The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 8, by Gustave Flaubert
Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 8
Author: Gustave Flaubert
Release Date: March 10, 2023 [eBook #70260]
Language: French
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ÉDITION DÉFINITIVE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX
VIII
THÉATRE
LE CANDIDAT.—LE CHATEAU DES CŒURS
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE SAINT-BENOIT, 7
1885
TOUS DROITS RÉSERVÉS
PERSONNAGES. | ACTEURS. |
ROUSSELIN, 56 ans | MM. Delannoy. |
MUREL, 34 ans | Goudry. |
GRUCHET, 60 ans | Saint-Germain. |
JULIEN DUPRAT, 24 ans | Train. |
Le comte de BOUVIGNY, 65 ans | Thomasse. |
ONÉSIME, son fils, 20 ans | Richard. |
DODART, notaire, 60 ans | Michel. |
PIERRE, domestique de M. Rousselin | Ch. Joliet. |
Mme ROUSSELIN, 38 ans | MMes H. Neveux. |
LOUISE, sa fille, 18 ans | J. Bernhardt. |
Miss ARABELLE, institutrice, 30 ans | Damain. |
FÉLICITÉ, bonne de Gruchet | Bouthié. |
MARCHAIS | MM. Royer. |
HEURTELOT | Lacroix. |
LEDRU | Cornaglia. |
HOMBOURG | Colson. |
VOINCHET | Moisson. |
BEAUMESNIL | Fauvre. |
Un garde champêtre | Bource. |
Le président de la réunion électorale | Jacquier. |
Un garçon de café | Vaillant. |
Un mendiant | Jourdan. |
Paysans, ouvriers, etc. |
L’action se passe en province.
Les mots entre deux crochets ont été supprimés par la censure.
ACTE PREMIER
Chez M. Rousselin.—Un jardin.—Pavillon à droite.—Une grille occupant le côté gauche.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
MUREL, PIERRE, DOMESTIQUE.
Pierre est debout, en train de lire un journal.—Murel entre, tenant un gros bouquet qu’il donne à Pierre.
MUREL.
Pierre, où est M. Rousselin?
PIERRE.
Dans son cabinet, monsieur Murel; ces dames sont dans le parc avec leur Anglaise et M. Onésime... de Bouvigny!
MUREL.
Ah! cette espèce de [séminariste][1] à moitié gandin. J’attendrai qu’il soit parti, car sa vue seule me déplaît tellement!...
PIERRE.
Et à moi donc!
2
MUREL.
A toi aussi! Pourquoi?
PIERRE.
Un gringalet! fiérot! pingre! Et puis j’ai idée qu’il vient chez nous... (Mystérieusement.) C’est pour Mademoiselle!
MUREL, à demi-voix.
Louise?
PIERRE.
Parbleu! sans cela les Bouvigny, qui sont des nobles, ne feraient pas tant de salamalecs à nos bourgeois!
MUREL, à part.
Ah! ah! attention! (Haut.) N’oublie pas de m’avertir lorsque des messieurs, tout à l’heure, viendront pour parler à ton maître.
PIERRE.
Plusieurs ensemble? Est-ce que ce serait... par rapport aux élections?... On en cause...
MUREL.
Assez! Écoute-moi! Tu vas me faire le plaisir d’aller chez Heurtelot le cordonnier, et prie-le de ma part...
PIERRE.
Vous, le prier, monsieur Murel!
MUREL.
N’importe! Dis-lui qu’il n’oublie rien!
PIERRE.
Entendu!
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MUREL.
Et qu’il soit exact! qu’il amène tout son monde!
PIERRE.
Suffit, monsieur! j’y cours! (Il sort.)
SCÈNE II.
MUREL, GRUCHET.
MUREL.
Eh! c’est monsieur Gruchet, si je ne me trompe?
GRUCHET.
En personne! Pierre-Antoine, pour vous servir.
MUREL.
Vous êtes devenu si rare dans la maison!
GRUCHET.
Que voulez-vous? avec le nouveau genre des Rousselin! Depuis qu’ils fréquentent Bouvigny,—un joli coco, encore, celui-là,—ils font des embarras!...
MUREL.
Comment?
GRUCHET, après un silence.
Vous n’avez donc pas remarqué que leur domestique maintenant porte des guêtres! Madame ne sort plus qu’avec deux chevaux, et dans les dîners qu’ils donnent,—du moins, c’est Félicité, ma servante, qui me l’a dit,—on change de couvert à chaque assiette.
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MUREL.
Tout cela n’empêche pas Rousselin d’être généreux, serviable!
GRUCHET.
Oh! d’accord! plus bête que méchant! Et pour surcroît de ridicule, le voilà qui ambitionne la députation! Il déclame tout seul devant son armoire à glace, et, la nuit, il prononce en rêve des mots parlementaires.
MUREL, riant.
En effet!
GRUCHET.
Ah! c’est que ce titre-là sonne bien, député!!! Quand on vous annonce: «Monsieur un tel, député!» Alors, on s’incline. Sur une carte de visite, après le nom «député» ça flatte l’œil! Et en voyage, dans un théâtre, n’importe où, si une contestation s’élève, qu’un individu soit insolent, ou même qu’un agent de police vous pose la main sur le collet: «Vous ne savez donc pas que je suis député, monsieur!»
MUREL, à part.
Tu ne serais pas fâché de l’être, non plus, mon bonhomme!
GRUCHET.
Avec ça, comme c’est malin! Pourvu qu’on ait une maison bien montée, quelques amis, de l’entregent![2]
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MUREL.
Eh! mon Dieu! quand Rousselin serait nommé!
GRUCHET.
Un moment! s’il se porte, ce ne peut être que candidat juste milieu?
MUREL, à part.
Qui sait?
GRUCHET.
Et alors, mon cher, nous ne devons pas... Car enfin nous sommes des libéraux; votre position, naturellement, vous donne sur les ouvriers une influence!... Oh! vous poussez même à leur égard les bons offices très loin! Je suis pour le peuple, moi! mais pas tant que vous!... Non... non!
MUREL.
Bref, en admettant que Rousselin se présente?...
GRUCHET.
Je vote contre lui, c’est réglé!
MUREL, à part.
Ah! j’ai eu raison d’être discret! (Haut.) Mais avec de pareils sentiments que venez-vous faire chez lui?
GRUCHET.
C’est pour rendre service... à ce petit Julien.
MUREL.
Le rédacteur de l’Impartial?... Vous, l’ami d’un poète?
GRUCHET.
Nous ne sommes pas amis! Seulement, comme je 6 le vois de temps à autre au cercle, il m’a prié de l’introduire chez Rousselin.
MUREL.
Au lieu de s’adresser à moi, un des actionnaires du journal! Pourquoi?
GRUCHET.
Je l’ignore!
MUREL, à part.
Voilà qui est drôle! (Haut.) Eh bien, mon cher, vous êtes mal tombé!
GRUCHET.
La raison?
MUREL, à part, allant et venant.
Ce Pierre qui ne revient pas! J’ai toujours peur... (Haut.) La raison? c’est que Rousselin déteste les bohèmes!
GRUCHET.
Celui-là, cependant...
MUREL.
Celui-là surtout! et même depuis huit jours... (Il tire sa montre.)
GRUCHET.
Ah çà! qui vous démange? Vous paraissez tout inquiet.
MUREL.
Certainement!
GRUCHET.
Les affaires, hein?
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MUREL.
Oui! mes affaires!
GRUCHET.
Ah! je vous l’avais bien dit! ça ne m’étonne pas!...
MUREL.
De la morale, maintenant!
GRUCHET.
Dame, écoutez donc, chevaux de selle et de cabriolet, chasses, pique-niques, est-ce que je sais, moi! Que diable! quand on est simplement le représentant d’une compagnie, on ne vit pas comme si on avait la caisse dans sa poche.
MUREL.
Eh! mon Dieu, je payerai tout!
GRUCHET.
En attendant, puisque vous êtes gêné, pourquoi n’empruntez-vous pas à Rousselin?
MUREL.
Impossible!
GRUCHET.
Vous m’avez bien emprunté à moi, et je suis moins riche.
MUREL.
Oh! lui! c’est autre chose!
GRUCHET.
Comment, autre chose? un homme si généreux, serviable! (Silence.) Vous avez un intérêt, mon gaillard, à ne pas vous déprécier dans la maison.
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MUREL.
Pourquoi?
GRUCHET.
Vous faites la cour à la jeune fille, espérant qu’un bon mariage...
MUREL.
Diable d’homme, va!... Oui, je l’adore. Mme Rousselin! Au nom du ciel, pas d’allusion!
GRUCHET, à part.
Oh! oh! tu l’adores. Je crois que tu adores surtout sa dot!
SCÈNE III.
MUREL, GRUCHET, MADAME ROUSSELIN au bras d’ONÉSIME, LOUISE, MISS ARABELLE, un livre à la main.
MUREL, présentant son bouquet à Mme Rousselin.
Permettez-moi, madame, de vous offrir...
MADAME ROUSSELIN, jetant le bouquet sur le guéridon, à gauche.
Merci, monsieur!
MISS ARABELLE.
Oh! les splendides gardénias!... et où peut-on trouver des fleurs aussi rares?
MUREL.
Chez moi, miss Arabelle, dans ma serre!
ONÉSIME, avec impertinence.
Monsieur possède une serre?
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MUREL.
Chaude! oui, monsieur!
LOUISE.
Et rien ne lui coûte pour être agréable à ses amis!
MADAME ROUSSELIN.
Si ce n’est peut-être d’oublier ses préférences politiques.
MUREL, à Louise, à demi-voix.
Votre mère aujourd’hui est d’une froideur!...
LOUISE, de même, comme pour l’apaiser.
Oh!
MADAME ROUSSELIN, à droite, assise devant une petite table.
Ici, près de moi, cher vicomte! Approchez, monsieur Gruchet! Eh bien, a-t-on fini par découvrir un candidat! Que dit-on?
GRUCHET.
Une foule de choses, madame. Les uns...
ONÉSIME, lui coupant la parole.
Mon père affirme que M. Rousselin n’aurait qu’à se présenter...
MADAME ROUSSELIN, vivement.
Vraiment! c’est son avis?
ONÉSIME.
Sans doute! Et tous nos paysans qui savent que leur intérêt bien entendu s’accorde avec ses idées...
GRUCHET.
Cependant elles diffèrent un peu des principes de 89!
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ONÉSIME, riant aux éclats.
Ah! ah! ah! Les immortels principes de 89!
GRUCHET.
De quoi riez-vous?
ONÉSIME.
Mon père rit toujours quand il entend ce mot-là.
GRUCHET.
Eh! sans 89, il n’y aurait pas de députés!
MISS ARABELLE.
Vous avez raison, monsieur Gruchet, de défendre le parlement. Lorsqu’un gentleman est là, il peut faire beaucoup de bien!
GRUCHET, à Mme Rousselin.
D’abord on habite Paris pendant l’hiver.
MADAME ROUSSELIN.
Et c’est quelque chose! Louise, rapproche-toi donc! Car le séjour de la province, n’est-ce pas, monsieur Murel, à la longue, fatigue?
MUREL, vivement.
Oui, madame! (Bas à Louise.) On y peut cependant trouver le bonheur!
GRUCHET.
Comme si cette pauvre province ne contenait que des sots!
MISS ARABELLE, avec exaltation.
Oh! non! non! Des cœurs nobles palpitent à l’ombre de nos vieux bois; la rêverie se déroule plus 11 largement sur les plaines; dans les coins obscurs, peut-être, il y a des talents ignorés, un génie qui rayonnera! (Elle s’assied et reprend sa pose mélancolique.)
MADAME ROUSSELIN.
Quelle tirade, ma chère! Vous êtes plus que jamais en veine poétique!
ONÉSIME.
Mademoiselle, en effet, sauf un léger accent, nous a détaillé tout à l’heure le Lac de M. de Lamartine... d’une façon...
MADAME ROUSSELIN.
Mais vous connaissez la pièce?
ONÉSIME.
On ne m’a pas encore permis de lire cet auteur.
MADAME ROUSSELIN.
Je comprends! une éducation... sérieuse! (Lui passant sur les poignets un écheveau de laine à dévider.) Auriez-vous l’obligeance?... Les bras toujours étendus! fort bien!
ONÉSIME.
Oh! je sais! Et même, je suis pour quelque chose dans ce paysage en perles que vous a donné ma sœur Élisabeth!
MADAME ROUSSELIN.
Un ouvrage charmant; il est suspendu dans ma chambre! Louise, quand tu auras fini de regarder l’Illustration...
MUREL, à part.
On se méfie de moi; c’est clair!
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MADAME ROUSSELIN.
J’ai admiré, du reste, les talents de vos autres sœurs, la dernière fois que nous avons été au château de Bouvigny.
ONÉSIME.
[Ma mère y recevra prochainement la visite de mon grand-oncle, l’évêque de Saint-Giraud.
MADAME ROUSSELIN.
Monseigneur de Saint-Giraud votre oncle!
ONÉSIME.
Oui! le parrain de mon père.
MADAME ROUSSELIN.
Il nous oublie, le cher comte, c’est un ingrat][3]!
ONÉSIME.
Oh! non! car il a demandé pour tantôt un rendez-vous à M. Rousselin!
MADAME ROUSSELIN, l’air satisfait.
Ah!
ONÉSIME.
Il veut l’entretenir d’une chose... Et je crois même que j’ai vu entrer tout à l’heure maître Dodart.
MUREL, à part.
Le notaire! Est-ce que déjà?...
MISS ARABELLE.
En effet! Et après est venu Marchais, l’épicier, puis M. Bondois, M. Liégeard, d’autres encore.
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MUREL, à part.
Diable! qu’est-ce que cela veut dire?
SCÈNE IV.
Les Mêmes, ROUSSELIN.
LOUISE.
Ah! papa!
ROUSSELIN, le sourire aux lèvres.
Regarde-le, mon enfant! Tu peux en être fière! (Embrassant sa femme.) Bonjour, ma chérie!
MADAME ROUSSELIN.
Que se passe-t-il? cet air rayonnant...
ROUSSELIN, apercevant Murel.
Vous ici, mon bon Murel! Vous savez déjà... et vous avez voulu être le premier?
MUREL.
Quoi donc?
ROUSSELIN, apercevant Gruchet.
Gruchet aussi! ah! mes amis! C’est bien! Je suis touché! Vraiment, tous mes concitoyens!...
GRUCHET.
Nous ne savons rien!
MUREL.
Nous ignorons complètement...
ROUSSELIN.
Mais ils sont là!... ils me pressent!
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TOUS.
Qui donc?
ROUSSELIN.
[Tout un comité][4] qui me propose la candidature de l’arrondissement.
MUREL, à part.
Sapristi! on m’a devancé!
MADAME ROUSSELIN.
Quel bonheur!
GRUCHET.
Et vous allez accepter peut-être?
ROUSSELIN.
Pourquoi pas? Je suis conservateur, moi!
MADAME ROUSSELIN.
Tu leur as répondu?
ROUSSELIN.
Rien encore! Je voulais avoir ton avis.
MADAME ROUSSELIN.
Accepte!
LOUISE.
Sans doute!
ROUSSELIN.
Ainsi vous ne voyez pas d’inconvénient?
TOUS.
Aucun.—Au contraire.—Va donc!
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ROUSSELIN.
Franchement, vous pensez que je ferais bien?
MADAME ROUSSELIN.
Oui! oui!
ROUSSELIN.
Au moins, je pourrai dire que vous m’avez forcé! (Fausse sortie.)
MUREL, l’arrêtant.
Doucement! un peu de prudence.
ROUSSELIN, stupéfait.
Pourquoi?
MUREL.
Une pareille candidature n’est pas sérieuse!
ROUSSELIN.
Comment cela?
SCÈNE V.
Les Mêmes, MARCHAIS, puis MAITRE DODART.
MARCHAIS.
Serviteur à la compagnie! Mesdames, faites excuse! Les messieurs qui sont là m’ont dit d’aller voir ce que faisait M. Rousselin, et qu’il faut qu’il vienne! et qu’il réponde oui!
ROUSSELIN.
Certainement!
MARCHAIS.
Parce que vous êtes une bonne pratique, et que vous ferez un bon député!
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ROUSSELIN, avec enivrement.
Député!
DODART, entrant.
Eh! mon cher, on s’impatiente, à la fin!
GRUCHET, à part.
Dodart! encore un tartufe celui-là!
DODART, à Onésime.
Monsieur votre père qui est dans la cour désire vous parler.
MUREL.
Ah! son père est là?
GRUCHET, à Murel.
Il vient avec les autres. L’œil au guet, Murel!
MUREL.
Pardon, maître Dodart. (A Rousselin.) Imaginez un prétexte... (A Marchais.) Dites que M. Rousselin se trouve indisposé, et qu’il donnera sa réponse... tantôt. Vivement! (Marchais sort.)
ROUSSELIN.
Voilà qui est trop fort, par exemple!
MUREL.
Eh! on n’accepte pas une candidature, comme cela, à l’improviste!
ROUSSELIN.
Depuis trois ans je ne fais que d’y penser!
MUREL.
Mais vous allez commettre une bévue! Demandez à 17 Me Dodart, homme plein de sagesse, et qui connaît la localité, s’il peut répondre de votre élection.
DODART.
En répondre, non! J’y crois cependant! Dans ces affaires-là, après tout, on n’est jamais sûr de rien. D’autant plus que nous ne savons pas si nos adversaires...
GRUCHET.
Et ils sont nombreux, les adversaires!
ROUSSELIN, ahuri.
Ils sont nombreux?
MUREL.
Immensément! (A Dodart.) Vous excuserez donc notre ami qui désire un peu de réflexion. (A Rousselin.) Ah! si vous voulez risquer tout!
ROUSSELIN.
Il n’a peut-être pas tort? (A Dodart.) Oui, priez-les...
DODART.
Eh bien, monsieur Onésime? Allons!
MUREL.
Allons! il faut obéir à papa!
ROUSSELIN, à Murel qui entraîne Onésime.
Comment, vous partez aussi? Pourquoi?
MUREL.
Cela est mon secret! Tenez-vous tranquille! vous verrez!
18
SCÈNE VI.
ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN, MISS ARABELLE, GRUCHET.
ROUSSELIN.
Que va-t-il faire?
GRUCHET.
Je n’en sais rien!
MADAME ROUSSELIN.
Quelque extravagance!
GRUCHET, riant.
Oui; c’est un drôle de jeune homme! J’étais venu pour avoir la permission de vous en présenter un autre.
ROUSSELIN.
Amenez-le!
GRUCHET.
Oh! il peut fort bien ne pas vous convenir. Vous avez quelquefois des préventions. En deux mots, il se nomme M. Julien Duprat.
ROUSSELIN.
Ah! non! non!
GRUCHET.
Quelle idée!
ROUSSELIN.
Qu’on ne m’en parle pas, entendez-vous! (Apercevant sur le guéridon un journal.) J’avais pourtant défendu l’admission 19 chez moi de ce papier! Mais je ne suis pas le maître, apparemment! (Examinant la feuille.) Oui! encore des vers!
GRUCHET.
Parbleu, puisque c’est un poète!
ROUSSELIN.
Je n’aime pas les poètes! de pareils galopins...
MISS ARABELLE, un peu haletante.
Je vous assure, monsieur, que je lui ai parlé, une fois, à la promenade, sous les quinconces; et il est... très bien!
GRUCHET.
Quand vous le recevriez!
ROUSSELIN.
Moins que jamais! (A Louise.) Moins que jamais, ma fille!
LOUISE.
Oh! je ne le défends pas!
ROUSSELIN.
Je l’espère bien... un misérable!
MISS ARABELLE, violemment.
Ah!
GRUCHET.
Mais pourquoi?
ROUSSELIN.
Parce que... Pardon, miss Arabelle! (A sa femme montrant Louise.) Oui, emmène-la! J’ai besoin de m’expliquer avec Gruchet.
20
SCÈNE VII.
ROUSSELIN, GRUCHET.
GRUCHET, assis sur le banc, à gauche.
Je vous écoute.
ROUSSELIN, prenant le journal.
Le feuilleton est intitulé: «Encore à elle!»
Les vieux sphinx accroupis qui sont de pierre dure
Gémiraient, sous la peine horrible qu’on endure
Lorsque...
Eh! je me fiche bien de tes sphinx!
GRUCHET.
Moi aussi; mais je ne comprends pas.
ROUSSELIN.
C’est la suite de la correspondance... indirecte.
GRUCHET.
Si vous vouliez vous expliquer plus clairement?
ROUSSELIN.
Figurez-vous donc qu’il y a eu mardi huit jours, en me promenant dans mon jardin, le matin, de très bonne heure;—je suis agité maintenant, je ne dors plus;—voilà que je distingue, contre le mur de l’espalier, sur le treillage...
GRUCHET.
Un homme?
21
ROUSSELIN.
Non, une lettre, une grande enveloppe (ça avait l’air d’une pétition) et qui portait pour adresse simplement: «A elle!» Je l’ai ouverte, comme vous pensez, et j’ai lu... une déclaration d’amour en vers, mon ami! quelque chose de brûlant... tout ce que la passion...
GRUCHET.
Et pas de signature, naturellement? Aucun indice?
ROUSSELIN.
Permettez! La première chose à faire était de connaître la personne qui inspirait ce délire, et comme elle se trouvait décrite dans cette poésie même, car on y parlait de cheveux noirs, mon soupçon d’abord s’est porté sur Arabelle, notre institutrice, d’autant plus...
GRUCHET.
Mais elle est blonde!
ROUSSELIN.
Qu’est-ce que ça fait? en vers, quelquefois, à cause de la rime, on met un mot pour un autre. Cependant, par délicatesse, vous comprenez, les Anglaises... je n’ai pas osé lui faire de questions.
GRUCHET.
Mais votre femme?
ROUSSELIN.
Elle a haussé les épaules, en me disant: «Ne t’occupe donc pas de tout ça!»
22
GRUCHET.
Et Julien là dedans?
ROUSSELIN.
Nous y voici! Je vous prie de noter que la susdite poésie commençait par ces mots:
Quand j’aperçois ta robe entre les orangers!
et que je possède deux orangers, un de chaque côté de ma grille,—il n’y en a pas d’autres aux environs,—c’est donc bien à quelqu’un de chez moi que la déclaration en vers est faite! A qui? à ma fille, évidemment, à Louise! et par qui? par le seul homme du pays qui compose des vers, Julien! (Mouvement de Gruchet.) De plus, si on compare l’écriture de la poésie avec l’écriture qui se trouve tous les jours sur la bande du journal, on reconnaît facilement que c’est la même.
GRUCHET, à part.
Maladroit, va!
ROUSSELIN.
Le voilà, votre protégé! que voulait-il? séduire Mlle Rousselin?
GRUCHET.
Oh!
ROUSSELIN.
L’épouser peut-être?
GRUCHET.
Ça vaudrait mieux!
ROUSSELIN.
Je crois bien! Maintenant, ma parole d’honneur, on 23 ne respecte plus personne! L’insolent! Est-ce que je lui demande quelque chose, moi? Est-ce que je me mêle de ses affaires! Qu’il écrivaille ses articles! qu’il ameute le peuple contre nous! qu’il fasse l’apologie des bousingots de son espèce! Va, va, mon petit journaliste, cours après les héritières!
GRUCHET.
Il y en a d’autres qui ne sont pas journalistes, et qui recherchent votre fille pour son argent!
ROUSSELIN.
Hein?
GRUCHET.
Cela saute aux yeux!—On vit à la campagne, où l’on cultive les terres de ses ancêtres soi-même, par économie et fort mal. Du reste, elles sont mauvaises et grevées d’hypothèques. Huit enfants, dont cinq filles, une bossue; impossible de voir les autres pendant la semaine, à cause de leurs toilettes. L’aîné des garçons, qui a voulu spéculer sur les bois, s’abrutit à Mostaganem avec de l’absinthe. Ses besoins d’argent sont fréquents. Le cadet, Dieu merci [sera prêtre][5]; le dernier, vous le connaissez, il tapisse. Si bien que l’existence n’est pas drôle dans le castel, où la pluie vous tombe sur la nuque par les trous du plafond. Mais on fait des projets, et de temps à autre—les beaux jours, ceux-là—on s’encaque dans la petite voiture de famille disloquée, que le papa conduit lui-même, 24 pour venir se refaire à l’excellente table de ce bon M. Rousselin, trop heureux de la fréquentation.
ROUSSELIN.
Ah! vous allez loin; cet acharnement...
GRUCHET.
C’est que je ne comprends pas tant de respect pour eux, à moins que, par suite de votre ancienne dépendance...
ROUSSELIN, avec douleur.
Gruchet, pas un mot de cela, mon ami! pas un mot; ce souvenir...
GRUCHET.
Oh! soyez sans crainte; ils ne divulgueront rien, et pour cause!
ROUSSELIN.
Alors?
GRUCHET.
Mais vous ne voyez donc pas que ces gens-là nous méprisent parce que nous sommes des plébéiens, des parvenus! et qu’ils vous jalousent, vous, parce que vous êtes riche! L’offre de la candidature qu’on vient de vous faire—due, je n’en doute pas, aux manœuvres de Bouvigny, et dont il se targuera—est une amorce pour happer la fortune de votre fille. Mais comme vous pouvez très bien ne pas être élu...
ROUSSELIN.
Pas élu?
25
GRUCHET.
Certainement! Et elle n’en sera pas moins la femme d’un idiot, qui rougira de son beau-père.
ROUSSELIN.
Oh! je leur crois des sentiments...
GRUCHET.
Mais si je vous apprenais qu’ils en font déjà des gorges chaudes?
ROUSSELIN.
Qui vous l’a dit?
GRUCHET.
Félicité, ma bonne. Les domestiques, entre eux, vous savez, se racontent les propos de leurs maîtres.
ROUSSELIN
Quel propos? lequel?
GRUCHET.
Leur cuisinière les a entendus qui causaient de ce mariage mystérieusement; et, comme la comtesse avait des craintes, le comte a répondu, en parlant de vous: «Bah! il en sera trop honoré!»
ROUSSELIN.
Ah! ils m’honorent!
GRUCHET.
Ils croient la chose presque arrangée!
ROUSSELIN.
Ah! non, Dieu merci!
26
GRUCHET.
Ils sont même tellement sûrs de leur fait, que tout à l’heure, devant ces dames, Onésime prenait un petit air fat!
ROUSSELIN.
Voyez-vous!
GRUCHET.
Un peu plus, j’ai cru qu’il allait la tutoyer!
PIERRE, annonçant.
M. le comte de Bouvigny!
GRUCHET.
Ah!—Je me retire! Adieu, Rousselin! N’oubliez pas ce que je vous ai dit! (Il passe devant Bouvigny, le chapeau sur la tête,—tous deux échangent un regard de haine,—puis lui montre le poing par derrière.) Je te réserve un plat de mon métier, à toi!
SCÈNE VIII.
ROUSSELIN, LE COMTE DE BOUVIGNY.
BOUVIGNY, d’un ton dégagé.
L’entretien que j’ai réclamé de vous, cher monsieur, avait pour but...
ROUSSELIN, d’un geste, l’invite à s’asseoir.
Monsieur le comte...
BOUVIGNY, s’asseyant.
Entre nous, n’est-ce pas, la cérémonie est inutile? 27 Je viens donc, presque certain d’avance du succès, vous demander la main de mademoiselle votre fille Louise pour mon fils le vicomte Onésime-Gaspard-Olivier de Bouvigny! (Silence de Rousselin.) Hein! vous dites?
ROUSSELIN.
Rien jusqu’à présent, monsieur.
BOUVIGNY, vivement.
J’oubliais! Il y a de grandes espérances, pas directes à la vérité!... et comme dot... une pension...; du reste, Me Dodart, détenteur des titres (baissant la voix), ne manquera pas... (Même silence.) J’attends.
ROUSSELIN.
Monsieur... c’est beaucoup d’honneur pour moi, mais...
BOUVIGNY, piqué.
Comment? mais!...
ROUSSELIN.
On a pu, monsieur le comte, vous exagérer ma fortune?
BOUVIGNY.
Croyez-vous qu’un pareil calcul?... et que les Bouvigny!...
ROUSSELIN.
Loin de moi cette idée! Mais je ne suis pas aussi riche qu’on se l’imagine!
BOUVIGNY, gracieux.
La disproportion en sera moins grande!
28
ROUSSELIN.
Cependant, malgré des revenus... raisonnables, c’est vrai, nous vivons, sans nous gêner. Ma femme a des goûts... élégants. J’aime à recevoir, à répandre le bien-être autour de moi. J’ai réparé à mes frais la route de Bugueux à Faverville. J’ai établi une école et fondé, à l’hospice, une salle de quatre lits qui portera mon nom.
BOUVIGNY.
On le sait, monsieur, on le sait!
ROUSSELIN.
Tout cela pour vous convaincre que je ne suis pas—bien que fils de banquier et l’ayant été moi-même—ce qu’on appelle un homme d’argent. Et la position de M. Onésime ne saurait être un obstacle, mais il y en a un autre. Votre fils n’a pas de métier?
BOUVIGNY, fièrement.
Monsieur, un gentilhomme ne connaît que celui des armes!
ROUSSELIN.
Mais il n’est pas soldat?
BOUVIGNY.
Il attend, pour servir son pays, que le gouvernement ait changé.
ROUSSELIN.
Et en attendant?...
BOUVIGNY.
Il vivra dans son domaine, comme moi, monsieur!
29
ROUSSELIN.
A user des souliers de chasse, fort bien! Mais moi, monsieur, j’aimerais mieux donner ma fille à quelqu’un dont la fortune—pardon du mot—serait encore moindre.
BOUVIGNY.
La sienne est assurée!
ROUSSELIN.
A un homme qui n’aurait même rien du tout, pourvu...
BOUVIGNY.
Oh! rien du tout!
ROUSSELIN, se levant.
Oui, monsieur, à un simple travailleur, à un prolétaire.
BOUVIGNY, se levant.
C’est mépriser la naissance!
ROUSSELIN.
Soit! Je suis un enfant de la Révolution, moi!
BOUVIGNY.
Vos manières le prouvent, monsieur!
ROUSSELIN.
Et je ne me laisse pas éblouir par l’éclat des titres!
BOUVIGNY.
Ni moi par celui de l’or..., croyez-le!
30
ROUSSELIN.
Dieu merci, on ne se courbe plus devant les seigneurs, comme autrefois!
BOUVIGNY.
En effet, votre grand-père a été domestique dans ma maison!
ROUSSELIN.
Ah! vous voulez me déshonorer? Sortez, monsieur! La considération est aujourd’hui un privilège tout personnel. La mienne se trouve au-dessus de vos calomnies! Ne serait-ce que ces notables qui sont venus tout à l’heure m’offrir la candidature...
BOUVIGNY.
On aurait pu me l’offrir aussi, à moi! et je l’ai, je l’aurais refusée par égard pour vous. Mais devant une pareille indélicatesse, après la déclaration de vos principes, et du moment que vous êtes un démocrate, un suppôt de l’anarchie...
ROUSSELIN.
Pas du tout!
BOUVIGNY.
Un organe du désordre, moi aussi, je me déclare candidat! Candidat conservateur, entendez-vous! et nous verrons bien lequel des deux... Je suis même le camarade du préfet qui vient d’être nommé! Je ne m’en cache pas! et il me soutiendra! Bonsoir! (Il sort.)
31
SCÈNE IX.
ROUSSELIN, seul.
Mais ce furieux-là est capable de me démolir dans l’opinion, de me faire passer pour un jacobin! J’ai peut-être eu tort de le blesser. Cependant, vu la fortune des Bouvigny, il m’était bien impossible... N’importe, c’est fâcheux! Murel et Gruchet déjà ne m’avaient pas l’air si rassurés, et il faudrait découvrir un moyen de persuader aux conservateurs... que je suis... le plus conservateur des hommes... hein? qu’est-ce donc?
SCÈNE X.
ROUSSELIN, MUREL, avec une foule d’électeurs, HEURTELOT, BEAUMESNIL, VOINCHET, HOMBOURG, LEDRU, puis GRUCHET.
MUREL.
Mon cher concitoyen, les électeurs ici présents viennent vous offrir, par ma voix, la candidature du parti libéral de l’arrondissement.
ROUSSELIN.
Mais... messieurs...
MUREL
Vous aurez entièrement pour vous les communes de 32 Faverville, Harolle, Lahoussaye, Sannevas, Bonneval, Hautot, Saint-Mathieu.
ROUSSELIN.
Ah! ah!
MUREL.
Randou, Manerville, la Coudrette! Enfin nous comptons sur une majorité qui dépassera quinze cents voix, et votre élection est certaine.
ROUSSELIN.
Ah! citoyens! (Bas à Murel.) Je ne sais que dire.
MUREL.
Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de vos amis politiques: d’abord, le plus ardent de tous, un véritable patriote, M. Heurtelot... fabricant...
HEURTELOT.
Oh! dites cordonnier, ça ne me fait rien!
MUREL.
M. Hombourg, maître de l’hôtel du Lion d’or et entrepreneur de roulage; M. Voinchet, pépiniériste; M. Beaumesnil, sans profession; le brave capitaine Ledru, retraité.
ROUSSELIN, avec enthousiasme.
Ah! les militaires!
MUREL.
Et tous nous sommes convaincus que vous remplirez hautement cette noble mission. (Bas à Rousselin.) Parlez donc!
ROUSSELIN.
Messieurs!... non, citoyens! Mes principes sont les 33 vôtres! et... certainement que... je suis l’enfant du pays, comme vous! On ne m’a jamais vu dire du mal de la liberté, au contraire! Vous trouverez en moi... un interprète... dévoué à vos intérêts, le défenseur... une digue contre les envahissements du Pouvoir!
MUREL, lui prenant la main.
Très bien, mon ami, très bien! Et n’ayez aucun doute sur le résultat de votre candidature! D’abord elle sera soutenue par l’Impartial!
ROUSSELIN.
L’Impartial pour moi?
