvelles Thermopyles! Si quelqu'un profanait les funèbres asiles, Fais-lui crier par les échos: Tu vas fouler la cendre des héros! (ter.) «C'est ainsi, Beaupertuis, que je maniais mon homme, et que je m'emparais de son intimité. Cependant, nos relations n'avaient pas encore franchi les sphères commerciales, et madame Poussepain était toujours pour moi une beauté invisible et mystérieuse, comme pour Alfred, de la maison Papillon, et les autres voyageurs. J'avais beau diriger des regards furtifs vers les croisées du logement, me tromper volontairement de porte, essayer de tous les stratagèmes, rien ne m'avait réussi. Le hasard, ce roi du monde, vint heureusement, est-ce heureusement qu'il faut dire? à mon secours. Une attaque de goutte cloua sur son lit le fabricant de moutarde; et, un milieu de ses douleurs, il songea à moi et à mes chansons, comme il eut songé à un baume ou à un spécifique. Un de ses employés vint me réclamer à l'hôtel et m'exprimer le désir du malade. Jugez de ma joie! J'avais pris goût à cette entreprise; elle avait l'attrait du fruit défendu. Cette tour d'airain, si bien gardée, allait n'ouvrir enfin, et me mettre en présence de la victime qui y gémissait sous la garde d'un magicien. L'histoire commençait comme un roman; seulement la princesse était l'épouse légitime d'un troupier, et le donjon une fabrique de moutarde. A cela près, je nageais en pleine chevalerie. «Aussi n'entrai-je dans la partie réservée du logement qu'avec une certaine émotion, et le spectacle qui m'y frappa d'abord ne fit que l'accroître. Poussepain venait d'essuyer un accès des plus rudes; sa figure contractée portait l'empreinte d'une souffrance violente, et pour se soulager il sacrait comme un païen. Penchée sur son lit, une femme lui soulevait le pied, enveloppé de ouate et de toile cirée, et le déposait avec une délicatesse infinie sur un coussin qui devait le supporter. Quoiqu'il fût impossible de traiter un malade avec plus de dextérité, l'ex-dragon faisait retomber sur la pauvre créature une partie de la mauvaise humeur qu'engendrait le mal, et le nom d'Agathe se mêlait aux jurons brillants et variés qui sortaient de sa bouche, comme un feu de file. Je ne m'étais jamais fait illusion sur les avantages physiques de Poussepain; mais j'avoue que, vu en négligé, il dépassa mon attente. J'estime qu'un têtard bien réussi doit être plus voisin de l'Apollon du Belvédère que ne l'était ce jour-là le ci-devant capitaine, de la vieille, décoré de la main du grand homme. La goutte lui avait poussé les yeux si avant sous le crâne, que les prunelles étaient à peine visibles; la peau du visage avait tourné au maroquin et pris la couleur de l'acajou; la balafre qui sillonnait sa joue gauche semblait s'être agrandie par l'émaciation, et un bonnet de colon, surmonté d'une mèche altière, contrastait par sa blancheur avec les tons terreux du masque et l'expression terne du regard. En outre, dans le désordre qui résulte de la douleur, Poussepain s'offrait de temps en temps sans voiles, et c'était un spectacle peu flatteur que celui de cette académie osseuse et noire, où l'acier et le plomb avaient pratiqué de larges entailles et de nombreuses solutions de continuité. «Je ne sais si Agathe gagnait à ce contraste, mais, à sa vue, Beaupertuis, je fus ébloui; il me sembla voir un ange. Vous ne pouvez rien vous figurer de plus pur, de plus virginal: le pinceau de l'Albane en eût été jaloux. Ce qui éclatait surtout dans sa physionomie, c'étaient la candeur et la grâce. Peut-être avez-vous remarqué, Édouard, le sentiment naïf que les peintres des grandes écoles ont jeté sur la figure de la Vierge, étonnée pour ainsi dire d'avoir un enfant entre ses bras. Ce sentiment d'innocence dominait chez Agathe. Il n'y avait rien en elle qui trahit la femme; on eût dit une jeune fille. Le regard qu'elle arrêta sur moi était, à la fois curieux et effarouché; il ne se ressentait pas de la pruderie qu'amène toujours l'expérience, et de cette modestie étudiée qui est une arme de plus à l'usage des coquettes. Agathe ignorait ou semblait ignorer ces raffinements; sa pudeur était une pudeur d'instinct, sans mélange, sans apprêt, sans réticence. Non, jamais je n'ai rien ressenti de pareil. Vous savez, Beaupertuis, que la vie des voyages n'est pas étrangère au développement des passions fugitives; je vous ai même cité, je crois, quelques-unes des grandes dames qui m'ont honoré de leur attention. Tenez, comme votre princesse de la place Bellecour, ajouta Potard, qui ne put se défendre d'une allusion maligne. --Vous n'oubliez donc rien, troubadour, répliqua le jeune homme en se prêtant à la plaisanterie. --Je n'oublie que le mal, Beaupertuis, ajouta Potard sur un ton plus sérieux. Les bons coeurs sont comme les bons vins, ils gagnent à vieillir.» Et il reprit son récit. «Agathe était vraiment belle. Je ne vous la décrirai pas, Édouard; on a trop abusé de la méthode descriptive appliquée aux femmes. Je ne mesurerai ni ses méplats, ni l'arc de ses sourcils, ni l'aile de ses narines, comme s'il s'agissait d'une surface géométrique; je ne décomposerai pas les couleurs de la palette pour vous dire ce qu'étaient ses yeux, son teint, ses cheveux, ses dents, ses lèvres; je n'emprunterai pas la langue du statuaire pour vous entretenir de son buste et de ce qu'il réunissait de charme sous tous les aspects; je ne dirai rien de son cou rond et pur comme celui d'une vierge, et des extrémités les plus délicates et les plus distinguées que l'on pût voir. C'est une triste besogne que d'analyser ce qui ne vit que par l'ensemble, de livrer une créature parfaite à une dissection minutieuse, où se perdent l'harmonie générale et la beauté de relation. Agathe était une adorable blonde; que cela vous suffise; Potard vous l'assure et Potard a la prétention de s'y connaître. J'ai parcouru les routes royales et départementales, j'ai battu même les chemins vicinaux, de manière à rendre des points à tous les voyageurs de l'antiquité et des temps modernes. Eh bien! dans le cours de mes pèlerinages, je n'ai nulle part rencontré une beauté aussi accomplie. Figurez-vous quelque chose de souple comme un jonc, des mouvements empreints d'une grâce exquise, des traits ravissants, une élégance particulière de formes, et, par-dessus tout cela, un air de simplicité et d'ignorance, de curiosité et de vivacité, que je n'ai jamais rencontrés ailleurs. Mais, Dieu me pardonne! je crois qu'à mon tour je cède à la manie des descriptions. Encore une fois, Beaupertuis, ne décrivons pas les femmes; contentons-nous de les adorer. «C'est ce que je fis à l'égard d'Agathe. Jusque-là j'avais traité l'amour en voyageur de commerce, et je ne vous cache pas que je l'ai encore traité depuis par le même procédé. Mais, au milieu de mes vicissitudes galantes, je n'ai éprouvé ici-bas qu'une seule passion véritable, celle qui m'atteignit alors. Bien des années ont passé sur ces souvenirs; le deuil a terni cette page de mon histoire, et pourtant je sens là, quand je m'y reporte, je ne saurais dire quelle joie amère et quelle sève de rajeunissement. Pendant trois mois j'oubliai tout, même les affaires; les Grabeausec ne me reconnaissaient plus. Mon âme était enchaînée à cette maison et à ses hôtes; tout ce qui ne s'y rattachait pas m'était devenu indifférent. À quoi ne me résignai-je pas! J'étais l'esclave de Poussepain, son bouffon, son souffre-douleurs. J'épargnais ainsi à sa pauvre compagne quelques bourrades soldatesques, je partageais avec elle le calice des mauvais procédés; et ainsi s'établit entre nous une sorte d'union mystérieuse avant qu'aucun mot d'amour eût été échangé. Elle me devinait, et cela suffisait à mon bonheur; un aveu plus formel m'eût semblé moins doux. Il faut aimer, Beaupertuis, beaucoup aimer pour avoir le secret de ces délicatesses et des joies ineffables qui y reposent. «Plus la goutte empirait, plus l'ancien dragon devenait difficile à amuser. Un homme moins épris eût envoyé l'impotent à tous les diables; moi je trouvais dans ces tracasseries même un charme de plus; c'était un sacrifice que je faisais à ma tendresse. Pour calmer les douleurs de Poussepain, j'avais épuisé mes ressources lyriques. Dans les accès ordinaires, le chant patriotique obtenait d'heureux résultats. Je touchais la fibre belliqueuse et les réminiscences de l'époque impériale; la culotte de peau faisait chorus, et la crise se passait ainsi. Mais lorsque l'attaque devint plus vive et la douleur plus aiguë, ce topique agit en sens inverse; Poussepain entrait alors dans une effervescence extraordinaire; il bondissait sur sa couche, parlait de se lever et d'aller charger les Prussiens. Au lieu de calmer ses fureurs, la romance plaintive ne faisait que les accroître, et il fallut chercher un autre moyen d'agir sur le moral du fabricant de moutarde. «Je me rabattis donc sur la chanson comique, afin d'agir par le contraste. Il m'en souvient, c'était dans une longue soirée d'hiver. La pauvre Agathe veillait depuis deux nuits; ses joues pâlies trahissaient sa fatigue. Poussepain était devenu intolérable; un temps orageux exaspérait son mal, et il nous faisait payer la folle enchère de ses douleurs. Sa femme était à bout d'efforts, et de temps à autre, je voyais une larme furtive descendre lentement sur ses joues. Vous l'avouerai-je, Beaupertuis? il me prenait parfois des envies épouvantables d'étrangler cet homme et de délivrer l'ange dont il lassait la patience. Un pareil accouplement de la jeunesse et d'une incurable infirmité me semblait un fait contre nature; cette enfant n'était pas arrivée à la fleur de l'âge, ne s'était pas épanouie à la beauté pour être seulement une garde-malade. Cependant, je domptai ces mauvaises pensées, et cherchai une autre diversion aux maux du patient. Dans le genre badin et grivois, je possédais un répertoire fort étendu: ignorant jusqu'à quel point un ancien dragon est sensible aux jeux de l'ironie, je n'avais pas abordé cette partie de mon bagage musical. Je craignais qu'il ne prit ce divertissement en mauvaise part et ne s'effarouchât de certains refrains un peu décolletés. Au point où nous nous trouvions, je résolus de tout oser, et prenant la parole au milieu d'un fort accès. «--Capitaine, lui dis-je, si je l'osais, je vous communiquerais une chanson d'un style léger, mais foncièrement militaire.» «L'ex-dragon, au lieu de me répondre, continuait à se tordre sur son lit; je fis semblant de prendre ce silence pour un acquiescement, et je commençai: Un grenadier est une rose Qui brille de mille couleurs; Il n'est point de périls qu'il n'ose Les affronter par sa valeur (_bis_). Chanteur, danseur, il danse, il chante, D'un lit de paille il se contente; Le dieu d'amour voltige auprès (_bis_). Voilà (_quater_) le grenadier français (_bis_). «A mesure que je débitais ma symphonie militaire, je voyais les convulsions de mon malade se calmer comme par enchantement; le visage reprit plus de sérénité, l'oeil s'anima, l'attitude devint plus tranquille. Les doses de laudanum que nous lui administrions toutes les demi-heures produisaient un effet moins prompt et moins sûr que ce simple et innocent flonflon. Cela tenait du prodige. Il est vrai, Beaupertuis, que j'y mettais un accent inimitable et une pantomime qui semblait empruntée à la vie des camps. Agathe était là; je me surpassais à son intention. Tous les deux nous étions émerveillés du résultat, et pour assurer l'action du remède, je m'empressai de redoubler la dose. «--Autre couplet, dis-je, et je chantai: Le sapeur est très-respectable, Sincère à son gouvernement; Franc buveur, militaire aimable, Esclave de son fourniment (_bis_). A son pays vouer sa barbe, Au feu rester droit comme un _arbe_, De rien ne redoutant jamais (_bis_). Voilà (_quater_) le vrai sapeur français (_bis_) «Vous me croirez si vous le voulez, Beaupertuis, mais je vous déclare, foi de Potard, que l'accès de goutte s'arrêta devant ce couplet et ceux qui le suivirent. Poussepain, qui, depuis cinq semaines, se livrait à la plus affreuse collection de grimaces qui ait jamais déshonoré un visage humain, se sentit soulagé comme par miracle: ses membres devinrent plus souples, sa bouche se délia, le sourire reparut sur ses lèvres, et, au moment où je m'y attendais le moins, il fit chorus. C'était un homme sauvé. Dès lors, je me prodiguai; je passai en revue mon répertoire facétieux; par exemple, _le conscrit de Corbeil, qui n'avait pas son pareil_, et une foule d'autres nocturnes appropriés à mon auditeur. Poussepain accueillait ces cantates avec des éclats de rire qui devaient lui désopiler la rate, rétablir la circulation du sang et donner une issue à la bile qui engorgeait ses vaisseaux. Au bout d'une semaine de ce traitement musical, un mieux sensible se manifesta; les douleurs avaient perdu de leur énergie et de leur fréquence, l'appétit était revenu, la langue était belle, le pouls régulier, la physionomie meilleure. Je continuai mon système de médication et prodiguai mes sons de poitrine: le succès couronna mes efforts. «Dans le cours de cette cure, j'eus avec Poussepain un entretien singulier, dont je ne compris le sens que plus tard. Au milieu de ces barcarolles d'un genre folâtre, je me trouvais entraîné parfois à en essayer quelques-unes qui arrivaient jusqu'à la limite de l'Anacréon. C'était voilé pourtant et pouvait se chanter parfaitement devant le sexe. J'avais même obtenu avec ces mélodies, spirituelles, mais transparentes, un succès fou dans les meilleures sociétés. Exemple: _Ma Lisa, tiens bien ton bonnet!