The Project Gutenberg eBook of Keetje, by Neel Doff
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Title: Keetje
Author: Neel Doff
Release Date: April 17, 2021 [eBook #65096]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK KEETJE ***

NEEL DOFF

KEETJE

PARIS
Société d’Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50

Tous droits réservés

Ce livre fait suite à
JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE

— Keetje, mon Dieu, les petits n’ont pu aller à l’école depuis deux jours : comment voudrais-tu… sans manger ?

— Hein, faisais-je.

Et je me levais de mon vieux canapé, et prenais au portemanteau tout un attirail de prostituée, qu’une fille morte de tuberculose avait laissé chez nous. Je mettais les bottines à talons démesurés, la robe à trois volants et à traîne, un trait de noir sous les yeux, deux plaques rouges sur les joues et du rouge gras sur les lèvres. Je levais tous mes cheveux sur le sommet de la tête pour me donner l’air plus âgée, car dans les maisons de rendez-vous les patronnes, par crainte de la police, me chassaient quand elles voyaient ma frimousse de seize ans. Un chapeau, un châle, je n’en avais pas.

En m’attifant, j’épiais ma mère… Va-t-elle venir avec moi ? Je ne vais pas seule ; non, pour rien au monde…

Au moment de sortir, je la regardais. Alors seulement elle mettait hâtivement son bonnet et son châle.

Dans la rue, je l’observais de côté. Voilà, elle vient avec moi… Quelle honte qu’une mère semblable… En ville, elle marchera derrière moi, elle regardera aux mêmes vitrines ; si l’on m’accoste, elle fera semblant de ne pas me connaître ; quand je suivrai un homme, elle m’emboîtera le pas de si près que l’on remarquera qu’elle m’accompagne ; puis elle attendra que je sorte… Ah ! c’est infect… Et j’allongeais le pas de façon qu’elle haletait.

— Oh ! Keetje…

— Ah ! que fais-tu là ? va-t’en, tu me dégoûtes.

Et je la devançais.

Bientôt je me retournais. Oh, si elle était rentrée et me laissait aller seule… Je la cherchais du regard le long des boutiques du faubourg, et la voyais éperdue, essayant de me rattraper… Quelle abomination… Elle ne sent donc pas l’abjection de ce qu’elle fait ? Oh, que je la hais, que je la méprise… Et je l’attendais.

— Ah ! Keetje, haletait-elle. Et elle essuyait de la main son front en sueur.

— Que fais-tu à côté de moi, quand je sors faire la putain ?… Est-ce que tu devrais me suivre, es-tu une mère ? Ah ! pouah !

Elle me regardait en clignotant précipitamment des paupières, se faisait toute petite, évitait de me frôler.

Au centre de la ville, je la devançais encore, mais lui soufflais de ne pas s’éloigner trop, et, terrifiée de la corvée qui m’attendait, je lui secouais la main.

— Tu m’entends, ne t’éloigne pas trop !

Et la pérégrination du racolage commençait.

Au retour, toute ma morgue était tombée. Elle me soutenait, et me conduisait comme une aveugle le long des boutiques fermées.

— Oh ! mère, je ne peux plus avancer sur ces bottines… ces talons… Oh ! que j’ai mal aux doigts de pied ! et mes reins… chaque pas, ainsi sur la pointe des pieds, me donne un choc dans les reins… Si je les ôtais…

— Non, ma petite fille, tu attraperais du verre dans les pieds. Asseyons-nous un peu sur ces marches.

— Ah ! quelle fatigue… cinq heures, nous avons marché cinq heures…

— Oui, tu dormiras demain toute la matinée… Marchons encore un peu ; là-bas, il y a une boutique ouverte ; j’achèterai des vivres, et tu auras aussi du café chaud.

Je laissais traîner ma robe dans la poussière, je m’essuyais mon rouge, et geignais en m’appuyant sur elle et me tenant de l’autre main aux devantures. Je ne disais rien du dégoût des mâles inconnus, du désir de les insulter chaque fois qu’il fallait m’y livrer, de la rage même de les mordre qui me prenait quand ils s’emparaient de mon corps. Quelle étrange pudeur entre nous deux, de ne jamais toucher à cette question…

Au bas de l’escalier, elle murmurait :

— Montons doucement, pour ne pas éveiller les enfants.

Je tombais sur mon canapé. Elle allumait le feu, mettait de l’eau bouillir, puis m’ôtait mes bottines et me tirait un peu le bout des bas.

— Ah ! que j’ai mal, que j’ai mal…

Elle me déshabillait, me couchait et me couvrait.

— Tout de suite, tu auras du café.

Et elle arrivait avec la tasse pleine, un œuf et des tartines et me faisait manger sans penser à elle-même.

— Là, ma douce, maintenant tu vas dormir.

Elle me recouvrait et étendait encore son châle sur mes pieds.

Dormir !… il était bien question de cela pour moi. Toute la nausée des heures passées m’abreuvait : je m’agitais et me contorsionnais, de révolte.

— Dors, ma douce, demain tu auras encore du café ; puis je te ferai les cartes. Dors, ma douce.

Et je m’endormais ; mais j’étais si pâle et contractée, me disait-elle le lendemain, qu’elle avait passé la nuit à aller de son lit à mon canapé. Quand je me réveillais, elle était penchée sur moi.

— Ah !

Et elle apportait le café chaud avec les tartines et l’œuf ; et elle me tenait ma tasse, et ajustait un coussin dans mon dos.

— Je vais te faire les cartes.

Elle étalait les cartes sur mes genoux.

— Sept, une lettre… sept, avec de bonnes nouvelles… sept, il est un jeune homme brun qui…

— Mais je n’aime pas les bruns. Hou, je n’aime aucun… Hou…

Et d’un coup des genoux, je faisais voler les cartes à terre.

— Avec tes bêtises… une lettre, ce sera un exploit du propriétaire ; et l’homme brun, une brute d’huissier… Et toi, tu négliges tout pour ces balivernes, tu crois à cela… Pouah, est-ce possible ! quelle mère ! Allons, soignons pour le dîner des petits : cela vaudra mieux.

Je sautais du lit, et ses yeux clignotaient, et son regard me suppliait, mais rien à faire : J’étais reprise de tout mon dégoût, de toute ma rancune, dont je lui lançais le venin à jet continu.

KEETJE

C’était le soir de la Sainte-Catherine. J’errais, avec ma mère à dix pas derrière moi, dans le bas de la ville. Quand je croyais qu’un homme me regardait, je tournais dans une rue adjacente, espérant qu’il m’aurait suivie.

De temps en temps, devant les vitrines des pâtissiers, ma mère me rejoignait, et nous regardions les gâteaux de Sainte-Catherine étalés. Ils étaient en forme de cœur, ou carrés, ou ronds, avec des glacis de sucre blanc ou rose ; l’inscription y serpentait en lettres dorées.

— J’ai beau m’appeler Catherine, fit ma mère, je n’aurai rien de tout cela… Keetje, que diraient les petits si nous rentrions chargées toutes deux de gâteaux ?

— Cette neige qui me pénètre partout m’horripile, j’ai l’air d’un épouvantail… Comment voulez vous que je trouve un homme ? répliquai-je.

Et je repris ma flânerie excédante.

Rue des Bouchers, un monsieur m’accosta : c’était un Wallon que je comprenais à peine.

— Viens passer la nuit avec moi, petite.

— La nuit… Si vous voulez me donner dix francs…

— C’est bon, viens.

Je le suivis dans une rue de la vieille ville. J’aurais voulu prévenir ma mère que c’était pour la nuit, mais je ne le pus.

Dans l’obscurité, il me fit monter à l’annexe. Il alluma une lampe, et nous nous trouvâmes dans une petite chambre à coucher avec un très grand lit. Il me donna deux pièces de cent sous que je nouai dans mon mouchoir.

Il me prit sans préambule, machinalement, ayant l’air d’être à la corvée autant que moi. Après, il enfouit sa figure dans l’oreiller. Nous ne disions rien. Il se mit sur le dos. Ses yeux s’arrêtèrent sur une photographie de femme pendue au pied du lit : c’était le type d’une grosse bourgeoise flamande du bas de la ville, qui nous regardait en souriant.

Comme l’homme voyait que je suivais son regard :

— Ma femme, dit-il.

Il ajouta en « marollien » :

— « Duud »… morte.

Et il se remit la figure dans l’oreiller.

Il se leva, enfila son pantalon, et me fit signe de me lever aussi ; il ajouta le geste de manger. J’endossai mon ulster trempé et chaussai mes bottines. Il me guida sur l’escalier obscur jusque dans la cave, puis il me dit d’attendre. Il frotta une allumette et alluma une petite lampe à pétrole.

Nous étions dans une cuisine de cave. Il me montra une chaise, prit une terrine avec de la viande figée dans une sauce brune, coupa du pain, déboucha une bouteille de bière, et nous soupâmes. C’était excellent. Il me coupait tranche de pain sur tranche de pain, et remettait de la viande sur mon assiette aussitôt que mon morceau était mangé. Il me regardait curieusement engloutir, mais ne faisait aucune réflexion. Il prit la petite lampe, et nous remontâmes. Il mit un doigt sur la bouche et souffla :

— Chut… pour la « fille »…[1] elle dort.

[1] Servante.

Et il montra le haut de la maison.

Il me conduisit au premier dans une grande chambre, dont les murs étaient garnis de tiroirs, et des meubles à tiroirs se trouvaient au milieu.

Il alla vers les meubles et ouvrit les tiroirs. J’eus une exclamation de joie et de surprise : ils étaient remplis de fleurs artificielles.

— Fabricant…, dit-il, en mettant un doigt sur sa poitrine.

Il en ouvrit encore, et apparurent des guirlandes de roses, des piquets d’œillets, des camélias, — j’ai su les noms plus tard en rôdant au marché de fleurs de la Grand’Place, — puis des fleurs avec une goutte de rosée en verre dans le cœur et sur les pétales, et des feuillages embués de gris.

L’homme tristement ouvrait les tiroirs, et moi, en extase, je touchais du bout des doigts les fleurs. Il en tira encore un, et je ne pus retenir un cri d’admiration. Des guirlandes de fleurs, en calices de satin blanc aux bouts roses, mauves ou rouges, s’étalaient sur du papier de soie : c’étaient, à mon goût, les plus jolies de toutes.

— Une pour vous, choisissez.

Je pris celle aux bouts mauves.

— Des belles-de-jour, fit-il, en les enveloppant dans un papier de soie.

Nous nous remîmes au lit ; il me dit de dormir et en fit autant.

Il était encore nuit, quand il me réveilla et me fit signe de m’habiller.

— Les employés vont venir, murmurait-il, en me conduisant à la porte de la rue, qu’il referma très doucement sur moi.

Je ne savais pas bien où je me trouvais ; la rue était en pente raide, le verglas me faisait glisser en arrière, le brouillard se gelait en route et me faisait avaler des grains de glace. J’aboutis cependant à la Grand’Place : de là, je savais m’orienter vers chez nous. J’achetai des vivres dans la première boutique que je vis ouverte. Quand j’arrivai à la maison, il n’était que six heures.

— C’est toi, s’exclama ma mère, Dieu merci !… J’ai attendu jusqu’à deux heures devant cette maison ; si je t’avais entendue crier, j’aurais ameuté le quartier… As-tu de l’argent ?

Je lui donnai huit francs, j’avais dépensé deux francs pour les victuailles.

— J’ai aussi reçu une fleur.

Et je la leur montrai.

— Tu vois comme c’est facile, dit mon père. Nous avons tous à manger, et tu peux dormir toute la journée, si tu en as envie, et sortir ce soir avec la belle fleur sur ton chapeau…

Je me sentais me décolorer ; il le vit et se tut.

Les petits, sur leur paillasse, mangeaient goulûment. Ma mère avait coupé les tartines de Hein qui devait aller à son travail ; elle lui versa une tasse de café brûlant qu’il but debout, en la déversant dans sa soucoupe. Elle m’en donna également une tasse, et je me mis à coudre ma guirlande de belles-de-jour sur mon chapeau sordide.

— Je te ferai poser, une séance, si tu peux rester debout, pendant trois heures au moins, pour une draperie, sans prendre de repos.

— Certes je le puis : je le veux et le ferai.

— Alors déshabille-toi, nous commencerons tout de suite.

Le peintre épingla la draperie sur moi, en m’emmitouflant la tête dans un coin de l’étoffe, formant capuchon. Je pris la pose, debout, le bras gauche sur le dossier d’un fauteuil, le bras droit ramené devant la poitrine avec la main sur le poignet gauche, la tête fortement tournée au-dessus de l’épaule droite. Il prit sa palette, tourna quelques instants autour de moi, et se mit à peindre fiévreusement.

— Surtout ne bouge pas la tête, l’étoffe fait un pli superbe sur la nuque.

J’eus bientôt un torticolis, qui me causait des tiraillements dans toute la tête. Au bout d’une heure, il me dit :

— Mais tu poses admirablement, petite… Il n’y a que les femmes nerveuses pour avoir de l’énergie ; plusieurs modèles m’ont mis dans l’embarras avec cette étude, et j’en ai besoin pour mon grand tableau.

— Vous avez remarqué que je suis nerveuse ?

— C’est pas long à voir : tes yeux, malgré leur couleur claire, sont inquiets, et tes mains doivent se fermer comme des étaux, quand tu ne veux pas les ouvrir.

J’étais debout depuis deux heures et demie, et j’avais la sensation d’être enfoncée en terre, quand la servante vint dire quelque chose à l’oreille du peintre.

— Saperlotte, quel ennui ! je dois achever cette draperie. Si je m’interromps, je ne pourrai retrouver les plis.

— Est-ce pour moi que vous craignez ? je ne bougerai pas avant midi, je vous l’ai promis.

— C’est une dame qui veut faire peindre le portrait de sa fille, avant son mariage : elles sont là avec le fiancé. Saperlotte ! ma draperie…

— Je ne bougerai pas.

— Alors, faites entrer.

Une dame mûre entra, suivie d’une jeune fille boulotte. Je ne pouvais voir le jeune homme, à cause de ma tête figée de côté. Elles avancèrent et, sans me saluer, me regardèrent de haut en bas. Mon bras et ma jambe nus, sortant de la draperie, attiraient spécialement leur attention. Les dames s’étant reculées un peu, le fiancé s’avança : je pus le voir d’un œil, et je reconnus Albert : c’était le fils d’un général, je l’avais aimé et l’aimais encore. Mon œil se riva sur sa figure épouvantée, mais je ne bougeai.


Un soir, j’avais rencontré un tout jeune étudiant qui m’avait invitée à aller à la campagne avec lui le lendemain. En descendant du train un autre jeune homme nous attendait : blond, long et mince, avec une figure exquise aux cils dorés recourbés, et une peau très fraîche ; ses manières étaient déférentes avec moi, sa voix claire et douce : il parlait le flamand littéraire, nous pûmes donc causer : celui qui m’avait amenée ne parlait que le français, que je commençais à peine à baragouiner. A mesure que nous causions, le jeune homme blond s’étonnait de tout ce que j’avais lu ; il l’expliquait à l’autre qui se renfrognait de plus en plus.

Après, il m’avait écrit, et c’est avec lui que désormais je faisais des excursions à la campagne. C’était en hiver : j’étais ordinairement à jeun, le dos et les pieds trempés, l’eau déferlant de mon chapeau et de mes jupes, sentant piteusement le chien mouillé quand j’arrivais après une bonne heure de marche, essoufflée, à la gare.

Je le voyais toujours de loin, le cou tendu vers la rue d’où je devais venir. Nous montions en seconde et descendions dans la forêt de Soignes. Alors nous nous enfoncions dans les fourrés.

Je ne lui demandais jamais d’argent, quoique l’autre lui eût dit que je cherchais des hommes dans la rue ; mais après, il me conduisait dans une guinguette, où il me régalait de deux petits pains au jambon et d’un verre de bière. Ah ! ce verre de bière à jeun !… il me torturait pour le restant du jour.

Je voyais qu’il devinait que c’était mon premier repas ; il sentait aussi que je l’aimais ; mais les regards qu’il coulait vers moi au travers de ses longs cils me restaient énigmatiques.

En rentrant en ville, il s’esquivait toujours très vite.

Brusquement il ne m’invita plus. Je rencontrai un soir l’étudiant qui m’avait emmenée la première fois.

— Vous avez donné une chaude-pisse à Albert.

Et il se mit à rire.

J’ignorais ce que c’était, mais depuis un temps je me sentais malade… Et voilà qu’il était près de moi avec sa fiancée, et moi à moitié nue, exposée à leur inquisition, en une pose ankylosée, et ne le voyant que d’un œil.

— Regarde donc, Bebert, disait la jeune fille à son fiancé, en montrant la peau de mes bras.

La mère murmura :

— Ce sont des peaux mal lavées qui ont ces grains…

Maintenant, je pouvais le voir de mes deux yeux. Son regard ombré me suppliait. Ils s’éloignèrent pour regarder des tableaux.

Je me sentais ridicule, vile, piteuse, et lui que devait-il penser en me revoyant ? Quelle haine et quel dégoût il devait ressentir pour moi qui l’avais rendu malade, qui étais là dans une attitude grotesque que je ne pouvais quitter !… Mes larmes coulèrent, sans que je pusse les cacher, et roulèrent de mes joues sur mon épaule en rebondissant sur la draperie.

« … Il doit cependant me savoir gré de faire semblant de rien… »

La mère vit mes larmes.

— Elle a peut-être entendu ce que tu as dit de sa peau…

— Crois-tu qu’elle sente cela ?

Ils étaient maintenant derrière moi : je les entendais, mais ne pouvais les voir. Ah ! si je voulais cependant lui abattre son bonheur, et lui hurler que ma peau ne l’avait pas dégoûté, que dans les fourrés il s’était vautré sur moi, que je l’avais contaminé, et qu’elle en connaîtrait peut-être les suites… Mais je ne bronchai pas, les yeux obscurcis de pleurs.

Ils quittèrent l’atelier sans me regarder.

— Brave petite fille, disait le peintre, ils t’ont suppliciée, ces bourgeois, en parlant de ta peau… Si tu pouvais prendre des bains et te bichonner comme elles, ta peau de blonde serait du satin…

Il reprit sa palette et brossa pendant une demi-heure.

— Voilà, mon enfant, tes cent sous… Attends, je vais t’aider à mettre ta tête droite, et dégourdis un peu tes petites quilles… Tu as merveilleusement posé : veux-tu poser pour le portrait de cette petite bourgeoise ?… Ils ont beau te mépriser, ce seront cependant tes épaules, tes bras et tes mains, que son mari admirera jusqu’à la fin de sa vie dans le portrait de sa fiancée : si je lui collais sa charcuterie à elle, il en aurait honte…

Avec tous mes tracas, je n’avais pas eu le temps de m’occuper de mon malaise. Aussitôt que je le pus, j’allais à l’hôpital demander de quel mal j’étais atteint. Un interne me visita ; il déclara que je n’avais aucune maladie, que je n’étais qu’anémique et que ce jeune homme ne connaissait pas son affaire.

Je décidai cependant de ne plus me prostituer, dussions-nous tous mourir de faim. Le pire était mes parents : ils avaient pris une telle habitude de la chose qu’ils la trouvaient toute simple…

Un matin, j’annonçai que je ne sortirais plus. Mon père leva la tête.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que je ne veux pas, ma vie durant, être une putain… Si vous saviez ce que les hommes, qui ramassent des femmes, exigent d’elles… Ils me donneraient beaucoup plus d’argent si je voulais m’y soumettre.

— Tu mens, canaille, hurla-t-il, tu inventes tout cela pour nous laisser crever de faim.

Et, marchant vers moi, qui me trouvais près de la fenêtre ouverte :

— Qu’est-ce qui m’empêche de te flanquer par la fenêtre ?

Je me dressai devant lui.

— Eh bien, flanquez-moi par la fenêtre, cela vaudra mieux que de me faire continuer cet vie abjecte… Faites-le donc, ce serait fini du coup !

Nous étions les yeux dans les yeux ; lui, dans la pose du lutteur qui va empoigner son adversaire ; moi, mes maigres bras et mes mains crispées levées vers lui.

Tout d’un coup, il pâlit affreusement et partit… C’était fini, j’avais gagné.

Toute tremblante, je m’habillai et sortis battre les ateliers pour trouver à poser. Puis, j’avais raccommodé pour un peintre des tapisseries anciennes… Peut-être pourrais-je me procurer, chez des antiquaires, un travail de ce genre…

Montagne-de-la-Cour, j’entrai dans un magasin d’antiquités. Quand j’eus expliqué ce que je savais faire, l’antiquaire me répondit :

— Certes, je peux vous donner de l’ouvrage, mais pas tout de suite… si vous voulez repasser…

En sortant, une jeune fille m’accosta.

— Vous avez été vendre quelque chose chez ce vieux ?

— Non, je suis allée demander de l’ouvrage.

— Il faut prendre garde : c’est un vieux cochon… il voudra coucher avec vous, mais ne rien vous donner…

Entendant que j’étais Hollandaise, elle me dit que sa mère l’était aussi. Nous pouvions nous comprendre, et elle m’emmena chez elle prendre le café. Elle me présenta à sa mère, comme une amie : je fus très bien reçue. La saleté était repoussante chez eux. En buvant du café et mangeant des tartines, la femme me demanda ce que je faisais.

— Je pose chez les peintres.

— Je suis couturière ; j’ai dû, seule, élever mes deux enfants, mon mari s’en est désintéressé. Maintenant Stéphanie a seize ans, mais elle ne veut pas apprendre de métier, elle s’est habituée à ne rien faire… Comme je devais être à huit heures à l’atelier, j’étais obligée de laisser les enfants seuls ; l’école commençait à huit heures et demie, mais ils n’y allaient pas. Je ne pouvais revenir à midi, mon atelier se trouvant à l’autre bout de la ville : leur repas était cependant préparé, ils n’avaient qu’à le chauffer sur le réchaud.

Ses yeux étaient hagards, ses mains brûlantes. Pour le moment, elle n’avait pas d’atelier.

Je me sentais très à l’aise avec elles, et je compris qu’elles ne seraient pas très difficiles à m’admettre dans leur intimité.

Je sortis me balader avec ma nouvelle amie ; le soir, elle me ramena encore chez elle, et, comme il se faisait tard, m’offrit de rester coucher. J’acceptai avec joie, j’avais horreur de rentrer chez nous, et je dormis avec les deux femmes : la mère sur le bord du lit, Stéphanie au milieu et moi contre la ruelle.

Avant de nous coucher, la mère se plaignit qu’encore une fois Adolphe ne rentrait pas.

A huit heures du matin, on tapa rudement sur la porte : deux commissionnaires entrèrent avec la propriétaire, une femme fardée qui tenait une « boîte » au rez-de-chaussée.

Elle commanda de mettre les meubles dehors. Mon amie et moi, nous nous étions cachées, en chemise, derrière le lit.

— Regardez donc ces deux gamines, elles ont des chemises noires comme le poêle ! dit la femme fardée, avec mépris.

Les commissionnaires enlevèrent les meubles et les portèrent sur le palier.

— C’est une bonté de ma part de ne pas les déposer sur le trottoir, fit-elle encore.

La mère de mon amie, sa figure de cire enluminée de deux taches rouges aux pommettes, les yeux flamboyants, la bouche crispée de haine, sifflait :

— Parce que mon fils, que vous avez pris à quinze ans, ne veut plus de vous, hein ? vous vous vengez… Vous n’osez pas mettre les meubles sur le trottoir, de peur d’attirer l’attention sur votre bouge… Si je trouve une habitation, c’est bien, nous partirons ; sans cela nous resterons encore ici cette nuit.

Quand tout fut dehors, la propriétaire ferma la porte et emporta la clef. La mère de mon amie mit son chapeau et son châle, et sortit.

Je demeurai avec Stéphanie sur le palier, près des meubles ; elle avait du pain, une voisine nous donna du café.

La mère revint le soir ; elle ne pouvait emménager que le lendemain dans sa nouvelle demeure.

Nous portâmes le matelas au grenier. Elle me remercia de ne pas les quitter dans des moments si durs. Elle s’agitait sur le matelas : Stéphanie et moi avions le fou rire, en nous rappelant les cinq verrues à poils que nous avions comptées sur le nez d’une vieille femme. Et nous nous endormîmes toutes les trois.

Le lendemain un homme, avec une charrette à bras, vint chercher les meubles, et j’aidai à aménager la petite mansarde obscure que la mère avait louée.

Puis je rentrai chez nous, contente d’avoir trouvé des amis dans la ville étrangère.

J’achevai, comme dans une fièvre, la bande de vieille tapisserie, dont il avait fallu rebroder presque tous les « fruits », et me hâtai d’aller livrer mon travail, espérant être payée ; mais l’antiquaire était absent et je dus m’en retourner sans argent.

A la maison, on m’attendait : il avait été convenu que je rapporterais des vivres. En rentrant, ma mère vit à ma figure décomposée ce qu’il en était, et ne m’interrogea même pas.

Je ressortis bientôt pour aller voir Jeannette, du vacher, qui devait, avec d’autres jeunes filles du voisinage, porter un petit enfant au cimetière. Jeannette était délicieuse, dans son étroite robe noire et avec son bonnet blanc à la Charlotte Corday, garni de choux de gaze noire. C’était moi qui, pour la circonstance, lui avais chiffonné ce bonnet.

— Tu es pâle, Keetje, et tu marches comme si tu avais les pieds mouillés.

Comme je ne répondais pas :

— Viens avec nous à l’enterrement : cela touchera la mère, et, au retour, tu prendras le café avec nous.

C’était en face de notre impasse, dans une minable estaminet-épiceries comestibles, qu’un enfant était mort.

Il y avait quatre jeunes filles pour porter la petite bière. La mère, les yeux bien secs, donna avant de partir un verre de genièvre aux porteuses, parce que c’était loin et qu’il pleuvait ; et l’on se mit en route. Quelques voisins, hommes aux vestons trop étroits, femmes en cheveux et à petit châle noir, suivaient par politesse.

Je me sentais très loin de ces Flamands pas dégrossis, et cette chevauchée, par les chemins creux, où l’on s’enlisait dans la boue, avec ce cercueil porté par des filles qui, pour éviter les flaques, le faisaient pencher de droite et de gauche, me semblait une chose barbare et irrespectueuse. Puis la faim me talonnait : j’aurais voulu être déjà de retour pour le goûter promis.

En route, le soulier d’une des porteuses s’embourba, et l’on dut déposer le petit cercueil au bord du talus, pour laisser les jeunes filles se reposer. Celle qui avait perdu sa chaussure était harassée : je m’offris à prendre sa place.

La fille me mit son bonnet. Tremblante de dégoût et de terreur, je pris un des coins du cercueil sur mon épaule, et l’on repartit par la pluie et la bourbe. Je songeais avec horreur à ce que contenait cette caisse mal jointe, qui martyrisait mes maigres épaules ; je sentais comme des convulsions me parcourir, à la pensée de ma petite sœur morte qu’on aurait pu trimbaler ainsi… Mais, bah ! on dirait à la voisine que j’avais bien aidé, et j’aurais certainement une tartine au jambon, avec le café, comme les autres.

Au cimetière, ce fut bâclé en cinq sec. A la sortie, les hommes invitèrent les femmes à venir prendre quelque chose, mais je ne fus pas demandée : mon air de demoiselle et mon parler civilisé les éloignaient de moi.

Nous rentrâmes tous, dégoulinants et crottés jusqu’aux cheveux.

Il y avait quatre tasses sur la table, et les quatre porteuses s’assirent ; les autres n’étaient pas invités. Je coulais des regards vers les tartines au jambon, le café parfumait jusqu’à me faire trembler de désir ; mais je restai là devant le comptoir, comme si j’attendais Jeannette. Jeannette me vit, pâle et défaillante.

— Keetje, viens donc, bois à ma tasse : le café est bien chaud.

— Merci, Jeannette, je sais réchauffée maintenant, je vais en prendre chez moi.

Et je sortis.

Elle zézayait un peu ; elle avait des grosses joues très rouges, de gros seins que j’enviais, et la démarche difficile à cause de véritables coussinets de chair qui lui rembourraient la plante des pieds. Dans les allées désertes du Parc, où les hommes nous attiraient, elle les traitait de voyous, quand ils allongeaient les mains vers sa poitrine.

J’étais loin d’avoir sa hardiesse avec les hommes. Lorsqu’on lui posait un lapin, elle trouvait quand même une croûte chez sa mère ; puis, elle, c’était pour acheter des colifichets et des gâteaux… Mais au temps où, moi, je devais me prostituer, je pleurais tout le long de la route quand, après semblable corvée, il me fallait rentrer les mains vides et dire aux petits qu’ils devaient se coucher encore une fois sans manger, eux qui avaient trompé leur faim pendant toute la soirée en se racontant des histoires de brigands… Souvent, j’arpentais durant des heures les rues obscures d’un faubourg, n’osant entrer ou espérant les trouver endormis. Maintes fois aussi je marchais le long du canal, me demandant si je ne ferais pas bien de m’y jeter.

Ces choses-là étaient finies. Si j’accompagnais Stéphanie, c’était par amitié, je me louais tous les jours d’avoir, une fois pour toutes, supprimé cette honte de ma vie.

Mais je n’arrivais pas à comprendre que les gens bien habillés, bien logés et mangeant à leur faim, ne fussent pas d’honnêtes gens : je croyais très sincèrement que la misère seule avait engendré la prostitution… Cependant ces hommes, pour le plaisir, ramassaient n’importe quelle femme, ce que, moi, je considérais comme le comble de l’abjection… Quand je les voyais être cochons et butors, tout se brouillait dans mon cerveau… Pourquoi, pourquoi, sont-ils ainsi ? ils ont tout pour être honnêtes… Et pourquoi étaient-ils ainsi avec moi ?… Ils auraient bien dû voir cependant que ce n’était pas pour m’acheter des petits souliers, ou par passe-temps, que je me livrais à eux, des inconnus.

Je croyais qu’ils devaient deviner ma position… jamais personne n’a rien deviné… peut-être une fois, un officier… Il m’avait donné quelques francs d’avance. Pendant que je les roulais dans un petit papier, je vis qu’il considérait mes bras maigres, ma chemise mouchetée de chiures de puces. Il me leva la tête par le menton et me regarda un moment, mais je fermai les yeux pour ne pas me livrer… il me donna encore deux francs.

Je sentais très bien que, pour les hommes, une prostituée est un être hors nature, incapable d’aucun sentiment humain, et seulement apte aux conceptions viles. Il n’est même pas besoin, pour eux, d’être prostituée : il suffit d’être une petite fille indigente et à leur merci…

Un jour, chez un peintre, une dame de ses élèves venait de partir. Le peintre me dit de retourner un tableau qu’il avait acheté dans une vente ; il voulait le montrer à un de ses amis qui était là.

— Mon cher, je ne pouvais pas te le montrer devant cette dame, mais regarde ça !… cela ne vaut rien comme art, mais c’est d’un cochon !…

Et, à eux deux, ils faisaient, en riant, ressortir le côté malpropre du sujet.

La dame qui venait de quitter avait quarante ans ; moi, j’en avais dix-sept, ces hommes ne savaient rien de ma vie…

Je me croyais donc de bonne foi vouée à ces abjections. J’étais cependant sûre que, si j’avais été riche et artiste, je n’aurais pas acheté ce tableau rien que parce qu’il était « cochon ».

Aussi étais-je ahurie et charmée quand Stéphanie traitait les hommes de voyous.

Je sentais aussi que, si je ne voulais plus me prostituer, je devais soigneusement cacher que je l’avais fait ; que, sans cela, jamais je n’aurais pu en sortir, qu’on m’aurait toujours traitée avec méfiance et mépris, qu’on me l’aurait toujours compté comme un crime, qu’aucun homme ne m’aurait tendu la main pour me tirer de là d’une façon honorable… Quant aux femmes, les quelques-unes chez qui j’avais posé étaient d’une politesse si distante, je devinais qu’elles se croyaient d’une matière si différente, que rien n’était à espérer de ce côté.

J’aurais pu chercher une place comme servante, et personnellement j’étais sauvée : oui, mais les petits… et les parents… malgré mon aversion pour eux, j’en avais pitié… Hein gagnait maintenant un franc par jour ; Dirk jouait de l’accordéon dans les guinguettes ; Naatje posait de temps en temps les anges chez les peintres. Mais cela ne suffisait pas… il fallait donc que je restasse encore parmi eux jusqu’à ce qu’ils fussent plus grands.

Toujours et partout ces idées se bousculaient dans ma tête, et souvent, pendant la pose, le peintre me demandait pourquoi j’avais une expression si lugubre ou si épouvantée.


Stéphanie m’emmenait le lundi soir dans les bals d’étudiants. Là on était fou ensemble ; ces jeunes gens étaient charmants et vous traitaient d’égal à égal. J’avais surtout besoin de cela, de ne plus être traitée en inférieure ou en être suspect, et le premier étudiant qui, un soir, m’acheta au bazar une paire de boutons de manchettes, par pure gentillesse, n’a jamais su quel battement de cœur me donna ce geste aimable.

Un autre nous avait amenées, Stéphanie et moi, dans sa maison de campagne aux portes de la ville, pour manger des poires. Apercevant dans une serre des grappes de raisin, je lui racontai que mon petit frère Klaasje avait la variole et que le médecin avait dit que des raisins lui feraient du bien.

— Je n’ose pas te donner de ceux-ci : ils ne sont pas mûrs, et ma mère serait fâchée si je les cueillais.

Mais, en nous reconduisant, il m’acheta chez une verdurière une belle grappe de raisins.

— Voilà pour ton petit frère…

Ces attentions exquises me rendaient fière et heureuse.

Naturellement j’eus des amants parmi eux ; ce m’était une joie de me donner. Arrangez cela comme vous voudrez, j’avais la certitude que je me relevais… Puis leur beau langage et leurs voix civilisées m’attiraient ; je me rendais compte que ces jeunes gens avaient une éducation supérieure à celle des peintres et des sculpteurs chez qui je posais.

Cependant les artistes s’occupaient de moi d’une autre manière. Un d’eux me donna un dictionnaire français-flamand et un livre : Histoire d’un enfant du Peuple, d’Erckmann-Chatrian. Je le lisais le soir, en cherchant chaque mot dans le dictionnaire ; mais tous les verbes y étaient à l’infinitif, ce qui me désorientait.

Ils parlaient de tout devant moi, ils discutaient peinture, m’engageaient à aller au Musée et, quand je sus bien lire le français, me prêtaient des livres. Seulement les étudiants étaient de mon âge, et depuis que j’existe, je n’ai jamais été attirée que vers ceux de mon âge. Avec eux, dans les guinguettes et les bals, l’on dansait et l’on chantait, et je me donnais comme j’étais, ce que je n’ai jamais pu faire avec des plus âgés ou des plus jeunes.

Cependant ma beauté avait gagné. Je posais beaucoup dans les ateliers, bien que je ne fusse pas le type de ces peintres flamands, hantés par les femmes de Rubens, et que ma gracilité intimidait presque… Puis je rebrodais les tapisseries et les soies anciennes qu’ils achetaient dans les ventes…

Deux jeunes gens nous avaient donné rendez-vous au bois de la Cambre. Je me hâtais sur l’Avenue Louise, quand mon attention fut attirée par un beau jeune voyou aux boucles noires, qui déambulait d’un pas las devant moi. Il avait une branche verte effeuillée en main, et en frappait les chiens et les petits enfants qu’il rencontrait sur son chemin ; il se retournait en riant quand il leur avait fait mal. Au Bois, il cassait les jeunes buissons avec son bâton. Puis il s’assit : il prit des petits cailloux, et les jeta sur des moineaux qui, en pépiant, cherchaient leur pâture dans un tas de crottins de cheval.

« Quelle sale bête ! » me disais-je…

Une jeune fille rousse, au nez retroussé, passa. Ses multiples jupons rendaient sa marche ondulée. Elle l’invita par des clins d’yeux. Il ne disait ni oui ni non et la regardait, indifférent ; puis, les mains dans les poches, il sifflota d’un air ennuyé.

Un vieux monsieur s’avança à petits pas. Ils se regardèrent bien dans les yeux. Le jeune homme se leva et le précéda. J’étais étonnée de la façon de marcher : il se cambrait et faisait le beau. Mais, voyant venir de loin Stéphanie, je n’y fis plus attention et j’allai vers elle.

Elle arrivait, essoufflée, bien qu’elle eût pris le tramway. Nos amoureux vinrent en voiture. Ils nous abordèrent d’une façon gênée… nous étions si peu élégantes… On s’éloigna des grands chemins dans les sentiers peu fréquentés, et là tout respect humain les abandonna : leurs gestes et leurs propos étaient ceux de charretiers.

J’avais escompté un bon déjeuner, mais ils nous conduisirent dans une guinguette, où ils nous offrirent une omelette au lard et un verre de faro : eux ne prirent rien. Une demi-heure après ce repas, j’étais aveuglée par la migraine, des manières de nos galants m’agaçaient. Je devins agressive et me mis à chicaner l’un d’eux sur ses grosses mains balourdes. Par ma fréquentation chez les peintres, j’étais à bonne école pour apprendre ce qui était beau ou laid. Sans savoir au juste ce que cela signifiait, je lui dis que ses mains sentaient la plèbe, et lui fourrant la mienne sous le nez :

— Voilà une main aristocratique…

Puis je le persiflai sur sa façon de marcher et ses reins trop larges pour un homme, le tout accompagné de regards dégoûtés :

— J’ai rencontré tantôt un voyou superbe, il aurait mieux porté vos habits élégants que vous… Ah ! le voilà ! fis-je, en voyant arriver, d’un air dégagé, le jeune homme ; on dirait un poulain pas encore ferré…

Je me connaissais un peu en poulains. Mon père avait été longtemps garçon d’écurie chez un éleveur, et, quand je lui apportais son dîner, il me montrait les poulains, en appelant mon attention sur leurs qualités.

Stéphanie me tira par le bras, en nous entraînant dans une allée de côté.

— Tais-toi, c’est mon frère, il serait capable de nous accoster…

Mais j’étais lancée. Ma migraine me tirait un œil et m’enserrait les tempes. Je voyais que je pouvais insulter le bonhomme, pourvu que je me laissasse attirer dans les fourrés. Mon exaspération montait, montait…

— Ecoute, Stéphanie, je ne veux plus être vue avec quelqu’un qui a des pieds semblables… je serais perdue de réputation…

Et je les plantai là. Stéphanie resta encore un instant à me regarder, estomaquée, puis elle me rejoignit, ne sachant si elle devait rire ou se fâcher.

— Tu sais, toi qui t’étonnes quand je les traite de voyous…

— Ce mufle qui n’osait se montrer avec nous dans les grandes allées, parce que nous sommes mal habillées… Si nous étions des cocottes chic, ils seraient fiers de nous afficher, mais ils rougissaient de nos guenilles… Eh bien, j’ai voulu leur montrer qu’il y a des choses plus ignobles que des guenilles. J’avais un vrai plaisir à faire pâlir ce butor, de vanité blessée : il ne savait où fourrer ses abatis… Moi qui pose pour ma beauté, qui suis tantôt nymphe, tantôt princesse, je ne veux plus me laisser humilier par des êtres de cette allure…

Stéphanie, que j’avais amenée chez les peintres pour lui faire trouver des poses, y avait échoué : elle en avait gardé du dépit.

— Oh ! tes peintres sont souvent aussi des galapiats, des fils d’épiciers et de bouchers…

— C’est vrai, ni leurs voix ni leurs manières ne sont comme celles des étudiants, mais il faut les écouter quand ils parlent de ce qui est beau. L’autre jour, comme ils voisinaient chez l’un d’eux, ils discutaient les nuages d’un tableau : ils se fâchaient, puis s’attendrissaient, et, comme il y avait de gros nuages, ils se sont mis à discuter devant la fenêtre… Après, quand ils furent partis et que j’eus repris la pose, je demandai au peintre ce qu’il y avait donc de si rare dans les nuages. Eh bien, il a déposé sa palette, m’a plantée devant la fenêtre et, pendant le reste de la séance, il m’a expliqué pourquoi c’était beau.

A mon tour, je me plaçai devant elle et, la tête levée, je lui indiquais du pouce :

— Tu vois, c’est flou, c’est moelleux, c’est fort, et ce bleu et ce gris, ça s’accorde, ça se fond et se détache merveilleusement…

— C’est idiot, fit-elle, ce sont des nuages qui amèneront une « drache », et toi, tu ne peux y voir autre chose que moi, et tes peintres sont des demi-messieurs.

— Je m’en fiche !… Quand ils me parlent ainsi, je voudrais ne plus quitter leur atelier… Si jamais un peintre veut faire de moi sa petite femme, il pourra compter sur moi, je ne le tromperai pas… Mais ils ne me prennent pas au sérieux, je suis trop petite et trop maigre : je n’ai qu’un mètre soixante, et leurs femmes ont au moins un mètre quatre-vingts, et des cuisses… il faudrait voir…

Elle m’emmena chez elle, où, pendant toute la journée, les dégoûts et les nausées m’enfiévrèrent.

Mais le soir, complètement soulagée, après m’être lavé la figure et peigné mes boucles blondes, je fus étincelante de beauté et de jeunesse, pour me rendre à un bal d’étudiants qui se donnait dans un jardin.

Quand je ne posais pas ou que je n’avais point de broderie à raccommoder, je flânais avec mon amie par les rues. Impossible de rester chez nous : ma mère me dérangeait exprès, dans le réduit où je me retirais pour lire ou pour faire ma toilette, sous prétexte que je m’éloignais de la famille.

Stéphanie avait sa fausse natte sur le dos ; moi, mes boucles blondes maintenues par un ruban. Nos chapeaux étaient des objets inouïs : comme nous ne possédions pas de parapluie, ils devaient supporter toutes les intempéries ; nous les retapions constamment. Nous allongions nos jupes en traînes, dont nous balayions les trottoirs et les rues boueuses. Sous les porches ou derrière un arbre des jardins publics, nous nous enduisions la figure de craie, parce qu’il était distingué d’être pâle. Nous rentrions nos corsages en pointe, pour nous découvrir la gorge.

Je baragouinais le français autant que je pouvais, prêtant grande attention à la prononciation.

Souvent des hommes nous suivaient dans des rues écartées. Ils nous rejoignaient, mais je refusais toute offre. Stéphanie, elle, acceptait.

Quand c’était au centre de la ville, j’allais l’attendre à la Galerie Bortier, où je lisais, à chaque étalage, un peu dans les livres. Si elle tardait, je faisais un tour du Marché aux fleurs, dont les parfums me charmaient plus encore que les couleurs.

D’ordinaire, elle riait en me rejoignant, et régalait de gâteaux, ou bien de moules, dans une cave de la Grand’Place. Puis nous allions au Vieux Marché acheter des vieux souliers ou une jupe pour Stéphanie.

— Tu sais, Keetje, tu es bête de ne pas profiter des occasions… tu pourrais aussi t’acheter des souliers.

— Non, c’est juré.

— Tu préfères marcher avec des chaussures qui prennent l’eau et la neige, et qui te font entrer des échardes dans les orteils, comme l’autre jour.

— Je ne veux plus me vendre.

— Mais tu fais la même chose avec ton amoureux pour rien…

— Ce n’est pas la même chose.

— Mais si.

— Mais non.

— Explique.

Je ne savais pas expliquer, mais, pour moi, ce n’était pas la même chose.

Puis je réfléchissais. Avais-je le droit de laisser les petits si souvent sans manger, et le loyer pas payé ; et de me donner pour rien à celui qui me plaisait ?… Alors, le soir, j’envoyais Stéphanie au rendez-vous dire à mon amoureux que je ne voulais plus « fréquenter », et, pendant des mois, j’avais des accès de vertu farouche.


La difficulté était avec les peintres : presque tous exigent qu’on se livre à eux et, si l’on refuse, ils deviennent désagréables et souvent ne continuent pas le tableau.

Naatje, qui avait quatorze ans, n’était plus retournée chez un sculpteur, à cause de ses obsessions. Il se plaignit à un de ses amis, qui faisait un médaillon d’après moi, que ma sœur l’eût planté là.

— Vous allez sans doute agir de même avec mon ami, dit-il, en s’adressant à moi. Mais elle me le payera, votre sœur, je le dirai à tous les artistes, et elle n’aura plus une pose.

— Mais, monsieur, elle ne vous aurait pas mis dans l’embarras si vous l’aviez laissée tranquille. Elle était venue chez vous pour travailler et non pour vous servir d’amusement.

— Mon cher, fit l’autre, si la petite ne veut pas, il ne faut point insister ; si elle consent, c’est autre chose…

— Ah ! c’est pour cela… Je ne saurais travailler si je ne couche pas avec le modèle… Du reste, pourquoi pas ? qu’est-ce que cela peut bien lui faire !

Hein avait seize ans et apprenait le métier de carrossier.

Depuis le printemps, il était comme plus agile, plus droit, et ses yeux s’étaient agrandis. Le soir, en rentrant du travail, il soupait en hâte, faisait un bout de toilette, et sortait. Le dimanche, il se lavait plus soigneusement, se graissait les cheveux et arrangeait longuement sa mince cravate, qu’il n’arrivait pas à nouer comme il le voulait ; il rentrait trop tard pour le dîner. Comme j’étais très tracassée par les soucis du ménage, que je devais faire vivre, je ne faisais pas grande attention au changement de Hein ; mais quand, en été, il se fit donner le dimanche matin des tartines pour les emporter à la campagne, et qu’au lieu de cinquante centimes, comme argent de poche, il en exigea soixante-quinze, je demandai à ma mère ce qui se passait. Elle me répondit, plutôt soucieuse, que Hein aimait une jeune fille de quinze ans qui, depuis un temps, toussait un peu et devait passer les dimanches à la campagne.

— Dans la semaine, elle ne peut pas, la besogne la retient. La mère est veuve, elles font de petits chaussons de bébé pour vivre : d’adorables petits souliers en reps blanc, en peau blanche, en satin… enfin délicieux, elles les fabriquent par douzaines, et n’ont pas le temps de lever les yeux de toute la semaine, comme moi quand j’étais dentellière… Elles habitent une petite chambre sur une cour, car ce joli métier ne rapporte presque rien.

— Mais comment sais-tu si bien tout cela ? est-ce Hein qui te l’a confié ?

— Non, il ne dit presque rien, il a peur que nous nous moquions. C’est la mère de la petite qui est venue me trouver. Voilà des mois que sa fille tousse, le docteur prétend qu’elle doit avoir de l’air, mais que veux-tu qu’elles fassent ? il faut vivre… Alors, elles partent le dimanche matin en emportant leur nourriture, et elles vont dans les champs ; mais la petite ne voulait plus y aller sans Hein. La mère est venue, m’a demandé si je permettais à mon fils de les accompagner ; elle disait qu’elles étaient des femmes honorables et que la santé de son enfant en dépendait. Comme elles sont aussi très pauvres, il emporte ses tartines avec lui. Elle m’avait invitée à prendre le café : nous avons ainsi fait plus ample connaissance.

— Et tu ne m’as rien dit ?

— Oh ! on n’a pas le temps de te parler : dès que tu rentres, tu prends tes livres et tu t’isoles…


Les dimanches que Hein passait à la campagne le rendaient radieux. Il rentrait vers huit heures, tout rose, embaumant la chambre d’une bonne odeur de verdure. Il ne sortait plus. Souvent il songeait tout le reste de la soirée : il souriait et remuait les lèvres. Visiblement, il dialoguait en faisant les questions, et il entendait certes les réponses.

D’autres fois, il prenait un cahier tout maculé et dessinait des voitures, des charrettes, des brancards, des avant-trains.