GRUCHET, sortant de la foule.
Mais tout à fait pour vous! J’arrive de la rédaction. Julien est d’une ardeur! (Bas à Murel, étonné de le voir.) Il m’a donné des raisons. Je vous expliquerai. (Aux électeurs.) Vous permettez, n’est-ce pas? (A Rousselin.) Maintenant, c’est bien le moins que je vous l’amène?
ROUSSELIN.
Qui? pardon! car j’ai la tête...
GRUCHET.
Que je vous amène Julien? il a envie de venir.
ROUSSELIN.
Est-ce... véritablement nécessaire?
GRUCHET.
Oh! indispensable!
ROUSSELIN.
Eh bien, alors... oui, comme vous voudrez. (Gruchet sort.)
34
HEURTELOT, prenant par le coude Rousselin qu’il fait tourner sur ses talons.
Ce n’est pas tout ça, citoyen! mais la première chose quand vous serez là-bas, c’est d’abolir l’impôt des boissons!
ROUSSELIN.
Les boissons? sans doute!
HEURTELOT.
Les autres font toujours des promesses; et puis va te promener! Moi, je vous crois un brave; et tapez là dedans! (Il lui tend la main.)
ROUSSELIN, avec hésitation.
Volontiers, citoyen, volontiers!
HEURTELOT.
A la bonne heure! et il faut que ça finisse! Voilà trop longtemps que nous souffrons!
HOMBOURG.
Parbleu! on ne fait rien pour le roulage! l’avoine est hors de prix!
ROUSSELIN.
C’est vrai! l’agriculture...
HOMBOURG.
Je ne parle pas de l’agriculture! Je dis le roulage!
MUREL.
Il n’y a que cela! mais, grâce à lui, le gouvernement...
35
LEDRU.
Ah! le gouvernement! il décore un tas de freluquets!
VOINCHET.
Et leur tracé du chemin de fer, qui passera par Saint-Mathieu, est d’une bêtise!...
BEAUMESNIL.
On ne peut plus élever ses enfants!
ROUSSELIN.
Je vous promets...
HOMBOURG.
D’abord, les droits de la poste!...
ROUSSELIN.
Oh! oui!
LEDRU.
Quand ce ne serait que dans l’intérêt de la discipline!
ROUSSELIN.
Parbleu!
VOINCHET.
Au lieu que si on avait pris par Bonneval...
ROUSSELIN.
Assurément!
BEAUMESNIL.
Moi, j’en ai un qui a des dispositions...
ROUSSELIN.
Je vous crois!
36
Tous à la fois.
HOMBOURG.
Ainsi, pour louer un cabriolet...
LEDRU.
Je ne demande rien; cependant...
VOINCHET.
Ma propriété qui se trouve...
BEAUMESNIL.
Car enfin, puisqu’il y a des collèges...
MUREL, élevant la voix plus haut.
Citoyens, pardon, un mot! Citoyens, dans cette circonstance où notre cher compatriote, avec une simplicité de langage que j’ose dire antique, a si bien confirmé notre espoir, je suis heureux d’avoir été votre intermédiaire...;—et afin de célébrer cet événement, d’où sortiront pour le canton—et peut-être pour la France—de nouvelles destinées, permettez-moi de vous offrir, lundi prochain, un punch à ma fabrique.
LES ÉLECTEURS.
Lundi, oui, lundi!
MUREL.
Nous n’avons plus qu’à nous retirer, je crois?
TOUS, en s’en allant.
Adieu, monsieur Rousselin! A bientôt! ça ira! vous verrez!
ROUSSELIN, donnant des poignées de main.
Mes amis! Ah! je suis touché, je vous assure! Adieu! Tout à vous! (Les électeurs s’éloignent.)
37
MUREL, à Rousselin.
Soignez Heurtelot; c’est un meneur! (Il va retrouver, au fond, les électeurs.)
ROUSSELIN, appelant.
Heurtelot!
HEURTELOT.
De quoi?
ROUSSELIN, l’entraînant à l’écart.
Vous ne pourriez pas me faire quinze paires de bottes?
HEURTELOT.
Quinze paires?
ROUSSELIN.
Oui! et autant de souliers. Ce n’est pas que j’aille en voyage, mais je tiens à avoir une forte provision de chaussures.
HEURTELOT.
On va s’y mettre tout de suite, monsieur! A vos Ordres! (Il va rejoindre les électeurs.)
HOMBOURG.
Monsieur Rousselin, il m’est arrivé dernièrement une paire d’alezans, qui seraient des bijoux à votre calèche! Voulez-vous les voir?
ROUSSELIN.
Oui, un de ces jours!
VOINCHET.
Je vous donnerai une petite note, vous savez, sur le tracé du nouveau chemin de fer, de façon à ce que, prenant mon terrain par le milieu...
38
ROUSSELIN.
Très bien!
BEAUMESNIL.
Je vous amènerai mon fils, et vous conviendrez qu’il serait déplorable de laisser un pareil enfant sans éducation.
ROUSSELIN.
A la rentrée des classes, soyez sûr!...
HEURTELOT.
Voilà un homme celui-là! Vive Rousselin!
TOUS.
Vive Rousselin! (Tous les électeurs sortent.)
SCÈNE XI.
ROUSSELIN, MUREL.
ROUSSELIN se précipite sur Murel, et l’embrassant.
Ah! mon ami! mon ami! mon ami!
MUREL.
Trouvez-vous la chose bien conduite?
ROUSSELIN.
C’est-à-dire que je ne peux pas vous exprimer...
MUREL.
Vous en aviez envie, avouez-le?
ROUSSELIN.
J’en serais mort! Au bout d’un an que je m’étais 39 retiré ici, à la campagne, j’ai senti peu à peu comme une langueur. Je devenais lourd. Je m’endormais le soir, après le dîner; et le médecin a dit à ma femme: «Il faut que votre mari s’occupe!» Alors j’ai cherché en moi-même ce que je pourrais bien faire.
MUREL.
Et vous avez pensé à la députation?
ROUSSELIN.
Naturellement! Du reste, j’arrivais à l’âge où l’on se doit ça. J’ai donc acheté une bibliothèque. J’ai pris un abonnement au Moniteur.
MUREL.
Vous vous êtes mis à travailler, enfin!
ROUSSELIN.
Je me suis fait, premièrement, admettre dans une société d’archéologie, et j’ai commencé à recevoir, par la poste, des brochures. Puis, j’ai été du conseil municipal, du conseil d’arrondissement, enfin du conseil général; et dans toutes les questions importantes, de peur de me compromettre... je souriais. Oh! le sourire, quelquefois, est d’une ressource!
MUREL.
Mais le public n’était pas fixé sur vos opinions, et il a fallu—vous ne savez peut-être pas...
ROUSSELIN.
Oui! je sais... c’est vous, vous seul!
MUREL.
Non, vous ne savez pas!
40
ROUSSELIN.
Si fait! ah! quel diplomate!
MUREL, à part.
Il y mord! (Haut.) Les ouvriers de ma fabrique étaient hostiles au début. Des hommes redoutables, mon ami! A présent, tous dans votre main!
ROUSSELIN.
Vous valez votre pesant d’or!
MUREL, à part.
Je n’en demande pas tant!
ROUSSELIN, le contemplant.
Tenez! vous êtes pour moi... plus qu’un frère!... comme mon enfant!
MUREL, avec lenteur.
Mais... je pourrais... l’être.
ROUSSELIN.
Sans doute! (mouvement brusque de Murel) en admettant que je sois plus vieux.
MUREL, avec un rire forcé.
Ou moi... en devenant votre gendre. Voudriez-vous?
ROUSSELIN, avec le même rire.
Farceur!... vous ne voudriez pas vous-même!
MUREL, énergiquement.
Parbleu! oui!
ROUSSELIN.
Allons donc! avec vos habitudes parisiennes!
41
MUREL.
Je vis en province!
ROUSSELIN.
Eh! on ne se marie pas à votre âge!
MUREL.
Trente-quatre ans, c’est l’époque!
ROUSSELIN.
Quand on a, devant soi, un avenir comme le vôtre!
MUREL.
Eh! mon avenir s’en trouverait singulièrement...
ROUSSELIN.
Raisonnons; vous êtes tout simplement le directeur de la filature de Bugneaux, représentant la compagnie flamande. Appointements: vingt mille.
MUREL.
Plus une part considérable dans les bénéfices!
ROUSSELIN.
Mais l’année où on n’en fait pas? Et puis, on peut très bien vous mettre à la porte.
MUREL.
J’irai ailleurs, où je trouverai...
ROUSSELIN.
Mais vous avez des dettes! des billets en souffrance! on vous harcèle!
MUREL.
Et ma fortune, à moi! sans compter que plus tard...
42
ROUSSELIN.
Vous allez me parler de l’héritage de votre tante? Vous n’y comptez pas vous-même. Elle habite à deux cents lieues d’ici, et vous êtes fâchés!
MUREL, à part.
Il sait tout, cet animal-là!
ROUSSELIN.
Bref, mon cher, et quoique je ne doute nullement de votre intelligence ni de votre activité, j’aimerais mieux donner ma fille... à un homme...
MUREL.
Qui n’aurait rien du tout, et qui serait bête!
ROUSSELIN.
Non! mais dont la fortune, quoique minime, serait certaine!
MUREL.
Ah! par exemple!
ROUSSELIN.
Oui, monsieur, à un modeste rentier, à un petit propriétaire de campagne.
MUREL.
Voilà le cas que vous faites du travail!
ROUSSELIN.
Écoutez donc! l’industrie, ça n’est pas sûr, et un bon père de famille doit y regarder à deux fois.
MUREL.
Enfin, vous me refusez votre fille?
43
ROUSSELIN, avec bonhomie et lui prenant la main.
Forcément! et en bonne conscience, ce n’est pas ma faute! sans rancune, n’est-ce pas? (Appelant.) Pierre! Mon buvard et un encrier! Asseyez-vous là! Vous allez préparer ma profession de foi aux électeurs. (Pierre apporte ce que Rousselin a demandé et le dépose sur la petite table, à droite.)
MUREL.
Moi! que je...
ROUSSELIN.
Nous la reverrons ensemble! Mais commencez d’abord. Avec votre verve, je ne suis pas inquiet! Ah! vous m’avez donné tout à l’heure un bon coup d’épaule... pour mon discours! Je ne vous tiens pas quitte! Est-il gentil!—Je vous laisse! Moi, je vais à mes petites affaires! Quelque chose d’enlevé, n’est-ce pas?—du feu! (Il sort.)
SCÈNE XII.
MUREL, seul.
Imbécile! Me voilà bien avancé maintenant! (A la cantonade.) Mais, vieille bête, tu ne trouveras jamais quelqu’un pour la chérir comme moi! De quelle façon me venger? ou plutôt si je lui faisais peur? C’est un homme à sacrifier tout pour être élu. Donc, il faudrait lui découvrir un concurrent! Mais lequel! (Entre Gruchet.) Ah!
44
SCÈNE XIII.
MUREL, GRUCHET.
GRUCHET.
Qu’est-ce qui vous prend?
MUREL.
Un remords! J’ai commis une sottise, et vous aussi.
GRUCHET.
En quoi?
MUREL.
Vous étiez tout à l’heure avec ceux qui portent Rousselin à la candidature? Vous l’avez vu!
GRUCHET.
Et même que j’ai été chercher Julien; il va venir.
MUREL.
Il ne s’agit pas de lui, mais de Rousselin; ce Rousselin, c’est un âne! Il ne sait pas dire quatre mots! et nous aurons le plus pitoyable député!
GRUCHET.
L’initiative n’est pas de moi!
MUREL.
Il s’est toujours montré on ne peut plus médiocre.
GRUCHET.
Certainement!
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MUREL.
Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une considération!... tandis que vous...
GRUCHET, vexé.
Moi, eh bien?
MUREL.
Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne jouissez pas, dans le pays, de l’espèce d’éclat qui entoure la maison Rousselin.
GRUCHET.
Oh! si je voulais! (Silence.)
MUREL, le regardant en face.
Gruchet, seriez-vous capable de vous livrer à une assez forte dépense?
GRUCHET.
Ce n’est pas trop dans mon caractère; cependant...
MUREL.
Si on vous disait: «Moyennant quelque mille francs, tu prendras sa place, tu seras député!»
GRUCHET.
Moi, dé...
MUREL.
Mais songez donc que là-bas, à Paris, on est à la source des affaires! on connaît un tas de monde! on va soi-même chez les ministres! Les adjudications de fournitures, les primes sur les sociétés nouvelles, les grands travaux, la Bourse! on a tout! Quelle influence! mon ami, que d’occasions!
46
GRUCHET.
Comment voulez-vous que ça m’arrive? Rousselin est presque élu!
MUREL.
Pas encore! Il a manqué de franchise dans la déclaration de ses principes! et là-dessus la chicane est facile! Quelques électeurs n’étaient pas contents. Heurtelot grommelait.
GRUCHET.
Le cordonnier? J’ai contre lui une saisie pour après-demain!
MUREL.
Épargnez-le; il est fort! Quant aux autres, on verra. Je m’arrangerai pour que la chose commence par les ouvriers de ma fabrique... puis, s’il faut se déclarer pour vous, je me déclarerai. M. Rousselin n’ayant pas le patriotisme nécessaire, je serai forcé de le reconnaître; d’ailleurs, je le reconnais, c’est une ganache.
GRUCHET, rêvant.
Tiens! tiens!
MUREL.
Qui vous arrête? Vous êtes pour la gauche? Eh bien, on vous pousse à la Chambre de ce côté-là; et quand même vous n’iriez pas, votre candidature seule, en ôtant des voix à Rousselin, l’empêche d’y parvenir.
GRUCHET.
Comme ça le ferait bisquer!
MUREL.
Un essai ne coûte rien; peut-être quelques centaines de francs dans les cabarets.
47
GRUCHET, vivement.
Pas plus, vous croyez?
MUREL.
Et je vais remuer tout l’arrondissement[6], et vous serez nommé, et Rousselin sera enfoncé! Et beaucoup de ceux qui font semblant de ne pas vous connaître s’inclineront très bas en vous disant: «Monsieur le député, j’ai bien l’honneur de vous offrir mes hommages.»
SCÈNE XIV.
Les Mêmes, JULIEN, regardant de droite et de gauche.
MUREL.
Mon petit Duprat, vous ne verrez pas M. Rousselin!
JULIEN.
Je ne pourrai pas voir...
MUREL.
Non! Nous sommes brouillés... sur la politique.
JULIEN.
Je ne comprends pas! Tantôt vous êtes venu chez moi me démontrer qu’il fallait soutenir M. Rousselin, en me donnant une foule de raisons... que j’ai été redire à M. Gruchet. Il les a de suite acceptées, d’autant plus qu’il désire...
48
GRUCHET.
Ceci entre nous, mon cher! C’est une autre question, qui ne concerne pas Rousselin.
JULIEN.
Pourquoi n’en veut-on plus?
MUREL.
Je vous le répète, ce n’est pas l’homme de notre parti.
GRUCHET, avec fatuité.
Et on en trouvera un autre!
MUREL.
Vous saurez lequel. Allons-nous-en! On ne conspire pas chez l’ennemi.
JULIEN.
L’ennemi! Rousselin!
MUREL.
Sans doute; et vous aurez l’obligeance de l’attaquer dans l’Impartial, vigoureusement!
JULIEN.
Pourquoi cela? Je ne vois pas de mal à en dire.
GRUCHET.
Avec de l’imagination, on en trouve.
JULIEN.
Je ne suis pas fait pour ce métier!
GRUCHET.
Écoutez donc! Vous êtes venu à moi le premier m’offrir vos services, et sachant que j’étais l’ami de 49 Rousselin, vous m’avez prié—c’est le mot—de vous introduire chez lui.
JULIEN.
A peine y suis-je que vous m’en arrachez!
GRUCHET.
Ce n’est pas ma faute si les choses ont pris tout à coup une autre direction.
JULIEN.
Est-ce la mienne?
GRUCHET.
Mais comme il était bien convenu entre nous deux que vous entameriez une polémique contre la Société des tourbières de Grumesnil-les-Arbois, président le comte de Bouvigny, en démontrant l’incapacité financière dudit sieur,—une affaire superbe dont ce gredin de Dodart m’a exclu!...
MUREL, à part.
Ah! voilà le motif de leur alliance!
GRUCHET.
Jusqu’à présent, vous n’en avez rien fait; donc, c’est bien le moins, cette fois, que vous vous exécutiez! Ce qu’on vous demande, d’ailleurs, n’est pas tellement difficile...
JULIEN.
N’importe! je refuse.
MUREL.
Julien, vous oubliez qu’aux termes de notre engagement...
50
JULIEN.
Oui, je sais! Vous m’avez pris pour faire des découpures dans les autres feuilles, écrire toutes les histoires de chiens perdus, noyades, incendies, accidents quelconques et rapetisser à la mesure de l’esprit local les articles des confrères parisiens, en style plat; c’est une exigence, chaque métaphore enlève un abonnement. Je dois aller aux informations, écouter les réclamations, recevoir toutes les visites, exécuter un travail de forçat, mener une vie d’idiot, et n’avoir, en quoi que ce soit, jamais d’initiative! Eh bien, une fois par hasard, je demande grâce!
MUREL.
Tant pis pour vous!
GRUCHET.
Alors il ne fallait pas prendre cette place!
JULIEN.
Si j’en avais une autre!
GRUCHET.
Quand on n’a pas de quoi vivre, c’est pourtant bien joli!
JULIEN, s’éloignant.
Ah! la misère!
MUREL.
Laissons-le bouder! Asseyons-nous, pour que j’écrive votre profession de foi.
GRUCHET.
Très volontiers! (Ils s’assoient.)
51
JULIEN, un peu remonté au fond.
Comme je m’enfuirais à la grâce de Dieu, n’importe où, si tu n’étais pas là, mon pauvre amour! (Regardant la maison de Rousselin.) Oh! je ne veux pas que dans ta maison aucune douleur, fût-ce la moindre, survienne à cause de moi! Que les murs qui t’abritent soient bénis! Mais... sous les acacias, il me semble... qu’une robe?... Disparue! Plus rien! Adieu. (Il s’éloigne.)
GRUCHET, le rappelant.
Restez donc; nous avons quelque chose à vous montrer!
JULIEN.
Ah! j’en ai assez de vos sales besognes! (Il sort.)
MUREL, tendant le papier à Gruchet.
Qu’en pensez-vous?
GRUCHET.
C’est très bien; merci!... Cependant...
MUREL.
Qu’avez-vous?
GRUCHET.
Rousselin m’inquiète!
MUREL.
Un homme sans conséquence!
GRUCHET.
Eh! vous ne savez pas de quoi il est capable!—au fond! Et puis, le jeune Duprat ne m’a pas l’air extrêmement chaud?
52
MUREL.
Son entêtement à ménager Rousselin doit avoir une cause?
GRUCHET.
Eh! il est amoureux de Louise!
MUREL.
Qui vous l’a dit?
GRUCHET.
Rousselin lui-même!
MUREL, à part.
Un autre rival! Bah! j’en ai roulé de plus solides! (Haut.) Écoutez-moi: je vais le rejoindre pour le catéchiser; vous, pendant ce temps-là, faites imprimer la profession de foi; voyez tous vos amis et trouvez-vous ici dans deux heures.
GRUCHET.
Convenu! (Il sort.)
MUREL.
Et maintenant, monsieur Rousselin, c’est vous qui m’offrirez votre fille! (Il sort.)
ACTE DEUXIÈME
Le théâtre représente une promenade sous les quinconces.—A gauche, au deuxième plan, le café Français; à droite, la grille de la maison de Rousselin.—Au lever du rideau, un colleur est en train de coller trois affiches sur les murs de la maison de Rousselin.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
HEURTELOT, MARCHAIS, LE GARDE CHAMPÊTRE, Foule.
LE GARDE CHAMPÊTRE, à la foule.
Circulez! circulez! laissez toute la place aux proclamations!
LA FOULE.
Trop juste!
HEURTELOT.
Ah! la profession de foi de Bouvigny!
MARCHAIS.
Parbleu, puisqu’il sera nommé!
HEURTELOT.
C’est Gruchet qui sera nommé! Lisez plutôt son affiche!
54
MARCHAIS.
Que je la lise?...
HEURTELOT.
Oui!
MARCHAIS.
Commencez vous-même! (A part.) Il ne connaît pas ses lettres! (Haut.) Eh bien?
HEURTELOT.
Mais vous?
MARCHAIS.
Moi?...
HEURTELOT, à part.
Il ne sait pas épeler! (Haut.) Allons...
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Et ça vote!—Tenez, je vais m’y mettre pour vous! D’abord, celle du comte de Bouvigny: «Mes amis, cédant à de vives instances, j’ai cru devoir me présenter à vos suffrages...»
HEURTELOT.
Connu! A l’autre! Celle de Gruchet!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
«Citoyens, c’est pour obéir à la volonté de quelques amis que je me présente...»
MARCHAIS.
Quel farceur! assez!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Alors je passe à celle de M. Rousselin! «Mes chers compatriotes, si plusieurs d’entre vous ne m’en avaient vivement sollicité, je n’oserais...»
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HEURTELOT.
Il nous embête! je vais déchirer son affiche!
MARCHAIS.
Moi aussi, car c’est une trahison!
LE GARDE CHAMPÊTRE, s’interposant.
Vous n’en avez pas le droit!
MARCHAIS.
Comment, pour soutenir l’ordre!
HEURTELOT.
Eh bien, et la liberté?
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Laissez les papiers tranquilles, ou je vous flanque au violon tous les deux!
HEURTELOT.
Voilà bien le gouvernement! Il est à nous vexer toujours!
MARCHAIS.
On ne peut rien faire!
SCÈNE II.
Les Mêmes, MUREL, GRUCHET.
MUREL, à Heurtelot.
Fidèle au poste! c’est bien! Prenez-les tous; faites-les boire!
HEURTELOT.
Oh! là-dessus!...
56
MUREL, aux électeurs.
Entrez! et pas de cérémonie! J’ai donné des ordres; c’est Gruchet qui régale.
GRUCHET.
Jusqu’à un certain point cependant!
MUREL, à Gruchet.
Allez donc!
LES ÉLECTEURS.
Ah! Gruchet! un bon! un solide! un patriote! (Ils entrent tous dans le café.)
SCÈNE III.
MUREL, MISS ARABELLE.
MUREL, se dirigeant vers la grille de la maison Rousselin.
Il faut pourtant que je tâche de voir Louise!
MISS ARABELLE, sortant de la grille.
Je voudrais vous parler, monsieur.
MUREL.
Tant mieux, miss Arabelle! Et Louise, dites-moi, n’est-elle pas?...
MISS ARABELLE.
Mais vous étiez avec quelqu’un?
MUREL.
Oui.
MISS ARABELLE.
M. Julien, je crois?
57
MUREL.
Non, Gruchet.
MISS ARABELLE.
Gruchet! Ah! bien mauvais homme! C’est vilain, sa candidature!
MUREL.
En quoi, miss Arabelle?
MISS ARABELLE.
M. Rousselin lui a prêté autrefois une somme qui n’est pas rendue. J’ai vu le papier.
MUREL, à part.
C’est donc pour cela que Gruchet en a peur!
MISS ARABELLE.
Mais M. Rousselin, par délicatesse, gentlemanry, ne voudra pas poursuivre! Il est bien bon! seulement bizarre quelquefois! Ainsi sa colère contre M. Julien...
MUREL.
Et Louise, miss Arabelle?
MISS ARABELLE.
Oh! quand elle a su votre mariage impossible, elle a pleuré beaucoup.
MUREL, joyeux.
Vraiment?
MISS ARABELLE.
Oui; et, pauvre petite! Mme Rousselin est bien dure pour elle!
MUREL.
Et son père?
58
MISS ARABELLE.
Il a été très fâché!
MUREL.
Est-ce qu’il regrette?...
MISS ARABELLE.
Oh! non! Mais il a peur de vous.
MUREL.
Je l’espère bien!
MISS ARABELLE.
A cause des ouvriers, et de l’Impartial, où il dit que vous êtes le maître!
MUREL, riant.
Ah! ah!
MISS ARABELLE.
Mais non, n’est-ce pas, c’est M. Julien?
MUREL.
Continuez, miss Arabelle.
MISS ARABELLE.
Oh! moi, je suis bien triste, bien triste! et je voudrais un raccommodement.
MUREL.
Cela me paraît maintenant difficile?
MISS ARABELLE.
Oh! non! M. Rousselin en a envie, je suis sûre! Tâchez! Je vous en prie!
MUREL, à part.
Est-elle drôle!
59
MISS ARABELLE.
C’est dans votre intérêt, à cause de Louise! Il faut que tout le monde soit content: elle, vous, moi, M. Julien!
MUREL, à part.
Encore Julien! Ah! que je suis bête; c’était pour l’institutrice; une muse et un poète, parfait! (Haut.) Je ferai ce qui dépendra de moi. Au revoir, mademoiselle!
MISS ARABELLE, saluant.
Good afternoon, Sir! (Apercevant une vieille femme qui lui fait signe de venir.) Ah! Félicité! (Elle sort avec elle.)
SCÈNE IV.
MUREL, ROUSSELIN.
ROUSSELIN, entrant.
C’est inouï, ma parole d’honneur!
MUREL, à part.
Rousselin! A nous deux!
ROUSSELIN.
Gruchet! un Gruchet, qui veut me couper l’herbe sous le pied! un misérable que j’ai défendu, nourri; et il se vante d’être soutenu par vous?
MUREL.
Mais...
60
ROUSSELIN.
D’où diable lui est venue cette idée de candidature?
MUREL.
Je n’en sais rien. Il est tombé chez moi comme un furieux, en disant que j’allais abjurer mes opinions.
ROUSSELIN.
C’est parce que je suis modéré! Je proteste également contre les tempêtes de la démagogie que souhaite ce polisson de Gruchet, et le joug de l’absolutisme, dont M. Bouvigny est l’abominable soutien, le gothique symbole! en un mot,—fidèle aux traditions du vieil esprit français.—je demande avant tout le règne des lois, le gouvernement du pays par le pays, avec le respect de la propriété! Oh! là-dessus, par exemple!...
MUREL.
Justement! on ne vous trouve pas assez républicain.
ROUSSELIN.
Je le suis plus que Gruchet, encore une fois! car je me prononce,—voulez-vous que je l’imprime,—pour la suppression des douanes et de l’octroi.
MUREL.
Bravo!
ROUSSELIN.
Je demande l’affranchissement des pouvoirs municipaux; une meilleure composition du jury, la liberté de la presse, l’abolition de toutes les sinécures et titres nobiliaires.
61
MUREL.
Très bien!
ROUSSELIN.
Et l’application sérieuse du suffrage universel! Cela vous étonne! Je suis comme ça, moi! Notre nouveau préfet qui soutient la réaction, je lui ai écrit trois lettres en manière d’avertissement! Oui, monsieur! Et je suis capable de le braver en face, de l’insulter! Vous pouvez dire ça aux ouvriers!
MUREL, à part.
Est-ce qu’il parlerait sérieusement?
ROUSSELIN.
Vous voyez donc qu’en me préférant Gruchet... car, je vous le répète, il se vante d’être soutenu par vous. Il le crie dans toute la ville.
MUREL.
Que savez-vous si je vote pour lui?
ROUSSELIN.
Comment?
MUREL.
Moi, en politique, je ne tiens qu’aux idées; or les siennes ne m’ont pas l’air d’être aussi progressives que les vôtres? Un moment! Tout n’est pas fini!
ROUSSELIN.
Non! tout n’est pas fini! et on ne sait pas jusqu’où je peux aller pour plaire aux électeurs. Aussi je m’étonne d’avoir été méconnu par une intelligence comme la vôtre.
62
MUREL.
Vous me comblez!
ROUSSELIN.
Je ne doute pas de votre avenir!
MUREL.
Eh bien, alors, dans ce cas-là...
ROUSSELIN.
Quoi?
MUREL.
Pour répondre à votre confiance,—j’ai un petit aveu à vous faire:—en écoutant Gruchet, c’était après ce refus, et j’ai cédé à un mouvement de rancune.
ROUSSELIN, lui tapant sur l’épaule.
Tant mieux! ça prouve du cœur.
MUREL.
Comme j’adore votre fille, je vous maudissais.
ROUSSELIN, lui prenant la main.
Ce cher ami! Ah! votre défection m’a fait une peine!...
MUREL.
Sérieusement, si je ne l’ai pas j’en mourrai!
ROUSSELIN.
Il ne faut pas mourir!
MUREL.
Vous me donnez de l’espoir?
63
ROUSSELIN.
Eh! eh! Après mûr examen, votre position personnelle me paraît plus avantageuse...
MUREL, étonné.
Plus avantageuse?
ROUSSELIN.
Oui, car sans compter trente mille francs d’appointements.
MUREL, timidement.
Vingt mille!
ROUSSELIN.
Trente mille! en plus, une part dans les bénéfices de la Compagnie; et puis vous avez votre tante...
MUREL.
Madame veuve Murel, de Montélimart?
ROUSSELIN.
Puisque vous êtes son héritier.
MUREL.
Avec un autre neveu, militaire!
ROUSSELIN.
Alors il y a des chances!... (Faisant le geste de tirer un coup de fusil.) Les Bédouins! (Il rit.)
MUREL, riant.
Oui, oui, vous avez raison! Les femmes, même les vieilles, changent d’idées facilement; celle-là est capricieuse. Bref! cher monsieur Rousselin, j’ai tout lieu de croire que ma bonne tante songe à moi quelquefois.
64
ROUSSELIN, à part.
Si c’était vrai cependant? (Haut.) Enfin, mon cher, trouvez-vous ce soir, après dîner, là, devant ma porte, sans avoir l’air de me chercher. (Il sort.)
SCÈNE V.
MUREL, seul.
Un rendez-vous pour ce soir! Mais c’est une avance, une espèce de consentement; Arabelle disait vrai.
SCÈNE VI.
MUREL, GRUCHET, puis HOMBOURG, puis FÉLICITÉ.
GRUCHET.
Me voilà! je n’ai pas perdu de temps! Quoi de neuf?—Répondez-moi.
MUREL.
Gruchet, avez-vous réfléchi à l’affaire dans laquelle vous vous embarquez?
GRUCHET.
Hein?
MUREL.
Ce n’est pas une petite besogne que d’être député.
GRUCHET.
Je le crois bien!
65
MUREL.
Vous allez avoir sur le dos tous les quémandeurs.
GRUCHET.
Oh! moi, mon bon, je suis habitué à éconduire les gens.
MUREL.
N’importe, ils vous dérangeront de vos affaires énormément.
GRUCHET.
Jamais de la vie!
MUREL.
Et puis, il va falloir habiter Paris. C’est une dépense.
GRUCHET.
Eh bien, j’habiterai Paris! ce sera une dépense! voilà!
MUREL.
Franchement, je n’y vois pas de grands avantages.
GRUCHET.
Libre à vous!... moi, j’en vois.
MUREL.
Vous pouvez d’ailleurs échouer.
GRUCHET.
Comment? vous savez quelque chose?
MUREL.
Rien de grave! Cependant Rousselin, eh! eh! il gagne dans l’opinion.
66
GRUCHET.
Tantôt, vous disiez que c’est un imbécile!
MUREL.
Ça n’empêche pas de réussir.
GRUCHET.
Alors, vous me conseillez de me démettre?
MUREL.
Non! Mais il est toujours fâcheux d’avoir contre soi un homme de l’importance de Rousselin.
GRUCHET.
Son im-por-tance!
MUREL.
Il a beaucoup d’amis, ses manières sont cordiales, enfin il plaît; et tout en ménageant les conservateurs, il pose pour le républicain.
GRUCHET.
On le connaît!
MUREL.
Ah! si vous comptez sur le bon sens du public...
GRUCHET.
Mais pourquoi tenez-vous à me décourager, quand tout marche comme sur des roulettes? Écoutez-moi: primo, sans qu’on s’en doute le moins du monde, je saurai par Félicité, ma bonne, tout ce qui se passe chez lui.
MUREL.
Ce n’est peut-être pas trop délicat ce que vous faites.
67
GRUCHET.
Pourquoi?
MUREL.
Ni même prudent, car on dit que vous lui avez autrefois emprunté...
GRUCHET.
On le dit? Eh bien...
MUREL.
Il faudrait d’abord lui rendre la somme.
GRUCHET.
Pour cela, il faudrait d’abord que vous me rendiez ce qui m’est dû, vous! Soyons justes!
MUREL.
Ah! devant les preuves de mon dévouement et à l’instant même où je vous gratifie d’un excellent conseil, voilà ce que vous imaginez! Mais, sans moi, mon bonhomme, jamais de la vie vous ne seriez élu; je m’éreinte, bien que je n’aie aucun intérêt...
GRUCHET.
Qui sait? Ou plutôt je n’y comprends goutte; tour à tour, vous me poussez, vous m’arrêtez! Ce que je dois à Rousselin? les autres aussi feront des réclamations! On n’est pas inépuisable. Il faudrait pourtant que je rentre dans mes avances! Et la note du café qui va être terrible,—car ces farceurs-là boivent, boivent!—Si vous croyez que je n’y pense pas! C’est un gouffre qu’une candidature! (A Hombourg, qui entre.) Hombourg! quoi encore?
68
HOMBOURG.
Le bourgeois est-il là?
GRUCHET.
Je n’en sais rien!
HOMBOURG.
Un mot! Je possède un petit bidet cauchois, pas cher, et qui vous serait bien utile pour vos tournées électorales?
GRUCHET.
Je les ferai à pied; merci!
HOMBOURG.
Une occasion, monsieur Gruchet!
GRUCHET.
Des occasions comme celles-là, on les retrouve!
HOMBOURG.
Je ne crois pas!
GRUCHET.
Il m’est, à présent, impossible...
HOMBOURG.
A votre service! (Il entre chez Rousselin.)
MUREL.