_ Genre léger, si l'on veut, mais d'une légèreté accessible à des oreilles de femmes mariées; pour les autres, je ne dis pas. Eh bien! un jour, au moment où j'entamais cette barcarolle, dans laquelle j'excellais, l'ex-dragon me secoua le bras de manière à me le désarticuler. «--Potard, me dit-il à demi-voix, ne vous lancez pas tant. Il ne faut pas jouer ces airs-là sans sourdine. «--De quoi! lui répondis-je, c'est très-décent; vous allez voir, capitaine. «--Du tout, du tout, reprit-il avec un peu de brusquerie; il y a des jeunesses ici; gardez la chose pour un autre endroit. «--Comment! des jeunesses! Il y a votre femme, capitaine, dis-je en insistant. Quand je vous dis que c'est gazé au possible; on chanterait cela à la cour. «--Non, non, Potard; pas devant cette innocente, je vous en prie; ce serait mal.» «Quand je vis que Poussepain le prenait ainsi, je n'insistai plus; mais ces paroles me revenaient sans cesse à l'esprit. Une jeunesse! une innocente! On ne parle pas ordinairement ainsi de sa femme; je m'y perdais. D'un autre côté, les manières d'Agathe avaient quelque chose d'inexplicable. La pauvre enfant m'aimait, je n'en pouvais douter; tout la trahissait, son regard, ses gestes, ses paroles. Sans nous parler, nous nous étions compris. Tout ce je que faisais pour elle, à son intention, allait droit à son coeur, et un coup d'oeil expressif venait à l'instant m'en remercier. Dans les longues veillées écoulées au chevet du malade, ce langage muet, où l'amour place tant d'éloquence, nous tient lieu de tous les plaisirs et de toutes les distractions. Nous vivions ainsi l'un dans l'autre, et l'un par l'autre, et ce bonheur mystérieux et doux semblait nous suffire. «Cependant, j'avais pu remarquer qu'Agathe n'apportait pas, dans notre complicité tacite, la prudence ordinaire d'une femme et cette timidité qui naît toujours de la certitude du péril. Elle semblait s'abandonner à un sentiment nouveau pour elle avec le calme d'une conscience pure, sans que rien indiquât une lutte, même légère, contre le sentiment du devoir. Cette conduite ne pouvait provenir que d'une perversité profonde ou d'une simplicité inouïe. La candeur de la jeune femme, l'innocence empreinte sur son front, écartaient la première hypothèse et justifiaient la seconde. Mais il restait toujours là-dessous une énigme à éclaircir. J'essayai de le faire en pressant Agathe, en lui adressant ces demi-mots qui sont presqu'un aveu. Elle ne me comprit pas ou ne parut pas me comprendre. Je n'osai pas insister, de peur d'éveiller les soupçons du fabricant de moutarde, et remis l'explication à une occasion plus sûre. L'abandon d'Agathe m'obligeait à beaucoup de réserve, et plus d'une fois, en présence de son irascible mari, je me fis forcé de contenir, par la froideur de mon attitude, des démonstrations qui auraient pu nous trahir. Telle était la situation étrange qui se prolongeait entre nous. «Il avait été convenu que nous célébrerions la convalescence et la guérison de Poussepain par un gala en petit comité. Pour la première fois, j'étais admis à la table de l'ex-dragon et faisais diversion à l'éternel tête-à-tête qu'il poursuivait depuis le jour de son mariage. Pour que notre homme en fût venu là, il fallait une je l'eusse fasciné. Depuis que son Empereur était descendu dans la tombe, Poussepain n'avait plus qu'une chose au monde, la bonne chère et le bon vin; j'oublie à dessein sa femme. Aussi se piquait-il d'être gourmet et connaisseur en crus de Bourgogne. Son patriotisme provincial ne lui permettait pas de pousser plus loin ses recherches, mais dans les limites de la Côte-d'Or et même du Beaujolais, il s'estimait passé maître en matière de dégustation. Sa cave se ressentait de cette prétention, et sa santé aussi. Il y puisait ces accès que je venais de guérir avec des romances. Peut-être la diète et les tisanes y avaient-elles légèrement concouru; mais l'honneur le plus réel en revenait à mes sons de poitrine. «Poussepain craignait sans doute les tortures de la goutte, mais il aimait encore plus le bouquet du liquide bourguignon. A peine guéri d'un accès, sur-le-champ il avait le soin de s'en ménager un autre, et n'épargnait rien pour qu'il fût plus violent que le premier. Son existence s'écoulait ainsi entre deux tisanes, dont l'une était l'expiation de l'autre, et celle-ci la revanche de celle-là. Agathe était habituée à ces alternatives, et passait d'un mari goutteux à un mari en goguette. Seulement, dans ce dernier état, elle avait à essuyer de plus le passage de la Bérésina ou la campagne d'Égypte. «Le dîner de convalescence fut splendide; Poussepain aimait à bien faire les choses. Mais le luxe de la table n'était rien auprès de celui des vins. Volney, Pommard, Clos-Vougeot, Itémanée, Thorins, Nuits, tous les grands crus y passèrent, et le grognard ne s'en tint pas à une seule année; il avait à venger trois mois d'eau chaude. Vous savez, Beaupertuis, que j'ai laissé un nom parmi les hommes qui lèvent agréablement le coude. Eh bien! Poussepain faillit me compromettre ce soir-là. Heureusement une autre ivresse balançait l'effet du bourgogne. Agathe était près de moi; nos regards ne se quittaient pas; nos mains et nos pieds se touchaient. Peu à peu, la surveillance de Poussepain s'était relâchée, sa langue s'embarrassait déjà, et c'est à peine s'il avait la force d'articuler quelques mois. «Attention, Potard, dit-il de sa voix la plus solennelle, je vais vous raconter une histoire. «--Miséricorde, me dit tout bas la pauvre Agathe, nous y voici. Je me sauve. «--Potard, mon bon Potard, poursuivit l'ex-capitaine de dragons, avec une effusion qu'il venait de trouver au fond de dix bouteilles, vous êtes un brave garçon... je veux faire quelque chose pour vous... Vous aimez la mémoire de l'Empereur... Vive l'Empereur!... Je vais vous raconter le passage de la Bérésina.» VIII. RÉCIT.--LES AMOURS DE POTARD. «Heureusement pour nous, continua Potard, le soldat de l'empire n'était plus en état de donner à sa menace tous les développements qu'elle comportait. Sous l'influence d'un nectar infiniment prolongé, ses idées couraient déjà les champs et sa langue faisait irrégulièrement son service. Aux ballottements de la tête, aux clignotements de l'oeil, il était facile de reconnaître que Poussepain venait de s'imbiber outre mesure, et quand il prit la parole, sa voix avait cet accent nasal qui est la musique des buveurs. «--Voici la chose, dit-il... Nous venions de passer sur le ventre à cinq cent trente-six mille cosaques... j'étais du neuvième corps... à l'arrière-garde... en bataille sur les hauteurs pendant que la grande armée opérait sa retraite... Victor nous dit: «Enfants! il faut tenir ici deux jours, autrement l'Empereur est cerné!...» Les mots nous électrisent... Deux ponts avaient été jetés sur la Bérésina... fleuve de malheur!... Eblé était là, le brave Eblé!... c'est bien... Napoléon passe... Eugène aussi... Davoust, Ney aussi... Les cuirassiers de Caulaincourt défilent sur les ponts... Nous restons cinq mille hommes contre cent mille... très-bien! à part un givre qui nous blanchissait les moustaches... Les Russes nous chargent... de mieux en mieux... les obus pleuvent... la mitraille nous prend en écharpe... personne ne bouge... Il s'agissait de sauver l'Empereur... Fallait voir ça, Potard... c'était superbe... quarante-huit heures sans reculer d'une semelle... à cheval de nuit et de jour... quels hommes! Dieu, quels hommes!... le moule en est perdu!... Mais vous ne buvez pas, voyageur? Est-ce que vous seriez malade?... Allons, pays encoure un rouge bord... c'est innocent au possible... une vraie pelure d'oignon... A la mémoire du général Eblé... brave Eblé!... Sans lui, il faillit passer l'eau à la façon des canards!... Brave Eblé!... Voilà un nuits un peu chouette!... Qu'en dites-vous, voyageur? «--Un breuvage des dieux, capitaine, répondis-je en vil flatteur. «--Pour en revenir à la Bérésina, reprit Poussepain, le neuvième corps la traversa des derniers... Le brave Eblé avait fait sa besogne en conscience... mais les ponts en bois ne sont pas de fer... et puis, voyageur, pour arriver à l'autre bord, il fallait passer sur le corps de vingt-cinq mille des nôtres, des traînards, des blessés, des fournisseurs, des infirmiers, des vivandiers, tous les goujats du camp... Ces malheureux se pendaient à la queue de nos chevaux ou restaient empilés sur les travées des ponts... Pas moyen de tortiller... les Russes étaient sur notre dos. «En avant!» dis-je à mes hommes, et le régiment balaya tout ce qui se trouvait sur son passage... c'étaient des jurons, des cris, des imprécations! Que voulez-vous, voyageur: la guerre n'a pas été inventée pour les poules mouillées.. Une supposition que le brave Eblé n'eût pas été là, quel plongeon nous faisions tous! Mais il était là, le brave Eblé!... Nous franchîmes donc la Bérésina... «--A la bonne heure m'écriai-je, croyant être quitte du récit. «--Un instant, voyageur; nous ne sommes pas au bout... La grande armée campe devant Zembin, et l'Empereur la quitte... Jusqu'alors sa présence nous avait soutenus... Quand il fut loin, la grêle tomba sur l'armée... le froid nous arrachait la peau... notre haleine se changeait en glaçons... Le dernier du mes trois chevaux s'affaissa entre mes jambes... je voulus le relever, il était gelé... Un dragon à pied, jugez du coup d'oeil!... J'arrivai au bivouac, abîmé, exténué... On fit rôtir du cheval; c'était notre ordinaire... j'y ajoutai quelques gouttes d'eau-de-vie et je m'endormis devant un grand feu... Au réveil, autre histoire, et comble de calamité... je veux me relever, impossible... je porte la main à mon nez; l'organe est insensible, on l'eût dit de carton... j'essaie de me servir de mes pieds... ce n'est plus de la chair, c'est du marbre... La position devenait gênante... se voir métamorphosé en bloc de glace, quelle humiliation pour un homme!... Pour en sortir, je fais un dernier effort; je me précipite dans la neige et me frictionne avec ce liniment... Idée de salut! c'est à elle que je dois mon nez, qui risquait de tomber au pouvoir des Russes... Le nez me revint, voyageur; mais l'orteil resta à la bataille... O! l'affreuse nuit! ajouta Poussepain avec amertume, la déplorable nuit, qui a empoisonné toutes celles que j'ai passées depuis lors sur cette terre... Potard, voulez-vous que je vous donne un bon conseil? «--Volontiers, capitaine, répondis-je. «--Ne vous laissez jamais geler, mon camarade. Le sabre possède des qualités rafraîchissantes; le plomb est l'ami du soldat; mais le froid ne pardonne jamais. Un homme qui a été gelé, ne fût-ce qu'un quart d'heure en sa vie, peut se dire en bien mauvais état. «--Je ne sais, dit Potard reprenant la parole pour son compte, lequel agissait le plus en ce moment sur Poussepain, du vin ou du souvenir; mais il en était arrivé à un point d'abandon et d'attendrissement extraordinaires. Se penchant vers mon oreille afin de n'être pas entendu d'Agathe, il compléta sa confidence par le plus singulier des aveux: puis il ajouta sur un ton lugubre: «--Oui, en bien mauvais état! «L'ivresse, accrue par l'exaltation qu'occasionne toujours un long monologue, était arrivée à son dernier paroxysme. L'ancien dragon balbutia encore quelques mois, auxquels se mêlait le nom du général Eblé, du brave Eblé; mais peu à peu les sons devinrent plus confus, et la tête alourdie finit par prendre un point d'appui sur la table. Le bourgogne opérait; Poussepain s'endormit profondément. «Je me sens incapable, jeune homme, de vous rendre les sentiments qui m'assiégèrent alors. Tout le passé venait d'être éclairé à mes yeux d'une manière soudaine; je comprenais ce qu'il y avait d'inexplicable dans l'existence de ce ménage; l'énigme de cette maison n'avait plus rien d'obscur pour moi. Tant que l'ancien ne me parut pas entièrement absorbé par le sommeil, je ne le perdis pas de vue, craignant un piège et surveillant ses moindres mouvements; mais sitôt que je le vis plongé dans une immobilité profonde, je me tournai vers Agathe et fixai sur elle un regard triomphant. La jeune fille le soutint avec une candeur angélique. Rien ne semblait pouvoir altérer la pureté, la sérénité de son visage. Cependant nous restions seuls pour la première fois, et cet isolement aurait dû faire naître un peu de confusion chez la femme la moins expérimentée. Agathe n'éprouvait rien de pareil; elle semblait partagée entre le bonheur que lui inspirait ma présence et la pitié que lui causait l'état de son mari. Pendant qu'ivre d'espoir et en butte à une tentation invincible, je contemplais ce visage céleste et tant de trésors méconnus, elle s'absorbait tout entière dans les soins qu'exigeait cet incident, mettait un peu d'ordre autour d'elle, cherchait à rendre plus commode l'oreiller sur lequel Poussepain exhalait les fumées de l'ivresse. J'étais si heureux de ce spectacle, si fier de ma proie, si assuré de la victoire, que je ne fis rien pour la distraire de cette occupation. Quand elle eut achevé, elle revint vers moi, me prit la main avec une vivacité charmante et la pressa sur son coeur. C'était le dernier aveu de la pudeur vaincue. Une partie de la nuit s'écoula dans ce tête-à-tête, et je pus quitter la maison avant que Poussepain fût sorti de son assoupissement. «Six jours après cette aventure, je quittai Dijon. Depuis longtemps les Grabeausec se plaignaient de ma négligence; les affaires en souffraient, et Alfred, de la maison Papillon, avait profité de cette éclipse pour embaucher une partie de ma clientèle. Il était temps de se livrer à une revanche; elle ressembla au réveil du lion. En moins de quatre mois je fis une tournée générale et enlevai à la course pour 500,000 fr. de commissions. On eut dit Napoléon dans son retour de l'île d'Elbe: j'allais de clocher en clocher. Alfred, de la maison Papillon, détalait devant moi, et quittait les villes où je plantais mes aigles. Jamais je n'avais eu plus d'orgueil, plus d'aplomb, plus de confiance; je me donnais des airs de conquérant qui subjuguaient l'épicier et anéantissaient le droguiste... Ceux qui semblaient le plus animés contre moi se retournaient à ma vue, et, convertis par quelques mots à effet, reprenaient la cocarde des Grabeausec. Cette campagne, Beaupertuis, a laissé des souvenirs dans l'histoire des voyages: j'eus mon 20 mars en attendant mon Sainte-Hélène. «Je viens d'évoquer un rapprochement avec Napoléon; je dois y ajouter une petite couleur d'Annibal. Quand on a brillé dans une partie, on a le droit de puiser chez tous les grands hommes; comme eux j'appartiens à la postérité. C'est pour vous dire, Édouard, que si je conduirais la clientèle d'une maniéré aussi militaire, un espoir m'y animait et un désir bien vif me soutenait en cela. Je songeais aux délices de Capone, et je voulais m'en passer la fantaisie: voilà le trait par lequel j'étais légèrement Annibal. Revoir Dijon, et, avec Dijon, la maison de la place Sainte-Bénigne, et, dans cette maison, l'ange qui la remplissait de lumière, telle était mon idée, le mobile qui me rendait si fort contre l'épicerie en révolte, et si supérieur à Alfred, de la maison Papillon. Que pouvaient dire désormais les Grabeausec? J'amenais à leurs pieds la clientèle repentante et vaincue; je les couvrais de mes lauriers, je les enivrais de l'encens de mes triomphes: Alfred était mâté; il expiait ses succès éphémères. Aussi, dès que ma tournée fut achevée, repris-je le chemin