Un soir que nous étions seuls, je m’approchai de lui pour voir son dessin.

— Tu as fait des progrès, Hein, mais aussi tu travailles beaucoup.

— Si je veux bien savoir mon métier, je dois bien le comprendre, et une bonne voiture est très difficile à faire. Il me faut donc connaître la mécanique de tout cela. Je ne veux pas être une croûte, et, si je me marie, je dois pouvoir gagner la vie des miens.

— Je crois que tu deviens fou : tu as seize ans.

— Oui, c’est pour plus tard, riait-il ; mais c’est maintenant que je dois apprendre pour plus tard. Crois-tu que je voudrais élever mes enfants dans la famine, comme nous l’avons été ?

— Ce n’est pas parce que père ne savait pas bien travailler que nous avons eu faim, mais parce que nous sommes trop nombreux : neuf enfants, c’est ridicule !

— Mais comment faire quand on a une femme qu’on aime ?

Il rougissait et baissait la tête : je sentais une vague de désir le parcourir.

Il releva la figure vers moi.

— Comment faire pour ne pas avoir tant d’enfants, car, des enfants, j’en voudrais…

Il me regardait si candidement, il me semblait si pur, que je me tus, honteuse que j’étais, devant lui, de mon savoir.


Un soir, il s’exclama :

— Ça y est…

— Qu’est-ce ?

— Voilà.

Et il me montra son dessin.

— Il faut quatre hommes pour tourner le cercle de fer d’une roue ; avec cet engin, que je cherche depuis un temps, il n’en faut plus qu’un. Je vais le montrer au patron.


Un dimanche que j’avais mis une lavallière bleu marine, il me dit :

— Mais c’est une cravate d’homme, elle m’irait mieux qu’à toi. Regarde, la mienne est une vraie ficelle.

— Oui, mais que mettrai-je alors ?

— Tu as encore une broche.

— C’est vrai. Viens, je vais te mettre la cravate.

Quand j’eus fait le nœud, il se plaça devant la petite glace, et regarda avec satisfaction le nœud à deux bouts, sous son col rabattu.

— Ne trouves-tu pas mon cou trop long ?

— Mais non, un long cou, c’est très beau.

— Ah ! c’est beau… je ne savais pas.


Tout cet été, Hein vécut son bonheur sur la terre.

Je m’étais rapprochée de plus en plus de lui : nos dimanches soir étaient exquis ; moi, je lisais, et lui dessinait. Il avait de longues mains fines, au bout de poignets très minces, mais ces délicates mains étaient si habiles et si solides qu’elles me semblaient un outil admirable…


Vers l’automne, il devint triste.

— Voyons, lui dis-je un soir, parle-moi.

— Elle tousse beaucoup plus, pleurait-il, et le temps devient trop mauvais pour la campagne.

En hiver, on dut la transporter à l’hôpital. Hein y allait tous les dimanches et revenait malade pour toute la journée. Elle mourut au printemps. Après l’enterrement, il s’enferma dans la petite chambre où était mon vieux canapé : on l’entendait gémir comme une petite fille.

Je me sentais à bout et craignais de devoir retourner à l’hôpital : les conditions dans lesquelles je travaillais m’épuisaient. Je me levais à sept heures et m’habillais : mais ma mère n’avait pas encore préparé le café, le poêle fumait, l’eau ne voulait pas bouillir, ou Kees n’était pas encore revenu avec le pain… bref, la moitié du temps, je filais à jeun.

Il me fallait toujours aller très loin : nous habitions aux confins d’un faubourg populaire, et les peintres, presque tous, à l’autre extrémité de la ville. En hiver, saison où je posais le plus, je devais, par la pluie, la neige et le gel, marcher une bonne heure, sans paletot, souvent la marche rendue difficile par un clou qui m’entrait dans la plante des pieds, toujours les bas mouillés, n’en ayant pas de rechange. Ainsi j’arrivais, suante de la course et dégoulinante, les yeux brillants et le teint haussé… Alors il fallait se déshabiller, et prendre la pose debout ou sur un genou, ou tout le poids du corps sur un coude. Au bout de quelques instants, je grelottais : des frissons me parcouraient, et je devenais d’une pâleur cadavérique : une toux qui ne me quittait pas de l’hiver me secouait à chaque instant et dérangeait la pose de la draperie.

Les peintres avaient beaucoup de patience, — il n’y a jamais eu qu’une dame qui m’a renvoyée parce que je toussais ; — je voyais que je leur inspirais une grande pitié ; mais c’étaient souvent de pauvres diables, ayant trop peu d’argent pour pouvoir le gâcher, et quelquefois ils remettaient la pose à un autre jour.

A midi, je déjeunais le plus souvent de tartines, avec un verre de bière ou du café ; chez quelques-uns seulement, il y avait des sardines ou du fromage. Vers quatre heures, je m’en retournais.

Les pommes de terre avaient été bouillies à midi ; ma mère en mettait une dizaine sur une assiette, avec une sauce à la farine versée dessus ; elle les déposait dans le four sans les couvrir. Dans le courant de l’après-midi, Dirk chipait une pomme de terre ; après l’école, Kees chipait encore une pomme de terre, puis Naatje une autre ; même ma mère en prenait de temps en temps, se disant que je mangeais bien à midi chez les peintres, et, quand je rentrais, il ne restait plus que trois ou quatre pommes de terre, desséchées sous une couche de farine ; c’était mon dîner.

Je faisais une scène, ou suppliais ma mère de cuire quelques pommes de terre fraîches pour quand je rentrais.

— Faire une cuisine exprès pour toi, jamais de la vie !

— Alors, empêchez au moins les petits de les prendre, et mettez un couvercle dessus : la vapeur les tiendrait fraîches.

— Avec tous tes embarras, si tu ne veux pas les manger, donne-les aux autres : ils ne se feront pas prier.

C’est ce que je faisais souvent, et j’envoyais chercher par Naatje, pour quinze centimes, une petite tranche de lard maigre que je mangeais cru, de préférence sur du pain noir saupoudré de poivre et de sel ; avec cela, une tasse de café ou plutôt d’eau de chicorée, réchauffée.

Quand mes bas étaient trop sales je devais les laver le soir et les mettre la nuit pour les avoir secs le matin. Ma mère voulait que je fasse la lessive, que je récure le plancher. J’avais beau expliquer que, posant beaucoup pour les mains, je devais les avoir soignées : elle ne pouvait comprendre.

— C’est pour ne rien faire que tu inventes cela : selon moi, si une main est rouge et que je veuille la peindre blanche, je n’ai qu’à prendre de la couleur blanche…

J’étouffais de rage devant ces insanités.

J’étais engagée chez un Allemand, qui peignait des petits tableaux de genre pour vivre, et entre temps travaillait à une grande toile, comme œuvre sérieuse. Je posais pour les petits tableaux. Une jeune fille, en robe rose ou bleu ciel, les boucles blondes sur le dos, était assise sur une dune et regardait la mer, ou rêvait dans une bergère, ou écrivait un nom sur le sable avec la pointe de son ombrelle ; c’était moi, la jeune fille.

Un matin, j’arrivai tellement trempée que, lorsque j’ôtai mon corsage, le peintre poussa une exclamation : ma peau était toute violette, du corsage mouillé qui avait déteint sur moi.

— Mais tu ne peux pas poser dans cet état, « du armes Kind ! »

Il me lava, me fit endosser une chemise et un caleçon à lui ; par dessus, je revêtis la robe rose et m’assis sur un tabouret recouvert d’une grande toile jaune, qui s’étendait par terre pour donner le reflet du sable de la mer sur ma robe et sur mon cou.

Les deux jours suivants, je ne devais pas aller chez lui ; il travaillait à sa grande toile, avec un modèle habillé en Orientale. Quand je revins le vendredi, il était nerveux, et pas aimable comme d’habitude. Tout d’un coup il déposa sa palette, vint vers moi, me leva un peu rudement la tête, et me regarda longuement.

— Non, ce n’est pas vous…

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— On m’a pris trois pièces d’or, qui étaient là dans ce secrétaire ouvert ; je les y ai mises lundi et hier seulement je me suis aperçu qu’elles avaient disparu… Il n’y a que vous et elle, fit-il, en montrant l’Orientale du tableau, qui soient entrées ici ; mais ce n’est certes pas vous.

— Il n’est pas dit non plus que ce soit elle : on nettoie l’atelier, on allume le feu, que sais-je ?… Mais pourquoi laisser traîner des pièces d’or sur les meubles ?

— Pourquoi ?… Cela pourrait-il te tenter ?

Mais, tout de suite, il vint vers moi.

— Non, tu ne serais pas tentée… cependant si, moi, je devais me laisser tremper, comme toi l’autre jour, il y a longtemps que je serais en prison.

— Brrr… j’aimerais mieux mourir de faim et de froid, que de commettre un acte qui pourrait me conduire en prison, car alors je me croirais irrémédiablement souillée.


Une autre fois, je m’étais rendue, par des rafales de neige, chez un Anglais qui aimait beaucoup ma tête ; il la peignait et repeignait. En arrivant, j’ôte mes bottines : il les dépose, pour les faire sécher, sur le poêle, où il n’y avait presque pas de feu. Je prends la pose… Au repos, je vis une de mes bottines qui bâillait comme une mâchoire ouverte, et l’autre avait la semelle calcinée. Je me mis à pleurer tout haut. Le peintre fut si ému qu’il me donna vingt francs pour acheter des chaussures. Je m’en achetai, naturellement, une paire de dix francs, et les autres dix francs passèrent à la maison.

Je ne me vendais plus. Cependant, les jours de famine, et quand je ne trouvais du travail nulle part, j’allais rendre visite à ce peintre anglais. Il avait vingt-quatre ans. Sans le montrer, j’avais un béguin pour lui. J’étais très à son goût. Quand je sonnais, on eût dit qu’il m’attendait, tant il dégringolait vite les escaliers pour m’ouvrir ; il me prenait comme un affamé. Au moment de partir, il me donnait sept à huit francs… de quoi manger pendant trois jours chez nous.

Une dame, qui faisait des études de mains avec moi, m’avait demandé si je ne voulais pas aller lui chercher du thé dans un grand magasin japonais. En regardant les bibelots, je ne pus m’empêcher d’acheter un petit joujou de cinquante centimes, très joli et très ingénieux. Je l’offris au petit garçon de la dame. Toute la famille se récria tellement de ce que j’avais pu choisir un objet d’aussi bon goût que, pendant toute la matinée, j’en étais restée honteuse et triste…


Ailleurs… Pendant la pose, le mari en robe de chambre était venu s’asseoir dans l’atelier de sa femme. Leur fille prenait une leçon de chant dans une chambre voisine. Tout d’un coup elle donna une note très fausse. Je tressautai en faisant :

— Oh !…

Le monsieur me regarda, étonné.

— Comment ? vous entendez cela aussi…

Aussi !… Décidément ces gens nous prennent pour des sauvages… Aussi !…

Tout cela m’aigrissait.


Une grande dame, qui faisait de la peinture à ses moments perdus, m’avait prise en sympathie. A la première communion de Naatje, elle avait acheté des robes pour la petite et pour moi.

Je lui disais un jour que j’aurais tant voulu savoir un métier.

— As-tu déjà été mariée, Keetje ?

Je la compris parfaitement. Je ne crus cependant pas mentir en répondant « non ».

— Alors je vais te faire donner des leçons de français, et, après, je te placerai comme demoiselle de magasin.

— Oh ! madame ! oh ! madame ! pleurais-je.

Elle chargea sa concierge de me chercher un professeur de français. La concierge trouva parmi ses connaissances une vieille demoiselle qui, pour vingt francs par mois, me donnerait deux leçons par semaine. Elle me faisait des dictées et je devais apprendre des verbes par cœur, mais elle ne me donnait aucune explication.

A la fin du deuxième mois, ayant reçu les vingt francs pour payer les leçons, je rentrai chez nous, la pièce d’or roulée dans un petit papier. C’était en été : peu de peintres en ville et le loyer à payer… Mes parents firent si bien que je leur donnai les vingt francs.

Le lendemain, la vieille demoiselle, étonnée de ce que je ne la payais pas, alla chez la concierge. A la leçon suivante, elle me dit :

— Vous avez reçu l’argent, n’est-ce pas ?

Je répondis « oui », en devenant cramoisie. Elle n’insista pas.

Le soir, j’écrivis à la dame, qui était à son château, que j’avais payé notre loyer avec l’argent du professeur, puis que je ne lui avais pas dit la vérité en lui répondant que je n’avais jamais été mariée.

Je reçus tout de suite la réponse : « J’aurais dû avouer à la demoiselle que j’avais payé notre loyer avec son argent, il n’y avait aucune honte à cela ; et je pourrais aussi mieux écrire en français, maintenant que j’avais reçu des leçons ; mais je devais comprendre qu’elle, la dame, ne pouvait plus s’en occuper… »

J’étais sans aucune base, même dans ma langue : ma mère nous avait envoyés trop peu à l’école. Je n’avais aucune idée de ce qu’était un verbe, un adjectif, un substantif. Le professeur déniché par cette concierge ne m’en parlait pas, et ces semblants de leçons n’avaient duré que deux mois… Les filles de ma protectrice, âgées de dix-sept et dix-huit ans, ne savaient pas écrire correctement la langue qu’elles avaient sucée avec le lait et qu’on leur avait enseignée depuis l’âge de dix ans.

Quant au « mariage », qui me rendait indigne de recevoir des leçons… Ma protectrice, encore jeune, était la maîtresse du mari de sa meilleure amie, et son mari à elle, l’amant de celle-ci. Ils vivaient toujours les uns chez les autres, et se sont quasi ruinés à des fêtes somptueuses qu’ils s’offraient dans leurs châteaux ou leurs hôtels.

Mais, à cette époque, je ne la jugeais pas : je ne lui tenais compte que de ce qu’elle avait voulu faire pour moi, et, comme elle aimait les bleuets, pendant de longues années j’allais, à la saison, lui en cueillir des brassées, dans les champs derrière Laeken.

— De la part de qui ? demandait la nouvelle concierge, quand je les apportais.

— N’importe… mettez-les d’abord une heure dans l’eau, pour les offrir, bien fraîches, à Madame…

Un soir d’hiver, en rentrant chez nous vers cinq heures, je trouvai une lettre d’une dame peintre, qui me demandait de passer chez elle avant six heures. Il fallait aller à l’autre bout de la ville : je ressortis immédiatement et arrivai en sueur, toute rose et animée, juste à temps encore.

En traversant le corridor, je croisai un monsieur qui me souriait ; mais j’étais trop affairée pour y prêter attention. Je m’arrangeai avec la dame ; je lui plus beaucoup. Elle allait commencer une grande toile avec moi… chouette ! du pain sur la planche pour longtemps…

Quand je sortis, deux jeunes gens m’emboîtèrent le pas. De rose que j’étais d’avoir couru, j’étais devenue toute blanche. Je grelottais : je n’avais rien pris depuis midi.

L’un des deux me regardait très ostensiblement : c’était un grand jeune homme, fort bien habillé, aux cheveux très blonds et les yeux noisette. Celui qui m’avait souri dans le corridor était un juif très brun ; il vint d’un coup vers moi et m’invita à aller prendre quelque chose avec lui ; j’acceptai. Le blond restait à distance ; devant le café, je me retournai et dis :

— Et votre ami ?

— Viens donc !

Nous entrâmes, à nous trois, dans le café. Bientôt le jeune homme brun nous quitta, et le blond m’invita à dîner.

C’était la première fois que j’allais dans un restaurant. Je ne savais comment il fallait s’y conduire, de quelle façon manier une cuiller… je la tenais comme les enfants, puis le couteau m’embarrassait, et tenir la fourchette de la main gauche… Enfin, je me décidai à manger avec le couteau, j’avais entendu dire que c’était chic. Le jeune homme me regardait faire ; il était visiblement gêné. Je pris alors le parti d’observer comment lui faisait : je l’imitai, cela alla très bien.

Après le dîner, nous fûmes voir Les Cloches de Corneville. Mon nouvel ami était Allemand, parlant le français à peu près aussi mal que moi. Je le sentais très peu expérimenté, presque fier de se trouver avec une femme. Aussi, quand, en me reconduisant, il me fit, sur notre chemin, entrer dans un hôtel, j’y allai sans faire beaucoup de phrases… Je sentais que cet étranger voulait faire comme ses camarades : avoir une maîtresse ; que son ami lui avait dit « j’ai ton affaire », et que ne pas lui accorder ce qu’il demandait était rompre cette chose si bien ébauchée ; que, le lendemain, il se serait tourné vers une autre et n’aurait plus pensé à moi… Puis ses yeux d’or et ses cheveux blonds étaient très beaux… Il avait un joli nom : Eitel.

En me reconduisant à deux heures du matin, il me demanda de dîner avec lui le lendemain.

Je me trouvais, j’en étais sûre, sur le seuil d’une autre vie.

Deux souvenirs exquis me sont restés de cette époque.

L’un, d’Albert, le fils du général. Lui savait ce que je faisais le soir dans les rues. Eh bien, jamais, dans ses manières avec moi, il ne m’a fait sentir du dédain. Toujours, en m’abordant, il ôtait son chapeau, et, quand il crut que je l’avais rendu malade, il me laissa là sans rien dire.

Un soir, je le rencontrai dans un bal d’étudiants. Il fit la réflexion que c’était bien dommage que j’eusse échoué là, que je n’étais plus si bien qu’avant, à tous les points de vue.

J’avais acquis le verbe haut ; je riais et plaisantais. Voulait-il dire que le métier n’avait aucune importance, que la personnalité faisait tout ?… Comme je le regardais, éplorée :

— Ah ! ce regard est encore de toi !…

Ma tête, ma pauvre tête se mit à battre la campagne. Je ne comprenais pas. Comment pouvais-je valoir mieux quand je ramassais des hommes pour vivre ?…

J’en étais abrutie, et je sentais qu’il ne fallait pas que je continuasse cette soi-disant vie de relèvement.

*
*  *

L’autre souvenir est celui d’un collégien de seize ans.

Stéphanie était la maîtresse d’un étudiant qui sortait du collège ; il avait un ami, à demi Espagnol, Rodrigue, qui devait encore y rester six mois, puis entrer à l’Ecole Militaire. Il l’amena, et nous sortîmes ensemble par les rues isolées des faubourgs.

Quand la rue était en pente, nous la dévalions en courant pour voir qui serait le premier en bas. J’avais l’agilité d’une chèvre et souvent j’étais la première ; mais quand Rodrigue me dépassait, il tournait la tête vers moi, et, de ses dents d’Espagnol mâtiné de Maure, et de ses énormes yeux noirs, le chapeau en main, les cheveux d’ébène au vent, il me riait d’un air de triomphe.

Dans les guinguettes lointaines, nous allions boire un verre de « brune », mais, avant, nous sautions à pieds joints les flaques d’eau.

Stéphanie avait de l’humeur, parce qu’aucun exercice ne lui était possible. Elle avait encore de l’humeur quand son amoureux causait avec moi, au lieu de s’occuper d’elle. Rodrigue alors me secouait le bras, et les yeux flamboyants.

— Laisse-les ! disait-il.

Et il voulait que nous marchions derrière ou devant, pour nous isoler. Il me donnait le bras, et, la tête penchée vers ma figure, son haleine m’effleurant, il me parlait. Il était extrêmement fier de pouvoir causer avec moi.

— Tu n’es pas du tout comme les autres. Que fais-tu avec cette grue ?… j’ai une cousine à qui tu ressembles, je lui raconte aussi tout…

Il était orphelin, sa mère était Espagnole, son tuteur voulait qu’il entrât à l’Ecole Militaire.

— Je serai, très jeune, général, tu verras… et notre pays finira bien par se battre un jour ; sans cela je m’en vais, je ne veux pas être un soldat de parade.

Jamais il n’était question d’amour entre nous. Moi je le regardais comme Hein ou Dirk ; quant à lui… je crois que ses sens n’étaient pas éveillés, nous n’avons pas échangé un baiser.

Un soir, il me raconta que, le matin, pendant qu’ils étaient à table, il m’avait vue passer avec Stéphanie ; que les élèves avaient tous ri, en voyant des petites femmes ; que lui avait rougi et s’était caché la figure dans sa serviette.

J’avais déjà fait la connaissance du jeune Allemand, et voulais, depuis la réflexion qu’Albert m’avait faite au bal, quitter cette vie de garçon. Rodrigue me demanda de sortir seule avec lui, la veille de son entrée à l’Ecole Militaire. Ne sachant comment l’éconduire, je le lui promis : je devais le trouver à six heures sur la place, devant la Gare du Nord, que quelques réverbères de gaz laissaient dans la pénombre. Mais voilà que l’Allemand m’écrit pour m’y donner également rendez-vous…

Je me dissimulai donc sous une porte. Le petit arriva le premier ; il ne pouvait m’apercevoir. Ne me trouvant pas, il s’agitait, marchait de long en large ; il allait regarder au coin des rues. L’Allemand étant toujours en retard, je voyais de loin tout son dépit. A la fin il partit : il avait tiré son mouchoir et s’essuyait les yeux.

Depuis que je connaissais Eitel, j’évitais les endroits où j’aurais pu rencontrer des étudiants. Stéphanie me boudait, parce que je ne voulais pas lui faire connaître mon amant.

Je le voyais trois fois par semaine. En rentrant de mon travail, je m’attifais le mieux que je pouvais ; à six heures, j’étais au rendez-vous. Il m’avait acheté des gants, une voilette et un parapluie. Nous dînions pour six à sept francs dans un des vieux restaurants du bas de la ville. Après nous allions voir une opérette ou passer la soirée au café-concert.

Les chanteuses de café-concert m’ahurissaient. Je me demandais pourquoi elles avaient la voix si différente de la voix des chanteuses d’opérette, et comment elles arrivaient à la pousser ainsi ; je n’avais aucune idée du chant appris, mais ceci me paraissait tout à fait défectueux.

J’adorais Judic. Mme Théo, dans La Petite Mariée, me semblait chanter faux. Je crois avoir entendu Granier dans La Marjolaine : elle était mince et élancée, et me plaisait infiniment. Mais un soir, aux Galeries Saint-Hubert, j’eus une révélation : Céline Chaumont jouait La Cigale. Mes fusées de rire partaient si spontanément que tout le monde autour de moi s’en amusait. Depuis, Céline Chaumont n’est jamais venue à Bruxelles sans que je sois allée l’entendre.

La Petite Marquise et même Toto chez Tata m’ont initiée au théâtre parlé.

Avec mon ami, je discutais chaudement les faits et gestes des acteurs et, bien que longtemps dans ma vie j’aie préféré les hommes aux femmes, le travail des femmes m’intéressait davantage.

Je croyais que la vie d’actrice était une vie de noce continuelle, mais j’en revins vite, rien que d’avoir voulu imiter Céline Chaumont quand elle jonglait avec des boules de laine… je vis que ce n’était pas un jeu de plaisir, mais d’application et de patience. Pour le moment, je n’approfondissais pas plus avant.

Au bout d’un petit temps, Eitel me conduisit, après le dîner, au café, au lieu du théâtre ou du café-concert. Je m’y ennuyais mortellement ; je me serais bien contentée de causer, mais il n’était pas causeur… alors je lui disais que cela m’assommait. Après quelques tiraillements, il m’avoua que c’était très coûteux de dîner au restaurant et d’aller au théâtre trois fois par semaine… puis l’hôtel… Cet argument me convainquit.

— Si tu as besoin de ton argent pour des choses plus utiles, nous ne devons pas le gâcher à des distractions. Je croyais que tu avais beaucoup d’argent…

— Plus maintenant… nous avons été très riches, mais mon père a perdu une grande partie de sa fortune.

— Oh ! je suis très bien ici, j’aime autant causer.

— De quoi veux-tu parler ? C’est dommage que tu ne saches pas jouer aux cartes ou au bac…

— Ah ! non, cela m’horripile, mais allons nous coucher.

— Ah ! ma petite bête, tu es charmante…

*
*  *

Le Carnaval approchait. J’avais un désir fou de me déguiser et d’aller au bal.

Un soir, Eitel me dit :

— Je vais te proposer deux choses, tu peux en choisir une… Nous pouvons faire le Carnaval, te louer un costume, aller dîner, puis au bal et souper, ou t’acheter une belle robe… une des deux, c’est à toi de choisir.

J’étais toute frémissante de joie, en l’entendant énumérer ces merveilles… Enfin je pourrais savoir ce que c’est que d’être belle et d’aller à un bal, ne fût-ce que pour une fois. Mais une jolie robe qui me durerait deux ans…

Il me regardait curieusement, de ses beaux yeux noisette. Je n’hésitai pas.

— J’aime mieux une robe, elle me restera, et je serai plus convenable pour sortir avec toi…

— Eh bien, voilà cent vingt-cinq francs, fais-toi élégante… Dans huit jours, c’est le Mardi Gras, nous irons manger un morceau et voir les masques.

Grand Dieu, quelle somme !

Le lendemain, je m’en fus rue Neuve m’acheter une robe toute faite, qu’on changea à ma taille. Elle était vert foncé, très étroite, à longue tunique, le corsage à basques avec une petite pèlerine, et garnie de boutonnières en taffetas. Elle coûtait quatre-vingts francs ; il m’en restait quarante-cinq.

Je voulais une fois pour toutes en sortir : je n’avais donc rien dit chez nous de cet argent. Je gagnais du reste beaucoup depuis quelque temps ; un amateur avait commencé une grande toile avec moi, il la grattait après chaque séance et recommençait le lendemain. J’étais dans la joie : « S’il continue ainsi, me disais-je, il n’y a pas de raison pour que cela cesse… »

J’achetai avec les quarante-cinq francs restants :

  Francs
1 paire de bottines
12,00
1 chapeau de feutre vert
3,00
1 touffe de plumes de coq
2,75
1 ruban de velours vert
1,50
1 voile de gaze verte
2,75
2 chemises à 3 fr.
6,00
2 pantalons à 2 fr. 50
5,00
1 jupon violet
5,00
1 paire de bas
2,50
3 mouchoirs
1,50
1 savon
0,10
 
——
42,10
J’ajoute pour un bain
1,00
Total
43,10

Je m’étais dit que je ne pouvais m’habiller de ces beaux vêtements sans être lavée des pieds à la tête : chez nous, c’était impossible, avec tous les enfants autour de moi. Du reste, ma mère trouvait qu’une fille convenable ne devait se laver que la figure et les mains, et puisque je voulais être convenable !…

Je décidai de me laver les cheveux au bois de panama et d’aller prendre un bain en ville… Ah ! ce premier bain… cette sensation d’être entièrement dans l’eau chaude… je ne l’oublierai jamais. J’eus d’abord une petite suffocation, puis, ce fut exquis…

J’avais apporté mes beaux dessous, de façon de ne plus devoir mettre chez nous que ma robe et mon chapeau. En sortant de là, je me sentais alerte et gaie. J’eus une scène avec ma mère, parce que j’avais acheté ces vêtements au lieu de donner l’argent dans le ménage, comme je faisais toujours. J’avais beau dire que c’eût été tromper mon ami, que des actes semblables pourraient me le faire perdre… elle ne voulut pas en démordre.

Je mis ma belle robe, mon chapeau un peu en arrière de façon à montrer mes ondulations. Mes boucles s’épandaient sur mon dos, maintenues par un velours : le bois de panama leur avait donné un reflet d’or. J’entourai mon chapeau et ma figure du voile de gaze, que je croisai derrière la tête, et, ramenant les bouts sous le menton, j’en fis un gros nœud.

Chez nous, il n’y avait pas de miroir, mais quand, en ville, je pus me voir dans les glaces, j’eus de la peine à me reconnaître. J’étais longue, fine, très élégante, et le contentement me faisait une figure d’une joliesse rare…

Eitel m’attendait, accompagné d’un ami avec qui nous sortions souvent et qui m’aimait beaucoup. Ils ne me reconnurent pas. Je m’amusai à passer deux fois près d’eux ; j’entendais, Eitel dire :

— Mais elle n’est jamais en retard…

Je relevai mon voile et les accostai.

— Ah ! c’est toi !… Vraiment c’est incroyable ! Non ! mais ! est-elle charmante ! on dirait qu’elle n’a jamais porté d’autres vêtements…

Dans un joli mouvement spontané et fier, il m’offrit son bras ; l’ami se mit à ma droite. Je trépidais de bonheur et d’orgueil. En baragouinant tous les trois le français, nous prîmes la rue Neuve, qui était alors un long boyau mal éclairé.

Je n’avais pas de paletot, mais je n’eus pas froid : ma petite pèlerine et mon grand voile me donnaient l’air emmitouflée. Il gelait ; le vent était assez fort et faisait voler mes plumes de coq, et, quand j’apercevais mon ombre contre les maisons ou par terre, avec ces plumes voltigeant sur ma tête, je ne me sentais pas d’aise. En rentrant dans l’allée couverte du restaurant, Eitel me vit en pleine lumière ; il serra mon bras contre lui.

— Ma petite bête, fit-il, attendri.

Va pour petite bête !… je savais ce que cela voulait dire : ça équivalait à « mon colibri » ou « mon papillon. »

Après le dîner, nous fûmes dans un grand café, rejoindre de ses compatriotes. J’en connaissais quelques-uns, tous me firent charmant accueil et me complimentèrent. Tout d’un coup, je crus me figer, mais fis semblant de rien.

Parmi eux était un jeune homme qui, un soir, m’avait ramassée sur le trottoir : il m’avait longuement marchandé deux francs sur dix que je demandais. Il se mit à chuchoter avec son voisin. Eitel leur demanda s’ils parlaient affaire pour être aussi sérieux.

— Non, fit l’un, nous parlions d’une coureuse de trottoir, qui se fait passer pour une fille comme il faut…

Eitel n’écoutait déjà plus, très occupé des masques qui déambulaient. Je mettais de temps en temps mon mouchoir sur ma bouche, pour cacher mes claquements de dents : je me sentais pâle. Pour qu’il ne s’aperçût de rien, je demandai un grog très chaud. Vers minuit, tous ces messieurs, qui étaient en habit, se rendirent au bal de la Monnaie, et nous partîmes.

J’avais tant souffert dans ce café que j’en étais toute déprimée, et je me disais que, pour moi, toute joie serait toujours gâtée, que j’étais tarée et que jamais je ne pourrais m’en laver. Et tout d’un coup, sous ses baisers, je me pris à sangloter… Autant tout lui avouer… Ah ! non ! ah ! non !

— Voyons, qu’as-tu ?

Alors, la tête sur sa poitrine, je lui dis que j’étais si malheureuse chez nous, que j’avais la charge de tout le ménage, que mon père ne travaillait jamais et que je n’en pouvais plus.

— Comment ? c’est toi qui fais vivre toute ta famille ?… mais c’est insensé, tu ne peux continuer cela, tu dois penser à toi, tu n’as pas le droit de te sacrifier ainsi.

Ah ! voilà un langage nouveau… Je croyais qu’on ne devait jamais penser à soi, et que je faisais mal de ne plus vouloir peiner exclusivement pour chez nous… Alors ce n’était pas mal de penser à soi : cela m’apaisait.

— Sais-tu quoi, ma petite bête, viens habiter chez moi. Seulement, le jour où je devrai partir ou me marier, tu ne me diras pas que je t’ai trompée et tu ne m’ennuieras pas.

Je me mis sur mon séant, abasourdie… « Comment ! il ne sait rien de moi, il ne le soupçonne même pas, et il me parle ainsi… que serait-ce s’il savait !… ce beau garçon est doublé d’un butor ! »

— Si tu veux, viens pour le temps que cela durera : tu seras hors des pattes de tes parents qui t’exploitent, mais il est convenu que tu ne feras aucun embarras, le jour où cela devra finir. C’est par honnêteté que je te le dis : si tu n’étais pas la créature exquise que tu es, je ne te parlerais pas si loyalement.

Je passai le restant de la nuit à ruminer et à me demander pourquoi toutes ces choses laides et dégradantes s’acharnaient sur moi… puis je me révoltais.

« Zut ! j’irai chez lui, parce que, chez nous, la vie m’est devenue impossible. Je leur donnerai l’argent que je gagne, mais je dois les quitter ou je me suicide… »

Et, regardant la belle tête blonde de mon amant, qui dormait à poings fermés :

— Quant à toi, je te récompense assez de ma peau, je ne te dois rien d’autre…

Le lendemain, chez nous, je fis un paquet de mes hardes, je dis à ma mère qu’elle pouvait compter sur tout ce que je gagnerais chez les peintres. Elle ne voulait pas me laisser sortir. J’avais mes plus beaux vêtements pendus sur mon bras. Elle appela Hein à la rescousse pour me barrer le chemin : il avait les larmes aux yeux.

Tout d’un coup, j’avisai mon vieux canapé qui me servait de lit ; il se trouvait devant une porte qui s’ouvrait en dehors. Je bondis sur le canapé, ouvris la porte, et dévalai l’escalier.

Avant qu’ils fussent revenus de leur émoi, j’étais dans la rue et sautais sur le tramway qui passait.

Une demi-heure après, je rangeais mes vêtements dans l’armoire à glace, à côté de ceux de mon ami.

Quelle différence de vie !… J’avais beaucoup de poses. Après, j’entrais dans notre appartement bien tenu où j’étais seule… pas de bruit autour de moi… et où je pouvais lire sans être distraite. Alors je m’en donnais, de la lecture…

A six heures, on me montait mon petit dîner sur un plateau couvert d’une serviette : il me coûtait un franc cinquante. Les jours que je ne posais pas, je déjeunais à midi de deux petites tasses de café que je me préparais dans une machine viennoise, de deux petits pains et de vingt-cinq centimes de jambon ou de fromage. Vers trois heures, dans ma plus belle toilette, j’allais me promener Montagne-de-la-Cour.

La Montagne-de-la-Cour d’alors était l’endroit où, en hiver, les femmes de tous les mondes et de toutes les conditions se rendaient aux mêmes heures, entre trois et cinq, pour faire leurs emplettes ou pour se promener et se dévisager. Les hommes étaient plus rares.

La femme y était chez elle. Tous les magasins de robes, de chapeaux, de lingerie fine, de fourrures, de bijouterie, les magasins de chaussures de luxe étaient agglomérés dans cette vieille rue en pente. On la descendait et, par la rue de la Madeleine, on poussait jusqu’au « Passage » ; puis on remontait. Prendre le thé était inconnu : on allait tout au plus manger un gâteau sur le pouce chez Brias, au Cantersteen, et encore… Moi surtout, je ne pouvais pas, n’ayant pas assez d’argent. Il y a vingt-cinq ans, à Bruxelles, quand on ne s’était pas promené Montagne-de-la-Cour, on n’était pas sorti.

Je jubilais quand, jeune, jolie et bien habillée, je me baladais dans ce milieu élégant et intime, car, intime, elle l’était, la Montagne-de-la-Cour, on se reconnaissait sans se connaître.

— Voyez cette petite avec ses cheveux ondulés : elle doit être étrangère, disaient des dames en me dévisageant. On baisse peu la voix en Belgique.

« Ah ! voilà cette dame avec ses belles fourrures », pensais-je. Et l’on remontait et redescendait inlassablement, jusqu’à cinq heures au plus tard.

Je n’ai qu’à fermer les yeux pour revoir déambuler, frivoles et épaisses, en leurs robes à grosse tournure et avec leurs petites capotes nouées de côté sous le menton, les dames fraîches et replètes, le regard creux, mais la bouche gonflée vers les grosses jouissances. Leurs silhouettes frustes et savoureuses passent et repassent. Elles entrent dans des magasins que je pourrais énumérer, des deux côtés de la rue, depuis la Place Royale jusqu’au Cantersteen… Maintenant tout est démoli…

J’ai vu aussi grandir et vieillir des hommes et des femmes que je n’ai jamais connus que pour les avoir rencontrés dans la ville. La petite fille, avec des tresses sur le dos, je la voyais devenir jeune fille, puis se promener avec sa mère et le fiancé de l’autre côté, puis jeune mariée… enceinte… ensuite avec des bébés. Plus tard la taille élégante s’épaississait et les cheveux grisonnaient ; elle renonçait à la coquetterie et se transformait à la bonne franquette.

Et les hommes qui, presque gosses, m’admiraient naïvement en me disant des amabilités en passant, j’ai vu pousser leur première barbe, puis leur ventre… Il y a des hommes qui, pendant quinze ans, avaient une expression de contentement quand ils me rencontraient, et qui tout doucement ont passé à côté de moi sans plus me voir.

J’ai vécu ainsi de la vie de beaucoup d’habitants de Bruxelles, sans cependant que nos natures aient fusionné : je suis restée étrangère à leurs goûts et à leur façon de sentir, et eux ne m’ont jamais aimée.

Personne n’a aimé Bruxelles d’une façon plus spéciale que moi. J’aimais la ville, son mouvement et ses rues, jusqu’à ses petits pavés plats ; mais, dès que je faisais la connaissance de gens de n’importe quel monde, il y avait surprise… Nous nous sentions si différents que jamais le contact ne s’est fait. Les rares connaissances que j’ai eues ne me traitaient pas comme leurs amies belges, et moi je n’ai jamais su me donner, malgré tout le désir que j’en ai eu, car cela a été le grand désir de ma vie, d’avoir une amie…

*
*  *

Le soir, nous restions chez nous ; nous n’avions aucun besoin de sortir et, quand je nous la sais de la bière chaude avec des œufs, une recette nationale d’Eitel, il avait la sensation d’être dans son pays, disait-il, et une nostalgie passait dans ses beaux yeux bruns… Mais vite, pour dissiper cette pensée, je le grattais des deux mains doucement dans ses cheveux blond lin et, comme un grand chat, il soupirait et fermait à moitié les paupières, de bien-être. Lui me faisait peu de chatteries…

Il passait maintenant la plupart des dimanches chez des amis. Alors je retapais mes chapeaux ou refaisais mes robes, mais surtout je lisais.

J’avais demandé à la propriétaire si elle n’avait pas des livres à me prêter. Elle me descendit du grenier des journaux de modes reliés, de 1855 à 1865, et presque tout Molière… Molière ! je l’ai lu d’un trait, et il ne fut pas lettre morte pour moi. Je le compris comme un cerveau de vingt ans peut le comprendre ; je sentis, sous la forme étrange pour moi, la vie et la vérité.

Les anciens journaux de mode m’ont également rendu un grand service. Quand, plus tard, je lus les de Goncourt, j’ai vu leurs héroïnes se mouvoir dans leurs atours ; j’ai vu Renée Mauperin dans sa robe de reps blanc, qui ballonnait autour d’elle… Le costume, du reste, m’a toujours vivement intéressée. Depuis, j’ai compris que c’est parce qu’il fait partie de notre mentalité, qu’il nous dicte nos gestes et nos attitudes : les paysannes zélandaises, à cause de leurs coiffes, tournent la tête comme les femmes des tableaux gothiques, et leur masse de jupons les obligent à se retourner complètement pour regarder derrière elles.

Pour avoir des livres à ma disposition, je m’abonnai à un cabinet de lecture : là encore je fis des découvertes étonnantes. J’avais demandé des livres sérieux ; je dois beaucoup à l’employé qui me comprit si bien. J’ai pu, grâce à lui, m’initier à ce que la France eut de meilleur en écrivains pendant tout le dix-neuvième siècle, et comme, à la lecture, je vois et sens réellement les gens et les choses, dans leur atmosphère, avec les couleurs et les parfums, j’ai vécu, en compagnie des duchesses de Balzac, des après-midi de dimanche somptueux… j’allais jusqu’à respirer l’air confiné de leurs appartements.

Ceux que je n’ai pas compris ou goûtés alors, je les ai goûtés plus tard. A tous, je dois une partie de l’évolution lente, mais sûre, qui s’est accomplie en moi. Je n’avais d’autre guide que cet employé.

— « Voilà, Madame, Les Filles de Feu », ou : « Je vous ai gardé Mauprat », ou : « Voici la Cousine Bette, vous n’allez pas en dormir… »

Les dimanches matin, j’allais souvent au Vieux Marché. Les étalages de livres me retenaient surtout et n’y eut-il pas qu’un jour j’y trouvai Les Confessions de Jean-Jacques… J’en lus une page devant l’étal.

— Combien ce livre ?

— Un franc cinquante, parce que c’est vous.

Je prends le bouquin et en marchant commence à le lire ; arrivée au Parc, je m’assieds sur un banc. Je rentrai une heure trop tard pour le dîner.

Jamais aucun livre ne m’a autant remuée… Il avait eu de la misère comme moi, il avait été mercenaire comme moi, il avait vécu de charité comme moi… et, chez Mme de Warens, n’avait-il pas dû tout accepter de ses mains ?…

Il y avait donc eu des misérables qui avaient osé parler et ne pas cacher leurs souffrances et leur avilissement involontaire… Puis était-ce un avilissement quand on avait été contraint ? Est-ce que l’avilissement ne vient pas d’actes volontaires et choisis ?

Je marchais de long en large dans mon appartement, le bouquin pressé sur ma poitrine, divaguant et lui demandant si, moi, j’avais mal fait en donnant mon corps en pâture pour nourrir les petits chez nous…

Quand Eitel rentra vers minuit, il me trouva, la fièvre au visage.

— Tu te fausses à tant lire, et ce Jean-Jacques était un cynique d’étaler ainsi ses hontes…

— Imbécile, murmurai-je, et vous donc qui m’avez dit tout crûment que vous ne me preniez que comme un jouet…

Les foules m’ont toujours inspiré une terreur panique. Un grand enterrement ou un déploiement militaire me faisaient faire un détour pour les éviter.

Pour les processions seules, j’osais m’arrêter, mais elles ne m’attiraient que par le côté beauté. Les bannières brodées, les surplis plissés et les chapes pourpres à fleurs d’argent, les petites filles en blanc, les fleurs qu’on effeuillait, et jusqu’à la Vierge de bois avec son manteau, ses ors et ses dentelles, juchée sur des tréteaux et portée sur les épaules des hommes, me remplissaient d’admiration. Mais les fidèles, avec leurs cierges, et la foule qui suivait me faisaient l’impression d’un ramassis de dégénérés ; ils m’inspiraient un grand dégoût : jamais je n’eus le désir de me joindre à eux.

Un dimanche, sur le parcours d’une procession de sainte Gudule, Eitel voulut me faire m’agenouiller ; lui avait ôté son chapeau, bien qu’il fût protestant.

— Mais je ne te comprends pas, lui disais-je après.

— Ah ! la foule m’a entraîné…

*
*  *

Un soir, un immense cortège d’ouvriers débouchait Place Royale, avec des musiques et des drapeaux rouges. Les torches éclairaient leurs figures de coulées de cuivre. Nous nous étions arrêtés, Eitel et moi, pour les voir passer. Bientôt l’on donna deux coups sur la grosse caisse, et la musique joua la Marseillaise : toute la foule entonna ce chant. J’en avais déjà entendu des bribes, je n’en connaissais pas les paroles ; mais ma gorge se serra, je me mis à fredonner et à taper des pieds en mesure, et tout d’un coup j’emboîtai le pas. Mon ami me tire par le bras, je me dégage d’une secousse ; je prends le bras d’un ouvrier et, chantant la Marseillaise sans paroles, mais comme soulevée de terre, je suis la foule.

Eitel marchait à côté de moi, sans me donner le bras, pâle, le chapeau dans les yeux et le col relevé.

Par l’étroite rue de la Colline, nous pénétrâmes sur la Grand’Place. Je croyais entrer dans un lieu enchanté : tout l’or des maisons scintillait… Mais soudain, par une des ruelles, des gendarmes à cheval débouchèrent et se jetèrent sauvagement au milieu de nous. Nous chantions toujours ce chant de volcan qui gronde. Les musiciens se débandèrent ; des hommes furent foulés sous les chevaux, des cris de douleur s’élevaient. Comme dispersée par l’ouragan, la foule tourbillonnait sur la place.

Eitel me souleva d’un bras par la moitié du corps et m’appliqua l’autre main sur la bouche, parce que je continuais à chanter par bravade. Il monta quatre à quatre les perrons d’une des grandes maisons de la place et me déposa au fond d’une salle d’estaminet à faro.

Une heure après, la place était vide. Nous rentrâmes en nous querellant.

— Je t’ai suivie pour te sauver, je sentais que tu te serais laissé tuer au milieu de cette populace. Toi qui as peur des foules, quand c’est la populace qui se soulève, tu changes… tu es avec eux.

— Ce n’était pas de la populace, c’étaient des ouvriers : celui à qui je donnais le bras sentait le cuir.

— Oh oui ! ils sentent bon !… tu es indécrassable, je l’ai vu ce soir.

— Et toi donc qui, l’autre jour, as ôté ton chapeau pour cette pitrerie religieuse… c’est bien pis.

Et, cessant de le tutoyer :

— Du reste, ce que je fais ou ce que je sens ne vous regarde pas.

Nous boudions pour de bon et ne dîmes pas un mot en nous déshabillant. Au lit je mis le drap entre nous et me couchai contre la ruelle pour ne pas le toucher.

Je ne pus dormir, je me tournais et retournais. Je sentais toujours l’odeur de cuir de mon compagnon de foule ; j’entendais le galop des chevaux et les cris du peuple piétiné, et toutes les maisons dorées de la Grand’Place se mouvaient devant moi.

Vers le matin, je me calmai, et je pensai qu’Eitel avait cependant été chic, lui, un monsieur qui savait le latin et le grec, de m’avoir suivie pour veiller sur moi ; que, sans lui, fanatisée comme j’étais par ce chant, j’aurais peut-être été piétinée aussi sous les chevaux. Je sentais craquer mes os et mon ventre se défoncer…

Rétrécie de peur, je m’approchai de mon amant et lui grattai tout doucement la tête. Il se retourna vers moi.

— Ah ! ma jolie petite bête ! fit-il, en m’étreignant.

Eitel était musicien. Il avait un piano et, le soir, il jouait. Cela m’ennuyait fort, parce que je n’y comprenais rien. S’il avait joué des airs d’opérette ou de café-concert, ou leurs « Volkslieder », mais ça…

Il ne supportait pas que je parle, il m’était impossible de lire ; alors quoi !… j’en étais réduite à tourner mes pouces.

Deux fois par semaine, un jeune homme venait faire de la musique avec lui. Ces jours-là, je m’ennuyais moins : je m’occupais de préparer le thé ou de la bière chaude aux corinthes, et de couper de minces tartines au pain d’épice.

Une fois que j’avais adressé la parole à Eitel et qu’il ne m’avait pas comprise, je lui dis :

— Mais cesse donc ton tapage…

Ils s’arrêtèrent en un couac. Le jeune homme riait, la figure dans les mains ; Eitel me regardait, consterné, mais se taisait. Je sentis que j’avais commis une énormité, mais en quoi ?… Est-ce que vraiment ce vacarme était quelque chose de beau, que je ne pouvais comprendre ?

Pendant des semaines, ils répétèrent le même morceau. J’en fredonnais des parties, et un soir j’allai dans la chambre à coucher exécuter des pas de danse sur cette musique. Il y avait un passage qui, un autre soir me fit me sauver pour sangloter et penser à ma petite sœur morte de faim.

Eux discutaient. Le mot « la septième » revenait souvent ; puis ils tapaient des deux mains sur les touches, quelquefois de toutes leurs forces, quelquefois délicatement comme s’ils touchaient du velours, et disaient : « Pour moi, c’est comme ça », ou « Je le sens ainsi ». Alors ils recommençaient.

Eitel ne me permettait pas de parler musique. Quand je lui demandais de m’expliquer ce qu’eux entendaient dans les morceaux qu’ils jouaient, il répondait, renfrogné :

— Cela ne s’explique pas, tu ne comprendras jamais.