Pensez-vous que Rousselin eût fait cela? Cet homme, qui tient une auberge, va vous déchirer près de ses pratiques. Vous venez de perdre peut-être cinquante voix. Je suis fatigué de vous soutenir.
GRUCHET.
Du calme! j’ai eu tort! Admettons que je n’aie rien 69 dit. C’est que vous veniez de m’agacer avec votre histoire de Rousselin qui, d’abord, n’est peut-être pas vraie. De qui la tenez-vous? A moins que lui-même... Ah! c’est plutôt une farce de votre invention, pour m’éprouver. (Rumeur dans la coulisse.)
MUREL.
Écoutez donc!
GRUCHET.
J’entends bien.
MUREL.
Le bruit se rapproche.
DES VOIX, dans la coulisse.
Gruchet! Gruchet!
FÉLICITÉ, apparaissant à gauche.
Monsieur, on vous cherche!
GRUCHET.
Moi?
FÉLICITÉ.
Oui, venez tout de suite.
GRUCHET.
Me voilà! (il sort précipitamment avec elle.—Le bruit augmente.)
MUREL, en s’en allant par la gauche.
Tout ce tapage! Qu’est-ce donc? (Il sort.)
70
SCÈNE VII.
ROUSSELIN, puis HOMBOURG.
ROUSSELIN, sortant de chez lui.
Ah! le peuple à la fin s’agite! pourvu que ce ne soit pas contre moi!
TOUS, criant dans le café.
Enfoncé, les bourgeois!
ROUSSELIN.
Voilà qui devient inquiétant.
GRUCHET, passant au fond et tâchant de se soustraire aux ovations.
Mes amis, laissez-moi! non! vraiment!
TOUS.
Gruchet! Vive Gruchet! notre député!
ROUSSELIN.
Comment, député?
HOMBOURG, sortant de chez Rousselin.
Parbleu! puisque Bouvigny se retire.
La bande s’éloigne.
ROUSSELIN.
Pas possible!
HOMBOURG.
Mais oui, le ministère est changé. Le préfet donne sa démission, et il vient d’écrire à Bouvigny pour l’engager à faire comme lui, à se démettre. (Il sort par où est sortie la bande.)
71
ROUSSELIN.
Eh bien, alors, il ne reste plus que... (La main sur la poitrine pour dire: moi.) Mais non! il y a encore Gruchet! (Rêvant.) Gruchet! (Apercevant Dodart qui entre.) Que me voulez-vous?
SCÈNE VIII.
ROUSSELIN, DODART.
DODART.
Je viens pour vous rendre un service.
ROUSSELIN.
De la part d’un féal de M. le comte, cela m’étonne!
DODART.
Vous apprécierez ma conduite plus tard. M. de Bouvigny ayant retiré sa candidature...
ROUSSELIN, brusquement.
Il l’a retirée? c’est vrai?
DODART.
Oui... pour des raisons...
ROUSSELIN.
Personnelles.
DODART.
Comment?
ROUSSELIN.
Je dis: il a eu des raisons, voilà tout!
72
DODART.
En effet; et permettez-moi de vous avertir d’une chose... capitale. Tous ceux qui s’intéressent à vous—je suis du nombre, n’en doutez pas—commencent à s’effrayer de la violence de vos adversaires!
ROUSSELIN.
En quoi?
DODART.
Vous n’avez donc pas entendu les cris insurrectionnels que poussait la bande Gruchet! Ce Catilina de village!...
ROUSSELIN, à part.
Catilina de village... Jolie expression! A noter!
DODART.
Il est capable, monsieur, de..., capable de tout! et d’abord, grâce à la démence du peuple, il deviendra peut-être un de nos tribuns.
ROUSSELIN, à part.
C’est à craindre!
DODART.
Mais les conservateurs n’ont pas renoncé à la lutte, croyez-le! D’avance leurs voix appartiennent à l’honnête homme qui offrirait des garanties. (Mouvement de Rousselin.) Oh! on ne lui demande pas de se poser en rétrograde; seulement quelques concessions... bien simples.
ROUSSELIN.
Et c’est ce diable de Murel!...
73
DODART.
Malheureusement, la chose est faite!
ROUSSELIN, rêvant.
Oui!
DODART.
Comme notaire et comme citoyen, je gémis sur tout cela! Ah! c’était un beau rêve que cette alliance de la bourgeoisie et de la noblesse cimentée en vos deux familles; et le comte me disait tout à l’heure,—vous n’allez pas me croire?...
ROUSSELIN.
Pardon!... je suis plein de confiance.
DODART.
Il me disait, avec ce ton chevaleresque qui le caractérise: «Je n’en veux pas du tout à M. Rousselin...»
ROUSSELIN.
Ni moi non plus, mon Dieu!
DODART.
«Et je ne demande pas mieux, s’il n’y trouve point d’inconvénient...»
ROUSSELIN.
Mais quel inconvénient?
DODART.
«Je ne demande pas mieux que de m’aboucher avec lui, dans l’intérêt du canton et de la moralité publique.»
74
ROUSSELIN.
Comment donc; je le verrai avec plaisir!
DODART.
Il est là! (A la cantonade.) Pstt! Avancez!...
SCÈNE IX.
Les Mêmes, LE COMTE DE BOUVIGNY.
BOUVIGNY, saluant.
Monsieur!
ROUSSELIN, regardant autour de lui.
Je regarde si quelquefois...
BOUVIGNY.
Personne ne m’a vu! soyez sans crainte! Et acceptez mes regrets sur...
ROUSSELIN.
Il n’y a pas de mal...
DODART, en ricanant.
A reconnaître ses fautes, n’est-ce pas?
BOUVIGNY.
Que voulez-vous, l’amour peut-être exagéré de certains principes...
ROUSSELIN.
Moi aussi, monsieur, j’honore les principes!
BOUVIGNY.
Et puis la maladie de mon fils!
ROUSSELIN.
Il n’est pas malade; tantôt, ici même.
75
DODART.
Oh! fortement indisposé! Mais il a l’énergie de cacher sa douleur. Pauvre enfant! les nerfs! tellement sensible!
ROUSSELIN, à part.
Ah! je devine ton jeu, à toi; tu vas faire le mien! (Haut.) En effet, après avoir conçu des espérances...
BOUVIGNY.
Oh! certes!
ROUSSELIN.
Il a dû être peiné...
BOUVIGNY.
Désolé, monsieur!
ROUSSELIN.
De vous voir abandonner subitement cette candidature.
DODART, à part.
Il se moque de nous!
ROUSSELIN.
Lorsque vous aviez déjà un nombre de voix.
BOUVIGNY.
J’en avais beaucoup!
ROUSSELIN, souriant.
Pas toutes cependant.
DODART.
Parmi les ouvriers peut-être, mais dans les campagnes, énormément!
ROUSSELIN.
Ah! si on comptait!...
76
BOUVIGNY.
Permettez! D’abord la commune de Bouvigny où je réside m’appartient, n’est-ce pas? Ainsi que les villages de Saint-Léonard, Valencourt, la Coudrette.
ROUSSELIN, vivement.
Celui-là, non!
BOUVIGNY.
Pourquoi?
ROUSSELIN, embarrassé.
Je croyais!... (A part.) Murel m’avait donc trompé?
BOUVIGNY.
Je suis également certain de Grumesnil, Ypremesnil, les Arbois.
DODART, lisant une liste qu’il tire de son portefeuille.
Châtillon, Colange, Heurtaux, Lenneval, Bahurs, Saint-Filleul, le Grand-Chêne, la Roche-Aubert, Fortinet!
ROUSSELIN, à part.
C’est effroyable!
DODART.
Manicamp, Dehaut, Lampérière, Saint-Nicaise, Vieville, Sirvin, Château-Régnier, la Chapelle, Lebarrois, Mont-Suleau.
ROUSSELIN, à part.
Je ne savais donc pas la géographie de l’arrondissement!
BOUVIGNY.
Sans compter que j’ai des amis nombreux dans les communes de...
77
ROUSSELIN, accablé.
Oh! je vous crois, monsieur!
BOUVIGNY.
Ces braves gens ne savent plus que faire! Ils sont toujours à ma disposition, du reste,—m’obéissant comme un seul homme;—et si je leur disais... de voter pour... n’importe qui... pour vous, par exemple...
ROUSSELIN.
Mon Dieu! je ne suis pas d’une opposition tellement avancée...
BOUVIGNY.
Eh! eh! l’opposition est quelquefois utile!
ROUSSELIN.
Comme instrument de guerre, soit! Mais il ne s’agit pas de détruire, il faut fonder!
DODART.
Incontestablement, nous devons fonder!
ROUSSELIN.
Aussi ai-je en horreur toutes ces utopies, ces doctrines subversives!... N’a-t-on pas l’idée de rétablir le divorce, je vous demande un peu! Et la presse, il faut le reconnaître, se permet des excès...
DODART.
Affreux!
BOUVIGNY.
Nos campagnes sont infestées par un tas de livres.
ROUSSELIN.
Elles n’ont plus personne pour les conduire! Ah! il 78 y avait du bon dans la noblesse; et là-dessus, je partage les idées de quelques publicistes de l’Angleterre.
BOUVIGNY.
Vos paroles me font l’effet d’une brise rafraîchissante; et si nous pouvions espérer...
ROUSSELIN.
Enfin, monsieur le comte (mystérieusement), la démocratie m’effraye! Je ne sais par quel vertige, quel entraînement coupable...
BOUVIGNY.
Vous allez trop loin!...
ROUSSELIN.
Non! j’étais coupable; car je suis conservateur, croyez-le, et peut-être quelques nuances seulement....
DODART.
Tous les honnêtes gens sont faits pour s’entendre.
ROUSSELIN, serrant la main de Bouvigny.
Bien sûr, monsieur le comte, bien sûr.
SCÈNE X.
Les Mêmes, MUREL, LEDRU, ONÉSIME, DES OUVRIERS.
MUREL.
Dieu merci! je vous trouve sans vos électeurs, mon cher Rousselin!
BOUVIGNY, à part.
Je les croyais fâchés!
79
MUREL.
En voici d’autres! Je leur ai démontré que les idées de Gruchet ne répondent plus aux besoins de notre époque; et, d’après ce que vous m’avez dit ce matin, vous serez de ceux-ci mieux compris; ce sont non seulement des républicains, mais des socialistes!
BOUVIGNY, faisant un bond.
Comment, des socialistes!
ROUSSELIN.
Il m’amène des socialistes!
DODART.
Des socialistes! Il ne faut pas que ma personnalité!... (Il s’esquive.)
ROUSSELIN, balbutiant.
Mais...
LEDRU.
Oui, citoyen! Nous le sommes!
ROUSSELIN.
Je n’y vois pas de mal!
BOUVIGNY.
Et tout à l’heure vous déclamiez contre ces infamies!
ROUSSELIN.
Permettez! il y a plusieurs manières d’envisager...
ONÉSIME, surgissant.
Sans doute, plusieurs manières...
BOUVIGNY, scandalisé.
Jusqu’à mon fils!
80
MUREL.
Que venez-vous faire ici, vous?
ONÉSIME.
J’ai entendu dire que l’on se portait chez M. Rousselin, et je voudrais lui affirmer que je partage à peu près... son système.
MUREL, à demi-voix.
Petit intrigant!
BOUVIGNY.
Je ne m’attendais pas, mon fils, à vous voir, devant l’auteur de vos jours, renier la foi de vos aïeux!
ROUSSELIN.
Très bien!
LEDRU.
Pourquoi très bien! Parce que monsieur est M. le comte, (à Murel, désignant Rousselin), et à vous croire, il demandait l’abolition de tous les titres!...
ROUSSELIN.
Certainement!
BOUVIGNY.
Comment? il demandait...
LEDRU.
Mais oui!
BOUVIGNY.
Ah! c’est assez!
ROUSSELIN, voulant le retenir.
Je ne peux pas rompre en visière brusquement. Beaucoup ne sont qu’égarés. Ménageons-les!
81
BOUVIGNY, très haut.
Pas de ménagements, monsieur! on ne pactise point avec le désordre; et je vous déclare net que je ne suis plus pour vous!—Onésime! (Il sort; son fils le suit.)
LEDRU.
Il était pour vous? Nous savons à quoi nous en tenir! Serviteur!
ROUSSELIN.
Pour soutenir mes convictions, je vous sacrifie un vieil ami de trente ans!
LEDRU.
On n’a pas besoin de sacrifices! Mais vous dites tantôt blanc, tantôt noir, et vous m’avez l’air d’un véritable... blagueur! Allons, nous autres, retournons chez Gruchet! Venez-vous, Murel?
MUREL.
Dans une minute, je vous rejoins!
SCÈNE XI.
ROUSSELIN, MUREL.
MUREL.
Il faut convenir, mon cher, que vous me mettez dans une position embarrassante!
ROUSSELIN.
Si vous croyez que je n’y suis pas?
82
MUREL.
Saperlotte, il faudrait cependant vous résoudre! Soyez d’un côté, soyez de l’autre! Mais décidez-vous! finissons-en!
ROUSSELIN.
Pourquoi toujours ce besoin d’être emporte-pièce, exagéré? Est-ce qu’il n’y a pas dans tous les partis quelque chose de bon à prendre?
MUREL.
Sans doute, leurs voix!
ROUSSELIN.
Vous avez un esprit, ma parole d’honneur! une délicatesse!... ah! je ne m’étonne pas qu’on vous aime!
MUREL.
Moi? et qui donc?
ROUSSELIN.
Innocent! une demoiselle du nom de Louise.
MUREL.
Quel bonheur! merci! merci! Maintenant, je vais m’occuper de vous gaillardement! J’affirmerai qu’on ne vous a pas compris. Une dispute de mots, une erreur. Quant à l’Impartial...
ROUSSELIN.
Là, vous êtes le maître!
MUREL.
Pas tout à fait! Nous dépendons de Paris, qui donne le mot d’ordre. Vous deviez même être éreinté!
83
ROUSSELIN.
Décommandez l’éreintement!
MUREL.
Sans doute. Mais comment tout de suite prêcher à Julien le contraire de ce qu’on lui a dit?
ROUSSELIN.
Que faire?
MUREL.
Attendez donc! Il y a chez vous quelqu’un dont peut-être l’influence...
ROUSSELIN.
Qui cela?
MUREL.
Miss Arabelle! D’après certaines paroles qu’elle m’a dites, j’ai tout lieu de croire que ce jeune poète l’intéresse...
ROUSSELIN, riant.
La pièce de vers serait-elle pour l’Anglaise?
MUREL.
Je ne connais pas les vers, mais je crois qu’ils s’aiment.
ROUSSELIN.
J’en étais sûr! Jamais de la vie, je ne me trompe! Du moment que ma fille n’est pas en jeu, je ne risque rien; et je me moque pas mal après tout si... Il faut que j’en parle à ma femme. Elle doit être là précisément.
MUREL.
Moi, pendant ce temps-là, je vais essayer de ramener 84 ceux que votre tiédeur philosophique a un peu refroidis.
ROUSSELIN.
N’allez pas trop loin cependant, de peur que Bouvigny de son côté...
MUREL.
Ah! il faut bien que je rebadigeonne votre patriotisme! (Il sort.)
ROUSSELIN, seul.
Tâchons d’être fin, habile, profond!
SCÈNE XII.
ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN, MISS ARABELLE.
ROUSSELIN, à Arabelle.
Ma chère enfant,—car mon affection toute paternelle me permet de vous appeler ainsi,—j’attends de vous un grand service; il s’agirait d’une démarche près de M. Julien!
ARABELLE, vivement.
Je peux la faire!
MADAME ROUSSELIN, avec hauteur.
Ah! comment cela?
ARABELLE.
Il fume son cigare tous les soirs sur cette promenade. Rien de plus facile que de l’aborder.
85
MADAME ROUSSELIN.
Vu les convenances: ce serait plutôt à moi.
ROUSSELIN.
En effet, c’est plutôt à une femme mariée.
ARABELLE.
Mais je veux bien!
MADAME ROUSSELIN.
Je vous le défends, mademoiselle!
ARABELLE.
J’obéis, madame! (A part, en remontant.) Qu’a-t-elle donc à vouloir m’empêcher?... Attendons! (Elle disparaît.)
MADAME ROUSSELIN.
Tu as parfois, mon ami, des idées singulières; charger l’institutrice d’une chose pareille! car c’est pour ta candidature, j’imagine?
ROUSSELIN.
Sans doute! Et moi, je trouvais que miss Arabelle, précisément à cause de son petit amour, dont je ne doute plus, pouvait fort bien...
MADAME ROUSSELIN.
Ah! tu ne la connais pas. C’est une personne à la fois violente et dissimulée, cachant sous des airs romanesques une âme qui l’est fort peu; et je sens qu’il faut se méfier d’elle...
ROUSSELIN.
Tu as peut-être raison? Voici Julien! Tu comprends, n’est-ce pas, tout ce qu’il faut lui dire?
86
MADAME ROUSSELIN.
Oh! je saurai m’y prendre!
ROUSSELIN.
Je me fie à toi! (Rousselin s’éloigne, après avoir salué Julien. La nuit est venue.)
SCÈNE XIII.
MADAME ROUSSELIN, JULIEN.
JULIEN, apercevant madame Rousselin.
Elle! (Il jette son cigare.) Seule! Comment faire? (Saluant.) Madame!
MADAME ROUSSELIN.
M. Duprat, je crois?
JULIEN.
Hélas! oui, madame.
MADAME ROUSSELIN.
Pourquoi, hélas?
JULIEN.
J’ai le malheur d’écrire dans un journal qui doit vous déplaire.
MADAME ROUSSELIN.
Par sa couleur politique, seulement.
JULIEN.
Si vous saviez combien je méprise les intérêts qui m’occupent!
87
MADAME ROUSSELIN.
Mais les intelligences d’élite peuvent s’appliquer à tout sans déchoir. Votre dédain, il est vrai, n’a rien de surprenant. Quand on écrit des vers aussi... remarquables...
JULIEN.
Ce n’est pas bien ce que vous faites là, madame! Pourquoi railler?
MADAME ROUSSELIN.
Nullement! Malgré mon insuffisance peut-être, je vous crois un avenir...
JULIEN.
Il est fermé par le milieu où je me débats. L’art pousse mal sur le terroir de la province. Le poète qui s’y trouve et que la misère oblige à certains travaux est comme un homme qui voudrait courir dans un bourbier. Un ignoble poids, toujours collé à ses talons, le retient; plus il s’agite, plus il enfonce. Et cependant quelque chose d’indomptable proteste et rugit au dedans de vous! Pour se consoler de ce que l’on fait, on rêve orgueilleusement à ce que l’on fera; puis les mois s’écoulent, la médiocrité ambiante vous pénètre, et on arrive doucement à la résignation, cette forme tranquille du désespoir.
MADAME ROUSSELIN.
Je comprends et je vous plains!
JULIEN.
Ah! madame, que votre pitié est douce! bien qu’elle augmente ma tristesse!
88
MADAME ROUSSELIN.
Courage! le succès, plus tard, viendra.
JULIEN.
Dans mon isolement, est-ce possible?
MADAME ROUSSELIN.
Au lieu de fuir le monde, allez vers lui! Son langage n’est pas le vôtre, apprenez-le! Soumettez-vous à ses exigences. La réputation et le pouvoir se gagnent par le contact; et, puisque la société est naturellement à l’état de guerre, rangez-vous dans le bataillon des forts, du côté des riches, des heureux! Quant à vos pensées intimes, n’en dites jamais rien, par dignité et par prudence. Dans quelque temps, lorsque vous habiterez Paris, comme nous...
JULIEN.
Mais je n’ai pas le moyen d’y vivre, madame!
MADAME ROUSSELIN.
Qui sait? avec la souplesse de votre talent, rien n’est difficile, et vous l’utiliserez pour des personnes qui en marqueront leur gratitude! Mais il est tard; au plaisir de vous revoir, monsieur! (Elle remonte.)
JULIEN.
Oh! restez! au nom du ciel, je vous en conjure! Voilà si longtemps que je l’espère, cette occasion. Je cherchais des ruses inutilement pour arriver jusqu’à vous! D’ailleurs, je n’ai pas bien compris vos dernières paroles. Vous attendez quelque chose de moi, il me semble? Est-ce un ordre? Dites-le! j’obéirai.
89
MADAME ROUSSELIN.
Quel dévouement!
JULIEN.
Mais vous occupez ma vie! Quand, pour respirer plus à l’aise, je monte sur la colline, malgré moi, tout de suite, mes yeux découvrent parmi les autres votre chère maison, blanche dans la verdure de son jardin; et le spectacle d’un palais ne me donnerait pas autant de convoitise! Quelquefois vous apparaissez dans la rue, c’est un éblouissement, je m’arrête, et puis je cours après votre voile, qui flotte derrière vous comme un petit nuage bleu! Bien souvent je suis venu devant cette grille pour vous apercevoir et entendre passer au bord des violettes le murmure de votre robe. Si votre voix s’élevait, le moindre mot, la phrase la plus ordinaire, me semblait d’une valeur inintelligible pour les autres; et j’emportais cela, joyeusement, comme une acquisition!—Ne me chassez pas! Pardonnez-moi! J’ai eu l’audace de vous envoyer des vers. Ils sont perdus, comme les fleurs que je cueille dans la campagne, sans pouvoir vous les offrir, comme les paroles que je vous adresse la nuit et que vous n’entendez pas, car vous êtes mon inspiration, ma muse, le portrait de mon idéal, mes délices, mon tourment!
MADAME ROUSSELIN.
Calmez-vous, monsieur!... Cette exagération...
JULIEN.
Ah! c’est que je suis de 1830, moi! J’ai appris à lire dans Hernani, et j’aurais voulu être Lara! J’exècre 90 toutes les lâchetés contemporaines, l’ordinaire de l’existence et l’ignominie des bonheurs faciles! L’amour qui a fait vibrer la grande lyre des maîtres gonfle mon cœur. Je ne vous sépare pas, dans ma pensée, de tout ce qu’il y a de plus beau; et le reste du monde, au loin, me paraît une dépendance de votre personne. Ces arbres sont faits pour se balancer sur votre tête, la nuit, pour vous recouvrir, les étoiles qui rayonnent doucement comme vos yeux, pour vous regarder!
MADAME ROUSSELIN.
La littérature vous emporte, monsieur! Quelle confiance une femme peut-elle accorder à un homme qui ne sait pas retenir ses métaphores, ou sa passion? Je crois la vôtre sincère, pourtant. Mais vous êtes jeune, et vous ignorez trop ce qui est l’indispensable. D’autres, à ma place, auraient pris pour une injure la vivacité de vos sentiments. Il faudrait au moins promettre...
JULIEN.
Voilà que vous tremblez aussi. Je le savais bien! On ne repousse pas un tel amour!
MADAME ROUSSELIN.
Ma hardiesse à vous écouter m’étonne moi-même. Les gens d’ici sont méchants, monsieur. La moindre étourderie peut nous perdre!... Le scandale...
JULIEN.
Ne craignez rien! Ma bouche se taira, mes yeux se détourneront, j’aurai l’air indifférent; et si je me présente chez vous...
91
MADAME ROUSSELIN.
Mais, mon mari... monsieur.
JULIEN.
Ne me parlez pas de cet homme!
MADAME ROUSSELIN.
Je dois le défendre.
JULIEN.
C’est ce que j’ai fait,—par amour pour vous!
MADAME ROUSSELIN.
Il l’apprendra; vous n’aurez pas à vous repentir de votre générosité.
JULIEN.
Laissez-moi me mettre à vos genoux, afin que je vous contemple de plus près. J’exécuterai, madame, tout ce qu’il vous plaira! et valeureusement, n’en doutez pas; me voilà devenu fort! Je voudrais épandre sur vos jours, avec les ivresses de la terre, tous les enchantements de l’art, toutes les bénédictions du ciel.
MISS ARABELLE, cachée derrière un arbre.
J’en étais sûre!
MADAME ROUSSELIN.
J’attends de vous une preuve immédiate de complaisance, d’affection...
JULIEN.
Oui, oui!
92
SCÈNE XIV.
Les Mêmes, MISS ARABELLE, puis MUREL et GRUCHET, à la fin ROUSSELIN.
MADAME ROUSSELIN, remontant.
On vient! il faut que je rentre.
JULIEN.
Pas encore!
GRUCHET, au fond, poursuivant Murel.
Alors, rendez-moi mon argent!
MUREL, continuant à marcher.
Vous m’ennuyez!
GRUCHET.
Polisson!
MUREL, lui donnant un soufflet.
Voleur!
ROUSSELIN, en entrant, qui a entendu le bruit du soufflet.
Qu’est-ce donc?
JULIEN, à madame Rousselin.
Oh! cela seulement! (Il lui applique sur la main un baiser sonore.)
MISS ARABELLE reconnaît Julien.
Ah!
ROUSSELIN.
Que se passe-t-il? (Apercevant miss Arabelle qui s’enfuit.) Arabelle! demain, je la flanque à la porte!
ACTE TROISIÈME
Au Salon de Flore. L’intérieur d’un bastringue. En face, et occupant tout le fond, une estrade pour l’orchestre. Il y a dans le coin de gauche une contre-basse. Attachés au mur, des instruments de musique; au milieu du mur, un trophée de drapeaux tricolores. Sur l’estrade une table avec une chaise; deux autres tables des deux côtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l’autre. Toute la scène est remplie de chaises. A une certaine hauteur un balcon, où l’on peut circuler.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
ROUSSELIN, seul, à l’avant-scène, puis UN GARÇON DE CAFÉ.
Si je comparais l’anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre? Et le pouvoir... à un vampire? Non, c’est prétentieux! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme: «fermer l’ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement»; et beaucoup de mots en isme: «parlementarisme, obscurantisme!...»
Calmons-nous! un peu d’ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt; on a constitué le bureau hier au soir. Le voilà; le bureau! Ici, la place du Président (il montre la table, au milieu); des deux côtés, les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais 94 sur quoi m’appuierai-je? Il me faudrait une tribune! Oh! je l’aurai, la tribune! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade.) Bien! et je placerai le verre d’eau,—car je commence à avoir une soif abominable—je placerai le verre d’eau là! (Il prend le verre d’eau qui se trouve sur la table du Président et le met sur sa chaise.) Aurai-je assez de sucre? (Regardant le bocal qui en est plein.) Oui!
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu’un prend la parole. Il m’interpelle pour me demander... par exemple... Mais d’abord qui m’interpelle? Où est l’individu? A ma droite, je suppose! Alors je tourne la tête brusquement! Il doit être moins loin? (Il va déranger une chaise, puis remonte.) Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j’avais pris mon habit? C’est plus commode pour le bras! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate? (Il se regarde dans une petite glace à main, qu’il retire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop cependant; on ressemble à un chanteur de romance. Oh! ça ira—avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir! C’est égal! Voilà une peur qui m’empoigne... et j’éprouve à l’épigastre... (Il boit.) Ce n’est rien! Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts! Allons, pas de faiblesse, ventrebleu! un homme en vaut un autre, et j’en vaux plusieurs! Il me monte à la tête... comme des bouillons! et je me sens, ma parole, un toupet infernal!
«Et c’est à moi que ceci s’adresse, monsieur!» 95 Celui-là est en face; marquons-le. (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) «A moi que ceci s’adresse, à moi!» Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. «A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le patriotisme... à moi que... à moi pour lequel...» puis, tout à coup: «Ah! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur!» Et on reste sans bouger! (Rousselin garde la tête en haut, l’index de la main droite vers le sol.) Il réplique: «Vos preuves alors! donnez vos preuves! Ah! prenez garde! On ne se joue pas de la crédulité publique!» Il ne trouve rien. «Vous vous taisez! ce silence vous condamne! J’en prends acte!» Un peu d’ironie maintenant! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. «Ah! ah!» Essayons le rire de supériorité. «Ah! ah! ah! je m’avoue vaincu, effectivement! Parfait!» Mais deux autres qui sont là (Rousselin déplace deux chaises)—Je les reconnaîtrai—s’écrient que je m’insurge contre nos institutions, ou n’importe quoi. Alors d’un ton furieux: «Mais vous niez le progrès!» Développement du mot progrès: «Depuis l’astronome avec son télescope qui, pour le hardi nautonier... jusqu’au modeste villageois baignant de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l’artiste dont l’inspiration...» Et je continue jusqu’à une phrase, où je trouve le moyen d’introduire le mot «bourgeoisie». Tout de suite: éloge de la bourgeoisie, le tiers État, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l’ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier: «Eh bien! et le peuple, qu’en faites-vous?» Je pars: «Ah! le peuple, 96 il est grand»; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles! J’exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquard tisserand, Marceau tailleur; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs sont flattés. Et après que j’ai tonné contre la corruption des riches: «Que lui reproche-t-on, au peuple? c’est d’être pauvre!» Tableau enragé de sa misère; bravos! «Ah! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l’ouvrier! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n’en est que plus sympathique! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci! surannées, et que rien n’est comparable à l’affection d’un homme de cœur!...» Et je me tape sur le cœur! bravo! bravo! bravo! (Rousselin claque des mains en tournoyant.)
UN GARÇON DE CAFÉ.
Monsieur Rousselin, ils arrivent!
ROUSSELIN.
Retirons-nous, que je n’aie pas l’air... Aurai-je le temps d’aller chercher mon habit?... Oui!—en courant! (Il sort.)
97
SCÈNE II.
Tous les électeurs, VOINCHET, MARCHAIS, HOMBOURG, HEURTELOT, ONÉSIME, LE GARDE CHAMPÊTRE, BEAUMESNIL, LEDRU, LE PRÉSIDENT, puis ROUSSELIN, puis MUREL.
VOINCHET.
Ah! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce qu’il paraît.
LEDRU.
Pour une réunion politique, on aurait dû choisir un endroit plus convenable que le Salon de Flore.
BEAUMESNIL.
Puisqu’il n’y en a pas d’autres dans la localité! Qui est-ce que vous nommerez, monsieur Marchais?
MARCHAIS.
Mon Dieu, Rousselin! C’est encore lui, après tout...
LEDRU.
Moi j’ai résolu de faire un vacarme...
VOINCHET.
Tiens! le fils de Bouvigny.
BEAUMESNIL.
Le père est plus finaud, il ne vient pas.
LE PRÉSIDENT.
En séance!
98
LE GARDE CHAMPÊTRE.
En séance!
LE PRÉSIDENT.
Messieurs! nous avons à discuter les mérites de nos deux candidats pour les élections de dimanche. Aujourd’hui vous vous occuperez de l’honorable M. Rousselin, et demain soir, de l’honorable M. Gruchet. La Séance est ouverte. (Rousselin, en habit noir, sort d’une petite porte derrière le président, fait des salutations et reste debout au milieu de l’estrade.)
VOINCHET.
Je demande que le candidat nous parle des chemins de fer.
ROUSSELIN, après avoir toussé et pris un verre d’eau.
Si on avait dit du temps de Charlemagne ou même de Louis XIV, qu’un jour viendrait, où, en trois heures, il serait possible d’aller...
VOINCHET.
Ce n’est pas ça! Êtes-vous d’avis qu’on donne une allocation au chemin de fer qui doit passer par Saint-Mathieu, ou bien à un autre qui couperait Bonneval—idée cent fois meilleure?
UN ÉLECTEUR.
Saint-Mathieu est plus à l’avantage des habitants! Déclarez-vous pour celui-là, monsieur Rousselin!
ROUSSELIN.
Comment ne serais-je pas pour le développement de ces gigantesques entreprises qui remuent des capitaux, 99 prouvent le génie de l’homme, apportent le bien-être au sein des populations!
HOMBOURG.
Pas vrai, elles les ruinent!
ROUSSELIN.
Vous niez donc le progrès? monsieur, le progrès, qui depuis l’astronome...
HOMBOURG.
Mais les voyageurs?...
ROUSSELIN.
Avec son télescope...
HOMBOURG.
Ah! si vous m’empêchez!...
LE PRÉSIDENT.
La parole est à l’interpellant.
HOMBOURG.
Les voyageurs ne s’arrêteront plus dans nos pays.
VOINCHET.
C’est parce qu’il tient une auberge!
HOMBOURG.
Elle est bonne, mon auberge!
TOUS.
Assez! assez! (Les voisins de Hombourg le font se rasseoir.)
LE PRÉSIDENT.
Pas de violence, messieurs!
100
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence!
HOMBOURG.
Voilà comme vous défendez nos intérêts!
ROUSSELIN.
J’affirme!...
HOMBOURG.
Mais vous perdez le roulage!
UN ÉLECTEUR.
Il soutiendra le libre échange!
ROUSSELIN.
Sans doute! Par la transmission des marchandises, un jour la fraternité des peuples...
UN ÉLECTEUR.
Il faut admettre les laines anglaises! Proclamez l’affranchissement de la bonneterie!
ROUSSELIN.
Et tous les affranchissements!
LES ÉLECTEURS.
(Côté droit.) Oui! oui! (Côté gauche.) Non! non! à bas!
ROUSSELIN.
Plût au ciel que nous puissions recevoir en abondance les céréales, les bestiaux!
UN AGRICULTEUR en blouse.
Eh bien, vous êtes gentil pour l’agriculture!...
ROUSSELIN.
Tout à l’heure je répondrai sur le chapitre de l’agriculture! (Il se verse un verre d’eau.—Silence.)
101
HEURTELOT, apparaissant en haut, au balcon.
Qu’est-ce que vous pensez des hannetons?
TOUS, riant.
Ah! ah! ah!
LE PRÉSIDENT.
Un peu de gravité, messieurs!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Pas de désordre! Au nom de la loi, assis! (Le calme se rétablit.)
MARCHAIS, poussé par des voisins.
Monsieur Rousselin, nous voudrions savoir votre idée sur les impôts.
ROUSSELIN.
Les impôts, mon Dieu... certainement, sont pénibles... mais indispensables... C’est une pompe,—si je puis m’exprimer ainsi,—qui aspire du sein de la terre un élément fertilisateur pour le répandre sur le sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but... et si, en exagérant... on n’arriverait pas quelquefois à tarir...