de la capitale de la Bourgogne: j'en avais évidemment le droit. «Je revis Agathe; quatre mois d'absence l'avaient bien changée. Les airs de jeune fille qui l'animaient autrefois avaient disparu; mais une beauté plus sérieuse était empreinte sur son visage. Un cercle bleuâtre entourait ses yeux et leur donnait une grâce mélancolique; sa lèvre n'avait plus le même incarnat, ses joues me semblèrent polies; ce n'était plus ni sa taille de guêpe, ni ses mouvements de gazelle. Je me doutais du motif de cette métamorphose, et au premier moment mon coeur s'en enorgueillit. Cependant Agathe semblait en proie à une tristesse profonde. Heureuse de ma présence, elle semblait néanmoins plus retenue, plus timide qu'autrefois, et je voyais des larmes trembler au bord de ses paupières. Dans une première visite, il me fut impossible d'avoir avec elle le moindre entretien: Poussepain était là, non plus vaincu par le vin, mais vigilant, sévère et soupçonneux. En me reconduisant jusqu'à l'escalier, elle put seulement me dire avec une expression douloureuse: «Mon ami, vous m'avez perdue!» «Vous le devinez, Beaupertuis, Agathe allait être mère. Jusqu'alors elle avait pu cacher sa faute à son mari, mais le moment arrivait où toute feinte serait impossible. C'était grave, et en y réfléchissant mieux, je ne vis au bout de cet événement que deuil et abîme. Nous n'avions pas affaire à un époux de comédie; Poussepain avait pu désarmer devant moi et cacher ses griffes à cause de mon humeur joviale; dans tout cela il n'y avait qu'une trêve. Au premier soupçon, au moindre indice, son naturel farouche devait reparaître, et une vengeance terrible pesait sur nous, pour ce qui me reperdait personnellement, j'étais prêt à tout; mais il s'agissait de sauver cette malheureuse victime que le vieux soldat allait déchirer de ses mains, de l'arracher de cette maison qui menaçait de devenir sa tombe. Devant un tel péril, il n'y avait qu'un parti à prendre, c'était de fuir au plus tôt. Agathe n'y consentit pas d'abord; elle voulait mourir où l'enchaînait son devoir; mais j'invoquai mon amour, je lui parlai de son enfant, et elle céda. Il fut convenu que je lui chercherais un asile où elle put se croire à l'abri des poursuites, et où elle attendrait le moment de sa délivrance. «Agathe avait été élevée et nourrie dans le village de Val-Suzon, endroit délicieux qu'arrose un ruisseau charmant et qui forme une sorte d'oasis au sein d'une chaîne de collines. Quoique éloigné seulement de quelques lieues de la ville, le Val-Suzon n'est peuplé que de pâtres et il est rare que le citadin s'aventure dans ses profondeurs; l'artiste seul et l'ami de la nature peuvent se plaire à de tels sites. Ce fut là qu'Agathe m'envoya à la découverte. Le lieu me parut favorable à nos desseins; il était calme, salubre et solitaire. J'y achetai une maisonnette et la fis arranger du mieux qu'il fut possible: quelques meubles, des hardes et les objets les plus nécessaires dans un ménage, furent apportés de la ville et rendirent ce séjour habitable. Au Val-Suzon vivaient de braves gens qui avaient soigné Agathe dans sa première enfance; je les trouvai tout dévoués pour celle qu'ils nommaient encore leur fille. Ils m'aidèrent dans mes préparatifs, surveillèrent l'installation de la maisonnette, et, quoique pauvres, voulurent contribuer aux premiers approvisionnements. «Tout était disposé dans cette retraite, et il ne s'agissait plus que de combiner les moyens de fuite, d'en choisir le jour et l'heure, de manière à échapper à la surveillance de Poussepain. La chose offrait de grandes difficultés, pour que les soupçons du guerrier ne se portassent point sur moi, il avait été convenu avec la jeune femme que je paraîtrais moins souvent chez le fabricant de moutarde et que j'éviterais ce qui pourrait trahir notre connivence. Aussi, volontairement, je m'étais privé des occasions où nous pouvions nous concerter. D'un autre côté, les méfiances de Poussepain s'étaient subitement réveillées; parfois, à table, il lui échappait des allusions qui avaient un sens farouche, et, de loin en loin, il jetait des regards sombres sur son sabre de cavalerie. Lorsque Agathe entendait ces propos et apercevait ces gestes menaçants, il lui prenait des frissons affreux, et souvent il lui vint la pensée de se précipiter aux genoux de son mari afin de lui demander grâce. Il fallait en finir; une pareille situation ne pouvait se prolonger sans danger. A tout événement, je tins un cabriolet préparé aux portes de la ville et résolus de profiter de la première circonstance. Poussepain sortait rarement, mais ses affaires l'obligeaient néanmoins à quelques absences. Un soir je le vis entrer au café Militaire, et à l'instant même j'allai frapper chez lui. Agathe n'était pus prête, elle faisait quelques objections; je l'enlevai dans mes bras, traversai la partie solitaire de la ville, et la portai ainsi jusqu'il la voiture. Cinq minuits après, nous roulions sur la route du Val-Suzon. J'étais un Pierre Bonaventure, et Agathe était ma Bianca Capello; passez-moi le souvenir historique. «Si j'en avais le temps, Beaupertuis, je vous raconterais ici une pastorale du genre le plus sentimental. Je vous peindrais d'abord les paysages du Val-Suzon et les petites fleurs bleues ou jaunes qui émaillent les berges du ruisseau; vous y verriez les troupeaux broutant les gazons de la montagne, et les villageoises allant à la glandée au bruit de la cornemuse et du cornet à bouquin. Les peintures-là sont d'un genre très-moderne; on les recommence vingt fois de la même manière et toujours avec un nouveau succès. Certes, s'il est des sites au monde qui méritent cet honneur, ce sont ceux du Val-Suzon. J'y ai passé, à coté d'Agathe, des journées entières à voir couler l'eau du torrent et à entendre chanter les fauvettes sur la cime des peupliers. La pauvre enfant retrouvait dans tel air pur la santé et le bonheur; elle ne se souvenait plus qu'elle avait été madame Poussepain; son mariage lui paraissait un mauvais rêve. J'étais son seul époux, son seul maître, sa seule pensée et son seul amour. Aucun droit ne se plaçait à côté du mien, n'en ternissait la pureté et n'en diminuait la valeur. En se retrouvant près de la nature, Agathe se sentait libre de tout lien de convention et prenait le ciel pour témoin et pour complice. «J'ai vu s'écouler dans ces solitudes les semaines les plus heureuses de ma vie. Le travail n'en souffrait pas; seulement, quand j'avais exploité une ville de la Bourgogne et récolté la fleur des affaires, je laissais mes rebuts aux autres et venais me reposer pendant quelques jours au Val-Suzon. Là, je menais la vie d'un sultan; j'étais le roi, l'oracle du village. Les notables accouraient, à la veillée, s'asseoir chez moi autour d'un broc de vin, et je les comblais de cavatines et de romances. Agathe réunissait les femmes dans une autre pièce et tournait le rouet avec elles. Quand le temps était beau, nous faisions des courses aux environs, à Curtis et à Étaulle; nous nous enfoncions dans les châtaigneraies et dans les forêts de chênes, nous recueillions en chemin les baies des prunelliers ou ramassions les fraises des bois. C'étaient des joies d'enfant, des rires sans fin, assaisonnés de déjeuners sur l'herbe. Je tournis décidément au champêtre. «Cependant le terme de la grossesse s'approchait et il fallait songer aux derniers préparatifs. J'avais à Dijon un médecin qui m'était dévoué; malgré la distance, il me promit de venir assister Agathe. La layette était prête, la nourrice aussi; nous avions choisi une belle et fraîche villageoise dont le lait devait arriver à point. On la nommait Marguerite... --Marguerite, dit Édouard, par un entraînement presque involontaire. --Oui, Beaupertuis, Marguerite; c'était ainsi que s'appelait la nourrice. Oh! nous avions songé à tout, même au nom de l'enfant. Un garçon se serait nommé Pierre, une fille devait se nommer Jenny. --Jenny!» répéta Édouard, mais sur un ton plus bas cette fois et en se contenant. Potard ne parut pas disposé à abuser de son embarras, et il reprit; «Tout était prêt; j'avais arrangé ma besogne de manière à pouvoir rester trois semaines auprès d'Agathe; je voulais me trouver là dans le moment critique, et ne la quitter que lorsqu'elle serait entièrement hors d'affaire. Jusqu'alors tout nous avait réussi, aucun nuage n'avait traversé notre bonheur. Dans les premiers jours qui suivirent la fuite de sa femme. Poussepain avait jeté un feu du diable; mais depuis ce temps, le volcan semblait s'être apaise, et une résignation sourde prenait la place de cette bouillante colère. Peut-être se doutait-il d'où venait le coup, et dans la crainte d'être épié, je mis, dans le début, une extrême circonspection dans mes démarches. Ce n'était qu'à la suite de longs circuits et avec la certitude de n'être pas suivi que je me rendais à la montagne. Plus tard, j'y apportai un peu moins de prudence; je ne croyais pas que la surveillance put s'étendre si loin et s'exercer d'une manière si persévérante. «Enfin le jour tant souhaité était venu, des symptômes certains l'annonçaient. Je montai à cheval et courus, à toute bride à la ville, d'où je ramenai mon ami le docteur. L'ivresse à laquelle j'étais en proie ne me permit pas de songer aux précautions les plus simples. La perspective de la paternité me causait des vertiges; j'étais si heureux que je n'y voyais plus, et que je lançai mon cheval au galop le long des précipices. Nous arrivâmes à temps, les grandes douleurs de l'enfantement avaient commencé. Il y avait un petit désordre dans la maison; nous nous trouvions dans les beaux jours d'été; les portes étaient ouvertes; on allait et l'on venait avec la liberté qu'autorise le village. Fixe au pied du lit d'Agathe et tenant l'une de ses mains dans la mienne, je ne pouvais me détacher de ce spectacle. Cependant une crise eut lieu et en même temps un cri se fit entendre. Jugez de mes transports. Beaupertuis, j'étais père. «--C'est une fille, dit le docteur. «Agathe suivit des yeux l'enfant que l'on emportait, et sa figure portait l'empreinte de ce saint orgueil qui rayonne sur le front des mères, quand je vis tout à coup ses traits se décomposer et passer de l'expression de la joie à celle d'une terreur profonde. «Je me retournai me trouvai en face de Poussepain assisté d'un gaillard à moustaches et balafré comme lui.» IX. RÉCIT.--LES CATASTROPHES DE POTARD. La chaleur du récit semblait désormais emporter le conteur, et ce fut sous l'empire d'une émotion croissante qu'il en reprit la suite. Édouard lui-même devenait de plus en plus attentif, et l'intérêt qu'il prenait à cette histoire n'était pas entièrement exempt de préoccupation. «Beaupertuis, poursuivit le voyageur, jugez de l'horreur de ma punition. A la vue de cet homme et des éclairs funèbres qui s'échappaient de ses yeux, je compris que nous étions menacés d'une affreuse catastrophe. Un instant il hésita, se tint comme en arrêt devant sa proie, en la dévorant du regard; mais bientôt la colère prit le dessus, il se précipita vers le lit où gisait la malheureuse Agathe. J'avais suivi ces mouvements avec le sang-froid que donne l'imminence du danger, et au moment critique, je prévins ce furieux et fis à sa victime un rempart de mon corps. Une lutte s'engagea entre nous. «--Arriére, pékin! s'écriait-il. Tu auras ton tour; laisse-moi expédier d'abord la complice. «--Non, dis-je avec énergie, vous n'approcherez pas de cette couche que la douleur rend sacrée. «--Infâme! continuait-il tout en cherchant à me repousser et en brandissant le poing vers l'accouchée, voilà ou t'ont conduite tes déportements! Tu as déshonoré mon nom; il n'y a que le sang qui puisse laver cette injure. Et toi, misérable, ajoutait-il en me secouant de toute sa force, tu paieras cher ta trahison. «Aux cris de ce forcené, le docteur était accouru et s'interposa. Agathe venait de tomber dans un évanouissement profond; il invoqua les égards dus à tout malade, et les devoirs de son ministère. Poussepain ne voulait entendre à rien: il avait soif de carnage; les remontrances de l'ami qui l'accompagnait étaient elles-mêmes impuissantes. «--Major, disait-il au médecin, ce n'est pas à vous que j'en veux, mais il faut que je dépèce cet homme et cette femme. Ôtez-vous de là. «Enfin, quelques villageois étant survenus, on put se rendre maître de l'énergumène, et on l'entraîna de force dans une chaumière voisine, où il fut gardé à vue jusqu'à ce que l'accès de colère fut passé. J'étais à peine remis de cette émotion, qu'une nouvelle épreuve vint m'assaillir. L'ami de l'ex-dragon reparut sur le seuil de notre porte, et me fit un geste à la fois mystérieux et hautain auquel il était impossible de se méprendre. Il s'agissait de quelques minutes d'explication. Je sortis. «--Monsieur, me dit cet homme en me toisant avec majesté, vous comprenez que je ne suis pas venu ici pour faire du sentiment. Un ex-major des cuirassiers ne se dérange que pour des motifs plus militaires. Il s'agit de se couper la gorge avec mon camarade Poussepain. En vous attaquant à l'épouse légitime d'un ancien, vous deviez comprendre qu'un moment viendrait où il ferait chaud. Nous y voici, que vous en dit le coeur? «Je ne suis point un bretteur, Beaupertuis, ni un pilier de tir au pistolet ou de salle d'escrime; je n'ai jamais joué le rôle d'un spadassin, d'un casseur d'assiettes; mais quand on me force dans mes derniers retranchements, jamais je ne recule. C'était ici le cas; aussi ma réponse ne se fit-elle pas attendre. «--Je suis prêt, monsieur, dis-je à l'ex-major. «--A la bonne heure, jeune homme, voilà qui est parler, répliqua-t-i! Et avez-vous quelqu'un pour vous assister? «--J'emmènerai le docteur, répondis-je; il peut nous être utile. «--Très-bien, monsieur, poursuivit l'ancien cuirassier, que mon ton ferme rendait plus poli; il ne reste plus qu'à régler le choix des armes. Ces lattes sont-elles de votre goût? «En même temps il déboutonnait sa redingote à brandebourgs, et me montrait deux longs sabres de cavalerie. Je n'avais aucune idée de la manière dont on pouvait se servir de ces instruments, et j'aurais préféré tout autre moyen de vider la querelle. L'ex-major s'aperçut de mon hésitation. «--Qu'à cela ne tienne, monsieur, dit-il en fouillant dans les vastes poches de sa polonaise. Si les lattes ne vous sourient pas, voici deux petits brûlots qui feront tout aussi bien notre affaire. «Ces petits brûlots consistaient en une paire de pistolets d'arçon du plus