— Parce que je ne l’ai pas appris, mais si je l’avais appris comme vous…

— Non, jamais tu n’aurais compris.

Je sentais nettement sa conviction que j’étais d’une autre espèce, sur laquelle rien d’élevé n’avait prise, bonne tout au plus à leur servir de passe-temps.

Dans ces moments-là, d’instinct, je cessais le tutoiement, comprenant qu’en effet nous étions des étrangers et le resterions. Et une rage envieuse s’emparait de moi, car je savais que, si l’on s’était occupé depuis mon enfance de m’enseigner ce qu’il avait appris, je lui aurais été supérieure…

Je le sentais médiocre quand il parlait de Jean-Jacques. Pour lui, une des tares de Jean-Jacques était d’avoir été domestique : « S’il n’avait pas été domestique, il n’aurait pas étalé ses plaies devant le monde… »

Je me mettais dans des colères à ne plus pouvoir parler et, la gorge serrée, je lui criais dans la face des injures inarticulées. Puis je me sauvais dans notre chambre, pleurant et embrassant frénétiquement les Confessions… J’étais sûre qu’une injustice abominable nous était faite à ce grand livre et à moi…

Ma rancune allait jusqu’à penser que, si cette musique qu’ils jouaient avait été vraiment belle, eux n’auraient pu la comprendre.

Après ces scènes, Eitel sortait se promener. En rentrant, il me levait le menton.

— Allons, dis que tu as encore été déraisonnable, dis que tu es une petite bestiole…

— Non, je ne suis pas une bestiole !

De temps en temps, j’éprouvais un besoin fou d’être parmi les miens. Mais mes parents m’inspiraient un tel éloignement que je me bornais à faire venir Naatje et Klaasje.

Ils arrivaient vers onze heures, dans leurs meilleurs habits. Ils suaient cependant l’enfant pauvre : Naatje surtout, avec sa tignasse brune et rêche, mal peignée, et son nez retroussé. A Klaasje, il ne manquait que de beaux vêtements pour être exquis : ses jolies boucles blondes et ses beaux yeux aux longs cils, son mince petit corps élancé, faisaient mon orgueil, et j’allais le montrer chez la propriétaire.

J’ajoutais pour cinquante centimes de jambon à notre déjeuner, et l’on faisait deux fois le café, la machine viennoise ne contenant que deux petites tasses. Entre le déjeuner et le goûter, je les lavais et les peignais : Naatje en avait le plus grand besoin, la vermine et elle sympathisaient étroitement… Puis nous goûtions de thé et, quand ils étaient bien bourrés de tartines, je sortais la surprise : des petits gâteaux… En les reconduisant un bout, j’achetais une livre de lard pour les parents.

Je restais debout à les voir s’éloigner : ils se retournaient à chaque instant pour me dire bonjour de la main.

J’avais le cœur gros : leurs petits êtres mal habillés m’étaient encore si chers, que souvent je faisais quelques pas en avant pour les rejoindre, pour leur demander pardon de les avoir abandonnés… Alors je me demandais si je ne ferais pas bien de rentrer avec eux et de recommencer l’ancienne vie… n’était-ce pas mon devoir ?…

Mais l’idée de sentir à nouveau l’haleine alcoolique de mon père et de voir ma mère ruser pour me soutirer le plus possible, me hérissait, et vite je rentrais, me sentant retrempée de les avoir vus et maniés, mais quand même avec la sensation d’avoir été privée pendant quelques heures d’une chose essentielle à ma vie…

Je m’enfouissais tout de suite dans mon fauteuil, et, comme gourmande, je me remettais à lire.

Eitel était employé volontaire chez un grand banquier, il recevait deux cents francs par mois de son père ; moi, je donnais le plus clair de mes gains chez nous. Notre appartement coûtait soixante francs par mois, le piano vingt-cinq : nous étions donc très serrés.

Eitel, avec sa garde-robe apportée de chez lui, avait toujours son air de prince creux et engoué de soi. Ce fils de famille était cependant courageux devant la ruine, et j’étais étonnée de voir comment ce jeune homme, élevé dans le luxe, savait diviser notre budget : autant pour le loyer, autant pour la nourriture, autant pour les vêtements et les distractions… Si mes parents avaient eu le dixième de cet ordre… Quelle bêtise je dis là ! quand il nous tombait du pain ou des pommes de terre, nous étions si affamés que nous étions hors d’état de penser qu’il nous faudrait manger aussi le lendemain…

Un ami d’Eitel lui procura une agence de renseignements commerciaux. Il recevait 1 fr. 50 par renseignement et j’en cherchais dix à douze par jour : avec mon air de demoiselle aisée et comme il faut, cela allait tout seul. C’est ainsi que j’appris à connaître la ville dans tous ses recoins et à l’aimer.

Eitel m’avait dit que je devais m’informer si les gens étaient estimés et solvables et si leur commerce marchait. J’allais dans le voisinage demander simplement ce que je désirais savoir. Il paraît que j’étais très adroite, car on nous envoyait des éloges sur la façon dont nous prenions les renseignements.

Il m’arrivait des choses très embarrassantes, d’où je me tirais comme je pouvais… Je devais prendre dans le quartier de la rue Haute des informations sur une marchande de soldes. J’entre, à deux maisons de la sienne, dans un petit estaminet où, du dehors, je n’avais pu voir les consommateurs. Mais à l’intérieur il y avait trois femmes attablées, et à une autre table un homme. Les femmes buvaient des liqueurs aux fruits. Comme je restais près du comptoir, attendant les cabaretiers, une des femmes me demanda de loin ce que je désirais, ajoutant qu’elle était la « Madame ». Je vais près d’elle et lui dis à voix basse que je voulais lui demander des renseignements sur madame *** la marchande de soldes de deux maisons plus loin.

— Ah ! mais adressez-vous à elle, la voilà…

Et elle me montra une des deux femmes attablées avec elle.

Fichtre !…

— C’est à moi que tu veux parler ? pourquoi ça est donc ?

C’était une formidable Bruxelloise, de cinquante ans environ, rouge de teint, avec de grands yeux gris injectés de sang. Elle avait les bras sur la table et y enfouissait à chaque instant la tête, comme quelqu’un tombant de sommeil. Ses mains trop courtes avaient des doigts comme des boudins, aux ongles bordés d’un bourrelet de chair. Elle se tourna un peu de côté, leva vers moi la tête et son regard endormi ; dans ce mouvement, la masse énorme de son corps eut un remous de gélatine qui tremblerait sous une couche de graisse.

Comme je ne pouvais détacher mon regard de son énorme corps :

— Tu te dis qu’on pourrait bien en couper trois, comme toi, dehors de moi ?

— Trois, non, fis-je naïvement, mais…

— Deux et demi, tu veux dire… que pèses-tu ?

— Quarante-huit kilos.

— Comme je disais : trois… j’en pèse cent quarante-cinq.

Son coup d’œil endormi me jaugeait avec un telle indifférence, et me disait si nettement que cela lui était bien égal ce que je lui voulais ou ce que je pensais d’elle, que je n’avais aucune importance… Aussi la moitié de mon embarras disparut.

— Mon Dieu, madame, lui dis-je carrément, « je suis tombée dedans », je ne savais pas que vous étiez ici.

— Pourquoi ça est donc ? répondit-elle.

— C’est un renseignement commercial que mon frère, qui habite l’Allemagne, me demande pour vous.

— D’Allemagne ? je n’ai rien commandé en Allemagne, ça est une « carabistouille »… J’achète mes marchandises sur place, chez les commerçants en faillite, ou bien en fin de saison. Comme voilà, de madame, je viens d’acheter un stock de corsets…

La femme qu’elle me montrait me dévisageai depuis le commencement.

— Avouez que c’est pour une maison de renseignements, fit elle, car, l’autre jour, vous êtes venue chez moi, vous informer sur la grande maison de fourrures d’en face. Je vous vois du reste battre la ville dans tous les sens. Moi, je suis toujours en route pour écouler mes stocks de corsets : quand on vous a vue une fois, avec vos bandeaux, on vous reconnaît…

Bah ! fit la brocanteuse, ça m’est égal ce que « Madameke » me veut… Puis-je t’offrir une cerise ou prune, c’est bon pour la digestion… ça ne m’inquiète pas pourquoi que tu viens.

Très embarrassée, je refusai, mais n’osai partir sans dépenser : je pris une tasse de thé. La marchande de soldes ne voulut pas me la laisser payer.

— Petite, tu as une jolie taille, mais, avec un corset, tu serais beaucoup plus chic : j’ai là ton affaire, une vraie occasion… demande à madame qui me les a livrés.

L’homme riait, en me regardant d’un air goguenard.

Pendant des années, j’ai fait ce métier. J’étais souvent fatiguée à ne pouvoir dormir. Après avoir posé toute la journée, je commençais mes pérégrinations, et, pendant trois à quatre heures, je marchais jusqu’aux confins de la ville, et d’un bout à l’autre sans prendre le tramway. Eitel m’avait dit que je pourrais mettre tous les jours vingt centimes dans ma tirelire, si je ne prenais plus de tramway.

Mais j’étais très contente et fière d’aider sérieusement à nous faire vivre.

Maintenant que je n’étais plus tiraillée par le besoin, que je n’avais plus le spectacle de nos enfants qui souffraient, de l’ivrognerie de mon père et de l’incurie de ma mère, mon caractère s’était beaucoup adouci, et, Eitel et moi, nous vivions très paisiblement ensemble. Il se plaignait bien de temps en temps de mon insoumission, quand je ne l’avais pas consulté pour acheter de mon propre argent une voilette ou une paire de gants. Il en était choqué et me trouvait indisciplinée, mais je voyais très clairement que, s’il n’insistait pas davantage, c’est qu’il se disait qu’en somme je ne lui étais rien.

Quant à moi, un peu plus d’abandon de sa part, et je lui aurais été toute acquise, mais voilà… Heureusement, nous avions tous les deux un grand stock de jeunesse à dépenser. Cela se manifestait chez moi par un vif besoin de câliner : je grimpais sur ses genoux, et l’embrassais et l’ébouriffais jusqu’à ce que j’en fusse saoule. Lui fermait les yeux comme un matou, et, par la fente allongée de ses paupières, son regard m’observait, curieux.

Cependant je n’étais pas dupe de moi-même et, après, je me demandais ce que j’aurais fait de plus si j’avais eu confiance, si j’avais osé me laisser aller à tout dire et à penser tout haut, devant lui, comme je faisais devant Naatje. Ceci, je ne le pouvais, mais mes élans étaient irrésistibles.

Je sentais toujours chez lui, au milieu de mes abandons et de mes griseries les plus complètes, une réserve, une arrière-pensée de ne pas se laisser prendre. J’inspirais cependant une confiance illimitée, jamais il n’a cru que j’aurais pu le tromper, mais il voulait être libre au moment voulu : alors, il ne fallait pas trop se compromettre…

Notre lavabo était trop petit pour pouvoir s’y laver à deux : Eitel se levait avant moi pour faire sa toilette.

Un dimanche matin qu’il se lavait, tout nu, je l’observais de mon lit : les mouvements souples de ce beau corps de vingt-cinq ans, élancé et fin, m’intéressaient.

— Tu es bien beau, Eitel : si tu étais pauvre, tu pourrais poser chez les sculpteurs.

— Tu crois ?

— Ah ! oui… Eitel, prends donc la pose du « Gladiateur ».

Il prit la pose de face

— C’est ça… tourne-toi de profil… maintenant de derrière. Oui, c’est ça, tu es tout à fait le « Gladiateur » ; même la tête irait très bien : à ta figure, l’on ne voit pas non plus si tu es fâché ou content… Là, tu m’as bien fait plaisir : c’est très beau, le nu, surtout chez l’homme ; les rotondités de la femme me donnent toujours envie de taper dessus…

— Ah ! ma petite bête, tu me trouves beau… fit-il, en se recoulant sous les draps.

Il allait passer ce dimanche dans une maison de campagne, chez des compatriotes.

Moi, j’avais fait venir Naatje : j’avais une quantité de chaussettes à raccommoder. Eitel portait des chaussettes tricotées de coton blanc, marquées de deux grandes lettres rouges. La vieille gouvernante qui l’avait élevé les lui tricotait ; elles commençaient à s’user, et, après chaque lavage, je devais les ravauder. Mais, depuis un temps, j’avais eu beaucoup de renseignements à prendre, et le panier était plein de chaussettes qui devaient être revues.

Naatje et moi, nous nous mîmes à la besogne. A une heure, nous dînâmes et nous remîmes tout de suite après à notre tâche : à trois heures, toutes les chaussettes bien roulées étaient de nouveau dans le panier. Toute contente, je le posai sur une chaise pour qu’Eitel pût le voir en rentrant. C’est une des choses qu’il appréciait le plus en moi : d’aimer à coudre et à raccommoder…

Puis nous allâmes au concert du Parc. Naatje s’étonnait toujours de voir les hommes me dévisager, et les Belges ne vous l’envoient pas dire, s’ils vous trouvent à leur goût… Moi, j’y étais tellement faite que je ne le voyais plus ; mais, le jour où l’on ne m’a plus regardée, je m’en suis bien aperçue… Nous achetâmes quatre petits gâteaux et rentrâmes vers cinq heures. Je fis le thé et nous goûtâmes. Je commençais à m’habituer à la bonne nourriture, mais Naatje savourait avec délices.

— Tu es maintenant comme une dame, tu portes une robe à traîne, tu as un salon et tu manges de bonnes choses.

— Oui, mais souvent je ne digère pas la bonne nourriture, j’ai des maux de tête et des vomissements… Le docteur qui m’a soignée à l’hôpital dit que j’ai eu trop longtemps faim, que jamais je ne m’en remettrai.

Comme Naatje n’aimait pas à lire, nous regardâmes les anciennes gravures de modes.

— Tu vois, on portait des crinolines, mère en était encore affublée quand j’étais petite… Elle mettait, en sortant du lit, son énorme jupon à cerceau, puis descendait deux étages pour aller chercher de l’eau et remontait avec un seau plein dans chaque main. Sa crinoline se levait devant et derrière ; elle en a porté jusqu’en 1870.

Après le souper, je donnai un pas de conduite à Naatje ; en rentrant, je me couchai avec un livre : Le Père Goriot. A minuit, Eitel me trouva, les yeux encore étincelants d’un bonheur intense, d’avoir d’aussi belles choses à ma portée.

— Tu t’es amusé, Eitel ?… Regarde ce panier… toutes raccommodées… Puis j’ai lu : oh ! que c’est bon !… je n’aurais pour rien au monde voulu être aussi mauvaise que ces grandes dames. Comprends-tu ça, de mettre son vieux père sur la paille pour du luxe ? Une conduite semblable m’empêcherait de dormir pour le restant de mes jours.

Il se coucha.

— Mais tu ne dis rien… Est-ce que tu ne t’es pas amusé ?

— Oh ! si… Ecoute, Keetje, je t’ai toujours dit que nous devrions nous séparer. J’ai été toute la journée avec Mlle A…, j’ai vu qu’elle m’aime : son père est très riche, mais je suis de meilleure famille, elle sera enchantée de devenir ma femme… Je te demande donc, dans mon intérêt, de partir d’ici ; quand je serai marié, je te remettrai une somme d’argent.

Je ne pus répondre.

— Je te demande de faire cela pour moi.

— Et si je ne le fais pas ? demandai-je, suffoquée.

— Alors je te dirai que tu le dois.

— Eh bien, ne faisons pas de phrases…

Et je lui tournai le dos.

Je ne dormis pas une minute : je sentais la misère et l’ignominie me ressaisir. Puis une honte de devoir subir cela… Maintenant je me savais tout à fait jolie, je me savais aussi meilleure que beaucoup d’autres… alors pourquoi me traitait-on ainsi ?

Le lendemain, sans parler, nous allâmes chacun à notre besogne.

Chez le peintre, où je posais, je me mis à pleurer.

— Voyons, petite, qu’y a-t-il ?

Je le lui racontai.

— Peuh ! ne pleure pas pour cela, je vais commencer une grande toile avec toi… Tu veux louer une chambre garnie ; mais, si tu pouvais donner un acompte, tu t’achèterais des meubles au mois, et tu serais chez toi.

— J’ai cent quatre-vingts francs dans ma tirelire.

— Oh ! avec un acompte de cette importance, cela ira tout seul.

Et il me donna l’adresse d’un marchand, où un de ses amis, journaliste, s’était fourni pour mettre une petite femme dans ses meubles.

Le soir, je proposai à Eitel d’acheter des meubles dans ces conditions : il le trouva bien. J’allai avec lui chez le marchand, ce qui inspira confiance, et, avec mes cent quatre-vingts francs d’acompte et moyennant vingt-cinq francs à payer par mois, on me livra une chambre à coucher en noyer.

Huit jours après, je quittais l’appartement d’Eitel pour m’installer dans une petite chambre. Je pleurais, très angoissée, lorsque le premier soir il me quitta à dix heures. Mais, quand je regardai autour de moi ces beaux meubles tout neufs qui m’appartenaient et que je me disais que je pourrais lire jusqu’au matin Le Cousin Pons, sans devoir éteindre la lampe, quand je pensai qu’Eitel ne pourrait plus me défendre de faire venir mes petits frères et sœurs, alors je me sentis un peu plus tranquille… mais c’est égal, je sanglotais et appelais Eitel, en lui promettant de ne pas être un obstacle…

Pour faire croire qu’il m’avait quittée, il affectait de sortir seul. Un jeudi, il vint chez moi, les cheveux tout frisés.

— Quelle horreur ! fis-je, c’est trop…

— D’ici dimanche, ce sera atténué, l’ondulation paraîtra naturelle… Dimanche, je veux faire ma demande.

Le dimanche matin, il vint encore chez moi, jeune, pimpant, l’air radieux et sûr de lui. Je fus tellement choquée que, pour la première fois, je ressentis un mouvement de haine que j’eus grand’peine à réprimer… « Si je pouvais le prendre par la peau du cou et le flanquer par la fenêtre au milieu de ce tas d’ordures, quel régal !… » Mais, quand il fut parti, je pleurai encore amèrement, en tendant les bras vers la porte.

Toute la journée, je m’enfermai et, couchée sur le dos dans mon lit, je songeais… Cette effroyable misère, qui m’avait tenaillée pendant vingt ans, passait et repassait, avec toutes ses abjections, devant mon esprit angoissé… Puis voilà un an que je couchais toutes les nuits dans ses bras, qu’il m’appelait sa petite bête, que je lui faisais prendre le matin des poses de statue, et voilà que tout allait finir.

Je me levai et me fis une tasse de thé. Alors, assise dans mon pliant canné, je regardai autour de moi : les stores étaient baissés, une lumière rouge et jaune filtrait, mes meubles flambaient tout neufs, je buvais du thé dans une jolie tasse de faïence à ramages lilas.

« Tout cela est à moi, Eitel a promis de payer… Maintenant on me prête toujours des livres… les enfants grandissent et travaillent, je pourrai garder l’argent que je gagne, pour vivre… car ce serait immonde de me faire entretenir par l’argent que Mlle A… lui apportera : je ne le veux pas, criais-je, les poings tendus… En ce moment il doit être occupé à faire des simagrées : il est plus petite femme que moi… hein, si je pouvais entrer là et défaire mes cheveux, et lui dire : « Faquin, tu m’as prise avec de vrais cheveux ondulés ; chez toi, c’est artificiel, tu trompes sur la marchandise ; ne le prenez pas, mademoiselle, il est sec comme une peau de banane, c’est toujours moi qui l’embrasse… » Ah ! mon Dieu ! que peuvent-ils bien se dire en ce moment ? et moi qui suis ici à m’angoisser… Eitel, reviens, je serai ta petite bête encore plus câline… Comment vais-je savoir quelque chose ? »

J’attendis toute la nuit dans une grande anxiété, mais il ne vint pas.

Le lendemain, après son bureau, il entra chez moi, pâle, défait, et plus une frisette dans les cheveux.

— Hein ?

Il fit un mouvement de la main et se laissa tomber sur mon lit.

— Cette grue ne t’a pas voulu ?

— C’est à cause de toi, elle savait que j’ai une maîtresse.

Je grimpai sur le lit et le pris à bras le corps.

— Mon pauvre Eitel, je n’en peux rien, nous avons sans doute été imprudents… Tu ne lui as pas dit que nous n’étions plus ensemble ?

— Elle ne m’a pas laissé parler. J’ai fait ma demande dans le Parc : elle m’a brusquement quitté au vu de tout le monde et a rejoint les dames… Les hommes m’ont dit le pourquoi et les dames m’ont consolé.

— Eh bien, pour une demoiselle du monde, elle a du tact…

— Du monde… je lui faisais beaucoup d’honneur, ce sont des parvenus.

J’allais lui décocher une insolence, mais il me regarda.

— Que tu es jolie, ma bestiole, tes yeux sont comme des escarboucles…

Et, se mettant sur son séant :

— Fais-toi belle, nous allons dîner. M… sera surpris de nous voir arriver. Comme il s’étonnait de me rencontrer sans toi, je lui ai dit que nous n’étions plus ensemble : « Sapristi, m’a-t-il répondu, tu as quitté cette petite ? Eh bien, mon cher, tu as eu tort, elle est adorable, tu n’en trouveras plus comme ça… Si je l’avais su… »

Je mis ma robe mordorée à traîne, mon chapeau archiduc avec des plumes noires recourbées sur le devant, des gants de Suède jusqu’aux coudes, et, frémissante et grisée de joie, je sautai à son bras en montant la rue en pente… Je ne sais ce que j’avais ce soir-là sur moi, mais tous les hommes dans mon entourage m’auraient emportée s’ils avaient pu…

Après le dîner, nous allâmes en voiture découverte au Bois de la Cambre. J’avais la sensation d’avoir reconquis le monde.

Au retour, dans la voiture, le long de l’Avenue Louise, il m’enlaça la taille, je couchai ma tête sur son épaule et susurrai le lied de Schumann, que je lui avais souvent entendu chanter : « Ich grolle nicht wenn es herz auch bricht ».

J’étais tellement émue, quand nous arrivâmes chez moi, qu’il dut me porter jusqu’à l’étage.

Eitel était officier de réserve dans son pays ; il devait rentrer pour faire un service de deux mois. Il ne put me laisser aucun argent ; il m’abandonna sa garde-robe, très usagée, mais sans une tache, sans un faux pli ; au lieu de la passer à mes frères, je la vendis pièce par pièce et en fis un bon prix.

Je fus cependant très gênée cet été-là : les peintres travaillent plus à la campagne qu’à l’atelier, et je ne pouvais rien donner à la maison. Le passé n’existait plus pour moi ; aussi, quand un riche sculpteur, qui avait bien quarante ans, m’offrit deux mois de plaisir et de luxe, je lui répondis que je ne l’aimais pas, et je me demandai ce que « ce vieux » pensait de moi…

Eitel m’écrivit bientôt que son père avait remplacé sa garde-robe et lui avait remis une somme d’argent, que nous allions faire un petit voyage. Il m’envoya cent francs, me disant de le rejoindre à Cologne.

— Naatje, grand Dieu ! je vais faire un voyage ! Je vais pouvoir aller en chemin de fer pour mon plaisir ! je voyagerai en seconde ! Tu comprends, je ne peux pas descendre d’une troisième, quand lui, avec son allure de prince, m’attendra à la gare.

Ce fut, pendant quatre jours, une fièvre. Je battais, brossais, et repassais les robes qu’il me fallait emporter. Je m’achetai des gants frais, une voilette de gaze : je mis des faveurs bleues dans mes chemises, des nœuds bleus à mes pantalons. Je refrisai la plume d’un chapeau. Comme il me fallait prendre le train à six heures du matin et que la gare était à l’autre bout de la ville, je fis coucher Naatje avec moi ; la femme de journée devait passer la nuit dans mon fauteuil, mais elle préféra s’allonger par terre. Je ne fermai pas l’œil, et, à quatre heures, nous étions debout. Je m’habillai, grelottant d’émotion, et ne pus prendre qu’une tasse de thé.

J’avais une toilette exquise. Une jupe à grande tournure, en drap de dame écossais bleu marine et brun, avec des paniers bouffants sur les hanches, et très drapée derrière ; sur le devant, depuis la taille jusqu’au bas de la jupe, des nœuds de velours brun ; elle était plus courte derrière que devant. Le corsage à petites basques, en cachemire des Indes brun uni, froncé sur les épaules et au cou, les plis ramenés dans la taille, des petites manches très collantes dépassant à peine les coudes ; une ceinture en ruban Régence brun, à boucle dorée, enserrait ma taille de quarante-huit centimètres ; l’étroit col droit, fermé par une broche de pierre jaspée brune, laissait émerger mon long cou. Une petite capote, en paille de riz mordoré, très échancrée derrière, découvrait mon gros chignon blond à reflets fauves ; la passe devant se relevait en une pointe, pincée ; l’intérieur était garni d’une dentelle brune plissée ; sur le côté gauche de la calotte, une grande cocarde de nœuds de velours brun montée en aile d’oiseau ; des petites brides nouées de côté sous le menton encadraient ma figure à bande aux blonds ondulés. Aux pieds, des bas de fil brun à coins à jour et des souliers vernis. De longs gants de Suède et une ombrelle de soie, à reflets bruns et bleus, achevaient cette mise très à la mode de l’époque, et à laquelle j’avais donné ce cachet personnel qui marque les toilettes que l’on fait soi-même.

Deux jeunes gens, un jour, ont caractérisé en trois mots mon allure. Passant à côté de moi, ils murmurèrent : « Petit cheval anglais… »

A cinq heures, la voiture était là, et, accompagnée de Naatje, je me rendis à la gare. J’eus à attendre trois quarts d’heure. Enfin je montai en wagon ; moitié riant, moitié pleurant, je disais à Naatje :

— Je vais voir le Rhin ; les Allemands parlent aussi de leur Dôme… Je vais voir tout cela ! figure-toi ! figure-toi !

Quand le train se mit en marche, j’eus une secousse, par tout le corps, qui me coupa la respiration. Je criai encore des tas de choses à Naatje, par la portière.

Son regard me surprenait. Jusqu’alors je n’avais jamais songé qu’elle grandissait et aurait pu être jalouse. Elle avait tellement vécu dans mon ombre, je m’étais tant démenée pour leur procurer du pain, que je croyais que le reste m’était dû et qu’elle surtout, qui en profitait si largement, devait trouver tout simple que moi, Keetje, dont elle finissait les robes et les gants, j’eusse tout cela… Cependant son regard, ce jour-là, me fut une révélation.

Je passai le voyage à regarder par les fenêtres du wagon. Chez les peintres, j’entendais presque toujours deviser sur la figure. J’allais donc plus vers les tableaux de genre et le portrait. Dans mes rares excursions à la campagne j’avais surtout été frappée par le parfum, la pureté et la largeur de l’air que j’y respirais, et par les fleurs des champs. Mais, pour le paysage, il ne me disait grand’chose…

Et voilà que tout d’un coup, par les portières de mon wagon, le paysage se dévoila à moi en ses nuances changeantes : le ciel, les nuages et la rosée qui perlait aux brins d’herbe, les bêtes dans les prairies, les moulins, les paysans au labour, me saisirent et m’émurent en une joie, un bien-être que je n’avais jamais ressentis. « Peut-être, me disais-je, est-ce spécialement beau par ici ? » Et je me tournai vers les autres voyageurs, pour voir leur impression : plusieurs dormaient, d’autres lisaient des journaux ; un Juif, entre deux âges, me dévorait de ses yeux étincelants. Je me remis au paysage, et, de Bruxelles à Cologne, ce fut un enchantement.

A Verviers, il fallut descendre du train pour la manœuvre. Comme je regardais les livres à l’étalage de la salle d’attente, le Juif, en me frôlant de près, me demanda s’il pouvait m’en offrir. Je ne répondis pas. Je croyais lui échapper en montant dans un autre wagon, mais il y monta après moi, et, pendant le reste du parcours, son regard libidineux me distraya de la féerie nouvelle qui se déployait à l’extérieur.

A Cologne, Eitel m’attendait. Comme je sautais du wagon, fraîche et riante, comme ma toilette était de bon goût, et qu’à peine à terre hommes et femmes remarquaient mon exotique fragilité, il eut un mouvement d’orgueil et me baisa la main comme à une grande dame. A l’hôtel, il me prit dans ses bras :

— Ma petite bête, quand on ne t’a pas vue depuis un temps, ton allure de pensionnaire et de jeune fille du monde frappe, et jamais personne ne pourrait soupçonner ce que tu es…

Ce que je suis ! ! ! J’étais prête à pleurer… Tout avait été si beau… Enfin ! ! !

Nous visitâmes le Dôme. Il ne me disait rien : cette église toute neuve, avec ses bandes d’Anglais qui entraient et sortaient… Comment jouir de quoi que ce soit, entourée de bruissements de Bædecker qu’on compulse et de pas qui résonnent… et cette odeur confinée qui vous oppresse… Je préférais de beaucoup Sainte-Gudule et Notre-Dame du Sablon. Eitel en était indigné.

Je suis retournée deux fois à l’Aquarium pour voir un poisson couleur soleil, grand et gras comme une carpe, dont les évolutions dans l’eau me surprenaient. Par les jeux de lumière, il était tantôt en or battu, tantôt en beurre frais, puis orange : je ne pouvais m’en rassasier.


J’avais posé chez un ministre plénipotentiaire, qui faisait de la peinture d’amateur. Il savait que j’allais beaucoup au Musée.

— Et que regardez-vous de préférence ?

— Les maîtres hollandais… Devant un Pieter de Hoogh, je ressens tout le calme des grands canaux d’Amsterdam, et Rembrandt me remet dans le quartier juif.

— Et les gothiques, les regardez-vous ?

— Ils m’agacent : cette humanité est fausse, elle ne sent pas. Quand on lance des flèches dans le corps de saint Sébastien, sa figure ne bouge pas, et, sur des tableaux où l’on torture les gens, ceux qui les entourent parlent de leurs petites affaires… c’est crispant, c’est irréel.

— Vous vous trompez : l’humanité n’avait pas la sensibilité de maintenant ; puis ils croyaient en Dieu, le reste ne les touchait guère…

Il avait un tableau gothique dans son atelier.

— Venez ici, regardez cette Vierge avec l’enfant Jésus. Rien ne peut ébranler sa sérénité : pour elle Dieu est là, aussi palpable que moi ici. Palpez-moi pour voir si j’y suis… riait-il.

— Merci, je vous crois sur parole.

— Eh bien, elle aussi croyait sur parole.

Je la regardai longuement, mais n’arrivais pas à saisir cette beauté placide. « Pourquoi s’est-elle laissé faire un enfant ? me demandais-je ; quel intérêt pouvait-elle trouver à ce jeu ? » Même les mains me semblaient molles et bonnes à rien.

— N’importe, si vous ne saisissez pas maintenant, allez tout de même au Musée, voyez et revoyez-les : peut-être arriverez-vous à comprendre…

Je suivis le conseil et, avec Naatje, je visitais les salles gothiques, mais je ne pouvais aimer cet art. Etre ainsi confit en Dieu et ne pas sentir la vie qui se démène autour de soi, me semblait invraisemblable. Puis ces corps figés, cette étrange perspective me déroutaient…

A Cologne, comment cela se fit-il ? je fus éblouie devant les gothiques : la couleur délicate et forte, et justement cette paix inébranlable, me prirent entièrement.

— Tu es ridicule, fit Eitel, ces êtres contorsionnés ne peuvent être beaux : tu fais semblant, parce que tu poses chez des peintres, de t’y connaître… Ces tableaux sont grotesques.

Je n’aurais pu dire nettement pourquoi je les aimais maintenant, mais je me sentais pénétrée d’une vibration exquise et d’une gratitude qui m’envahit toujours devant de belles choses.

— Viens, je vais te montrer un beau tableau.

Et il me conduisit devant le portrait de la Reine de Prusse descendant un escalier. Elle porte un voile autour de la tête et du cou : Eitel me disait que c’était pour cacher ses écrouelles. Ecrouelles à part, que je jugeais être un malheur, je trouvais que le tableau comme la reine avaient l’air pécore…

J’entraînai à nouveau Eitel vers les salles gothiques.

— Non, laisse-moi tranquille, ces grosses têtes vulgaires sont insupportables : est-ce que Dieu et les Saints peuvent avoir cette expression abêtie ?

Et devant la Vierge à la Roseraie :

— C’est une image coloriée pour enfants.

— Le peintre N… a un vieux livre de prières, il m’en montre quelquefois les images, qu’il appelle des enluminures, en tenant lui-même le livre à la main de crainte que je ne l’abîme. Eh bien, les petits anges en robes jaunes et roses autour de la Vierge sont peints comme ces images ; leurs petites figures ont la même fraîcheur et, comment dirai-je, le même émaillé… Je trouve cela délicieux.

— C’est enfantin.

Devant une toute petite toile d’un maître hollandais inconnu, Die heilige familie beim mahle, qui m’attira comme par un aimant, il s’esclaffa encore.

— Regarde, fis-je, ils portent le bonheur sur leur visage, ils sont heureux d’être ensemble… et vois donc, là-haut, sur un meuble, cette cafetière en étain, et, sur cette étagère, le coffret et le livre de prières… Ce rouge brun des boiseries, je l’ai déjà vu sur un tableau, au Trippenhuis à Amsterdam : un tout autre tableau, mais il y avait ce rouge, le tableau était de… de… Pieter de Hoogh.

— Tu m’agaces, c’est un ménage de paysans, dépourvus de toute élévation d’esprit. Ces peintres ne comprenaient pas la grandeur de Dieu et des Saints.

— Mais Joseph était menuisier…

— C’est égal, l’art doit servir à nous montrer Dieu et les Saints comme des êtres au-dessus des autres… Puis des cafetières et des livres de prières, et cette table mise, sont ridicules : tout cela n’existait pas à l’époque du Christ. Si tu étais plus instruite, tu ne pourrais pas admirer ces choses abracadabrantes. Il n’y a aucun ordre dans la tête des artistes, ils sont ignorants ; sinon ils ne peindraient pas des anachronismes de ce genre.

Cela me la clouait. Cependant je pleurais presque d’émotion, et j’aurais voulu embrasser le petit tableau.

« L’artiste, me disais-je, qui ne savait pas quels ustensiles de ménage on avait à l’époque du Christ, a peint ceux qu’il voyait autour de lui, pour rendre le bonheur que cette Sainte Famille ressentait à se trouver chez elle, au milieu de ses objets intimes, après tous les embêtements de son voyage à Bethléem et les angoisses qu’Hérode lui avait fait endurer. Ils ne l’avaient pas volé, pensais-je, et Joseph est un homme, et la Vierge une femme : il n’y a que le petit Jésus qui soit autre chose… Cependant, à le voir là, avec le pain qu’il a pris sur la table, on dirait Klaasje quand il était petit… Joseph a été très chic en gardant la Vierge, bien qu’elle fût enceinte d’un autre, car, à ces histoires d’ange, je ne puis y croire… Eh bien, une fois toutes ces misères derrière eux, ils sont tellement heureux qu’ils sourient inconsciemment… Le peintre a voulu montrer leur vie intime, et zut pour les ustensiles de l’époque ! J’en aurais fait autant, et je suis peut-être si à l’aise avec les artistes parce qu’ils ne s’arrêtent pas à ces niaiseries-là… »

Je ne pouvais me détacher du petit tableau. Je le compris mieux que tous les autres tableaux de sainteté, et me rappelai combien nous étions heureux les rares fois qu’il faisait bon chez nous autour de la table : le jour, par exemple, que le loyer était payé et qu’il nous restait un peu d’argent pour un repas chaud ou du café avec des tartines beurrées. Alors j’avais Klaasje sur mes genoux ; mère, Katootje ; et les autres enfants étaient autour de nous, et père découpait le pain comme Joseph. Chaque fois j’en avais chaud au dedans de moi… « Si j’avais pu avoir un peu plus de ces bons moments, je ne serais pas ici en compagnie de ce monsieur instruit, mais avec qui je me sens si étrangère, si mal à l’aise… Sa reine de Prusse a une tête de bonne d’enfant. S’il trouve cette figure jolie, comment peut-il aimer la mienne ? Aussi il ne l’aime pas ; mais les autres me trouvent bien et ça le flatte. Quand on m’admire, c’est lui qui rougit d’aise ; tout son être exprime alors : « hein, c’est moi qui couche avec elle, et vous voudriez bien être à ma place… » Je ne l’ai vu ému qu’un jour de dégringolade de Bourse : alors de grosses larmes lui coulaient le long de ses joues, et il tremblait comme une feuille… »


A Bonn, nous traversâmes le Rhin en barquette et visitâmes les « Siebengebirge ». La campagne m’enivre, je m’y dilate et m’y sens prise de joie, d’amour, et d’une folie d’embrasser que rien d’autre ne peut me donner, et, quand lentement nous montâmes en voiture les routes étroites des montagnes, et que je vis tout le pays et le Rhin se déployer, je fus prise d’une exaltation qui me fit tout oublier.

— Eitel ! comme c’est beau ! comme je t’aime de me montrer tout cela !

Et je l’embrassai, en le prenant à bras le corps.

— Mon Dieu ! sois donc convenable, nous avons toute la nuit pour nous embrasser…


Le lendemain, nous continuâmes en bateau vers Bingen. Le Rhin me laissait assez calme : en somme, je ne l’ai trouvé très beau qu’entre Bingen et Saint-Goar, pendant un orage derrière lequel le soleil dorait la Lorelei.

Jamais la différence de nos goûts ne s’était affirmée comme pendant ce voyage. Même le Niersteiner et le Rüdesheimer, que nous allions déguster chez les vignerons, ne nous faisaient pas la même impression. Eitel le dégustait comme s’il accomplissait un rite, et il devenait mélancolique ; moi, ils me rendaient gaie et bavarde pendant une demi-heure, puis des maux de tête me suppliciaient.

Les petites truites aux pommes de terre cuites à l’eau et au beurre fondu avaient toute ma sympathie, j’en demandais à chaque repas, et les compotes aigres-douces me plaisaient infiniment comme goût… mais, comme digestion, ah ! mes enfants !

J’aimais beaucoup, dans les bourgs, les petites églises à deux et à quatre tours, qu’Eitel me disait être des églises romanes, plus anciennes que les gothiques. J’aimais aussi le regard honnête et franc des paysans que nous voyions travailler dans les vignes, et, quand le soir, assis sur les seuils des maisons, ils chantaient leurs Volkslieder, je me sentais leur sœur… Puis, le long des routes, les arbres fruitiers que tout le monde respecte, m’étonnaient. Essayez donc d’en planter, en Belgique, le long des chemins publics ! on les saccagerait quand les poires n’auraient encore que la grosseur d’une noisette…

Je suis revenue avec un lot de sensations dont, pendant des semaines, je me suis délectée, et, quand les peintres furent rentrés, j’étais fière de leur raconter que j’avais vu les gothiques de Cologne, qu’eux ne connaissaient que de réputation ou par des photographies.

Un peintre flamand trouvait même que c’était idiot que, moi, j’eusse pu aller voir ces merveilles, et pas lui ; mais que rien n’était juste dans notre ordre social ; que les femmes, du reste, portent un capital en elle, qui leur permet d’arriver à tout… J’étais tellement vexée que je sautai en bas du plateau, en disant qu’il regrettait sans doute de ne pas posséder semblable capital, mais que, s’il l’avait eu, il n’en aurait pas usé pour aller voir des tableaux, mais bien pour faire des dîners fins rue des Harengs. Je savais qu’il était goinfre et n’allait que dans les maisons où on l’invitait à dîner. Puis je le plantai là… J’en avais assez, à la fin, de tous ces lourdauds flamands et prussiens, dont je devais subir les mufleries…

Eitel avait trouvé un commanditaire et il s’était établi pour son compte ; mais il n’était pas homme à lâcher une affaire aussi bonne que les renseignements, qui nous rapportaient au moins trois cents francs par mois. Ils ne lui donnaient au reste d’autre besogne que le bulletin à rédiger, puisque je les cherchais tous.

Mes meubles étaient payés. En passant par chez le marchand, je vis, à vendre d’occasion un mobilier de Malines pour salle à manger. Que me passa-t-il par la tête ? J’entre et demande le prix.

— Trois cents francs pour le tout.

— Pourrai-je payer par mois ?

— Certainement, madame, des clientes qui paient comme vous sont rares.

— Alors je vous l’achète ; mais je n’ai pas d’appartement où le placer, je vais en chercher un.

Eitel était de mon avis, qu’il serait plus commode d’avoir plusieurs chambres, et comme les affaires marchaient… J’allai à la recherche d’un appartement. J’en trouvai un tout à fait à ma convenance : un grand salon à trois fenêtres sur le devant, une bonne chambre à coucher sur le jardin, une cuisine à l’annexe, une cave pour le charbon et les provisions, et une mansarde pour la bonne.

La bonne ?… Jusqu’à présent je m’étais contentée d’une femme de journée, mais, puisque j’avais une chambre de bonne, autant en prendre une…

Marie, la femme de journée, m’avait froissée. Elle était d’abord venue travailler, enceinte, puis son enfant à la mamelle : on le mettait dans mon lit pendant qu’elle rangeait le ménage. Après, elle venait avec deux enfants, l’un au sein, et l’autre trottinant à la main : je gardais les petits, et lui assurais qu’elle pourrait m’amener six gosses, s’il lui plaisait d’en avoir autant…

On avait, pendant que j’étais sortie, volé à la locataire principale, qui était blanchisseuse, toutes ses cuillers et ses fourchettes en étain ; étant venue bavarder avec Marie, elle avait prétendu que mes fourchettes et mes cuillers étaient à elle. Eh bien, Marie les lui avait remises ; elle ne m’avait rien dit, et je cherchais mes ustensiles. Comme je soupçonnais que c’étaient les gens de la maison qui m’avaient volée, chaque fois que je sortais, j’interpellais d’en bas Marie, lui recommandant de fermer la porte, puisque l’argenterie se sauvait. La blanchisseuse en était si ennuyée qu’un jour elle me rapporta le tout, en expliquant qu’elle avait bien cru que les fourchettes et les cuillers lui appartenaient, puisque Marie les lui avait laissé prendre.

Une autre fois, j’avais reçu des prunes encore vertes, que je mis dans mon buffet pour les laisser mûrir. Pendant que Marie rangeait le salon, je lui dis, de mon lit, de ne pas laisser sa petite manger de ces prunes, qu’elle aurait des coliques… Et Marie allait raconter chez les voisins que j’étais tellement chien, que j’avais peur que sa petite prît une prune…

Je faisais toujours manger la couturière à ma table. Quoi ! c’était une fille comme moi, je n’allais donc pas faire des manières avec elle… Quand j’étais sortie, elle et Marie buvaient le « Kirschenwasser » qu’Eitel avait rapporté de la Forêt Noire et qu’il dégustait avec des compatriotes.

Je ne comprenais rien à ces petites fourberies. Eitel m’ouvrit les yeux.

— Tu es bonne ! pour ces gens, tu es « Madame », et les domestiques sont les ennemis naturels des maîtres…

— Tu crois que c’est cela ?… mais non, j’ai été plus pauvre qu’eux, et je n’ai jamais trompé ceux qui avaient confiance en moi.

Sans que je le voulusse, une distance s’établissait entre ceux que j’avais regardés comme mes égaux et moi. Je n’avais jamais fermé une armoire, je me fis un trousseau de clefs ; et, quand le sucre avait disparu, je demandais ce qu’il était devenu. La brèche s’élargissait. Souvent encore j’avais honte de ne plus me sentir à l’aise avec eux, de ne plus avoir confiance, et de me rendre compte que, de jour en jour, je les aimais moins. Mais pourquoi me traitaient-ils en ennemie, et en patronne qu’on écorche le plus qu’on peut ?

« Alors ils ne me considèrent plus comme une des leurs, et ils vont me traiter en être suspect, parce que je ne suis plus pauvre ?… Les pauvres ne peuvent donc aimer que les pauvres, et les riches que les riches ?… »

Tout cela me fit longuement réfléchir ; j’en étais profondément affectée, mais je ne trouvais pas de solution : je n’étais plus comme eux, et ils me le faisaient bien voir…

*
*  *

Au rez-de-chaussée habitait en meublé une jeune femme de vingt-deux ans. Elle passait ses journées en jupon et en caraco blancs, les cheveux sur le dos. Un vieux docteur lui rendait visite deux fois par semaine, pendant que son équipage se promenait dans le quartier. Souvent, elle donnait le soir à souper : alors, c’était des jeunes gens qu’elle recevait. La blanchisseuse faisait la cuisine et se joignait aux convives. On chantait, on criait ; le souper fini, l’on cassait la vaisselle, et la jeune femme accompagnait chaque objet qui volait en éclats d’un rire en cascade.

Quand j’eus fait sa connaissance, je lui demandais pourquoi elle cassait sa vaisselle. Elle me répondit, en rougissant, qu’elle avait perdu, depuis bientôt deux ans, son amant qu’elle avait connu à l’âge de quinze ans ; qu’ils s’aimaient follement, et que, dans un accès de fièvre chaude, il s’était tué en se jetant par la fenêtre.

— Je ne savais même pas qu’il était malade, quand j’appris qu’il était mort. L’enterrement a passé sous mes fenêtres, avec les prêtres qui chantaient, pendant que les cloches de Sainte-Marie sonnaient le glas à toute volée. J’étais toute seule à hurler chez moi… Alors j’ai fait la connaissance du vieux… Je suis fille d’officier ; j’étais orpheline, j’ai été élevée en pension, mais n’ai rien appris qui pût me faire gagner ma vie… Quand le spleen me prend, je donne à souper, et je casse tout, et je ris… je ne ris ainsi que depuis qu’il est mort…

Elle allait toutes les semaines porter des fleurs sur sa tombe, et rentrait chancelante et défaite. Le même soir, elle donnait à souper et mettait tout en miettes. Je comprenais sa douleur et m’émouvait avec elle, mais je ne saisissais pas sa façon d’y remédier.

— Pourquoi délibérément commettre des actes avilissants ? La vie en impose déjà assez malgré nous.

Elle me regarda, effarée.

— Mon Dieu, je n’ai jamais pensé aussi loin… vous résumez cela en cinq sec.

Elle rougissait encore, très gênée.

Un ami d’Eitel devint son amant. Nous sortions beaucoup à quatre, et elle ne cassa plus rien.

Ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’elle était fille d’officier et avait été élevée dans un pensionnat.

*
*  *

L’ami d’Eitel se plaignait que la nourriture de restaurant le rendait malade. Eitel dînait chez moi ; il proposa à son ami de dîner avec nous.

— Il me payera trois francs par repas, et, comme j’ai acheté des vins de Moselle et du Rhin chers, je rentrerai un peu dans mes frais.

J’avais acheté un livre de cuisine ; la maîtresse d’un peintre m’avait expliqué quelques plats, et j’étais arrivée à savoir fricoter une excellente cuisine bourgeoise. Avec l’aide de ma petite bonne, je nous préparais de savoureux petits repas.

— Bah ! une personne de plus… je veux bien.

J’étais du reste bonne camarade avec Fritz ; nous nous appelions par notre petit nom, et je lui faisais souvent des tisanes pour son mauvais estomac.

Mais voilà qu’un jour, pendant que la bonne mettait la table et que j’étais à m’agiter autour du fourneau, je dis à Fritz qui entrait dans la cuisine :

— Venez, montez ce plat…

— Ah ! non, pour qui me prenez-vous ! Moi, monter des plats !…

— Mais je les monte bien.

— Oh ! vous !

— Ah ! moi !

Je ne dis plus rien, mais, quand il fut parti, je déclarai à Eitel que je ne voulais plus faire à dîner pour son ami.