LE PRÉSIDENT, se penchant vers lui.
Charmante comparaison!
VOINCHET.
La propriété foncière est surchargée!
HEURTELOT.
On paye plus de trente sous de droits pour un litre de cognac?
LEDRU.
La flotte nous dévore!
102
BEAUMESNIL.
Est-ce qu’on a besoin d’un Jardin des Plantes?
ROUSSELIN.
Sans doute! sans doute! sans doute! il faudrait apporter d’immenses, d’immenses économies!
TOUS.
Très bien!
ROUSSELIN.
D’autre part, le gouvernement lésine, tandis qu’il devrait...
BEAUMESNIL.
Élever les enfants pour rien!
MARCHAIS.
Protéger le commerce!
L’AGRICULTEUR.
Encourager l’agriculture!
ROUSSELIN.
Bien sûr!
BEAUMESNIL.
Fournir l’eau et la lumière gratuitement dans chaque maison!
ROUSSELIN.
Peut-être, oui!
HOMBOURG.
Vous oubliez le roulage dans tout ça!
ROUSSELIN.
Oh! non, non pas! Et permettez-moi de résumer en un seul corps de doctrine, de prendre en faisceau...
103
LEDRU.
On connaît votre manière d’enguirlander le monde! Mais si vous aviez devant vous Gruchet...
ROUSSELIN.
C’est à moi que vous comparez Gruchet! à moi!... qu’on a vu pendant quarante ans... à moi dont le patriotisme...—Ah! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur!
LEDRU.
Oui, je le compare à vous!
ROUSSELIN.
Ce Catilina de village!
HEURTELOT, au balcon.
Qu’est-ce que c’est, Catilina?
ROUSSELIN.
C’était un célèbre conspirateur qui, à Rome...
LEDRU.
Mais Gruchet ne conspire pas!
HEURTELOT.
Êtes-vous de la police?
Ensemble, confusément.
TOUS, à droite.
Il en est! il en est!
TOUS, à gauche.
Non, il n’en est pas! (Vacarme.)
ROUSSELIN.
Citoyens! de grâce! Citoyens! Je vous en prie! de grâce! écoutez-moi!
104
MARCHAIS.
Nous écoutons! (Rousselin cherche à dire quelque chose et reste muet. Rires de la foule.)
TOUS, riant.
Ah! ah! ah!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence!
HEURTELOT.
Il faut qu’il s’explique sur le droit au travail.
TOUS.
Oui! oui! le droit au travail!
ROUSSELIN.
On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmures.) Ah! vous m’accorderez qu’on a écrit, à ce propos, énormément de livres. Les avez-vous lus?
HEURTELOT.
Non!
ROUSSELIN.
Je les sais par cœur! Et si, comme moi, vous aviez passé vos nuits dans le silence du cabinet, à...
HEURTELOT.
Assez causé de vous! Le droit au travail!
TOUS.
Oui, oui, le droit au travail!
ROUSSELIN.
Sans doute, on doit travailler!
HEURTELOT.
Et commander de l’ouvrage!
105
MARCHAIS.
Mais si on n’en a pas besoin?
ROUSSELIN.
N’importe!
MARCHAIS.
Vous attaquez la propriété!
ROUSSELIN.
Et quand même?
MARCHAIS, se précipitant sur l’estrade.
Ah! vous me faites sortir de mon caractère.
ÉLECTEURS, de droite.
Descendez! descendez!
ÉLECTEURS, de gauche.
Non! qu’il y reste!
ROUSSELIN.
Oui! qu’il demeure! J’admets toutes les contradictions! Je suis pour la liberté! (Applaudissements à droite. Murmures à gauche; il se retourne vers Marchais.) Le mot vous choque, monsieur? c’est que vous n’en comprenez point le sens économique, la valeur... humanitaire! La presse l’a élucidée pourtant! et la presse—rappelons-le, citoyens—est un flambeau, une sentinelle qui...
BEAUMESNIL.
A la question!
MARCHAIS.
Oui, la propriété!
106
ROUSSELIN.
Eh bien! je l’aime comme vous; je suis propriétaire. Vous voyez donc que nous sommes d’accord!
MARCHAIS, embarrassé.
Cependant... hum!... cependant...
LEDRU.
Ah! l’épicier! (Tout le monde rit.)
ROUSSELIN.
Encore un mot! je vais le convaincre! (A Marchais.) On doit,—n’est-il pas vrai,—on doit, autant que possible, démocratiser l’argent, républicaniser le numéraire. Plus il circule, plus il en tombe dans la poche du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela, on a imaginé le crédit.
MARCHAIS.
Il ne faut pas trop de crédit?
ROUSSELIN.
Parfait! Oh! très bien!
LEDRU.
Comment! pas de crédit?
ROUSSELIN, à Ledru.
Vous avez raison; car si l’on ôte le crédit, plus d’argent, et d’autre part, c’est l’argent qui fait la base du crédit; les deux termes sont corrélatifs! (Secouant fortement Marchais.) Comprenez-vous que les deux termes soient corrélatifs? Vous vous taisez? ce silence vous condamne, j’en prends acte!
107
TOUS.
Assez! assez! (Marchais regagne sa place.)
ROUSSELIN.
Ainsi se trouve résolue, citoyens, l’immense question du travail! En effet, sans propriété, pas de travail! Vous faites travailler parce que vous êtes riche, et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez, non seulement pour devenir propriétaires, mais parce que vous l’êtes! Vos œuvres font du capital, vous êtes capitalistes.
L’AGRICULTEUR.
Drôles de capitalistes!
MARCHAIS.
Vous embrouillez tout!
LEDRU.
C’est se ficher du monde!
TOUS.
Oui! la clôture! à la porte! la clôture!
LE PRÉSIDENT.
Cela devient intolérable! on ne peut plus...
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Je vais faire évacuer l’asile!
ROUSSELIN, à part, apercevant Murel qui entre.
Murel!
LEDRU.
Que le candidat justifie les éloges qu’il a donnés devant moi aux opinions du sieur Bouvigny! (Aux ouvriers.) Vous y étiez, vous autres?
108
ROUSSELIN.
Mais... je... je...
LEDRU.
Il est perdu!
HEURTELOT.
Tendez la gaffe!
VOINCHET.
Un médecin! (Rire général.)
MUREL.
J’étais là aussi, moi! L’honorable M. Rousselin a paru condescendre aux idées de Bouvigny! Il ne s’en cache pas! Il s’en vante!
ROUSSELIN, fièrement.
Ah!
MUREL.
Et c’était précisément à cause des électeurs qui l’entouraient, pour affermir leurs convictions, en leur faisant voir jusqu’à quel point peut aller dans la tête de certaines personnes...
ROUSSELIN.
L’obscurantisme!
MUREL.
Effectivement! C’était, dis-je, un procédé de tactique parlementaire, une ruse... bien légitime, passez-moi l’expression, pour le faire tomber dans le panneau.
HEURTELOT.
Oh! oh! trop malin!
LEDRU.
Alors, il s’est conduit en saltimbanque.
109
MUREL.
Mais je...
HEURTELOT.
Ne le défendez plus!
LEDRU.
Et voilà l’homme qui avait promis d’aller caloter le préfet!
ROUSSELIN.
Pourquoi pas?
LE GARDE CHAMPÊTRE, le frappant légèrement sur l’épaule.
Doucement, monsieur Rousselin!
TOUS.
Assez! assez! la clôture! la clôture! (Tout le monde se lève. Rousselin fait un geste désespéré, puis se retourne vers le président qui sort.)
LE PRÉSIDENT.
Une séance peu favorable, cher monsieur; espérons qu’une autre fois...
ROUSSELIN, observant Murel.
Murel qui s’en va! (A Marchais qui passe devant lui.) Marchais! ah! c’est mal! c’est mal!
MARCHAIS.
Que voulez-vous, avec vos opinions!...
110
SCÈNE III.
ROUSSELIN, ONÉSIME, LE GARÇON DE CAFÉ.
ROUSSELIN, redescendant.
Oh! mes rêves!...—je n’ai plus qu’à m’enfuir, ou à me jeter à l’eau maintenant! On va faire des gorges chaudes, me blaguer! (Considérant les chaises.) Ils étaient là!... oui! et au lieu de cette foule en délire dont j’écoutais d’avance les trépignements... (Le garçon de café entre pour ranger les chaises.) Ah! fatale ambition, pernicieuse aux rois comme aux particuliers!... et pas moyen de faire un discours! tous mes mots ont raté! Comme je souffre! comme je souffre! (Au garçon de café.) Ah! vous pouvez les prendre! je n’en ai plus besoin! (A part.) Leur vue me tape sur les nerfs maintenant!
LE GARÇON DE CAFÉ, à Onésime sur l’estrade et qui se trouve caché par la contrebasse.
Restez-vous là?
ONÉSIME, timidement.
Monsieur Rousselin!
ROUSSELIN.
Ah! Onésime!
ONÉSIME, s’avançant.
Je voudrais trouver quelque chose de convenable... pour vous dire que je participe aux désagréments...
ROUSSELIN.
Merci! merci! Car tout le monde m’abandonne!... jusqu’à Murel!
111
ONÉSIME.
Il vient de sortir avec le clerc de Me Dodart!
ROUSSELIN.
Si j’allais le trouver? (Regardant dehors.) Il y a encore trop de monde sur la place, et le peuple est capable de se porter sur moi à des excès!...
ONÉSIME.
Je ne crois pas!
ROUSSELIN.
Cela s’est vu! On peut être outragé, déchiré! Ah! la populace! je comprends Néron!
ONÉSIME.
Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui lui enlevait tout espoir, il a été comme vous, bien triste! Cependant il a repris le dessus, à force de philosophie!
ROUSSELIN.
Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n’allez pas me tromper?
ONÉSIME.
Oh!
ROUSSELIN.
Est-ce que M. votre père... (Se retournant vers le garçon qui remue les chaises.) Il est irritant, ce garçon-là! Laissez-nous tranquilles! (Le garçon sort.) Est-ce que votre père avait autant de voix qu’on le soutient? Il m’a défilé une liste de communes!...
ONÉSIME.
Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs. J’ai vu leurs noms!
112
ROUSSELIN, à part.
C’est un chiffre, cela!
ONÉSIME.
Mais... j’ai quelque chose pour vous. Une vieille femme, que je ne connais pas, m’a dit comme j’entrais à la séance: «Faites-moi le plaisir de remettre ce billet à M. Rousselin.» (Il le lui donne.)
ROUSSELIN.
Une drôle de lettre! Voyons un peu! (Lisant.) «Une personne qui s’intéresse à vous croit de son devoir de vous prévenir que Mme Rousselin... (Il s’arrête bouleversé.)
ONÉSIME.
Dois-je porter la réponse?
ROUSSELIN, ricanant convulsivement.
La... la... la réponse?
ONÉSIME.
Oui? laquelle?
ROUSSELIN, furieux.
C’est un coup de pied pour l’imbécile qui fait de pareilles commissions! (Onésime s’enfuit.)
Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de m’en tourmenter! (Il la froisse et la jette.) La haine de mes ennemis n’aura donc pas de bornes! Voilà une machination qui dépasse toutes les autres! C’est pour me distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma candidature; et on m’attaque jusqu’au fond de l’honneur! Cette infamie-là doit venir de Gruchet?... Sa 113 bonne est sans cesse à rôder autour de la maison... (Il ramasse la lettre, et lisant.) «Que votre femme a un amant!» On n’est pas l’amant de ma femme!—Quels sont les hommes qui peuvent être son amant?...
Est-ce assez bête!... Cependant l’autre soir, sous les quinconces, j’ai entendu un soufflet, presque aussitôt un baiser! J’ai bien vu miss Arabelle! mais sûrement elle n’était pas seule, puisque, d’autre part, un soufflet?... Est-ce qu’un insolent se serait permis envers Mme Rousselin?... Oh! elle me l’aurait dit? Et puis, le baiser dans ce cas-là eût précédé le soufflet, tandis que j’ai fort bien entendu un soufflet d’abord, et un baiser ensuite! Bah! n’y pensons plus! j’ai bien d’autres choses! Non! non! tout à mon affaire! (Il va pour sortir.)
SCÈNE IV.
ROUSSELIN, GRUCHET.
GRUCHET.
Il n’est pas là, M. Murel?
ROUSSELIN.
Vous venez me narguer, sans doute? jouir de ma défaite, ajouter vos persiflages...
GRUCHET.
Pas du tout!
ROUSSELIN.
Au moins, faut-il se servir d’armes loyales, monsieur!
114
GRUCHET.
Le droit est de mon côté!
ROUSSELIN.
Je sais bien qu’en politique...
GRUCHET.
Ce n’est pas la politique qui me fait agir, mais des intérêts plus humbles. M. Murel...
ROUSSELIN.
Eh! je me moque de Murel!
GRUCHET.
Voilà huit jours qu’il m’échappe, malgré ses promesses. Et il se conduit d’une manière abominable! Non content de s’être livré sur moi à des violences,—je pouvais le traduire en justice; je n’ai pas voulu, par respect du monde et considération pour l’industrie.
ROUSSELIN.
Plus vite, je vous prie!
GRUCHET.
M. Murel s’est engagé, en arrivant ici, dans des opérations de Bourse, qui furent d’abord heureuses; et il a si bien fait... que... une première fois, je lui ai prêté dix mille francs. Oh! il me les a rendus, et même avec des bénéfices! Deux mois plus tard, autre prêt de cinq mille! Mais la chance avait tourné. Une troisième fois...
ROUSSELIN.
Est-ce que ça me regarde?
115
GRUCHET.
Bref, il me doit actuellement trente mille deux cent vingt-six francs et quinze centimes!
ROUSSELIN, à part.
Ah! c’est bon à savoir!
GRUCHET.
Ce jeune homme a abusé de ma candeur! Il me leurrait avec la perspective d’une belle affaire, un riche mariage.
ROUSSELIN, à part.
Coquin!
GRUCHET.
Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis quelque temps, j’en ai tellement dépensé! (Il soupire.) Et, puisque vous êtes son ami, arrangez-vous, priez-le, pour qu’il me rende ce qui m’appartient.
ROUSSELIN.
Me demander cela, vous, mon rival!
GRUCHET.
Je n’ai pas fait le serment de l’être toujours! J’ai du cœur, monsieur Rousselin; je sais reconnaître les bons offices!
ROUSSELIN.
Comment! lorsque je possède une reconnaissance de six mille francs, prêtés autrefois pour commencer vos affaires, et dont les intérêts, depuis l’époque, montent à plus de vingt mille!
116
GRUCHET.
C’est même où je voulais en venir.. Donnant, donnant.
ROUSSELIN.
Je n’y suis plus du tout!
GRUCHET.
Songez donc que beaucoup de personnes dépendent de moi, et que j’ai, sans qu’il y paraisse, pas mal d’influence! Si vous me remettiez le papier en question, on pourrait s’entendre.
ROUSSELIN.
Sur quoi?
GRUCHET.
Je lâcherais les électeurs.
ROUSSELIN.
Et si je ne suis pas nommé?... Je perds mon argent!
GRUCHET.
Vous êtes trop modeste!
ROUSSELIN.
Hein?
GRUCHET.
A votre guise! Jusqu’à la dernière minute, il sera temps! Mais je vous répète que vous avez tort! (Il se dirige vers la gauche.)
ROUSSELIN.
Où allez-vous donc par là?
GRUCHET.
Dans ce cabinet, où mon ami Julien doit être à travailler 117 sur le procès-verbal de la séance. Je vous assure que vous avez tort! (Il sort.)
SCÈNE V.
ROUSSELIN, puis MUREL.
ROUSSELIN.
Est-ce un piège, ou serait-ce la vérité? Quant à Murel, c’est un sauteur qui faisait tout bonnement une spéculation. Oh! je m’en doutais un peu! Mais, à présent, je ne vois pas pourquoi je me gênerais; il a perdu son crédit sur le peuple, et ma foi...
MUREL, entre joyeux.
Pardon de vous avoir quitté si vite! Je viens de chez Dodart. Quel événement, mon cher! Un bonheur!...
ROUSSELIN.
Ah! vous en faites de belles! Je suis obligé de recevoir vos créanciers. Gruchet exige trente mille francs!
MUREL.
La semaine prochaine, il les aura!
ROUSSELIN.
Encore vos forfanteries! Jamais vous ne doutez de rien!... De même pour ma candidature! On n’est pas en vérité moins habile, et vous auriez dû plutôt...
MUREL.
Soutenir Gruchet, n’est-ce pas?
118
ROUSSELIN.
C’est tout comme! L’Impartial, depuis huit jours, n’a rien fait.
MUREL.
J’étais en voyage et je suis revenu sans même attendre...
ROUSSELIN.
Mauvaise excuse!
MUREL.
La réclamation de Gruchet est une vengeance. Je me perds à cause de vous; heureusement que...
ROUSSELIN.
Quoi donc!
MUREL.
Vous m’avez, en quelque sorte, promis la main de votre fille...
ROUSSELIN.
Oh! oh! entendons-nous!
MUREL.
Mais vous ne savez donc pas que je viens d’hériter!
ROUSSELIN.
De votre tante, peut-être?
MUREL.
Certainement!
ROUSSELIN.
La plaisanterie est rebattue.
MUREL.
Je vous jure que ma tante est morte!
119
ROUSSELIN.
Eh bien! enterrez-la, et ne me bernez pas avec vos histoires d’héritage.
MUREL.
Rien de plus vrai! Seulement, comme la pauvre femme a trépassé depuis mon départ, on cherche si quelquefois un autre testament...
ROUSSELIN.
Ah! il y a des si! Eh bien, mon cher, moi, j’aime les gens sûrs des choses qu’ils disent et entreprennent.
MUREL.
Monsieur Rousselin, vous oubliez trop ce que je puis faire pour vous!
ROUSSELIN.
Pas grand’chose! Les ouvriers ne vous écoutent plus!
MUREL.
Vraiment! Parce qu’il y a cinq ou six braillards peut-être... des hommes que j’avais renvoyés de ma fabrique... Mais tous les autres!
ROUSSELIN.
Pourquoi ne sont-ils pas venus?
MUREL.
Comment les amener, étant absent?
ROUSSELIN, à part.
Cela, c’est une raison.
120
MUREL.
Vous ne connaissez pas leur humeur, et je parie que d’ici à dimanche prochain, si je voulais, j’aurais le temps... Mais non, je ne m’en mêle plus... et... je recommanderai Gruchet!
ROUSSELIN, à part.
Il me fait des menaces!... Est-ce que j’aurais encore des chances? (Haut.) Ainsi vous croyez... que l’effet de la réunion... n’a pas été absolument mauvais?
MUREL.
Ah! vous avez blessé le peuple!
ROUSSELIN.
Mais j’en suis du peuple! Mon père était un modeste travailleur. Voilà ce qu’il faut leur dire, mon bon Murel, et que j’ai souffert pour eux, car le gouvernement a mis la main sur moi, là, tout à l’heure! Retournez à la filature.
MUREL.
Mais écoutez!... j’apporte...—on n’attend plus que le certificat de décès de mon cousin...
ROUSSELIN.
Faites-leur comprendre!
MUREL.
Premièrement, une ferme.
121
SCÈNE VI.
Les Mêmes, MADAME ROUSSELIN, LOUISE.
MADAME ROUSSELIN, à la cantonade.
Louise, suis-moi donc! Qu’as-tu à regarder partout? (A son mari.) Ah! je te trouve enfin; j’étais inquiète. S’il y a du bon sens!
ROUSSELIN.
Je ne pouvais pas...
LOUISE, apercevant Murel.
Mon ami!
MUREL.
Louise!
MADAME ROUSSELIN, scandalisée.
Que signifie? Est-ce une tenue pour une jeune personne? Et vous-même, monsieur, une pareille familiarité!...
MUREL.
Mon Dieu, madame, M. Rousselin pourra vous dire...
MADAME ROUSSELIN.
Je suis curieuse, en effet (tirant son mari à l’écart), de voir par quelles raisons ma fille...
ROUSSELIN.
Ma chérie, d’abord tu comprendras...
LOUISE, à Murel, à part.
C’est moi qui ai poussé ma mère à venir; je vous savais ici; pas d’autre moyen!...
122
MUREL, de même.
Il faut brusquer tout; je vous dirai pourquoi. (S’avançant vers M. et Madame Rousselin.) Madame, bien qu’on ait l’habitude d’employer pour de telles démarches des intermédiaires, je m’en passe forcément, et je vous prie de m’accorder en mariage Mlle Louise.
MADAME ROUSSELIN.
Monsieur, mais, monsieur, on ne prend pas les gens...
MUREL, vite.
Ma nouvelle position de fortune me permet...
ROUSSELIN.
Ah! il faut voir!
MADAME ROUSSELIN.
Cela est si en dehors des procédés ordinaires...
LOUISE, souriant.
Oh! maman!
MADAME ROUSSELIN.
Et cette inconvenance, dans un endroit public! (Julien entre par la porte de gauche.)
SCÈNE VII.
Les Mêmes, JULIEN.
JULIEN, à Rousselin.
Je viens, monsieur, me mettre à votre disposition.
ROUSSELIN.
Vous?
123
JULIEN.
Oui, moi, absolument!
MUREL, à part.
Qui l’amène?
JULIEN.
Mon journal ayant une autorité de vieille date dans le pays, je peux vous être utile.
ROUSSELIN, ébahi.
Mais Murel?
JULIEN, regardant madame Rousselin.
J’ai entendu à travers cette cloison tout ce qui s’est passé à la séance, et il m’est facile d’en faire un compte rendu favorable (désignant Murel), avec la permission, toutefois, de mon chef.
MUREL.
Parbleu! depuis assez longtemps!...
ROUSSELIN.
Comment vous exprimer...
MADAME ROUSSELIN, bas à son mari.
Tu vois que j’ai réussi, hein? (Bas à Julien.) Je vous remercie.
JULIEN, de même.
Vos yeux me soutenaient! c’est fait!
ROUSSELIN, à sa femme.
Il est charmant! Défendu par vous, qui êtes un polémiste!...
124
MUREL.
Un talent flexible, clair, pittoresque!
ROUSSELIN.
Je crois bien!
MUREL.
Et d’une violence quand il veut s’en donner la peine? (Bas à Julien.) Dites que l’idée vient de moi; vous m’obligerez.
JULIEN.
Malgré les arguments de notre ami Murel,—car il vous prône avec une ardeur!—je demeurais dans mon obstination. (Regardant madame Rousselin.) Mais tout à coup, comme éclairé par une lumière, et obéissant à une voix, j’ai vu, j’ai compris.
ROUSSELIN.
Ah! cher monsieur, je suis pénétré de reconnaissance!
JULIEN, bas, à madame Rousselin.
Quand nous reverrons-nous?
MADAME ROUSSELIN, de même.
Je vous le ferai savoir.
ROUSSELIN, à Julien.
Par exemple, je ne sais pas comment vous vous y prendrez!
JULIEN, gaiement.
Ceci est mon affaire!
125
ROUSSELIN, à sa femme.
Prie donc M. Julien de venir ce soir dîner chez nous, en famille.
MADAME ROUSSELIN, faisant une révérence.
Mais certainement, avec le plus grand plaisir.
JULIEN, saluant.
Madame!
ACTE QUATRIÈME
Le cabinet de Rousselin. Au fond, une large ouverture avec la campagne à l’horizon. Plusieurs portes. A gauche, un bureau sur lequel se trouve une pendule.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
PIERRE, puis LE GARDE CHAMPÊTRE, puis FÉLICITÉ.
PIERRE, à la cantonade, d’une voix très haute.
François, allez prendre dans le char à bancs huit messieurs à Saint-Léonard, et vous ne refermerez pas la grille!—Il faut qu’Élisabeth porte encore des bulletins.—Vous n’oublierez pas, en revenant, le papetier pour les cartes de visite.
(Entre un commissionnaire qui halète sous un ballot de journaux.) C’est lourd, hein! mon brave... Mettez cela ici, bon! (L’homme dépose son ballot par terre, près d’un autre beaucoup plus grand.) Et descendez vous rafraîchir à la cuisine. On y boit du champagne dans des pots à confitures; rien ne coûte, vu la circonstance!
Ce soir l’élection, et la semaine prochaine, Paris! Voilà assez longtemps que j’en rêve le séjour, principalement 127 pour les huîtres et le bal de l’Opéra! (Considérant les deux tas de journaux.) L’article de M. Julien, encore! A qui en distribuer? Tout le monde en a, sans exagération, au moins trois exemplaires! Et il nous en reste!... N’importe! à l’ouvrage! (Il commence à diviser le tas par petits paquets. Entre le garde champêtre.) Ah! père Morin, aujourd’hui vous êtes en retard!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
C’est qu’il y a eu, chez M. Murel, une espèce d’émeute; les ouvriers maintenant sont contre lui; [on parle même de faire venir de la troupe[7]]. Ah! ça ne va pas! Ça ne va pas! (Il se met à aider Pierre. Entre Félicité.)
PIERRE.
Tiens, Félicité! Bonjour, madame Gruchet.
FÉLICITÉ.
Malhonnête!
PIERRE.
Je vous croyais fâchée depuis que votre maître nous fait concurrence?
FÉLICITÉ, sèchement.
Ça ne me regarde pas!... J’ai une commission pour le vôtre.
PIERRE.
Il est sorti.
FÉLICITÉ.
Mais il rentrera pour déjeuner?
128
PIERRE.
Est-ce qu’on déjeune! Est-ce qu’on a le temps! Monsieur, du matin au soir, n’arrête pas! Madame porte des secours à domicile! et Mademoiselle, avec un grand tablier, distribue des potages aux pauvres!
FÉLICITÉ.
Et l’institutrice?
PIERRE.
Oh! plus gnian-gnian que jamais! (Au garde champêtre.) Non! comme cela! (Pliant un journal.) C’est Monsieur qui m’a appris, de manière à ce que l’on voie, du premier coup d’œil, l’article.
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Il cause dans l’arrondissement une agitation!
PIERRE.
Pour être tapé, il l’est.
FÉLICITÉ.
En attendant, n’y aurait-il pas moyen de lui dire un mot, à votre Anglaise?
PIERRE, désignant la porte de gauche.
Sa chambre est par là, au fond du corridor, à droite.
FÉLICITÉ.
Oh! je sais. (Elle se dirige vers la porte.)
PIERRE.
Notre patron! (Félicité se retire dans un coin et reste immobile.)
129
SCÈNE II.
Les Mêmes, ROUSSELIN.
ROUSSELIN, en entrant, presse chaleureusement la main de Pierre.
Mon cher ami...
PIERRE, étonné.
Mais, monsieur?...
ROUSSELIN.
Une distraction, c’est vrai! L’habitude de donner au premier venu des poignées de main est plus forte que moi... J’en ai la paume enflée. (Au garde champêtre.) Ah! très bien! (Lui glissant de l’argent d’une manière discrète.) Merci!... et... ne craignez pas... si jamais vous aviez besoin...
LE GARDE CHAMPÊTRE, avec un geste pour le rassurer.
Oh! (Il sort avec Pierre qui l’aide à porter les journaux.)
ROUSSELIN.
Il enfonce toutes les objections, l’article!—démontrant fort bien qu’il est absurde d’avoir des opinions arrêtées d’avance, et que ma conduite par là est plus sage et plus loyale. Il vante mes lumières administratives, il dit même que j’ai fait mon droit,—j’ai poussé jusqu’au premier examen,—et avec des tournures de style!...—C’est pourtant à ma femme que je dois cela!
FÉLICITÉ, s’avançant et lui remettant une lettre.
De la part de M. Gruchet!
130
ROUSSELIN.
Ah! (Lisant.) «La quittance, et je me désiste. Vous pouvez la confier à ma bonne.»
Diable! Voilà ce qu’on appelle vous mettre le couteau sur la gorge!
Mais s’il se retire, pas d’autre concurrent, et je suis nommé! Mon Dieu, oui! C’est bien clair! La somme est lourde cependant, et je n’aurai plus contre lui aucun moyen?... Eh! quand il sera élu, belle avance! Pour six mille francs, dont je ne parlais pas, que j’avais oubliés... A quoi me serviraient-ils? Bah! on n’a rien sans sacrifice! (Il ouvre son bureau.) Tenez! (Donnant un petit papier à Félicité.) Dépêchez-vous! votre maître attend!
FÉLICITÉ.
Merci, monsieur! (Elle sort.)
ROUSSELIN.
La démission est tardive! Bah! le scrutin ne fait que d’ouvrir, et quand j’y perdrais quelques voix...
SCÈNE III.
ROUSSELIN, MUREL, DODART.
MUREL.
Ah! maintenant vous me croirez. Je vous amène le notaire avec toutes ses preuves.
DODART.
Voici les actes de l’état civil, et l’extrait d’inventaire 131 établissant les droits et qualités de mon client à la succession de Mme veuve Murel, de Montélimart, sa tante.
ROUSSELIN.
Mes compliments!
MUREL.
Ainsi rien ne s’oppose plus à ce que.
ROUSSELIN.
Quoi? qu’est-ce que vous dites?
MUREL.
Mon mariage?
ROUSSELIN.
Et comment voulez-vous que dans un jour pareil!
MUREL.
Sans doute! Cependant, sans rien décider, on pourrait convenir...
ROUSSELIN, à Dodart.
Savez-vous quelque chose de nouveau? On ne vous a pas dit, par hasard, que Gruchet....
MUREL.
Mon cher, il me semble que vous pourriez accorder plus d’attention...
ROUSSELIN.
Non! pas de bavardage! Vous feriez mieux de ne pas quitter vos hommes; le bruit court même qu’ils se disposent...
MUREL.
Mais j’ai amené exprès Dodart!
132
ROUSSELIN.
Allez-vous-en! Nous causerons ensemble de votre affaire!
MUREL.
Vous consentez, alors? c’est bien sûr?
ROUSSELIN.
Oui! mais ne perdez pas de temps!
MUREL, sortant vivement.
Ah! comptez sur moi! Quand je devrais leur donner de ma bourse une augmentation!... (Il sort.)
SCÈNE IV.
ROUSSELIN, DODART, puis MARCHAIS, puis PIERRE, puis ARABELLE.
ROUSSELIN.
Un bon enfant, ce Murel!
DODART.
Néanmoins, il se trompe! Les ouvriers maintenant se moquent de lui! Quant à sa fortune, par exemple...
MARCHAIS.
Serviteur! M. de Bouvigny m’envoie chercher votre réponse.
ROUSSELIN.
Comment?
MARCHAIS.
La réponse à la chose que M. Dodart vous a communiquée?
133
DODART, se frappant le front.
Quelle étourderie! la première peut-être qui m’arrive dans la carrière du notariat!
MARCHAIS, à Rousselin.
Et il demande un mot d’écrit.
ROUSSELIN.
Mais?...
DODART, à Rousselin.
Je vais vous dire. (A Marchais.) Patientez quelques minutes dans la cour, n’est-ce pas? (Marchais sort.) M. de Bouvigny est donc venu, il y a trois jours, m’affirmer encore une fois qu’il tenait à votre alliance...
ROUSSELIN.
Je le sais.
DODART.
Et que si vous vouliez,—dame! on se sert des moyens que l’on a; on utilise les armes que l’on possède! Ce n’est peut-être pas toujours extrêmement bien... mais...
ROUSSELIN.
Ah! vous avez une façon de parler!...
DODART.
Sans l’affaire de Murel, qui est tombée dans mon étude et qui a pris tous mes instants, je serais vite accouru.
ROUSSELIN.
Au fait, je vous en prie!
DODART.
Si vous accordez votre fille à son fils, il est sûr, 134 entendez-vous, le comte m’a dit qu’il était sûr de vous faire élire, ne serait-ce qu’en amenant aux urnes soixante-quatre laboureurs.
ROUSSELIN.
Cet envoi de Marchais est une sommation?
DODART.
Absolument.
ROUSSELIN.
Eh bien?... et Murel!
DODART.
En effet, vous venez de lui promettre.
ROUSSELIN.
Lui ai-je promis?
DODART.
Oh! légèrement!
ROUSSELIN.
Pour ainsi dire, presque pas!... Cependant... Enfin que me conseillez-vous?
DODART.
C’est grave! très grave. Des liens d’amitié, des rapports d’intérêt même m’attachent à M. de Bouvigny, et je serais enchanté pour moi... D’autre part, je ne vous cache pas que M. Murel maintenant... (A part.) un contrat! (Haut.) C’est à vous de réfléchir, de voir, de peser les considérations! D’un côté le nom, de l’autre la fortune. Certainement, Murel devient un parti. Cependant le jeune Onésime...
135
ROUSSELIN.
Que faire?... Eh! ma femme que j’oubliais! D’ailleurs je ne peux pas agir sans sa volonté. (Il sonne.) Tout le monde est donc mort aujourd’hui! (Il crie.) Ma femme! Pierre! (A Pierre qui entre.) Dites à Madame que j’ai besoin d’elle!
PIERRE.
Madame n’est pas dans la maison!
ROUSSELIN.
Voyez au jardin! (Pierre sort.) Elle découvrira un expédient; elle est quelquefois d’un tact...
DODART.
En de certaines circonstances, je consulte, comme vous, mon épouse; et je dois lui rendre cette justice...
PIERRE rentre.
Monsieur, je n’ai pas vu Madame!
ROUSSELIN.
N’importe! trouvez-la!
PIERRE.
La cuisinière suppose que Madame est sortie depuis longtemps.
ROUSSELIN.
Pour où aller?
PIERRE.
Elle ne l’a pas dit!
ROUSSELIN.
Vous en êtes sûr?
136
PIERRE.
Oh! (Il sort.)
ROUSSELIN.
C’est extraordinaire! jamais de sa vie!...
ARABELLE, entrant fort émue.
Monsieur! monsieur! il faut que je vous parle! écoutez-moi! une chose importante! oh! très sérieuse, monsieur!
DODART.