fort calibre, et chargés jusqu'à la gueule. «--Soit, dis-je, je préfère ceci. «--Au mieux, jeune homme. Il y a plaisir de traiter avec vous. Les choses marchent comme sur des roulettes. Et la distance, maintenant? «Comme vous l'entendrez, major. «--Bravo! alors ce sera quarante pas à marcher l'un sur l'autre. Quant à l'heure, mettons demain matin à la pointe du jour. D'ici là, je veillerai sur Poussepain. Au revoir, jeune, homme. «Nous nous séparâmes sur ces mots, et je retournai près d'Agathe. La syncope avait cessé; mais une fièvre violente venait de se déclarer, et il s'y mêlait un tel délire, qu'il fallait surveiller les mouvements de la malade. Deux fois elle s'était, précipitée hors de son lit en poussant des cris d'effroi et de désespoir. Une vision fatale l'obsédait; son oeil égaré se promenait dans tous les coins de la chambre, comme s'il eût cherché un spectre. La nuit se passa ainsi, sans autre relâche que de légers intervalles d'un assoupissement mêlé de soubresauts convulsifs. Quand l'aube parut, il fallut songer à notre rendez-vous. J'avais prévenu le docteur; il consentait à m'accompagner; mais, par une sorte d'instinct, Agathe s'était emparée de l'une de mes mains, et ne semblait pas vouloir s'en désaisir. A mesure que je faisais un effort pour la dégager, je sentais ses doigts exercer une pression plus vive, et son bras se roidir avec une vigueur fiévreuse. Pour m'arracher à cette étreinte, la violence fut presque nécessaire, et quand elle sentit que je lui échappais, la pauvre femme exhala un soupir si déchirant qu'on eût pu le prendre pour son dernier souffle. Enfin nous quittâmes le logis au moment où le jour commençait à se faire, et à peu de distance du seuil parurent nos deux antagonistes, enveloppés dans leurs manteaux. L'ex-major prit la conduite de l'affaire, et marcha vers une clairière qu'il était allé reconnaître dès la veille. Nous le suivîmes en silence. «Depuis quelques heures, j'avais profondément réfléchi à la lutte dans laquelle j'étais engagé. Entre Poussepain et moi, la partie n'était pas égale. Il y apportait une haine violente et légitime, un coeur aigri par les blessures de l'amour-propre et la honte d'un affront public. Rien de pareil de mon côté; les torts que pouvait avoir l'ancien dragon ne m'étaient pas personnels et ne me touchaient que d'une manière indirecte. Sans doute un homme, totalement gelé en Russie, n'aurait pas dû prendre une femme de dix-sept ans pour en faire une garde-malade; mais il payait cher son erreur, et j'étais l'instrument de cette expiation. C'était assez. J'allai donc à ce combat sans haine et sans colère. Comme une victime et non autrement. Mon plan était fait; je voulais risquer ma vie sans attenter à la sienne, essuyer son feu et décharger mon arme à tout hasard. Avec un champion aussi exaspéré, cette résolution était pleine de périls, car il s'agissait d'un duel à outrance; mais l'esprit de conservation ne fut pas assez fort chez moi pour me faire désirer la mort d'un homme contre lequel je n'avais aucun sujet de ressentiment. Telles étaient mes dispositions quand nous arrivâmes sur le terrain. «Le lieu du combat avait été admirablement choisi; on voyait que l'ex-major des cuirassiers était un connaisseur. Des rideaux de chênes nains entouraient un vaste espace découvert, où le sol conservait un niveau égal; le soleil, l'ombre, le vent avaient été calculés de manière à ce que les avantages fussent balancés D'ailleurs tout devait être réglé par le sort: le choix de la place, celui du pistolet. Quant au droit de tirer, il restait à la volonté des combattants, libres de se devancer ou d'attendre en marchant l'un vers l'autre. On vérifia les charges, et, après les préliminaires d'usage, les témoins se retirèrent à l'écart. Quoique je fusse à quelque distance de Poussepain, l'expression farouche de son visage me frappa. La soif de mon sang y était écrite d'une manière si visible que le désir de me défendre me revint. Au lieu ne tenir mon pistolet abaissé, comme j'en avais fait le projet, je le mis en ligne à la hauteur du sien, de manière à gêner son point de mire et à lui créer une préoccupation qui nuisit à la justesse de son tir. C'était tout le résultat que je me proposais d'atteindre. Nous fîmes ainsi quelques pas, lui rapidement, moi avec une lenteur calculée, l'oeil fixé sur ce tube terrible, qui pouvait vomir la mort d'un instant à l'autre J'attendais le feu de mon adversaire, et de son côté, il semblait décidé si ne tirer qu'à coup sûr. Enfin, quand il fut arrivé à une très-petite portée, je le vis s'arrêter et froncer horriblement le sourcil: une détonation se fit entendre, et je ressentis une vive secousse dans l'épaule droite. Il faut que la contraction occasionnée par la douleur ait déterminé chez moi, dans les phalanges de la main, un mouvement involontaire, car mon coup suivit immédiatement le coup qui m'était destiné, et presque en même temps j'aperçus Poussepain Tournoyant sur lui-même et tombant sur le gazon, tandis que je m'affaissais de mon côté en proie à une forte hémorragie. Le médecin accourut; j'avais une balle dans l'épaule; l'ex-dragon une balle dans l'oeil. Les deux blessures étaient graves. Il nous donna les premiers soins. Quoique affaibli par la perte de mon sang, aucun détail de cette scène ne m'échappait. Poussepain se roulait à dix pas de moi, le visage ensanglanté, la bouche écumante; il se relevait sur ses poignets et cherchait, en rampant sur le sol, à parvenir jusqu'à moi. Sa fureur, loin de s'éteindre, semblait acquérir plus d'énergie. «--Misérable! criait-il, tu n'es donc pas mort!... Attends!... attends!... que j'aille l'achever!... Vous y passerez tous... toi.. la mère... l'enfant... le fruit du crime... tous... tous... infâmes!... Je veux tout exterminer... «A ces derniers mots, ses forces le trahirent et il retomba épuisé sur le gazon. Je n'étaie guère mieux accommodé que lui, et bientôt les objets prirent à mes yeux une forme vague, et les sons n'arrivèrent plus à mon oreille que d'une manière confuse. Quand je revins à moi, le lieu de la scène avait changé. J'étais étendu sur un lit de sangle dans la même chambre qu'Agathe, la seule qui fût habitable dans notre maisonnette. Le docteur enlevait le premier appareil et cherchait à extraire la balle qui était restée dans ma blessure. Je jetai vivement les yeux du côté de l'accouchée; elle semblait plus calme, mais l'ardeur de la fièvre était encore empreinte sur ses joues; sa respiration, courte et saccadée, parvenait jusqu'à moi et me serrait le coeur. «--Beaupertuis, j'abrège ces tristes détails. Pendant trois semaines la même pièce renferma deux agonisants que dévorait le mal. Dans les heures lucides, Agathe et moi nous nous penchions l'un vers l'autre et échangions de douloureux regards. On nous avait défendu de parler: eussions-nous voulu enfreindre cette défense, la force nous aurait manqué pour cela. La maladie d'Agathe était une fièvre puerpérale, qu'aggravaient la somnolence et des congestions au cerveau. Le délire ne la quittait pas; le sang battait les artères avec une telle force, qu'on entendait presque les pulsations. Quant à moi, ma plaie s'était envenimée et demandait des soins continuels; l'aspect en était du plus mauvais caractère, et des escarres dangereuses donnèrent plus d'une fois de l'inquiétude à notre bon docteur. Le digne homme se montra d'un dévouement à toute épreuve, il plaça près de nous à demeure un de ses meilleurs aides, et venait nous voir lui-même tous les trois jours. Aucun secours ne nous manqua; les villageoises se relevaient pour passer les nuits à notre chevet, et le curé du lieu ne quittait plus la maisonnette. «Hélas! rien ne put sauver Agathe. L'épreuve avait été trop rude; elle y succomba. La vigueur de sa constitution ne servit qu'à prolonger son agonie et à la rendre plus affreuse. Pendant les deux derniers jours qu'elle passa dans ce momie, des scènes déchirantes se succéderont sous mes yeux. Aux approches de la mort, sa tête s'était dégagée; la malade avait retrouvé toute la netteté, toute la sérénité de ses idées. Elle fit approcher mon lit du sien, et me prenant la main, elle me dit d'une voix douce comme celle des anges: «--Mon ami, je vais partir. J'ai commis une faute; le ciel me punit, je me soumets à sa justice. Mais je te laisse une enfant; tâche qu'elle soit plus sage et plus heureuse que sa mère. D'en haut, je veillerai sur vous; toi, écarte d'elle les mauvaises pensées. Et surtout, ajouta-t-elle en poussant un soupir, soustrais-la à la vengeance de mon mari. C'est un homme implacable; il la tuerait. «Sur le désir qu'elle en exprima, on lui apporta alors sa fille, qu'elle combla de caresses et berça sur son sein jusqu'au moment où ses forces la trahiront. Deux heures après, c'en était fait de la pauvre femme; elle exhalait son dernier souffle en tendant les bras vers moi. «Jugez de ma douleur, Édouard: elle me jeta dans une nouvelle crise et amena une longue rechute. A diverses reprises, le médecin désespéra de me sauver; ma plaie était horrible à voir, et des accidents nerveux éloignaient l'emploi d'un traitement énergique. Pour que je sois sorti vivant de cette épreuve, il fallait la richesse d'organisation et la vigueur du sang qui me sont échus en partage. Cent autres à ma place ne se seraient pas relevés de ce lit de douleur. Enfin, les plus fâcheux symptômes disparurent, la fièvre céda, j'entrai en convalescence. La jeunesse fit le reste, et à part un sentiment de langueur qui persista pendant quelques mois, il ne me resta bientôt plus aucune trace de cette rude secousse. La blessure morale fut plus lente à guérir. On ne perd pas ce que l'on a aimé sans qu'un vide se fasse dans l'existence et sans qu'on cherche longtemps autour de soi les joies évanouies et le bonheur disparu. Ma pensée ne pouvait s'habituer à l'absence d'Agathe; il me semblait qu'elle n'était pas loin et qu'elle allait venir. Je la voyais partout, dans tous les sentiers ou nous avions l'habitude de marcher ensemble. Quelques instances que fit le docteur pour m'arracher au Val-Suzon, je m'obstinais à y séjourner, comme si j'eusse dû la voir reparaître, me sourire encore et embrasser son enfant. Peut-être aurais-je persisté dans cette misanthropie et cet isolement, si le chef de la maison Grabeausec n'était venu en personne pour vaincre ma répugnances et m'emmener dans sa voilure. «Ce fut alors que je songeai à ma Jenny, ce seul et précieux legs de la mourante. L'enfant venait à souhait: sa nourrice, Marguerite, était une villageoise qui avait passé la jeunesse, et dont l'âge roulait entra trente-cinq et quarante ans. Robuste, bien constituée, elle avait de plus l'expérience et la maturité qui inspirent la confiance. Déjà elle s'était attachée à son poupon comme l'eût fait une mère, avait songé pour moi à mille petits détails, au baptême, au vaccin, à tout ce cortège de soins qu'exige l'enfance. Quand je quittai le Val-Suzon, Jenny était une belle et grosse fille, et elle ne pouvait que gagner à passer encore quelque temps dans cette vive atmosphère de la montagne. Je le sentais, et pourtant une inquiétude vague pesait sur mes résolutions. Les menaces de Poussepain les recommandations et les prières d'Agathe me revenaient à la mémoire. Si cet homme allait déchirer de ses mains ce dernier gage d'une triste union, assouvir sa vengeance sur cette faible créature! Cette idée m'obsédait, et à peine arrivé à Dijon, je m'informai de l'état de mon adversaire. «Quoique l'ex-dragon n'eût pas quitté le lit, on avait l'espoir de le tirer d'affaire. L'oeil était perdu; la balle en avait brisé le globe, mais l'obliquité du coup avait diminué la gravité de la blessure, et aucun organe essentiel n'était lésé. La cure demandait des soins et du temps, surtout du repos. Cette dernière circonstance me rassura; je crus Jenny en sûreté au Val-Suzon, et résolus de l'y laisser pendant quelques mois encore. La nourrice était une femme prudente; mes générosités devaient d'ailleurs stimuler son zèle. Plus tranquille de ce côté, je recommençai le cours de mes voyages, et y cherchai une diversion à mes regrets. Fragile et changeante nature que la nôtre, Édouard! Au bout de quelques semaines, j'avais repris goût à la vie; le souvenir d'Agathe n'était plus ni aussi amer, ni aussi sombre; il avait quelque chose de doux et de mélancolique, et réchauffait mon coeur au lieu de le dévorer. Peu à peu je m'habituai à porter sur l'enfant qu'elle me laissait la tendresse que m'avait inspirée la mère, et je croyais rester fidèle à cette mémoire chérie en me dévouant à ce fruit de ses entrailles. «Les choses allèrent ainsi pendant plusieurs mois. J'arrangeais mes itinéraires pour passer quelques jours au Val-Suzon et y jouir des caresses de ma fille; je m'informais de ses besoins, je jouissais de ses progrès. Les dents poussaient, et avec elles commençait ce premier babil si charmant à entendre. Les visites me rendaient fier et heureux; je m'ouvrais aux illusions de la paternité, je m'abreuvais à une nouvelle source de joies. Cependant un jour ma sécurité fut troublée Au dire de la nourrice, un individu étranger au pays avait paru au Val-Suzon et semblait rôder autour des chaumières. Je pressai Marguerite de questions; je lui demandai quelques détails sur cet homme, sur son signalement; elle ne put rien me dire, sinon qu'il était grand, sec et borgne. Cette dernière circonstance me frappa; je retournai à Dijon très-préoccupé et résolu à éclaircir mes doutes. J'y achevai mon enquête au sujet de Poussepain; il commençait à sortir et c'était lui probablement que l'on avait aperçu du côté de la montagne. Sitôt que je fus certain du fait, je pris un parti décisif. «Le lendemain j'étais en route pour le Val-Suzon dans une bonne voiture. Tout y avait été disposé pour un voyage; quelques provisions, des oreillers, un manteau, rien n'y manquait. Je fis part de mes projets à la nourrice et lui proposai de m'accompagner. Son mari et son dernier enfant venaient de mourir, elle restait seule au monde; la pauvre femme n'hésita pas; elle se déclara prête à me suivre. Je fis mes conditions et dictai des ordres. Marguerite devait garder le plus profond silence sur ce quelle avait vu au Val-Suzon. Il était inutile que Jenny connût le mystère de son origine et les catastrophes qui avaient accompagné sa naissance. Pour tout le monde c'était une orpheline dont je prenais soin, et l'enfant elle-même ne devait me regarder que comme son meilleur