— Je lui ai demandé cela sans réflexion, sans y attacher d’importance : je croyais que nous étions tous bons camarades ensemble. Chez les peintres, l’un moud le café, l’autre coupe le pain, sans faire de manières… Mais s’il me prend pour la cuisinière, il se trompe, et il ne mangera plus chez moi qu’invité.

— Mais voyons, nous y gagnons, il paie bien, c’est un malentendu.

— C’était un malentendu de ma part de croire que ce monsieur était un ami. Je ne veux plus ; un point, c’est tout.

— Quelle créature indisciplinée tu restes, Keetje : ton allure est distinguée, mais tu es une sauvage…

— Ça m’est égal.

— Et ce vin que j’ai acheté ?

— Tu n’as qu’à le boire, voilà.

*
*  *

Eitel de nouveau voulait se marier. Il avait encore fait croire qu’il m’avait quittée et ne venait me voir que le soir très tard.

J’avais ordinairement passé la soirée chez un peintre qui, depuis douze ans, vivait avec sa maîtresse que tout le monde appelait sa femme. En rentrant, je me couchais et lisais : c’est presque toujours lisant qu’Eitel me trouvait. Il en était agacé.

— Les femmes qui lisent se gâtent l’esprit : elles se faussent.

— Pourquoi ? cela ne m’empêche pas de savoir la cuisine, ni de faire ma toilette depuis la chemise jusqu’au chapeau, y compris le corset… il n’y a que mes gants, mes bas et mes bottines que je ne fabrique pas moi-même. Je t’ai confectionné des caleçons, et je raccommode depuis des années tes bas. Quant aux renseignements, tu dis toi-même qu’un employé ne s’en tirerait pas aussi bien. Alors, en quoi cela me nuit-il ?

— Je ne sais pas, les femmes qui lisent…

— Je le sais, moi, vous n’en faites pas ce que vous voulez.

— Tu deviens si insolente, Keetje…

— Ah ! tu m’horripiles, et je suis bien contente de ne pas vivre de toi.

— Comment ça ?

— Non ! ce que tu me donnes, je le gagne en cherchant des renseignements. Donc, je ne suis pas entretenue par toi, et nous ferions mieux, puisque tu veux te marier, de nous traiter en hommes d’affaires.

— Tu as trouvé cela toute seule ?

— Mais oui, j’y pense nuit et jour. Quand tu te marieras, tu devrais me laisser ces renseignements : c’est tout ce que je te demande. Je saurais parfaitement rédiger les bulletins, je fais bien le reste…

— Ces renseignements m’appartiennent, et, une fois marié, je verrai si tu es gentille… J’en pleurais de rage… Si j’avais ces renseignements à moi, je pourrais vivre sans lui, et maintenant, je voudrais tant le quitter…

Le peintre, chez qui je passais souvent la soirée, avait parmi ses élèves un étudiant en médecine, fils de famille, qui s’occupait de littérature et de peinture. Ce jeune homme venait également beaucoup le soir chez son professeur et souvent me reconduisait. Nous causions de nos lectures, il me prêtait des livres, et nous débattions surtout des idées humanitaires. Vous voyez d’ici, s’il s’agissait d’iniquités, comme je fulminais contre le bourgeois…

— Deux enfants naissent, maison contre maison : l’un sera entouré de dentelles, l’autre de guenilles ; l’un aura tout dans la vie, l’autre rien. C’est une infamie… un enfant est un enfant, et tous devraient être égaux, et souvent le plus pauvre est le meilleur et le plus intelligent… Un enfant de riche a mille chances contre une de devenir un gredin…

Ce langage me changeait de celui d’Eitel, pour qui les pauvres étaient infailliblement des imbéciles et des tarés. Je faisais donc chorus avec le jeune homme, et tous les deux, la tête en feu, les yeux étincelants d’enthousiasme humanitaire, et souvent les larmes aux yeux, mais toujours la gorge sèche à force de parler et de vouloir exprimer avant l’autre l’idée qui nous traversait la tête, nous prolongions notre promenade et faisions deux fois le tour des boulevards qui entourent la ville, sans pouvoir nous quitter ou nous taire.

Une fois, nous avions rencontré des amis d’Eitel ; pour ne pas être soupçonnée, je le lui dis le même soir.

— Je suis plutôt content qu’on t’ait vue avec un autre : on ne pourra plus aller dire à la jeune fille que je courtise que j’ai une maîtresse.

Le jeune homme ne me parlait pas d’amour.

Nous nous promenions ainsi depuis un an, quand il me demanda si je voulais l’accompagner à Bruges où il devait se rendre pour son père. J’acceptai avec joie.

En chemin de fer, nous parlions intarissablement. Le long des voies, les genêts en fleurs me mettaient en extase. Je n’en avais jamais vu : cela surprit si fort le jeune homme qu’il en fut tout ému.

— Tous les enfants devraient être élevés à la campagne et s’y ébattre librement…

Bruges me donna cette sensation de calme qui me fit tant aimer les canaux d’Amsterdam. Nous nous promenâmes sur ses quais, sans dire un mot, comme intimidés : mes idées humanitaires étaient loin…

Les pignons miroitaient dans l’eau. Les femmes avec leurs manteaux, le capuchon ramené sur la figure, marchaient d’un pas attardé, en cette nonchalance qui donne l’impression qu’elles pourraient aussi bien faire cette course le lendemain ou l’année suivante. En hésitant, elles dépêtraient une main blême de dessous leur manteau, pour sonner aux portes anciennes, laquées noir ou vert, craquelées par le soleil, que d’autres femmes, en des attitudes de religieuses, ouvraient précautionneusement sur de larges corridors dallés de pierres bleues et blanches, dégageant des odeurs de cire et de conserves, des parfums d’encens, des effluves d’enfermé, de rideaux clos…

Nous fûmes enlacés par la torpeur ambiante, et fîmes de longues haltes sur les bancs, devant l’eau grasse où les cygnes voguaient en laissant de grands cercles derrière eux.

Dans les ruelles, les dentellières au seuil de leurs portes, émaciées et jeunes, vêtues de guenilles, croisaient les fuseaux sur le carreau, et, sous les épingles, les dentelles se dessinaient somptueuses et aristocratiques. Elles nous ramenèrent à nos idées humanitaires, et notre indignation fut grande de voir les créatrices de tant de luxe raffiné être si lamentables. Et je lui contai comment ma mère s’était crevé les yeux à cet élégant métier ; comment, petite, quand je me réveillais la nuit, je la voyais toujours inclinée sur le coussin, ses doigts mêlant nerveusement les fuseaux, éclairée par une petite lampe à huile qu’on appelait « morveuse », parce qu’il fallait la moucher tout le temps…

Puis nous allâmes sur la Place prendre le café à une terrasse de restaurant. Des hommes et des jeunes gens, ne sachant visiblement aucun travail, poussant comme les mauvaises herbes entre les pavés des rues endormies, errant comme des quantités inutilisées et s’accroupissant au soleil au coin des carrefours, venaient nous demander du sucre. Je leur en donnais, avec dix centimes. Les uns allaient le dire aux autres, et bientôt il y en eut un tas, qui débordaient de joie quand ils recevaient deux sous. Les larmes me sautèrent aux yeux.

— Venez, mademoiselle, c’est épouvantable. Une société où il y a des êtres dans cet état, est infâme, elle sera chambardée un jour…

Nous grimpâmes sur le Beffroi. Au sommet, un savetier faisait son travail de raccommodage de chaussures. En regardant à distance par les ouvertures, mes genoux s’entrechoquèrent et je fus prise de vertige : mon camarade dut me prendre le bras pour descendre. Une fois dans la cour, nous nous attardâmes sur les degrés d’un perron, à nous délecter dans cette sensation d’autres âges, d’une autre vie, que tout Bruges dégage et que j’aime par-dessus tout.

Il m’appelait « mademoiselle », je l’appelais « monsieur », et nous avions chacun notre chambre.

Le lendemain, nous partîmes, en carriole, pour Damme. Le long du canal, il me parla d’Ulenspiegel et de Nele, de de Coster. J’avais posé pour Nele, chez un sculpteur qui m’en avait expliqué le caractère pour la pose à prendre, mais je n’avais eu de cesse que lorsque j’eus lu le gros livre et que j’eus bien compris Nele et son adorable amour. Le jeune homme disait :

— Ulenspiegel aimait Nele, mais il aimait la Flandre avant tout, c’est-à-dire l’idée, et il sacrifia son amour. Il partit à la recherche des Sept qui devaient sauver la Flandre… Quand un homme veut combattre pour ses idées, il ne doit pas s’encombrer de femme, dit mon père, un homme qui a une femme est mort pour la cause.

— Mais c’est Nele qui sauve Ulenspiegel de la pendaison, en le réclamant pour époux… Quant à votre père, il s’est marié…

— Oh ! à quarante ans.

— Alors, à quarante ans, on peut abandonner la cause ?

Cette réponse le dépita : son père, pour lui, était l’oracle.

— Mon père était jeune et beau, mais pauvre. Aucune femme ne l’a aimé. Quand il eut de la fortune, il n’eut qu’à choisir : elles lui couraient après.

Je sentais qu’il ne fallait pas toucher à ce que ses parents lui enseignaient ou lui disaient, et qu’il était même très pointilleux sur ce chapitre. Moi, j’étais prévenue contre les parents, et j’aurais pu le froisser en lui répondant ce que je pensais.

Nous avions le même âge, mais je me sentais beaucoup plus âgée : la vie m’avait mûrie. Lui était gavé de théories : on n’avait qu’à prendre tous les enfants, les bien élever, et tous auraient été des êtres d’élite… Je ne savais pas très bien, je disais comme lui, mais je sentais cependant que ce n’était pas ça…

Nous descendîmes de carriole pour cueillir des fleurs des champs ; nous en mîmes des brassées dans la voiture et fûmes bientôt à Damme. La carriole s’arrêta devant l’ancien Hôtel de Ville, où était le relais. Nous visitâmes d’abord la vieille petite ville, morte et abandonnée, n’ayant plus que quelques masures, dont les habitants, par-dessus les petits rideaux, nous regardaient, effarouchés. Je voulais avoir un bonnet flamand comme celui avec lequel j’avais posé ; mais il n’y avait aucun magasin dans la ville. On nous indiqua la maison de la femme qui les confectionnait. J’en trouvai un en indienne jaune à fleurettes rouges, je le mis tout de suite : il me seyait comme faisant partie de moi-même. La vieille femme s’extasiait :

— Il est vrai qu’aucune dame de la ville ne porte les cheveux comme vous, avec une raie et des ondulations, et les tresses tournées sur la nuque : c’est la coiffure des paysannes d’ici.

Nous allâmes au cimetière : un vieux fossoyeur creusait une tombe.

— Mais c’est effrayant, il n’y a que des vieux dans cette masure de ville… où sont les autres ? ont-ils quitté, en abandonnant les vieillards ?

A l’Hôtel de Ville, encore une vieille femme au buffet.

Nous montâmes dans le clocher par des escaliers branlants, et trouvâmes encore un vieil homme, astiquant les cloches qu’il disait sonner depuis soixante ans.

— Ecoutez, allons-nous-en, c’est peut-être un sort qu’on leur a jeté…

Et voilà que juste à côté de moi, à toute volée, une grosse cloche se mit à sonner onze heures. Je fus si saisie que je dégringolai l’escalier à toutes jambes, sentant à mes trousses toutes les sorcelleries de Ulenspiegel. Mon compagnon me suivait, pas plus rassuré que moi, mais riant cependant de ma frousse.

La vieille, au comptoir, nous observait de son œil méfiant, tout en tricotant des bas de laine violette.

— Partons, je vous en prie, je donnerais tout pour rencontrer un visage jeune…

Dans la carriole, je me repris : nous descendîmes à nouveau dans les prairies, cueillir des fleurs, et en remplîmes la carriole. Puis, nous regardant, tout frémissants, dans nos yeux bleus et heureux de nous sentir et de nous voir jeunes, nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Ce fut une frénésie de baisers, un paroxysme de sensations… et dire que nous étions dans une carriole, avec un cocher devant nous…

Nous arrivâmes à Bruges comme deux chiffes molles… Ah ! le bon déjeuner !…

L’après-midi nous errâmes encore par la ville, mais nous ne vîmes plus rien. Même le Lac d’Amour et le Moulin échappaient à nos sens : il n’y avait plus maintenant que nous deux.

Le soir, dans ma chambre, je fis glisser furtivement le petit verrou de la porte de communication. Lui, sous prétexte de prendre un mouchoir, ouvrit la porte et ne la referma pas.

Nous nous assîmes sur la fenêtre ouverte. Un jardin aux grands arbres en fleurs, dégageant tous les parfums du printemps, s’étendait dans l’obscurité. Deux chats se mirent à miauler éperdument.

— Mon Dieu, quelle hideuse façon de s’aimer, fis-je, on dirait qu’on les étripe…

Mon compagnon, songeur, ne répondait pas.

— Ecoutez, je dois vous parler, nous ne pouvons plus reculer. J’avais rêvé une amitié : une femme jolie et intelligente, qui m’aurait compris, qui m’aurait aimé pour l’idée, qui m’aurait aidé dans la lutte que j’ai entreprise contre les iniquités sociales. Vous qui avez souffert, vous pouviez le mieux me comprendre, et voilà que nous avons tout gâté… Vous allez m’empêcher d’agir, vous serez l’entrave, car un homme qui a une femme est un homme paralysé. Mon père le dit toujours : le danger, c’est la femme… elles sont toutes mesquines et vaniteuses.

— Cependant, depuis un an que nous nous promenons, vous avez pu me juger…

— Oui, si je n’avais pas rencontré chez vous cet amour de l’humanité, si je n’avais pu échanger avec vous des pensées, vous auriez pu être encore plus jolie, vous ne m’auriez pas retenu… Mais je ne vous épouserai jamais, je ne veux pas d’entrave dans ma vie, et, le jour où je devrai aller à l’autre bout du monde pour la défense de mes convictions, je n’hésiterai pas un instant, je partirai.

— Vous pourriez m’emmener avec vous.

— Vous voyez, m’encombrer, me paralyser, gêner la marche en avant !

— Mais non, Nele s’est engagée comme fifre sur le navire des Gueux de mer, et depuis elle a marché et lutté avec Ulenspiegel…

— Oh ! les Nele n’existent plus de nos jours.

— Puis, je croyais que vous m’aimiez…

— Voilà ! incapable de comprendre… L’amour, c’est ça : l’idée, le sacrifice n’existent pas pour la femme. La femme se laisse aller à ses sensations directes : j’ai faim, je dois manger ; j’ai sommeil, je dois dormir.

— J’ai envie d’embrasser, j’embrasse, fis-je ; il est évident que je n’irai pas faire tout cela quand je n’en ai pas envie.

— En 48, quand mon père était jeune, on se sacrifiait à la cause de l’humanité… Ils étaient quatre amis qui avaient banni la femme de leur vie. Ils auraient réalisé de grandes choses, mais l’un s’est marié, puis l’autre, et ainsi tous ont été mis hors de combat.

— Eh bien, il n’est pas trop tard pour éviter cela. Voilà votre chambre…

Il me regardait, surpris et désappointé, mais rentra dans sa chambre.

Je me couchai, étouffant mes sanglots. « Qu’ai-je donc sur moi, pour qu’on m’aime si peu ? depuis mon enfance, cela me poursuit : jamais une chose complète, tout m’est toujours gâté, pourquoi ? pourquoi ?… »

Il m’entendit pleurer ; il vint.

— Voyons, comprends donc, je t’aime, mais je ne voudrais pas avilir cette amitié exquise… cependant avoir une femme jolie, intelligente serait l’idéal… mais je n’ose pas. Je n’ai jamais connu de femme, je sens que je ne suis pas fait pour elles…

— Alors pourquoi êtes-vous venu à moi ? ce n’est pas moi qui vous ai cherché.

— J’ignorais le danger que je courais avec vous, car la femme est le danger.

Je l’embrassais, je lui promettais de ne pas l’empêcher de suivre sa route. Eh bien, non, quelque chose était cassé…

Etait-ce les angoisses subies, était-ce son inexpérience ? ce ne fut pas la nuit d’amour que j’avais rêvée… ma première nuit d’amour !…

Je l’aimais éperdument : sa voix chaude et musicale, son rire épanoui, ses longues mains qu’il mouvait en parlant, ses exquises naïvetés, tout son être frêle et fin enfin, et voilà qu’il m’avait humiliée avec ses méfiances et ses craintes…

Maintenant, moi, je réfléchissais, et je fus étonnée qu’il ne m’eût pas encore parlé de ma position, qu’il connaissait parfaitement.

Le lendemain nous fûmes à l’hôpital et dans les églises, voir les œuvres d’art, mais je m’en moquais, de la peinture et de la sculpture, et ni la Vierge à l’Enfant de Michel-Ange, ni les femmes éplorées de Memling ne m’impressionnèrent : j’avais de bien autres préoccupations.

Puis, le voir si entièrement repris par l’art, ne pensant plus à nos explications pénibles de la nuit… Ce qui me tranquillisait un peu, c’était le ton sur lequel il s’était exprimé, comme un petit garçon qui répète une leçon : j’avais la vague sensation que tout cela n’était que collé sur lui par des mains prudentes… Cependant il est là à frémir devant ces peintures, qui représentent des sensations d’il y a quatre siècles…

— Mais vous ne voyez rien…

Vous !

— Cela ne vous dit rien ?

Vous !

— Non, cela m’est indifférent.

Au retour, en chemin de fer, il essaya de me faire oublier, mais je ne pus, et je rentrai chez moi toute penaude… Eitel n’avait pas remarqué mon absence.

Je ne connaissais pas Dostoïevsky. André me prêta Crime et Châtiment.

J’avais tant souffert, tant lutté, tant eu à me défendre contre la vie et la vilenie des hommes, que je compris ce livre comme l’expression même de l’injustice. Rien ne m’échappa. Le ridicule de Catherine Ivanovna, quand elle danse mourante de faim et délirante, dans la rue avec ses enfants, le grotesque lamentable de cette scène, me fit plus pleurer et bondir de honte qu’aucun autre passage… Oui, la misère vous abreuve de ridicule : que de fois j’avais été en butte aux quolibets, à cause de mes souliers éculés ou de mon chapeau sordide… Et n’avais-je pas eu moi-même le ridicule d’étaler sur mon dos ma chevelure blonde, soyeuse et bouclée, vraie parure de reine, comme elle étalait son éducation et ses manières de dame. Une pauvresse qui ose étaler son trésor !…

Quant à Sonia, je croyais que c’était moi : sa timidité devant les hommes, je l’avais eue — je l’avais encore, mais je la cachais — et son geste fut identique au mien : nous nous étions sacrifiées consciemment, sachant et voyant dans quelle bourbe nous nous enfoncions, d’où personne ne nous aurait tirées, au contraire… Tant pis pour nous, il le fallait, et c’était cependant en pure perte, disait Dostoïevsky… En pure perte ? Je ne sais. Ils ne sont pas devenus de grands seigneurs, mais ils ne sont pas morts de faim !…

Elle avait de l’éducation : moi, je n’en avais pas, et nos façons d’agir furent cependant pareilles… Etrange… Comment cela se fait-il ?

J’avais déjà beaucoup lu, beaucoup causé avec les peintres et avec André, et surtout beaucoup songé et ruminé. Je savais parfaitement apprécier ce livre, et fus bouleversée : mon cas était donc si fréquent que des grands hommes comme cet écrivain s’en étaient inspirés… J’avais toujours cru que mon cas était exceptionnel : que cette honte était tombée sur moi parce que j’étais une créature infime, qui ne comptait pas, et que je n’avais eu qu’à l’accepter comme une chose pour laquelle j’étais née. Et voilà que cette dame et cette demoiselle nobles, qui connaissaient la musique et parlaient le français, avaient dû passer par où moi et les miens avions été traînés depuis toujours…

Je n’y comprenais plus rien. Je pensais que, si j’avais eu de l’éducation, personne n’aurait osé me traiter de la sorte… Ce n’était donc pas encore ça ? Avec de l’éducation, on n’arrivait pas non plus à gagner honnêtement sa vie, et, si vous avez de l’éducation et pas d’argent, l’on vous traite quand même avec goujaterie…

Ah ! mais, attendez ! Si Eitel ose encore me manquer !… Et même André, consentirait-il à ce partage si je possédais de l’argent ?… Lui en a cependant… Voilà ! qu’est-ce que c’est que tout cela ?… moi, je ne le partagerais avec personne.

J’étais crispée, de me rendre ainsi compte de tout et de me torturer. Je croyais à une anomalie de mon esprit, car je voyais autour de moi hommes et femmes se mouvoir, avec aisance et agrément, dans les situations les plus équivoques…

Je voulus en avoir le cœur net et savoir ce qu’une autre femme, en chair et en os, pensait. Je pris avec moi Crime et Châtiment, chez une demoiselle où j’allais poser et qui m’aimait beaucoup, disait-elle. Elle avait trente ans, et appartenait à la bonne bourgeoisie ; elle avait des frères et sœurs plus jeunes qu’elle, dont elle me parlait avec amour. Je lui lus les passages se rapportant à la prostitution de Sonia.

— Qu’auriez-vous fait, mademoiselle ?

— Oh ! je ne me serais pas dégradée ainsi.

— Mais qu’auriez-vous fait ? Vous n’auriez cependant pas laissé mourir de faim vos petits frères et sœurs…

— J’aurais travaillé.

— Mais si vous n’aviez pas connu de travail assez lucratif ? Le travail d’une pauvre fille n’est pas suffisamment payé : pas moyen de nourrir sept à huit personnes…

— Alors comme alors, mon honneur avant tout !

— Vous ne pourriez cependant pas les laisser mourir de faim, si vous possédiez n’importe quel moyen de salut.

— Ce moyen-là n’existe pas pour une honnête femme, et Dieu ne me les a pas donnés à garder.

— Ah ! si, mademoiselle, du moment que vous comprendriez que, sans votre intervention, eux, les petits, mourraient de faim, n’importe quel moyen, il faudrait l’employer pour les sauver.

— Jamais de la vie ! ma vertu est à moi, et je ne dois la sacrifier à personne.

— C’est comme les gens qui disent qu’ils ne sacrifieraient pas leur âme…

— Evidemment pas.

— Eh bien, si, moi, je croyais à l’âme, elle y passerait comme le reste.

Elle haussa les épaules.

— Vous ne pouvez comprendre, Keetje. Vous ne devriez pas lire des livres malsains, qui posent des questions qui ne devraient jamais être posées.

— Le livre ne pose pas la question ; moi, je la pose.

— Vous divaguez…

Nous nous tûmes, toutes les deux de mauvaise humeur.

Cette conversation m’avait mise hors de moi, mais fortifiée dans ma conviction que Sonia et moi avions bien fait. Je me sentais cependant marquée pour toujours, et je savais que cela me poursuivrait, que toutes mes impressions et appréciations sur la vie subiraient le contre-coup de cette souillure que j’avais dû subir… Maintenant que je me rendais compte, j’étais secouée d’amour et de haine pour l’humanité.

Je ne voulus plus aller poser chez cette demoiselle, et changeais de trottoir quand je la rencontrais. « Dieu ne me les a pas donnés à garder… » Quel monstre !

Je dévorai tout Dostoïevsky, mais aucun de ses livres, que j’aime tous, ne me fit l’impression de Crime et Châtiment… J’aurais tant voulu savoir si Sonia, après avoir suivi Raskolnikof en Sibérie, se torturait comme moi ; si, malgré sa conviction qu’elle avait bien agi, elle se sentait aussi cette tache au front, qui la désignait, ne fût-ce qu’à elle-même, la classait à part, et la faisait se sentir mal à l’aise partout et avec tout le monde.

Par mes conversations avec André, je commençais à comprendre que les temps avaient changé, qu’on s’analysait davantage, qu’on s’occupait plus de soi-même, et que sans doute, pour cela, je ne pouvais accepter, avec la résignation de Sonia, ma déchéance. J’étais sûre cependant que j’aurais recommencé s’il l’avait fallu, que je n’avais rien à racheter ; mais je me révoltais, et sans cesse je recommençais à ruminer le tout…

Sonia s’est enveloppé la tête d’un mouchoir en drap de dame, et a tourné sa figure du côté du mur, pendant que ses épaules étaient secouées de frissons. Sa belle-mère s’est agenouillée devant elle, et elles se sont endormies dans les bras l’une de l’autre… Cela a de l’allure…

Chez nous, les petits mangèrent, comme des requins, les victuailles que j’avais rapportées, et, quand la lumière fut éteinte, je pleurai doucement sur mon vieux canapé, la tête sous la couverture pour ne pas être entendue, et jusqu’au matin je ne fus distraite que par le ronflement de mon père, ivre…

Sonia a pardonné à son père. Moi… mon père, mourant à l’hôpital, avait chargé Naatje de me dire, à moi toute seule, qu’il voudrait me voir, qu’il avait quelque chose à me demander… Dans l’agonie, il s’informait à chaque instant, auprès de la sœur infirmière, si sa fille Keetje n’était pas encore là… Je n’y suis pas allée.

Comme Sonia agit simplement, sans phrases, en se résignant devant l’inévitable ! Comme elle est belle, comme elle est grande !… Moi, je gueule, je trépigne, et, chaque fois que je vois ma mère, je mets tout sens dessus dessous, et je fais pleurer et trembler cette jolie petite créature. Je sais cependant qu’elle y a consenti, comme moi, le couteau sur la gorge… Voilà, je sais cela, et, au lieu de l’aimer, je la hais, comme si elle, plus que moi, aurait eu le droit de les laisser mourir de faim…

Elle connaissait mon adoration pour nos enfants : sur qui pouvait-elle mieux compter que sur moi ? Elle croyait que, après, je l’aurais aimée plus, comme elle m’en aimait davantage, et voilà que j’ai creusé cette brèche infranchissable entre nous… Chaque fois, je lui fais sentir son infamie, au point qu’elle a fini par tout nier ; et je sais que je la torture, et je sais que c’est injuste et inqualifiable…

Après ces scènes, quand j’ai fait claquer la porte et que je suis sur l’escalier, je veux retourner, la prendre dans mes bras, lui dire qu’elle peut toujours compter sur moi, que je recommencerais pour elle toute seule, et que je lui demande pardon à genoux… à genoux, mère, à genoux, nus, parce que cela me fait très mal d’être à genoux… Mais je n’ai pas besoin de faire tant de chichis : un regard suffirait, et elle me mettrait sur son cœur, comme sa préférée que j’ai toujours été…

Dans la rue, en levant la tête vers la croisée, où je la sais tout éplorée, je la regarde encore méchamment. Quelle vilaine créature je suis… il y a de la marge entre Sonia et moi…

Mais qu’avais-je ? Mes cheveux tombaient, des maux de gorge me harcelaient, j’avais des poches sous les yeux, je souffrais tous les mois de douleurs atroces ; j’étais irritable et incommensurablement triste ; des peurs et des transes m’obsédaient… puis je souffrais moralement. Comment André, qui m’aimait, pouvait-il tolérer ce partage ? J’étais à bout et décidée à lui parler. Mais de quelle façon aborder ce chapitre que nous évitions ?

Le soir, quand il vint, j’étais très abattue.

— Il ne fait pas gai chez toi, Keetje, tu as perdu toute ta vivacité, tu es là sans énergie…

— Je suis malade, je ne sais ce que j’ai… Quand je vais chez les peintres, ils me disent : « Quelle tête tu as, il faut te soigner… » De quelle nature était ta piqûre anatomique ?

— J’avais demandé à mon chef de service ; il m’a dit en ricanant : « Ça y est, tu crèveras de syphilis… » Mais, comme il me détestait, à cause de mes idées, et parce que je distribuais aux malades mes appointements d’interne, j’ai cru à une méchanceté. Plus tard, quand je t’ai connue, je suis allé consulter M… ; il m’a assuré que c’était une piqûre sans importance. Je lui ai demandé s’il n’y avait aucun danger pour la femme ; il m’a répondu très sérieusement : « Aucun. »

— Ce n’est donc pas ça…

Et, la tête sur la table, je me mis à sangloter.

— André, je ne peux plus vivre ainsi, je ne peux plus me partager. C’est odieux ! c’est odieux ! Comment supportes-tu cette situation ? Est-ce parce que je t’ai raconté ma vie ? A toi, je croyais devoir tout dire.

— Oh ! Keetje ! pour moi tu es pure : comment te rendrais-je responsable des crimes de la société ? Tu es une de ses victimes…

— Victime de la société… ici, je le suis des hommes… et toi, pour combattre la société, tu n’es pas obligé de m’infliger ce partage de moi-même.

— Le jour où la cause que je défends aura besoin de moi, je dois être libre.

— Si tu ne me méprises pas et si tu m’aimes, tu n’as pas le droit de m’imposer semblable torture.

— Je n’aurais pas dû te rencontrer, je ne suis pas fait pour la femme : c’est un ami que je devrais avoir, avec qui marcher. Je n’hésiterais pas un instant entra l’amitié et ce que la femme nous offre.

— Avec ça que tu me donnerais pour l’amitié de L… ?

— L… est un à peu près, mais le vrai ami, avec qui on lutte, doit avoir la première place dans notre vie.

— Eh bien, pas pour moi : tu es mon premier bien… peut-être jadis, quand il s’agissait des petits…

— Ce que je lutte de puis que je te connais, pour ne pas me laisser envahir par ce sentiment inférieur qui est l’amour de la femme, tu n’en as pas d’idée… mais tu ne peux pas comprendre. La femme croit qu’elle n’a qu’à se donner pour abolir tous les autres devoirs de la vie. Elle ne veut pas qu’on vive pour une cause, pour une idée… Mon père…

— Ton père s’est marié, a fait des enfants, et a gagné plus d’argent qu’il ne lui en fallait pour vivre.

— Il a compris que, sans argent, on est esclave du bourgeois, et, comme il a dû gagner sa vie, au lieu de pouvoir se vouer à la cause de l’humanité, il a voulu que j’eusse de l’argent pour être indépendant et pouvoir agir en toute liberté.

— C’est très beau… Cependant ton père ne voulait pas que tu parles aux domestiques : c’est aimer le prolétaire un peu à distance…

— Nous devons les affranchir sans leur concours : ils ne savent pas, ce sont des salariés à la merci de ceux qui les emploient.

— Ils ne savent pas ! Je ne sais pas non plus sans doute ?… André, ce n’est pas tout ça… Ma vie est intolérable : si tu ne peux pas me laisser une petite place dans la tienne, séparons-nous… Ne crois pas que j’y apporte de la roublardise, que je veuille t’accuser parce que je sais que tu m’aimes ; non, mais je ne peux plus, je me sens plus misérable qu’avant… Je suis sans doute vouée à l’abjection, pour que même toi, tu m’y laisses pour des théories… A la fin vous me rendrez folle. L’un doit me quitter pour épouser une dot, l’autre pour ses idées humanitaires. Va encore pour ce piètre personnage, mais toi… Non, ce n’est pas tout ça !… ce n’est pas tout ça !… La souffrance humaine est faite de cas particuliers et, sous prétexte de travailler pour la masse, créer de la douleur autour de soi est de la dureté ou de l’hypocrisie… Tu n’es ni dur ni hypocrite, tu es faussé… Grand Dieu, André, regarde donc à côté de toi ; tu es toujours dans des théories, ou tu fais joliment partie de cette société que tu conspues… tu n’es pas affranchi de ses préjugés, voilà toute l’affaire.

— C’est bien ça… mon père a raison : la femme est incapable d’un sacrifice, elle ne pense qu’à elle.

— Il est joli, le sacrifice que tu m’imposes… Du reste, tu m’as déjà dit tout cela la nuit de nos noces…

J’essuyai mes yeux.

— Restons-en là : moi, je n’ai jamais assez vécu dans les nuages pour ne pas être gênée des ordures qui m’entourent, quoique j’aie dû y marcher à pleins pieds… Je suis plus méprisable qu’avant, si je continue cette existence malpropre… Ce qu’il y a de plus navrant dans tout cela, fis-je, en me remettant à pleurer, c’est que mon bel amour est gâché, et que, quoi qu’il arrive, les deux années de torture que je viens de passer, ne me sortiront jamais de la mémoire.

J’arpentais la chambre, me tenant la tête à deux mains.

— Ecoute, Keetje, je n’ai au monde que mes deux vieux parents et toi ; je t’aime complètement, mais il y a tant à faire dans l’état social actuel, qu’on n’a pas le droit de penser exclusivement à soi. Tu me donnes le bonheur le plus pur, le plus complet ; quand je suis avec toi, il m’arrive d’oublier tout et de n’aimer qu’à te regarder et à t’écouter… Puis-je me laisser aller à cela et abandonner ceux qui souffrent ? car le bonheur absorbe, rend égoïste…

Je ne savais plus que dire : il avait raison et il avait tort, comment en sortir ?… Ah ! zut ! nous avons bien le droit d’avoir une part de bonheur et de nous aimer, sans équivoque entre nous… Moi surtout, je ne dois pas oublier ceux qui sont lésés… Si l’on monte des barricades, je suis sûre de les escalader avant lui… Que ce doit être bon de se faire tuer pour une belle cause, et la plus belle cause est celle de l’humanité : on peut bien être deux pour cela…

Vit-il ce qui se passait dans ma tête enfiévrée ? Il m’enferma dans ses bras.

— Keetje, ma femme ! garde-moi toujours…

J’ai lu à cette époque tous les Zola qui avaient paru. Il ne m’émouvait pas. J’avais la sensation de je ne sais quelle peinture superficielle, d’une réalité inventée ou observée en surface ; il me semblait qu’il s’était trop fié à son intuition, surtout quand il s’agissait du peuple… L’intuition ne vous livrera jamais l’âme de cet être malodorant qui déambule là devant vous…

Je me disais bien que j’étais ignorante ; mais étais-je ignorante ?… Ma foi, je suis certaine que je connais autrement bien cela que Zola… Mieux encore, je sentais que je n’aurais jamais compris ni pénétré les gens d’une autre classe que celle dont j’étais sortie. Même, si dorénavant tout contact entre ceux de ma classe et moi devait cesser, je les avais dans la moelle, et je ne m’assimilerais jamais l’âme des autres. Alors Zola… D’où leur vient la prétention de nous connaître si facilement ? Nous ne pensons pas connaître ceux d’une autre classe : de là notre contrainte devant eux ; nous ne savons jamais ce qu’ils nous réservent, et d’avance nous avons peur, comme de l’inconnu.

André préférait A Rebours, de Huysmans : c’était au-dessus de ma portée. J’ignorais que la vie mène aussi les riches de la terre et peut les conduire aux agissements les plus étranges : je n’avais aucune pitié d’eux. Pour moi, des Esseintes était un vicieux impardonnable. « Quand on avait tout pour être honnête… », telle était ma théorie éternelle. La beauté du style n’existait pas encore pour moi.

André me parlait aussi des Saint-Simoniens, de Fourier, de l’abbé de Lamennais — ils m’étaient lettre morte — du Phalanstère… Ah ! l’horreur ! Tout en commun, ne pas être chez soi… Comment se recueillir et suivre une pensée ? J’éprouvais une antipathie insurmontable pour le Phalanstère, et j’aurais préféré le désert.

André était un assez beau théoricien. Je commençais donc à connaître ce côté factice de l’homme ; mais, chez lui, il y avait aussi une réelle et grande bonté. Victor Hugo et Michelet étaient ses dieux : il me les fit lire. Michelet, dans La Femme, m’horripilait : il fallait ramasser, sur un banc du boulevard, une femme et l’introduire dans son foyer… Notre-Dame de Paris m’avait étourdie. Cependant j’aurais voulu connaître une mère dans le cas de la Lépreuse, quand on lui eut ravi sa fille, pour voir si elle aurait pu, dans sa douleur, débiter toutes ces belles phrases…

Je me souvenais d’une voisine d’impasse qui avait perdu une petite fille aux boucles blondes : elle me faisait souvent venir, parce que je lui rappelais sa petite. Elle tournait mes boucles sur ses doigts et, quand elle me levait la tête par le menton, je remarquais sa surprise que ce ne fût pas la figure de son enfant qu’elle avait devant elle. Tout en vaquant à son ménage, sa bouche se contractait, et deux sillons de larmes lui coulaient le long des joues et tombaient sur son corsage. Elle ne disait rien et continuait sa besogne ; puis elle me prenait par la main et me faisait sortir ; la porte fermée, j’entendais un « han » prolongé… Je disais à André que cette femme sentait profondément sa douleur, puisque, petite fille, elle me la communiquait et me faisait me jeter au cou de ma mère, en sanglotant ; mais que Hugo pouvait me chanter tout ce qu’il voulait, cela ne m’émouvait pas…

— Ah ! misère ! illettrée, tu veux juger des cerveaux semblables !

— Leurs cerveaux, non ; leur cœur, oui. Ils connaissent la chanson, mais ne savent pas donner le ton.

Il me regardait avec ahurissement.

— Tu te figures maintenant être une femme qui sait discuter avec moi ; tu crois être une intelligence, mais ton cerveau est grand comme ça…

Et il montrait un petit bout de son doigt.

— Toucher à Victor Hugo et à Michelet, il faut ton ignorance pour l’oser. Ne me parle plus, tu m’horripiles.

— Ah ! tu m’embêtes à la fin : si je suis si stupide, taisons-nous et regardons les arbres, je les préfère du reste à du Victor Hugo.

Les deux bras levés, écumant de colère, il fonçait sur moi, puis s’arrêtait, la bouche large ouverte.

— Tais-toi, ignarde, sotte… piteuse pécore.

Et il allait secouer un arbre.

— Bah ! c’est bon, touche-moi seulement…

Ces discussions et attrapades se passaient ordinairement dans la forêt de Soignes, que nous traversions au moins trois fois par semaine pour aller dîner à Groenendael. Nous marchions, après ces altercations, chacun de notre côté ; puis je me rapprochais de lui.

— André… voyons…

Et, avec de vraies larmes aux yeux, il me disait :

— C’est lamentable ! il n’y a rien à faire avec les femmes : tu as déjà tant lu, et tu parles de Hugo comme la plus ignorante ou la moins compréhensive des créatures. Je croyais qu’en causant comme nous faisons, tu aurais fini par sentir la grandeur de ce poète unique.

— En causant… Crois-tu que cela t’est venu en causant, à toi ? Tu as eu des professeurs pour tout, depuis l’âge de quatre ans… En causant… tu te moques de moi… oui, si j’avais ta base, mais je n’ai que mes impressions… Je comprends cependant Jean-Jacques et Dostoïevsky : ils me font tressaillir de haut en bas, mais Hugo… il me donne la sensation d’une machine très perfectionnée qu’on déclenche…

Il jetait violemment son cigare.

— Ah ! non ! Enfin, tu ne seras jamais qu’un à peu près.

— Si je suis pour toi un à peu près, je m’en vais, je ne veux pas, je veux être tout.

— Tout ! mince !…

— Tout… tout ou rien.

Et, à mon tour, j’éclatais en sanglots.

— Mon Dieu, ne pleure pas, tu n’y peux rien. Je suis une brute…

— Ah ! non ! Ah ! non ! pas ça… je ne veux pas de ta pitié : mon cerveau vaut le tien.

— Ah, par exemple… Tu te figures ça, toi qui ne sais rien, qui n’as rien appris.

— Tantôt tu disais que cela devait me venir en causant… Du reste, je n’ai pas appris ce que tu as appris, mais j’ai vu beaucoup plus dans la vie que toi, et cela m’a fait comprendre des choses que tu ne comprendras jamais, parce qu’il faut les avoir vécues pour les sentir. Tu sais une chose, moi une autre… Mais nous ne devrions pas nous fâcher ainsi, j’ai trop peur de te perdre.

— Oh ! non, quelle idée…

Et, nous tenant par la taille, nous continuions à travers la forêt, ne pensant plus qu’à nous câliner.

Le soir, en revenant dans l’obscurité, nous clabaudions gaîment sur les gros bourgeois, que nous avions vus s’empiffrer.

Puis il grimpait sur un poteau indicateur pour voir si nous étions dans la bonne voie, pendant que je me haussais sur la pointe des pieds, une allumette flambante levée vers lui. Il glissait en bas, m’entourait la taille et, sous ses baisers, m’inclinait dans la neige ou sur les feuilles mortes. Nous rentrions souvent à deux heures du matin, courbaturés, mais apaisés et heureux, avec tous les parfums de la forêt sur nous.

— Keetje, tu ne dois pas rester ainsi : tu parles un jargon impossible, avec un accent anglais qui déconcerte chez une Hollandaise. Tes lettres sont très bien, tu y mets toute ton âme, mais quelle orthographe ! Voici l’adresse d’une institutrice qui enseigne la grammaire, je l’ai prise sur une pancarte affichée à sa fenêtre ; va donc t’informer.

J’y fus et commençai bientôt les leçons. L’institutrice était une demoiselle de quatre à cinq ans plus jeune que moi ; elle dut m’expliquer ce qu’était un verbe, un adjectif, un substantif… Au commencement, je ne compris pas mon infériorité : je ne savais pas que ces premiers éléments étaient les mêmes dans toutes les langues. Mais quand je me fus rendu compte, ma gêne devint si forte que la demoiselle s’en aperçut, et, pour me mettre à l’aise, elle me raconta qu’elle donnait les mêmes leçons, dans le grand monde, à des dames mariées dont l’éducation avait été négligée à cause de leur santé ou pour d’autres motifs, et que beaucoup comprenaient moins vite que moi. Je lui sus gré de vouloir me mettre à l’aise, mais n’en sentais pas moins ma piteuse ignorance.

Au bout d’un an, quand je pus me débrouiller, André trouva que maintenant je devrais également prendre un professeur d’histoire et de géographie. J’en eus un d’un grand lycée de garçons. Il m’expliqua d’abord, sur une carte de géographie, ce que signifiaient les petites lignes en zigzags, que les unes représentaient des montagnes, les autres des fleuves, etc. Je n’en croyais pas mes yeux, mais ne disais rien. Quand j’eus compris, il commença par le commencement, et il déploya devant moi toute l’histoire de l’Egypte, puis des Mèdes et des Perses. Tout en me racontant, il me faisait suivre sur les cartes, pour que je me misse bien en tête où les événements s’étaient passés.

Ce fut la plus grande révélation de ma vie. L’orthographe, en somme, m’ennuyait, mais, ici, je m’emballai et partis à fond de train. A mesure que tout me devint clair, je vis devant moi les pays, avec leurs habitants vivant leur vie, avec les bêtes et les choses… L’inondation du Nil me fit crier avec eux : « Ça y est, il envahit tout… » Les passerelles et les petites digues me transportèrent en Hollande, et je clapotais, pieds nus, dans l’eau limoneuse… Mais les cadavres qu’on mettait pendant six semaines dans la saumure, comme des morues, et dont on tirait le cerveau avec des crochets par les narines, et toute l’horrible préparation qu’ils devaient subir avant d’être à point pour l’emmaillotement, me donnaient de véritables cauchemars.

André riait de l’impression que tout cela me faisait.

— Il t’en restera plus qu’à moi : nous autres, on nous serine ces choses quand nous sommes trop jeunes, alors qu’on veut jouer aux billes, et l’impression est nulle.

— C’est égal, si j’avais pu apprendre jeune, je pourrais maintenant m’occuper de choses moins élémentaires, car je vois bien que, si l’on veut savoir, la vie suffit à peine.

Quand nous en arrivâmes à la Bible, j’étais plus à l’aise : je la connaissais très bien, mais on me l’avait enseignée comme la parole de Dieu, et mon bon sens s’était révolté contre ce Dieu qui disait : « Je vous ai fait commettre cette iniquité pour me venger de vous, car je suis le Dieu vengeur. » A présent, qu’on me la représentait comme l’histoire et la littérature d’un peuple, elle m’intéressait beaucoup.

Ma mentalité changea complètement : je voyais plus loin, je découvris des beautés et des laideurs nouvelles, et je commençais à comprendre que si la misère est la plus grande de toutes les calamités, il y a aussi d’autres douleurs que celles du ventre qui crie, et que ce n’est pas tout que d’avoir les pieds au chaud.

Avant mes études, tout se manifestait à moi par des sensations, sur lesquelles je ne parvenais pas à mettre des mots, et, quand j’en trouvais, je n’osais les dire, me croyant bête et absurde… Maintenant j’arrivais à exprimer nettement mes idées, à savoir faire la part des choses, à prendre possession de moi-même, et à ne plus craindre de me voir ridiculiser, ainsi qu’auparavant Eitel avait l’habitude de le faire. Je parlais déjà tout autrement, je choisissais mes termes, mais André trouvait que mon accent restait trop étranger, et il avait peur que je ne prisse l’accent belge.

— Tu devrais aller au Conservatoire, mais il ne faut pas que l’on connaisse ta position. Tu diras que tu es une étrangère, venue à Bruxelles pour apprendre le français ; avec ton allure d’« english lady », cela passera. Mais il faut, avant, prendre quelques leçons particulières pour faciliter ton admission. Je connais une ancienne élève, du temps où j’y étudiais le violon, — car, tu ne sais pas, j’ai voulu devenir violoniste, mais mes parents s’y sont opposés, — cette ancienne élève est monitrice, elle est méchante comme une gale, mais elle te donnera de bonnes leçons, elle connaît bien le métier. Cela s’arrangea tout de suite. Je devais acheter un Merlet et nous commençâmes par des lectures à haute voix. Pas un son n’était exact, mais j’articulais bien. Puis, elle me fit syllaber et travailler avec des boules dans la bouche, pour assouplir l’élocution et me faire prononcer des lèvres. Je devais dire « mmme… nnne… pppe… » Je m’y mis avec une fougue à en avoir des bâillements de fatigue des mâchoires, et le sang à la tête, et la vue voilée. Je croyais pouvoir forcer la nature, rattraper les années perdues. Mes progrès furent immenses, et, au bout de quelques mois, mon professeur me présenta au Conservatoire, comme une jeune fille venue en Belgique pour compléter ses études : j’étais déjà plus dégrossie que des élèves de deuxième année.

Alors commença l’étude des classiques. Ce fut une autre porte qui s’ouvrit pour moi, à deux battants, sur une vie splendide à laquelle je m’initiais. J’eus des sensations délirantes et des émotions d’art sans mélange. Tout mon être était tendu dans une vibration à le rompre. Puis mon orgueil ne connut plus de bornes… Comment ! moi, j’étais d’une école ! Moi, je m’initiais à ce que l’humanité avait produit de plus élevé ! Moi, je travaillais mes gestes, mes attitudes, mon rire et mon sourire… J’en divaguais ; j’étais ponctuelle, scrupuleuse. Quand le professeur parlait d’un livre ou d’une pièce, je l’achetais. Comme j’avais un budget restreint, mes robes étaient continuellement reteintes, mes chapeaux retapés ; tout mon argent passait à des livres et à des leçons, car j’avais cru absolument nécessaire d’apprendre l’anglais et l’allemand.

Je devais du reste bientôt payer cher ce bonheur. Je devins fébrile, des sueurs nocturnes m’épuisaient. Puis, le professeur de la classe supérieure, où j’étais maintenant, ne m’aimait pas : elle me trouvait trop âgée, je n’avais pas assez de poitrine et de hanches…

— Vous êtes artiste, intelligente ; mais, entre nous, au théâtre il faut plaire aux hommes, et je ne crois pas que ce soit votre cas.

J’avais lu Nana, et je me rappelais que, sur les planches, n’ayant pas su donner une note, elle donna un coup de hanche. Je demandai au professeur si c’était ça, le théâtre… Ses narines se pincèrent de dépit : j’avais irrémédiablement gâté mes affaires auprès d’elle.