Dois-je me retirer, mademoiselle? (Signe affirmatif d’Arabelle; il sort.)
SCÈNE V.
ROUSSELIN, MISS ARABELLE.
ROUSSELIN.
Que me voulez-vous? dépêchons!
MISS ARABELLE.
Mon Dieu, monsieur, pardonnez-moi si j’ose... c’est dans votre intérêt! L’absence de Madame paraît vous... contrarier? et je crois pouvoir...
ROUSSELIN.
Est-ce que par hasard?...
MISS ARABELLE.
Oui, monsieur, le hasard précisément!—Votre femme est avec M. Julien!
137
ROUSSELIN, abasourdi.
Comment?... (Puis tout à coup.) Sans doute! pour mon élection!
MISS ARABELLE.
Je ne crois pas! car je les ai rencontrés à la Croix bleue, entrant dans le petit pavillon,—vous savez, le rendez-vous de chasse,—et j’ai entendu cette phrase de M. Julien,—sans la comprendre peut-être, malgré l’explication que cherchait à m’en donner M. Gruchet, à qui j’en parlais tout à l’heure, et qui, lui, avait l’air de comprendre mieux que moi: «J’en sortirai avant vous, et pour vous faire connaître si vous pouvez rentrer sans crainte, j’agiterai derrière moi mon mouchoir!»
ROUSSELIN.
Impossible!!... des preuves, miss Arabelle! J’exige des preuves!
SCÈNE VI.
Les Mêmes, DODART, puis LOUISE.
DODART entre vivement.
Marchais ne veut plus attendre! Du haut de votre vignot dans le parc, il croit même apercevoir M. de Bouvigny qui descend la côte, au milieu d’une grande foule!
ROUSSELIN.
Les soixante-quatre laboureurs!
138
DODART.
Le comte peut les faire voter pour Gruchet!
ROUSSELIN.
Eh! non! puisque Gruchet... après tout, ce misérable-là!... on ne sait pas!
DODART.
Ou mettre des bulletins blancs!
ROUSSELIN.
C’est assez pour me perdre!
DODART.
Et l’heure avance!
ROUSSELIN, regardant la pendule.
D’un quart sur la mairie, heureusement! Que Marchais retourne vers le comte, le supplier, pour qu’il m’accorde au moins... Où est Louise? Miss Arabelle, appelez Louise! (Arabelle sort.) Comment la convaincre?
DODART.
Si vous pensez que mon intervention...
ROUSSELIN.
Non! ça la blesserait! Tenez-vous en bas, et dès que j’aurai son consentement... Mais Bouvigny demande une lettre! Est-ce que je pourrai jamais...
DODART.
La parole d’honneur suffira. Et puis, je reviendrai vous dire...
139
ROUSSELIN.
Eh! vous n’aurez pas le temps! A quatre heures, le scrutin ferme. Courez vite!
DODART.
Alors, j’irai tout de suite à la mairie...
ROUSSELIN.
Que je voudrais y être, pour savoir plus tôt...
DODART.
Ce sera vite fait!
ROUSSELIN.
Eh! avec votre lenteur...
DODART.
En cas de succès, je vous ferai de loin un signal.
ROUSSELIN.
Convenu!
LOUISE, entrant.
Tu m’as fait demander?
ROUSSELIN.
Oui, mon enfant! (A Dodart.) Allez vite, cher ami!
DODART, indiquant Louise.
Il faut bien que j’attende la décision de Mademoiselle!
ROUSSELIN.
Ah! C’est vrai! (Dodart sort.)
140
SCÈNE VII.
ROUSSELIN, LOUISE.
ROUSSELIN.
Louise! tu aimes ton père, n’est-ce pas?
LOUISE.
Oh! cette question!
ROUSSELIN.
Et tu ferais pour lui...
LOUISE.
Tout ce qu’on voudrait!
ROUSSELIN.
Eh bien! écoute-moi. Dans les existences les plus tranquilles, des catastrophes surviennent. Un honnête homme quelquefois se laisse aller à des égarements. Supposons, par exemple,—c’est une supposition, pas autre chose,—que j’aie commis une de ces actions, et que pour me tirer de là...
LOUISE.
Mais vous me faites peur!
ROUSSELIN.
N’aie pas peur, ma mignonne! C’est moins grave! Enfin, si on te demandait un sacrifice, tu te résignerais!... Ce n’est pas un sacrifice que je demande, une concession seulement! Elle te sera facile! Les rapports 141 entre vous sont nouveaux! Il faudrait donc, ma pauvre chérie, ne plus songer à Murel!
LOUISE.
Mais je l’aime!
ROUSSELIN.
Comment! Tu t’es laissé prendre à ses manières, à tous les embarras qu’il fait?
LOUISE.
Moi! je lui trouve très bon genre!
ROUSSELIN.
Et puis, je ne peux pas te donner de détails; mais, entre nous, il a des mœurs!...
LOUISE.
Ce n’est pas vrai!
ROUSSELIN.
Cousu de dettes! Au premier jour, on le verra décamper!
LOUISE.
Pourquoi? Maintenant il est riche!
ROUSSELIN.
Ah! si tu tiens à la fortune, je n’ai rien à dire. Je te croyais des sentiments plus nobles!
LOUISE.
Mais le premier jour je l’ai aimé!
ROUSSELIN.
Tu as ton petit amour-propre aussi, toi! avoue-le! Tu ne dédaignes pas le flafla, tout ce qui brille, les 142 titres; et tu serais bien aise, à Paris,—quand je vais être député,—de faire partie du grand monde, de fréquenter le faubourg Saint-Germain... Veux-tu être comtesse?
LOUISE.
Moi?
ROUSSELIN.
Oui, en épousant Onésime?
LOUISE[8].
Jamais de la vie! un sot qui ne fait que regarder la pointe de ses bottines, dont on ne voudrait pas pour valet de chambre! incapable de dire deux mots! Et j’aurai de charmantes belles-sœurs! Elles ne savent pas l’orthographe! Et un joli beau-père! qui ressemble à un fermier. Avec tout cela, un orgueil, et une manière de s’habiller! elles portent des gants de bourre de soie!
ROUSSELIN.
Tu es bien injuste! Onésime, au fond, a beaucoup plus d’instruction que tu ne penses. Il a été élevé par un ecclésiastique éminent, et la famille remonte au XIIe siècle. Tu peux voir dans le vestibule un arbre généalogique. Pour ces dames, parbleu, ce ne sont pas des lionnes... mais enfin!... Et quant à M. de Bouvigny, on n’a pas plus de loyauté, de...
143
LOUISE.
Mais vous le déchiriez depuis la candidature, et il vous le rendait! Ce n’est pas comme Murel, qui vous a défendu, celui-là! Il vous défend encore! Et c’est lui que vous me dites d’oublier! Je n’y comprends rien! Qu’est-ce qu’il y a?
ROUSSELIN.
Je ne peux pas t’expliquer; mais pourquoi voudrais-je ton malheur? Doutes-tu de ma tendresse, de mon bon sens, de mon esprit? Je connais le monde, va! Je sais ce qui te convient! Tu ne nous quitteras pas! Vous vivrez chez nous! Rien ne sera changé! Je t’en prie, ma Louise chérie! tâche!
LOUISE.
Ah! vous me torturez!
ROUSSELIN.
Ce n’est pas un ordre, mais une supplication! (Il se met à ses genoux.) Sauve-moi!
LOUISE, la main sur son cœur.
Non! je ne peux pas!
ROUSSELIN, avec désespoir.
Tu te reprocheras bientôt d’avoir tué ton père!
LOUISE, se levant.
Ah! faites comme vous voudrez, mon Dieu! (Elle sort.)
ROUSSELIN, courant au fond.
Dodart! ma parole d’honneur! vivement! (Il redescend.)—Voilà de ces choses qui sont pénibles! Pauvre 144 petite! Après tout, pourquoi n’aimerait-elle pas ce mari-là? Il est aussi bien qu’un autre! Il sera même plus facile à conduire que Murel. Non, je n’ai pas mal fait, tout le monde sera content, car il plaît à ma femme!... Ma femme! Ah! encore! C’est ce serpent d’Arabelle avec ses inventions!... Malgré moi... je...
SCÈNE VIII.
ROUSSELIN, et successivement, VOINCHET, HOMBOURG, BEAUMESNIL, LEDRU.
ROUSSELIN, apercevant Voinchet.
Vous n’êtes pas à voter, vous?
VOINCHET.
Tout à l’heure! Nous sommes quinze de Bonneval qui s’attendent au café Français, pour aller de là tous ensemble à la mairie!
ROUSSELIN, d’un air gracieux.
En quoi puis-je vous être utile?
VOINCHET.
L’ingénieur vient de m’apprendre que le chemin de fer passera décidément par Saint-Mathieu. Les probabilités étaient pour Bonneval! J’avais donc acheté tout exprès un terrain; et pour en avoir une indemnité plus forte, j’avais même créé une pépinière! Si bien que me voilà dans l’embarras. Je veux changer d’industrie, et comment me défaire tout de suite d’environ 145 cinq cents bergamottes, huit cents passe-colmar, trois cents empereurs de la Chine, plus de cent soixante pigeons?
ROUSSELIN.
Je n’y peux rien!
VOINCHET.
Pardon! comme vous avez derrière votre parc un sol excellent,—rien que du terreau,—à raison de trente sous l’un dans l’autre, je vous céderais avec facilité...
ROUSSELIN, le reconduisant.
Bien! bien! Nous verrons plus tard!
VOINCHET.
Le marché est fait, n’est-ce pas? Vous recevrez demain la première voiture! Oh! ça ira! Je vais rejoindre les amis! (Il sort par le fond.)
HOMBOURG, entrant par la gauche.
Il n’y a pas à dire, monsieur Rousselin! il faut que vous me preniez...
ROUSSELIN.
Mais je les ai, vos alezans! Depuis trois jours, ils sont dans mon écurie!
HOMBOURG.
C’est leur place! Mais pour les charrois, les gros ouvrages, M. Bouvigny (vous le battrez toujours, celui-là) m’avait refusé une forte jument! qui n’est pas une affaire,—quarante pistoles!
146
ROUSSELIN.
Vous voulez que je l’achète?
HOMBOURG.
Ça me ferait plaisir.
ROUSSELIN.
Eh bien, soit!
HOMBOURG.
Faites excuse, monsieur Rousselin, mais... est-ce trop vous demander que... un petit acompte sur les alezans, ou le reste, à votre idée?...
ROUSSELIN.
Non! (Il ouvre son bureau et en tirant à lui un des tiroirs.) A la mairie, où en sommes-nous?
HOMBOURG.
Oh! ça va bien!
ROUSSELIN.
Vous y avez été?
HOMBOURG.
Parbleu!
ROUSSELIN, à part, en repoussant le tiroir.
Alors, rien ne presse!
HOMBOURG, qui a vu le mouvement.
C’est-à-dire que j’y ai été... pour prendre ma carte. J’ai même eu le temps tout juste! (Rousselin ouvre de nouveau son tiroir et donne de l’argent.) Merci de votre obligeance! (Fausse sortie.) Vous devriez faire un coup, monsieur Rousselin; j’ai un bidet cauchois...
ROUSSELIN.
Oh! assez!
147
HOMBOURG.
Étant un peu rafraîchi, ça ferait un poney pour Mademoiselle.
ROUSSELIN, à part.
Pauvre Louise!
HOMBOURG.
Quelque chose de coquet, enfin une distraction!
ROUSSELIN, soupirant.
Oui! je prendrai le poney! (Hombourg sort par la gauche.)
BEAUMESNIL, sur le seuil de la porte, à droite.
Deux mots seulement; je vous amène mon fils.
ROUSSELIN.
Pour quoi faire?
BEAUMESNIL.
Il est dans la cour où il s’amuse avec le chien. Voulez-vous le voir? C’est celui dont je vous avais parlé, relativement à une bourse. Nous l’espérons, d’ici à peu.
ROUSSELIN.
Je ferai tout mon possible, certainement.
BEAUMESNIL.
Ces marmots-là coûtent si cher! Et j’en ai sept, monsieur, forts comme des Turcs!
ROUSSELIN, à part.
Oh!
BEAUMESNIL.
A preuve que son maître de pension me réclame 148 deux trimestres... et bien que la démarche... soit humiliante, si vous pouviez m’avancer...
ROUSSELIN, ouvrant le tiroir.
Combien les trimestres?
BEAUMESNIL exhibe un long papier.
Voilà! (Il en donne un autre.) Il y a, de plus, quelques fournitures! (Rousselin donne de l’argent.) Je cours vite rapporter chez moi cette bonne nouvelle. Franchement, j’étais venu exprès.
ROUSSELIN.
Comment! et mon élection?
BEAUMESNIL.
Je croyais que c’était pour demain. Je vis tellement renfermé dans ma famille, dans mon petit cercle! Mais je me rends à mes devoirs; tout de suite! tout de suite! (Il sort par la droite.)
LEDRU, entrant par le fond.
Fameux! Comme si vous étiez nommé!
ROUSSELIN.
Ah!
LEDRU.
Gruchet se retire. On le sait depuis deux heures. Il a raison, c’est prudent! Pour dire le vrai, je l’ai, en dessous, pas mal démoli; et vous devriez reconnaître mon amitié, en tâchant de me faire avoir... (Il montre sa boutonnière.)
ROUSSELIN, bas.
Le ruban?
149
LEDRU, très haut.
Si je ne le méritais pas, je ne dirais rien! mais nom d’un nom!... Ah! je vous trouve assez froid, monsieur Rousselin.
ROUSSELIN.
Mais, cher ami, je ne suis pas encore ministre!
LEDRU.
N’importe! j’ai derrière moi vingt-cinq hommes, des gaillards,—Heurtelot en tête, avec des ouvriers de Murel,—qui sont maintenant sous les halles à faire une partie de bouchon. Je leur ai dit que j’allais vous proposer un accommodement, et ils m’attendent pour se décider. Or je vous préviens que si vous ne me jurez pas de m’obtenir la croix d’honneur...
ROUSSELIN.
Eh! je vous en achèterai quatre d’étrangères!
LEDRU.
Au pas de course, alors! (Il sort vivement.)
SCÈNE IX.
ROUSSELIN, seul, regardant au fond.
Il aura le temps! on a encore cinq minutes! Dans cinq minutes le scrutin ferme, et alors?...
Je ne rêve donc pas! C’est bien vrai! je pourrais le devenir! Oh! circuler dans les bureaux, se dire membre d’une commission, être choisi quelquefois comme rapporteur, 150 ne parler toujours que budget, amendements, sous-amendements, et participer à un tas de choses... d’une conséquence infinie! Et chaque matin je verrai mon nom imprimé dans tous les journaux, même dans ceux dont je ne connais pas la langue!
Le jeu! la chasse! les femmes! est-ce qu’on aime quelque chose comme ça? Mais pour l’obtenir je donnerais ma fortune, mon sang, tout! Oui! j’ai bien donné ma fille! ma pauvre fille! (Il pleure.) J’ai des remords maintenant, car je ne saurai jamais si Bouvigny a tenu parole. On ne signe pas les votes.
(Quatre heures sonnent.) C’est fait! On dépouille le scrutin; ce sera vite fini! A quoi vais-je m’occuper pendant ce temps-là? Quelques intimes, quand ce ne serait que Murel, qui est si actif, devraient être ici pour m’apprendre les premiers bulletins!
Oh! les hommes! dévouez-vous donc pour eux! Si le pays ne me nomme pas... Eh! bien, tant pis! qu’il en trouve d’autres! J’aurai fait mon devoir! (Il trépigne.) Mais arrivez donc! arrivez donc! Ils sont tous contre moi, les misérables! C’est à en mourir! Ma tête se prend, je n’y tiens plus! J’ai envie de casser mes meubles!
SCÈNE X.
ROUSSELIN, un Mendiant, aveugle, qui joue de la vielle.
ROUSSELIN.
Ah! ce n’est pas un électeur, celui-là? On peut le bousculer! Qui vous a permis...?
151
LE MENDIANT.
La maison est ouverte, et des camarades m’ont dit qu’on y faisait du bien à tout le monde, mon cher monsieur Rousselin du bon Dieu! On ne parle que de vous! Donnez-moi quelque chose! Ça vous portera bonheur!
ROUSSELIN, à lui-même.
Ça me portera bonheur! (Il met deux doigts dans la poche de son gilet; rêvant.) L’aumône, faite en des circonstances suprêmes, a peut-être une puissance que l’on ne sait pas? et j’aurais dû, ce matin, entrer dans une église...
LE MENDIANT, faisant aller la vielle.
La charité, s’il vous plaît!
ROUSSELIN, ayant palpé ses poches.
Eh! je n’ai plus d’argent sur moi!
LE MENDIANT, jouant toujours.
Quelque chose, s’il vous plaît?
ROUSSELIN, fouillant les tiroirs de son bureau.
Non! pas un sou! pas un liard! J’ai tant donné depuis ce matin! Cet instrument m’agace! Ah! je trouverai bien un peu de monnaie qui traîne.
LE MENDIANT.
La charité, s’il vous plaît! Vous qu’on dit si riche! C’est pour avoir du pain? Ah! que je suis faible! (Près de tomber, il se soutient à la porte.)
ROUSSELIN, découragé.
Je ne peux pas battre un aveugle!
152
LE MENDIANT.
La moindre des choses! je prierai le bon Dieu pour vous!
ROUSSELIN, arrachant sa montre de son gousset.
Eh bien, prenez ça! et le Ciel sans doute aura pitié de moi! (Le mendiant décampe vite. Rousselin regarde la pendule.) On ne vient pas, il y a quelque malheur! personne n’ose me le dire! J’irais bien, mais les jambes... Ah! c’est trop!... tout me semble tourner! Je vais m’évanouir! (Il s’affaisse sur le canapé.)
SCÈNE XI.
ROUSSELIN, MISS ARABELLE.
MISS ARABELLE, le touchant à l’épaule.
Regardez! (Du doigt elle indique l’horizon; Rousselin se penche pour voir.) Au bas du sentier, en face l’école, au-dessus de la haie.
ROUSSELIN.
Quelque chose de blanc qui s’agite?
MISS ARABELLE.
Le mouchoir!...
ROUSSELIN.
Mais... je ne distingue pas!... (Puis, tout à coup, poussant un cri.) Ah! que je suis bête! c’est Dodart! Victoire! Oui, ma bonne Arabelle. Bien sûr! tenez! on accourt par ici!
153
MISS ARABELLE.
Du monde sur les portes! des hommes avec des fusils. (Coups de feu.)
ROUSSELIN.
C’est pour me célébrer! Bon! encore! toujours! Pif! paf! (Silence.) Écoutez donc, mon Dieu! (Bruit de pas rapides.)
SCÈNE XII.
Les Mêmes, GRUCHET, puis TOUT LE MONDE.
ROUSSELIN, se précipitant vers Gruchet.
Gruchet! quoi? parlez! Eh bien?—Je le suis?
GRUCHET le regarde des pieds à la tête, puis éclate de rire.
Ah! je vous en réponds!
TOUS, entrant à la fois, par tous les côtés.
Vive notre député! Vive notre député!
Cette féerie n’a jamais été représentée.
Gustave Flaubert, qui depuis longtemps en avait arrêté le plan de concert avec ses amis, Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy, l’a refondue et récrite entièrement quelques années plus tard. Il ne s’est décidé à la publier que peu de mois avant sa mort, dans une Revue, la Vie moderne, où elle parut, avec les noms des trois collaborateurs, sous la forme que nous reproduisons ici, après revision du texte sur le manuscrit.
Gustave Flaubert a encore pris part, en y faisant de notables remaniements, à un autre ouvrage dramatique, le Sexe faible, de Louis Bouilhet, dont il avait trouvé la préparation dans les papiers de l’auteur.
PREMIER TABLEAU
Une clairière dans les bois. Il fait nuit complète. A la lueur exagérée des vers luisants, on distingue çà et là de grandes masses de verdure et parmi elles des blancheurs qui circulent. Au fond, à droite, un petit lac. Le rideau se lève. Silence. On n’entend qu’un bruit de pas.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
Du fond et des deux côtés de la scène débouchent des Fées, un doigt sur les lèvres. Elles sont coiffées de fleurs rustiques et de fleurs marines avec des roseaux, des épis de blé et des glaïeuls sur la tête, avec toutes les couleurs et tous les attributs des milieux où elles vivent: fées des bois, des fleuves, des montagnes. Elles se détournent pour regarder derrière elles, comme si elles avaient peur de quelque chose, se cherchent et s’appellent à voix basse dans les ténèbres.
PREMIÈRE FÉE.
Pstt! pstt!
DEUXIÈME FÉE.
Par ici!
TROISIÈME FÉE.
Attendez-moi: mon pied s’est pris dans un rayon de lumière. Un effort! (Elle bondit.) Et me voilà!
QUATRIÈME FÉE.
Sommes-nous toutes réunies?
158
TOUTES EN CHŒUR.
Oui. Toutes, toutes!
CINQUIÈME FÉE.
Il fait nuit, la terre dort! C’est notre heure! Allons! sautez, papillons!
D’énormes phalènes lumineuses, s’élançant des arbres, se mettent à voleter dans l’air en même temps que les Fées à danser, sur un rythme lent, avec un bourdonnement de flûte.
CHŒUR DES FÉES.
Puisqu’on nous chasse de partout, dans le jour, chez les hommes, prenons nos ébats en liberté, pendant la nuit, dans les bois.
Les hommes sont méchants, mais la nature est bonne. Le pavé des villes est dur, mais l’herbe des prairies est douce.
Ne souillons plus nos pieds dans leur fange, ne brisons plus nos cœurs contre leur poitrine.
Le suc de l’euphorbe est moins perfide que leurs tendresses, la feuille desséchée qui roule au vent d’automne plus constante que leurs serments...
Assez de fatigue! Tant pis pour eux! Débarrassées de tout soin humain, nous n’en serons que plus heureuses.
Nous ne quitterons plus nos régions natales, la liberté de l’air, des eaux et des bois.
Balançons-nous, suspendues aux lianes des arbres avec la rosée des nuits d’été; courons sur la surface des lacs bleus, cramponnées au dos des demoiselles; remontons vers le soleil, dans les rayons poussiéreux qui passent par le soupirail des celliers! Allons! vive 159 la joie! en avant! Pétales des roses, palpitez! Ondes, murmurez! Lune, lève-toi!
La lune peu à peu s’est levée pendant le chœur des Fées. Elle brille maintenant sur le lac, et les Fées se livrent à une joie extravagante, quand tout à coup, au milieu d’elles, et du sein d’une grosse touffe de bruyères sauvages, occupant le milieu de la scène, apparaît la Reine des Fées. Stupeur générale. Toutes s’écrient: «La Reine!» et s’arrêtent.
SCÈNE II.
LA REINE, LES FÉES.
LA REINE, d’un ton courroucé.
Comment! voilà le soin que vous prenez des hommes!
LES FÉES, se récriant.
Eh! nous n’y pouvons rien. Nous avons tout essayé.
LA REINE, avec véhémence.
Mais quelques minutes encore, songez-y! et nous retombons pendant mille ans sous la domination des gnomes, puisque cette nuit est la dernière qui nous reste pour rendre aux hommes leurs cœurs volés.
UNE FÉE.
Ils ne se plaignent pas d’en manquer, ô reine! Personne, jusqu’à présent, n’a redemandé le sien! Au contraire, il y a des parents qui enseignent à leurs petits...
LA REINE.
Qu’importe! Ignorez-vous donc que les gnomes ne peuvent vivre sans les cœurs des hommes, car c’est 160 pour s’en nourrir qu’ils les dérobent en leur mettant à la place, là (elle désigne sa poitrine) je ne sais quel rouage de leur invention, lequel imite parfaitement bien les mouvements de la nature.
UNE FÉE, riant.
En vérité, on s’y trompe!
LA REINE.
Et les pauvres humains se laissent faire sans répugnance. Quelques-uns même y trouvent du plaisir. Petit à petit, et par l’effet d’un accord mutuel, pendant que le cœur sort du dedans, les génies du mal le tirent du dehors; et c’est ainsi que leur race entière, ou presque entière, est vide de bons sentiments et de pensées généreuses.
UNE FÉE.
Et tu veux que nous vainquions les gnomes?
LA REINE.
Oui! recommencez la lutte. Un ordre supérieur a partagé entre eux et vous l’empire du monde. Nous les avons vaincus autrefois; mais, depuis mille ans, ils triomphent. Les hommes, tyrannisés par eux, s’abandonnent aux exigences de la matière. L’esprit des gnomes a passé dans la moelle de leurs os; il les enveloppe, les empêche de nous reconnaître et leur cache comme un brouillard la splendeur de la vérité, le soleil de l’idéal.
LES FÉES.
Eh! tant pis, les gnomes ne peuvent rien contre nous.
161
LA REINE.
Mais à mesure qu’ils étendent leur pouvoir, le vôtre se rétrécit. On se moque de nos espoirs, on repousse vos consolations, on nie même notre existence, et quand ils auront conquis toute la terre, ils convoiteront des régions plus pures; ils se jetteront sur vous avec mille forces accrues, et vos cœurs, comme ceux des autres, seront dévorés! (Les Fées poussent un cri d’épouvante.) Rassurez-vous, écoutez-moi! (Elles se rassemblent autour d’elle.) Pour sauver le genre humain d’abord, et vous ensuite, il faut attaquer la puissance de vos ennemis dans son repaire, c’est-à-dire dans l’endroit inaccessible où ils tiennent en réserve les cœurs des hommes...
LES FÉES, tumultueusement.
Allons-y!
LA REINE.
Restez! L’entreprise ne peut réussir que par le complet accord de deux amants.
LES FÉES.
Oh! ce n’est pas rare, cela; et sur la quantité...
LA REINE.
Je veux dire deux amants d’une ardeur et d’une pureté plus qu’humaine et dont l’un soit capable de mourir pour l’autre, sans avoir même l’espérance d’une larme sur sa tombe.
LES FÉES, se récriant.
Oh! oh! oh! Et où les trouver?
162
LA REINE.
Je l’ignore. Ils peuvent être là, tout près, comme à l’autre bout du monde, sous des haillons ou sur un trône. Fouillez partout, dans les villes, les déserts et les bois, et du bord des plages au sommet des monts. Ne négligez rien, allez! (Bruit de pas dans la coulisse.) On vient, cachons-nous. Des yeux mortels ne doivent pas nous voir!
Le soleil peu à peu s’est levé et, à travers le brouillard, il laisse voir à droite une cabane, au fond d’un massif d’arbres. Au bruit des pas qui se rapprochent, les Fées disparaissent, les unes dans les troncs des arbres voisins, d’autres plongent dans le lac, d’autres s’évanouissent dans le brouillard.
SCÈNE III.
LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, paysans des environs de Paris; DOMINIQUE, LEUR FILS, avec une vieille livrée; M. PAUL, en costume de voyage fané, un crêpe à son chapeau; il a l’air fort accablé.
LE PÈRE THOMAS.
Du courage, mon bon monsieur Paul!
LA MÈRE THOMAS.
Allons, il faut vous mettre en route pour Paris et ne pas négliger vos affaires; quelques lieues de marche, ce n’est pas le diable!
PAUL.
Oui, je serai fort, je vais partir.
163
LE PÈRE THOMAS.
Oh! rien ne presse.
LA MÈRE THOMAS, à part, désignant son mari.
Imbécile, va!
PAUL.
Merci, mes braves gens; mais quant à user plus longtemps de votre hospitalité...
LE PÈRE THOMAS, à part.
Ah! enfin, il comprend!
DOMINIQUE.
Elle n’était pas digne de vous; c’est vrai! et je m’étonne que Monsieur ait consenti à la subir. Puisque l’ancien régisseur de Monsieur, ce misérable, n’a pas eu le cœur de vous offrir un appartement dans le château, c’était bien la peine de venir ici pour écouter la kyrielle de ses maudits comptes. En vérité, Monsieur n’est pas heureux depuis quelque temps.
PAUL, rêvant.
Oui, ç’a été comme une conjuration... un acharnement du hasard; la mort subite de mon père, des dettes anciennes qui se présentent, une ruine complète enfin, sans qu’on puisse en saisir la cause ni accuser personne.
DOMINIQUE, sanglotant.
Quel guignon! Nous menions une si belle vie à voyager ensemble tous les deux!
PAUL.
Calme-toi, bon Dominique, et ne parle plus du 164 temps récent et déjà loin où nous vagabondions pour mon plaisir à travers les Indes et l’Orient. Plus de regrets! Il va encore falloir se lancer dans le monde, mais pour y chercher fortune. (Il rêve.)
LE PÈRE THOMAS.
Le difficile, c’est de l’attraper.
PAUL.
Bah! avec du courage! (Se tournant vers Dominique.) Et puis, tu ne m’abandonnes pas.
DOMINIQUE.
Oh! non, non! J’ai confiance en Monsieur; je l’ai vu à l’œuvre. N’importe! Ce serait le cas, si Monsieur veut le permettre, d’avoir à notre service quelques-uns de ces génies bienfaisants dont vous étiez si curieux là-bas! En avez-vous consulté de ces magiciens de toutes les couleurs, en robe verte, en robe jaune, en robe bleue, en manteau bariolé, sans compter ceux qui n’avaient pas de chemise! Et on aurait dit vraiment que vous croyiez à toutes leurs fariboles.
PAUL.
Peut-être! pourquoi pas?... Mais je n’ai que trop tardé, adieu!...
165
SCÈNE IV.
Les Précédents, JEANNE.
LA MÈRE THOMAS.
Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi, fainéante?
PAUL, affligé.
Oh! comme vous la traitez!
LA MÈRE THOMAS.
N’allez-vous pas la défendre, monsieur Paul? Après tout, vous avez raison, allez: elle a assez parlé de vous pendant votre voyage.
PAUL.
Comment, ma mignonne, tu ne m’avais pas oublié! Tu pensais à moi?
LA MÈRE THOMAS.
Si elle y pensait, bonté divine! Figurez-vous que depuis cinq ans elle parlait de vous continuellement: «Où est-il? Quand reviendra-t-il?» Elle demandait de vos nouvelles à tous les rouliers qui passaient, et quand le vent soufflait sur le lac, elle avait peur pour votre navire.
LE PÈRE THOMAS, voulant chasser Jeanne qui s’est rapprochée.
Ça ne te regarde pas. A l’ouvrage!
PAUL.
Comme tu as grandi! Te voilà une belle fille, 166 maintenant! Veux-tu que je t’embrasse? (Elle baisse la tête.)
DOMINIQUE.
Avance donc, nigaude!
JEANNE, présentant son front timidement, et d’une voix émue:
Vous allez partir?
PAUL.
Oui, chère petite. Il le faut! (Il l’embrasse.)
JEANNE, s’avançant vers son frère.
Adieu aussi, toi! (Se tournant vers le père et la mère.) Car il suit Monsieur! Il me l’a promis!
LA MÈRE THOMAS, à part, à Dominique.
Tout ruiné qu’il est?
DOMINIQUE, à part.
Nous attendons des héritages!... Et puis... et puis...
LA MÈRE THOMAS, à part.
Défie-toi!
DOMINIQUE, à part.
D’ailleurs, il sera toujours temps de le planter là, s’il ne réussit pas. On parlera de moi comme d’un serviteur modèle. Ça pose...! Et avec une ou deux réclames dans les journaux... de sport... J’ai pour amis des auteurs!
LE PÈRE THOMAS.
Au moins, envoie-nous de temps en temps...
DOMINIQUE.
Impossible! Mes capitaux sont... seront engagés. Nous connaissons des gens de Bourse!
167
LA MÈRE THOMAS, avec admiration.
Quel gaillard!
DOMINIQUE.
Mais dès que j’aurai une position sérieuse...
LE PÈRE THOMAS, s’épanouissant.
Ah!
DOMINIQUE.
Je vous donnerai de mes nouvelles!
LA MÈRE THOMAS.
Soigne-toi bien, au moins!
DOMINIQUE.
Moi avant tout! C’est un principe!
LE PÈRE THOMAS.
Et ne te ruine pas le tempérament avec tes particulières en falbalas.
DOMINIQUE.
Allons donc! On est revenu de ces folichonneries. Le positif! Je ne sors pas de là!
LA MÈRE THOMAS.
A-t-il de l’esprit!
DOMINIQUE.
Et maintenant, les anciens, bonsoir, bon appétit et bonne santé! (Il embrasse le père.) Et d’une! (Il embrasse la mère.) Et de deux! C’est fini! Embarqué!
PAUL.
Malgré ma détresse, il veut me suivre: vous le voyez!
168
DOMINIQUE.
Oh! tant qu’il y en aura pour vous, je me contente! Vous ne pouvez pas vivre sans valet de chambre! C’est indécent! Je ferai retourner ma livrée, mettre un galon neuf à mon chapeau, et nous ferons encore belle figure, saperlotte! Monsieur, à vos ordres!
JEANNE, sautant au cou de son frère.
Oh! mon bon frère!
LE PÈRE THOMAS, à Dominique.
Prends garde!
DOMINIQUE.
Oui! oui!
LA MÈRE THOMAS.
Écoute donc!
DOMINIQUE, s’éloignant.
N’ayez pas peur.
LE PÈRE THOMAS.
Reviens!
DOMINIQUE.
On se reverra!
LA MÈRE THOMAS.
Mon pauvre fils!
DOMINIQUE.
Je vous écrirai! (Il a disparu.)
PAUL, au père et à la mère.
Je ne puis le retenir. Adieu! adieu! Rassurez-vous. Nous allons faire fortune. (Il sort.)
169
SCÈNE V.
LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, JEANNE.
LE PÈRE THOMAS, rêvant.
Faire fortune! devenir un gros monsieur... avoir de bons morceaux de terre... des prés... des bois... un moulin... et marcher sur le ventre à tout le monde... c’est ça qui est beau!
LA MÈRE THOMAS.
Je crois bien! (A Jeanne.) Aussi, tu entends, toi, tu vas piocher, je t’en réponds, au lieu de passer des heures entières à regarder comme tu fais dans le blanc des nuages.