ami. Pour éloigner d'elle les vengeances de Poussepain, ces précautions me semblaient nécessaires, et j'organisai ainsi, dès le premier jour, une espèce de cordon sanitaire contre les caquets et la curiosité. Les événements me prouveront que tant de prudence n'était pas vaine. «Le chemin qui conduit au Val-Suzon débouche sur la grande route par une allée d'ormes qui le masque en grande partie. Ma voiture, qui portait la nourrice et l'enfant, arriva jusqu'à ce point sans faire de fâcheuse rencontre; mais là, à travers une éclaircie, se dessina une apparition qui vint me glacer d'effroi. Un homme montait la côte à cheval, et sa figure était trop caractéristique pour que je pusse m'y méprendre. C'était mon inévitable ennemi, auquel l'accident récent donnait tous les airs d'un cyclope. De son dernier oeil il interrogeait les environs, et si j'eusse continué à tenir le même chemin, en moins de dix minutes nous devions nous trouver face à face. Par un mouvement rapide comme la pensée, je grimpai sur le siège à côté du conducteur, et, tournant sur la gauche, j'engageai la voiture au soin d'un fourré épais. Quand elle se trouva hors de vue et couverte par le feuillage, je descendis et allai surveiller les mouvements de l'ennemi. Je ne m'étais pas trompé; Poussepain quitta la chaussée pour prendre la longue avenue qui conduit au village. Son air était plus farouche que jamais, et quand il passa devant le petit bois où nous étions cachés, il s'arrêta comme l'ogre qui sent la chair fraîche, tint son oeil fixé sur cette masse de verdure, et parut hésiter. Si j'eusse fait le moindre mouvement, le secret de notre retraite était trahi et peut-être un nouveau drame eût-il commencé dans ces solitudes. Heureusement l'immobilité du feuillage détourna les soupçons de Poussepain, et nous entendîmes le pas de son cheval s'éloigner peu à peu. Dès qu'il fut hors de vue, je ramenai rapidement la voiture dans le sentier, et me dirigeai au trot vers la grande route. Là, au lieu de suivre la direction de Dijon, je pris à droite pour gagner Sombernon et Beaume par des chemins de traverse. Je me crus en sûreté que lorsque j'eus atteint Lyon et déposé mon précieux fardeau dans mon modeste logement. «Depuis cette époque. Beaupertuis, et il y a dix-sept ans de cela, j'ai revu vingt fois ici, à Lyon, ailleurs même, cet oeil terrible, cet oeil vengeur qui, de loin en loin, m'apparaissait et venait se fixer sur moi. Poussepain ne m'adressait point alors de provocation, mais il me suivait obstinément; il s'attachait à mes pas comme s'il eût voulu arriver par ce moyen jusqu'à l'asile de sa victime. Il m'a pardonné peut-être, mais non au fruit de l'adultère. Aussi jugez de mes transes pour cet enfant, et quel soin j'ai mis à entourer son existence du plus profond mystère. Je n'arrivais chez moi qu'après mille détours; je changeais de logement tous les trimestres; aucun bail n'était contracté sous mon nom. Quand mes amis voulaient pénétrer les secrets de mon intérieur, j'entrais dans des colères affreuses: je me cachais de tout le monde, de ma fille même, de Marguerite, dont je craignais les indiscrétions. Ma vie s'est écoulée au milieu d'angoisses pareilles, et je craignais, à chaque retour de voyage, de trouver ma maison inondée de sang. «Heureusement une grande joie effaçait toutes ces peines. Ma fille était là; je la voyais croître, se développer sous mes yeux. Je passais des heures entières à écouter son babil, à me mêler à ses jeux, à épier ses caprices ou à essuyer ses larmes. C'était mon Agathe qui semblait revivre et me sourire encore. Quel bonheur m'a valu cette enfant! que de tendresses j'ai versées sur elle! Nul mobile n'a exercé plus d'influence sur ma vie! Je n'ai rien fait d'essentiel qui ne fut à son intention; pour elle le travail me semblait léger; je portais gaiement le harnais du voyageur, et songeais aux colifichets que je lui achèterais à mon retour. Avant que j'eusse une fille, je n'avais pas d'autre ambition que celle d'exceller dans ma partie; ni la grandeur ni la fortune ne me tentaient. Assez d'éclat s'attachait à mon nom pour que je voulusse rajouter une certaine auréole de désintéressement. J'étais Potard le prodigue, le don Juan des cafés, le Balthazar des tables d'hôte; toujours prêt à offrir, tenant presque consommation ouverte. Mes épargnes s'en allaient en verres d'absinthe, en punchs à la romaine, en vins d'extra, en bichoffs homériques, sans compter d'innombrables cruches de bière. Des que Jenny fut là, une révolution s'opéra dans mon humeur: si j'avais pu devenir avare, je le serais devenu. Toujours est-il que je serrai mon jeu, que je ne fis plus le magnifique à tout propos, que je ne poussai plus avec le même acharnement au débit des liquides. Dame! Jenny grandissait; il fallait songer à lui amasser une dot. La dot de Jenny! Quel courage ce mot m'a donné! Les Grabeausec lui doivent une partie de leur fortune. «Il faut vous dire, mon jeune ami, que j'avais un intérêt dans les bénéfices de la maison: c'était bien le moins, après huit ans de voyages. Là-dessus je fondai l'établissement de ma fille. J'y travaillai avec une ardeur, avec un élan dont vous n'avez pas d'idée; un père a tant de courage! Le ciel et la droguerie ont béni mes efforts. Aujourd'hui, Édouard, ma petite Jenny est à la tête de quatre-vingt mille francs; oui, quatre-vingt mille francs en beaux écus! Vous pouvez le demander aux Grabeausec; la Somme est en compte courant chez eux. Quatre-vingt mille francs, c'est un chiffre assez rond, n'est-ce pas, Beaupertuis? ajoute Potard en prenant la main du jeune homme. --Certainement, répliqua Édouard, dont l'embarras avait été croissant pendant cette dernière confidence; certainement, troubadour; la dot est convenable. On pourrait être plus mal partagé. --Avec quatre-vingt mille francs, poursuivit Potard, on n'épouse pas le fils d'un pair de France, encore moins un prince du sang; mais nous autres, gens du commerce, nous ne portons pas nos vues si haut. Qu'il vienne seulement un honnête garçon, fils de négociant ou de manufacturier, et je lui dirai, en lui frappant dans la main. Touchez là; ma fille est à vous.» Tous ces mois étaient dits avec une intention telle, et accompagnés de gestes si expressifs, qu'il devenait impossible de ne pas comprendre le sens qu'y attachait Potard. Cependant le jeune nomme demeurait aussi froid que si cette histoire ne l'eût pas touché directement. A la vue de ce flegme, le voyageur ne put réprimer son humeur. «Hum! Édouard, ajouta-t-il avec quelque insistance, y êtes-vous? --Mais non, père Potard, répliqua celui-ci en feignant un air dégagé, non, je vous assure. --Ah! vous n'y êtes pas, monsieur Beaupertuis, dit alors Potard d'un ton sévère; eh bien! je vais m'expliquer plus clairement.» X. L'ANCIEN ET LE MODERNE. «Jeune homme, poursuivit Potard en donnant à sa voix un accent de plus en plus solennel, vous vous tromperiez étrangement si vous ne voyiez dans ma confidence que le désir de vous distraire et d'intéresser votre curiosité. Voici bien des années que ce secret demeure enseveli dans mon coeur, et vous êtes le seul homme en faveur de qui je me sois départi de ma réserve. C'est la fatalité qui le veut; ce secret doit être désormais le vôtre comme le mien. Il est des choses qu'il fallait vous apprendre avant de vous demander compte de vos intentions et de vos desseins. Maintenant, monsieur Beaupertuis, répondez-moi d'une manière catégorique, avec franchise, avec loyauté. Songez-vous à mettre à couvert l'honneur d'une jeune fille que vous avez séduite? Consentez-vous à épouser ma Jenny, l'enfant d'Agathe? Voyons, expliquez-vous.» Pendant tout ce récit, Édouard avait eu le temps de prendre une détermination et de préparer son rôle. Aussi fut-ce de l'air le plus naturel du monde qu'il répondit; «Mais vraiment, père Potard, je ne sais ce que vous voulez me dire! L'amour paternel vous égare; en quoi puis-je être mêlé à tout ceci? --Jeune homme, reprit le voyageur en s'emparant de ses deux mains, prenez-y garde, votre sang-froid m'exaspère. Voilà une dissimulation qui est bien de notre époque! L'hypocrisie à côté de la trahison! --Monsieur Potard! s'écria Beaupertuis s'animant à ce reproche. --A la bonne heure, vous vous fâchez; j'aime mieux çà. Jeune homme, vous devez penser qu'à mon âge on ne se jette pas dans les choses à l'étourdie. Les modernes sont des roués, je le sais; mais ils n'en sont point encore à peloter les anciens. Donc, pas de mauvaises défaites; ce serait du temps perdu. Traitons ceci d'après les procédés d'autrefois, s'il vous plaît. Dites-moi tout uniment non, et je verrai ce qui me reste à faire; mais quant à battre la campagne et à me glisser entre les mains, ne l'espérez pas, Beaupertuis! Je vous tiens, saprelotte, et je ne vous lâcherai pas. --Monsieur Potard, reprit le jeune homme d'un ton calme, vous êtes monté et prévenu; vous êtes le jouet d'un malentendu et d'une méprise; cela excuse à mes yeux ce que vos paroles peuvent avoir de blessant. Parlez donc, expliquez-vous avec plus de détail, et que je sache au moins sur quoi vos soupçons sont fondés.» En prononçant ces mots, Édouard avait pris des airs si diplomatiques et un aplomb si étudié que l'irritation du voyageur ne lit que s'en accroître. «Ah! il faut des preuves? s'écria-t-il; nous marchons le code à la main; je joue au magistrat! Encore la méthode moderne! Les séducteurs d'aujourd'hui se mettent en règle avec la loi! A moins de les prendre la main dans le sac, ils se tirent de qualité. Très-bien! Vous voulez des preuves, monsieur Beaupertuis? alors écoutez! --J'écoute! répondit Édouard sans rien perdre de sa tranquillité. --Je veux bien, jeune homme, que vous ayez une pauvre idée de la perspicacité de vos chefs de file. Le mépris de l'âge et de l'expérience est encore une invention récente; mais il ne faut pas en abuser. Par exemple, si simple que soit un homme, croyez-vous qu'il puisse se méprendre sur le motif qui vous guidait, lorsque je vous surpris dans ma maison, sur le palier de mon appartement? --Mais il me semble, dit Édouard, que je vous donnai alors une explication, et qu'elle parut vous satisfaire. --Vous voyez que non, Beaupertuis. Et plus tard, quand nous eûmes quitté la place Saint-Nizier pour aller loger aux Brotteaux, pensez-vous que je me sois trompé sur l'apparition nocturne qui troublait mon repos? Vous entriez alors chez moi à la faveur des ténèbres, jeune homme, et par le chemin des voleurs. --L'accusation est grave, monsieur; quelles sont vos preuves? répliqua Édouard avec son calme imperturbable. --C'est cela, des preuves! toujours des preuves! Procédé moderne! Nous sommes ici comme aux assises. On fait un appel à la conscience d'un homme, et il vous répond par des arguments d'avocat. Vous verrez qu'il faudra désormais faire constater les séductions par huissier, et fournir le témoignage judiciaire du déshonneur de nos enfants! Oh! les modernes! les modernes! Mais où avez-vous donc le coeur, malheureux! --Voyons, père Potard, dit Édouard en l'interrompant, ne vous exaspérez point ainsi. Vous êtes la victime d'une illusion, c'est tout ce que je puis vous dire. Voici trois ans que je n'ai pas mis les pieds à Lyon. Toujours en voyage! toujours! --Je vous attendais là, jeune homme. C'est vrai: vous êtes un tacticien habile; quand le moderne se mêle d'intriguer, il n'y épargne pas la façon. Vous avez dressé ce finaud d'Eustache, et il vous sert à dépister les chiens. Pour tromper un Argus incommode, rien ne vous a coûté, ni les lettres venues de loin, ni le timbre de la poste, ni la complicité de votre commis. Ah çà! vous nous prenez donc pour des buses, pour des oies domestiques, pour des pingouins? ajouta le voyageur en se croisant les bras avec indignation. Est-ce que vous vous imaginez que nous sommes nés d'hier, jeune homme, et que nous ne voyons pas des ficelles qui sont grosses comme des câbles?» Potard était si évidemment monté, que Beaupertuis, malgré toute son assurance, n'osa pas l'interrompre d'une manière ouverte, et se contenta de jeter les yeux à droite et à gauche comme un homme qui voudrait quitter la partie. «Ah! des preuves! poursuivit son interlocuteur; il vous en faut absolument? Cherchons donc s'il n'en existe pas quelqu'une. Qui sait si le hasard, dans sa justice aveugle, n'aurait pas trahi le coupable?» Édouard devint plus attentif et examina le vieux voyageur avec défiance. De son côté, Potard cherchait à le pénétrer avec un regard plein de menace et d'ironie. En même temps il étendait la main vers l'oreille gauche du jeune homme. «Qu'avez-vous donc là, monsieur?» lui dit-il. Beaupertuis ne put se défendre d'un moment de trouble; mais ce ne fut qu'un oubli imperceptible, la durée d'un éclair. «Où donc, monsieur? répondit-il froidement. --Ici, poursuivit Potard avec quelque impatience, sous mon doigt; touchez donc votre cartilage.» Le jeune homme, comme pour se rendre à l'invitation de Potard et avec une insouciance affectée, porta la main à son oreille. Bah! dit-il, une écorchure! --Une écorchure! s'écria Potard dont les yeux s'enflammaient de colère. Bien trouvé! explication moderne! Monsieur, monsieur, ajouta-t-il en s'échauffant, les écorchures ne laissent pas des cicatrices de ce calibre: c'est un trou de grenaille que vous avez là, monsieur; et ce trou, c'est mon fusil qui l'a fait, la nuit où vous sortîtes de chez moi à la dérobée, en fuyant devant ma vengeance comme un filou, comme un malfaiteur. --Vous m'injuriez gravement, monsieur Potard, dit Beaupertuis avec quelque fierté. --Vous n'êtes pas au bout, jeune homme, et vous me traînerez en police correctionnelle si cela vous convient. Genre moderne; vous êtes digne d'en user. Voyez-vous, je vous ai conduit ici avec l'intention de vous prendre par les sentiments. C'est dans ce but que je vous ai raconté mes aventures et les circonstances romanesques au milieu desquelles ma Jenny est née. Je voulais vous toucher, vous amener ainsi à un aveu. En me dépouillant entièrement pour ma fille, je croyais faire une part suffisante à la question d'intérêt, et je comptais sur votre désintéressement pour ajouter ce qui peut manquer de ce côté. C'était une expérience; il s'agissait de savoir si vous aviez de l'âme: j'ai trouvé chez vous un caillou en place du coeur. --Monsieur! --Oui, monsieur, et vous n'êtes pas le seul. C'est encore une découverte moderne; l'égoïsme et l'intérêt pétrifient tout aujourd'hui. Voici un quart d'heure que je vous observe: vous n'avez pas