Je travaillais cependant d’arrache-pied. Si, au début, je n’avais pensé qu’à changer mon accent, maintenant j’entrevoyais un avenir au théâtre. Très souvent, j’apportais un travail, en dehors de mes rôles imposés. Le professeur et les élèves s’étonnaient de la vérité avec laquelle je l’interprétais.

C’était Les Deux Pigeons… Comment ne pas avoir la mort dans l’âme, quand on aime et que l’un des deux veut aller courir l’aventure ?

Ou Le Chien et le Loup. Je pensais au collier qui étrangla, pendant des siècles, une partie de l’humanité, que les plus forts amadouaient en lui jetant de temps en temps quelques reliefs… Os de poulet, os de pigeon…

Puis Rolla !

Pauvreté ! pauvreté ! c’est toi la courtisane,
C’est toi qui dans ce lit as poussé cette enfant…

Vous comprenez l’émotion que j’y mis…

J’étais bien revenue de mes préventions contre Victor Hugo. J’avais étudié avec passion :

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.

J’étais prête à grimper sur les barricades et à détruire toutes les roses de Saint-Cloud. Détruire les roses !… moi qui ferme les yeux d’émotion, au parfum d’une rose France !

Puis La Conscience avec Caïn, et cette répétition : L’œil a-t-il disparu ? La chair de poule me parcourait en une peur indicible.

Mais Booz !

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle…

Tout mon être s’épanouissait en des aspirations vers le soleil, vers les champs de blé doré, vers les parfums et les étoiles des nuits d’été… J’entraînais André à travers la Forêt de Soignes ; mais c’était l’hiver, les nuits étaient ternes et ne me rendaient pas cela.

Voilà comment j’arrivais à cette vibration, à cette vérité qui surprenaient mes camarades et mon professeur.

Je crois que je dois beaucoup des sensations que je communiquais ainsi à mon don de vision et d’évocation… Je ne connaissais pas la musique. Cependant, me trouvant avec André au concert, je sentis tout d’un coup les parfums de la campagne, et je vis un clair ruisseau serpenter à travers des prairies.

— André, on dirait qu’il y a des fleurs et de l’eau dans cette musique.

— Mais il y a tout cela. C’est la « Pastorale »…

J’ignorais complètement que Beethoven avait voulu rendre tout ce que je venais de voir et de humer…

Bien avant la Duncan, je faisais des pas sur n’importe quelle musique, et surtout sur la marche funèbre de Chopin. Cette marche !… Quand André fut mort, j’eus plusieurs fois la vision de son enterrement, avec des danseurs en ample manteau pourpre, qui, devant le corbillard, exécutaient la « danse » funèbre de Chopin.

Si je disais à mes camarades que je voyais se dérouler devant moi, avec couleur, gestes et parfum, ce dont il était question dans mes rôles, presque toutes se moquaient ; d’autres croyaient à une pose, et à toutes cette manière de sentir était antipathique.

— Tu sais, Oldéma, avec ce don d’évocation, comment feras-tu pour jouer la Toinette du Malade Imaginaire ?

— Et vous, sans ce don, comment diriez-vous Booz ?

Tout ce travail, qui pour moi était une source de joie et de douleur, était une tâche pour elles : en dehors de Marthe, la seule camarade que je m’étais faite au Conservatoire, aucune n’avait la passion…


Un peu avant le concours, je commençai à me préoccuper de l’allure que j’aurais sur la scène. Le fard m’enlaidissait, ma maigreur m’inquiétait. Je voulais savoir. J’achetai un arsenal complet de rouge, de blanc, de cold-cream et de crayons de toutes couleurs, et, un soir, je dis à Naatje que j’allais m’habiller et me farder comme pour le théâtre.

J’allumai toutes les lampes de la maison, dans ma chambre à coucher.

— Maintenant, mets-toi là, en face de la porte, et, quand j’entrerai, tu me regarderas bien pour voir l’effet que je produis.

Le coiffeur m’avait dit comment il fallait m’y prendre. Quand ma figure fut faite et mes cheveux relevés seulement d’un peigne d’écaille blond, je m’entourai d’un grand châle en soie de Chine blanche, brodé ton sur ton, et je fis mon entrée ; Naatje me regarda en silence ; puis, avec de l’étonnement dans les yeux et du dépit dans la voix, elle me dit :

— Je croyais que le fard ne t’allait pas.

— N’est-ce pas qu’il me va ? fis-je, en allant vers l’armoire à glace.

J’étais éblouissante tout simplement, et j’avais un air candide et frais que je ne me connaissais pas. Mes bras étaient trop maigres, mes salières trop creuses ; mais mon cou, ma nuque et la poitrine, très bien et étonnamment jeunes. La ligne du corps, surtout de dos, était d’une grande élégance, et mes mains fuselées avaient du caractère.

Je me mis à faire des gestes et des grâces devant la glace, et à déclamer des tirades de comédie et de tragédie ; puis je fis des sorties et des rentrées, avec la grande révérence.

Naatje ne disait rien, et, un moment, je la vis me toiser d’un regard haineux.

— Naatje, si mon professeur me voyait ainsi, elle ne pourrait, avec la meilleure volonté du monde, me trouver dépourvue de charme ; mais elle me remplirait mes salières d’une pâte et me collerait un corset avec gorge et hanches, et mes gestes et les beaux saluts de côté et à la ronde, avant de quitter la salle, n’auraient plus la flexibilité de maintenant… Regarde comme c’est élégant.

Et je m’inclinai en des beaux saluts des deux côtés, comme les reines avant de quitter une assemblée.

J’enlevai vite le tout avant l’arrivée d’André, et je renvoyai Naatje qu’il n’aimait pas.

— Ta sœur est une vipère bornée, qui prend sa laideur pour de la vertu… Si elle ne veut pas apprendre un métier, elle ne viendra plus chez toi… nous l’aurons toujours sur le dos.

Cela la mettait hors d’elle, mais elle n’avait pas assez de fierté pour ne plus venir : elle se croyait devenue une demoiselle, parce qu’elle finissait mes toilettes.

Quand il arriva une heure après, j’étais encore tellement sous l’impression de m’être vue si belle, qu’il me demanda ce que j’avais.

— Tu jettes des rayons…

Nous eûmes une longue nuit d’amour…


Malgré les vexations de mon professeur, je tins bon jusqu’au concours. Elle fit tout au monde pour m’éliminer, mais une élève vint lui demander, devant le directeur, si elle ne voudrait pas me faire entendre, que je pleurais là derrière un pilier… Il fallait bien qu’elle me présentât, et, plus morte que vive, je déclamai les Imprécations de Camille.

Pendant tout le temps que je restai sur le plateau, elle parla avec animation au directeur ; j’eus la revanche d’entendre celui-ci faire la réflexion :

— C’est la seule qui sache ce qu’elle dit ; et elle n’a aucun accent…

Puis à moi :

— C’est très bien, mademoiselle, vous pouvez concourir.

Mais le professeur me tortura tellement par ses chicanes et ses observations malveillantes, et mes sueurs nocturnes m’épuisaient à ce point que, à bout de résistance, je renonçai au concours. Puis je me disais aussi : « Si j’échoue, elle en profitera pour me renvoyer, et je veux continuer à travailler : ce concours n’augmentera pas mon savoir… »

Aussitôt que j’eus renoncé, elle devint charmante.

— Croyez-moi, mon enfant, le théâtre n’est pas votre affaire : il n’y a pas que la scène, il y a les coulisses… Vous n’avez pas ce qu’il faut, vous deviez plutôt manier la plume !

Je crus à une dernière noirceur.

Un élève me dit :

— Imbécile, concours, elle n’a fait cela que pour fixer toute l’attention sur la petite O… et lui permettre de décrocher un premier prix, et ce produit pour vieux messieurs ne l’aura pas si tu te mets de la partie.

Mais je n’en pouvais plus ; puis André m’avait dit qu’il ne voulait pas que je devinsse actrice, que cela détruirait notre bonheur…

Je partis donc faire une cure.

*
*  *

Quand j’étais petite, j’avais une très jolie voix chantée, et, à quatorze ans, je chantais, pour endormir nos enfants, tous les chants de l’école d’abord, puis j’improvisais.

Un dragueur, qui était notre voisin d’impasse, m’écoutait, ravi, assis devant sa porte ; il imposait silence à toute la marmaille aussi longtemps que je m’égosillais ; après, il me disait, très ému :

— C’est beau, tu es un ange du ciel quand tu chantes…

Et il voulait m’embrasser, mais je me sauvais : même le dimanche, son odeur me repoussait.

En grandissant, la vie m’avait tellement secouée que je n’avais plus jamais chanté.

J’entendais au Conservatoire les chanteuses s’exercer en des modulations qui me charmaient tellement que je me rappelai ma voix. Mme R…, mon professeur de diction, avec qui je prenais toujours des leçons particulières, avait fait ses études de chant ; je lui parlai de ma voix chantée.

— Ah !… voyons cela.

Elle se mit au piano et me fit donner quelques notes, puis une gamme.

— Oh ! oh ! c’est une vraie voix de Falcon, et un timbre rare…

— Alors je vais entrer au chant !

— Ecoutez, mademoiselle, j’ai eu deux premiers prix, un de chant, l’autre de déclamation ; mais j’avais appris le solfège à douze ans, et depuis j’avais continué. Vous avez vingt-neuf ans, une voix exceptionnelle, fort étendue, naturellement posée, un médium très beau et solide ; vous êtes fort avancée pour la diction, seulement le temps vous manquera pour mener à bien les deux études, et je crains que vous n’échouiez. Réfléchissez…

Une voix rare, un très beau timbre… Quelle perspective !… Mes dons ne seraient pas là complètement en quantités négligeables, je pourrais me prouver qu’ils ne demandaient qu’à être mis au point, qu’il était en moi de produire de belles choses… et je ne devrais cela qu’à moi-même… Mes visions, plus tard, ne seraient plus seulement des cauchemars de misère et d’infamie. Je pourrais me ressouvenir : « C’est moi qui fus Armide, ou qui fus Phèdre. » On dira : « Vous vous rappelez la grande Oldéma ? elle nous faisait frémir, elle nous donnait des sensations d’art et de vie complètes. Ah ! elle était admirable !… »

Eh bien, pourquoi pas !… Pourquoi, moi, ne pourrais-je égaler les meilleures ? On me dit très artiste, et j’ai les dons ! Si je puis les cultiver, pourquoi pas moi !… dites ! pourquoi pas moi.

Je divaguais ainsi, en marchant trop vite par la rue.

Le lendemain je pris Mme R… à part et lui dis que j’avais décidé d’entrer au chant, que je me sentais de taille à mener les deux études de front, que je comptais qu’elle voudrait bien continuer à me donner des leçons particulières de diction.

— Comme vous voudrez. Je vous présenterai à mon ancien professeur de chant.

Quand il eut entendu ma voix, il s’étonna que je ne m’en fusse pas occupée plus tôt. Mme B… lui dit que j’avais vingt-cinq ans, que j’étais très travailleuse et compréhensive.

— Bien, bien, avec cet organe et du travail, elle chantera à vingt-neuf ans, elle aura encore vingt ans devant elle… cela en vaut la peine.

Je me tenais coite.

J’entrai au chant et au solfège. Au solfège !… Je ne connaissais pas une note : elles étaient pour moi des hiéroglyphes, comme quelques années auparavant les cartes de géographie. C’est là que je devais échouer. Je ne pouvais plus me mettre les sons dans la mémoire, malgré une grande finesse d’oreille. Si ma santé avait été bonne, ma volonté m’eût fait réussir, mais j’étais rongée de fièvre intermittente. Je me levais le matin, macérée dans la sueur, et m’habillais en chancelant. Je souffrais excessivement. Ne voulant pas trop souvent manquer les leçons, je m’empoisonnais avec de l’antipyrine qu’on venait de mettre à la mode. Je devais cependant à chaque instant demander des congés. Quand je revenais, les autres avaient marché, moi reculé ; puis elles avaient dix-huit ans…

Je m’épuisais aussi de révolte. Maintenant j’avais la vie matérielle assurée, car André et moi, c’était pour toujours, il avait soigné pour mon avenir, et je n’y pensais plus à l’avenir, qu’en me voyant comédienne ou chanteuse, — j’espérais bien vaincre les appréhensions d’André. — Et voilà que j’avais les reins brisés par l’âge et la maladie…

Au chant, j’eus le même succès qu’à la diction. Quand je devais chanter, il y avait tout un remue-ménage parmi les élèves.

— Oldéma va chanter…

Comme je suivais les deux cours, souvent elles venaient m’entendre aussi à la déclamation.

— Allons à la déclamation, Oldéma déclame.

Le professeur de chant m’avait même chargée d’un petit cours, pour apprendre aux chanteuses à prononcer convenablement en français.

J’aimais tant l’atmosphère du Conservatoire : ce bruissement de ruche en travail, dont je faisais partie, me donnait à mes yeux une importance qui m’était délicieuse. J’aimais surtout les lectures du mercredi, quand, toutes assises autour de la table en une exquise intimité, une des élèves faisait la lecture à haute voix. Souvent le professeur lisait, pour nous donner le ton. Moi, dans la lecture à vue, j’ânonnais lamentablement, j’avais des impatiences à m’écouter…

Un hiver, on lisait l’Iliade : les élèves goûtaient si peu cette lecture, qu’elles en avaient des fourmillements dans les jambes. Marthe me disait :

— Si l’on doit continuer cela pendant tout l’hiver, je ne réponds pas de moi, j’aurai des attaques de nerfs.

Le professeur s’en aperçut.

— Je vois, mesdemoiselles, que le désir de vous instruire ne vous tourmente pas. Nous lirons dorénavant, pendant une heure, Homère, pour celles que cela intéresse, et, pendant une heure, nous ferons des lectures plus à votre portée.

Homère était trop aride pour ces jeunes filles de dix-huit à vingt ans ; moi, j’avais dix années de plus, et j’en admirais fort la grandeur et la vie. Surtout un paysage de nuit m’avait frappée, plein de lumière et de paix, où les Troyens attendent le jour autour des feux et où leurs chevaux paissent l’orge fraîche et la blanche avoine.


Comme je ne m’étais pas présentée pour le concours de solfège, je fus appelée chez le secrétaire.

— Vous avez trente ans, mademoiselle, vous devriez, avec votre voix et votre sens artistique, être dans toute votre gloire. Comme votre santé ne vous a pas permis d’étudier, quand vous étiez plus jeune, vous avez voulu le faire maintenant : c’est très méritoire pour une personne de votre monde, qui ne doit pas vivre de son travail, mais il est trop tard pour vous créer un avenir au théâtre ; ajoutez à cela votre état de santé actuel et vos congés répétés, et vous comprendrez…

— Oui, monsieur, je comprends, fis-je d’une voix étranglée ; mais ne pourrais-je assister aux cours comme auditrice ? Le Conservatoire est devenu ma vie.

— Je ne vous le conseille pas, mademoiselle, vous vous feriez trop de chagrin. Allez en Hollande, rentrez dans votre famille : c’est le meilleur milieu pour vous retremper, et revenez après assister à nos concerts.

Il me serra affectueusement la main. Je m’en allai ; j’étouffais. Je me réfugiai dans la salle de déclamation, derrière l’orgue, d’où je fis se lever, comme des perdreaux, deux élèves du chant qui se montraient leurs nichons. L’une me cria :

— Dis donc, Oldéma, tu n’as rien vu !

Bientôt un jeune homme venait s’exercer sur l’orgue. Je me répétais en des spasmes de désespoir : Fini… tout est fini. Cette implacable misère m’a tout fait rater dans la vie, elle m’a poursuivie jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour tout. Elle m’a ruiné la santé, elle ne m’a laissé que cette sensibilité exacerbée, qui me fait tout sentir, tout voir et tout craindre ; car, depuis un temps, je sentais qu’une calamité allait s’abattre sur moi ici… J’ai voulu escalader une pente, inaccessible quand l’heure est passée. J’ai eu beau m’atteler, comme une bête de somme, à cette tâche, j’ai eu beau me colleter avec les obstacles et les difficultés… trop tard… et j’ai encore tant d’années devant moi pour regretter ma vie manquée…

J’avais entrevu la beauté d’une existence de travail et d’art… Fini… Me voilà plus désemparée que jamais… Et toutes ces beautés auxquelles j’aurais encore voulu m’initier et m’intéresser autrement qu’en amateur… Je hais le travail d’amateur, et c’est tout ce qui me reste…

J’avais fait croire, pour expliquer les lacunes de mon éducation, que j’avais eu une enfance trop nerveuse, trop impressionnable, les médecins avaient conseillé de ne pas me laisser étudier… Avec quelle déférence le secrétaire m’a parlé : « Une personne de votre monde… Rentrez pour un temps dans votre famille, mademoiselle, c’est le meilleur milieu pour vous faire oublier le chagrin de votre déception imméritée… »

Ah ! mince ! c’est parce qu’il me croit de ce que eux appellent une bonne famille, qu’il a mis tant de gants… Aux petites du solfège, filles de verdurières ou de gardes-couches, il tient un autre langage, et il a d’autres gestes quand elles viennent lui demander des places de théâtre… Maintenant, il parlait de chagrin immérité, mais il n’aurait tenu aucun compte de mes luttes et de mon mérite s’il s’était douté d’où je suis partie. Aussi ne lui sais-je aucun gré de son amabilité.

Encore un sale tour que la misère m’a joué : c’est de m’avoir montré les gens sous leur vrai jour : leurs égards ne s’adressent qu’à la position sociale et non à l’individu, et, quand un mâle est poli avec Mlle Oldéma, je voudrais pouvoir lui mettre sous les yeux la petite Keetje en guenilles, pour voir le volte-face de son respect…

C’est fini… Je dois quitter ce Conservatoire qui a été pour moi une école admirable, où je me suis initiée aux classiques français, à ce que la pensée humaine a produit de plus élevé ; j’y ai appris à comprendre et à sentir la langue la plus belle, la plus aristocratiquement élégante et claire, que je suis fière de parler maintenant, non sans faute, hélas ! mais presque sans accent.

Le peu que j’ai appris du chant et de la musique m’a ouvert un monde nouveau, plein de visions et de sensations enchanteresses ; il m’est devenu clair que la musique, mieux que la parole, exprime la joie, la douleur, et surtout l’amour. Je sentis, à ce moment, l’immense valeur qu’avait pour moi le Conservatoire, qu’il était mon guide et mon conseil… et, maintenant, fini… Je comprends le jeu du comédien et le chant des chanteurs, mais j’aurais voulu aller au delà, et jouer ou chanter moi-même, et c’est trop tard… Tout est fini sans espoir…

Deux élèves du chant étaient entrées et s’amusaient à donner les notes que le jeune homme jouait sur l’orgue. Do… si… ré bémol… la-a-a-a-a-a-a…

Lui acquiesçait de la tête.

Quelle adorable trille… Voilà, elles ont vingt ans, sont ici depuis leur enfance. L’une est fille de petit employé, a une forte, mais non une belle voix ; elle obtiendra un rappel de second prix ; elle fulminera un petit temps contre les injustices, puis épousera un employé et n’y pensera plus ; et toutes ses années d’études seront gâchées, car elles ne lui ont pas fait faire un pas…

La voix de l’autre est très jolie, elle aura son premier prix et chantera Faust. Gounod est son dieu… Son Ave Maria, peuh… Je vois toujours, quand je l’entends chanter ou moudre sur un piano mécanique, un commis-voyageur, les cheveux au vent, clamant à pleine voix de poitrine, sous la fenêtre d’une grisette :

Oh, ma Lisehette… Oh, ma Lisehette.
Je t’aimerai, haihai haihaihai toutoujours…

Chaque fois que cette élève a chanté Mireille, elle a une extinction de voix… A toi mon âhâme je t’ââhââpartiens. Pouah !… comme si l’on gueulait ainsi quand on donne son âme !…

Et je voyais des dames en crinoline, les cheveux pommadés, un mouchoir à la main, qui se pâmaient… C’est étrange, je trouve cette musique libidineuse…

… Que serait-il arrivé ici, si jamais on avait connu une parcelle de mon passé ? On m’aurait chassée ignominieusement… Même Marthe, aurait-elle compris ? Il n’y a qu’André qui m’en aime davantage… André… Ah ! quelle percée de lumière dans ma vie… et cette délicieuse compréhension n’est pas son seul apanage : il est beau, ciselé, — évidemment les femmes le trouvent laid, — ses mains sont des merveilles, et, quand il rit, sa bouche s’ouvre si naïvement et si franchement, et, quand il a de l’humeur et rejette sa mèche en arrière d’un mouvement de tête, on dirait un cheval qui se cabre… C’est un être unique. J’ai eu du bonheur : si je n’avais pas rencontré André, mon cerveau ne se serait pas débrouillé, et j’aurais toujours ignoré ces merveilles.

Ne pas connaître Esther !

O, mon souverain roi,
Me voici donc tremblante et seule devant toi.

Ne pas connaître Le MisanthropeCélimène

Et ce n’est pas le temps,
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.

Et Dorine :

Et je vous verrais nu du haut jusque en bas
Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Je frémis à la pensée de ce qu’eût été ma vie…

Puis, en musique… Mon goût peut déjà me guider. N’ai-je pas déniché toute seule les lieder de Beethoven et ceux de Haydn ? Est-il un lied plus émouvant qu’Ein kleines Haus de Haydn et Geliebt wird alles ausser mir de Beethoven ? Ne me suis-je pas, avec un doigt sur le piano, initiée à ces merveilles d’amour et de sensibilité ?…

Alors, mon lot n’est pas encore si mauvais. Je sens et savoure profondément toutes ces œuvres de beauté… Elles sont aussi de bonnes actions, car on n’a qu’à les évoquer pendant les jours tristes, et elles agissent comme un calmant… On ne peut quand même pas m’enlever tout ce que j’ai appris : je le possède pour toujours, et c’est déjà un grand trésor… Je vais vite raconter à André ce qui m’arrive et pleurer dans son gilet, comme il dit.

Et, courbaturée comme si j’avais été battue, je sortis de ma cachette de derrière l’orgue. Je mis mon chapeau et pris ma boîte à déjeuner, et, la gorge contractée, j’allais partir, quand une élève du chant passa.

— Oldéma pourquoi n’es-tu pas venue au chant ? Tu aurais certainement eu une leçon aujourd’hui, maintenant que tu sais triller… Tu sais, ton trille est clair et frais, ne rate donc pas la prochaine leçon.

Je lui souriais sans pouvoir répondre. Elle s’éloigna en vocalisant :

— Amour, a-a-a-amour, a-apprends-ends-moi l’a-a-a-art de fein-in-in-indre, apprends-moi l’a-a-a-art de-e-e-e-e fein-in-in-indre.

Et, moi, je quittai.

En cheminant, je ne pus que penser encore : « Je l’ai échappé belle. Sans André sur mon chemin, quelle nuit opaque aurait fini par s’étendre sur moi… Dire qu’il y eut un temps où la recherche d’une croûte de pain était ma seule préoccupation… C’était cependant aussi une jouissance intense de voir les petits manger et se chauffer… ! »

J’avais tant parlé à André d’Amsterdam qu’il voulut y aller.

Quand le train entra dans la ville, je fus prise d’un tremblement, et une pâleur me pinça la figure. Je n’avais pas compté sur l’impression qu’allait me faire cette ville où j’avais tant souffert.

André vit mon émotion et me serra les mains.

— Tu vas me montrer tout, cela te soulagera.

Nous descendîmes au Bible Hotel : mon père y avait conduit l’omnibus.

Et je revis mon père, au Haarlemmerdyck, juché, souriant, sur un omnibus, conduisant des comédiens à Haarlem : il m’avait effleurée de son fouet pour que je le visse, et m’avait crié gaîment, pendant que je trottinais à côté de la voiture :

— Je reviens ce soir ; il ne faut pas me porter à manger à midi, eux me donneront tout ce qu’il faut.

Et il avait ri, en mettant ses chevaux au trot.

C’est ça… il va traverser la campagne et alors père oublie tout… Il va longer la digue pendant deux heures, avec le canal d’un côté et les champs de l’autre ; il va plaisanter avec les hommes qui halent le coche d’eau, et dire des amabilités aux moissonneurs, comme s’il les avait toujours connus, et, quand il sentira le foin coupé, il se mettra à chanter.

Une fois, mon père m’avait pris un long bout avec lui sur le siège, après en avoir demandé la permission aux comédiens, et jamais je n’avais vu mon père aussi beau. Ses grands yeux bleus projetaient la joie ; il avait ôté son haut chapeau et ses boucles châtaines volaient au vent, il m’appelait continuellement « Poeske », et j’avais la sensation que nous étions tous les deux petits. Au Halfweg, il m’avait confiée à un cocher qui rentrait en ville.

Rien qu’à le voir sur son siège, je savais qu’il allait encore devenir petit, et je regrettais bien de n’être pas de la fête.

Et en hiver… Ah ! bien, père ne s’embarrasse pas pour si peu : alors, c’est la neige qui l’amuse et le rend tout frais quoique battant des pieds d’être juché là-haut, en plein froid, sans chaufferette, comme en ont les autres cochers…


Le soir, sur le Dam, je vis qu’on démolissait l’ancienne Bourse, et je racontai à André un des épisodes de mon enfance qui m’avait le plus passionné ; pour le lui rendre plus clair, je lui expliquai d’abord un privilège ancien qui permettait aux enfants de la ville de jouer dans le grand hall de la Bourse, en été, les jours de kermesse. Mon père nous en racontait ainsi l’origine :

— Quand Amsterdam était encore une ville en bois, un petit vagabond s’était réfugié, pour y passer la nuit, sous la Bourse, dans un réduit donnant sur le canal « het Damrak ». Bientôt une barque accosta près du refuge où se trouvait le petit vagabond. Les hommes qui l’occupaient discutaient entre eux comment l’ennemi pourrait le mieux s’emparer de la ville, pendant qu’elle était endormie. C’étaient des espions vendus à l’ennemi de la patrie.

» Le petit vagabond mourait de peur d’être découvert : il retenait sa respiration et n’osait ni remuer ni se moucher bien qu’il eût un rhume de coucher ainsi dehors par tous les temps. Et les ennemis de la patrie l’auraient certes noyé ou pis, pendu peut-être : il se tenait donc coi sans bouger une nageoire.

— Mais s’il avait éternué ?

— Il méritait la mort : il était comme un soldat devant l’ennemi, et la moindre faute est alors une trahison. Il n’éternuait donc pas, car il sentait son devoir.

» Quand la barque, avec les espions qui ramaient, eut disparu sous les ponts dans l’Y, le petit vagabond sortit de sa cachette, courut chez le bourgmestre et lui raconta l’histoire. Bientôt toute la ville fut debout ; les torches furent allumées ; les tambours battirent ; les bourgeois, le peuple, des enfants, et même une petite fille, qui revenait d’une fête, en robe de satin blanc brodée d’or, portant à sa ceinture, accrochés par les pattes, deux petits poulets blancs qu’elle avait gagnés à la loterie, se joignirent aux soldats, et l’on fit une ronde de nuit dans tous les coins et recoins de la ville, pour savoir s’il y avait encore des espions ou si l’ennemi avait déjà pu débarquer.

» L’ennemi, dans l’Y, entendant les cloches sonner, les tambours battre, et voyant à la lumière des torches passer ces terribles archers en leurs beaux habits de soie, se le tint pour dit et s’éloigna sur ses navires.

— Et le petit vagabond ?

— Le bourgmestre et les échevins lui demandèrent quelle récompense il voulait pour avoir sauvé la ville. Il répondit : « Je voudrais que dès à présent, et dans les temps à venir, les enfants d’Amsterdam eussent le privilège de jouer à la Bourse tous les jours de kermesse et qu’ils pussent y faire autant de tapage qu’il leur plairait. » Ce fut accordé, et voilà pourquoi, mes enfants, vous pouvez aller jouer dans le grand hall de la Bourse. »

Ainsi mon père, quand il avait pu rentrer un peu tôt et qu’il n’était pas trop fatigué, nous contait l’une ou l’autre ancienne coutume d’Amsterdam. Il fumait alors sa pipe en terre de Gouda, tenait Hein, son fils aîné, sur les genoux, et il ne voulait d’autre lumière que celle projetée par l’âtre.


J’avais dix ans, Naatje cinq. Nous faisions l’école buissonnière sur le Damrak, nous inspections les tonneaux vides dans lesquels il y avait eu du sirop et en léchions les parois avec le doigt. Je vis beaucoup de femmes et d’enfants, en habit de dimanche, se diriger vers le Dam.

— Naatje, je suis sûre que la Bourse s’ouvre aujourd’hui…

Nous les suivîmes. C’était ça : ils s’arrêtèrent à une des petites portes de la Bourse. Quand la porte s’ouvrit, nous montâmes l’escalier avec eux et nous nous trouvâmes dans un très grand local.

Presque tous les enfants étaient accompagnés et portaient des joujoux. En rangées de quatre ou cinq, ils marchaient les uns derrière les autres, dans les galeries latérales. Les uns portaient sur un bâton des petits moulins de papier glacé, rouge, blanc et bleu, avec un pompon orange. D’autres battaient de minuscules tambours ou tournaient des crécelles, et étaient coiffés de bicornes de papier ; les fillettes montraient, haut sur le poing, des poupées de bois ; les garçonnets soufflaient dans des trompettes de plomb.

Naatje et moi, tête nue, pas lavées, en guenilles et barbouillées de sirop, n’avions rien ; nous suivions la file, essayant de parler avec les enfants ou de leur emprunter leur crécelle pour lui faire faire : « raaraaraa ». J’offris à une petite fille de porter un instant sa poupée, disant que j’avais oublié la mienne. Mais aucune ne voulait nous laisser toucher à ses joujoux.

Après quelques tours, nous sortîmes des rangs ; nous ne disions plus rien et regardions défiler tous ces garçons et fillettes, rayonnants de plaisir d’être là à pouvoir montrer leurs beaux joujoux. Nous ne voulions cependant pas encore quitter. Des mères donnaient à leurs enfants des tartines et des couques ; d’autres les faisaient boire, dans des petites timbales, du lait qu’elles avaient apporté dans des bouteilles.

Naatje devenait têtue et refusait d’avancer ; moi, je me sentais fatiguée, triste… La honte me faisait maintenant tirer Naatje par le bras pour partir, mais elle se mit à pleurer et à battre des pieds. Je parvins à l’emmener, en lui promettant une crécelle pour le lundi d’après.

Au Nieuwendyck, nous regardâmes les joujoux dans les beaux magasins, mais ils ne nous disaient pas grand’chose : c’étaient des chemins de fer émaillés ; des toupies grandes comme des théières ; des poupées comme des enfants de trois ans, avec de vrais cheveux, et fermant horriblement les yeux ; des services de table dorés. Non, on ne pouvait pas jouer avec ça : on aurait abîmé pour des florins et des florins, et père n’en gagnait que trois par semaine…

Au Haarlemmerdyck, nous descendîmes sur le perron de la cave aux joujoux… Ah ! là, notre âme s’ouvrit : des poupées de bois peintes, des boîtes avec des perles de toutes couleurs, des trompettes de plomb coloriées de rouge, des crécelles, des services de table en terre verte.

— Ah ! Naatje, regarde donc, regarde donc.

Naatje restait muette, comme abrutie, montrant obstinément une crécelle et un petit moulin de papier.

Dans une grande boîte étaient entassées de toutes petites poupées de bois articulées ; elles ne coûtaient que deux centimes. Je me promis une de ces poupées pour le lundi suivant, car je venais de prendre la décision d’aller à la Bourse le dernier lundi de la kermesse, moi avec une poupée, et Naatje avec une crécelle… « Je lui ferai une longue robe : ainsi l’on ne verra pas qu’elle est si petite. »

J’avais huit jours devant moi… Quand ma mère m’envoyait faire des commissions et qu’il y avait une pièce d’un centime dans la monnaie qu’on me rendait, je le distrayais ; ou, si j’en voyais traîner une sur la table ou l’armoire, je la prenais. Je les cachais sur une planchette à l’intérieur du large manteau de cheminée en bois.

Il m’en fallait quatre : deux pour la crécelle, et deux pour la poupée. J’eus bientôt les deux centimes pour la poupée. Je l’habillai d’une robe à traîne faite d’une loque et d’un toquet en carton recouvert de tulle, provenant d’un bonnet de ma mère, avec une plume de poulet piquée de côté : on appelait ces toquets des « Tudors ». Je fis des papillotes à Naatje, je défis mes boucles naturelles avec de l’eau, et tressai mes cheveux en de multiples petites nattes, pour les avoir frisées « à l’anglaise ».

Le lundi, avec ma chevelure en vague sur le dos, mon tablier blanc que je n’avais pas sali le dimanche, Naatje ses cheveux bruns en boucles, nous fîmes semblant d’aller à l’école ; mais, une fois passé l’écluse, je sortis ma poupée de dessous mes jupes, et nous entrâmes dans la cave à joujoux acheter la crécelle. Et nous voilà parties pour la Bourse…

Ah ! la joie, l’orgueil, le frémissement interne qui nous remuaient en entrant dans le Hall, où cette fois nous étions comme les autres : moi, tenant de deux doigts et du pouce ma poupée sous la jupe, sa traîne étalée le long de ma main ; Naatje tournant sa crécelle. On ne nous regardait plus avec méfiance, les enfants nous laissaient prendre leurs joujoux en échange des nôtres. Puis une femme nous donna un demi petit pain de corinthes, parce que nous jouions avec son moutard. Quelle sensation exquise de ne pas inspirer le dégoût, de se trouver sur un pied d’égalité, et même d’être admirés, car on admirait nos cheveux auxquels j’avais apporté tout mon art.

Nous restâmes jusqu’à la fermeture de la Bourse ; puis nous retournâmes par le Nieuwendyck en tenant le petit garçon chacune par une main, tandis que la mère marchait derrière nous. Au pont de Haarlem, elle nous quitta en disant que nous étions de bien gentilles enfants.

Depuis cette époque, j’avais toujours des pièces d’un centime sur ma planchette ; mais ce n’était pas pour des joujoux seulement : c’était aussi pour renouveler les couvertures de mes livres d’école qu’il fallait souvent changer. Ma mère ne pouvait pas toujours me donner le centime que coûtaient ces feuilles de papier, et, alors, le maître me pinçait les oreilles et me frappait de sa règle sur le bout des doigts que je devais lui présenter levés.

Le lendemain, de bonne heure, nous commencions nos randonnées dans la ville. André s’extasiait sur cette immense cité, entièrement bâtie au dix-septième siècle.

— Je ne pourrais te narrer l’histoire de ses rues et de ses maisons, mais je puis te raconter comment des générations d’enfants se sont étiolés dans ses caves inondées et ses impasses empuanties, comment des générations d’adultes s’y sont rhumatisés, ont vu leurs dents tomber et leur cou se couturer, comment des générations de vieillards y sont morts impotents et hydropiques. J’ai habité presque tous les quartiers de la ville, et je connais l’odeur de ses canaux et de ses égouts.

— Voyons, Keetje, tant de beauté doit aussi donner du bonheur. Ces gens qui passent ont l’air contents et heureux.

— Oh ! certes, qu’on doit pouvoir y trouver le bonheur, mais, moi, je ne l’ai pas connu. Depuis le matin où nous sommes entrés dans la ville par l’Amstel, jusqu’au soir où nous en sommes sortis, encore par l’Amstel, notre vie a été une calamité presque incroyable… Du reste, à mesure que nous marcherons, je te montrerai mes anciennes demeures et te dirai comment nous y vivions : ce sera triste, André… A Bruxelles, j’ai constamment la nostalgie d’Amsterdam ; je n’aurais pas cependant dû y revenir.

Je le conduisis à la Utrechtschedwarsstraat et lui montrai une cave, notre première demeure. Les enfants de tout âge jouaient sur le petit perron en contrebas de la rue ; il me semblait que c’était nous et je me rappelai comment une nuit, vingt ans auparavant, l’eau avait envahi notre cave.


Hein et moi, nous étions couchés sur notre paillasse, à terre, avec deux des autres enfants. Nous nous étions mis sur le ventre, la figure enfouie dans l’oreiller.

— Je vois les cercles, disait Hein. Ils avancent et reculent ; ils deviennent plus grands, puis plus petits ; ils sont jaunes, verts et violets ; on dirait qu’il y a une lampe derrière, tant c’est clair…

— Les miens, fis-je, sont rouges, bleus et orange. Ils deviennent plus larges et prennent toute la chambre ; ils tournent très vite… Oh ! voilà qu’ils changent : ils sont maintenant beaucoup, petits et de toute couleur ; il y a des tas de petites lumières qui tournent avec eux. Ah ! que c’est beau ! que c’est beau !… Que vois-tu maintenant ?

Hein ne répondait plus, il dormait.

Je me tins encore un instant la figure dans l’oreiller ; mais, avec la chaleur des corps et du lit, les puces commencèrent à me harceler. Je me mis sur mon séant.

Notre cave était obscure ; seuls, la lucarne du poêle et le couvercle un peu relevé projetaient quelques lueurs. Posées debout sur la table, les grandes bottes de mon père semblaient deux épouvantails. Mes frères et sœurs dormaient autour de moi ; Hein avait pris le petit chien dans ses bras ; le chat était pelotonné contre Dirk. Les battants de l’alcôve, où dormaient mes parents avec le bébé, étaient ouverts ; les reflets du poêle glissaient sur la figure de ma mère, encadrée de son bonnet de nuit ; elle me parut si émaciée que j’eus peur ; mais les ronflements bruyants de mon père me donnèrent confiance.

Je me couchai. Cependant je m’agitais, je grelottais : il me sembla que la paillasse se mouillait.

— Mère ! mère !

— Qu’y a-t-il ?

— Je crois que Dirk a fait pipi, la paillasse est mouillée ; cela me brûle.

— Que veux-tu que j’y fasse ? recule-toi et laisse-moi tranquille.

Je me recouchai : j’essayai de revoir les cercles lumineux, qui me distrayaient durant mes nuits de fièvre et d’insomnie, mais je n’y parvenais plus. Un grand malaise s’emparait de moi. Je n’osais plus ouvrir les yeux, j’entendais des frôlements et des bruissements sous les meubles. Je me recroquevillais d’épouvante.

Soudain le chat bondit sur la table ; lui et les bottes me semblèrent si démesurément grands que j’eus la sensation de trois bêtes malfaisantes…

La paillasse se mouillait de plus en plus. Effrayée, je frappai autour de moi : ma main, qui touchait le plancher, fit rejaillir de l’eau.

— Mère ! mère ! c’est l’eau qui monte.

— Quoi, l’eau ?

— Oui, nous sommes dans l’eau !

Tous les enfants s’étaient mis à crier ; l’eau, qui jusqu’à présent n’avait fait que suinter, nous envahit tout d’un coup. Mon père se leva, et jura affreusement parce qu’il avait posé ses pieds dans l’eau. Il nous porta tous dans l’alcôve où nous nous tassâmes comme nous pûmes : Dirk aux pieds de ma mère, moi à ceux de mon père ; je pris un de ses pieds dans mes bras pour me sentir en sûreté, et nous nous endormîmes.

Je fus réveillée par le bruit que fit au matin mon père : le dos plié pour ne pas se cogner la tête aux poutres du plafond, il s’occupait de placer des blocs de bois et d’y poser des planches pour pouvoir circuler dans notre cave, où l’eau était montée jusqu’au-dessus de la plinthe.

A notre lever, la rue était en effervescence, l’inondation avait envahi tous les sous-sols, et, bien qu’on y fût habitué, c’était partout un va-et-vient continuel, pour voir la hauteur de l’eau et comment l’on s’était garé.

Ma mère, très excitée, lâcha tout : elle ne nous envoya pas à l’école et ne fit pas à dîner. Mina et moi la suivîmes dans les caves, mais bientôt elle me renvoya à la maison pour surveiller les enfants.

Nous jouâmes à patauger dans l’eau. Puis Hein noua une ficelle à un bâton, y attacha un crochet fait d’une épingle à cheveux, et, installé sur une chaise, il pêcha dans l’eau bourbeuse. Dirk se traînait sur son derrière le long des planches et tenait, dans ses mains bleuies de froid, un nid avec des souris mortes que l’eau avait chassées de dessous l’armoire. Naatje hurlait dans sa chaise.

Dirk trouva encore un rat à moitié mort, et, se traînant toujours le long des planches, il nous montra avec joie la bête qui respirait encore. Mais il glissa dans l’eau ; je ne pus l’en retirer, il était trop lourd… Alors je partis à la recherche de ma mère, qui se dandinait de cave en cave, buvant du café partout, et ne rentra qu’à regret pour tirer Dirk de sa position.

Lui et Hein commençaient à grelotter. Ma mère les mit au lit ; ils se roulèrent en boule, bleus de la fièvre qui les envahissait. Je me mis à pleurer : la fièvre me tourmentait également. Ma mère me coucha à côté d’eux, nous couvrit de hardes, et, tous les trois, serrés l’un contre l’autre, nos dents s’entrechoquant, de grands frissons nous secouaient, accompagnés de grouillements, comme si des fourmis parcouraient nos veines. Ainsi nous attendîmes l’accès chaud, qui se déclara seulement l’après-midi.

Nous passâmes alors lentement du bleu au rose, puis au rouge feu ; nous rejetions nos couvertures ; nous battions des bras autour de nous ; nous nous reculions l’un de l’autre et écartions les jambes, cherchant de la fraîcheur, pendant qu’une soif intense nous desséchait… Ma mère, une chandelle dans une main pour éclairer l’alcôve obscure, de l’autre main nous donnait de l’eau à boire, afin de nous soulager.

Vers le soir, la fièvre nous quitta. Nous n’étions plus que trois loques, et ma mère n’eut qu’une petite tartine de pain noir à nous donner pour refaire nos forces.

Depuis lors, la fièvre intermittente nous tortura pendant des années.

Notre petit chien avait disparu ; nous supposions qu’il s’était sauvé… Une odeur de pourriture, de jour en jour plus intense, envahissait la cave ; mes parents croyaient que des rats morts devaient se trouver dans l’un ou l’autre coin. Quand l’eau eut disparu, ils se mirent à chercher et découvrirent, noyé sous l’alcôve, le petit chien en putréfaction.

— Tu évoques ces scènes, Keetje, comme si tu y étais encore.

— Je ne suis pas pour rien une détraquée : j’ai revécu tout cela chaque jour de ma vie. Tous nos jolis enfants se sont étiolés dans ce repaire, pendant les trois années que nous y avons vécu, comme s’y étiolent encore ceux-là.

Nous allâmes déjeuner au Rokin, dans un des plus grands restaurants.

Grand Dieu, quelle monstruosité dans ces antithèses !… J’étais honteuse de manger ces mets raffinés et de boire ces vins de choix, car André savait choisir ; moi, je suis restée toujours inhabile à composer un menu.

Il me fit comprendre l’ineptie de ce sentiment.

— Mon père a travaillé cinquante ans pour gagner quelques centaines de mille francs ; d’une modeste fortune acquise ainsi, on peut jouir. La vie n’est pas faite que d’une croûte de pain, et ce n’est pas parce que j’achète de temps en temps une petite étude de tableau ou que je mange un homard, — il est excellent, ce crustacé, on le mangerait rien que pour la couleur, c’est comme si on absorbait de la joie et de la lumière, — que la plus grande partie de l’humanité n’en a pas. Non, ces questions sont plus complexes que cela… C’est en luttant, en faisant toucher du doigt les iniquités qu’on aboutira. Avec quelques camarades et plusieurs sociologues amis, nous allons fonder un groupe d’avant-garde, qui s’occupera des questions sociales, de l’éducation du peuple. Nous fonderons un journal… j’y donnerai une large place à l’art. Ma mère dit que cela me tiendra lieu de danseuse, mais je ne l’envisage pas ainsi ; elle n’y voit qu’un moyen de m’éloigner de la femme.

— Mais alors, si elle sait jamais, elle va me saper…

— Eh bien, je lui dirai que tu fais partie de ma vie.

Et son adorable regard fouillait le mien, pour bien y incruster la confiance que je devais avoir : Je me sentais prête à payer des regards semblables de n’importe quelle torture, car je pressentais que, lorsque sa mère saurait, notre bonheur serait entamé.

Avant de rentrer à l’hôtel, nous reposer, j’entraînai encore André dans une ruelle de Nieuwendyck et je lui montrai une impasse d’où sortait une odeur infecte. Une femme à l’entrée racolait ; elle nous regardait ébahie, mais dut me prendre pour une dame de charité, comme il m’était encore arrivé à cause sans doute de ma mise sobre et de mes bandeaux sous la petite capote. Je montrai du doigt tendu à André la première maisonnette à droite : la femme s’effaça, croyant que nous allions entrer… Oh ! cette puanteur !… Quelle réminiscence !


J’avais alors douze ans. La fièvre intermittente m’avait tellement ravagée que le docteur, à bout de quinine, déclara que le changement d’air seul pouvait me sauver. Mes parents décidèrent que j’irais passer quelques jours à Haarlem, chez une de mes tantes ; l’on jugea que j’étais assez grande pour voyager seule.

Nous choisîmes, pour le départ, le jour où je ne devais pas avoir la fièvre. Ma mère lava mes vêtements, elle me donna quelques « dubbeltjes », et je m’en allai prendre le coche d’eau, hors de la porte de Haarlem.

La barque était halée par deux hommes. Il faisait encore très froid, bien que les vaches fussent déjà dans les prairies et que les moutons, avec leurs brebis, y jouassent en gambadant. Je descendis dans la cabine et m’amusai fort à voir, par les fenêtres, l’eau clapoter à la hauteur de ma figure.

A Haarlem, mon grand cousin, qui bégayait un peu, m’attendait et m’annonça tout de suite une bonne nouvelle ; il m’emmènerait le soir même à Hillegom, où il était embauché pour la cueillette des fleurs.

— Tu ne vois jamais de fleurs, n’est-ce pas ?… Eh bien, tu vas pouvoir te rassasier.

— Oh ! si, je vois des fleurs sur la Haute-Digue, dans l’herbe.

— Ah ! ces fleurs-là ne ressemblent pas à celles que je vais te montrer…

La tante me reçut très bien. Nous dînâmes de pommes de terre et de riz bouillis ensemble, auxquels elle avait mêlé une assiettée de graillons ; c’était chaud et bon. Du reste, ma tante avait, dans la famille, la réputation « d’être sur son bec » et de faire coûte que coûte bonne chère. Je trouvais, moi, que c’était sa manière de préparer qui était bonne : les mêmes pommes de terre, bouillies par ma tante, étaient comme des jaunes d’œuf, et, chez nous, comme du savon.

Vers le soir, une charrette attelée de deux chiens, que conduisait un paysan, vint nous prendre. Mon cousin m’assit au milieu des paniers vides, m’entoura de sacs, et nous partîmes.

Le temps s’était attiédi. Il fit bientôt nuit, le chemin me parut long dans l’obscurité, mais, de temps à autre, m’arrivaient des bouffées de parfums si délicieux, que je sortais la tête de dessous les sacs, et, ouvrant la bouche toute large, j’aspirais goulûment cet air qui me remplissait d’aise et de bien-être. Bientôt je me mis à chanter des psaumes et les lieder de l’école.

— Hé ! hé ! la petite cousine, tu te réveilles, tu n’es plus malade.

— Chante encore, sœurette, disait l’homme, chante encore…

Je m’égosillais, débordante d’allégresse.

Au village, la charrette prit des sentiers, traversa des petits ponts, alla à droite, à gauche, puis encore à gauche, et s’arrêta devant une petite maison. Mon cousin me fit sauter à terre et nous entrâmes.