JEANNE.
Cependant, dès le petit matin...
LA MÈRE THOMAS.
Bah! tout ça, c’est de la paresse...
LE PÈRE THOMAS.
Écoute, il me vient une idée.
LA MÈRE THOMAS.
Ça rapportera-t-il?
LE PÈRE THOMAS.
Peut-être. Si nous envoyions Jeannette à Paris?
JEANNE.
Aller toute seule... là-bas... dans la grande ville...
170
LA MÈRE THOMAS.
Dame! il y en a plus d’une qui est partie en sabots de son village... et qu’on a vue revenir... Qui sait! (Regardant Jeanne.) Pas déjà si chiffonnée, la Jeannette!... Eh! pourquoi pas? C’est décidé. A partir de demain...
JEANNE.
Je vous en supplie...
LA MÈRE THOMAS.
Oh! nous n’épargnerons rien. Ton père et moi nous saurons faire des sacrifices. N’est-ce pas, Thomas? Et pour commencer, je te donne ma capeline rouge... avec mes vieilles coiffes nous trouverons bien moyen... Seras-tu assez gentille?... Ah! vois-tu, Jeannette, il faut de la coquetterie... mais de la bonne, de la vraie... de celle qui fait pousser les gros sols... et assure l’existence des parents... des bons parents.
JEANNE.
Que devenir à Paris toute seule?... Je ne saurai seulement pas me retrouver dans les rues...
LA MÈRE THOMAS.
Bah! il y a des gens polis... qui vous enseignent...
JEANNE.
Je n’y connais personne.
LA MÈRE THOMAS.
Eh bien! et Dominique? Il a de si belles connaissances! Des banquiers, des militaires... tout le gouvernement, quoi!
171
JEANNE.
Non, je n’oserai jamais!
LA MÈRE THOMAS.
Sans compter M. Paul qui se fera un plaisir...
JEANNE.
Lui!... Une pauvre fille comme moi!
LE PÈRE THOMAS.
Mais saperlipopette!...
LA MÈRE THOMAS, au père.
Tais-toi. Tu ne sais pas la prendre. (A Jeanne.) Paris et ma belle agrafe d’or... ou bien la maison et... (Elle fait signe de lui donner des gifles.)
JEANNE, avec résignation.
Eh bien! j’irai.
LA MÈRE THOMAS.
Enfin! Mais d’ici là tu ne vas pas te croiser les bras. A l’ouvrage, et vivement!
JEANNE.
Tout de suite.
LE PÈRE THOMAS.
Par ici.
LA MÈRE THOMAS.
Par là.
JEANNE.
Je ne sais plus....
LA MÈRE THOMAS, lui donnant un soufflet.
Voilà pour t’apprendre.
172
LE PÈRE THOMAS.
Piaule, sanglote, file! (Ils sortent en poussant Jeanne devant eux.)
SCÈNE VI.
LES FÉES reparaissent.
TOUTES LES FÉES.
Ah! les sales vieux! Heureusement les jeunes sont meilleurs, ce qui nous fait déjà deux cœurs purs.
UNE AUTRE.
Sans doute. Mais, lui, comment pourra-t-il jamais s’éprendre d’une fillette aussi simple, aussi pauvre, aussi sale?
LA REINE.
Ah! il faudra bien que nous fassions naître cet amour, puisque notre succès en dépend. Mais comme nous ne pouvons avertir que l’un des deux, voyons, mes sœurs, décidez-vous, hâtez-vous! Lequel choisir?
LES FÉES, tumultueusement.
—Lui!
—Elle!
—Non! non!
—Elle! lui!
—Lui!
—Elle!
LA REINE.
Allons! c’est le jeune homme, car Jeanne a pour 173 sauvegarde son ignorance et l’humilité de sa condition. Paul, au contraire, est exposé chaque jour à toutes les embûches des gnomes. Donc c’est lui que nous devons avertir quand il en sera temps seulement, et protéger dans les limites permises.
Conseils et exhortations de la Reine aux Fées pour protéger Paul.
Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.
On entend des voix souterraines répéter:
Ah! ah! ah!
LES FÉES s’arrêtent.
Qu’est-ce donc? L’écho, sans doute.
Elles reprennent le chant:
Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.
Les voix souterraines vont crescendo de force et de gaieté, et l’on voit sortir de dessous terre des petits êtres avec des têtes énormes, les gnomes; ils crient plus fort et tournent autour des Fées, qui s’enfuient prises de terreur.
DEUXIÈME TABLEAU
Un cabaret aux environs de Paris. Il fait petit jour.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
LE CABARETIER, PAUL, DOMINIQUE, couverts de poussière, fatigués et assis devant une table où sont une bouteille de vin, deux verres, un encrier et un paquet de lettres cachetées.
DES MARAICHERS, partant pour la halle.
Adieu, père Michel!
LE CABARETIER.
Bonne chance, les enfants! (A Paul et à Dominique.) Et à présent que vous êtes servis, messieurs, vous excuserez, mais comme il est encore grand matin et que je n’attends plus de monde, je reprends mon somme. (Il monte dans son comptoir, appuie sa tête sur ses deux mains et s’endort.)
PAUL, montrant à Dominique le paquet de lettres.
Ainsi tu comprends: à peine arrivé, tu les distribueras!
DOMINIQUE, prenant les lettres.
Entendu! (Il lit au fur et à mesure.) A monsieur le vicomte 175 Alfred de Cisy!... Bon! en voilà un dont vous avez souvent payé les dettes! Mais son adresse?
PAUL.
Tu la demanderas au Club!
DOMINIQUE, continuant.
A monsieur Onésime Dubois, peintre, rue de l’Abbaye! Lui en avez-vous acheté de ces croûtes, à celui-là! Au professeur Letourneux, membre de plusieurs sociétés religieuses et philanthropiques. Connu! c’est votre père qui l’a présenté partout à Paris!... Au docteur... Colombel.
PAUL.
Le médecin de la famille, tu sais!
DOMINIQUE.
A monsieur Bou... Bou... Bouvignard...
PAUL.
Eh! oui! l’amateur de vieilles faïences!
DOMINIQUE.
Ah! ce petit maigre qui venait toujours à l’heure du déjeuner, suffit!... A monsieur Macaret, en son usine; il a été bien heureux de trouver certains écus, quand il s’est établi! (Il feuillette le paquet en marmottant.) Bien! bien! je connais les rues, je vois ça!... Ah! comme vous en avez de ces amis, des pairs de France, des banquiers, des savants, des artistes, Paris entier!
PAUL, soupirant.
Après cinq ans d’absence, ils m’auront oublié peut-être!... 176 Heureusement qu’il y a des bons!... Aussi!... (Désignant les lettres.) fais-en deux parts. Celles-là d’abord, les autres ensuite!
LE CABARETIER, se réveillant en sursaut.
Voilà, messieurs!
DOMINIQUE.
On ne vous demande rien.
LE CABARETIER.
Ah! (Il bâille et reprend sa position.)
PAUL.
Et tu auras soin de lire les écriteaux des appartements à louer; tu me prendras un cabinet qui ne soit pas cher!
DOMINIQUE.
L’étage est indifférent à Monsieur?
PAUL.
Oui, indifférent!
LE CABARETIER, se réveillant en sursaut.
Voilà!
Paul lui fait un signe de tête négatif.
DOMINIQUE, qui s’est levé d’effroi tout à coup.
Ah! il a le sommeil occupé, décidément. (Il se rassoit.) Ouf! on est bien! J’ai les genoux rompus de fatigue, avec la tête d’un creux...
PAUL, debout.
C’est d’avoir marché toute la nuit! Pauvre garçon! finis la bouteille, va! (Dominique boit.) Et à moi aussi, le 177 cœur défaille! Au moment de me jeter dans une existence nouvelle, je ne sais quel trouble m’envahit; c’est comme le malaise qui nous survient quand on va partir pour les longs voyages! Allons, lève-toi!
SCÈNE II.
PAUL, DOMINIQUE; UN BOURGEOIS, vêtu d’une longue redingote, chapeau à bords retroussés, favoris, canne à lanière de cuir, entre tout doucement, et s’assoit à une des tables, observant Paul et Dominique avec des yeux flamboyants. La pluie se met à tomber au dehors.
DOMINIQUE.
Bon! la pluie! Il nous faut attendre, puisqu’un équipage nous manque pour faire notre entrée à Paris.
PAUL.
Quand nous en sommes sortis, la dernière fois, c’était dans une chaise de poste à quatre chevaux.
DOMINIQUE.
Moi, j’étais sur le siège; je payais les postillons! et, aujourd’hui, nous voilà à guetter l’omnibus.
L’INCONNU, se levant poliment.
Les omnibus de la banlieue, monsieur, ne se mettent en marche qu’à huit heures et demie du matin.
Paul et Dominique se retournent et examinent l’inconnu.
L’INCONNU.
Ces messieurs sont étrangers?... Monsieur voyage 178 pour son plaisir, sans doute? Si Monsieur avait besoin de quelques renseignements dans la capitale, je pourrais... vu mes relations nombreuses... (Paul et Dominique ne répondent pas.) Brounn... brounn... il fait un froid!... Je prendrais volontiers quelque chose de chaud! Hé! garçon, un punch!
Le cabaretier se lève en sursaut et sort par la droite.
Du sucre, un citron, du cognac! vivement!... et si ces messieurs veulent me faire l’honneur... (Une servante, arrivant par la gauche, apporte un bol.)
DOMINIQUE.
Avec plaisir, monsieur; vous êtes trop bon! (La servante n’a eu que le temps de poser le bol sur la table; une flamme paraît dessus.) Mais il n’y avait rien là dedans tout à l’heure... voilà qui est drôle! (A l’inconnu.) Ah çà! dites donc, vous l’aviez dans votre poche, celui-là... vous êtes un physicien, un grec!... Ah! elle est forte! il vient au cabaret avec des punchs biseautés!
L’INCONNU.
Je ne comprends pas un mot, cher monsieur, de ce que vous dites. (A la servante, en lui remettant de l’argent.) Faites-moi le plaisir d’aller me chercher des panatellas dans la boutique de la deuxième rue, à droite, le troisième casier en haut; j’ai ma boîte, on me connaît! (Elle sort.) A nous deux, maintenant!
179
SCÈNE III.
PAUL, DOMINIQUE, L’INCONNU.
Paul est resté accoudé, rêvant.
L’INCONNU, montrant le punch.
Vraiment, monsieur, est-ce que je n’aurai point l’avantage...
DOMINIQUE, d’un ton engageant.
Voyons, mon pauvre maître... pas de fierté!...
PAUL se lève.
Il n’en faut plus avoir, c’est vrai! (Il s’assoit à la petite table près de l’inconnu et de Dominique.)
L’INCONNU.
Ainsi vous venez chercher fortune dans la grande ville?...
PAUL.
Qui vous l’a dit?
L’INCONNU.
Vous-même!
PAUL.
Comment cela?
L’INCONNU.
Tout à l’heure, quand vous causiez avec votre domestique!...
PAUL.
Il me semblait cependant...
180
L’INCONNU.
Pardonnez! je sais tout!... et comme mon industrie, monsieur, consiste à tenir un bureau de renseignements universels et à faire un vaste courtage dans les différentes classes de la société, il y va de mon intérêt de vous servir.
DOMINIQUE.
Voilà de la franchise, au moins!
L’INCONNU.
Monsieur se propose de chercher un emploi dans une administration quelconque?...
PAUL, brutalement.
Non!
L’INCONNU.
De prendre les finances, la diplomatie ou les chemins de fer?
PAUL.
Eh! qu’en sais-je moi-même!
L’INCONNU.
Le commerce, peut-être?
DOMINIQUE.
Ah! bien oui! un homme qui en deux heures de temps vous couvre de peinture une toile plus haute que ça!
L’INCONNU, saluant ironiquement.
Ah! monsieur est artiste!... ah! et il compte faire fortune; respectons-le!
181
PAUL, irrité.
Eh bien! pourquoi pas! Quand je vois tant de barbouilleurs que l’on applaudit, ce serait bien le diable... d’ailleurs j’ai de longues études derrière moi et en employant toutes mes forces, la gloire viendra... peut-être, la richesse ensuite.
L’INCONNU.
Très bien! jeune homme! Mais j’espère que vous allez, pour parvenir, ne rien négliger de tout ce qu’il faut; pillez-moi les anciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands; ça pose, premier pas! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses, sans nul souci du dessin ni de la couleur; on dirait que vous manquez d’idées, prenez garde! Il vous faudra ensuite adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois, l’obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe! Mais agenouillez-vous devant le public servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur! Alors vos œuvres reproduites à l’infini couvriront l’Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, presque une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race; il s’étendra même sur la nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, puisqu’elle rappellera de loin vos barbouillages.
182
PAUL, indigné.
Jamais!
L’INCONNU.
Vous avez raison! une place, des appointements fixes, c’est plus sûr. Je vous recommande avant tout l’exactitude, non pour travailler, mais pour surveiller vos confrères. D’abord une petite médisance çà et là, puis une dénonciation formelle (dans l’intérêt du service); enfin une bonne calomnie, n’ayez pas peur! De l’arrogance envers les humbles, de la bassesse devant les chefs, cravate empesée et souple échine, morbleu! cervelle étroite et conscience large; respectez les abus, promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-vous sous l’orage et, dans les circonstances difficiles, faites le mort! Mais tâchez de connaître le vice de votre supérieur; s’il prise, achetez une tabatière, et s’il aime les jolies femmes, mariez-vous!
PAUL.
Horreur!
L’INCONNU.
De l’indépendance!... j’aime ça! On ne la trouve plus, monsieur, que dans une fortune acquise par le commerce. Nous avons le système des faillites honorables, les secrets des faux poids et du bon teint; mais rappelez-vous que le moyen d’avancement le plus rapide, pour un jeune homme, dans une grande maison, c’est de séduire la femme du bourgeois.
PAUL.
Tais-toi donc, misérable!
183
L’INCONNU.
Oui, la fille vaut mieux, parce qu’il est forcé de vous la donner en mariage!
Paul recule épouvanté.
DOMINIQUE.
Il y a un fond de bonnes idées dans ce qu’il dit.
L’INCONNU, toujours impassible.
Et alors, quoi que vous soyez, les obstacles s’aplaniront, chacun vous sourira; la santé sera bonne, vous dînerez bien, vous aurez la face rose comme une jeune fille. (Sa barbe disparaît; surprise de Paul.) Peu à peu vous deviendrez riche, considéré, heureux, vous ferez craquer sur l’asphalte vos bottes vernies, en roulant dans vos gants blancs le pommeau d’or de votre bambou. (Ce qu’il dit s’exécute; Paul pousse un cri.) On vous craindra, on vous aimera; vous vous repasserez vos caprices, habits neufs tous les jours, bagues à tous les doigts, chaînes de montre, breloques et linge fin. (Il apparaît vêtu, en dandy; Paul et Dominique se rapprochent.) Vous achèterez une maison de campagne, des statues, des hôtels, des amis, et des chevaux de race, ce qui est plus cher. Pour duper les générations futures, vous pourrez même fonder un hôpital, et vous vieillirez tout doucement, servi par un peuple de valets, entouré de famille, lourd d’honneurs, avec une grosse bedaine et l’aspect d’un honnête homme. (Il apparaît en vieux bourgeois cossu, lunettes d’or, gilet de velours, etc.)
184
PAUL, se passant les mains sur la figure.
Est-ce une illusion? J’ai dans la tête comme des chars qui roulent, et des flammes qui voltigent. (Le punch, qui a continué de brûler, se multiplie sur les autres tables, et des flammes sautillent çà et là dans l’air comme des feux follets.)
DOMINIQUE tourne avec admiration autour de l’inconnu.
Quel particulier! quelle expérience!
PAUL, résolument.
Non! je ne veux pas! arrière! C’est même une faiblesse de t’écouter. Va-t’en!
L’INCONNU.
A votre aise! Faites le vertueux, mon gaillard, et serrez-vous le ventre! Toutes les portes de la fortune, on les refermera sur vous, en vous écrasant la face! D’abord, cela va sans dire, Monsieur gardera les apparences. Vous irez jusqu’à neuf heures du soir avec deux sols de lait et un petit pain rond qu’on mange dans la poche de sa redingote, tout en trottinant sur le pavé! Ah! vous les connaîtrez, les mystères de la toilette, les faux-cols de papier, l’encre que l’on repasse sur les coutures blanchies, les sous-pieds tendus pour retenir les semelles trop vieilles, et l’habit noir boutonné jusqu’au menton, pour cacher l’absence du linge. (Il apparaît dans le costume décrit.) Vous ne faiblirez pas! vous lutterez! Mais personne ne voudra de vous!... On ne va pas chercher ceux qui se cachent! qui donc s’inquiète des pauvres? et comme une première chute 185 est la cause naturelle d’une seconde, peu à peu vous dégringolerez, mon bonhomme; la misère augmentera, elle deviendra irrémédiable et constitutionnelle! «Clic! clac, clac! gare-toi de là, manant!...» et du fond de votre ruisseau, par un temps de verglas, en plein hiver, vous distinguerez à des hauteurs vertigineuses, derrière la mousseline des larges croisées, tournoyer sous des lustres, dans le flamboiement des festins, toutes les convoitises de votre cœur! (Le côté droit de la muraille s’entr’ouvre et laisse voir un bal splendide, puis se referme.) Alors commenceront pour vous, dans Paris, ces longues promenades du pauvre le long des quais et des boulevards. Plus vague et funeste que le Bédouin dans le désert, vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluie perdu, une bourse tombée, en marchant jusqu’au milieu de la nuit, où vous irez dormir côte à côte avec des forçats, les pieds dans la paille, assis sur un banc, et les deux bras contre une corde! (Le côté gauche de la muraille s’entr’ouvre et laisse voir l’intérieur abject d’un logeur, rempli de monde, puis se referme.) Et l’habit râpé, depuis longtemps, sera parti. (Son habit disparaît.) A la place du chapeau, une casquette sans visière. (Même jeu.) Plus de gilet, une seule bretelle! et pas même de souliers, des chaussons! (Avec une pose ignoble.) Faut-il un fiacre, mon bourgeois?
PAUL, se tordant les mains.
Horrible! horrible!
DOMINIQUE.
Mais ce n’est pas gai du tout, cet avenir-là!
186
PAUL, découragé, tombe sur un tabouret le coude sur la table.
Que faire?
A la fin de la tirade de l’inconnu, la servante est rentrée avec un paquet de cigares, qu’elle a déposé sur la table. L’inconnu, qui est près de Paul, debout à droite, fait un pas à reculons avec un geste d’espoir; mais aussitôt, en face de lui et derrière Dominique, la servante, se transmuant en fée, allonge le bras impérativement vers l’inconnu qui se change en gnome.
Dominique, stupéfait, pousse un cri. Paul relève la tête et en pousse un autre, en apercevant la fée, qui disparaît dans la muraille à gauche en même temps que le gnome disparaît à droite.
TROISIÈME TABLEAU
Chez le banquier Kloekher: un boudoir, portes des deux côtés et au fond. Pendant la première scène, des valets traversent le théâtre, portant des jardinières et des meubles, pour les derniers préparatifs d’un bal.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
ALFRED, PAUL.
PAUL.
Comment, mon cher Alfred, vous m’amenez chez M. Kloekher, le soir même d’un bal?
ALFRED.
Qu’importe! n’êtes-vous pas en tenue? Et puisque (emphatiquement) la fête n’est pas encore commencée, vous aurez bien le temps de dire un mot à notre illustre financier.
PAUL.
C’est là un vrai service que vous me rendez! Merci du fond de l’âme, car sans vous je ne savais que devenir. Partout où je me suis présenté, depuis un mois bientôt, porte close! Ah! les amis! Et que de tentatives, d’efforts! (Il baisse la tête.)
188
ALFRED.
Allons, bien! vous voilà retombé dans vos idées mélancoliques, romantiques et poétiques! (Lui tapant sur l’épaule.) Ce bon Paul! il n’a pas changé: prompt à s’enflammer toujours pour toutes les femmes et à donner dans toutes les illusions. C’est comme votre histoire du cabaret. (Il rit.) Ah! ah! ah!
PAUL.
Mais quand je vous dis que j’ai vu...
ALFRED.
Bah! vous aurez été la dupe de quelque hallucination ou d’un faiseur de tours! Comme si l’on rencontrait dans les bouges de la banlieue des créatures célestes disparaissant à travers les murailles! Vous avez beau soutenir qu’elle est belle comme une fée, et même qu’elle en portait le costume, les fées, mon cher, ne sortent plus de la Chaussée d’Antin; et je compte tout à l’heure vous en faire voir une, qu’on appelle dans le monde Mme Kloekher... et qui a pour nous quelque indulgence.
PAUL, saluant.
Ah!
ALFRED.
Mais oui! on est posé. Moi, je m’amuse énormément.
PAUL.
Et le mari?
189
ALFRED.
Un ancien Auvergnat! Il en a porté bien d’autres! Un rustre, d’ailleurs, un avare.
PAUL.
Comment!... Mon père, au contraire, m’avait dit...
ALFRED.
Votre père le connaissait?
PAUL.
Beaucoup! Et il m’avait vanté toujours son désintéressement. Moi, je ne l’ai jamais vu, car...
ALFRED, vivement.
Mais si votre père le connaissait, qu’aviez-vous besoin de moi alors? Vous pouviez vous recommander tout seul.
PAUL, humblement.
Ah! mon ami, on est timide quand on est pauvre!
ALFRED, à part.
Pauvre! pauvre! Moi, je ne savais pas qu’il fût pauvre!... sans cela!...
SCÈNE II.
KLOEKHER, PAUL, ALFRED.
KLOEKHER.
Salut, vicomte!
190
ALFRED.
Bonjour, grand financier. Permettez que je vous présente un de mes intimes, M. Paul de Damvilliers.
KLOEKHER, à part.
Son fils!
ALFRED.
Il a besoin de je ne sais quoi; il va vous expliquer son histoire. Oh! bon garçon! excellent! Et j’ai une autre grâce à réclamer: puis-je présenter mes respects à Madame, si toutefois...?
KLOEKHER.
Certes; comment donc!
SCÈNE III.
KLOEKHER, PAUL.
KLOEKHER.
J’ai beaucoup connu monsieur votre père, monsieur, et comme je l’estimais infiniment, la soudaineté de sa catastrophe m’a affligé plus qu’un autre. Et vous n’avez pas, jusqu’à présent, trouvé, deviné de quelle manière elle a pu survenir?
PAUL.
Hélas! non, monsieur! J’ai même renoncé à en chercher la cause.
KLOEKHER, après avoir soupiré largement.
C’est plus sage! Ne perdez pas votre temps à cela, croyez-moi! (Avec hauteur.) Et vous demandez...?
191
PAUL.
Du travail, monsieur! Oh! mes exigences seront modestes!
KLOEKHER.
Quel âge avez-vous, s’il vous plaît?
PAUL.
Vingt-cinq ans.
KLOEKHER.
Euh! euh! un peu jeune! Et, en fait de comptabilité, de banque, que savez-vous?
PAUL.
Peu de choses, c’est vrai; mais j’apprendrai vite!
KLOEKHER.
Ah! vous croyez?... Et qu’avez-vous fait jusqu’à présent?
PAUL.
J’ai voyagé.
KLOEKHER.
Où cela?... Dans quel but?
PAUL.
Dans le nord de l’Afrique, et jusqu’en Chine, pour m’instruire.
KLOEKHER.
Ou vous amuser plus librement, avouez-le! C’est une jolie manière de manger sa fortune; on se donne par là le vernis d’un homme sérieux; et l’on se fait regarder des badauds en rapportant de longues pipes pour les amis et des babouches pour les petites 192 dames. Ah! ces bons jeunes gens! ils sont drôles, parole d’honneur!
PAUL, irrité.
Monsieur!...
KLOEKHER.
Laissez donc! je les connais, vos études! Parions que vous ne sauriez pas seulement me dire le nom des principaux comptoirs de Macao, ni le taux de l’escompte à Calcutta.
PAUL.
Et il y a d’autres choses!
KLOEKHER.
C’est possible! Mais alors que venez-vous faire ici? Que voulez-vous?
PAUL.
Une place, monsieur, une place! Je puis traduire vos correspondances, rédiger vos mémoires! Un homme en vaut un autre, avec de la force et du courage. Je vous prie de considérer la situation... pénible où je me trouve; et j’ose, pour appuyer ma requête, vous faire souvenir que mon père fut votre ami.
KLOEKHER.
Eh! votre père, monsieur, était un fort galant homme; mais, s’il avait suivi mes conseils, il n’aurait pas fini d’une façon désastreuse! Au lieu de singer le grand seigneur et de vouloir éblouir par une libéralité intempestive, il aurait dû surveiller ses capitaux, augmenter sa fortune, se rendre utile enfin. Il (d’un ton 193 de fausse bonhomie) m’a bien assez fait souffrir par l’affection que je lui portais, sans que vous veniez ici, vous, son fils, me donner la peine de vous désobliger! Une place! Est-ce que j’en ai, moi? Tous mes emplois sont pris; ce n’est pas ma faute. Mille excuses! (Paul est remonté au haut de la scène et va pour sortir par le fond. Kloekher se lève.) Eh bien, non!... Revenez!...
PAUL, fièrement.
Pourquoi, je vous prie?
KLOEKHER.
Je peux, je veux vous faire du bien. (Le regardant en face.) Si je sais me connaître en hommes, je crois vous avoir deviné. Or je me fie à votre intelligence pour me comprendre, et, en cas de refus, à votre discrétion, pour vous taire!
PAUL.
Soyez convaincu...
KLOEKHER.
Jusqu’à présent, j’ai fait toutes mes affaires à la Bourse d’une façon officielle; mais, à partir d’aujourd’hui, des circonstances trop longues à vous expliquer, au-dessus de votre compétence, cher monsieur, me forcent à opérer d’une façon détournée... par les mains d’un autre... (Silence.)
PAUL, cherchant à comprendre.
C’est-à-dire...?
KLOEKHER.
Qu’il me faut un homme sûr. (Je le conseillerai; je 194 serai là.) Un garçon solide qui me représente complètement, surveille mes ordres, agisse pour moi!
PAUL.
Bien!
KLOEKHER.
Et qui passe près du public pour n’agir que par lui-même, en son nom.
PAUL.
Cependant... la responsabilité...?
KLOEKHER.
Aucune chance de pertes, rassurez-vous! Peu de choses à faire, et je vous donne dix pour cent sur les bénéfices. Or, comme les bénéfices de ce genre d’opérations doivent s’élever annuellement à un million pour le moins, c’est cent mille francs que vous toucherez par an, cent mille livres de rente, jeune homme!
PAUL.
Cent mille livres de rente! (Il tombe en rêverie. Bas.) Impossible! Il faut qu’il y ait là-dessous...
KLOEKHER, à part.
Il hésite! Est-ce ignorance ou scrupule?
PAUL.
Mais comment êtes-vous sûr d’avance de ne jamais perdre?
KLOEKHER.
Par une série de calculs... des combinaisons infaillibles. Je vous expliquerai...
195
PAUL.
Et pourquoi alors avez-vous besoin de mon nom!
KLOEKHER.
Pourquoi?... (Silence. Ils se considèrent; puis, brusquement.) Mais ça ne se dit pas! Vous comprenez bien... C’est impatientant!
PAUL.
Assez, monsieur! assez! Je vous épargne, par pudeur, le mot propre dont on appelle, dans le code pénal, vos combinaisons infaillibles. Vous prêter mon nom pour elles serait y participer; et comme je ne veux pas être ni votre complice ni votre victime, je me retire.
KLOEKHER, détournant la tête, à part.
Imbécile, va!
Au moment où Paul est sur le seuil de la porte, au fond, entre M. Letourneux, ils se trouvent face à face.
SCÈNE IV.
PAUL, KLOEKHER, LETOURNEUX.
LETOURNEUX, avec stupéfaction et joie.
Paul! Ah! quel bonheur!
KLOEKHER, à part.
Ils se connaissent!
LETOURNEUX.
Que je l’embrasse, ce cher garçon! Quand j’ai su 196 que vous étiez à Paris, je suis vite accouru du fond de la Guyenne, où j’étais parti pour inspecter un peu l’agriculture et les bonnes mœurs! Ah! voilà une chance! une chance!... (A part, montrant le poing à Kloekher, qui tourne le dos.) Je te tiens, vieux drôle! (Haut.) On vous avait cru mort, savez-vous?... N’est-ce pas, Kloekher, vos ennemis,—car vous en avez, chacun en a,—vos ennemis se flattaient même qu’on ne vous reverrait plus!
PAUL.
Qui donc peut m’en vouloir, à moi? Je ne gêne personne.
LETOURNEUX.
Quel intéressant jeune homme, hein? Tout le portrait de ce bon Damvilliers, que nous chérissions.
PAUL.
Je ne sais comment reconnaître...
LETOURNEUX.
Voilà ce qui s’appelle une bonne journée; d’abord, je retrouve le fils d’un vieil ami; puis, je soulage bien des infortunes, et cela, grâce à vous, Kloekher.
KLOEKHER.
Hein?
LETOURNEUX.
Mais oui, puisque je venais vous remercier des vingt-cinq mille francs que vous m’avez donnés pour les pauvres de ma paroisse.
KLOEKHER.
Ah! par exemple!...
197
LETOURNEUX.
Allons! il cache ses bienfaits. Quel homme! (Contemplant Paul.) Cela fait plaisir de le revoir, n’est-ce pas?... J’espère que vous me conterez vos voyages. Vous avez dû rencontrer, en courant le monde, des mœurs bizarres, des caractères vraiment particuliers; et comme vos observations, sans doute, ainsi qu’il convient à un esprit sérieux, se sont dirigées sur la morale, que croyez-vous qui soit plus commun de la ruse ou de l’ingratitude, de la scélératesse ou de la sottise?
PAUL.
Ces questions... demanderaient...
LETOURNEUX.
Et vous, Kloekher, votre opinion?
KLOEKHER.
Je ne comprends pas...
LETOURNEUX, se rapprochant de lui et le regardant en face.
Ah! vous ne comprenez pas! Bien sûr?... Nous en recauserons. J’ai oublié de vous dire que je désirerais toucher immédiatement, pour la formation d’une ferme modèle, les cent soixante-douze Méditerranée que je vous ai vendus avant-hier.
KLOEKHER.
Quand donc aurez-vous fini cette plaisanterie?
LETOURNEUX.
Ce n’est pas une plaisanterie, mon cher, pas plus 198 que l’histoire suivante... (A Paul.) Connaissez-vous la Cochinchine?
PAUL.
Un peu.
LETOURNEUX.
Eh bien, il y avait là, une fois,—l’anecdote remonte à cinq ans,—deux amis: un bon Chinois et un mauvais Chinois. Or le bon était si bon, qu’il confia au mauvais...
KLOEKHER, avec emportement.
Oh! je me moque pas mal de vos histoires!...
LETOURNEUX.
Elles sont vraies cependant; j’en peux fournir les preuves. (Silence.)
KLOEKHER, étonné.
Des preuves?
LETOURNEUX, lui saisissant le bras, à l’oreille.
Dans mes mains, d’irrécusables, songez-y?...
KLOEKHER, bas.
Nous nous arrangerons. Taisez-vous! (Il se tourne vers Paul en éclatant de rire.) Eh bien, Letourneux, il y est tombé! Il a cru que je n’avais pas de place pour lui!... Hé! hé! Imaginez-vous une histoire inventée à plaisir! Ah! ah! Une chose un peu légère que je lui proposais! Ah! ah! ce bon garçon!
PAUL.
Comment?
KLOEKHER.
Mais oui, pour vous éprouver, mon cher. Ah! ah! 199 ah!... (D’un ton sérieux.) J’ai voulu voir, par là, le fond de votre nature. Maintenant je suis content de vous, jeune homme! C’est très bien! très bien!... De la délicatesse, des principes.
LETOURNEUX.
Il n’y a que ça, voyez-vous, les principes!... c’est une base! Du moment qu’un homme a des principes, on peut compter dessus! Or je vous réponds de celui-là, moi.
KLOEKHER.
Le fils de notre meilleur ami, je crois bien! (Mme Kloekher entre en toilette de bal.) Ma femme! il faut que je vous présente. Permettez!...
Il remonte la scène vivement jusqu’à elle.
SCÈNE V.
PAUL, LETOURNEUX, M. ET MADAME KLOEKHER.
KLOEKHER, bas à sa femme.
Écoutez bien, il y va de ma fortune, de la vôtre: cet homme peut nous perdre. Soyez adroite! il le faut! (Haut.) Madame Kloekher, M. Paul de Damvilliers.
MADAME KLOEKHER.
Oh! je vous connais de nom, depuis longtemps, monsieur!
PAUL, à part.
Qu’elle est belle!
200
MADAME KLOEKHER.
Nous avons si souvent causé de votre père ensemble....
LETOURNEUX.
Nous trois.
PAUL, à part.
Quel regard!...
KLOEKHER.
Pauvre garçon! Au retour, après cinq ans d’absence, plus de foyer! Mais j’entends que le mien remplace le vôtre! Ne vous gênez pas! Usez de moi... De la franchise!...
PAUL.
Oh! merci!... Mais comme j’ai peur d’être indiscret... (Il va pour sortir.)
KLOEKHER.
Restez donc, vous êtes des nôtres, parbleu! On arrive à peine, continuez votre visite près de Madame. Allons, Letourneux, un petit tour dans le grand salon; nous penserons ensuite aux choses sérieuses.
SCÈNE VI.
PAUL, MADAME KLOEKHER.
MADAME KLOEKHER.
Soyez convaincu, monsieur, que les intentions de mon mari n’avaient pas besoin d’être exprimées. Je partage trop tous ses sentiments pour ne pas désirer 201 comme lui vous être agréable, et même, pardon du mot... utile, si nous le pouvons.
PAUL.
Oh! je suis confus, vraiment!...