eu un seul élan généreux, pas une inspiration naturelle. Vous avez tout calculé; vos gestes, vos paroles, votre contenance. --Monsieur Potard..., --Laissez-moi achever, jeune homme, et nous réglerons nos comptes ensuite. J'ai donc essayé de toucher votre coeur: il est resté insensible. Maintenant, retenez bien ceci: le séducteur de ma Jenny n'aura de repos ici-bas que le jour où sa faute aura été réparée. Je n'ai pas placé toutes mes affections sur une seule tête, tremblé pour elle toute ma vie, épuisé ce que la tendresse d'un père peut imaginer de dévouement et de soins, sacrifié à cette enfant mon bonheur, mon repos, ma gaieté même, pour que l'oeuvre de tant d'années vienne se flétrir au contact d'un Machiavel blasé avant l'âge, d'un tartufe, d'un Escobar, d'un jésuite... --Monsieur, ces insultes... --Prenez-les comme vous voudrez, jeune homme, s'écria Potard avec emportement: je ne rétracte rien. Allez, vous n'êtes pas au bout. Ah! vous voulez ruser avec moi, jouer au fin et me gorger de couleuvres! Eh bien! je m'attache à vos pas pour ne plus vous quitter: je deviens, dès aujourd'hui, votre cauchemar, votre spectre, votre statue du commandeur: je vous entraînerai aux enfers s'il le faut, plutôt que de vous lâcher. Si vous voulez que nous nous battions, nous nous battrons, à l'épée, au pistolet, à la carabine, au canon Paixhans, comme vous voudrez; nous nous battrons dix fois, vingt fois, trente fois, jusqu'à ce que je vous aie laissé sur le carreau. Vraiment, ce serait un rôle trop commode que celui de séducteur. On aperçoit une jeune fille à la promenade, on la suit, elle a le malheur de remarquer cette attention, l'imprudence d'y répondre, et, de faiblesse en faiblesse, elle en vient jusqu'à l'oubli de son honneur. C'est bien: il ne reste plus au suborneur qu'à s'en vanter lâchement avec quelques amis, et à voler vers d'autres conquêtes. Voilà de vos calculs, messieurs les Lovelaces! Et l'avenir de cette jeune fille brisé en un jour, et les larmes de sang que va verser un père en voyant le deuil et la honte assis sur le seuil de sa maison, tout cela vous importe peu; il n'y a pas même place dans vos âmes pour le remords. Monsieur Beaupertuis, ajouta Potard en élevant la voix avec véhémence, avec moi il n'en ira point ainsi: vous ne porterez pas aussi gaiement le poids de votre crime; vous ne m'aurez pas plongé dans le coeur un poignard empoisonné sans que j'essaie de vous rendre mal pour mal, blessure pour blessure. Plutôt que de laisser un pareil outrage impuni, voyez-vous, monsieur... je ferais un exemple... un exemple épouvantable... je vous assassinerais.» En prononçant ces derniers mots, Potard avait porté les mains sur son interlocuteur et l'avait saisi au collet. Sa figure bouleversée, ses yeux injectés de sang, indiquaient à quel degré d'exaspération il était parvenu, Beaupertuis comprit, à la vigueur des phalanges qui le contenaient, que la partie ne serait pas égale pour lui; sans rien perdre de son sang-froid, il essaya de conjurer le danger par une diversion: «Monsieur Potard, dit-il, ne vous laissez pas emporter; cela n'arrange rien. En aucune manière, il ne me convient de paraître céder à la violence.» Le voyageur ne lâchait pas prise et continuait à secouer le jeune homme sous son poignet de fer. «J'en aurai le coeur net, s'écriait-il, je vous briserai en dix mille morceaux. Perdre mon enfant! Beaupertuis, vous me pousserez au crime.» Cependant, cette fureur s'étant un peu calmée, Édouard put espérer de se faire entendre. «Monsieur, poursuivit-il, avant de descendre à une scène indigne de vous et de moi, peut-être auriez-vous dû vous assurer davantage de l'exactitude de vos soupçons. Et si vous vous trompiez! --Encore! répondit Potard que l'impatience regagnait. --Assez de voies de fait, s'il vous plaît, monsieur. Je me mets à vos ordres. Que vous faut-il? La preuve de votre méprise? je vous la fournirai. --Comment cela, jeune homme? --Chez moi, dans trois jours, le temps d'écrire à Lyon. Je vous quitte peur aller me mettre en mesure.» En même temps Édouard fit un pas vers la porte, mais le voyageur le prévint et lui barra le passage. «A merveille! dit-il, encore une combinaison moderne; une fois hors d'ici, vous prendriez la clef des champs, et il me faudrait retrouver votre piste. Le jeu est vieux, monsieur Machiavel, tâchez de nous en servir d'un autre. --Mais vraiment... --Non, vous dis-je, je vous tiens, vous ne m'échapperez plus. Il faut que tout ceci s'éclaircisse, voyez-vous; je ne suis pas un père de comédie. Cependant, causons. Vous demandez du temps, vous en aurez, mais sans me quitter d'une semelle. Voici ce que nous allons faire. Écoutez-moi. --Je vous écoute. --Nous allons rouler hors de Dijon tous les deux; nous prendrons le coupé pour Lyon. Une fois là, je vous conduis auprès de Jenny et de Marguerite, et vous vous expliquerez devant elles. Après cette entrevue, si j'ai tort, je vous offrirai toutes les réparations du monde, qu'en dites-vous?» Pendant que Potard livrait ainsi son dernier mot. Beaupertuis avait rapidement réfléchi, et ce fut sans la moindre hésitation qu'il répondit au voyageur; «J'accepte vos conditions. --Eh bien! venez, s'écria Potard; et pour que Je vous aie toujours sous la main, nous n'aurons plus qu'une seule chambre. Avec les modernes, il faut avoir l'oeil ouvert.» XI. A LYON. Avant de suivre Potard et son compagnon dans l'épreuve décisive qu'ils poursuivent, il convient de jeter un coup d'oeil en arrière pour fixer la situation de quelques personnages du cette histoire. L'instinct paternel n'avait pas trompé notre héros: sa Jenny avait été séduite par Édouard, et cette séduction ne différait guère de celles qui atteignent les jeunes filles du peuple dans leur premier épanouissement. Les circonstances en étaient toutes simples, toutes vulgaires; l'ignorance de l'enfant avait merveilleusement servi les calculs d'Édouard; quelques mots d'amour suffirent pour l'exalter et la vaincre. Comment eût-elle résisté? Marguerite n'était pour elle ni un conseil ni un guide. Une mère seule peut deviner les premières impressions qui naissent dans un coeur, surveiller cette effervescence, la dominer et empêcher qu'elle n'aille jusqu'à une faute. Jenny avait reçu des éléments d'éducation, et Marguerite avait soin de la maintenir dans quelques pratiques de piété; mais ce qui devait être une sauvegarde se changea précisément en écueil. En fait de lectures, la jeune fille se sentit bientôt entraînée vers celles qui parlaient à son imagination et la peuplaient de héros de fantaisie. Elle lut des romans, et son âme naïve fut troublée par les passions fiévreuses qui y règnent. Aussi le premier regard d'amour que lui adressa un jeune homme fut-il le signal de sa défaite; l'occasion seule manquait encore, mais elle ne tarda pas à se présenter. Potard avait séjourné à Lyon, il aurait pu opposer à la séduction les ressources de l'expérience, écarter de Jenny le poison que versent les cabinets de lecture, défendre la place contre les ruses des assiégeants. Mais les affaires tenaient le voyageur éloigné pendant plus de dix mois dans le cours de l'année, et sa fille disposait ainsi d'une liberté à peu près sans limites. D'ailleurs, par la position équivoque qu'il avait prise, Potard s'était volontairement privé d'une partie de son ascendant sur Jenny. Elle l'aimait sans le craindre, et, loin de lui obéir, elle en avait fait l'esclave de ses caprices. Notre héros portait ce joug avec plus d'amour que de sagesse; les mutineries de son enfant l'enchantaient, il en provoquait chaque jour de nouvelles; et ce fut ainsi qu'elle s'éleva, libre comme l'air, et contenue seulement par son excellente nature. Marguerite, quand on la poussait à bout, grondait bien de temps à autre; mais la bonne femme ne savait pas résister non plus aux caresses de sa Jenny. Il suffisait que la jeune fille se jetât dans ses bras pour que la Bourguignonne fondit en larmes et se sentit désarmée. Ainsi grandit la fille d'Agathe, marquée, comme sa mère, du sceau de la fatalité. Tous les dimanches, sa nourrice, en bonne chrétienne, la conduisait à l'église du Saint-Nizier; cette circonstance, hélas! précipita la chute. Au nombre des élégants qui venaient papillonner autour des fleurs de beauté répandues dans la nef et dans les chapelles, Édouard Beaupertuis était l'un des mieux gantés et des plus assidus. Il remarqua Jenny, et fit tout au monde pour en être remarqué. Rien ne prête autant au trouble des sens que le recueillement du lieu saint, les parfums qu'on y respire et ces sons de l'orgue, voilés ou impétueux, qui semblent vibrer à l'unisson des cordes de l'âme. Bien des passions mondaines naissent dans une enceinte ou ne devraient éclore que des pensées chastes et des inspirations spirituelles. Notre nature est si prompte au péché qu'elle s'arme de ce qui est destiné à la vaincre; tout lui sert de prétexte; elle se joue des chaînes qu'on lui impose. Pendant que Marguerite, agenouillée sur les dalles du temple, le rosaire en main et la prière sur les lèvres, s'absorbait consciencieusement dans ses devoirs religieux, Jenny échangeait avec Édouard des regards pleins d'ivresse et les signes d'intelligence à l'usage des amoureux. Une fois arrivée là, rien ne pouvait la défendre, et sur cette pente glissante elle roula promptement vers l'abîme. Aucune difficulté de position, aucun embarras de surveillance ne la protégeaient; elle n'essaya pas même de se garantir d'un péril qu'elle ignorait, et s'abandonna à ce premier penchant avec l'imprudence du son âge. A seize ans calcule-t-on jamais? Dés ce jour Édouard fut le maître absolu des volontés de cette enfant; il exerça sur elle un empire sans bornes. Elle devint son esclave et ne s'appartint plus. Ni Potard, ni Marguerite ne furent plus rien pour elle: elle attendait le mot d'ordre du dehors, prête à tout trahir plutôt que de déplaire à celui qu'elle aimait. Beaupertuis, on l'a vu, était un de ces esprits froids qui pèsent leurs actions et ne se déterminent qu'après un long calcul. Il façonna Jenny à sa guise, la rendit impénétrable pour d'autres que lui, s'en fit un instrument docile, et l'isola des influences qui pouvaient balancer la sienne. C'est ainsi qu'il était parvenu à maintenir dans leurs rapports un mystère qui en doublait le charme et en garantissait la sécurité. La jeune fille se trouvait fascinée à ce point que jamais elle n'avait interrogé Édouard sur ses intentions, ni étendu sa pensée jusqu'aux conséquences de sa faute. Beaupertuis avait besoin de ce dévouement aveugle: il servait ses plans et aidait à ses projets. Le jeune homme trouvait dans Jenny une maîtresse qu'il lui eût été difficile de remplacer; il y tenait donc, et beaucoup, mais à ce titre seulement. Il avait tout pesé, il ne pouvait pas en faire sa femme. C'était un jeune homme prudent et avisé, comme tous les enfants du siècle. Il avait calculé une sa figure, sa fortune et sa position représentaient une dot du deux cent mille francs, et il s'était dit qu'il ne marcherait vers l'autel qu'à ce prix. Encore, en véritable commerçant, tenait-il ses prétentions plus haut afin de pouvoir au besoin en rabattre quelque chose. En attendant, Jenny était une distraction fort convenable, un moyen de passer, sans ennui et sans impatience, les heures du célibat. A vingt-cinq ans, d'ailleurs, rien n'est pressé en fait d'établissement, Édouard pouvait prolonger pendant quelques années encore cette chasse aux grosses dots et aux riches héritières. Tels étaient les calculs de cet habile jeune homme, et eussent ils été moins sages, son père aurait pris soin de les rectifier. Le chef de la maison Beaupertuis était un de ces hommes qui n'apprécient les choses qu'en raison de ce qu'elles rendent, et qui demandent à un sentiment à quoi il est bon et ce qu'il peut rapporter. Cette race qui peuple aujourd'hui notre corps électoral et nos deux Chambres, trouvait dans le chef et fondateur de la maison Beaupertuis la personnification complète de ses préjugés et de ses tendances. L'honneur, mot sonore et creux! l'amour, agréable chimère! Le dévouement, erreur d'un autre âge! Le désintéressement, utopie! Vive l'intérêt! c'est le dieu et le culte du temps! Hors du domaine des intérêts, qu'y a-t-il du réel ici-bas, si ce n'est la privation et la misère? et sous la royauté de l'argent, quoi de plus glorieux que de se faire, à force de millions, une place parmi les seigneurs de l'atelier et de la finance? Voilà dans quelles mains Jenny était tombée; c'est à ce rôle que la réduisaient les calculs du fils et les opinions bien connues du père. On a vu qu'Édouard ne démentait pas le sang des Beaupertuis, et quel honneur il faisait à son auteur sous le rapport de la prudence. C'est ce que Potard appelait, dans son langage, les procédés modernes. Ce brave garçon, tout expansif, ne pouvait pas croire à une habileté si réfléchie et si soutenue. Aussi, quand il sortit avec Beaupertuis du restaurant borgne où avait eu lieu sa conférence, un doute involontaire s'empara de son esprit à la vue d'un jeune homme si calme, si maître de lui-même. Il eut peur de s'être trompé, d'avoir obéi trop promptement à une première impression. Cette hésitation ne fut pas toutefois de longue durée. Il s'agissait de sa fille, ce motif justifiait tout à ses yeux. Il s'était d'ailleurs avancé de manière à ne pouvoir reculer, et trop de circonstances accusaient Édouard pour qu'il ne poussât pas jusqu'au bout cette douloureuse enquête. Affermi dans ses projets, il ramena donc Beaupertuis à l'hôtel du Chapeau-Rouge et l'installa à ses côtés, dans sa propre chambre. De toute la soirée il ne lu quitta pas, alla arrêter avec lui deux places à la diligence de Lyon qui devait partir le lendemain, acheva ses préparatifs dans la soirée et ne se coucha que vers minuit. Depuis dix heures, Édouard avait pris ce parti, et quand Potard gagna son lit, le jeune homme était plongé dans un profond sommeil. «Décidément, je me serai trompé, se dit le vieux voyageur en le regardant; un coupable ne dort pas ainsi, surtout côte à côte de son bourreau. Sur cette réflexion, il s'assoupit, et grâce au vin de la Côte-d'Or, il ne se réveilla qu'au jour. A peine ses yeux se furent-ils ouverts qu'il les dirigea vers le lit de son compagnon. Les rideaux étaient fermés, et aucun indice ne trahirait la présence d'un être vivant. Potard se leva, alla brusquement vers cette couche... elle était déserte. Il agita les sonnettes à les briser; les garçons