La chambre où il m’introduisit était peinte en bleu Delft ; des nattes couvraient le plancher ; au milieu, une grande toile à voile jaune, à bord orange. Sur la table, contre la fenêtre, le souper était servi : des tartines au fromage d’Edam et du café. Une paysanne, à bonnet de tulle blanc aux ailes relevées, et à multiples jupons, chaussée de mules, nous reçut.

— Ah ! c’est la sœurette malade… Eh bien, elle peut être vue : on ne dirait pas qu’elle a les fièvres…

— Le parfum l’a galvanisée : elle a chanté, le long de la route, comme un rossignol.

— Allons, sœurette, mange et bois, et puis le dodo…

Je fus très agréablement surprise d’être traitée avec cette bonté.

— Et où vas-tu faire coucher la sœurette ? demanda l’homme.

— Elle dormira bien avec moi, répondit mon cousin, il ne faut pas vous déranger : je sais que vous n’avez pas de lit.

Le cousin et moi nous grimpâmes par l’échelle au grenier, où de la paille fraîche était étendue, et, après m’avoir fait ôter mes souliers et mes vêtements de dessus, il me couvrit bien de l’unique couverture. Alors il souffla la chandelle, enleva sa veste et ses chaussures, et se coucha.

Jamais je n’avais été aussi heureuse que depuis ce matin. Je voyais la lune et les étoiles par la lucarne du toit ; le parfum entrait par les fissures ; j’éprouvais une telle sensation de gratitude que j’aurais voulu faire une bonne action, et moi, qui ne priais jamais, je me mis à genoux et je récitai d’une voix fervente : « Notre Père qui êtes aux cieux » et « Je vous salue, Marie, pleine de grâces » ; puis, j’inhalai le parfum qui me fit presque divaguer.

Alors je réfléchis que Keesje et Klaasje étaient dans notre impasse, près de l’égout et à côté du tonneau qui servait de chaise percée… puis que j’aurais la fièvre demain et que je ne pourrais pas aller voir les fleurs… et je commençai à pleurer. Mon cousin se réveilla et me demanda :

— Qu’as-tu, sœurette ?

Je le lui dis.

— Oh ! sœurette, bégaya-t-il, tu les verras les fleurs : je te porterai, entourée de la couverture, le long des champs.

Il me prit dans ses bras, et nous nous endormîmes.

Quand je me réveillai le lendemain, mon cousin était parti. Il y avait de l’eau dans un petit bassin, un essuie-main et un peigne à côté ; je me lavai aussi soigneusement que je pus, et je descendis.

La paysanne était seule : elle me fit déjeuner. Mon cousin entra pour son second petit déjeuner, puis il m’emmena.

En contournant la maison, ce fut un éblouissement. Je me mis à courir en criant :

— Des pissenlits ! des pissenlits !…

Mon cousin et le paysan se tordaient. Arrivée près des fleurs, je vis que ce n’étaient pas des pissenlits.

— Ce sont des narcisses, sœurette.

— Mais il y en a tant ! tant ! m’écriai-je ; tout un champ et encore et encore…, fis-je en me retournant.

Mais je m’arrêtai, comme prise de vertige.

— Et là ! Et là !

Devant moi s’étendait un champ de fleurs bleu-violet, dont se dégageait le parfum qui me grisait depuis la veille ; à côté, un autre carré énorme avec les mêmes fleurs, mais roses, puis encore un lilas, puis d’autres blanches et encore des champs couleur chair et couleur pourpre…

Je courus par les rigoles, éperdue d’admiration.

Soudain je m’arrêtai : un champ de tulipes rouge fauve se déployait devant moi à perte de vue, un deuxième de tulipes panachées rouge et jaune, là des blanches bordées de rouge groseille, et, à droite et à gauche, et devant et derrière, partout des champs de tulipes, de jacinthes et de narcisses…

Le paysan m’avait suivie, tout amusé de ma joie ; je me jetai dans ses bras en sanglotant.

— Je ne veux pas la fièvre, car alors je ne pourrais plus voir les fleurs.

— La, la, sœurette, tu n’auras pas la fièvre.

Il était déjà dix heures, et la fièvre ne montait pas.

Mon cousin et l’homme s’occupèrent de nettoyer les carrés de jacinthes : ils enlevèrent beaucoup de fleurettes des cônes, parce qu’elles s’étouffaient l’une l’autre, et les jetèrent en tas.

Ah ! que c’était donc beau ! tout un grand tas de fleurettes bleues, presque noires, puis un monceau de rouges, et d’autres tas mauves, et d’autres tas et encore d’autres…

Ma mère nous avait raconté que, dans son pays de Liège, on effeuillait des fleurs sur le chemin de la procession, pour faire honneur à la Vierge. « S’ils avaient quelques brouettes de ces fleurs détachées de leurs tiges, quel admirable chemin parfumé ils pourraient faire à la mère de Dieu »…

Je voulais aider mon cousin, mais la senteur était si pénétrante que j’en devins toute pâle.

— Laisse cela, sœurette, n’en prends que le bon.

La fièvre ne venait pas : en rentrant à midi, la paysanne se récria sur ma jolie mine.

L’enchantement dura quatre jours. Un grand matin, le paysan chargea sa charrette à chiens de paniers de tulipes, de jacinthes et de narcisses pour le marché de la ville. Il m’assit sur des sacs entre les paniers, et nous partîmes pour Haarlem.

A l’arrivée, il retira d’un des paniers un bouquet de quelques tulipes, que j’avais spécialement admirées.

— Voilà, sœurette, pour toi…

C’étaient trois énormes fleurs doubles, panachées violet pourpre et blanc : elles m’en avaient imposé, je les trouvais sévères ; on les nommait le « Vainqueur » ; puis trois blanc ivoire, veinées de rose mauve, qu’on appelait « Voile de mariée ».

Ma tante me conduisit directement au coche d’eau et j’arrivai à Amsterdam avant midi. En débarquant, j’eus la sensation de laisser derrière moi un trésor, qui m’avait un moment appartenu et qu’on me ravissait à jamais. Qu’était le château de la Belle au bois dormant, qu’était l’équipage de Cendrillon auprès de ces champs pourpres, rouges, lilas, or et vermeil !… On ne parlait pas de parfum dans ces contes. Existait-il un bonheur sans parfum ? Depuis que j’avais été imprégnée de cet arome, que nuit et jour j’en avais été escortée dans tous mes faits et gestes, je le voulais ardemment, je haletais après lui, et je me disais que, sans lui, je n’allais plus rien aimer… Ah ! j’allais cependant revoir Keesje et Klaasje et pouvoir mettre des papillotes à Naatje, et leur raconter la fantasmagorie dont j’avais vécu quatre jours.

« Le Vainqueur ! le Vainqueur !… Et Dirk aurait-il encore sa dent qui ballotte… Voile de mariée… tu vois, Naatje, c’est le Voile de mariée… Je porterai mon bouquet devant moi, pour qu’ils le voient tout de suite… Demain c’est dimanche, il faudra payer le loyer… »

Je hâtai le pas sur le Haarlemmerdyck, pour être plus vite auprès d’eux. Quand je pénétrai dans notre impasse, portant mon bouquet à bras tendu devant moi, la puanteur de l’égout me coupa la respiration ; en entrant chez nous, l’odeur du petit tonneau me suffoqua presque… Les petits coururent vers moi, mais je les écartai, disant :

— Mère, cette puanteur !…

Je ressortis dans l’impasse, puis revins comme traquée.

— Mère ! mère ! cette puanteur…

— Mais tu es folle, c’est comme toujours.

Les petits s’étaient jetés sur mes fleurs ; ils les déchiquetaient, hurlant et se battant pour leur possession.

Je sentis bientôt la chair de poule me couvrir ; des fourmillements, précurseurs de la fièvre, me parcouraient. Bientôt, j’étais couchée, roulée en boule dans l’alcôve, le menton contre les genoux, mes mâchoires s’entrechoquant de la fièvre qui m’avait ressaisie.

Nous nous étions fait monter du café dans notre chambre. André fumait, en marchant de long en large.

— On se demande comment des êtres humains, en pleine croissance, résistent à des traitements pareils. On dirait que la société s’applique à faire des dégénérés et des gredins.

Sans rien nous dire, nous allâmes souper dans un salon de lait ; puis nous errâmes sur les canaux du centre.

Le soir, le Oudezydsachterburgwal, canal étroit aux quais exigus, est envahi d’une nuit épaisse. Les hautes maisons branlantes et rétrécies ne sont pas éclairées : on les devine cependant astiquées comme les palais. Des ponts de bois on aperçoit les arbres tordus, qui se rejoignent presque, au-dessus de l’eau poisseuse sur laquelle les immondices flottent mollement. Une odeur de pourriture stagnante fait retenir l’haleine.

Aux abords des ponts, des femmes isolées, tête nue, en large tablier clair, dévisagent les hommes d’un regard affairé. Sur un pont, des gamins et une fillette pubère se poursuivent et se tâtent goulûment. Au delà, au coin d’une ruelle, un des gamins entre en bombe dans la petite boutique de sucreries, en faisant tinter bruyamment la sonnette de la porte ; il achète des crottes de sucre et, rejoignant la fille, il la fait choisir dans le cornet.

Sur les quais, les réverbères espacés, enfouis dans les branches, projettent leur lueur plutôt sur l’eau, où tout miroite en des banderoles tremblotantes.

Mais voici une fenêtre d’où se dégage comme une buée orange… Deux femmes sont un peu penchées hors de la guillotine soulevée. Derrière elles, la chambre est enveloppée dans une lumière tamisée un des abat-jour orange et rouge et des rideaux unis et diaphanes. Le dos et la croupe d’une des femmes reçoivent un reflet cuivré. Sa figure juive, à la haute coiffure, est hors de la fenêtre, à l’ombre. L’autre est très jeune, très blonde, à chair molle, tout en blanc ; le menton appuyé sur les deux mains, elle invite de ses yeux clairs les passants. Comme nous repassons une seconde fois, en notre curiosité éveillée, la femme blonde me toise avec défi. L’autre ne se soucie pas de moi, mais invite André d’un geste imperceptible du doigt.

Trois ou quatre maisons sont éclairées ainsi, de cette lumière jaune, rouge et orange, sur le canal clair-obscur.

Nous continuâmes à flâner. Nous prîmes un pont, puis une rue, et nous longeâmes le quai le plus ancien et le plus honnêtement intime d’Amsterdam.

Tout d’un coup, je restai sur place. De l’autre côté du canal, au coin d’une ruelle, des gens portant des paquets entraient et sortaient d’un vaste bâtiment éclairé : le grand Mont-de-Piété de la ville, fondé en 1614.

— André, regarde ; c’est le premier établissement dont ma mère a appris à connaître le chemin, en le demandant aux passants, le lendemain de notre arrivée à Amsterdam. Elle m’avait prise avec elle, pour pouvoir m’y envoyer seule dans la suite, et j’y ai été souvent. Ah ! le Mont-de-Piété a été notre grand refuge… les voisins nous prêtaient même des objets pour les engager ; tout y est accepté ; des fers à repasser, des bottes, des glaces, des cadres, tout enfin… Et voilà, cela continue… Regarde cette porte à poids qui retombe sur ceux qui entrent et sortent avec leurs pauvres paquets : elle était trop lourde pour moi, et un passant m’aidait toujours à la pousser… Elle retombe et retombe… Les hommes glissent dans la poche de leur pantalon l’argent du gage et tiennent la main dessus ; les femmes lèvent leur jupe et le mettent dans une poche de bonne femme.

» Voilà un homme qui attend, il n’a sans doute pas de travail. Son allure est soignée. C’est samedi soir, le jour où l’homme, la paye en poche sort avec sa femme pour faire les emplettes de la semaine. Il a l’habitude de lui offrir une tasse de chocolat dans un salon de lait, et, pendant que lui ira prendre une goutte, elle attendra à la porte : les femmes de cette classe n’entrent pas dans les cabarets. Comme il n’a pas sa paye, ils ont porté quelque chose au clou pour pouvoir faire les emplettes quand même. Les enfants, que l’aînée garde à la maison, attendent pour avoir leur part des harengs saurs ou des anguilles fumées qu’on achète ce jour-là.

» Je n’ai qu’à voir leur silhouette pour connaître leurs mœurs : ici, les mœurs des prolétaires changent avec le quartier, car ils sont la plupart du temps, de père en fils, d’un quartier, et cela leur donne un caractère spécial.

Nous rentrâmes nous coucher. Nous avions deux lits ; mais André, bouleversé par tout ce que je lui avais raconté, vint dans le mien et me tint une bonne partie de la nuit dans ses bras. Mais je ne pus dormir, le Mont de Piété me hantait… Je revoyais ma mère… ses ors, son manteau, son châle…


Tous les ans, au printemps, ma mère devenait triste et inquiète. C’était alors qu’il fallait renouveler, au Mont-de-Piété, les reconnaissances de « ses ors », de son manteau et de son châle, engagés dans sa ville natale depuis les premières années de son mariage.

Quand elle n’avait pas l’argent, elle l’empruntait, ou nous faisait jeûner, ou portait nos vêtements au clou ; mais l’argent pour ces renouvellements, il le lui fallait, et, tout enfiévrée, elle nous décrivait pour la centième fois ses boucles d’oreilles et sa broche.

— Aux crochets, il y a un petit cœur ; les pendants, sur un fond de filigrane, ont d’abord trois petits serpentins en or brillant, puis une feuille de trèfle avec trois têtes de clou autour, et, pour finir, cinq rayons formant demi-étoile. La broche est en zigzags de filigrane, avec une grande feuille au milieu, entourée de têtes de clou et de rayons qui s’étalent, et trois petits cœurs comme pendants. Quand j’étais jeune fille, j’ai épargné durant des années pour les avoir, et, comme je n’arrivais pas à compléter la somme, je suis allée chez le bijoutier, et je lui ai proposé d’ajouter un col et un mouchoir en dentelle ; il accepta…

» Mon manteau en gros drap brun est à trois collets, et le châle en cachemire blanc a des arabesques roses et vertes : c’est un demi-châle, mais cela ne se voit pas quand on le porte.

» Voilà vingt ans qu’ils sont au Mont-de-Piété : Dieu sait si je les reverrai jamais ! »

Et de grosses larmes coulaient sur son joli visage.

— Enfin j’ai renouvelé encore une fois : on ne pourra les vendre d’ici un an.

Depuis que nous, les enfants, étions au monde, nous avions entendu ces plaintes à chaque printemps. Pour ma part, quand je me rêvais Fleur-de-Marie, reconnue par le prince Rodolphe, c’était toujours parée des bijoux et du châle de ma mère…


Mina, qui avait mal tourné, rentra un soir la tête en feu, les yeux brillants, et toute la figure épanouie de joie et de surprise. En s’approchant de la table, elle vit le dessin des ors, qu’une fois de plus ma mère nous avait tracé.

— Vous avez encore passé la soirée à vous griser de cela ?…

Et regardant ma mère, sa figure prit une expression de pitié, comme je la croyais incapable d’en avoir. Elle alla vers elle, lui murmura quelque chose à l’oreille, et lui remit un papier qu’elle tenait serré dans sa main. Ma mère couvrit Mina de baisers.

Nous passâmes trois jours dans une attente fébrile. Alors les paquets arrivèrent.

Ma mère ne parvenait pas à défaire la ficelle ; nous la coupâmes, et, dans la ouate jaunie, les ors apparurent… Ma mère les prit du bout des doigts, les palpa, les retourna ; ses yeux clignotèrent précipitamment ; puis, levant les ors, elle nous les montra.

Ah ! les horreurs !… d’affreux pendants de dix centimètres de long ; la broche, grande comme la paume de la main ; en filigrane tout noirci, d’où se détachaient les dessins en or rouge, minces comme une pelure. Seules, les femmes des forains portaient ces monstruosités…

— Mais que c’est laid ! m’exclamai-je ; et le manteau, voyons !

Nous défîmes le paquet.

Un lourd vêtement d’étoffe grossière, à trois pèlerines superposées, en sortit… Il passa de main en main et nous tous, les jeunes, ne trouvâmes pas assez de termes pour le dénigrer.

Et le châle !… une pauvre loque, comme la mendiante de l’église en avait un, noué autour de sa taille.

Mon père, en manches de chemise, les bras croisés, laissait errer ses regards de nous à notre mère : elle était toute confuse et maniait ses objets avec déférence.

— Cato, laisse-les dire, tes ors sont très beaux ; ils sont aussi beaux qu’à l’époque où tu les achetas et où tu les portais le dimanche pour nous promener… Il n’y en avait pas deux comme toi dans toute la ville, Cato, quand tu portais ta robe bleu ciel sur ta crinoline, ton châle blanc à dessins perses, et ton bonnet brabançon en dentelle et à fleurs blanches sur tes bandeaux bruns ondulés… On ne voyait que le bout de tes oreilles avec les pendants qui te frôlaient les épaules… Tu étais si jolie, Cato, que, lorsque tu sortais, aucune femme de gendarme n’était visible, elles s’étaient toutes cachées, de jalousie… Mets tes pendants, Cato, et ton châle, que je te revoie…

— Non, non, fit-elle, timide : demain je serai habillée.

— Non, Cato, mets-les : je veux te revoir jolie, comme tu l’étais alors.

Elle accrocha, de ses doigts agités, les boucles, s’entoura du châle, y attacha la broche et se posa devant mon père.

Il la regarda : sa figure se contracta dans une affreuse grimace, pour ne pas rire ; mais c’était plus fort que lui, il éclata d’un rire crispé… puis il prit ma mère à bras le corps, l’assit sur ses genoux et, à eux deux, ils pleurèrent.

Etaient-ils assez grotesques, ces deux vieux !… C’était ça, les belles choses de leur jeune temps, dont on avait entretenu nos soirées sans pain et sans lumière. Ces objets ridicules, c’était ça qui faisait leur joie et leur orgueil ! Attifés ainsi, ils avaient pu se croire beaux et s’aimer ! Ah ! non ! Comme notre temps était plus chic, plus commode, et comme tout était mieux !… il n’y avait même pas de lampe à pétrole, ni de planches à frotter le linge ; il fallait s’éclairer d’une lampe morveuse, qui avait donné à ma mère ses clignotements d’yeux, et s’écorcher les doigts à lessiver à la main… Et c’est parce que ce temps-là n’existe plus qu’ils pleurent…

Puis ces gens à cheveux blancs et à rides, avaient-ils seulement été jeunes ?… On dit que je ressemble à ma mère : il n’est cependant pas possible qu’elle ait eu une tête comme moi et qu’il m’en viendrait une comme la sienne…

Mina et moi, nous nous regardions ; nos haussements d’épaules s’accordaient à les trouver grotesques : « du reste, est-ce que des vieux devraient pleurer et s’embrasser ainsi ?… »

Les regards de Mina étaient durs, les miens devaient l’être aussi ; mais tous les petits pleuraient autour des parents.

Le lendemain, en nous habillant, André me dit :

— Keetje, maintenant que tu t’es dégorgée, allons au Musée : j’ai hâte de voir les Rembrandt et les Pieter de Hoogh.

Nous passâmes la journée au Musée. Les Pieter de Hoogh surtout m’attiraient. Nul autant que lui n’a rendu la dignité calme, consciente et sûre de soi, des figures et des choses ; ses couleurs chaudes et dorées nous mirent littéralement l’eau à la bouche. Les Terburg encore me rappelaient certaines dames aimables et distantes chez qui, petite fille, j’allais chercher l’aumône de la semaine. Mais la femme en bleu de Vermeer de Delft… André y revenait à chaque instant et tournait autour, comme un chat autour d’un bol de lait. Rembrandt m’échappa ce jour-là, mais le lendemain, au Musée Van der Hoop, je vis par une porte entrebâillée un tableau posé à terre contre le mur.

— André, viens, il y a là, je crois, quelque chose de très beau.

Nous regardâmes par l’entre-bâillement.

— Oh ! oui… si nous osions…

Je poussai la porte juste assez pour nous y glisser, et nous voilà devant la merveille… Je ne me trompais pas ; j’avais ce frémissement que me donne le summum de l’art, où tout mon être bondit, où mon instinct est aux prises avec l’absolu et ne me trompe plus. C’était le fragment de la Leçon d’Anatomie du Dr Deymann, de Rembrandt : le cadavre vidé peint en raccourci.

André ne put que dire :

— Ces pieds… ces pieds…

Nous étions comme jaloux de notre découverte, et, après nous en être rassasiés longuement, nous nous glissâmes aussi furtivement par la porte, que je fermai sur nous comme sur un sanctuaire qu’il ne fallait pas laisser profaner. Ce n’est que longtemps après que ce tableau restauré a été exposé dans les salles publiques du Musée.

Maintenant l’emballement artistique s’était emparé de nous, et nous ne fîmes plus que beauté : les rues, les maisons, les canaux, tout fut matière à sensation d’art : les grands canaux surtout qui encerclent la ville…

Nous prîmes le Canal des Seigneurs, par l’Amstel, du côté de l’ombre. Ah ! le repos, l’apaisement qui me pénétraient… Les arbres au feuillage sombre et frais, se penchant et se répétant dans l’eau épaisse ; les grandes maisons calmes, sans moulure ni relief, couleur sang de bœuf coagulé, les encadrements des hautes fenêtres peintes en jaune, les carreaux mauves voilés de sobres rideaux unis ; les vieilles portes sculptées, luisantes, d’une peinture grasse et glacée comme un miroir ; les hauts et les bas perrons de granit, aux grillages et aux chaînes forgés ; et la « Naatje », en cornette et tablier blanc, nous donnaient la sensation d’une vie pleine, mais à pas mesurés.

Deux taches cependant sur ces merveilleuses maisons : deux fenêtres d’un rez-de-chaussée, garnies de bacs remplis de géraniums roses !

— Ce doit être une chipie, s’exclama André, qui a voulu « égayer ce vieux bazar… » Ici, madame, bougonnait-il, les fleurs mêmes déparent : peut-être des pensées, ou des pourpres crêtes de coq, mais rien vaut mieux…

Nous continuâmes notre flânerie sur le pavé de briques, où le pas est amorti : pas de voitures, de temps en temps un vieil équipage, conduit par des laquais raides, la cocarde au chapeau.

De l’autre côté du canal, le soleil ocrait les façades et les arbres, et dans l’eau encore tout se réfléchissait, estompé, en un léger frissonnement.

— Dis, si nous avions des amis à Amsterdam, sur le Canal des Seigneurs, qui nous inviteraient à passer un mois de l’été chez eux, et aussi l’hiver quand il neige et qu’on patine devant leur porte…

Nos flâneries nous conduisirent vers le Oude Waal et le Binnenkant. D’un pont, l’on y embrasse les canaux en quart de cercle, avec l’ancienne tour que jadis baignait la mer, les vieux ponts en dos d’âne. Les maisons moins grandioses mais aussi mystérieuses, penchées en avant, en arrière ou de côté, ont un charme intime. Des bancs flanquent les perrons : la vie de famille s’y prolonge. Des hommes en manches de chemise observent avec amour le serin qui s’égosille dans sa cage, pendue au soleil à côté de la fenêtre. Un immense fuchsia en bac, à clochettes rouges et pourpres, envahit tout un petit perron en contre-bas de la rue : une très vieille femme, au teint blême, en caraco lilas et bonnet blanc tuyauté, le soigne avec une tendresse soucieuse.

— Ici, fit André, comme sur les grands canaux, la vie coule dans un sillon : comme c’est loin de nous…

— C’est vrai, ce fuchsia est soigné à jour fixe, le dimanche après-midi ; l’hiver dans l’arrière-cave, l’été sur le petit perron.

— La vieille l’a émondé en cône, et pas une fleur ne dépasse l’autre. A voir le tronc court et gros comme le bras, il doit être aussi âgé que la femme…


Le dimanche matin, je conduisis André dans le quartier juif.

Des marchands de bric-à-brac, des marchands de vieux habits, des marchands de cigares, des colporteurs qui crient à tue-tête : « Achetez donc… un dubbeltje seulement… c’est tout de la marchandise volée !… » Ils grouillent entassés, comprimés, dépensant une intelligence et une faconde incroyables pour gagner quelques sous.

Le marchand de cornichons et de concombres salés ou vinaigrés chante une mélopée, en plongeant ses bras jusqu’aux coudes dans un tonneau de saumure. Il en retire les concombres jaunes et blets, qu’il débite coupés en morceaux. Il se mouche dans les doigts, mais, bah !… ta gale doit ressembler à ma gale…

Un autre vend des harengs par petites tranches, à deux centimes la tranche, puis encore des morceaux de rôti de cheval. Le consommateur les pique sur une fourchette rouillée, les trempe dans un pot de moutarde poivrée et vinaigrée, les met en bouche, et passe la fourchette à un autre. Là-dessus, quelques oignons et des quartiers de concombre mangés à même les mains, pendant que la saumure dégouline par terre. Et pour dix « cents », l’on s’est offert une collation de haut goût…

Sur les perrons, au bas des escaliers raides, où pend comme rampe un câble laissant des mains qui s’y sont agrippées, des vieilles juives sont assises sur les marches ou à même les pierres du perron. Elles ont la chair bouffie, les yeux suintants, les interstices de la peau encrassés, les cheveux cachés par une bande d’étoffe noire avec un fil blanc au milieu simulant la raie. Le bonnet blanc par-dessus enserre leurs figures à la bouche édentée, lippue, découvrant des gencives scorbuteuses. Le regard terne erre, insensible.

André était très remué :

— Vois donc leurs mains flasques… comme elles sont lourdement abandonnées dans le giron… On devine de pauvres êtres ayant vécu une longue existence dans ces taudis sans air, sans lumière, au-dessus de ces canaux-cloaques, nourris de pitances les plus viles, les plus malsaines… Elles sont stigmatisées par une vie harassante de gagne-petit… Elles sont sans doute mises au rancart par les jeunes ! alors elles descendent le dimanche matin leur escalier raide, et s’asseyent pour jouir d’un rayon de soleil et voir la vie trépidante de leur race se démener autour d’elles.

— C’est tout à fait comme tu dis, sauf pour la mise au rancart : le juif est très respectueux de ses vieux parents.

Les enfants jouent sur les perrons ou dans les caves, au milieu des immondices. Des petites filles aux grands yeux noirs, aux boucles brunes ou aux épaisses nattes, le nez busqué, le teint jaune blafard, en des tabliers roses ou des petites robes rouges délavées ; les plus grandes, à l’expression de petites femmes, portent ou traînent les marmots. Les garçonnets, les cheveux frisés, les sourcils se rejoignant, battent des tambours ou font claquer des fouets. Tous crient, piaillent en un jargon inintelligible pour les non initiés ; — mais, moi, je comprends, et pour cause… je vendais mes casseroles exactement comme eux, ma charrette rangée là le long de la rue ; — ils mangent des couques de corinthes, sucent des sucres d’orge, ou se régalent de « vinaigrés ».

— Le soleil se fait maigre ici, continua André. Il se glisse dans une cage d’escalier, dans une cave, effleure la fenêtre d’un second étage, mais ne tombe pas franchement pour les chauffer une bonne fois, et il ne dore pas ces types Orientaux : les couleurs restent crayeuses et délavées. Rien de chaud ne se dégage de cet Orient à pustules, à l’haleine fétide, aux exhalaisons de plaies et de latrines… Cela vous serre le cœur… Qu’ils ont dû souffrir pour en être venus à cette dégénérescence pâle, bleutée, tuméfiée et écrouelleuse, et quel ressort devait avoir cette race pour être restée ainsi laborieuse et vivante à l’excès…


Le lendemain nous retournâmes à Bruxelles. Quand notre fiacre monta le long du Jardin Botanique, je me sentis si contente que je m’écriai :

— André, je ne voudrais plus vivre là-bas. Bruxelles est plus gai, et ces grosses trognes brabançonnes ont quelque chose de bon enfant, de plus généreux qui me donne confiance…

Le soir, nous allâmes nous promener autour de la Grand’Place, pour reprendre possession de la ville. Ah ! que j’étais heureuse…

André m’avait toujours parlé de sa mère comme d’une femme de haute culture et d’une grande charité. Un après-midi d’hiver, que nous nous étions attardés à la campagne, il voulut dîner avec moi au restaurant.

— Mais je dois rentrer à la maison pour prévenir ma mère et causer un instant avec elle : elle se plaint que je la laisse trop seule… Attends-moi dans l’aubette du tramway, il y fait chaud.

Au bout d’une demi-heure, André n’était pas revenu, et des hommes commençaient à tourner autour de moi. Je m’en allai et longeai lentement le trottoir de sa rue, quand je vis un homme, qui marchait devant moi, battre l’air de ses bras et tomber tout de son long dans la neige. Je courus vers lui et me penchai pour l’aider, mais je n’avais pas assez de force et j’étais seule dans la rue en pente raide. Deux domestiques sortirent d’une maison, je les appelai. Ils soulevèrent l’homme.

— Qu’allons-nous faire ? Il n’y a pas de pharmacie dans le voisinage.

— Sonnez à cette porte, dis-je, en désignant la maison d’André ; on vous aidera.

Ils sonnèrent. La femme de chambre ouvrit. L’homme revenait à lui.

— Qu’avez-vous ? demandai-je.

— Faim.

La femme de chambre courut à la salle à manger. Une grosse dame, rouge de figure et à cheveux gris, en sortit posément, alla vers l’escalier des sous-sols, et cria d’une voix perçante et tranquille, avec un fort accent wallon :

— Philomène, montez donc une assiette de soupe : un homme est tombé de faim dans la rue, et on le porte ici. En voilà une idée… grommela-t-elle.

Puis elle rentra aussi posément dans la chambre.

La servante accourut avec une assiette de soupe, elle était affolée :

— Pauv’ homme, va. Pauv’ homme !…

André vint. Il tâta le pouls de l’homme, lui donna quelque argent et demanda son adresse. L’homme s’en alla, le cou rentré dans les épaules. La porte se referma, et je me remis à arpenter la rue en attendant qu’André pût se libérer.

Je m’étais figuré sa mère, grande et mince, habillée de noir et de violet, parlant d’une voix grave, et l’accent aussi pur que son fils… « Ça, une dame de haute culture ! et charitable !… On n’a pas une voix aussi insipide quand on a une haute culture, ni un dos aussi antipathique quand on est charitable, et l’on marche plus vite, et l’on vient voir, et, si l’on a peur de s’enrhumer, on laisse au moins la porte de la chambre ouverte pour avoir des nouvelles… rien de tout cela… » Elle avait l’air peu soigné, et les talons de ses souliers étaient trop étroits pour une vieille dame. « Je ne pourrais pas l’aimer. Je suis bien contente de ne pas la connaître, car je ne pourrais cacher l’antipathie qu’elle m’inspire, et André qui ne la voit pas ainsi… ce serait le blesser et lui faire une grande peine. »

André me rejoignit.

— Va donc voir demain pour cet homme.

— J’irai… Il faut m’excuser d’avoir fait sonner chez toi, je ne savais où m’adresser.

— Mais tu as bien fait.

— C’était ta mère, cette vieille dame fraîche et grise ?

— Oui.

— Elle n’est pas venue jusqu’à la porte pour ce malheureux.

Il ne répondit pas.

Notre dîner ne fut pas rempli de causeries, comme d’habitude. Je pensais continuellement à l’allure de cette vieille dame repue, et me demandais comment cette volaille de basse-cour avait pu mettre au monde la créature de race qu’était son fils.


Le père d’André, qui était ingénieur, voyageait beaucoup. Je sentais toujours au langage d’André quand son père était à la maison : alors il tapait sur les femmes à tour de bras.

— Il est évident, lui dis-je un jour, que tes parents me minent.

— Ils ne connaissent pas notre liaison, mais ils s’en doutent.

— Eh bien, dis-leur qu’ils peuvent être tranquilles, que je ne te ferai jamais faire des bêtises, même pas celle de m’épouser. Je suis bien trop heureuse, maintenant que tu penses ne rien me devoir et que tu te crois libre…

— Me crois libre… mais je le suis, libre…

— Oui, même de me torturer… Quand je suis gaie, je ne pense pas qu’il y a des gens qui souffrent ; si je suis triste, je suis un être mécontent et ingrat envers le sort ; tu oublies que le sort a été bien plus aimable pour toi… Pour ce qui est d’aimer, j’aime certes plus que toi, mais tu me gênes dans mes expansions, avec tes théories.

— Allons, tu as raison, je suis absurde… Je vais parler à ma mère.

Le soir même, il vint me dire que sa mère m’invitait à déjeuner pour le lendemain.

— Je lui ai dit que, puisqu’ils n’admettaient pas le mariage, j’avais contracté une union libre depuis quelques années ; que, si je ne lui en avais pas parlé, c’est que je connaissais leurs préventions contre la femme, mais qu’il n’y avait rien à faire, que tu étais ma compagne pour la vie, que je pensais qu’elle nous devait de ne pas te méconnaître. Elle m’a répondu que, puisqu’il n’y avait rien à faire, elle s’inclinait, mais qu’il valait mieux ne pas encore en parler à mon père.

— Mon Dieu, André, avec leurs préjugés… puis, si j’allais ne pas lui plaire… maintenant personne ne s’occupe de nous.

— Voilà, jamais contente… mon père a raison, vous êtes toutes impossibles.

— Mais je ne t’ai rien demandé.

Je n’étais pas pressée du tout de faire la connaissance de sa mère. Sa silhouette de bourgeoise bornée et sèche m’était restée dans les yeux, et je craignais qu’elle n’eût consenti à me recevoir que pour chercher mes tares et les indiquer à André… et elle devait surtout croire me faire un grand honneur… « Elle va me regarder comme une personne qui a l’habitude de marcher sur la tête… elle attendra avec impatience la gaffe, mais elle sera indulgente… »

Dès le matin, j’avais une angoisse et une vibration interne qui me faisaient à chaque instant m’étreindre la poitrine en un gros soupir. Je m’habillai comme d’habitude d’une robe de coton bleu très sobre, d’une petite capote de paille bleue garnie de choux de velours, et de gants de Suède. Je pris le tramway et, juste devant la rue d’André, un jeune homme, en sautant avant l’arrêt, fut lancé contre le réverbère et rejeté sous la voiture. Les chevaux arrêtés, on le retira et on l’emporta, couvert de boue et de sang. Je montai la rue en chancelant et sonnai chez André, à moitié évanouie. En entrant au salon, je me mis à trembler et à pleurer.

— Un jeune homme est tombé sous le tramway, haletais-je, un jeune homme comme André.

— Calmez-vous… Vous connaissiez ce jeune homme ?

— Non… On l’a emporté, plein de boue et de sang.

— Je croyais que vous le connaissiez, pour être aussi émotionnée… Il ne faut pas vous mettre dans des états semblables pour des inconnus.

André entra.

— Qu’y a-t-il ?

— Mademoiselle est dans cet état d’avoir vu un jeune homme tomber sous le tramway. Il ne faut pas être aussi impressionnable, voyons… Allons déjeuner, cela vous remettra…

Mon Dieu ! cette voix claire et froide… et cet accent ne la quitte donc jamais… Et André qui a la voix la plus prenante, la plus chaude et aristocratique que je connaisse… de qui la tient-il ?… car son plus grand charme est sa voix et ce qu’il y met.

— C’est à la fortune du pot. Mettez-vous, vous n’aimez pas les cérémonies, n’est-ce pas ?

Comme je ne répondais point, elle répéta :

— Vous n’aimez pas les cérémonies, n’est-ce pas ?

— C’est comme vous voulez, fis-je.

La fortune du pot était : de grosses crevettes qu’on mangeait avec de délicieuses petites tartines fortement beurrées ; du saumon sauce hollandaise et des pommes de terre nouvelles ; une croûte aux champignons et un poulet avec de la salade ; un fromage à la crème, puis un monceau de petits gâteaux. Trois vins, du Marco Bruner, du Pontet-Canet, et un Bourgogne presque orange, tant il était vieux. Le café était servi dans des tasses premier empire, blanches à fleurs d’or. Les nappes et les serviettes, ainsi que la vaisselle, étaient très communes : je ne comprenais pas… Nous ne causâmes guère, nous étions tous guindés. Sa mère et moi, nous nous méfiions l’une de l’autre.

En me reconduisant, André me dit que lui avait acheté, dans une vente, ce vieux service et les quelques meubles anciens qui garnissaient leur maison.

— Ma mère n’est pas sensible aux belles choses.

— Mais bien aux bonnes… quel exquis déjeuner, et quel cordon bleu vous devez avoir… nous n’avons jamais dîné comme cela au restaurant. Pourquoi dit-elle « à la fortune du pot » ?

— Ma mère aime la table : nous mangeons tous les jours ainsi, c’est une habitude de notre pays wallon.

— Fichtre, je comprends que tu ne veuilles jamais déjeuner chez moi ; moi, qui ne suis guère sortie de mes choux et d’un morceau de viande…

André me dit le soir :

— Ma mère ne veut pas croire que tu es toujours aussi simplement mise, elle est persuadée que tu as fait une toilette de circonstance : puis elle a la sensation que tu ne l’aimes pas.

— Enfin, elle a déjà pensé que j’ai joué la comédie de la simplicité, pour faire croire que je ne te ruinerais pas.

— Elle croit cependant que tu attaches une grande importance à la beauté, et tes ongles en amande l’ont étonnée. Je lui ai dit que le tub jouait un grand rôle dans ta vie.

— Et elle ne t’a pas répondu par la réflexion des de Goncourt ?

— Si… Comment sais-tu cela ?

— Parce qu’elle est de la même époque, et cette génération ne s’est jamais habituée aux grandes eaux. Il est bien dommage que je n’aie pas de chambre de bain : ce serait, je t’assure, la chambre que j’occuperais le plus. Quelle mentalité étrange avait la génération de nos parents… croire que l’habitude du tub a pu donner aux femmes une tendance à se dévêtir trop facilement !

— Ma mère raconte qu’en pension elle se baignait en chemise.

— Mais, pour s’essuyer, il fallait cependant bien qu’elle l’ôtât… Enfin, ta mère a cité cette réflexion des de Goncourt quand il s’agissait de moi. — Elle est bien tombée : je ne connais pas le corps de Naatje ni elle le mien… Je n’aime pas les impudeurs, mais que dirais-tu si je restais toujours couverte d’une manière quelconque ?

— Ah ! zut ! non ! j’aime trop ta charpente flexible.

— Tu ne dis pas : ta chair… le fait est que je ne dois pas en avoir dix kilos sur tout le corps. Je mange de la soupe pour engraisser, mais ça ne prend pas.

— Engraisser… ce serait dommage. Du reste, il n’y a pas de danger, un paquet de nerfs comme toi ! Enfin, ma mère et toi, vous ne vous emboîterez jamais, je le sens.

Et c’était vrai, nous ne nous sommes jamais emboîtées. Les parents d’André ne tapaient ainsi sur les femmes que pour garder leur fils pour eux ou lui donner une femme de leur choix. Sa mère recevait des jeunes filles d’une laideur accomplie et incolores à souhait.

A présent que je n’avais plus l’attrait et le travail du Conservatoire, je passais de longs après-midi dans mon fauteuil, à songer. J’étais devenue quasi étrangère à ma famille : nos chemins avaient été si différents…

Naatje n’avait jamais compris pourquoi, maintenant que j’avais de l’argent, ma vie n’était pas une longue fête, et pourquoi je ne « m’amusais pas ». S’amuser, c’était, pour elle, des sorties en bande, les promenades en ville, additionnées d’un succulent goûter, les petits théâtres, et les bals de petites sociétés. Comme André ne voulait plus qu’elle vécût pour ainsi dire chez moi, j’avais dû le lui dire, et, quand je lui parlai d’un métier, elle m’avait déclaré net que je n’avais pas à m’occuper de son avenir, qu’elle se débrouillerait très bien sans moi…

Je ne pouvais plus, les jours d’angoisse et de nostalgie, me retremper près d’eux, les manier, les gourmander et les aimer tout plein. J’avais André : notre amour était resté, après des années, debout et entier ; nous nous désirions comme dans les premiers jours, et nos âmes s’accordaient mieux : mes études m’avaient rapprochée de lui. Mais il n’avait pas souffert des choses qui m’avaient torturée. Il prétendait, n’ayant jamais eu de douleurs physiques, qu’elles étaient question de volonté. Quand j’avais le ventre tenaillé par d’indicibles souffrances, il venait me lire du Victor Hugo pour me les faire oublier. Comme ces lectures me donnaient presque des crises de nerfs, il disait que je n’avais pas de cervelle, que les intellectuels vainquaient la douleur par la pensée, que je ne savais que geindre. « On a mal, mais on n’embête pas les autres… » Et il partait, furieux.

Je l’adorais à genoux et ne savais qu’aggraver mon état en m’agitant. J’envoyais la bonne chez lui, porter une lettre éplorée où je jurais que, dorénavant, je vaincrais mon mal et ne l’ennuierais plus de mes misères. Alors il accourait en se traitant de brute ; mais c’était plus fort que lui, la femme souffrante l’horripilait.

Puis qu’avait-il, André ? ses idées ne se renouvelaient plus ; il répétait souvent, avec les mêmes paroles, ce que nous avions discuté des centaines de fois ; j’avais la sensation encore très fugitive d’un arrêt dans son intelligence. Et quelle marche étrange… On eût dit que ses jambes devenaient raides. Puis des colères sans raison, et, l’instant d’après, il parlait comme si de rien n’était.

Tout cela, je le remâchais dans mes longues solitudes, car je ne voyais littéralement personne que lui. Marthe habitait Paris et ne m’écrivait plus : depuis qu’elle était de la « grande ville », j’étais devenue trop « pompier » pour elle…

Marthe était une camarade du Conservatoire, la seule avec qui je me fusse liée. La première fois que je la vis, je fus littéralement saisie de sa beauté attirante : moi qui étais toujours allée vers la fraîcheur du corps et d’âme, je me trouvais sous le charme de cette créature un peu faisandée. Grande et mince, la démarche ondulée, comme un palmier qui se balance ; des yeux noirs énormes, la bouche naïve, les narines qui vibraient quand elle parlait, le teint brouillé et une expression enthousiaste qui faisait s’épanouir tout son être ; les pieds et les mains fins et impeccables de forme, la voix un peu voilée. Je n’osais presque pas la présenter à André, tant sa beauté troublante m’inquiétait, mais j’étais aussi fière de la montrer. Elle m’avait remplacé Naatje.

Elle sortait du couvent et avait une éducation parfaite ; étant excellente musicienne, elle vivait de donner des leçons de piano. Je l’avais entrevue au chant, un peu avant de demander un congé de santé ; quand je revins six mois après, elle était toute changée. Une grande douleur, me semblait-il, avait modifié surtout la physionomie. Je demandai aux élèves si elle avait été malade, bien que sa figure exprimât autre chose. Au chant, je m’assis à côté d’elle ; je l’entendis dire : « J’ai des ennuis domestiques odieux… »

La voix, l’accent n’étaient pas comme ceux des filles de la petite bourgeoisie bruxelloise qui fréquentent le Conservatoire. Chaque fois, je me mettais à côté d’elle, et un jour je lui demandai carrément si elle avait eu un chagrin. Etonnée, les larmes dans le regard, elle fit oui de la tête. Nous sortîmes bras dessus bras dessous, mais je ne lui en demandai pas plus long cette fois. Nous nous cherchions à tous les cours. Un jour, elle tomba dans mes bras et, la voix étouffée, elle me raconta que j’avais vu juste, qu’un grand malheur leur était arrivé.

— Maman est veuve, elle ne pouvait plus payer notre pension, alors elle nous a fait revenir. Moi et la plus jeune devions nous perfectionner au piano pour le professorat ; mais je préfère le théâtre, je suis entrée au chant. Les autres aidaient maman dans le commerce.

Puis sa voix s’étrangla.

— Voyons, ne me dis rien, mais soulage-toi, pleure.

Et je l’embrassai.

— Rose, la plus jolie de nous, s’est laissé séduire par un monsieur de la noblesse et est partie avec lui. Toute la famille est sur pied, mais on ne parvient pas à les découvrir. Je suis allée chez le père du jeune homme : le vieux misérable m’a offert de m’entretenir… Il n’y a plus moyen de vivre avec maman, elle est devenue soupçonneuse et nous rend la vie intolérable.

Je l’emmenai déjeuner chez moi.

— Alors vous voudriez devenir chanteuse ?

— Ah ! oui, le plus vite possible… les courses à travers la ville pour les leçons de piano sont tuantes et ne rapportent presque rien. Il y a une dame qui m’a offert soixante-quinze centimes et le goûter, par leçon, elle habite à une bonne heure de chez moi. Puis je vais chez une cocotte qui s’est fait passer pour la femme d’un capitaine de navire toujours en voyage. Mon Dieu, si maman savait… Par celle-là, j’ai eu encore une leçon chez une autre femme galante ; là, je ne suis plus retournée. Un jour, j’arrive chez elle, elle achevait de déjeuner avec un monsieur ; elle me demanda de leur faire de la musique, je n’ai pas voulu et suis partie.

— Pourquoi donnez-vous des leçons dans ces milieux, s’ils vous répugnent tant ?

— Mais nous sommes dans une purée noire ; maman ne fait plus rien depuis notre malheur.

— Alors vous croyez pouvoir gagner votre vie au théâtre avec votre voix ?

— Ma voix ?

— Ecoutez, vous voyez bien que je vous aime : ce que je vais vous dire n’est pas pour vous faire de la peine, mais votre voix n’est pas assez belle pour le théâtre. Pourquoi n’entrez-vous pas à la déclamation ?

— La déclamation ! qu’est-ce que c’est ? Est-ce que cela existe, peut-on s’en faire une position ? car je n’ai pas de temps à perdre, je dois gagner de l’argent : j’ai encore une petite sœur et maman n’est plus bonne à rien.

— Mais certainement, les actrices de comédie, de drame et de tragédie sortent de la déclamation. Travaillez quelques années : avec votre allure et votre physionomie vous n’aurez alors qu’à partir pour Paris, et, sans que vous ayez ouvert la bouche, on vous y engagera… On y aime beaucoup les types de serre chaude comme le vôtre.

Quand elle en parla chez elle, j’eus toute la famille contre moi. Je voulais la crouler, j’étais jalouse de sa voix… Marthe avait beau dire que ma voix était incomparablement plus belle que la sienne, que, depuis que je lui avais parlé, elle avait comparé sa voix à d’autres et constaté qu’elle n’était pas douée d’un organe pour le théâtre… Personne ne voulait en démordre : c’était l’envie qui me poussait.

Mais elle tint bon et entra à la déclamation. Entre temps, j’avais eu mon explication avec le secrétaire ; je ne pouvais donc plus la suivre au Conservatoire, mais je la fis venir pour m’accompagner au piano, heureuse de pouvoir la soulager de cette façon. Et ce nous furent des après-midi exquis. Je chantais d’abord : tout Grieg y passa, et Brahm et Schumann.

— Quelle voix délicieuse ! s’exclamait-elle à chaque instant.

Ce m’étaient autant de chocs au cœur.

Après, je la faisais répéter. Son tempérament était encore renfermé, et elle ne savait pas donner ce qu’il fallait ; mais, un jour que je lui eus dit Andromaque comme je le comprenais, un rideau s’écarta de devant elle. Depuis elle vit clair.

Un après-midi de mars, nous regardions d’énormes bourgeons sur l’unique marronnier de mon jardin.

— Marthe, ils me font songer à la musique de Lohengrin.

— Hein… Quoi ?

— Mais, oui, Lohengrin… Son amour avec Elsa est tellement gros de désir, tellement tendu, qu’il est comme ces bourgeons que la sève fait palpiter et qui sont prêts à éclater…

— Grand Dieu ! pour quelqu’un qui sait aussi peu de musique, tu en as des sensations !

— Mais est-elle juste ?