MADAME KLOEKHER.
Il nous sera bien doux de faire en sorte que vos chagrins soient sinon oubliés... du moins adoucis.
PAUL.
Mais ils le sont déjà, madame, par cette manière inattendue!...
MADAME KLOEKHER.
Comme vous avez dû souffrir, n’est-ce pas?
PAUL.
Oui, oui!
MADAME KLOEKHER.
Pourquoi n’êtes-vous pas venu à nous, d’abord.
PAUL.
Eh! mon Dieu, madame, mon excuse, quoique sincère, est mauvaise, mais...
MADAME KLOEKHER.
Mais quoi?
PAUL.
Pardon! je n’osais...
MADAME KLOEKHER.
Enfant! Allons, vous réparerez cela, je l’exige!... Nous recevons nos intimes tous les mercredis à sept heures, n’oubliez pas! Je vous ferai connaître quelques-unes 202 de mes amies, des femmes intelligentes qui vous plairont. J’espère que vous viendrez de temps à autre bavarder dans ma loge aux Italiens. Si vos après-midi vous pèsent trop, il y a une place en face de moi dans ma voiture pour faire le tour du lac, au Bois. C’est si ennuyeux d’être seule à revoir tous les jours cette éternelle pièce d’eau! Mais où aller? Puisque vous dessinez, il faudra m’apporter la prochaine fois vos albums de voyage. Je vous montrerai les miens; d’avance, je réclame un peu d’indulgence pour mes pauvres aquarelles. Enfin nous lirons, nous causerons. Nous deviendrons de vrais amis. J’y compte, du moins.
PAUL.
Oh! merci. Vous êtes bonne comme un ange. Voilà les premières marques de sympathie que l’on m’adresse. Qu’ai-je donc fait pour en mériter une si gracieuse?... A qui la dois-je?
MADAME KLOEKHER.
Mais à la mémoire de votre père, au désir de mon mari, à votre position, et un peu... à vous-même.
Elle lui tend la main, Paul la saisit et la baise.
MADAME KLOEKHER, la retirant vivement.
Monsieur!...
PAUL.
Pardon! c’est une faute, je conçois! L’élan irréfléchi de ma gratitude vous semble une grossièreté.
MADAME KLOEKHER.
N’en parlons plus. Entrons dans le bal. Sortons.
203
PAUL.
Sans m’avoir pardonné? Au nom du ciel, ne m’en voulez pas! Excusez-moi! il faut bien avoir un peu d’indulgence pour un homme abandonné de tous, fatigué par les déceptions, aigri par le malheur.
MADAME KLOEKHER, à demi-voix.
C’est une sympathie de plus entre nous deux! (Geste de Paul.) Oui, j’ai mes souffrances, et aussi profondes que les vôtres, peut-être!
PAUL.
Vous! Comment?
MADAME KLOEKHER.
Ah! monsieur de Damvilliers, un homme de votre condition peut-il avoir les préjugés du peuple et s’imagine comme lui que le cœur soit content et qu’on n’ait plus rien à demander au ciel, du moment qu’on est riche! Oh! non! non!
PAUL.
Expliquez-moi...
MADAME KLOEKHER.
Plus tard, mon ami!.... (Les panneaux qui fermaient le boudoir à droite, à gauche et au fond s’enlèvent et laissent voir le bal.) Votre bras, s’il vous plaît?
PAUL, à part.
Son ami... son ami!...
De chaque côté de la scène, il y a des cariatides dorées contre des piliers qui montent jusqu’au plafond; entre les cariatides, des jardinières remplies de fleurs espacées par des candélabres. Au fond, trois arcades ouvertes laissent voir d’autres salons, avec des buffets chargés d’argenteries et de flacons.
204
SCÈNE VII.
PAUL, MADAME KLOEKHER, ONÉSIME DUBOIS, MACARET, BOUVIGNARD, ALFRED DE CISY, LE DOCTEUR COLOMBEL, INVITÉS, MESSIEURS ET DAMES, DOMESTIQUES.
Mme Kloekher remonte la scène au bras de Paul, en même temps qu’on s’avance vers elle.
LES INVITÉS, saluant.
Une fête superbe, éblouissante, délicieuse!
UNE DAME, à une autre.
Quel est donc ce jeune homme? Il est fort bien.
LA DEUXIÈME DAME.
Je le trouverais même trop bien, si j’étais le vicomte Alfred de Cisy.
UN EMPLOYÉ DE LA MAISON, à son voisin.
Regardez donc comme elle minaude! Que de grimaces! Mais pour nous, pauvres commis, il n’y a pas de danger qu’elle nous honore seulement d’un coup d’œil.
MADAME KLOEKHER, à une jeune femme lui désignant sa robe.
Oh! ravissant! Où donc vous habillez-vous, ma chérie? (A une autre.) Comment, on ne danse pas? (A un vieux monsieur.) Bonjour, général. (Au docteur Colombel.) Ah! c’est fort aimable à vous, docteur Colombel, d’avoir abandonné vos malades.
205
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Ils recouvreraient la santé en vous voyant, belle dame: l’aspect de tant de fraîcheur, de grâces... (Un domestique vient parler bas à Mme Kloekher.)
MADAME KLOEKHER.
J’y vais! (Alfred, depuis le commencement de la scène, s’est rapproché d’elle. Quand elle est arrivée au bas, à droite, elle salue Paul.) Je vous remercie. A tout à l’heure!
ALFRED, à part.
J’ai fait une jolie affaire, moi, en l’introduisant ici. Soyons prudent et vif. (Il sort précipitamment derrière elle.)
SCÈNE VIII.
Les Précédents, moins MADAME KLOEKHER ET ALFRED.
ONÉSIME s’avance vers Paul en lui secouant les deux mains fortement.
Ah! quel plaisir!... on va donc se revoir! où loges-tu? Je ne te quitte pas!
PAUL.
Merci, vieux camarade... Et cette peinture, toujours enthousiaste d’elle, j’espère, et portant haut l’amour du grand art avec la haine du bourgeois?
ONÉSIME.
Sans doute. Cependant je fais à présent de petits tableaux, des sujets domestiques; c’est d’un débit 206 plus facile. Mais reçois mes félicitations, te voilà en joli chemin, diable! (Tous s’empressent autour de Paul.)
MACARET.
Eh! cher monsieur de Damvilliers, j’étais bien sûr de vous rencontrer ici; sans cela...
LE DOCTEUR COLOMBEL, lui coupant la parole.
Grâce à la bêtise inconcevable de mon valet de chambre, vos deux cartes de visite ont été égarées, et hier au soir seulement...
BOUVIGNARD, l’interrompant.
Comment se fait-il, je vous le demande, que tous les matins je veux aller vous voir? Mais on vient chez moi, pour un tas de choses, pour ceci, pour cela; je suis harcelé, tiraillé...
MACARET.
Tout à vos ordres, vous savez!... (Bas.) On a l’oreille du ministre!
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Il faut que vous preniez un jour par semaine pour venir dîner chez moi régulièrement.
BOUVIGNARD.
Dites donc, cher monsieur, de quelle façon je puis vous être utile!
(Tous lui donnent des poignées de main énergiques.)
PAUL.
Ah! mes amis! je suis attendri vraiment... (A part.) Quels cœurs excellents et comme on calomnie les hommes!
207
SCÈNE IX.
Les Précédents, LETOURNEUX.
LETOURNEUX marche droit à Onésime, qui est le plus près de Paul.
Je ne suis pas content de vous!
ONÉSIME.
Pourquoi?
LETOURNEUX.
Parbleu, entre intimes on ne se gêne pas. Or chacun ici, excepté Paul, connaît votre prochain mariage. C’est moi qui vous procure cette affaire, une famille excellente, pieuse, considérée, riche, et vous vous exposez au scandale d’être rencontré en plein jour, donnant le bras à une créature!
ONÉSIME.
Moi?
LETOURNEUX.
Je vous ai vu, et pourtant vous m’aviez juré que tout était fini!
ONÉSIME.
Ah! monsieur Letourneux, un moment! Si je me trouvais avec cette fillette, c’est que je lui préparais un petit tour.
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Voyons, voyons, j’adore ce genre d’anecdotes. (Tous se rapprochent.)
208
ONÉSIME.
Je lui ai fait écrire de Marseille, son pays, une lettre, à moi adressée, qui l’appelle pour les affaires les plus pressées. Elle est partie; j’ai donc tout le temps de me marier, et ça me débarrasse d’autant mieux, que Clémence a la bourse légère, et que pour revenir...
Hilarité générale et approbation.
LETOURNEUX.
Très bien! voilà ce que j’appelle un acte à la fois d’adresse et de haute moralité.
PAUL.
Comment, Clémence, ta vieille passion, celle que tu avais prise toute jeune à sa famille, et qui, disais-tu toi-même, te faisait travailler d’une façon...?
ONÉSIME.
C’est comme ça! Autre temps, autres femmes! (A Letourneux.) Où donc m’avez-vous rencontré, vous?
LETOURNEUX.
Dans le Luxembourg, comme je le traversais pour aller secourir une famille bien intéressante: trois fils sans ouvrage, le père et la mère presque à l’agonie. Vous devriez même, docteur, faire quelque chose pour eux.
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Que j’aille les voir, peut-être!
LETOURNEUX.
Vous êtes assez riche pour vous passer ce luxe!
209
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Et vous donc, le millionnaire, que faites-vous pour eux?
LETOURNEUX.
Oh! peu de choses, je les console et les moralise, rien que cela! et partout, comme maintenant, je fais de la propagande à leur profit, jusqu’auprès de M. Macaret. (S’adressant à M. Macaret.) Voyons, vous êtes un de nos grands industriels, et trois ouvriers de plus ne vous importent guère.
MACARET.
Impossible! je n’ai pas d’ouvrage à leur donner. Vous n’exigerez pas que je me ruine...
Colombel sourit, Letourneux joint les mains d’un air béat.
Mouvement
de Paul indigné.
BOUVIGNARD, avec un petit rire aigrelet.
Hé! hé! il a raison. Les discours, les secours et les utopies ne servent à rien. La machine est ainsi réglée. Tant pis pour ceux qu’elle écrase! résignons-nous! il n’y a de sérieux au monde que les choses de l’intelligence, les beaux-arts!
ONÉSIME.
Vous êtes dans le vrai, monsieur Bouvignard.
BOUVIGNARD.
Aussi moi, je ne m’occupe que des vieilles faïences.
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Un joli goût! Et toutes nos dames...
210
BOUVIGNARD.
Entendons-nous! Permettez! je ne prise que les vieux Nevers, et, pour en posséder un authentique, je n’épargne ni temps, ni soins, ni argent.
ONÉSIME, à part.
Il ferait mieux de doter sa fille.
BOUVIGNARD.
Ah! j’économise, je me prive, je me sangle! Et combien d’inquiétudes! Songer qu’une maladresse peut tout réduire en mille morceaux! Aussi ma collection est-elle unique. C’est ma fortune entière et, afin qu’elle demeure éternellement intacte, je la lègue par testament à ma ville natale.
PAUL, à part, mélancoliquement.
Quel triste monde!
SCÈNE X.
Les Précédents, KLOEKHER.
KLOEKHER, à Letourneux.
Venez-vous? Allons, les hommes sérieux, il y a là des tapis verts qui vous réclament! Un whist? (Tous disparaissent par le fond.)
211
SCÈNE XI.
PAUL, seul.
Dès que Paul est resté seul, du côté droit, entre les cariatides, débouche le roi des gnomes, dans le costume du bourgeois cossu du cabaret. Avec un geste emphatique, il lui montre le bal et toutes les splendeurs qui l’entourent. Mme Kloekher passe au fond, sous l’arcade du milieu; il la désigne de son bras allongé, fait ensuite le geste de quelqu’un qui applaudit des deux mains, remonte la scène, et s’en va lentement.
PAUL, remontant la scène vers lui.
L’homme du cabaret! (La reine des fées débouche par le côté gauche en costume de fée et fixe sur le roi des gnomes un long regard.) L’autre! l’autre! (Tous les deux disparaissent.) Suis-je donc fou?... Ces illusions de l’autre jour qui me reprennent, c’est étrange!... Cela vient sans doute... du trouble, de l’enchantement où elle me plonge, quels yeux!... quel sourire!... Se jouerait-elle de moi? Mais tout à l’heure sa main frémissait sur mon bras, ses regards m’enveloppaient de leurs caresses, son cœur battait. Elle m’aime! (Le candélabre près duquel il se trouve s’est éteint.) Qu’est-ce donc? la nuit? Eh! non, rien que cela! (Il se met à marcher.) Et c’est moi! moi qu’elle a distingué parmi tous ces hommes, entre les illustres, les riches et les beaux! Je suis donc plus fort qu’eux tous, je les domine, et me voilà presque le roi de ce monde où hier encore je luttais, perdu dans la foule des derniers. Ah! quelle félicité! comme ces fleurs embaument! (Il se penche sur une des jardinières, les fleurs se fanent.) Mortes! (Deux candélabres s’éteignent.) Et l’obscurité redouble! 212 (Au lieu d’un bruit de clochette qui accentuait la mesure dans la contredanse, on entend une cloche funèbre.) Ces sons! le glas d’un enterrement. J’ai peur! (Il regarde au fond.) Cependant les flambeaux resplendissent, les danses tourbillonnent. Eh! c’est la clochette qui tinte dans les quadrilles. Qu’avais-je donc? Elle va revenir!... oui!... là! et, fendant pas à pas les flots du bal, j’écouterai d’un air indifférent ses paroles charmantes murmurées à mon oreille. Toutes ces choses qui lui appartiennent ont l’air de sourire, c’est comme si son âme flottait autour de moi. Où est-elle? Je veux la retrouver, la revoir. (Il remonte la scène.)
SCÈNE XII.
PAUL, MADAME KLOEKHER, ALFRED. MADAME KLOEKHER entre par le côté droit au bras d’Alfred.
PAUL, à part.
Encore lui! (Il s’arrête et l’observe.)
MADAME KLOEKHER, à demi-voix.
Est-ce une menace?
ALFRED.
Comme il vous plaira de le comprendre, ma chère!
MADAME KLOEKHER, dédaigneusement.
Faites donc! faites donc!
ALFRED.
Ainsi vous êtes bien décidée!... Tout est rompu. 213 Mais si je me brûlais la cervelle au milieu de votre bal?
MADAME KLOEKHER, éclatant de rire.
Ah! ah!
ALFRED, à part, remettant son chapeau sur sa tête.
Allons, tournons-nous d’un autre côté. (Les danses ont fini, on sert le souper au fond, sur des petites tables rondes.)
SCÈNE XIII.
PAUL, MADAME KLOEKHER.
PAUL.
Cet homme vous aime?
MADAME KLOEKHER.
Lui, jamais!
PAUL.
Cependant!...
MADAME KLOEKHER.
Des reproches, déjà?
PAUL.
Oh! j’ai tort, je le sais, pardonnez-moi! Ce n’est pas ma faute, si...
MADAME KLOEKHER.
Plus bas!... on peut nous entendre!
PAUL, regardant au fond.
Non, jusqu’à la fin du souper, personne ici ne 214 viendra! Nous sommes libres! Écoutez-moi: au nom du ciel, restez!
MADAME KLOEKHER.
Mais je reste! Que voulez-vous?
PAUL.
Ah! je ne me rappelle plus! ma tête s’égare! Je suis si heureux de vous contempler ainsi face à face! Tout à l’heure, quand nous étions avec les autres et que l’on s’empressait autour de vous, je me délectais à saisir ces regards, ces hommages, cette rumeur d’admiration et d’envie; et puis, voilà qu’à présent la même foule me déplaît! je la hais! Vous lui donnez en passant un coup d’œil, des sourires, des paroles, presque une partie de votre personne, de votre cœur. Il me semble que la dorure de ces murailles, les argenteries, les valets, la musique, vos diamants même, sont autant de choses qui vous déguisent, vous reculent plus loin, vous séparent de moi.
MADAME KLOEKHER.
Enfant que vous êtes! Vous savez bien pourtant... (Silence.)
PAUL.
Quoi?... Parlez!... parlez!...
MADAME KLOEKHER.
Mais... que l’on vous préfère!
PAUL, se rapprochant et lui prenant la main.
Est-ce vrai? Dites-le donc, ce mot que j’attends. Ah! je ne suis pas accoutumé au bonheur, moi? Et 215 comment voulez-vous que je croie à celui-là, si je ne le vois moi-même tomber de vos lèvres? Ou plutôt non, ne parlez pas... et pour savoir si vous m’aimez, si les cieux vont s’ouvrir... rien qu’un signe... un regard...
Elle le regarde et lui répond oui par un signe de tête très lent et très doux. Il lui prend la main et la porte à ses lèvres en pliant le genou.
MADAME KLOEKHER.
Prenez garde! on peut nous voir! (A part.) Du feu... de la passion!... (Paul se relève.)
PAUL.
Ah! quel supplice! Vous ne comprenez donc pas que je vous aime éperdument! Je voudrais que tout ce qui nous écarte l’un de l’autre disparût! Qu’est-ce que cela vous coûterait de m’accorder où il vous plaira, quelquefois, pour me faire illusion, pour m’imaginer que nous sommes seuls sur la terre? Est-ce que cela vous chagrine, dites, de me donner...?
MADAME KLOEKHER.
On vient! Retirez-vous!
Paul disparaît à droite entre les deux cariatides.
SCÈNE XIV.
MADAME KLOEKHER, LETOURNEUX.
LETOURNEUX, entrant rapidement.
Ah! votre mari est un fier drôle!
216
MADAME KLOEKHER.
Qu’y a-t-il?
LETOURNEUX.
Je suis indigné!
MADAME KLOEKHER.
La! la! calmez-vous!
LETOURNEUX.
Mais je me vengerai! Oh!...
MADAME KLOEKHER.
Que vous a-t-il fait?
LETOURNEUX.
Vous le demandez? Elle le demande! Eh bien, nous étions convenus, votre charmant époux et moi, de deux cents Hanovre au dernier courant qu’il devait, lui, me donner et que je devais, moi, palper: est-ce clair? Or, quand j’apporte les papiers convenus, il ne m’en livre que la moitié à grand’peine. Mais ça ne se passera pas comme ça! Où est Paul? Je vais tout lui dire!
MADAME KLOEKHER.
Quoi donc?
LETOURNEUX.
Lui apprendre ce que vous savez aussi bien que moi, parbleu! La manière dont votre mari a volé son héritage! Et un bon procès fera savoir à toute l’Europe...
MADAME KLOEKHER.
Et vous comptez sur Paul, comme si c’était possible!...
217
LETOURNEUX.
Pourquoi non?
MADAME KLOEKHER.
Vous êtes trop curieux, mon cher. Cependant, pour épargner vos démarches, apprenez que Paul est un simple enfant, et qu’il m’aime!
LETOURNEUX.
Beau motif!
MADAME KLOEKHER.
Excellent, au contraire! C’est nous, c’est moi qu’il croira et non pas vous, l’homme de bien. Allez chercher ailleurs des auxiliaires à vos turpitudes et à vos vengeances! Quant à celui-là, je vous le répète, il m’appartient! C’est ma chose, mon esclave! et je pourrais, sur un signe, le faire se jeter dans un puits qu’il m’en remercierait.
LETOURNEUX, sortant par le fond.
Nous verrons! nous verrons!
SCÈNE XV.
PAUL, MADAME KLOEKHER.
PAUL entre lentement à droite, de derrière une cariatide.
Vous avez raison, madame: je suis un enfant, votre chose et votre esclave.
MADAME KLOEKHER.
Ciel! ne croyez pas!...
218
PAUL.
J’ai tout entendu, j’étais là derrière cette statue, où je m’étais mis pour épier les confidences d’un autre. Le hasard m’a puni de ma jalousie, en me détrompant amèrement.
MADAME KLOEKHER.
Oh! Paul!... je vous jure...
PAUL.
Pas de serments, ne craignez rien; jamais je ne salirai par le scandale d’un procès la femme, quelle qu’elle soit, que j’ai... honorée de mon amour. Donc soyez tranquille, je me retire!
MADAME KLOEKHER.
Mais vous n’avez pu comprendre, je n’y suis pour rien, c’est une trame odieuse. Je vous expliquerai... Paul! je vous en supplie!... Paul! Paul! je t’aime!
Paul s’en va par la gauche, la tête basse et lentement; arrivé sur le seuil, il s’arrête. Letourneux sort du fond et marche vers lui.
SCÈNE XVI.
MADAME KLOEKHER, PAUL, LETOURNEUX, puis tous les personnages précédents.
LETOURNEUX.
Ah! enfin! je vous trouve! Écoutez-moi! (Paul, absorbé, reste immobile.) Paul! Eh bien? (Il lui tape sur l’épaule.) Mon ami! mon cher ami!
219
PAUL, tournant la tête lentement.
Que voulez-vous?
LETOURNEUX, élevant la voix.
Je veux vous apprendre, à vous et à tout le monde ici, dans votre intérêt personnel comme dans celui de la moralité publique, et afin qu’il en résulte à la fois une réparation et un châtiment; je veux, dis-je, vous dénoncer une infâme machination dont vous êtes la victime. J’en possède les témoignages authentiques, écrits! Vous avez été indignement spolié par l’homme que voici: le banquier Kloekher!
Murmures. Marques de surprise et d’indignation.
PAUL, arrachant son gant blanc.
Vous mentez impudemment, monsieur!
LETOURNEUX.
Moi?
PAUL.
Oui, vous, misérable! et comme gage de ce que j’affirme, je vous soufflette à la face! (Il lui jette son gant à la face.)
LETOURNEUX.
Ah!
PAUL.
Je suis à vos ordres, monsieur!
LES INVITÉS.
Séparez-les! Ils vont se battre!
LETOURNEUX, dignement.
Un duel, non! Un homme de mon caractère n’obéit 220 pas à de pareils préjugés. La vraie force consiste plutôt à supporter les injures et à s’en venger par les voies légales. J’ai le courage civil, moi! (Il sort fièrement.)
PAUL, à demi-voix.
Infâme coquin!
KLOEKHER, essayant de prendre la main de Paul.
Ah! c’est très bien ce que vous avez fait! Voilà qui est d’un bon ami!... Ma reconnaissance...!
PAUL, fièrement.
Ne me parlez plus, monsieur! (Il sort.)
KLOEKHER.
Qu’est-ce qu’il a donc?
LES INVITÉS.
Quel original!—Avez-vous vu?—Un scandale pareil pour finir une si belle fête!...—Ah! mon Dieu! à quoi se trouve-t-on exposé!...
Quand les invités sont partis, les lustres, les girandoles et les candélabres se mettent à brûler plus fort, donnant une lumière rose, verte et bleue; les bouquets tombés par terre se relèvent d’eux-mêmes et vont se placer dans les jardinières. Les fleurs fanées s’entr’ouvrent, les meubles çà et là se replacent en ordre. Les cariatides des deux côtés de la scène se meuvent et s’avancent. Ce sont les fées elles-mêmes qui se réjouissent de la vertu de Paul.
QUATRIÈME TABLEAU
Une chambre d’aspect misérable. A droite et à gauche une fenêtre en tabatière. Au fond, une cheminée de plâtre, où brûlent quelques charbons à demi éteints. A côté de la cheminée, une porte. Sur la cheminée, une boîte à pistolets. A gauche, au premier plan, une table et deux chaises de paille. A droite une paire de bottes vernies dans leurs embouchoirs. Auprès des bottes, contre le mur, un lit de sangle, et, sur le premier plan, à côté, un placard.—Le jour commence à paraître par les vitres sans rideaux.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
DOMINIQUE, seul.
Il arrive sur la scène en manches de chemise, en pantalon avec un madras autour de la tête, et il s’avance vers la cheminée en grelottant.
Quel froid, miséricorde! Quand Monsieur va revenir, il est capable de geler. (Riant ironiquement.) Ah! Monsieur!... Eh bien, et moi? Est-ce que je ne gèle pas? Est-ce que je ne souffre pas? Est-ce une existence que de traîner une misère pareille! Qu’il s’en arrange, puisque ça l’amuse; mais moi, un homme fait tout au moins pour l’antichambre des ambassadeurs, quelle humiliation! (Il cherche de droite et de gauche dans l’appartement.) Et pas un cotret dans cette infernale mansarde, où il vous tombe des vents coulis... (Il regarde encore.) Non!...—Et 222 voilà quatre mois que j’attends! et qu’il est à me lanterner avec toutes ses démarches!—D’abord, ç’a été une place dans la diplomatie, puis une mission scientifique, puis un poste d’inspecteur de je ne sais quoi, puis un emploi dans une colonisation, je ne sais où; et ce soir, enfin, il doit revenir de chez le banquier Kloekher les mains pleines, ou l’avenir assuré.—Je commence à n’y plus croire, à notre avenir! J’ai bien envie de séparer le mien du sien et de lui donner mon compte carrément. Monsieur est un brave jeune homme, c’est vrai! Mais (se touchant le front) toqué! toqué!—Saprelotte! j’ai l’onglée! (Ses yeux rencontrent la boîte de pistolets sur la cheminée.) Tiens!... voilà une boîte qui me donne une tentation!... Ah! doucement!... nos moyens ne nous permettent pas une flambée en acajou. Oh! non! (En se reculant, il trébuche contre le paillasson.)—Eh! tu m’embêtes, toi!—Attends un peu... (Il jette le paillasson dans le feu; puis, le regardant brûler.)—En être réduit là! Mais ça ne peut pas durer plus longtemps! c’est trop bête! Et si notre sort ne change pas avant huit jours, bonsoir! (Le feu flambe. Il se chauffe.) Ah! ça fait du bien! C’est une bonne idée que j’ai eue décidément! Comme on a tort de se gêner!—Et pas un bon fauteuil pour se rôtir les tibias en tisonnant. C’est honteux, un aussi piètre escabeau!—Et puisque mon maître est en courses toute la journée, je ne vois pas pourquoi... (Il jette dans le feu la petite chaise.) Allons donc! (Tout en remuant les charbons.) Il faut convenir que je suis un véritable nigaud, avec mon dévouement! On n’a jamais vu un domestique comme moi! Nom d’un 223 chien! quelle gelée! Ça disparaît comme une allumette!—Car, enfin, de toutes ses promesses, qu’ai-je attrapé, moi? Qu’est-ce que je gagne? Il se moque de moi, à la fin! Car, pendant que je suis là, à me morfondre en l’attendant, il fait le joli coco, dans les salons, près les belles dames.—Si je flanquais la table pour soutenir l’attisée?—Non! Ça ne durerait pas! (Il aperçoit une paire de bottes dans leurs embouchoirs.) Ah! les bottes! (Il les retire des embouchoirs.) Pourquoi pas? (Les lançant dans le feu.) Aïe donc!—Et s’il se fâche, tant pis!
SCÈNE II.
DOMINIQUE, PAUL, en habit noir, sans paletot, mouillé, les mains sous les aisselles, avec un peu de neige sur ses vêtements.
PAUL.
Que fais-tu là, toi? Je ne t’avais pas dit de m’attendre! Va te coucher!
DOMINIQUE.
Mais...
PAUL, brutalement.
Va-t’en donc! Va-t’en! Laisse-moi!
DOMINIQUE, à part.
Oh! oh! il est bien fier!—Y aurait-il pas quelque chose de bon, enfin?
224
SCÈNE III.
PAUL, seul.
(Après être resté longtemps les bras croisés, avec un grand soupir.) Ah!... (Il jette son chapeau sur le lit de sangle.) Quelle nuit!... (Il regarde les murs lentement) et quelle chambre!... (Puis la fenêtre.) Tiens! le jour qui se lève; et la neige, encore!... Mais il ne tombera donc pas du ciel quelque chose pour les écraser tous! (Il pleure.) Ah! comme je suis fatigué! (Il s’assoit près de la cheminée, un bras sur le chambranle.) Sont-ils assez lâches, égoïstes, ingrats, hypocrites et cruels!... Pardessus tout cela, des sourires, des phrases, des étreintes affectueuses, et même, ô sacrilège, des offres d’amour! Et je prétendais trouver dans ce néant quelque chose qui désaltérât mon cœur!—Dans combien de pays n’ai-je pas traîné mes rêves!... Partout, avec des masques et des impudeurs différentes, j’ai rencontré les mêmes ignominies! A présent, voilà qu’elles viennent jusqu’à moi, elles m’attaquent. Assez, assez! je n’en veux plus!—Pourquoi vivre alors, puisque je ne peux pas changer le monde? Ah! si j’avais eu pourtant quelqu’un qui m’eût aimé!... (Il se lève.) Allons, pas de faiblesse! Disparaissons tout de suite, pour prévenir peut-être les défaillances, avant la première rougeur de honte, et dans l’intégrité de mon orgueil, comme ces vieux rois d’Orient qui se faisaient mourir avec toutes leurs richesses!... Il ne faut que la résolution d’une minute. Ce ne 225 doit pas être difficile? D’ailleurs, tout m’y engage, tout m’y pousse... (Apercevant la boîte de pistolets ouverte.) Ah!... et jusqu’au hasard lui-même! (Il retire les pistolets et les manie.) L’armurier qui me les a vendus me faisait valoir, pour ma sécurité personnelle, la longueur de leur portée. A cette distance, je n’ai pas besoin qu’ils soient si merveilleux! C’est une superfluité. Essayons. (Il fait jouer la batterie.) Bien!... Ma poudrière, où est-elle? (Il verse de la poudre dans le fond de sa main, puis dans le pistolet, et jette le reste dans la cheminée. Le feu se ranime et flambe extraordinairement. Paul continue à charger son pistolet.) La balle, une capsule, maintenant; et je n’ai plus qu’un geste, presque un signe à faire pour être libre!... (Six heures sonnent à une horloge voisine.) Six heures!... Au premier coup de la demie, tout sera dit! (Il promène ses yeux tout à l’entour et aperçoit la table où sont des papiers et une cassette pleine de lettres.) Ah! ceci, que j’oubliais! Non! que rien de moi, ni de mon passé, ne subsiste! Au feu, au feu, toutes mes lettres! (Il les jette dans la cheminée. Il se rassoit.) Ah! que cette flamme me réchauffe! Je ne souffre plus. Non, au contraire! Et penser que ces cendres peut-être seront encore tièdes quand mon cadavre sera froid! et puis tout se confondra, dispersé! Ma vie aura passé comme ces formes fugaces, qui se dessinent sur les charbons. Tiens! il me semble voir dans la braise des plages de pourpre s’étalant près d’un lac de feu. On dirait, à présent, de vagues édifices, des aiguilles de cathédrale, un navire. Il s’enfonce et reparaît, comme le mien autrefois. J’entends encore le vent dans les manœuvres, et les bois de ma cabine qui craquent au milieu de la nuit.—Tiens!... c’est 226 étrange, voilà une lettre qui s’obstine à ne pas brûler! Elle blanchit même dans la flamme.—Pourquoi? (Paul la prend.) Elle est froide! Comment se fait-il?... (La cheminée peu à peu s’est haussée et élargie, laissant voir, au milieu des flammes, les choses mêmes que Paul rêvait. Le bord supérieur, montant toujours, a presque disparu dans les frises; et l’on aperçoit un château tout noir, d’une architecture farouche, avec des meurtrières embrasées.) Une forteresse, laquelle donc? Je ne l’ai jamais vue. (Le château disparaît. La lettre qu’il tient devient lumineuse.—Paul lit:) «C’est l’endroit où les gnomes détiennent captifs les cœurs des hommes. Nous comptons sur toi pour les délivrer.—Ta récompense sera un amour au-dessus même de tes rêves. Tu rencontreras souvent celle que nous te destinons; tâche de la reconnaître, ou sinon tu es irrévocablement perdu.—Es-tu prêt?—La Reine des Fées.»—Moi!... Mais comment me guider?
Chœur des fées l’encourageant.
PAUL reste pendant quelques minutes en proie à une anxiété terrible; puis, avec un geste de résolution héroïque:
J’accepte! partons!
Deux coups frappés à la porte, l’un après l’autre.
UNE VOIX, du dehors.
Ouvre, Dominique!
Troisième coup.
PAUL.
Qui est-ce? (Il va ouvrir.)
227
SCÈNE IV.
PAUL, JEANNETTE, portant à chaque bras un gros panier.
JEANNETTE, toute surprise.
Monsieur Paul!...
PAUL.
Jeannette!... Comment se fait-t-il? (Elle dépose sur la table ses deux paniers, d’un air accablé.) Que viens-tu faire à Paris?
JEANNETTE, après un silence.
Mais... vendre mon lait, monsieur.
PAUL.
Avec ces deux paniers-là!... et chez moi! (Elle baisse la tête sans répondre.) Tu me caches quelque chose, Jeannette.
JEANNETTE, défendant de la main un des paniers près d’elle.
Non, monsieur, je vous jure!...
PAUL, éclairé par le geste de Jeannette.
C’est là dedans alors? Qu’y a-t-il? (Il relève la toile couvrant le panier.) Des foulards, mes chemises, tout mon linge!
Il la regarde d’une façon sévère.
JEANNETTE, vivement.
Oh! ne vous fâchez pas!... Si vous le trouvez trop mal, je recommencerai.
Silence.—Elle baisse la tête.
228
PAUL.
Ainsi c’est Mlle Jeannette qui était ma blanchisseuse!... Pourquoi ne pas l’avouer?
JEANNETTE, embarrassée.
C’est que...
PAUL.
Eh bien? (Même silence.—A part.) Comment?... Quand Dominique m’avait dit... Voyons l’autre...
JEANNETTE, l’arrêtant par le bras.
Prenez garde de les casser!
PAUL.
Quoi donc?
JEANNETTE.
Les œufs!
PAUL, examinant l’intérieur du panier.
Des fruits... une galette... jusqu’à des petits pots de crème! Et c’était... (il l’interroge du regard; elle lui répond par un signe de tête affirmatif) pour moi! Jusqu’à présent, en effet, je n’ai rien payé de ces choses!—Ah! je devine!... l’amitié de mon domestique me réduit aux charités d’une paysanne! (Brutalement.) Remporte tout cela, Jeannette! Je n’en veux plus! Va-t’en!