de l'hôtel accoururent. Éperdu, il les interrogea; les réponses étaient désespérantes. Édouard Beaupertuis était parti depuis deux heures; il avait pris une voiture de poste, et roulait sur la route de Lyon. A cette nouvelle, Potard bondit comme un tigre blessé, s'habilla à la hâte, ramassa ses effets pêle-mêle et alla se jeter dans un cabriolet de voyage pour s'élancer à la poursuite du fugitif. «Deux heures d'avance! s'écriait-il; avec de l'argent, cela se rattrape. Postillons, six francs de guides, et si vous crevez un cheval, je le paie.» Mais Édouard avait fait le même calcul, et sa générosité dépassait encore celle de Potard. Le désir d'échapper à cette poursuite lui donnait des ailes et lui suggérait une foule d'expédients. Souvent le vieux voyageur trouvait le relais démonté ou garni seulement de bêtes poussives. Il s'arrachait les cheveux de rage, mais son désespoir ne réparait rien. Il perdit ainsi huit heures sur le fugitif, qui détalait devant lui avec la rapidité de la foudre. Enfin un cabriolet entra au grand trot dans le faubourg du Vaize, traversa la ville et les deux fleuves, et vint déboucher sur l'allée sablonneuse des Brotteaux. Quelques minutes après, il descendait sur le seuil de son logement. Au premier appel, personne ne répondit; il redoubla avec force; même silence Il s'adressa aux voisins, personne ne put le satisfaire; il fit enfoncer la porte, et se précipita comme un furieux dans la maison. O déception! la cage était vide; les oiseaux venaient de dénicher. XII. LE COUP DE GRÂCE. Dès que Potard se vit assuré de la disparition de Jenny, il n'hésita pas sur le parti qui lui restait à prendre. Remontant à la hâte dans son cabriolet de voyage, il se fit conduire à la rue du Griffon, où les Beaupertuis et les Blainval avaient le siège de leur établissement, mit pied à terre devant, leur porte, et pénétra avec vivacité dans le magasin où les commis procédaient à l'emballage des étoffes. Sans échanger avec eux la moindre parole, le vieux voyageur marcha vers le cabinet du chef de la maison, comme un homme qui dédaigne de s'expliquer avec les subalternes. Le père Beaupertuis était absent; Eustache se trouvait seul dans le bureau. «Tiens! c'est encore ce cher troubadour! s'écria-t-il en reconnaissant Potard et allant à sa rencontre. Comment la passons-nous, vieux? Toujours frais, toujours vermeil, à ce que je vois! --Pas de mots perdus, Eustache; j'ai à parler au patron,» dit Potard en l'interrompant. En même temps son oeil sondait tous les recoins du bureau, comme pour y découvrir celui qu'il cherchait. «Absent par congé, reprit Eustache; en course pour une affaire, vieux. Tu ne l'as manqué que de cinq minutes! Mais si tu n'es pas pressé, attends-le sur cette chaise. Il va revenir. --J'aimerais mieux savoir où il est, répliqua Potard, dont la patience était à bout; j'irais le rejoindre. --Ah! pour ça, troubadour, tu m'en demandes plus que je n'en sais. Ce sont les secrets du patron; il ne doit de comptes à personne. Mais qu'as-tu donc, vieux? Tu frétilles comme un poisson. On dirait que tu as des inquiétudes dans les jambes. --Le chef tardera-t-il à rentrer? reprit Potard en insistant; j'ai quelque chose de très-urgent à lui dire. --Eh hum! sois calme, répondit Eustache; le père Beaupertuis ne s'éclipse jamais pour longtemps; il sait ce que vaut l'oeil du maître. Allons! voyons, assieds-toi, troubadour.» Au lieu de se rendre à cette invitation, Potard continuait à arpenter le bureau à grands pas et à jeter de temps en temps un regard impatient vers le magasin, pour s'assurer si le chef de la maison n'arrivait pas. Eustache suivait ses mouvements avec un air de défiance et de curiosité. «Sur quelle herbe as-tu marché ce matin? lui disait-il. Comme te voilà effarouché, troubadour! On t'a soufflé une commission majeure, à ce qu'il paraît. Vrai, l'on dirait un lièvre qui a manqué son gîte. Voyons, Potard, déboutonne-toi. Que risques-tu, vieux! Devant un camarade, un ami? --Un ami! s'écria le voyageur, comme s'il se fût réveillé à ce mot. Un ami, toi! un ami!!! Il n'y a plus d'amis! ajouta-t-il avec douleur. Entre anciens, c'était bon; les modernes ont supprimé cela. Toi, mon ami? allons donc! --Comme tu le prends! répondit Eustache un peu démonté par cette brusque sortie. En voilà des bourrades! Tu tournes décidément à l'homme des bois; tu deviens sauvage. Que t'ai-je fait, vieux? --Ce que tu m'as fait, Eustache? Peu de chose; tu t'es joué de moi, voilà tout. Quand je suis venu, il y a quelque temps, le demander où était Édouard Beaupertuis, que m'as-tu répondu? --La vérité, Potard, répliqua le commis, qui perdait de plus en plus contenance. Je t'ai dit qu'il était en voyage; nous avions là des lettres. --Oui, des lettres, fabrication moderne, n'est-ce pas? dit amèrement le voyageur. Et, à cette heure, où est-il, votre beau fils? --Mais, toujours en voyage, vieux, répondit Eustache, dont l'attitude était de plus en plus embarrassée. Mon Dieu, oui, en voyage, demande à ces messieurs. --Et il y a des lettres, reprit Potard, encore des lettres, en veux-tu, en voilà? Toujours du même tonneau. --Sans doute il doit y en avoir. --Assez, Eustache, assez. Il ne faut pas traiter un ancien comme si ou avait affaire à des recrues. Bon pour une fois, mon garçon. Comment, toi, avec qui j'ai si longtemps battu l'estrade, poursuivit le voyageur en s'animant; toi, qui es mon contemporain, qui sais ce que je vaux, quel coeur il y a dans cette poitrine, toi, me tromper! --Mon Diou, Potard... --Pas de mauvaises défaites; je sais ce que je sais. Tu m'as trompé, Eustache! et, pour qui? Pour un misérable, pour un Machiavel, qui m'enlève ma tille! --Ta fille, vieux, est-ce possible? --Oui, Eustache, ma fille, mon enfant, mon seul amour. Elle court les champs avec cet infâme. --Dis-tu vrai, Potard? --Vrai, comme j'existe! La foudre est tombée sur ma maison: je n'avais qu'une joie au monde, et la voilà détruite. Autant vaudrait être cloué entre quatre planches avec dix pieds de terre sur le corps. Si je vis, c'est pour me venger. --Écoute, vieux, dit le commis ému de cette confidence; j'ignorais tout cela, foi de camarade. Je ne voyais là-dedans qu'une aventure de jeune homme. Aussi, que ne parlais-tu plus tôt? --Ce secret ne m'appartenait pas tout entier, Eustache. --A la bonne heure; mais ce n'en est pas moins une fatalité, poursuivit Eustache. Si je l'avais su! N'importe, ajouta-t-il, peut-être est-il temps encore! Viens, Potard.» En même temps le commis cherchait à entraîner son interlocuteur dans une pièce plus éloignée, d'où le son de sa voix ne pût pas parvenu; jusqu'aux oreilles des employés, lorsqu'en se retournant il aperçut son patron qui venait d'entrer dans le magasin. Cette vue suffit pour opérer un changement de scène. Par un mouvement machinal, et comme une personne prise en faute, Eustache se remit à la besogne, et laissa Potard seul en face du chef de la maison Beaupertuis, qui, le mesurant d'un regard froid et soupçonneux, lui dit; «Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur?» Le père Beaupertuis possédait une de ces physionomies qui glacent et intimident. C'était un petit, homme sec, jaune, au teint bilieux, d'une santé grêle, mais soutenu par cet amour du gain qui donne du ressort aux constitutions les plus chétives. Ses manières, ses paroles avaient quelque chose de dur et, pour ainsi dire, de cassant; son commandement affectait des formes impérieuses et militaires. Dans sa famille comme dans son comptoir, il ne souffrait pas d'autre opinion, d'autre volonté que la sienne. L'orgueil du parvenu se lisait sur ses traits; sa lèvre était pincée, son oeil dédaigneux. Aussi, malgré son sang-froid habituel et les griefs qui l'amenaient, Potard ne put-il se défendre d'un sentiment de trouble à l'aspect de ce visage hautain, où l'égoïsme avait marqué son empreinte. «Monsieur, répondit-il, je voudrais avoir avec vous un entretien particulier. --Parlez, monsieur, dit le vieillard; il n'y a point ici d'oreilles indiscrètes. --Pourtant, monsieur... --Parlez, vous dis-je, et soyez bref. Quand on est dans les affaires, les moments sont comptés.» Une explication en présence de tant de témoins embarrassait Potard. Cependant, comme il y avait urgence, il n'hésita pas. Avec tous les ménagements possibles, il déclara au chef de la maison Beaupertuis le motif qui le conduisait auprès de lui, raconta brièvement la séduction dont sa fille avait été la victime, et laissa entrevoir quelle réparation il en attendait. Quoique le voyageur fit tout au monde pour se contenir, on voyait, à mesure qu'il avançait dans son récit, se réveiller en lui les bouillonnements tumultueux de sa colère. Sa voix, d'abord sourde et étouffée, trouva par degrés un accent plus énergique, son geste s'anima, ses joues se colorèrent, son oeil prit un éclat menaçant et sombre. Cependant le calme ironique du vieillard ne se démentait pas; il écoutait cette confidence comme si elle ne l'eut touché que très-indirectement. Au lieu de se préoccuper de l'émotion toujours croissante de son interlocuteur et de la fureur concentrée qui éclatait dans ses gestes et dans ses paroles, il semblait porter son attention ailleurs, et parcourait d'un air distrait quelques papiers qu'il venait de prendre dans l'un de ses cartons. Ce dédain exaspéra Potard; quand il vit que le chef de la maison Beaupertuis s'obstinait dans ce manège, il s'arrêta brusquement, et se posant devant lui en athlète et les bras croisés; «Eh bien! monsieur, dit-il brusquement. --Excusez-moi, mon garçon, répliqua froidement le vieillard; je tenais à vérifier un fait qui vous concerne. C'est éclairci maintenant; vous êtes décidément le numéro dix. --Le numéro dix! Qu'entendez-vous par là, monsieur? --J'entends, mon cher, ajouta l'industriel, que vous êtes le dixième père, ou oncle, ou tuteur, qui vient ici me rabattre les oreilles des fredaines de mon fils. Est-ce que cela me regarde? Il est majeur, adressez-vous à lui. --Monsieur.... --Trêve à ces balivernes, mon garçon; c'est du temps perdu. Je vous répéterai le mot de cet ancien; Mon coq est lâché, gardez vos poulettes.» En prononçant ces mots, le chef de la maison Beaupertuis adressa à Potard un salut qui équivalait à un congé, et lui tourna le dos, comme un homme pressé de retourner à ses affaires. Notre héros écumait, un tremblement nerveux parcourait tous ses membres, il sentait s'élever en lui des transports de rage et avait toutes les peines du monde à se contenir. Cependant il parvint à vaincre sa colère, et, rejoignant le vieillard, il ajouta; «Vous me renvoyez à votre fils, monsieur: soit; c'est avec lui que je m'expliquerai. Veuillez seulement me dire où je pourrai le rencontrer. --Eh! parbleu, mon camarade, répliqua le vieillard avec vivacité; ce ne sont pas là mes affaires. Vous me brisez la tête, avec vos histoires de péronnelles. --Ah! c'est ainsi que vous prenez! s'écria le voyageur éclatant à la fin; ah! vous croyez que je me laisserai traiter sous jambe, monsieur le marquis de l'organsin et de la trame. Attendez, nous allons changer d'antienne. Vous me direz où se cache votre fils, monsieur! vous me le direz sur-le-champ, de votre plein gré, ou je vous ferai sortir les mots de la gorge.» A cette menace, le chef de la maison Beaupertuis comprit qu'il fallait changer de tactique; il fit quelques pas vers le magasin et s'écria; à toi, Joseph!» Cet ordre amena sur-le-champ à ses côtés une espèce de colosse qui remplissait dans la maison les fonctions de garçon de peine. C'était un Alsacien, taillé en bloc de marbre et qui semblait avoir toutes les qualités d'un homme d'exécution. L'industriel l'avait habitué à obéir en aveugle et à deviner ses désirs. Sur un signe, cet Hercule venait de comprendre ce que son maître voulait de lui; il tenait Potard en arrêt. En même temps le bataillon entier des employés étain accouru, de sorte que le père Beaupertuis se trouvait entouré d'une sorte de garde prétorienne. Quoique l'exaspération du voyageur fût au comble et qu'il en fût arrivé au point où la prudence n'a plus d'empire, il était impossible qu'il ne vit pas combien la partie devenait inégale. Désormais tout ceci ne pouvait aboutir qu'à un esclandre sans résultat; il le comprit à temps et s'épargna un échec inutile. Remettant brusquement son chapeau sur sa tête et jetant à la ronde des regards de défi. «Dix contre un! c'est trop, monsieur Beaupertuis, s'écria-t-il. Peste, quel état-major! Je mets bas les armes, mais je saurai bien vous retrouver, monsieur.» Ces mots dits, il se retira lentement et gagna l'escalier. Il venait d'atteindre l'allée lorsque, dans là partie la plus obscure, il entendit une voix qui l'appelait. C'était celle d'Eustache: «Vieux, disait-il, écoute ici.» Potard alla vers lui; le commis le prit par la main et ajouta avec une émotion qu'il déguisait mal: «Deux mots seulement et ne me trahis pas. Il y a complot entre le père et le fils; il s'entendent comme deux larrons en foire. Et dire que je traîne le boulet dans cette baraque! --Au fait, Eustache. --Eh bien! mon pauvre troubadour, on te joue. Édouard Beaupertuis est parti depuis ce matin pour l'Angleterre. C'était arrangé depuis longtemps. --Pour l'Angleterre! --Oui, vieux, et là il s'embarquera sur le _Great-Western_. On l'envoie aux États-Unis pour les affaires de la maison. Les Américains sont de mauvais payeurs, et ils nous doivent cent mille écus. Tu comprends! --Dis-tu vrai, Eustache? N'est-ce pas encore un piège? --Non, Potard; fie-toi à un ancien. Édouard est sur la route de Calais; il n'a pas un instant à perdre, le paquebot part le 10. --Le 10! Et nous sommes au 7! Et ma fille est avec lui! Dieu du ciel, inspire-moi!» Par un geste prompt comme la pensée, le voyageur repoussa vivement le pauvre Eustache, qui s'apprêtait à lui répondre, et courut comme un fou vers le cabriolet de voyage qui l'attendait toujours à la porte. «En route, dit-il. Par le Bourbonnais, postillon. Cinq lieues à l'heure; je paie comme un prince du sang.» La voiture s'ébranla, et le malheureux père reprit sa course au clocher. XIII. UN RAYON DE SOLEIL. La fatalité s'en mêlait. Quelque diligence qu'il mit dans sa poursuite, Potard ne, put rejoindre le ravisseur, dont les mesures étaient prises avec une précision désespérante. Sur le chemin notre héros retrouvait les traces du couple fugitif, mais à vingt heures de distance. Au terme de son douloureux itinéraire, une dernière épreuve lui était réservée. Quand il arriva sur les