— Je ne sais, je dois faire attention quand j’entendrai encore Lohengrin

Et elle partait donner ses leçons, ses bottines prenant l’eau, le patelot trop mince, préoccupée, mais souriant quand même au soleil, à la vie, exhalant, elle aussi, un parfum de bourgeon, suivie des hommes qui lui soufflaient des propositions dans le cou… Ereintée, mais pleine de courage, elle revenait dîner chez moi, son foyer lui étant rendu impossible par sa mère.

J’aurais voulu qu’elle travaillât encore une année, mais elle n’en pouvait plus. Elle partit pour Paris avec son second prix. Elle se présenta chez un directeur de théâtre, qui l’engagea sans l’avoir entendue, sur son physique et son second prix. Puis il lui demanda si elle avait de quoi subsister : sur sa réponse qu’elle avait emprunté cent francs pour venir à Paris, il lui dit :

— Le théâtre pensera à vous.

Et il lui remit une somme d’argent au nom du théâtre.

Depuis qu’elle m’a raconté ce trait, j’ai voué un culte à cet homme : il a sauvé d’une perte certaine une femme qui est devenue une grande actrice.

— Qu’aurais-je fait ? me disait-elle. J’étais arrivée l’après-midi ; je vois qu’on donne Andromaque aux Français, je prends un balcon. Pendant les entr’actes, je me promenais au foyer ; des jeunes et des vieux tournaient autour de moi, un vieux s’était enhardi jusqu’à me parler. Ce soir-là, la frousse m’a fait me sauver, mais le lendemain, si ce directeur ne m’avait pas remis de quoi vivre, j’aurais bien dû accepter les propositions d’un de ses mâles.

Elle avait tout de même eu de la chance : d’abord de m’avoir rencontrée, moi qui l’ai poussée envers et contre tout dans sa vraie voie, puis ce directeur clairvoyant et bon… Et maintenant je n’entends plus parler d’elle que par les journaux… Je suis seule, seule… Comment faire des confidences à un homme, même quand on l’adore ? qu’est-ce que les hommes comprennent de la femme, en dehors de ce qui les attire directement ?…

Alors je dévore mes obsessions. Le passé me hante, des visions me font sursauter et courir dans la chambre pour les fuir.

C’est Kees, bébé, criant de faim et de froid, se fourrant obstinément les deux mains dans la bouche. Ma mère court les bureaux et les maisons de bienfaisance. Moi, je dois garder nos enfants. Hein est assis, silencieux et boudeur, sur un siège, presque aveugle d’anémie. Dirk joue tranquillement à terre, avec sa poupée sans tête ; il est comme devenu insensible à la faim et au froid. Naatje est têtue et bleue… Mais Kees, que je veux amadouer en le hochant dans mes bras, et en le retournant une fois sur le dos et une fois sur le ventre, Kees est intraitable et s’enfouit, en des cris rageurs, les menottes dans la bouche. Elles sont littéralement macérées d’être sucées et mordillées jour et nuit.

Ne sachant plus que faire, je m’assieds, Kees couché sur le dos dans mon giron. Il continue de pleurer et sucer ; ses larmes font deux sillons sur ses joues bouffies par les cris, et quelles larmes… alors déjà, elles me frappaient par leur grosseur et leur limpidité… Il continue de pleurer, il devient de plus en plus pâle, ses cris sont moins volontaires et finissent en un gémissement, mais ses mâchoires et ses lèvres sucent férocement quatre doigts, deux de chaque main.

Kees n’était pas un déchet de l’humanité : c’était un beau petit bougre, qui criait comme il riait, de toute son âme goulue.

Va-t’en ! va-t’en ! vision immonde ! Parce que j’ai passé par ces tortures, je ne peux plus jouir de la nature et de l’art, sans que vous vous interposiez entre moi et l’image enchanteresse. Toute mon enfance, toute ma prime jeunesse, ma santé, n’est-ce pas assez ? ou cela m’a-t-il ôté le droit de jouir de la vie ?

Dans les rues, je scrute les visages et les allures, pour découvrir la calamité qui a pu engendrer telle ou telle expression. Je sais quelle douleur ou quelle sensation provoque cette allure voûtée, la tête dans les épaules. Je sais que les souliers rétrécis par l’humidité donnent cette démarche, comme sur des œufs, et que la brise glacée, à travers les vêtements trop minces, raidit les jambes et fait rentrer le derrière. Je sais que cet homme a un clou qui lui entre dans la plante des pieds, celui-là se secoue parce que la vermine le harcèle, et cet autre parce que la saleté l’ankylose. Je sais que la figure jaune et émaciée de cette femme lui est venue d’être nourrie seulement de mauvais pain et d’eau de chicorée…

Quelle malédiction ! Aucun pauvre ne m’échappe, et je revis continuellement leur misère et leurs transes. Et la haine et l’amour s’entrechoquent dans ma tête, comme des inséparables… Tel vieux libidineux me donne envie de le pousser sous les roues du tramway, et je souhaite un empoisonnement du sang à telle obèse dame étouffant d’excès de table…

Quelle trépidation continuelle ! Je porte un mal en moi, et ce ne peut être que la misère et ses suites qui me l’ont donné…

« Ma meilleure Keetje, voilà des années que je ne t’ai vue. Naatje dit que tu es devenue une dame : elle m’a dit aussi que tu voudrais élever un enfant. J’en ai dix, et, si tu veux un de mes garçons, je t’offre mon petit Willem. Il a cinq ans, il est très solide, très bon et gai. Si cela te convient, tu n’as qu’à venir le chercher.

« Ton frère

« Hein. »

Cette lettre me bouleversa. Avoir un enfant ! J’en avais désiré ardemment, tout en ayant peur. Dans ma position, comment oser prendre sur soi cette responsabilité de mettre un être au monde ?… Je voulais courir chez André, mais je craignais les réflexions de sa mère qui nous aurait empêchés d’agir. Le soir, quand il vint, je lui traduisis la lettre.

— Mais c’est très grave d’élever un enfant… puis comment est-il ?

— Ah ! tu peux être tranquille, il doit être bien. Naatje m’a dit qu’il ressemble à Hein… Ma vie est ratée, je pourrais me dévouer à ce petit.

— Evidemment, c’est le but le plus admirable. Laisse-moi réfléchir jusqu’à demain.

Le lendemain, déjà tôt, il arriva chez moi.

— Va le chercher, nous ne pouvons nous dérober à un acte dont l’avenir d’un être peut dépendre… Si nous échouons, nous aurons toujours fait de notre mieux, et entre une vie de misère morale et physique et ce que nous sommes à même de lui donner, nous n’avons pas le droit d’hésiter.

Nous portâmes à deux le télégramme annonçant à mon frère mon arrivée à Amsterdam.

Je m’étais chargée d’un gros sac de bonbons, et d’un châle pour entourer le petit. Il gelait très fort ; la neige, dans les rues d’Amsterdam, s’était recouverte d’une couche de glace ; devant la cave de mon frère, la rue en était exhaussée. Quand j’ouvris la porte, dix gosses, dont l’aîné avait douze ans, s’interrompirent de se battre. Ils étaient à moitié nus, les cheveux en broussailles, les alentours du nez et de la bouche enflammés de saleté, des brûlures partout de s’être approchés trop près du feu et de jouer avec des tisonniers rougis. Ils grouillaient là tous, par terre, sur le plancher humide, sous lequel l’eau faisait « cloc cloc », quand on marchait. Une odeur d’urine et de moisissure, l’air surchauffé et confiné, me suffoquèrent.

— Je suis votre tante… Il faut que j’ouvre la porte ou j’étouffe…

Je l’ouvris. Le vent, cinglant comme des coups de fouet, envoya une grande motte de neige dans la cave.

— Voyez-vous, glapit l’aîné, en prenant la boule à bras le corps et la jetant sur le perron, voyez-vous, il ne faut pas ouvrir la porte, car, quand ces tourbes seront brûlées, il n’y en aura plus, et la nuit on gèle.

— Où sont vos parents ? Je suis votre tante, je viens chercher Willem. Qui est Willem ?

— C’est lui, firent-ils en chœur, en désignant un petit bonhomme assis par terre, n’ayant sur son petit corps bleu de froid qu’un haillon de chemise innommable.

Il me regardait, la bouche ouverte. Son nez épaté était tuméfié ; de très beaux yeux bleus clairs, un front énorme bombé, et un rayonnement frais et interrogateur sur toute la face. Etait-ce les yeux ou le front qui éclairaient ainsi cette figure bouffie et terreuse ?… Il avait des cheveux jaunes de pauvre, raides, remplis de vermine ; un corps court, des pieds et des menottes épais, et de solides petits membres en faisaient un curieux petit bougre.

— Alors c’est toi, Willem, fis-je ; où sont ton père et ta mère ?

— Mère est allée laver, et père chercher de l’ouvrage.

Ah ! quelle voix ! un vrai tintement de bronze et d’argent. Il doit avoir un beau rire… Je le levai de terre.

— Dieu, quel poids !

Il ne pouvait se tenir sur ses jambes.

— C’est l’humidité du plancher, expliqua la fillette. Quand il a marché un peu, cela s’en va.

Il marcha en se dandinant comme une oie.

— Ah ! mais j’oublie de vous donner des bonbons.

Ils les engloutirent presque sans les mâcher.

— Encore, madame.

— Je suis votre tante, tante Kee. Je ne vous en donne plus, si vous ne les mâchez pas.

Mon frère rentra.

— Te voilà…

— Garçon, garçon, quelle dame tu es, tu vas intimider ma femme qui n’est à l’aise qu’avec la racaille…

— Naatje m’a dit cela ; vous autres garçons, vous en avez tous fait un choix, comme femmes…

— Que veux-tu ? nous étions mal habillés, pas d’argent en poche… Alors, nous n’osions pas nous adresser à d’autres filles : elles n’auraient pas voulu de nous.

— Ah ! c’est pour ça…

— Evidemment ! c’est pour ça… Tu as cru que c’était par goût ? J’ai quitté Bruxelles, écœuré de n’avoir jamais un repas chaud, jamais de boutons à ma chemise. Je tombe ici à Amsterdam ; je n’y connaissais plus personne. La servante de mon patron me souriait ; elle était laide, mais, le soir, je pouvais aller dans sa cuisine, elle m’avait gardé de son dîner des éperlans frits et des pommes de terre qu’elle faisait sauter dans l’huile ; la nuit, elle ravaudait mes chaussettes et lavait mon linge. Je croyais avoir trouvé une perle et je l’épousai… Elle m’apporta en dot cette fille.

Il me montra l’aînée des enfants.

— Ah c’est celle-là, fis-je, elle a l’air d’une bonne petite sœur.

— Oui, c’est mon enfant comme les autres… Mais le peu de bonheur que nous aurions pu avoir a sombré sous cette avalanche d’enfants. Comment faire vivre tout cela ? Ma femme va laver toute la semaine. Quand je travaille, cela marche, mais, ici comme ailleurs, il y a le chômage, et alors…

Un haussement d’épaules acheva sa pensée.

— Enfin, j’ai de beaux enfants… Comment trouves-tu le petit ?

— Ma foi, il n’est pas à son avantage en ce moment.

— Tu dis cela pour son nez retroussé… Crois-moi, c’est une exquise petite créature, tu en auras du plaisir.

La femme, le soir, ne disait pas grand’chose. La figure rusée, à l’expression malhonnête, me déplut.

Je leur dis à plusieurs reprises :

— Si vous me donnez cet enfant, il ne faut pas me le reprendre : ce serait terrible de le replonger dans la misère.

Quand mon frère me conduisit à mon hôtel, je renouvelai ma question : si c’était bien pour toujours qu’il voulait me céder son fils.

Le lendemain matin, j’allai acheter des vêtements pour Willem. Je le lavai, l’habillai. Il riait : j’avais eu raison, il avait un beau rire plein et sonore… La mère était de plus en plus silencieuse, et, quand elle vit son enfant transfiguré ainsi, je surpris dans ses yeux l’expression la plus inattendue : une expression d’envie intense, une expression de préférer voir son enfant dégénérer de misère avec elle que de le voir heureux chez les autres, une expression de tyran qui a droit de vie et de mort sur un être et choisit la mort, si c’est son bon plaisir.

J’eus tellement peur de cette femme que je lui dis que j’aimais mieux partir sans le petit, qu’ils me l’avaient offert, mais pas de bon cœur.

— Des bêtises, répondait Hein. Tu ne voudrais pas qu’elle rie au moment où un de ses enfants la quitte.

Il fut convenu que j’écrirais tous les mois et que, deux fois par an, le petit retournerait pendant huit jours chez eux.

Mon frère le porta jusqu’à la gare, m’installa dans un compartiment et nous partîmes. Je fus soulagée de ne plus voir le regard phosphorescent de ma belle-sœur.

En chemin de fer, une dame donna au petit une orange ; le pauvre gosse savait si peu ce que c’était qu’il y mordit en pleines dents. Mon Dieu, quelle grimace !… quand je l’eus pelée, il refusa d’en manger, de crainte qu’elle fût encore amère.

Il ne voulait pas se laisser essuyer le nez.

— Non, cela fait mal quand on pince.

— Mais je ne te pincerai pas !

J’eus toutes les peines du monde à le persuader, et, quand je l’eus essuyé sans lui faire mal, il me regarda tout surpris.

A l’arrivée à Bruxelles, il dormait. Je le donnai à un commissionnaire qui le porta dans un fiacre. Comme je m’excusais de ce que l’enfant avait fait pipi dans ses culottes :

— Oh ! madame, ce n’est rien, on sait bien ce que c’est que des gosses ! jusqu’à cinq à six ans, ils le font tous…

Comme il n’était que six heures quand j’arrivai chez moi, je ne pus m’empêcher de lui couper les cheveux ras, pour la vermine, de lui laver la tête au savon, de faire remplir mon tub d’eau chaude et de l’y savonner d’importance. Il trouvait cela exquis et, quand je le couchai tout nu entre mes draps blancs, il se roula et s’étira, les yeux luisants et l’eau à la bouche de bien-être.

— Oh ! tante, que c’est bon ! tante, que c’est bon !…

Et il jeta ses gros petits bras autour de mon cou et m’embrassa frénétiquement.

— Comme c’est beau ici, tante… est-ce que je peux rester ici ?

— Oui, chéri, c’est ta maison, et demain tu verras ton oncle.

— J’ai aussi un oncle ?

— Oui, un oncle avec une barbe.

— Père n’a qu’une moustache. Est-ce qu’il donne des coups de pied comme père ?

— Ah ! non, il t’embrassera.

— Alors c’est bien.

— Maintenant lève-toi ; tu dois te mettre sur le pot, parce que tu ne peux pas faire pipi dans ce beau lit.

— Mais, tante, je ne peux pas faire pipi là-dedans : il y a des fleurs.

— Allons, c’est fait pour ça.

— Et vous le gardez dans cette jolie petite armoire ? fit-il, en me voyant enfermer le vase dans la table de nuit.

Deux minutes après, il dormait.

Le lendemain, quand je me réveillai, il était assis à me regarder avec étonnement.

— Ah ! Wimpie, tu ne te rappelles pas ? tu es chez ta tante Keetje, tu demeures maintenant chez moi.

Il jubilait d’être remis dans l’eau chaude et d’être frotté.

— Ça sent bon, tante.

Puis, quand nous descendîmes et que je l’introduisis dans la salle à manger, il s’arrêta et contempla tout, ébahi.

— Encore une chambre, tante, est-ce qu’elle est à nous aussi ?

— Oui, ici nous mangerons.

Et je l’assis sur une chaise exhaussée de gros livres.

Le lait sucré, les tartines au pain d’épice, la jolie tasse, la jolie assiette, rien ne lui échappa, et sa figure et sa voix exprimaient une extase, comme s’il vivait un conte de fée. Après, je lui montrai le salon, puis la cuisine.

— Tante, es-tu sûre que je puis habiter là-dedans ?

— Oui, toujours.

— Et quand viendront Catootje et Keesje ? car ils doivent aussi avoir de tout cela.

— Sûrement. Ils viendront bientôt.

Je le conduisis au grenier. Il y avait là un vieux poêle ainsi que des tuyaux : tout de suite il les mania.

— Ah ! je pourrai travailler ici comme père. Je veux aussi être forgeron. Nous nous installâmes dans la chambre où j’avais mes livres, ma machine à coudre et mon mannequin à robes. Il dansa tout de suite sur le canapé, à rompre les ressorts.

Je craignais un peu le premier contact avec André : le petit, malgré ses deux lavages, était encore bien rugueux, bien un enfant négligé, et sa tête rasée n’ajoutait pas à sa beauté ; on ne voyait que son nez épaté et tuméfié.

En effet, André le considéra longuement.

— Ah ! sapristi, il n’est pas beau…

— Il changera ; si tu l’avais vu chez lui, tu ne l’aurais pas pris.

— A-t-il assez l’air enfant d’impasse…

— Oui, mon cher, voilà le cachet de la misère… j’ai été ainsi, mais maintenant je ne déteins pas à côté de toi.

— Allons, c’est la première impression. Je crois bien que cela ne paraît pas chez toi… ta peau et la sienne…

Puis il essaya de parler avec le petit.

— Qu’est-ce qu’il dit, tante ? mon oncle ne sait pas parler…

— Voilà encore une chose agréable : un enfant avec qui je ne pourrai pas échanger un mot…

— Mais ce sera une question de quelques mois, il parlera très vite le français.

Je confiai l’enfant à la servante et sortis avec André. Quand il me quitta, j’allai acheter pour Willem du linge, des bas et des tabliers, ainsi que de la serge bleue pour lui faire un costume, et une belle étoffe brune moelleuse pour un paletot.

J’achetai chez le boulanger des couques aux corinthes, à prendre avec le thé. En passant par le bazar, je choisis un cheval blanc, une charrette et une bêche, puis une poupée, et je me hâtai vers la maison. Dès que j’eus mis la clé dans la serrure, il accourut, Suzette, la chatte, gambadant à côté de lui, et cria :

— Tante, tante, c’est toi !…

Nous prîmes le thé dans ma chambre de travail. Je commençai à tailler une culotte et un blouson dans la serge bleue. Lui jouait, assis sur le tapis, tour à tour avec le cheval et la poupée, mais surtout avec la poupée qu’il appelait « Catootje ». Suzette, la chatte, était assise en face de lui, le considérant tranquillement… Non, mais fait-il délicieux ici, en ai-je un home à moi… Et je taillais et faufilais, enivrée de bien-être moral et physique, et quand je lui essayai sa culotte, qui bouffait autour de son petit derrière, j’aurais bien mordu dedans…

Le surlendemain, je l’habillai de son nouveau costume, de son beau paletot, d’un joli béret qu’il se planta lui-même de côté, et j’allai le présenter à la mère d’André.

— C’est une lourde charge que vous vous êtes attirée là, et vous n’allez plus aimer que cet enfant, et vous n’en serez pas récompensée. Si vous comptez sur la reconnaissance des gens, vous serez déçus.

— Mais non, je ne songe pas à de la reconnaissance, ni à être récompensée. J’ai pensé à l’enfant : si je puis en faire un homme… Je crois que je le pourrai, le fond est très bon.

— Est-ce qu’il est intelligent ? il ne sait que le flamand.

— Non, le hollandais, le flamand est un patois et le hollandais une langue…

— S’il est intelligent, il saura le français en quelques semaines. Mais les Flamands ne sont pas pour apprendre…

— Mais, madame, il n’est pas un Flamand : entre un Flamand et même un Belge, et un Hollandais, il y a de la marge. Les Hollandais, depuis la Réforme, s’instruisent dans toutes les classes de la société ; ils commentent journellement la Bible et, que ce soit la Bible ou l’Iliade, c’est toujours commenter un beau livre, c’est se cultiver, et ici l’on ne commente rien du tout.

— Mais vous n’étiez pas instruite cependant… André m’a dit qu’il vous a donné des professeurs.

— Justement, ma mère n’était pas Hollandaise, et on l’avait assise, dès l’âge de huit ans, sur un petit banc, avec un carreau à faire des dentelles sur les genoux ; et, comme culture intellectuelle, on lui faisait réciter le rosaire et chanter des litanies.

— Mais, ma mère, fit André, savoir le français en quelques semaines… vous savez bien que, moi, je n’ai pas pu, en combien d’années, apprendre l’allemand…

— Oh ! l’allemand ! fit-elle…

Quand nous fûmes dans la rue avec André…

— Tu ne vas pas te laisser monter la tête, et croire que Willem est bête, s’il ne sait pas le français en quelques semaines ; puis tu ne vas pas croire aussi que je ne t’aimerai plus parce que j’aimerai cet enfant.

— Mais non !… ma mère a des idées à elle… Nous nous aimerons tous les trois.

Sa figure, en ce moment, exprimait une telle bonté, il me regardait avec tant d’amour que je sentais comme une allégresse me pénétrer.

— André, si nous allions au Bois tous les trois… Wimpie n’a jamais vu la campagne, nous lui ferons boire du lait chaud à la Laiterie.

Et nous prîmes le tramway pour le bois de la Cambre.


Ma vie se trouvait totalement modifiée. Quand je sonnais, le matin, Wimpie et Suzette se précipitaient dans l’escalier. La chatte bondissait sur le lit, prenait ma tête entre ses deux pattes, et me léchait la figure comme elle faisait avec ses petits. Willem gambadait autour du lit. Il avait souvent les menottes noires de suie.

— J’ai déjà travaillé aux tuyaux de poêle, pour les faire s’emboîter : c’est très difficile… tu vois, je suis noir, mais je ne peux pas travailler et être propre.

Et il frottait ses petites pattes noircies, l’une dans l’autre.

— On devra recommencer à te donner un bain.

— Mais non, tante, mais non, me laver les mains suffit, j’ai mis exprès un vieux tablier.

Il n’était plus question que je lise, car je voulais m’occuper seule de l’enfant.


Au bout de huit jours, je reçus une lettre de la mère disant qu’un de ses enfants avait tout et les autres rien, que cette comparaison lui était pénible. Elle demandait si je ne pouvais pas leur envoyer des vêtements et de l’argent. J’envoyai vingt francs.

Huit jours après, autre lettre pour le loyer : j’envoyai encore vingt francs.

Huit jours plus tard, nouvelle lettre : ils devaient déménager et donner un acompte sur le loyer ; j’envoyai dix francs. La semaine suivante, encore une lettre pour de l’argent !

Alors j’écrivis que je les avais soulagés d’un enfant qui serait à l’abri de la misère pendant toute sa vie, mais qu’il m’était impossible de faire plus, que moi-même je dépendais de quelqu’un. Par retour du courrier on me dit que j’avais à ramener le petit. Je répondis que je ne le ramènerais pas, qu’ils me l’avaient donné : que j’avais commencé à me dévouer à lui ; qu’il changeait et devenait très beau, qu’il était heureux, et chantait et dansait toute la journée, de joie de vivre ; qu’il était impossible qu’eux, ses parents, voulussent de sang-froid, parce qu’ils ne pouvaient m’exploiter à leur gré, le précipiter à nouveau dans la misère, dont un miracle l’avait tiré ; qu’ils devaient réfléchir ; que non seulement, lui, Willem, en était sorti pour la vie, mais encore sa postérité ; que c’était le seul Oldéma qui pourrait normalement développer ses facultés, que mon compagnon avait déjà fait un testament qui le mettait à l’abri, et que certainement il le traiterait toute sa vie comme son enfant à lui.

Ils répondirent qu’eux n’avaient rien de tout cela, et qu’il ne fallait pas qu’un frère eût tout et les autres rien ; que je devais rendre l’enfant.

Réponse : « Vous êtes des brutes, et je ne le rends pas. »

Je ne vivais plus, je m’attendais à chaque instant à les voir surgir. Ils n’avaient pas d’argent pour payer le train : mais, deux mois après, mon frère arriva à Bruxelles, et accompagné de Naatje, vint chez moi. Dès la porte je l’empoignai par les épaules et le secouai, ne pouvant articuler un mot, la gorge serrée comme dans un étau. Je pris l’enfant sur mes genoux, en l’entourant de mes bras. Je bégayais, en des sons rauques :

— Tu oses venir me l’enlever pour le replonger dans cette ignominie qu’est la misère. Vous avez osé vous servir de cet enfant comme appât, pour m’exploiter, et, parce que je ne peux pas me laisser faire, vous le reprenez, sans pitié. Regarde donc… ce qu’il est maintenant, et ce qu’il était…

— Mais il a maigri.

— Oui, il n’est plus lymphatique, il devient musclé, il est nerveux.

En un tour de main, je l’avais mis nu.

— Vois quelle peau, et ses cheveux et ses dents… Regarde quel adorable petit bonhomme, et vous allez en refaire le petit monstre d’avant.

Wimpie pleurait.

— Je ne veux pas partir, tante.

— Ma femme ne me laisse plus dormir, elle dépérit, elle pleure nuit et jour.

— C’est une comédie ! si elle pouvait me tondre, elle serait contente de me le laisser.

— Alors, évidemment, il y aurait une compensation…

— Mais la compensation est de le savoir heureux.

— Je ne peux plus vivre avec ma femme… Du reste, j’ai bien dû me passer de tout ce qu’il a ici, il le pourra également… Et voilà… Puis, c’est notre enfant… N’est-ce pas, Wimpie, tu veux bien venir avec ton père ?

Wimpie s’accrocha à moi.

Pendant trois jours, André et moi, nous fîmes tant et tant que Hein partit sans lui.

Je n’eus d’abord aucune nouvelle, mais bientôt je reçus une lettre de ma belle-sœur, disant qu’elle prendrait l’argent de son loyer pour venir chercher elle-même son enfant. Je lui envoyai cent francs, en la suppliant de me le laisser jusqu’après l’été : « Je lui ferai passer plusieurs mois à la mer : alors il aura pris des forces, et pourra mieux résister à l’existence qui l’attend ». Je n’eus point de réponse, mais elle ne vint pas.


Me voilà encore une fois dans des transes et des cauchemars… Cependant une vague espérance me fit prendre soin de l’éducation du petit, comme si son avenir en dépendait. Nous faisions de longues promenades, où j’attirais son attention sur tout ce que je croyais intéressant.

J’étais chaudement antimilitariste, et le petit, comme tous les enfants, était très attiré vers les soldats. Alors, en lui montrant les troupiers, je disais :

— Regarde, Wimpie, ce sont des hommes qu’on a tirés de leurs foyers pour les dresser à tuer leurs semblables.

Au bout d’un mois, il les eut en horreur.

Je n’avais pas l’amour de la patrie, je me disais que le prolétaire est exploité dans tous les pays. Mais, depuis, j’ai senti ce que la différence de race peut engendrer de heurts, qu’on ne peut être heureux que parmi les siens. Si j’avais donc aujourd’hui un enfant à élever, je lui dirais :

— Quand tu auras vingt ans, tu endosseras un costume semblable, et tu t’appliqueras à empêcher l’étranger de venir s’asseoir dans le fauteuil de ton grand-père et abâtardir ta race.


Nous nous arrêtions toujours devant une impasse du voisinage : il appelait les enfants dépenaillés « Catootje » et « Jan », comme ses frères et sœurs.

— Tante, vois donc, cette Catootje n’a pas de mouchoir : quel nez, mon Dieu !

— Donne-lui ton mouchoir, avec ces dix centimes.

Et il courait, baragouinant le français pour se faire comprendre de la petite.

Quand je revenais le soir avec lui de chez André, je lui montrais les étoiles, en disant que celles qui scintillaient étaient des soleils et les autres des terres, mais que les soleils n’étaient pas tous de la même couleur : qu’il y en avait des bleus, des orange, des jaunes, et encore d’autres couleurs que j’ignorais. Souvent il m’arrêtait, et, sa petite tête levée, il me montrait une étoile qui scintillait :

— Tante, c’est un soleil.

— Oui, il est bleu.

— Bleu, c’est comme ta robe ?

— Oui, ma robe est bleue, mais ce soleil est plutôt comme le ruban, sur le chapeau de dimanche de Mieke : bleu électrique.

— Et si nous avions deux soleils, ou trois soleils, comment ferait-il ?

— Si la terre avait plusieurs soleils, chacun l’attirerait vers lui, et, au lieu de tourner autour, elle pivoterait sur elle-même au milieu d’eux. Quand nous serions devant le soleil bleu, tout aurait un reflet bleu, même notre figure et nos mains ; puis, en approchant du soleil jaune, les deux couleurs se mêleraient, et je crois que nous serions, en ce moment-là, verts.

— Verts, tante ?

— Je pense que oui. J’ai, un jour, mis une cravate bleue dans l’eau avec du safran, et elle est devenue verte : alors je crois que, nous aussi, nous deviendrions verts… mais, en tournant encore, nous nous approcherions de plus en plus du soleil jaune, et nous aurions un reflet jaune : tu sais, comme le matin, quand tu dis que mes cheveux sont d’or…

— Tante ! tante ! comme je voudrais avoir tous ces soleils… je ne me coucherais plus, pour les regarder nuit et jour.

— Voilà où serait le danger : deux soleils seraient trop pour notre terre, il ferait clair nuit et jour, il n’y aurait plus de rosée, et nous ne trouverions pas assez de repos. Car, en dormant, tu grandis, et ton intelligence se rafraîchit : alors il faut dormir, beaucoup dormir… Viens, il est temps de te coucher.

— Oh ! tante, laisse-moi encore regarder… Comment sont les bêtes sur une terre avec un soleil bleu ?

— Comment veux-tu que je le sache ? on ne peut pas aller voir.

— Est-ce que les Wimpie y sont des tantes comme toi, et doit-on y apprendre le français ?

— Je te dis qu’on ne peut pas y aller voir, alors !…

Il restait grave, grave, à contempler le ciel. Je ne connais rien d’émouvant comme un petit enfant grave, qui cherche à comprendre.


Je n’avais pas baissés les stores, ni allumé la lampe. J’étais assise dans mon fauteuil, avec Wimpie sur mes genoux ; la lune était très claire, et de gros nuages chevauchaient devant elle. Je ne disais rien au petit, mais je regardais ce défilé fantastique. Il suivit mon regard.

— Voilà, tante, on la voit de nouveau, le nuage est parti, mais un autre tout noir avance. Qu’est-ce que c’est que la lune, tante ?

— C’est un anneau tombé de la terre, qui est resté suspendu entre la terre et le soleil… Non, ce n’est pas tout à fait ça, enfin elle roule avec nous autour du soleil, mais elle tourne toujours le même côté vers lui. Alors, cela chauffe et éclaire horriblement d’un côté ; mais, de l’autre côté, il fait toujours noir et très froid, plus froid que quand il gèle et qu’il y a deux pieds de neige ; et puis, on y étouffe.

— On ne peut pas y aller non plus, tante ?

— Non, impossible.

— Même pas avec le tramway à vapeur ?

— Non, avec rien.

— Elle est bien jolie, tante ; quel dommage qu’on ne peut pas y aller…

— Mais puisque tu étoufferais, et que tu serais rôti en allant dans une moitié, et gelé à te casser en petits morceaux dans l’autre moitié…

— Mais comment sais-tu tout cela, si tu n’y as jamais été ?

— Par les livres… tu verras, quand tu sauras lire, quelles belles choses tu apprendras.

— Je veux lire, tante.

— Le docteur trouve que tu es trop petit, que tu dois attendre.

— Alors, quand je serai plus grand, j’aurai des livres ?

— Oui, autant que tu voudras : ton oncle a, à la campagne, tous les livres, avec des images, dans lesquels il a appris, et il a promis qu’ils seraient tous pour toi.

— Je dois dormir pour grandir : alors, je vais me coucher.

— Nous devons encore souper.

Il se mit à genou sur mes genoux, prit ma tête entre ses petites menottes, et m’embrassa toute la figure.

— Tante, tu es mon Wimpie, et mon oncle est aussi mon Wimpie.


Comme Willem dormait plus longtemps que d’habitude, j’allai dans sa chambre. Il dormait avec une expression d’extase sur tout le visage. Bientôt il se réveilla. Il regarda autour de lui, un peu déçu.

— Tante, pourquoi as-tu enlevé toutes les fleurs ? Tantôt la chambre était remplie de fleurs.

— Je n’ai rien enlevé, tu as rêvé.

— Rêver, qu’est-ce que c’est ?

— C’est… je ne sais pas… Rêver, c’est voir ou faire des choses, pendant qu’on dort.

— Moi, je vois toujours des fleurs, toujours des fleurs, tante…

— Viens vite pour ton bain.


— Tante, raconte-moi quelque chose.

— Eh bien, écoute… Tu crois sans doute qu’il y a toujours eu des maisons, des gens et des bêtes sur la terre ?

— Mais oui, tante.

— Eh bien, non. La terre, qui est dure maintenant et où il pousse des fleurs, des arbres, des navets et des pommes de terre, et où l’homme construit des maisons et des boulevards, est une partie détachée du soleil, qui s’est mise à tournoyer dans le ciel sur elle-même et autour du soleil. C’était d’abord une bulle de gaz, comme qui dirait une bulle de savon, mais grande, grande comme le monde entier… Elle a brillé comme un soleil, puis comme une étoile, et elle a passé par plusieurs couleurs. Elle bouillonnait, crachait, et dégageait une noire vapeur autour d’elle. Mais, comme elle tourbillonnait follement, dans un grand vide, où il faisait effroyablement froid, une croûte s’est formée sur la masse poisseuse qu’elle était devenue et qui continue encore à brûler en dedans.

» Et au bout de très longtemps, quand toute la vapeur eut disparu et fut retombée pour former les mers, qui étaient alors tièdes, — tu verras la mer, cet été, — de grands morceaux de cette croûte se sont soulevés hors de l’eau ; ce sont les terres. Et encore très longtemps après, des plantes qui croissaient dans les mers out commencé à remuer doucement, sans bouger de place, et sont peu à peu devenues des bêtes ; et, quand les eaux se retiraient, car elles vont et viennent, ces plantes-bêtes ont dû s’habituer à vivre à sec. Beaucoup sont mortes sans doute, mais d’autres se sont acclimatées et se sont mises à ramper. Celles qui ne parvenaient pas à bouger sont devenues des arbres. Des herbes et des plantes ont aussi poussé sur les terres.

» Et, encore longtemps après, en place d’une grosse peau, ces bêtes se sont couvertes de poils et de plumes ; au lieu de ramper, elles ont soulevé leur ventre, et les voilà à quatre pattes… Elles ont marché, puis grimpé, et je crois que, pour voler comme les oiseaux, il a fallu très longtemps…

» Alors, les bêtes étaient énormes, plus grandes qu’une maison : en volant, elles jetaient de grandes ombres sur la terre et obscurcissaient le jour, comme un gros nuage noir ; et, en marchant, elles défonçaient la terre. Elles se dévoraient affreusement entre elles. Les arbres aussi étaient gigantesques : ceux du Bois de la Cambre sont des brindilles à côté.

» Il s’est créé à la longue des bêtes, les singes, plus malins que les autres, peut-être parce qu’ils étaient moins forts, et que, pour ne pas être mangés toujours, ils devaient inventer continuellement des moyens de se défendre et de se garer. Peu à peu ils se sont mis debout, et ils sont montés sur les arbres où ils ont vécu.

— Tante, je voudrais habiter dans un arbre. Le marronnier du jardin est assez grand : si nous bâtissions une maison sur ses branches… Ce serait bien amusant ; on y monterait avec l’échelle.

— Une maison, c’est impossible, chéri ; une cage, cela irait encore… Puis maintenant il nous faut des lits, des chaises, nous devons faire la cuisine. Comment nous y prendrions-nous, perchés sur les branches ?

— Et eux, tante, est-ce qu’ils ne mangeaient pas ?

— Si, mais des fruits sauvages et des racines tout crus, des glands de chêne… ils sont amers, tu n’aimes pas les choses amères… Et tout doucement, par son intelligence, ce singe est devenu l’homme ; mais il n’était pas encore aussi beau ni si blanc que maintenant. Comme il avait souvent froid, il s’habillait de branches feuillues ; au lieu de vivre sur les arbres, il s’abritait dans des trous de montagne. Puis il a construit une hutte avec de la terre, et, comme il ne trouvait à se nourrir que de ces fruits et des racines qu’il déterrait de ses mains, il a cherché autre chose, et, après encore un très long temps, il commença de se battre avec des animaux pour les tuer. Il mangeait leur chair toute crue et se vêtait de leur peau… Puis, encore longtemps après, il a pris des pierres, dont il a fait des couteaux et des haches : dès lors, au lieu de se battre avec les animaux qu’il voulait manger, il se servit de son couteau ou de sa hache pour les tuer.

— Mais, tante, s’il devait se battre avec ces bêtes sauvages, il a dû souvent être mordu ? J’ai été mordu par un grand chien, quand j’étais chez ma mère : cela faisait très mal.

— Il inventa aussi l’arc et la flèche et il tua les bêtes par surprise et au vol. C’était moins loyal, mais plus commode… Il trouva en outre le feu, et il put cuire la viande. Puis encore, longtemps après, il a semé. Alors, il fut un homme complet, qui était le maître de la terre et, au lieu de continuer à gratter la terre de ses mains, il inventa la bêche et la charrue… Il avait aussi capturé des bêtes sauvages qu’il a adoucies par l’habileté et la contrainte. Au lieu de laisser leur lait à leurs petits, il le prenait pour le boire lui-même. Mais, comme cela le fatiguait très fort de travailler la terre, seul, il a attelé avec des liens des chevaux et des vaches, noms qu’il avait donnés à des animaux apprivoisés, et ainsi il se faisait aider dans son travail.

» Et peu à peu l’homme a tout pris : ce qui se trouve au-dessus de la terre, sur la terre et dans la terre. Il n’a jamais assez. Il a bâti, il a démoli, il a inventé, il a fait et refait, il mange tout, il boit tout, il digère tout, il s’est débarrassé de tout ce qui le gênait… Et nous voilà !

— Et nous voilà ! fit Wimpie, tout étourdi.

Et c’était cette sensibilité en éveil, ce cerveau en éclosion, c’était ce petit bonhomme sensuel, au dos cambré et élancé, aux yeux large ouverts sur la vie, dont on allait refaire la larve bouffie et malodorante que j’avais ramenée six mois auparavant ! Et cela par envie haineuse, parce qu’on ne voulait qu’il eût plus que les autres, et cela par un pouvoir despotique… Parce qu’ils s’étaient accouplés un samedi soir, après des libations, ils avaient droit de vie et de mort sur le produit de cet accouplement ! Ces êtres inconscients, irresponsables par leur ignorance, ont le droit d’annihiler une créature humaine… Ah ! que c’est odieux, odieux !

Je m’agitais dans ma chambre, la fièvre aux pommettes. De temps en temps, j’allais à son lit le regarder dormir : il souriait, il voyait sans doute des fleurs, et les bêtes dont je lui avais parlé… Mon Wimpie, mon pauvre petit Wimpie, comment te soustraire à ce qui t’attend ?… Dans quelques mois, ça y est… Il n’y a pas à croire que c’est un mauvais rêve… tu seras de nouveau couvert de brûlures, le nez coulant, les cheveux hérissés remplis de vermine… Rien à faire, ils ont le droit, le droit de faire de toi une brute, une épave…

Sa main fit le mouvement de caresser ; son sourire s’élargissait, tandis que ses lèvres remuaient.

André entra. Je me jetai dans ses bras, et longuement nous pleurâmes, assis sur le lit du petit.


Au mois de juin, je partis avec lui pour l’île de Walcheren, où j’avais une petite maison de paysan au bord de la mer. Je lui avais confectionné des culottes avec blouse cousue à même, décolletée et sans manches, en coton bleu clair, et des tabliers de toile écrue. Le matin, quand je l’habillai de cette combinaison et d’un de ces tabliers, que je le chaussai rien que de souliers à semelle de caoutchouc, et le coiffai d’un chapeau blanc à large bord, il m’interrogea :

— Tante, on s’habille comme ça ici ? vais-je me promener ainsi à moitié nu ? toi, tu mets cependant des bas…

— Oh, mais ! je les ôterai à la plage. Tu verras, nous allons patauger dans la mer.

Je le chargeai d’une bêche et d’un seau, dans lequel je mis un essuie-mains. Je voulus qu’il vît la mer tout d’un coup dans toute sa grandeur. Pour cela nous grimpâmes par derrière une haute dune.

— Voilà ! fis-je, au sommet.

Il resta muet, respirant par saccades, puis :

— Ça ça ça, tante, c’est c’est c’est de l’eau… elle est bleue, elle est verte, et et encore autre chose.

— Mauve et violette, ajoutai-je. Maintenant descendons.

— Non, tante, non, on ne peut pas marcher là-dessus, elle viendra sur nous, elle avance.

— Elle recule aussi, regarde.

— Ah ! oui ! pourquoi ?

— Je te raconterai cela plus tard. Viens, nous irons sur le sable, puis, là entre ces pilots, nous chercherons des moules.

Nous descendîmes. Il était devenu précautionneux, dans la crainte que l’eau nous entraînerait.

Bientôt il jubilait en une joie délirante… le sable chaud, les coquillages… Entre les brise-lames, nous cherchâmes, sous les pierres, des moules dont nous remplissions le seau. Subitement il se redressa en criant et se mit sur la défensive, le dos contre un pilot, et une jambe levée comme pour donner un coup de pied.

— Tante ! Tante !

C’était un grand crabe qui, les ciseaux ouverts, s’avançait vers lui en sa marche latérale.

Je pris la bête et la déposai dans le seau.

— Tante, jette-la… Tante, est-ce une de ces bêtes sorties de la mer et qui sont devenues des hommes ?

J’avais envie de dire « oui »…

— Petite cruche, il ne faut pas avoir si peur. Cette bête n’est pas méchante, mais elle se défend, tu comprends… Nous allons la faire bouillir et la manger pour notre souper.

— Mais, tante, c’est infâme, fit-il, en français.

— Que dis-tu ? tu répètes les paroles de ton oncle.

Ce petit bougre a tout le temps raison, pensais-je.

— Viens, je vais te tremper dans l’eau.

J’ôtai mes bas et ma jupe ; je le mis nu. Nous marchions à petits pas dans la mer. Il avait confiance maintenant, il riait aux éclats, quand l’écume nous sautait au visage. Il bégayait de joie et d’émotion, et sa peau était si fine, ses cheveux si blonds, son regard si radieusement bleu, qu’il faisait corps avec le sable doré, l’eau argentée et l’atmosphère embuée d’un poudroiement de nacre. Il incarnait en ce moment la joie de vivre.

… Le bonheur m’est interdit dans ce monde, j’ai devant moi les éléments de la joie et de la beauté les plus pures, et ils ne me sont que des éléments de torture. Je dois assister à cet épanouissement d’une âme adorable, et dans trois mois… et je ne peux rien, rien.

Lui ne comprenait pas pourquoi, tout d’un coup, ma figure se contractait.

— Mais, tante, on dirait que tu es fâchée, je n’ai pas été méchant.

— Mon chéri à moi, tu es tout amour, mais j’ai mal à mon cœur.


Enfin, les quatre mois passèrent pour lui dans un éblouissement. Il bâtissait, avec les autres enfants, des forts et faisait des pâtés dans le sable. Pendant les vacances, avec André, nous allâmes en excursion par toute l’île, dans une charrette de paysan. Le bonheur de Wimpie était de s’asseoir à côté du paysan qui lui passait les guides, en lui tenant les bras. Mais, quand nous emmenions une petite fille zélandaise, alors, il voulait être à côté d’elle : elle pouvait porter son jouet, et il demandait à chaque instant des bonbons pour qu’elle en eût aussi. Nous rentrions toujours, tous enivrés d’air et de lumière. Quelquefois l’excès de grand air l’endormait, et ce m’était une douceur douloureuse de le bercer dans mes bras.


Cependant il fallait bien rentrer à Bruxelles, où je trouvai déjà une lettre : ils arriveraient cette fois à deux pour le prendre. Je répondis que je leur défendais de se présenter chez moi et chargeai Naatje de venir chercher Wimpie.

Je fis un gros paquet de ses vêtements — je ne gardai que son paletot de capucin — et Naatje, accompagnée de la bonne, le petit entre elles deux, remontèrent la rue. J’étais penchée hors de la fenêtre du rez-de-chaussée, et le vis s’éloigner. Avant la courbe, il se retourna et me salua du bras, en criant :

— Je vais revenir, tante, à tantôt… mais ne pleure donc pas, voyons, tu es mon Wimpie.

Et il fit quelques pas pour revenir. Naatje lui fit tourner le coin.

Maintenant la mesure est-elle pleine ?… que peut-il encore m’arriver ?… est-ce assez, est-ce assez maintenant ?… et lui, mon glorieux petit garçon !…

André n’avait pas voulu assister à son départ, mais la bonne l’aperçut qui les guettait ; quand il les vit arriver, il se sauva et vint chez moi.

Nous ne dîmes rien. Le soir je dînai chez lui, où sa mère m’assura que cela valait mieux ainsi, que je n’aurais recueilli aucune reconnaissance.

— Cela vous fait pleurer ? Du reste, pourquoi vous auraient-ils donné leur enfant ?

— Mais, madame, pour qu’il ne reste pas dans cette effroyable misère qui est la leur… André et moi, nous en aurions fait un homme.

— Peuh !… Quand, moi, je veux obtenir quelque chose des gens, je commence par les acheter. Pourquoi feraient-ils quelque chose pour vous ? Il faut les acheter, il n’y a que cela…

André avait le nez dans son assiette, et une main crispée autour de sa cuiller.

— Qu’as-tu, André ? tu ne man-ges pas… J’ai envie de te faire chercher des huîtres…

Et elle appuya le pied sur le bouton de la sonnette, placé sous la table. Elle sonna comme si le feu était à la maison. Philomène accourut.

— Philomène, courez donc chercher une douzaine d’huîtres pour monsieur, il ne sait pas man-ger

— Mais non, ma mère, je ne veux pas d’huîtres.

— Si ! si ! En voulez-vous aussi ? oui da ! cela vous fera oublier votre chagrin. Une douzaine et demie, Philomène.

— Mais non, mais non ! ma mère, nous ne voulons pas d’huîtres… Ce que l’on mange dans cette maison !

Il ne voulut pas en prendre. J’en pris quatre, se mère mangea les autres.

Dans la rue, nous marchions comme gênés, et tout doucement il souffla :

— Voyons, que veux-tu que j’y fasse ? on ne choisit pas sa mère.

Quand André m’eut quittée, je repris la lecture de Heine, à la page où je l’avais abandonnée l’année précédente. Mais ce fut en vain, son amertume ne s’accordait pas avec la mienne.

J’avais pris ma petite chienne Bézy, un adorable griffon singe, sous mon grand manteau de loutre. Rien que son museau charbonné, au nez retroussé et aux yeux flamboyants, sortait de dessous ce lourd vêtement. Il faisait beau, quoique humide, et, comme elle passe l’hiver dans l’appartement, je voulais lui faire respirer un peu d’air frais. Chemin faisant, en m’entretenant avec ma petite bête qui avait peur de tout, je vis une charrette à bras, chargée de sable, attelée de trois chiens crottés, hâves et farouches ; ils avaient le cou tendu vers une maison où un boucher délivrait de la viande ; à côté de la charrette, une femme, aussi crottée et hagarde que ses bêtes.