quais de Liverpool, le _Great-Western_ venait à peine de se laisser glisser sur les eaux de Mersey. On l'apercevait au loin agitant ses grandes nageoires, et se couronnant d'une aigrette de fumée. Potard, à cette vue, sentit ses forces l'abandonner; ce spectacle le terrassa. Le vertige s'empara de lui; il chancelait comme un homme ivre, et ce fut avec toutes les peines du monde qu'il gagna l'hôtel le plus voisin, où une fièvre ardente le retint routine pendant six semaines. Affaibli par le mal et par la douleur, il put, au bout de ce temps, repasser la Manche et reprendre le chemin de sa petite maison des Brotteaux. Dès lors entre lui et le monde il y eut rupture complète; la solitude devint son seul abri contre le désespoir. Il ne restait plus rien du grand Potard, de ce troubadour incomparable qui avait grandi au milieu de flots de bière et de mélodie. Tout ce qui se rattachait à sa vie passée lui était devenu odieux; la pipe, cette dernière compagne de l'isolement, n'avait plus pour lui le moindre charme. Il avait brisé de ses mains tout un arsenal de ce genre, laborieusement amassé, et où il avait prodigué le souffle de sa jeunesse. C'était une abdication complète, un de ces actes décisifs qui tirent de Charles-Quint un simple profès ilu Saint-Juste, et du voluptueux de Rancé, le fondateur de l'ordre le plus sévère qui ait jamais édifié la chrétienté. Comme eux, Potard se déclara mort au monde; il renouvela les grands exemples des vallons de la Castille et des marécages du Perche; il fit voeu de silence et de misanthropie, et y persista en dépit de tous ses amis, même des Grabeausec. Un bonheur lui restait pourtant et semblait lui suffire: sa fille, en quittant le toit paternel, n'avait pas pu y effacer les traces d'un long séjour, ni emporter avec elle ces mille riens qui acquièrent tant de prix par l'absence. C'était la joie du bon Potard de découvrir à chaque instant quelque souvenir de ce genre: tantôt un vêtement oublié, tantôt un ouvrage d'aiguille qu'un brusque départ avait interrompu. Pour ces petits détails, hochets d'un coeur aimant, la mémoire du malheureux père le servait à merveille. Il savait reconnaître dans le parfum quelles fleurs Jenny avait plantées, sur quel banc de gazon elle aimait à s'asseoir. Un oiseau, élevé par ses soins, était devenu l'hôte favori de la maison; le piano sur lequel ses doigts agiles s'étaient promenés, le couvert, le gobelet dont elle se servait à table, le fauteuil qu'elle préférait, les meubles de sa chambre, la glace qui avait souvent reflété ses traits, tout était devenu pour Potard l'objet d'un culte qui allait presque à l'idolâtrie. Il ne vivait plus que dans ces restes d'un passé évanoui, et repeuplait ainsi sa maison d'images qui lui étaient chères. Dans les heures les plus pénibles du regret, jamais Potard n'avait songé à sa Jenny pour la maudire; il ne savait que la pleurer et la plaindre. Les torts qu'il n'imputait pas à Édouard Maupertuis, c'était sur lui-même qu'il les rejetait. Il se reprochait avec des larmes amères de n'avoir pas obéi au dernier voeu d'Agathe, d'avoir négligé cette enfant à qui il n'avait manqué, pour tourner au bien, qu'une tutelle plus éclairée et une surveillance plus attentive. Cette pensée accablait Potard; son malheur, si grand qu'il fût, ne lui semblait qu'une expiation incomplète de ses torts. Pouvait-il exiger qu'une jeune fille, à peine éclose à la vie des passions, eût le sentiment de ses devoirs, quand lui, avec sa tête grisonnante et une longue expérience des faiblesses du coeur, avait à ce point méconnu les siens? Ainsi raisonnait le vieux voyageur, s'accusant lui-même, se frappant la poitrine, et jetant sur la faute de sa Jenny un voile miséricordieux. Huit mois s'écoulèrent sans que Potard se départit de sa règle de conduite. Il n'avait pas quitté un seul jour sa maison des Brotteaux; il n'y recevait que de rares visiteurs, et seulement pour des objets d'affaires. Une vieille servante présidait à son ménage, et respectait le silence et la mélancolie de son maître. Un jour pourtant que notre héros parcourait son jardin en donnant çà et là quelques soins à des plantes préférées, un violent coup de sonnette retentit à sa porte, et Eustache entra chez lui avec une impétuosité qui ne lui était point ordinaire. «Potard, dit-il. Potard! --Qu'y a-t-il donc, Eustache? te voilà bien effaré. --Il y a, vieux, que le père Maupertuis est au plus bas; une attaque de paralysie! Il n'ira pas loin. Qui aurait imaginé? Un homme que je croyais sensible comme une pierre à fusil! --Mais encore, Eustache. --C'est juste, vieux; il faut commencer par le commencement. Hier donc, il nous arrive une lettre de la Nouvelle-Orléans; la maison Fichenall et compagnie, de bons correspondants que nous avons là-bas. Le père Maupertuis décachette le pli et se met à lire; je le suivais du coin de l'oeil. Te figures-tu mon étonnement quand je vois le patron se pâmer et tomber roide entre mes bras? Un homme sec comme un caillou! --Et la cause, Eustache, la cause? --Ah! la cause, c'est une autre histoire. N'empêche que je n'aurais jamais cru ça du père Beaupertuis. Un homme dur comme du métal! --En finiras-tu? --M'y voici, vieux. La lettre des Fichenall annonçait tout uniment que le petit Édouard venait d'être pincé par la lièvre jaune et qu'avant vingt-quatre heures il serait entièrement tordu. Il paraît que c'est un mal qui ne plaisante pas.» A mesure que le commis parlait, on voyait le visage de Potard s'épanouir. «Bonté du ciel, s'écria-t-il, me voilà donc vengé! Frappés tous deux! le père et le fils! Je savais bien que j'aurais mon tour! Et mon enfant, ajouta-t-il avec inquiétude, ma Jenny, qu'est-elle devenue, Eustache? --Ah! pour cela, vieux, j'en ignore. Les Fichenall n'en disent rien.» Le retour sur les dangers que courait sa fille changea à l'instant même les dispositions de Potard. Il oublia tout pour ne plus songer qu'à elle; il se demandait avec effroi si le fléau l'aurait respectée, si elle n'aurait pas succombé aux atteintes d'un climat meurtrier. Cette idée remplissait son âme d'épouvante. Il voulait partir sur-le-champ, aller arracher son enfant à ce ciel maudit, la ramener sous le toit paternel. Eustache eut beaucoup de peine à obtenir de lui qu'il attendrait l'arrivée du prochain paquebot porteur de nouvelles décisives. Quinze jours se passèrent dans cette attente; quinze jours, c'est-à-dire un siècle. Pas du lettres, rien qui put mettre un terme aux inquiétudes de Potard. Le père Beaupertuis venait de mourir, emporté par une secousse trop rude pour son âge. Cette perte touchait peu notre héros; son oraison funèbre consista en quelques jurons qui durent réjouir la tombe du défunt. Une autre préoccupation dominait sa pensée et l'absorbai tout entier. L'impatience le gagnait, et, pressé d'aller à la recherche de sa fille, il faisait déjà ses préparatifs de départ. L'une des habitudes du vieux voyageur était d'entrer une fois par jour dans la chambre de sa fille, et d'y tromper sa douleur par les souvenirs que cette, vue réveillait en lui. Un matin, quelle fut sa surprise, lorsqu'il aperçut, à demi voilée dans l'ombre et étendue sur le sopha, une femme vêtue d'une robe blanche. Il marcha rapidement vers la croisée, l'entr'ouvrit, et chercha à s'assurer quelle pouvait être cette apparition. Qu'on juge de ses transports! c'était sa Jenny, qui se précipita éplorée dans ses bras. Potard crut qu'il allait mourir; il tomba sans forces sur un fauteuil, et retint sa fille par une vive étreinte, comme s'il eût craint de la voir s'échapper. Pendant quelques minutes, on n'entendit dans cette chambre que des sanglots entrecoupés. Le père passait les mains sur le visage de son enfant, pour s'assurer qu'il n'était pas le jouet d'un rêve, d'une illusion; la fille, silencieuse et craintive, continuait à fondre en larmes. «Eh! eh! vieux, je le savais bien, que je te la ramènerais.» dit une voix à leurs côtes. C'était Eustache, l'inévitable Eustache.. Depuis le jour où Potard l'avait pris pour confident. Eustache ne songeait plus qu'à réparer ses premiers torts. Dès ce moment, il se dévoua à son ami, silencieusement, mystérieusement, et suivit cette affaire à son intention. Prévenu de l'arrivée de Jenny, il avait arrangé cette mise en scène et conduit la reconnaissance. Pour le remercier, Potard ne trouva pas un seul mot; il se contenta de lui tendre la main. «Ce n'est pas tout, vieux, reprit le commis, il y a ici près un second coupable. Quand la tourterelle se montre, c'est que le tourtereau n'est pas loin. --Qu'est-ce à dire, Eustache? Et la lièvre jaune? --On en revient, à ce qu'il paraît, vieux. L'amour est un si grand médecin: demande à la fille.» Le commis avait à peine achevé ces paroles, qu'Édouard parut sur le seuil de la chambre, et alla se jeter aux genoux de Potard. Les larmes recommencèrent à ruisseler, et l'émotion gagna jusqu'à Eustache. Le voyageur releva Beaupertuis et compléta l'amnistie. «Ah! jeune homme, jeune homme, disait-il, quel mal vous m'avez fait!» On s'expliqua. Édouard Beaupertuis, frappé en effet de la fièvre jaune, n'avait dû la vie qu'aux soins de Jenny; et la voix de la reconnaissance avait fini par étouffer chez lui la voix de l'intérêt. La mort de son père, en le laissant maître de ses volontés, avait achevé ce retour à de meilleurs sentiments. Il venait demander à Potard la main de sa fille. Quand notre héros fut certain de tant de bonheur, sa physionomie changea comme par un coup de théâtre. Ce n'était plus le même homme; l'ancien Potard avait reparu; le troubadour était retrouvé. «Ouf! s'écria-t-il, il était temps! J'en serais mort! Allons, il y a encore des coeurs sous le ciel; et répétons avec la romance: Pas de chagrin qui ne soit oublié Entre l'amour et l'amitié. --Bien! bien! disait Eustache en battant la mesure; tu n'as rien perdu de les moyens, vieux. --Quelle noce! ajoutait Potard, quelle noce! --Et quelle bosse, troubadour! Ancien style, n'est-ce pas? Les petits plats dans les grands? --Tu verras, Eustache, cela fera du bruit dans Lyon. Je veux que ma Jenny soit parée comme une reine. --Mon père! dit la jeune fille l'embrassant. --Chère enfant! ajouta Potard attendri. Et vous, Édouard, je vous dois une réparation; je vous avais condamné à la légère. --Au fait, tu es un peu vif, vieux, dit Eustache. --Eh bien! réparation aux modernes. Mais c'est égal, Beaupertuis, reprit Potard en hochant la tête, je n'en persiste pas moins à dire que le beau temps du voyageur de commerce est passé. L'institution est en baisse, mon cher; croyez-en l'ancien des anciens. Ah! pour un rien, Oui, pour un rien, Nous laisserions finir le monde Si nos femmes le voulaient bien. --Adjugé, dit Eustache; je suis garçon.» FIN TABLE DE MATIÈRES I. UN RELAIS. II. LA PLACE SAINT-NIZIER. III. LE DOUBLE MYSTÈRE. IV. LE CHAPITRE DES COMPLICATIONS. V. RÉVÉLATIONS. VI. RÉCIT.--LE CAPITAINE POUSSEPAIN. VII. RÉCIT.--AGATHE. VIII. RÉCIT.--LES AMOURS DE POTARD. IX. RÉCIT.--LES CATASTROPHES DE POTARD. X. L'ANCIEN ET LE MODERNE. XI. A LYON. XII. LE COUP DE GRÂCE. XIII. UN RAYON DE SOLEIL. BIBLIOGRAPHIE Histoire scientifique et militaire de l'expédition française en Égypte, précédée d'une introduction présentant le tableau de l'Égypte ancienne et moderne, depuis les Pharaons jusqu'aux successeurs d'Ali-Bey, et suivie du récit des événements survenus en ce pays depuis le départ des Français et sous le règne de Mohammed-Ali d'après les mémoires, matériaux, documents inédits, 10 vol., 1830-1836. Voyage pittoresque autour du monde, résumé général des voyages de découvertes de Magellan, Tasman, Dampier, etc., 2 vol., 1834-1835. La Syrie, l'Égypte, la Palestine et la Judée, considérées sous leur aspect historique, archéologique, descriptif et pittoresque, 2 vol., 1839. Études sur les réformateurs contemporains ou socialistes modernes. Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen, 1842. Études sur les réformateurs ou socialistes modernes. La société et le socialisme, les communistes, les chartistes, les utilitaires, les humanitaires, 1843. La Polynésie et les îles Marquises, voyages et marine accompagnées d'un voyage en Abyssinie et d'un coup d'oeil sur la canalisation de l'isthme de Panama, 1843. Pierre Mouton, 2 vol., 1843. Quelques chapitres des Mémoires de Jérôme Paturot, patenté, électeur et éligible, écrits par lui-même, 2 vol., 1843, César Falempin, ou les Idoles d'argile, 2 vol., 1845. Le Coq du clocher, 1846. Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, 2 vol., 1846. Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques, 1848. Le Baron de Paturot à la recherche de la meilleure des monarchies, par un républicain du lendemain, 1849. Marie Brontin, 2 vol., 1850. Athanase Robichon candidat perpétuel à la Présidence de la République, 1851. Les Idoles d'argile, 2 vol., 1852. Nouvelles de Louis Reybaud. Le Dernier des commis voyageurs. Les Idoles d'argile. Le Capitaine Martin. Les Aventures d'un fifre, 1852. Moeurs et portraits du temps, 2 vol., 1853. La Comtesse de Mauléon, 1853. La Vie à rebours, 1854. La Vie de corsaire, 1854. Marines et voyages, 1854. Scènes de la vie moderne, 1855. Le Dernier des commis voyageurs. Les Aventures d'un fifre, 1856. L'Industrie en Europe, 1856. Ce qu'on peut voir dans une rue: impressions d'un gardien de Paris, 1858. Mémoires d'un garde de Paris, collection Meline, Leipzig, Alphonse Dûrr, libraire, 1857. Édition autorisée pour la Belgique et l'étranger, interdite en France. Études sur le régime des manufactures. Condition des ouvriers en soie, 1859. Mathias l'humoriste, 1860. Édouard Mongeron, 1860. Économistes modernes, 1862. Rapport sur la condition morale, intellectuelle et matérielle des ouvriers qui vivent de l'industrie du coton, 1862. Rapport sur la condition morale, intellectuelle et matérielle des ouvriers qui vivent de l'industrie de la laine, 1865. Fourchambault et Commentry: rapport sur la condition morale intellectuelle et matérielle des ouvriers qui vivent de l'industrie du fer, 1868. Splendeurs et infortunes de Narcisse Mistigris, 1874. Le Fer et la houille, suivis du Canon Krupp et du Familistère de Guise, 1874. End of Project Gutenberg's Le dernier des commis voyageurs., by Louis Reybaud *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER DES COMMIS VOYAGEURS. *** ***** This file should be named 46902-8.txt or 46902-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/6/9/0/46902/ Produced by Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.