Je dis à Bézy, en lui montrant les chiens :

— Regarde, ils meurent de faim…

La femme m’avait entendue, et, poussant furieusement la charrette et excitant les chiens contre moi, elle me suivit en m’invectivant :

— Oui, belle madame, nous mourons de faim : moi, que tu ne comptais pas, aussi bien que mes bêtes, et, si tu veux savoir depuis quand nous n’avons pas mangé, c’est depuis hier midi. A six heures du matin, eux et moi nous étions attelés à la charrette, et nous ne parvenons pas à vendre un seau de sable… Encore si c’étaient des moules, pourrions-nous manger notre marchandise, mais du sable… Oui, nous mourons de faim, bonne madame, à quoi sert-il que tu le constates ? pas pour nous aider sûrement, et, quand tu nous aides, ce n’est jamais bien lourd… Ah ! une petite caille comme toi leur conviendrait tout à fait, et ils ne laisseraient rien sur tes os mignons… Et même le singe que tu portes sous ton manteau, de cinq cents francs pour le moins, nous ferait grand plaisir : il y passerait, poil et tout, et j’en réclamerais bien une côtelette…

Elle continuait d’exciter ses chiens ; les passants me dévisageaient, amusés. Bézy, terrifiée, montrait néanmoins bravement les dents ; moi, j’étais moins fière, et je hâtais le pas vers la maison. Pendant que j’attendais qu’on m’ouvrît, elle ne cessait de m’interpeller :

— Une belle maison comme une belle dame… il doit faire chaud et moelleux là-dedans…

Ses sarcasmes s’entrecoupaient de hoquets : les chiens s’étaient affalés dans la boue.

— Virginie, donnez quelque chose à manger à ces bêtes, et deux francs à la femme.

— Madame n’y songe pas, c’est une soularde : dix centimes suffisent.

La femme continuait de fulminer.

— Virginie, faites-la taire ou allez chercher la police… non ! non ! pas ça, mais faites-la taire.

— C’est cependant le seul moyen, madame, de se débarrasser de cette mégère.

— C’est bon, laissez-moi.

Ah ! larbine, tu es digne de moi, comme je suis digne de toi… « Ton manteau de cinq cents francs », a-t-elle dit… Il en a coûté le quadruple, mais cinq cents francs lui semblaient une fortune… Et pourquoi ai-je fait cette réflexion : « ils meurent de faim… » Je n’en continuerai pas moins à avoir, dans le fond d’un tiroir, de l’argent pour m’acheter des fanfreluches et offrir des colifichets à des amies qui n’en ont pas besoin… « Ils meurent de faim »… Pourquoi cet apitoiement stérile ? Pourquoi cette larme à l’œil ?… Ah ! au diable, quand vais-je donc me ficher la paix ?

Nous avions pris le tramway pour aller déjeuner au Bois. J’avais compté nous y promener avant le repas, pour me délecter des arbres au feuillage doré, cuivré, bronzé ; mais André, à peine descendu du tramway, se livra à une marche si accélérée que je trottais littéralement à côté de lui.

— André, pourquoi courons-nous ainsi ? regarde donc autour de toi, c’est admirable.

Il s’arrêta brusquement, regarda, et répéta, comme un cliché, ce qu’il m’avait déjà dit pendant une promenade, quelques jours auparavant :

— Oui, c’est beau, les feuilles sont comme forgées en métal, c’est beau… quelle opulence… Asseyons-nous…

— Je n’ose pas, je suis en nage tant tu m’as fait courir.

Il se tourna vers moi, étonné :

— Je t’ai encore fatiguée et, ce soir, tu aura ton mal… Ma pauvre amie, je ne commets que des absurdités, je m’en rends compte et ne puis m’empêcher de recommencer. Comme de te reprocher un jour d’être gaie et, le lendemain, d’être triste… Que se passe-t-il en moi ?… Je suis toujours d’une maladresse navrante avec toi. Tu avais la plus jolie nature qu’on pût rencontrer, et je t’ai abîmée en dénigrant toujours la femme. Il faut me pardonner, j’étais trop jeune pour comprendre tout ce qu’il y avait en toi de sensibilité et de bonté spontanée. J’aurais eu besoin moi-même d’être guidé. Je t’ai abîmée…

— Mais, André, qu’aurais-je été sans toi ? tu m’as admirablement conseillée, tu m’as toujours aimée comme je voulais l’être, en homme, et toutes les théories de tes parents contre la femme et le mariage n’ont rien pu y changer. Pourquoi te fais-tu des reproches ?

— C’est quand je te vois si maigre et le regard si inquiet, comme un pauvre être harcelé, qui ne sait plus si ce qu’il fait est bien ou mal… Pardonne-moi, si tu savais ce que je souffre… Mon rêve d’adolescent, de produire une œuvre qui aurait apporté une idée pour l’affranchissement de l’humanité, s’est effrité, je me suis senti incapable de le réaliser. J’ai trente-cinq ans, et je n’ai rien fait, et je ne ferai rien… Il y a des jours où je ne parviens pas à nouer deux idées. Alors je vais chez toi, et, au lieu de prendre ce qu’il y a en toi d’amour qui ne demande qu’à se donner, je te harcèle comme un taon. Comment as-tu pu résister ? tu devrais me haïr…

— Moi, te haïr !…

Je ne sais ce que j’avais dans mon regard.

— Et c’est ce regard-là que j’ai rendu craintif c’est ce regard-là que j’ai mis sur la défensive et que j’ai fait douter de moi…

— Jamais je n’ai douté de toi, je n’ai jamais oublié que, depuis ta piqûre anatomique, tu souffrais, que sans elle tu aurais pu travailler. Aussi je ne t’en ai jamais voulu sérieusement… tu m’as donné tout le bonheur que j’ai connu, tu as veillé sur moi : si je comprends toute cette beauté autour de nous, c’est grâce à toi. Sans toi je ne serais jamais sortie de ma gangue : je te dois tout, tout, et j’ai eu ton jeune amour en plus… Sois tranquille, j’ai eu le meilleur de toi… Mais tu ne m’as jamais parlé de tout cela et, pour un peu de fatigue que je ressens, tu te fais des reproches. Cela n’en vaut pas la peine.

— Depuis un temps, je sens que j’ai trop souvent été injuste envers toi.

— Allons, tu n’es pas bien portant : c’est toi qui es fatigué de t’absorber toujours dans des livres et quels livres… de vieux philosophes rancis… Colins !… comment peux-tu avaler cela ? Sais-tu quoi ? Allons passer l’hiver à Domburg dans notre petite maison ; la mer te remettra, nous ne prendrons pas un livre, nous ferons des excursions autour de l’île, habillés en Esquimaux…

Mais il ne m’écoutait plus, et ses yeux erraient, absents.

Nous allâmes vers le restaurant. Sa marche s’accélérait à nouveau, il n’avait pas l’air de me savoir là. J’étais tellement heureuse, qu’il aurait pu me faire galoper ainsi jusqu’à la Hulpe sans que je me fusse plainte…

Je commandai le déjeuner. Il mangea si précipitamment qu’il avala de travers et, avec de grosses larmes dans les yeux de s’être étranglé, il se mit à rire longuement de sa maladresse. A peine sorti, il reprit sa course : il ne m’entendait même pas quand je parlais de prendre le tramway, et, le long de l’Avenue Louise, nous eûmes l’air de deux poursuivis. J’arrivai chez moi, transsudante ; lui continua son chemin presque sans me regarder.

J’étais encore à me demander avec anxiété ce qui se passait en lui, quand un de ses amis, médecin, vint pour me parler.

— Je voulais vous entretenir d’André : je vous ai vus courir le long de l’Avenue ; l’autre jour, je l’ai encore aperçu, courant ainsi avec sa mère qui est tombée… Puis, il est toujours congestionné : vous devriez l’empêcher de s’occuper exclusivement de travaux intellectuels.

— Mais je ne peux pas ; chez lui, on l’obsède pour qu’il écrive un livre d’économie sociale. Il m’a parlé de son chagrin de se sentir fatigué et inapte au travail.

— Si chez lui on le pousse à cela, il faut le faire partir. Allez passer l’hiver dans le Midi, et en tous cas supprimez toute occupation intellectuelle.

J’allai chez sa mère. Quand je parlai du Midi :

— Ah ! vous avez envie de faire un voyage…

— Pas le moins du monde, madame, mais André en a besoin. Ne voyez-vous pas qu’il est si surexcité et si je ne sais comment…

— Ce n’est rien, il a toujours été ainsi.

— Mais non, il n’est plus comme avant, il a des absences.

— Des absences, mon fils ? Nous avons le cerveau trop bien fait : aucune défaillance ne peut nous arriver de ce côté-là.

Rien à faire, elle croyait que j’avais envie de faire un voyage, et que j’inventais n’importe quoi pour arriver à mes fins.

L’ami médecin vint lui-même persuader le père, et nous partîmes.

Ce voyage fut presque une galopade ; il n’y eut qu’à Nîmes où André consentit à rester deux jours. Il était du reste très bien, la tête dégagée de se trouver toute la journée au grand air, par un temps pur et splendide. Nous exultâmes d’enthousiasme dans les Arènes, mais il me fit passer par les affres de la peur, en se promenant tout en haut, sur le bord extrême des gradins, avec le vide à côté. Je n’osais rien dire, car il aurait continué exprès… Les Bains nous impressionnèrent fort : nous pensions aux beaux Romains nus qui s’étaient promenés là à la même place.

Mais la Maison Carrée ! ! !… André récitait des vers en grec ou en latin, je ne sus pas bien : il était transfiguré. Nous passâmes une demi-journée à tourner autour de ce temple, et autant à l’intérieur. Le soir, il ne voulut pas sortir, pour rester sous cette impression. Nous fîmes servir le café dans notre chambre. Il récitait encore des vers grecs ou latins. Nous nous couchâmes tôt. Il regrettait de n’avoir pas emporté un livre ancien pour me le lire. Parmi les quelques volumes qu’il avait pris, se trouvait un Laforgue. Il le feuilleta et me lut la Femme, puis il le jeta.

— L’homme n’agit jamais confraternellement avec la femme, fit-il tout d’un coup, amer.

— Mais, André, cela devient une obsession ; tu m’as déjà parlé ainsi au Bois.

— Ah !… je ne me souviens pas… Cela m’obsède, comme tu dis. J’ai mal agi envers toi : quand un ami me disait que tu étais jolie, j’éprouvais une sale sensation de mâle vaniteux. Je t’ai beaucoup plus aimée pour ta figure et ta ligne que pour ce qu’il y avait de vraiment supérieur en toi : tu sais t’oublier et faire abstraction de toi-même.

— Est-ce une supériorité ? Si je vaux quelque chose, ai-je le droit de le sacrifier… à une Naatje, disons ?

— Ce sont des raisonnements, mais ton geste va droit au but nécessaire, et, si demain tu te trouvais devant une difficulté inextricable, ton instinct te montrerait sans une hésitation ce qu’il y aurait à faire, et tu le ferais… Mais les épreuves sont finies pour toi, nous sommes encore jeunes et nous allons avoir de longues années de bonheur ensemble : plus un chagrin ne te viendra de moi, plus aucune influence n’aura prise sur moi.

— Comment peux-tu te mettre en tête que tu as mal agi ? Moi aussi, je t’ai aimé pour ton rire et pour les gestes de tes mains.

— Voilà, tu me donnes raison, mes gestes et mon rire font partie de ma mentalité… Toujours la femme, même quand elle aime un imbécile, lui attribuera des qualités supérieures d’intelligence et de moralité, tandis que nous !… J’ai cru faire beaucoup en te donnant quelques professeurs, mais je n’ai pas fait la moitié de ce que j’aurais dû. Je te laissais pendant des mois seule à la campagne, et, quand je venais te voir, je recevais des lettres de ma mère, disant qu’il me fallait revenir pour tenir compagnie à mon père ; et je repartais, te laissant encore seule, toi qui as tant besoin de communiquer tes sensations… Puis, dans quelle position équivoque te mettais-je, jeune et jolie comme tu étais ? toute bourgeoise m’aurait trompée… Pourquoi ne t’ai-je pas prise dans ma vie ? nous aurions dû vivre ensemble depuis longtemps.

— Je te répète, cela devient une idée fixe. J’ai souvent été seule, mais puisque tu te devais à tes parents…

— Oui, ce sont mes parents qui m’ont fait commettre cette iniquité. Ils ont procréé un enfant pour eux, et, eût-il soixante ans, il ne pourrait avoir de personnalité… Je dois penser comme eux, je dois agir comme eux, je dois manger comme eux, et mon père dit que, si son fils ne devait pas partager ses idées, il léguerait toute sa fortune à n’importe qui pensant comme lui… Ils n’ont pas insisté quand j’ai abandonné la médecine, pour mieux me garder sous leur dépendance… Ma mère a vécu dans la terreur que mon père ne me déshérite, et, quand il devait revenir de voyage, elle me chauffait d’avance : il ne fallait pas le contrarier, il avait travaillé toute son existence pour m’acquérir l’indépendance, je ne pouvais lui causer cette peine de montrer que je pensais autrement que lui, ce serait détruire tout l’idéal et le but même de sa vie… Surtout je ne devais pas lui parler de la femme, puisqu’il ne les supporte pas… Alors, quand il rentrait, j’étais comme un petit garçon : au lieu de discuter mes idées, il fallait acquiescer aux siennes ; au lieu de pouvoir parler de la femme comme d’une compagne, il fallait en parler comme d’une inférieure… Quant aux questions d’art, c’étaient des balivernes… Si je déviais aussi peu que ce fût des préjugés de mon père, je voyais le regard terrifié de ma mère m’implorer…

» Ainsi je n’ai jamais osé lui parler de toi : il sait très bien que tu existes, mais il ne veut pas que tu occupes une place dans ma vie, moins par préjugé contre toi que contre la femme et le mariage… Ma mère ne t’a admise que pour me faire croire qu’elle est mon esclave, et parce qu’un mariage bourgeois m’aurait éloigné d’eux… je suis leur toton… mais le jour où je voudrais te quitter, c’est elle qui se chargerait de te le dire… Tu sais, elle regrette que tu n’aies pas d’enfant…

— C’est ça, je t’ai toujours dit qu’elle me saperait n’importe comment.

— Comme ce livre de sociologie, ils m’ont élevé pour l’écrire… Si jamais j’écris un livre, ce sera un livre de vie : le reste des phrases… Mon père s’est emparé de l’idée du « Surhomme » ; c’est homme qu’il faut être, mais, pour eux, être homme, équivaut à s’abandonner à toutes ses mauvaises tendances… non, être homme, c’est les combattre et essayer de devenir le meilleur possible…

— Mais, André, tu les juges si sévèrement… Pourquoi, les devinant si bien, t’es-tu laissé annihiler ainsi ? Cela m’a souvent étonnée, et je me suis quelquefois demandé si tu m’aimais complètement.

— Tu vois, je t’ai fait douter de moi.

— Non pas, mais j’ai cru que tes parents et tes idées humanitaires passaient avant.

— Jadis, j’ai pu croire que la femme était un obstacle, mais depuis longtemps je vois qu’elle peut et doit marcher avec nous. En tous cas, arrive que pourra, je veux que désormais tu vives et luttes avec moi. Tu es ma femme, il n’y a que le mariage devant la loi qui soit contraire à mes convictions… Mon père fera ce qu’il voudra.

— Ecoute, ne cassons pas les vitres, et, puisqu’il va s’installer à la campagne pour sa santé, attendons qu’il y soit… Et ta mère ?

— Je lui dirai que, si elle ne veut pas que tu viennes chez moi, je m’installerai chez toi.

D’un geste câlin, il se glissa plus bas sous les couvertures, la tête sur ma poitrine. Alors je sentis que tout son corps était brûlant… Il s’endormit bientôt. Ses paupières battaient et une sueur l’inondait… Grand Dieu, comment le protéger contre ce qui nous attend ? car quelque chose de sinistre nous attend… Comment faire pour que rien ne puisse l’atteindre ?… Il tousse : peut-être est-il tuberculeux. Il faut, quoi qu’il arrive, qu’il guérisse… Il est riche, nous dépenserons jusqu’au dernier centime pour le guérir, je le soignerai nuit et jour… Qu’est-ce qui nous attend ? De l’aide, mon Dieu, de l’aide !…

J’étais prête à crier au secours ; je m’enfonçai le drap dans ma bouche, pour ne pas l’éveiller par mes soupirs. La chaleur de son corps me mit dans un malaise insupportable, mais le mouvement de sa tête sur ma poitrine était si confiant, ses mains aux doigts écartés pour chercher de la fraîcheur étaient si touchantes, que jusqu’au milieu de la nuit je le gardai enlacé. Puis il se dégagea de lui-même et se remit à me parler de notre vie future.

C’est la dernière causerie où il put lucidement développer ses pensées, et ce fut pour m’exprimer sou amour.


Nous rentrâmes au bout de trois semaines. Il informa tout de suite sa mère qu’il voulait habiter avec moi. Elle s’écria :

— Mais je croyais plutôt que cela allait finir entre vous deux…

Il pâlit et, les lèvres tremblantes, il lui annonça qu’il s’installerait chez moi, si elle croyait qu’il n’y avait pas de place pour moi dans leur maison.

— Oh ! je ne dis pas ça, je ne dis pas ça… Du reste, je dois aller avec ton père à la campagne, et il te faudra tout de même quelqu’un ici.

Nous vécûmes plusieurs semaines, très tranquilles. Il était un peu agité, mais charmant. Puis, tout d’un coup, une nuit, il se leva, alluma le gaz dans toute la maison, remonta toutes les pendules et voulut sortir. Je parvins à le persuader d’attendre, puis doucement je le fis se recoucher. Il avait déjà oublié, et riait en me montrant le bon feu qu’il y avait encore dans sa chambre.

Que se prépare-t-il, grand Dieu, que se prépare-t-il ?

Maintenant il s’asseyait dans un coin de la chambre sans dire un mot, comme sous l’impression d’un narcotique. Son ami médecin voulait absolument consulter un spécialiste, mais nous n’osions en parler à André. Nous convînmes qu’on le ferait passer pour un journaliste qui venait lui parler de son livre.

Il vint. André était comme inconscient de ce qui se passait autour de lui. Il répondit doucement et par monosyllabes. Le médecin ne s’attarda pas. Il me prit à part, me dit que son état était très grave et la maladie déjà très avancée, qu’il marchait vers la paralysie générale.

— Je sais qu’il s’est fait une piqûre anatomique, tâchez de savoir si elle était syphilitique.

— Un de ses professeurs a dit qu’elle l’était, un autre a prétendu le contraire.

— Bien, j’irai moi-même chez eux : ils doivent se rappeler.

— Et, si c’est la paralysie générale, y a-t-il espoir de le guérir ?

— Non, aucun : il peut y avoir une rémission de quelques mois, d’un an peut-être… mais, après, le mal reprend et suit son cours jusqu’à la fin.

Je fis venir sa mère, disant qu’André était malade. Quand je lui parlai du médecin :

— Comment, vous avez fait venir un médecin ? mais vous êtes dangereuse… un homme livré aux médecins est un homme perdu, nous guérissons tout avec les purgatifs et les vomitifs Leroi… Les médecins sont des ignorants.

— Ce docteur a demandé si la piqûre anatomique n’était pas syphilitique…

— Oui, elle l’était… J’ai fait analyser ses urines.

— Et il ne s’est pas soigné ? et vous avez laissé cette maladie l’empoisonner ?

— Il a pris cent doses de purgatifs et de vomitifs : aucune maladie ne résiste à cela. Il était guéri. Quant à admettre que mon fils puisse devenir fou, non, notre tête est trop bien faite.

— Comment, madame, vous saviez que cette piqûre était syphilitique et vous ne m’avez rien dit ! Et vous auriez voulu que j’eusse des enfants ? Ah !…

Une haine féroce passa sur sa figure.

— Oh ! je ne l’aurais, même le sachant, pas quitté ; nous nous aimions trop complètement pour ne pas accepter n’importe quoi l’un de l’autre…

Un vacarme épouvantable nous fit nous précipiter sur les escaliers. C’était André qui avait jeté bas les rayons de sa bibliothèque ; les livres gisaient à terre pêle-mêle avec les planches et des platras.

— Des étrangers ont osé signer mes livres, je vais les brûler et en faire imprimer d’autres, signés de mon nom.

Et il s’assit en riant.

Alors elle comprit qu’il se passait quelque chose d’atroce avec son enfant, et elle courut chez le médecin.


… Aucun espoir de guérison, mais tous les jours vous constaterez un progrès nouveau dans la maladie… Ils sont les maîtres, ils vont m’éloigner de lui. Eux sont incapables de le soigner, ce seront donc des étrangers qui manieront de leurs mains mercenaires cet être si fin… Ah ! je le tuerai plutôt, et moi avec lui… Nous allons bien voir si, parce que nous ne nous sommes pas inclinés devant la loi, je n’ai pas de droits… Comment ? quinze années d’amour ne donneraient aucun droit, et trois minutes devant le maire les donneraient tous… Je ne demande qu’à pouvoir le soigner et le garder le plus longtemps possible… Aucun moyen de guérison, aucun… Alors, d’ici un temps, André sera fou ! fou ! !… Et je sais cela, et je vais assister à cela !… Les parents n’y croient pas… est-ce bêtise ou vanité ?… vanité… cela ne peut pas leur arriver, c’est bon pour les autres !… Maladie honteuse… quelle stupidité ! ! il était vierge quand il s’est fait cette piqûre anatomique…

De là venaient donc son découragement, sa faiblesse à subir des influences en contradiction avec sa nature. Je me suis souvent demandé comment il se faisait qu’il n’évoluait plus, qu’il en restait aux idées de 48, qu’on lui avait inculquées, adolescent… Ah ! mon pauvre adoré, comme il a dû souffrir — car cela s’est préparé depuis longtemps — lui qui croyait qu’il allait écrire le plus beau livre qu’on eût écrit ! Je le vois devant le papier blanc, impuissant à matérialiser ses pensées, ses rêves d’un monde meilleur, plus harmonieux, fait d’amour et d’entraide. Quelles utopies ! mais comme ce livre aurait été beau, car il y eût mis toute son exquise sensibilité…

Et voilà… perdu… et rien, rien à faire… Allons, Keetje, du courage ! avale encore celle-là… Ah ! celle-là va m’étrangler… soit, mais aussi longtemps qu’il aura besoin de toi, tu ne t’étrangleras pas… Cette couleuvre-là sera longue à passer, mais tu la supporteras : que deviendrait-il ?… Lui vaut bien les petits…

Sa mère me dit qu’elle allait l’emmener à la campagne, que je ne pouvais pas les accompagner, qu’elle me conseillait de ne rien dire à André ; cela pourrait l’exciter et lui faire beaucoup de mal.

Le lendemain, on le fit partir. Je sentis qu’elle me le prenait et que je ne le verrais peut-être plus. Je dus retourner dans ma maison, qu’heureusement je n’avais pas encore déménagée. Je la parcourais, comme une bête fauve, écrivant lettre sur lettre à sa mère, la suppliant de me le laisser soigner. Le troisième jour, je reçus un télégramme me disant de les rejoindre.

Il était au jardin. Quand il me vit, il fit « han », me prit par la main et partit avec moi.

— Ils t’ont lâchée, ou t’es-tu évadée ?

Puis, se parlant à lui-même :

— Keetje Oldéma… elle était si jolie et si pauvre, et si pauvre, fit-il, en se tournant vers moi. Ils l’ont mise en prison.

— Mais je suis ici, je ne pars plus.

— Tu resteras avec moi. Quelle idée de te mettre en prison, parce que je suis anarchiste… Mais, toi, tu n’as rien fait, c’est parce que tu es pauvre…

Je sus qu’il avait hurlé nuit et jour après moi, croyant qu’on m’avait emprisonnée.

Le père maintenant m’acceptait d’emblée… Je suis sûre que c’était encore la mère qui avait tout exagéré, pour intimider André… Il fut convenu que je m’installerais avec lui à la campagne, près de la ville pour les facilités. Eux, les parents, craignaient trop les émotions.

Je trouvai, aux portes de Bruxelles, une ancienne maison de campagne, au milieu d’un grand jardin entoure d’un mur, où je pouvais lui laisser toute liberté. Il n’a jamais voulu que de moi, pendant sa maladie, ou de Naatje qu’il prenait souvent pour moi, bien qu’elle fût brune. Après quelques jours de vacances que le docteur m’avait imposés et où il était resté avec elle, il se fâcha en regardant mes cheveux qui avaient fort blanchi dans les derniers temps.

— Comment, je t’avais fait une chevelure brune, et tu es de nouveau grise ?…

Il voulut me frapper, mais il fut si effrayé de son geste, qu’il me prit les mains.

— Allons, c’est bon, tu as au moins remis ton joli nez…

Dans ses courses autour de la maison, il me prenait par la main quand je me trouvais sur son chemin, et, sans un mot, m’emmenait avec lui. Quand il était agité, je glissais son bras sous le mien et, en nous promenant au jardin, je chantais doucement la gloire du grand écrivain André : cela le calmait toujours.

Un jour, il fut lucide et se rendit compte de son état. Ce fut atroce ; il se prit la tête à deux mains et haleta :

— Je deviens fou, mon cerveau chavire, qu’y a-t-il ? que m’arrive-t-il ? Je ne peux plus travailler, plus penser, je fais des choses insensées. Aide-moi, Keetje, dis-moi ce qu’il y a.

— Rien, cher, rien, tu es fatigué, tu ne peux pas travailler maintenant, c’est tout.

— Ta figure est trop décomposée pour que ce ne soit rien ; qu’y a-t-il ? dis-le-moi… je deviens fou… si… si… je le sais, je le sens.

Il tremblait comme la feuille et, les deux mains sur mes épaules, son regard m’interrogeait, terrifié. Puis, comme une bête traquée, il regarda autour de lui, en me tenant toujours par les épaules.

— Où sommes-nous ici ? Ce n’est pas notre maison… Fou ! je deviens fou, et, toi, que deviendras-tu ? J’ai déposé pour toi chez le notaire… Fou, André devient fou… mon cerveau, mon cerveau… Fou… fou… fou…

Il m’entoura de ses bras, et, la tête sur ma poitrine, bégaya :

— Fou, André est fou…

Je l’assis sur le divan et m’agenouillai devant lui. Puis, je ne sais plus quel discours j’ai tenu : j’ai parlé, parlé, le persuadant sur tous les tons qu’il avait toute son intelligence, mais, à part moi, je faisais le vœu, si ce retour de conscience ne pouvait être définitif, que cette lueur s’éteignît afin qu’il ne souffrît plus.

En m’écoutant, tout doucement l’expression terrifiée disparut, pour faire place, hélas ! à l’égarement le plus absolu.

Il y avait des jours où j’avais soif de me remémorer l’André de jadis. Alors, je laissais l’André malade avec Naatje, et je courais m’enfermer dans ma chambre, et, avec ses portraits et ses lettres, je le refaisais. Nous nous promenions dans la forêt, il me parlait de sa jolie voix chaude et claire, son beau regard cherchait les réponses dans mes yeux : il m’expliquait, ses grandes mains fines gesticulant, combien il serait facile de rendre l’humanité heureuse, et, quand je ne comprenais pas, il recommençait, disant qu’il expliquait mal… Puis nous cueillions des fleurs et apportions en ville d’immenses bouquets de genêts ou de sainfoin. En hiver, nous nous amusions à nous jeter des boules de neige, et il riait, la bouche large ouverte, et se protégeait d’un bras la figure.

Et fini… Sa belle voix, il ne sait plus la gouverner, son regard est hagard, il branle sur ses jambes… Cependant je voudrais le garder, et rester toute ma vie à côté de lui pour le soigner… pourvu que je puisse le garder… il y avait alors déjà des choses très pénibles pour moi, mais, puisqu’il ne s’en rendait pas compte, je les acceptais : une mère a aussi les langes de son enfant, et elle doit aussi le faire manger… pourvu que je puisse le garder… Mais, quand vint la gangrène ! ! et que je vis dans la plaie du talon l’os, et dans les plaies des cuisses les veines et artères tendues, d’un bord de la plaie à l’autre, comme des cordes sur un violon, alors ma tête faillit éclater aussi, et je souhaitai qu’il fût mis fin à son martyre.

Je demandai au docteur d’où il venait que beaucoup d’aliénés détestaient surtout leur femme.

— André, quand sa mère vient le voir, n’a pas l’air de se rendre compte de sa présence, mais tous ses gestes doux et bons vont vers moi : moi seule, je sais le calmer.

— Les aliénés, madame, se souviennent mécaniquement, et cette prédilection est la preuve qu’il n’y a jamais eu de heurts ou de choses pénibles entre vous. Ceux qui sont méchants l’étaient déjà avant leur maladie, mais alors ils avaient la raison pour se contrôler. Chez André, rien de semblable, tout indique un être foncièrement bon.

Ce m’était une grande consolation de savoir qu’au moins le souvenir, même inconscient, de notre amour ne lui suggérait que des gestes et des regards d’affection.

Cependant, tous les jours, comme le docteur m’en avait prévenue, je voyais le mal progresser, jusqu’au déséquilibre le plus complet, où il n’eut plus aucun contrôle sur ses fonctions et ses agissements. Mais, même alors, ses mains se tendaient toujours vers moi.

Aucun de ses amis n’est jamais venu le voir ou n’a fait demander de ses nouvelles ; les rares connaissances que je rencontrais quelquefois me disaient que je n’avais pas le droit de m’annihiler, que je me devais à moi-même ; d’autres me faisaient entendre que je devais être bien sèche pour assister à cette déchéance, qu’eux en mourraient ; d’autres, que je devrais prendre des infirmiers, que cela valait mieux pour le malade, et qu’au moins je ne me sacrifierais pas en pure perte…

Des infirmiers, j’en avais essayé au commencement, quand j’ignorais devant quoi j’allais me trouver, mais j’étais tombée sur des brutes qui voulaient régenter mon doux agneau : je les avais flanqués à la porte. Quant à moi… j’avais eu ses beaux jours de jeunesse et d’amour, et, maintenant qu’il avait tout perdu, j’aurais dû l’abandonner à des mercenaires, j’aurais dû demander pour quelque argent à ces indifférents de faire ce que, moi, je ne parvenais pas à faire avec tout mon amour et toute ma reconnaissance ; j’aurais dû laisser manier cet être délicat, aux manières restées aristocratiques, par des paysans flamands qui quittent la charrue pour devenir domestiques d’hôpital et, au bout de six mois, aguichés par le gain, se placent comme infirmiers… Ah ! non ! plutôt y rester…

Sa mère venait de six en six mois, aussi parce que sa sensibilité en souffrait trop ; son mari était du reste malade, et elle me dit un jour qu’elle aurait préféré qu’André mourût avant son mari, « pour des questions d’argent ».

— Car il vous a sans doute donné toute la fortune qu’il héritera de son père…

— Je ne sais, madame ; André a dit qu’il avait fait un dépôt pour moi.

— Et vous voulez me faire croire que vous ne savez pas combien il vous donne ! Laissez-moi voir ce testament, je vous dirai s’il est valable.

— André m’a dit qu’il est chez un notaire.

— Alors c’est sérieusement fait… et chez quel notaire ?

— Je ne sais pas.

Cela dura quatre ans, avec la gangrène pendant les derniers six mois. Le médecin me disait que nulle part les plaies n’étaient aussi bien soignées et bandées.

Son père mourut entre temps. Sa mère ne vint plus pendant les derniers six mois.

Quand j’eus enseveli André, je commandai les funérailles et je fus seule avec Naatje à l’enterrer. Je n’avais pas cru nécessaire de prévenir qui que ce fût. Pendant quatre années personne ne s’était informé de lui : la pudeur m’interdisait de les déranger.

Maintenant je ne savais plus… Avais-je du chagrin ?… il y avait si longtemps qu’il était mort… J’étais abrutie… Je n’avais plus de mémoire… Je ne dormais plus… Je vomissais tout le temps… J’étais surtout insensible… Mon avocat arrangea mes affaires. Le médecin m’envoya en Suisse.

Je n’ai plus revu la mère d’André.

Les quatre mois où je fus en Suisse, je les passai presque tout le temps au lit. Le peu que je pus voir du pays m’horripilait : toujours une montagne devant soi… Pendant le voyage de retour, une fois en Belgique, je ne détournai pas la tête de la portière : je ne pouvais assez me rassasier de nos petites maisons blanches aux toits rouges, de nos flèches d’église, de nos champs découpés comme des gâteaux, de nos prairies, des bois, des grands horizons, de la qualité savoureuse de la verdure et de la lumière argentée et enveloppante… Ah ! non, je suis du Nord : il ne m’en faut pas, ni de la Suisse, ni du Midi, je n’y respire littéralement pas à l’aise.

Rentrée à Bruxelles, j’y fus comme perdue. Je n’y avais personne. J’errais dans les rues où j’avais habité et où avait habité André ; j’y retournais comme un chien à son ancien gîte. Il me semblait que ces quartiers, ces maisons, les gens, devaient cependant m’avoir adoptée un peu. La Montagne de la Cour était démolie ; l’Université, où j’allais l’attendre, se trouvait dans un bas fond ; tout le quartier aux alentours était défoncé : plus aucune rue dans ce bas de la ville, où je pusse m’orienter. Où était-ce donc que je m’étais promenée avec André, pleine de jeunesse et d’orgueil d’avoir pu fixer un homme comme lui ? Ah, Dieu, je n’ai plus un point de repère, même pour y pleurer… Je m’en vais, je vais à Amsterdam : peut-être que là je pourrai me refaire une vie.

Je m’installai sur le Canal des Empereurs, dans un appartement meublé, je battis la ville dans tous les sens. J’allai dans les ruelles et sur les canaux puants du Jordaan, revoir toutes les impasses, toutes les caves, toutes les masures que nous avions habitées : la plupart étaient fermées, avec une pancarte sur la porte : « Inhabitable pour insalubrité » ; d’autres avaient été démolies pour la même raison.

Puis quoi ?… quel moi a vécu là ? pas le moi de maintenant… Est-ce que les mêmes joies et les mêmes douleurs me causeraient encore les mêmes impressions ? La Keetje d’alors, la Keetje d’il y a vingt ans, et la Keetje d’aujourd’hui, qu’avaient-elles de commun ?… et laquelle était la plus misérable ?…

La nouvelle ville ne m’intéresse pas. Je me promène inlassablement sur les quais de la vieille ville, m’adossant aux arbres pour mieux pouvoir regarder le haut des maisons. J’ai peur, en reculant, de tomber à l’eau, ce qui montre bien que je ne suis plus de la ville : quand j’étais petite, je jouais aux osselets sur les dalles en granit qui bordent les canaux. Comme je passe et repasse tous les jours devant les mêmes maisons, les bonnes appellent leurs maîtresses pour me montrer. Le vieux monsieur avec la vieille dame se soulèvent de leurs fauteuils pour me regarder, et je vois à leurs bouches qu’ils se disent : « Voilà encore cette dame étrangère… » La jeune bonne, que j’ai prise à mon service, vient aussi me raconter combien les fournisseurs s’informent comment mange, boit et parle la dame étrangère… C’est bien ça : étrangère partout ! je n’ai de racines nulle part, et personne pour se soucier de moi…

Ah ! je ne reste pas ici, je pars pour Paris : ce foyer d’art et d’aspirations vers le meilleur doit offrir des compensations.

Marthe était dans la joie de me voir. Je déjeunai chez elle ; elle me parla de ses succès et de ses ennuis. Nous allâmes en automobile chez Redfern, chez son coiffeur, puis elle me déposa aux Tuileries. Elle avait tant et tant à faire… et ne me demanda même pas si je quittais Paris ou si j’allais y rester.

Je me gorgeai du Louvre, je me gorgeai des Français, des ballets russes, et même des Music Hall… Puis je rentrais seule à mon hôtel : pas un chat, pas un chien, pour venir vers moi.

Cette vie me conduira au suicide ; j’ai cependant des rentes maintenant… Ah ! je voudrais être née dans un petit village que je n’aurais jamais quitté, et où tout le monde serait mon cousin. Je n’aime que les figures que j’ai toujours vues : je puis les lire, je crois que je leur suis quelque chose, et elles me sont beaucoup. Je suis toujours fière quand on me traite familièrement et qu’on me demande un service : alors c’est que je ne leur suis pas indifférente, pas étrangère surtout…

… Je revois continuellement nos enfants petits, quand nous appartenions à la même nichée et qu’ils faisaient un avec moi… Puis André, qui est venu dans ma vie comme le Prince Charmant, que je ne croyais exister que sur les images : il a illuminé ma vie, comme d’une torche éclairant toujours, et montrant le chemin à suivre… Puis Wimpie, avec ses beaux yeux, son front clair et ses grosses petites pattes : il m’était comme nos enfants, mais avec l’idée en plus de le perfectionner par l’étude, et à l’abri du besoin… Et Suzette, l’adorable chatte qui me léchait comme un de ses jeunes, et dont les yeux d’or diaprés d’émeraude et la robe fauve, soyeuse, m’attiraient comme vers un objet précieux plein de mystère…

Tous disparus ! Comment et par quoi les remplacer ? Ils étaient mon âme : est-ce qu’on remplace son âme !… Ce n’est certes pas parmi ces gens pressés qui se bousculent ici que je trouverai aucun intérêt pour moi… c’est comme un courant qui déferle, et un autobus me passerait dessus qu’il ne pourrait se détourner.

Je m’en vais !… où ?…

Cinq ans après…

La vie errante m’était devenue odieuse. Un été j’avais échoué ici, village perdu dans les bruyères. Le terrain y était pour rien. J’ai acheté, sur une colline, avec la vallée ouverte devant, et les pineraies derrière, deux hectares de prairies, entourés de champs de blé. Mon lopin de terre était divisé par un massif large de dix mètres, où les houx cinquantenaires et de gros chênes s’enchevêtrent. J’y ai pratiqué des ouvertures.

J’ai bâti au beau milieu du champ, face à la vallée, une petite maison en briques, badigeonnée de blanc, à larges baies et à volets oranges. J’ai laissé tout le jardin devant la maison à découvert, j’y ai semé de grandes pelouses avec des corbeilles de roses ; derrière la maison et le massif, un verger bordé des plate-bandes de dahlias, de tournesols et d’asters. A côté du verger, j’ai planté un petit bois de bouleaux, traversé de chemins sinueux. J’ai clôturé le tout de fils de fer, et les champs de blé où travaille le paysan et les prairies où paissent les vaches jusque contre ma clôture, sont comme un prolongement de mon jardin.

Je m’y suis installée, un printemps, avec une petite bonne du pays à qui j’apprends la cuisine, Dick, mon berger de Malines, et deux petits griffons bruxellois.

J’ai quarante-cinq ans. Depuis quatre ans que je suis ici, mes douleurs m’ont quittée ; j’ai engraissé de dix kilos, j’en pèse maintenant soixante. Je suis très fraîche de teint, mes cheveux sont tout blancs, mais je vous assure que ce n’est pas laid, des cheveux blancs ondulés.

Il n’y a aucun bourgeois dans mon village, tous des cultivateurs ; le brasseur est bourgmestre ; deux épiceries et deux auberges.

Le matin, je fais une grande promenade avec mes chiens à travers bois, ou dans les bruyères, ou aux mares. Quand je rentre, Caroline me demande, avant de le servir, de goûter le plat qu’elle m’a préparé. Pendant que je dîne, elle me conte les nouvelles.

— Madame, la femme de Jef est venue demander si vous ne pourriez pas le guérir : il est raide de rhumatismes et beugle nuit et jour. Le docteur l’a vu, il y a cinq jours, et a dit que ça devait passer tout seul. Voilà une semaine qu’il ne travaille pas.

— Mais je ne suis pas guérisseuse.

— Allez-y quand même, madame.

Après le déjeuner, je prends un gant de crin et la cruche d’eau-de-vie de Hasselt « du vieux Système », et je vais chez Jef.

— Ah ! Dieu de Dieu, madame, ah ! nom de Dieu, avec votre permission, que j’ai mal…

— Comment est-ce venu ?

— J’étais en transpiration, et je m’ai mis dans le courant d’air : c’était délicieux, mais le lendemain je n’ai pu me lever.

— Allons, Anneke, donne-moi encore une couverture de laine et aide-moi.

Je découvre le torse de Jef et, avec le gant de crin imbibé d’alcool, je le trotte, devant et derrière, jusqu’à ce qu’il soit rouge feu.

— Madame, quel dommage… ce bon genièvre, de le gaspiller ainsi… Si je le buvais plutôt…

— Mon vieux, vous n’en aurez pas une goutte en dedans ; mais pour l’extérieur, je n’y regarde pas.

— C’est un péché vraiment, madame, il me fera plus de bien en dedans.

Le bougre a un regard si sincère que j’en suis touchée.

— Non, vous n’en aurez pas.

Et je frotte.

— Maintenant les couvertures. Viens, Anneke, on va l’emmailloter.

Je le roule dans trois couvertures, que j’attache avec des épingles de sûreté.

— Voilà, maintenant il faut suer.

Je prends la cruche et vais vers la porte. Son regard éploré s’attache à la cruche et dit naïvement : « Comment, elle va l’emporter sans m’en donner une goutte… »

— Allons, Anneke, passe-moi un verre, je lui en verserai un peu : mais c’est pour mieux suer.

— Oui, c’est pour mieux suer, fait-il, comme un enfant.

Je lui en donne un bon verre.

Il sua et le lendemain retourna au travail.


Un autre jour :

— Madame, la petite femme, en couches de son huitième, est levée. C’est le troisième jour, et elle trait déjà les vaches, mais elle n’est pas bien du tout.

J’y vais et la couche de force. Je démaillote le petit et envoie la marmaille dehors, pour laisser dormir la mère.


— Madame, ce monsieur et cette dame sont encore revenus ; ils disent que, dans le village, on leur a assuré que vous n’êtes pas en voyage.

— Ah ! bien, Caroline, s’ils insistent encore, lâche Dick.

— Tiens, oui, je n’y avais pas songé…


— Madame ! Madame ! je l’ai réussie !…

C’est Caroline qui accourt, les yeux flamboyants, les lèvres humides, ses frisettes noires au vent.

— Ah ! voyons ça.

— Il est monté, haut comme ça, il est doré et luisant, comme verni, et je l’ai fait toute seule.

— Ah ! il est beau, vraiment… c’est d’une grande cuisinière… Quel beau gâteau aux corinthes !

— J’ai fait exactement comme vous m’aviez expliqué, et voilà… Les femmes du village disent que j’arriverai bien à faire la cuisine de tous les jours, mais jamais de la pâtisserie.

— Eh bien, tu vas leur montrer qu’elles se trompent. Tantôt, quand il sera refroidi, nous le couperons en deux, nous partagerons une moitié en trois parts, que tu porteras chez Anneke, chez Siska, et chez Wantje, pour prendre avec leur café ; et elles verront bien que tu sais faire autre chose que la cuisine de tous les jours. L’autre moitié, nous lui ferons honneur cet après-midi avec le thé. Ce gâteau est ton chef-d’œuvre, Caroline, et tu peux en être fière.


Le samedi après-midi, il n’y a pas de classe. Alors, on m’envoie une demi-douzaine d’enfants, à têtes couvertes de croûtes et de poux. Je coupe les cheveux par places, pour mieux pouvoir nettoyer, et, à grandes savonnées, je les lave, je tresse les cheveux restants, et j’explique aux petites comment leurs mères doivent le lendemain défaire les tresses et faire bouffer les cheveux pour cacher les places vides…

— Tu vois, ainsi… et l’on ne remarquera rien, à l’église.


Au commencement de mon installation, j’allais de temps en temps en ville pour entendre un concert, ou j’achetais un beau livre. Mais le pays m’a tellement pénétrée, que je vis maintenant de son parfum, de son atmosphère, de sa lumière, de la vie intense de ses champs, de ses pineraies, de ses bruyères.

Une promenade avec mes chiens, aux mares, me fait revoir tous les Turner de Londres.

Des concerts !… Le chant de ces oiseaux, là dans le massif, n’est-ce pas du Haydn ? n’est-ce pas la même candeur fraîche et spontanée ?… Les nuits de pluie et de tempête, où ma petite maison est secouée de haut en bas, n’entends-je pas les Walkyries s’interpeller en des rires stridents, et passer au-dessus de ma maison avec des houhou assourdissants ? N’entends-je pas des hennissements, des rugissements de bêtes qu’on poursuit, des hurlements de terreur et d’allégresse ?… Quel régal que ces nuits farouches ? Que la meilleure clarinette ou la meilleure flûte essaye donc de jouer, comme le vent joue sur le toit en courant autour de la cheminée et ne s’y engouffrant !

Lire encore des livres… Et les drames qui se passent dans le gazon où, couchée sur le ventre, je suis les insectes qui se poursuivent, se volent, s’assassinent et s’aiment avec passion… Dans les bois, je vois des choses adorables et féroces… A la fin de l’été, quand je me promène dans les pineraies, les jeunes lapins qui ignorent encore l’homme et le résultat d’un coup de fusil, restent couchés sur un petit tas d’herbe et me regardent naïvement. Mais l’approche de mes chiens les effraie et ils se sauvent, laissant un petit creux bien chaud. Comme j’empêche mes chiens de les poursuivre, ceux-ci se jettent en reniflant sur le petit creux et le ravagent de leurs pattes.

Puis, n’est-ce pas une page de poésie que ces petites fleurs qui se ferment les jours où il n’y a pas de soleil, comme si alors la vie ne valait pas d’être vécue… Et ce vieux ménage de corbeaux qui passent en diagonale sur le jardin, tous les jours à la même heure, comme s’ils rentraient chez eux, après des heures de travail… et avec quelles intonations logiques ils s’interpellent, tout en volant… Il n’y a certes pas de ménage aussi uni dans tout le village.

J’ai appris seulement à lire, à voir et à écouter, depuis que je suis ici et que les voix jamais d’accord des hommes ne m’atteignent plus. Je me raconte des histoires. Après, je les répète à Caroline, comme les ayant lues dans des livres, et je lui montre des livres de fleurs et d’oiseaux et le texte latin que je lui dis être l’histoire que je lui ai contée. Caroline fait un auditoire très curieux : elle ne s’étonne pas quand je donne aux fleurs un caractère ou des sentiments, selon leur forme et leur couleur, ou quand j’identifie les deux corbeaux aux gens. Elle n’est pas comme la dame qui se choquait parce que je disais : « Mon fils » à mon berger Malinois.

— Voyons, chère amie, cette brute sans âme, l’appeler ainsi !

Dick, pas d’âme !… Quelle hérésie !


Les nuits sont paradisiaques dans mon jardin embaumé de parfums de roses et de senteurs de pins. Dans les houx du massif, les rossignols chantent : j’ai deux concerts par soirée, un aussitôt qu’il fait noir, l’autre après une heure d’interruption, qui continue tard dans la nuit. Je suis sur une chaise longue au milieu d’une pelouse, entourée de roses ; le ciel est pur, mais les étoiles loin ; des effluves chaudes me font palpiter de bien-être. Mes hantises sont des histoires de bonheur et de beauté, et, au lieu d’être obsédée par des visions de loqueteux haves, torturés par la misère, je vois des bois aux arbres gigantesques, à feuillages étendus et savoureux, je vois des bêtes à cornes superbes dans des prairies jaspées de fleurs, et des paysans fauchant des blés à grains tendres et doubles.

Et les matins… Quelle gloire de lumière s’étend sur ces bruyères, sous la rosée !… Et dans mon jardin, les abeilles sur les fleurs bourdonnent, et des contes de fées chuchotent à mes oreilles !

… Je voudrais vivre ici, vieille, très vieille… Cela existe donc tout de même, le bonheur… Je ne suis plus jamais triste… Je vois bien encore de temps en temps un bambin qui joue sur le gazon, mais l’image sourit et rejoint là-bas une autre image d’homme — il a sa redingote de toujours. Ils me sourient tous les deux, avec une expression d’infinie douceur sur le visage, et me font le geste de ne pas me lever, de jouir, jouir de la joie qui m’environne…

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK KEETJE ***
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1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States.
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support.
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