JEANNETTE, pleurant.
Si j’avais su vous fâcher, je ne l’aurais pas fait!
PAUL, à part.
Elle pleure!... Et, dans ma vanité imbécile, je la repousse!... Combien donc y en a-t-il d’un dévouement 229 pareil? (Haut.) Non, reste! Pardonne-moi! C’est que je suis malade quelquefois!... Et il y a longtemps que tu viens ainsi tous les jours?
JEANNETTE.
Depuis un mois bientôt!
PAUL.
Et tu ne t’en vantes pas, toi!... Tu faisais le bien naïvement, dans la candeur de ton âme. (Il lui prend les mains.) Mais comme ta poitrine bat vite! Tu as de beaux yeux, ma Jeannette! (A part.) Je ne l’avais pas seulement regardée, sot que j’étais! Et ces pauvres petites mains, sais-tu qu’enfermées dans des gants de peau fine, plus d’une belle dame les envierait!
JEANNETTE.
Vous êtes bien bon, monsieur.
PAUL, s’écartant d’elle.—A part.
Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui donner. (La contemplant de loin.) Mais elle est charmante!... Il y a sous ces vêtements simples une distinction, je ne sais quoi de pur, de fin... que je n’ai jamais vu!... Et cette douceur des attitudes, ce rayonnement dans le regard! Serait-ce! Pourquoi pas?... Jeannette?
JEANNETTE.
Monsieur?
PAUL.
Tu dois être lasse de ta condition? N’arrive-t-il jamais dans ton esprit des pensées qui te surprennent? Ne sens-tu pas au fond de toi-même comme une sollicitation 230 vers des destinées plus hautes? une envie de t’enfuir... quelque part... bien loin?
JEANNETTE.
M’enfuir!... Et où ça?... Je ne connais pas les routes.
PAUL, avec un geste de dépit.—A part.
Eh! c’est mon langage qu’elle n’entend pas! (Haut.) Dis-moi, quand tu es toute seule, dans les champs, à quoi penses-tu?
JEANNETTE.
Dame! à rien.
PAUL.
Cherche un peu.
JEANNETTE.
Ah! si... Je pense aux vaches!... à la noire surtout, qui me suit comme un caniche. Et puis je regarde si les avoines poussent, et combien il y aura de boisseaux de pommes aux arbres.
PAUL.
Mais... la nuit... dans tes rêves?...
JEANNETTE, riant.
Mes rêves?... Ah! bien oui. Je dors trop fort!
PAUL.
Quels livres as-tu donc lus jusqu’à présent?
JEANNETTE.
Je ne sais pas lire!... est-ce que j’ai eu le temps d’apprendre!... ni écrire non plus. Et je le regrette, allez! Ça me serait si utile pour tenir les comptes!
231
PAUL, à part.
Voilà tout!... c’est le fond. Certes, il ne manque pas de gentillesse; mais ce serait si long à cultiver, que j’y renonce. (Riant amèrement.) Moi, qui avais cru un instant...
Il reste perdu dans des réflexions.
JEANNETTE.
Qu’avez-vous donc, monsieur Paul, que vous ne dites plus rien? Tout à l’heure, vous parliez comme une musique. Je ne comprenais pas; mais c’est égal, ça me plaisait, ça me plaisait...
PAUL, brusquement.
Bien, bien! (Appelant.) Dominique!... Je te remercie, Jeannette... Plus tard, dès que je le pourrai, je reconnaîtrai tes bons offices... et quand tu te marieras...
SCÈNE V.
Les Précédents, DOMINIQUE.
DOMINIQUE.
Que désire monsieur?
PAUL, montrant Jeanne.
Fais-lui tes adieux, nous partons.
DOMINIQUE.
En voyage encore?
232
PAUL.
Oui, pour un long voyage.
DOMINIQUE.
Mais monsieur, sans doute, n’a pas réfléchi que notre garde-robe...
PAUL, tournant autour de lui des yeux inquiets.
En effet! (Il aperçoit sur le lit une superbe pelisse de fourrure.) Ah! mais non! Tu vois bien! le ciel s’en mêle. C’est un avertissement, un ordre!
DOMINIQUE.
La belle fourrure! (Il lève la fourrure d’un bras et l’examine.) Vous ne m’en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on doit se moquer joliment du thermomètre! Si j’en avais une pareille! (Il la remet sur le lit et en voit une seconde à côté.) Une autre!...
PAUL.
C’est pour toi, alors!... Prends-la.
DOMINIQUE endosse vivement sa pelisse, en relève le collet et croise ses mains sous les manches.—A part.
Je serai un peu calé là dedans! Hein! on aura l’air d’un ambassadeur russe!
PAUL, frappant du pied.
Allons, hâte-toi! Je veux m’élancer par le monde, courir au but, l’atteindre. Viens! viens!
DOMINIQUE.
Oh! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me voilà!... Adieu, petite sœur!
233
JEANNETTE, d’une voix entrecoupée par un sanglot.
Adieu!
PAUL, qui a mis son chapeau sur sa tête et sa pelisse sur son bras, s’arrête sur le seuil, au bruit d’un grand sanglot de Jeannette.
Ah! de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh! c’est pour son frère.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
JEANNETTE, seule.
Partis!... et je ne sais plus où, cette fois!... Très loin!... Il me semble pourtant que, pendant un moment, il m’a offert d’aller avec lui là-bas! Mais non, puisqu’il m’abandonne, qu’il me dédaigne!... Ah! c’est parce que je ne suis pas une belle dame de la ville!... parce que je n’ai pas de robes à volants... de la dentelle, des cachemires et des bijoux!... parce que je suis une bête de paysanne! parce que je ne sais rien de ce qui lui plairait: la danse, les bonnes manières, la parure et le piano! Oh! si j’avais tout cela!... (Elle se rapproche de la cheminée et se met à rêver, tout debout, le coude appuyé sur le chambranle.) Voilà ce qu’il lui faut, sans doute! Alors il m’aimerait. Mais comment faire pour avoir une belle toilette... une belle toilette!...
Le roi des gnomes sort du placard resté entr’ouvert.
234
LE ROI.
Très bien!... elle débute par un souhait des plus stupides. Tant mieux!... Il nous est impossible de l’arrêter; mais nous allons nous arranger si bien, que jamais il ne la reconnaîtra.—Commençons...
Changement de décor à vue.
CINQUIÈME TABLEAU
L’ILE DE LA TOILETTE
Les collines du fond, figurant des carrés de culture différentes, sont couvertes par de longues bandes d’étoffes. A droite, au bord d’un ruisseau de lait d’amandes, poussent, comme des roseaux, des bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d’eau de Cologne sort d’un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le gazon, des paillettes brillent; les buissons, çà et là, se trouvent représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des savons de toutes couleurs. A gauche, un arbre semblable à un tamaris porte des marabouts, et un autre, pareil à un palmier, offre des éventails. Il y a un champ de rasoirs; plus loin, l’arbre à miroirs, l’arbre à perruques, l’arbre à houppes, l’arbre à peignes, et des costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches, voltigeant dans l’air, iront se coller d’elles-mêmes sur le visage des femmes: la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
JEANNE, seule.
(Dans la même attitude qu’elle avait à la fin du tableau précédent: la tête baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard, au bord de la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les yeux et regarde autour d’elle avec ébahissement.) Comme c’est joli!... et comme ça sent bon! Mais on dirait l’odeur de l’eau de Cologne?... D’où vient-elle?... De cette fontaine!... Ah! si je me lavais les mains. (Elle y plonge ses bras jusqu’au coude.) 236 On n’a pas peur d’en perdre!... Je puis bien m’en mettre dans les cheveux! (Elle s’en jette sur la tête quelques gouttes, qui deviennent aussitôt des diamants, sans qu’elle s’en aperçoive. Puis elle se lave le visage avec les mains; et, pendant qu’elle est ainsi penchée sur la fontaine, une branche de l’arbre à peignes, derrière elle s’abaisse tout doucement pour démêler ses cheveux au chignon. Elle se retourne, surprise, en tendant la joue droite.) Qui donc me prend là, par derrière?... Continuez!... vous ne me faites pas mal. (L’arbre à houppes abaisse un de ses rameaux et la caresse de sa poudre de riz.) Oh! comme c’est doux!... comme c’est doux!... (Elle tend la joue gauche. Même jeu de l’arbre à houppes.) Encore!... Mais ça me chatouille! Assez! j’ai envie de rire!... Ah! ah! ah! (L’arbre s’arrête.) C’est fini!... Je vous remercie bien!... (Elle se lève.) Comment!... Personne!... (Elle considère tous les objets autour d’elle, en marchant lentement.) La drôle de campagne!... Des peignes qui tiennent aux arbres! En voilà un où poussent des perruques, et tous ces vêtements par terre, comme des feuilles mortes! Ah! la belle herbe, avec ces grosses gouttes de rosée. Mais non, ce sont des paillettes d’argent. (S’apercevant dans une des glaces de l’arbre à miroirs.) Et cela?... C’est moi!... en diamants!... J’ai l’air d’un soleil!... (Sa robe arrachée disparaît dans l’air.) Le vent!... Ah!... (Elle pousse un cri de terreur en s’apercevant en chemise et en jupon, et croise ses bras sur sa poitrine.) Que devenir!... J’ai honte!... (Aussitôt, une des bandes d’étoffes, posées sur les collines du fond, arrive en ondoyant comme une rivière, et, se drapant autour d’elle, lui fait une sorte de tunique.) Eh bien! eh bien!... me voilà tout habillée maintenant. (Un arbre à bracelets d’or l’accroche par le bras.) Qu’est-ce qui me retient? Pourquoi? Laissez-moi!... (Elle tire à elle, 237 le bracelet vient.) Ah! cela fait bien sur ma peau. (D’une espèce de sorbier tombe un collier de corail autour de son cou.) Qu’est-ce?... Un collier!... Ah! comme je suis belle!... Quel bonheur!... Je m’aime! Je voudrais m’embrasser. Mais je rêve sans doute?... Ce n’est pas possible! Je vais me réveiller tout à l’heure.—Où suis-je donc?... Dans quel pays?
CHŒUR, dans la coulisse.
JEANNETTE.
Je ne comprends pas!...
CHŒUR.
Un grand bruit de tambours, de flûtes et de chapeau chinois.
JEANNETTE remonte la scène.
Quelle quantité de monde!...
238
CHŒUR.
JEANNETTE.
Mais ils viennent par ici!... J’ai peur. Où me cacher?... Ah!...
Elle s’enfonce sous l’arbre à miroirs.—Toute la cour de Couturin, en arrivant, chante:
SCÈNE II.
LE ROI COUTURIN, LA REINE COUTURINE, avec toute la cour (hommes et femmes); GRAISSE-D’OURS, premier ministre.
Couturin et Couturine sont habillés à la dernière mode du jour, exagérée. Graisse-d’Ours, en veste, toute la barbe hérissée, l’air farouche, un tablier.—Tous les personnages de la cour représentent les divers métiers relatifs à la toilette.—Le roi arrive au milieu d’une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de fauteuil ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d’autruche au haut des montants et un miroir dans le dossier. A droite et sur un siège plus bas, la reine; à sa gauche, sur un autre, siège le premier ministre.—Les porteurs abaissent le trône-estrade, tout doucement, jusqu’à terre.
LE ROI COUTURIN.
C’est bien! Arrêtez-vous! Et puisque nous voilà 239 installés dans l’endroit trois fois coquet des séances royales, ayant à notre droite notre chère épouse, la sémillante Couturine...
COUTURINE, avec un regard langoureux, lui prend la main et la baise.
Toujours tendre, Couturin!
LE ROI COUTURIN.
A notre gauche, notre premier ministre, l’indispensable Graisse-d’Ours.
GRAISSE-D’OURS.
Vous êtes trop bon, Majesté!
COUTURIN.
Autour de nous, les hauts dignitaires de notre bonnet: l’architailleur, l’archibottier, le prince du Cold-Cream, le duc du Caoutchouc, et autres...
LES GRANDS DIGNITAIRES, s’inclinant.
Pour vous servir, ô souverain!
COUTURIN.
Avec les dames de notre cour (il salue), lesquelles en font l’ornement.
LES DAMES.
Ah! délicieux!
COUTURIN.
Et derrière nous, le peuple imbécile!
LA FOULE.
Vive le roi!
COUTURIN.
Il nous faut, suivant l’usage, établir les modes de la saison.
240
TOUS, avec vivacité et se démenant.
Voyons! quelles couleurs? combien de mètres?
COUTURIN.
Un instant! Il est d’abord indispensable de rappeler les principes.
GRAISSE-D’OURS.
Rappelez.
COUTURIN.
Or c’est une vérité reconnue, mes colombes, que vous êtes naturellement hideuses!
LES DAMES, scandalisées.
Ah! ah! l’abomination!
COUTURIN.
Oui, fort laides! Silence! Vous ne mettrez pas en doute, j’imagine, la supériorité du factice sur le réel? C’est l’art seul, déesses, qui vous fournit tous vos charmes.—Ne craignez rien, je suis discret.—Mais vous conviendrez que l’on est amoureux de la robe et non de la femme, de la bottine et non du pied; et si vous ne possédiez pas la soie, la dentelle et le velours, le patchouli et le chevreau, des pierres qui brillent et des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes ne voudraient pas de vous, puisqu’ils ont des épouses tatouées! (Il se rassoit.)
LES DAMES.
C’est un peu dur! un peu vif!
GRAISSE-D’OURS se lève.
D’ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de 241 la chasteté, fait partie de la vertu et est une vertu lui-même. (Il se rassoit.)
COUTURIN se lève.
Donc, plus le costume sera costumant, c’est-à-dire antinaturel, incommode et laid, plus il sera beau! (Il se rassoit.)
GRAISSE-D’OURS se lève.
Et distingué surtout! (Il se rassoit.)
TOUS.
Ah! distingué! le distingué, c’est le principal.
COUTURIN se lève.
Eh bien! travaillez maintenant. (Il se rassoit.)
TOUS.
Voyons! cherchons!
Un moment-de silence, puis on entend tout à coup un grand fracas de miroirs cassés.
COUTURIN.
Qu’est-ce? (Il fait à un officier signe de sortir, après avoir regardé à droite.) Ah! l’arbre aux miroirs cassé! Ils étaient trop mûrs sans doute, et quelque maraudeur en l’ébranlant...
L’OFFICIER, rentrant.
Nous avons trouvé dessous un monstre!
COUTURIN.
Un monstre?
L’OFFICIER.
Oui, ô souverain, un être vert et démodé.
242
COUTURIN.
Qu’on l’amène!
TOUS.
Quelle bravoure!
SCÈNE III.
Les Précédents, JEANNE.
Elle entre avec des gants verts Empire qui lui montent jusqu’aux coudes, et faisant beaucoup de plis sur les bras; une coiffure à la girafe, un châle jaune par-dessus sa tunique et un ridicule à la main. A son aspect, Couturine pousse un cri aigu et tombe à la renverse. Graisse-d’Ours se lève indigné. Couturin, avec un petit mouvement d’effroi, se recule sur son trône; les dames arrachent vivement les feuilles de l’arbre à éventails et se cachent le visage dessous. Brouhaha général.
LES HOMMES s’écrient:
—Arrière!
—Va-t’en!
—Cache-toi!
LES DAMES.
—C’est une horreur!
—Une turpitude!
—Une antiquité...!
COUTURIN, pour commander le silence, étend son sceptre, un fer à papillotes.
Du calme, têtes exaltées par la frisure! Approche, jeune fille,—car tu as l’air d’en être une, à tes attributs naturels, bien que tu n’en possèdes point les grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement!
243
JEANNE.
Je l’ai pris là, par terre, au hasard... croyant qu’il le fallait; et, en me relevant, tous les miroirs...
COUTURIN.
Assez! Ce n’est pas d’eux qu’il s’agit. (Rapidement.) Mais pour avoir désobéi aux lois de notre empire, pour avoir méprisé le culte de la chaussure, les délicatesses de la lingerie et l’élégance du cheveu; pour t’être affublée d’une aussi infâme défroque, qui fait remonter l’imagination jusqu’au temps de Corinne et du cirage à l’œuf, tu mériterais les supplices...
TOUS.
Oui, oui, les plus terribles!
COUTURIN.
D’être condamnée à des bottines trop étroites, à des peignes trop durs, à des corsets indélaçables!
TOUS.
Bravo!
COUTURIN.
A porter un cabas!
JEANNE.
Grâce!
COUTURIN.
Et un turban... avec panaches!
JEANNE.
Mais je ne connaissais pas la mode! Je n’ai pu la suivre. Est-ce un crime?
244
COUTURIN.
Il n’y en pas de plus grand, être femelle! car la mode, sais-tu bien, c’est la loi, la fantaisie, la tradition et le progrès; il n’est rien qu’elle ne gouverne, ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi sur le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis qu’elle ornemente des tombeaux, levant sa tête au ciel vers les philosophies et pénétrant ainsi, du bout de son pied mignon, jusque dans l’éternité. Retire tes gants verts!
JEANNE, humblement.
Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qu’il vous plaira.
COUTURINE.
Ah! pitié pour elle, grand roi!
COUTURIN.
Soit, je te pardonne, en considération de ton ignorance. (Aux grands officiers.) Et vous autres, occupez-vous de la façonner congrûment, de la vêtir dans le dernier genre.
JEANNE, sautant de joie.
Oh! merci. Quel bonheur! Je serai donc jolie, bien habillée!
COUTURIN.
Espérons-le!
BALLET.
Sur un signe que fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent de droite et de gauche: les uns vers les champignons qui portent des costumes, les autres vers les étoffes du fond, ceux-ci vers les marabouts, ceux-là vers l’arbre à peignes, etc.; 245 et ils s’empressent d’habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le fond et les deux côtés du théâtre changent et représentent du haut en bas les rayons d’un gigantesque magasin de nouveautés, plein de garçons servant des dames.
Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une petite causeuse dans une pose méditative et en train de prendre des notes.
Les garçons de magasin habillent des dames du monde.
Quelques-unes viennent s’adresser à Couturin, qui leur répond par trois fois:
Laissez-moi! je compose!
Couturine leur sert du thé, sur un petit guéridon, placé près de Couturin.
A de certains moments, le mouvement s’arrête et il se fait un grand silence. Alors Couturin, un lorgnon dans l’œil, passe toutes les femmes en revue et les rajuste, abaisse ou rehausse leur décolletage d’un geste brusque, puis lève les épaules et crie:
Non, pas ça, c’est vieux; autre chose! vivement!
Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. A la fin, toutes les dames, y compris la reine, qui ont suivi progressivement les mêmes changements, se trouvent habillées comme elle d’une façon riche et extravagante.
COUTURIN.
Restons-y au moins une demi-heure! c’est très beau!
Satisfaction générale exprimée par des soupirs; mais tout à coup Couturin considère Jeanne, et défaisant avec rapidité sa toilette:
Oui! décidément, ceci me déplaît, et cela aussi! Autre chose. Allons! vite!
Jeanne se trouve dans un costume d’un goût simple et exquis.
Maintenant, seigneurs et seigneuresses, parfumeurs et brodeuses, chemisiers et couturières, retirez-vous dans vos cabinets artistiques, nous souhaitons être seuls. Demeurez, Couturine!
246
SCÈNE IV.
COUTURIN, COUTURINE, JEANNE.
COUTURIN.
Eh bien! jeune fille, ce luxe de la toilette que tu désirais si fort, le voilà!
JEANNE.
C’est donc vrai! Je ne rêve pas.
COUTURIN.
Non, les génies supérieurs te protègent.
JEANNE.
Moi!
COUTURIN.
N’en doute plus! Aucune, grâce à nous, ne sera aussi séduisante.
JEANNE.
Oh! merci. Il va donc m’aimer.
COUTURIN.
Peut-être? Pour atteindre à la moderne dignité de femme,—tâche de comprendre,—pour devenir tout à fait cet être charmant, inextricable et funeste commencé par Dieu et achevé par les poètes et les coiffeurs, 247 si bien qu’il a fallu soixante siècles au monde avant de produire la Parisienne; il te manque encore, ô petite fille, bien des choses.
JEANNE.
Lesquelles?
COUTURIN.
Eh! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche, cligner des yeux, ni débiter des mélancolies en prenant sur un sopha des poses de fleur battue par la brise. Comment ferais-tu, voyons, en l’entendant soupirer? et quelle serait ta réponse s’il te demandait: «M’aimes-tu?»
JEANNE.
Eh bien, je répondrais: «Oui.»
COUTURINE, impérieusement.
Ça ne se dit pas, jeune fille! C’est un mot indécent, naturel et populaire!
JEANNE.
Mais comment parler? Enseigne-moi!
COUTURIN.
Holà! les deux types du bon goût! Arrivez!
248
SCÈNE V.
Les Précédents, DEUX MANNEQUINS, monsieur et dame que l’on apporte. La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie derrière la tête, qui se continue, par les poils de son paletot systématiquement divisés, jusqu’au bas des reins; elle se reproduit sur chaque jambe du pantalon; lorgnon dans l’œil, chic anglais, etc.
COUTURIN.
Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains: tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir de belles manières. Rappelle-toi leurs discours, et en quelque lieu que tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la nature, la littérature, les enfants aux têtes blondes, l’idéal, le turf et autres choses. La clef, Couturine? (Il remonte les deux automates à la poitrine.) Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu’il faut dire devant un beau paysage. (En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche de droite et de gauche, comme on fait à une pendule dont le balancier est arrêté. Couturine fait de même à la dame.) Partez!
LE MONSIEUR, avec de petits gestes rapides de la main droite et l’air guilleret.
Bonjour, chère!
249
LA DAME, même jeu.
Bonjour, bonjour, mon bon!
Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène, en roulant sur leurs roulettes et quand ils sont arrivés face à face, ils se secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.
LE MONSIEUR, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête saccadés.
Tiens! tiens! tiens! où sommes-nous donc?
LA DAME, minaudant et en détachant ses phrases.
Ah! la délicieuse campagne!... un site pittoresque!... et des petites fleurs!—si poétiques! et inutiles!... poétiques parce qu’elles sont inutiles,—inutiles parce qu’elles sont poétiques!
LE MONSIEUR, d’un ton bourru.
Moi... je la trouve bête comme chou... votre campagne!—Du sentiment, allons donc!—de l’élégie, ha! ha! ha!—la poésie, ha! ha! ha!—Je suis revenu de tout ça... ha! ha! ha!
LA DAME, avec beaucoup de gestes.
Mais cependant, permettez, si l’on taillait ces arbres... si l’on reculait ces massifs, en faisant avancer le vieux chêne, avec quelques ruines, des paysans bien habillés et un chemin de fer pour être à proximité, on aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi faire une jolie mine de plomb.
LE MONSIEUR, gaillardement.
En fait de mine, je préfère la vôtre.
250
LA DAME.
Où donc prenez-vous ce ton-là? Chez vos petites dames? Je voudrais bien, sans qu’on le sache, y aller un peu... pour voir leur mobilier.
LE MONSIEUR.
A vos ordres! (A part.) Une imagination!... elle pétille! (Haut.) Mais, permettez, un conseil: pour vos placements, je m’en chargerais.
LA DAME, vite.
Et des reports aussi?
LE MONSIEUR, vite.
Ça va! J’ai mon carnet.
LA DAME, vite.
Nous disons donc...?
COUTURINE, arrêtant le ressort.
Assez! assez! ils ne s’arrêteraient plus.
JEANNE.
J’aurai bien du mal à retenir...
COUTURIN.
Ah bah! avec de la bonne volonté! Écoute-les plutôt sur les nouvelles du jour. (Il touche un ressort des mannequins à une autre place.)
LA DAME, lentement et d’un air affligé.
Eh bien,—à ce qu’il paraît,—on a encore massacré là-bas douze mille de ces pauvres diables.
251
LE MONSIEUR, chantonnant.
Broum! broum! broum! Qu’est-ce que ça nous fait? Je ne donne plus là dedans! La vie est courte, turlurette! Amusons-nous!
LA DAME, d’un ton gai.
Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.
LE MONSIEUR, gravement, la main dans son gilet.
Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l’ancienne aristocratie française et de l’industrialisme américain. Qu’est-ce que ça?
LA DAME, vite, et d’un ton suppliant, en lui offrant une liasse de petits papiers.
Des billets de loterie pour mes pauvres!
LE MONSIEUR, avec un grand salut.
Trop heureux, madame! (A part.) Pincé! (Légèrement.) Et le nouveau livre de chose, l’avez-vous lu?
LA DAME, admirativement.
Oh! très beau! Vrai! c’est un grand homme!
LE MONSIEUR, naturellement.
Eh! non, un crétin. Du moins on le dit.
LA DAME.
On le dit. Ah! alors ça se peut. Je vous crois.
LE MONSIEUR, avec un regard amoureux et soupirant.
Si vous pouviez croire tout ce que je vous... (Il s’arrête brusquement.)
252
COUTURIN.
Ah! j’ai oublié deux demi-tours!
JEANNE.
Mais ils ne s’aiment pas du tout, ceux-là!
COUTURIN, en remontant les mannequins.
C’est ainsi que cela commence; et quand il lui aura dit, en face, assez d’impertinences pour la faire pleurer, ce sera une union si intime et tellement reconnue, que l’on ne manquera pas dans les meilleures maisons de les inviter ensemble. (Les deux mannequins, pendant qu’il les remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus en plus expressifs.) Non! non! à la valse! à la valse! (Ils se mettent à valser et, pendant qu’ils valsent, Jeanne répète du mieux qu’elle peut tous leurs mouvements.) C’est cela! lui, menton levé et coude en l’air;—elle droite comme un I et nez baissé; tous deux piquant leurs angles dans l’espace, une vraie figure de géométrie en belle humeur. Assez! qu’on les remmène! Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu’on les remette dans leurs boîtes.
On les emporte.
SCÈNE VI.
COUTURIN, JEANNE.
COUTURIN.
Voilà! Tu en sais suffisamment pour te produire dans le monde.
253
JEANNE.
Eh! ce n’est pas le monde qui m’inquiète, mais lui; où est-il? Je veux le voir.
COUTURIN, lentement.
Il me serait possible de satisfaire ton désir.
JEANNE, ravie.
Oh!...
COUTURIN.
A une condition cependant.
JEANNE.
Dis-la! et quelle qu’elle soit, d’avance... Réponds donc...
COUTURIN.
C’est que jamais tu ne te feras reconnaître, ni à lui ni à son compagnon.
JEANNE.
Pourquoi?
COUTURIN.
Parce qu’il t’a déjà repoussée quand tu étais une paysanne: l’oublies-tu? Et surtout écoute bien, tu ne doutes pas de mon pouvoir: n’est-ce pas moi qui t’ai donné plus de robes que tu ne possédais d’épingles et plus de perles fines qu’il n’y avait de grains de son dans l’auge de tes pourceaux? Eh bien, je te jure par cette même puissance que si tu viens à lui dire ton nom, à l’instant même, et comme d’un coup de foudre, tu mourras.
254
JEANNE baisse la tête, tandis que Couturin l’observe avec anxiété; puis lentement:
N’importe sous quel nom et sous quelle figure: pourvu qu’il m’aime, c’est tout ce que je veux! Partons-nous?
COUTURIN.
Oh! inutile! Le voilà qui vient pour des emplettes indispensables à son voyage!
On entend la voix de Dominique dans la coulisse.
SCÈNE VII.
Les Précédents, PAUL, DOMINIQUE, Commis.
Dans la scène précédente, le décor peu à peu s’est changé en un bazar immense où il y a beaucoup d’articles de voyage. Le fond de la scène se trouve occupé par les couturiers et les modistes.
DOMINIQUE, criant.
Place! place! Il nous faut deux sacs de nuit, une aumônière, des couvertures.
PREMIER COMMIS.
A vos ordres!
DEUXIÈME COMMIS.
Tout de suite, monsieur!
TROISIÈME COMMIS.
Huitième étage! quinzième rayon!
QUATRIÈME COMMIS.
Non! par ici!
255
DOMINIQUE.
Ah! j’en perds la boule! (Paul et Dominique sont arrivés au milieu de la scène.)
JEANNE, la main sur son cœur.
C’est lui!
PAUL, apercevant Jeanne.
Quelle beauté!
DOMINIQUE.
Je trouve qu’elle a un faux air. (Riant.) Suis-je bête! comme si c’était possible!...
PAUL.
Mais je l’ai déjà vue!... Où donc? Ah!... dans mes rêves, sans doute...
JEANNE, vivement.
Il ne me reconnaît pas? Bien! D’autant plus que déguisée par cette toilette...
COUTURIN.
Tu as meilleure chance de lui plaire certainement! Mais n’oublie pas mes leçons!
JEANNE.
Non! non! Oh! je me sens de l’esprit! tu vas voir!
PAUL, saluant.
Madame!... (A Part.) Pour qu’un être tellement merveilleux se rencontre ici, avec moi, c’est que le ciel, sans doute, l’a voulu? Serait-ce par hasard...?
256
JEANNE, imitant les gestes du mannequin.
Bonjour! bonjour, mon bon!
PAUL.
Quelle familiarité! C’est un indice, un signe, peut-être?...
JEANNE, se rapprochant de lui.
De la tristesse, il me semble? Et la cause?
PAUL.
Prêt à partir pour un long voyage, je me demandais tout à l’heure si je ne ferais pas mieux...
JEANNE.
Un voyage? ça me va! Plus on est de fous, plus on rit? Votre bras, voyons! Presto!
PAUL.
Elle est folle!
JEANNE.
Mais regardez! J’ai trois cent quatre-vingt-douze caisses pleines de robes, des coiffures par douzaine, des serviettes brodées, des torchons à dentelles, des gants à vingt-six boutons et des amours de petites bottes. Oh! mes petites bottes! (Elle montre son pied.) Bottes! bottes! bottes!
PAUL.
Assez! assez!
JEANNE.
Mon chalet d’acajou peut, en un clin d’œil se poser sur les sites les plus pittoresques, et avec un piano (geste de dégoût de Paul), un bon piano, pour jouer des 257 polkas sur les montagnes... Je sais faire des imitations. Écoute!
PAUL.
Grâce!
JEANNE, vivement.
Le reflet de nos élégances embellira le monde entier. Nous donnerons des raouts dans les pagodes, nous friserons les sauvages; notre poudre de riz se mêlera à tous les vents! Tout pour le chic! chic for ever! Du matin au soir nous ferons des mots!—Nous écrirons notre nom sur tous les monuments! nous blaguerons toutes les ruines, nous cracherons dans tous les précipices! Tu ne t’ennuieras pas! Grâce à la poste, maintenant, on reçoit n’importe où les journaux. Si l’occasion se présente de faire une affaire, un lac de pétrole, quelque gisement de houille...
PAUL, s’enfuyant.
Horreur!!!
JEANNE.
Aimons-nous.
PAUL.
Pas de cette façon-là!
JEANNE.
Reviens!
PAUL.
Jamais! (Il disparaît.)
DOMINIQUE, regardant de droite et de gauche.
Comment? décampé! Elle était bien aimable pourtant! (Il sort.)
258
SCÈNE VIII.
JEANNE, COUTURIN.
JEANNE, atterrée et considérant Couturin.
Eh bien? eh bien?
COUTURIN.
Qu’as-tu donc?
JEANNE éclate en sanglots, et s’appuyant sur l’épaule de Couturin.
Ah! je suis horriblement malheureuse!
Chœur de couturiers et de modistes offrant les consolations puisées dans les douceurs de leur art.
JEANNE les regarde quelque temps sans comprendre; puis tout à coup:
Misérables! c’est vous qui en êtes cause avec vos fadeurs imbéciles. Allez-vous-en, mensonges du cœur et de la joue, hypocrisies, maquillages, faux sentiments, faux chignons, poitrines débraillées, âmes étroites! Je hais tout cela! Non! non! plus de tout cela! (Elle déchire ses vêtements.) Où est-il?... Je veux lui dire que je le trompais!... Paul! Paul! (Elle court de côté et d’autre, éperdue, haletante, renversant tout devant elle.—Les couturiers et les modistes s’enfuient.) Attends-moi! réponds! Je vais venir! Me vois-tu? Écoute! Paul! (Elle revient sur le devant de la scène, près de Couturin, qui est le roi des gnomes.) Ah! je l’ai perdu pour toujours!
LE ROI.
Par ta faute! Tu t’y es mal prise!
259
JEANNE.
N’est-ce pas? j’aurais dû me nommer!
LE ROI.
Tu en serais morte, l’oublies-tu?
JEANNE.
Ah! mais que fallait-il donc faire? Et c’est moi-même qui l’ai chassé! Plutôt que de me contraindre dans tout ce factice qui m’étouffait le cœur, j’aurais dû lui parler simplement et ne pas l’étourdir par le caquet de mes élégances ineptes. Si j’avais été une autre, je lui aurais plu peut-être? Il lui faudrait quelqu’un avec moins de fard aux pommettes, de sottises aux lèvres, de singeries dans les manières; une femme... qui le gagnerait par la modestie de sa tendresse... une bonne épouse... une simple bourgeoise.
LE ROI.
Tu veux en être une?
JEANNE.
Est-ce qu’il m’aimerait alors?
LE ROI.
Je le pense.
JEANNE.
Comment le devenir?
LE ROI.
Oh! cela est facile!
JEANNE.
Fais donc!
260
LE ROI.
Tu l’exiges?
JEANNE.
Oui! oui! Où le trouver?
LE ROI, l’entraînant par la main, avec autorité.
Viens! par là! Suis-moi!
SIXIÈME TABLEAU
LE ROYAUME DU POT-AU-FEU
Le théâtre représente la place de ville, en hémicycle. Toutes les rues y aboutissent, de façon que l’on peut apercevoir d’un seul coup d’œil la ville entière. Les maisons, toutes pareilles et d’une architecture pitoyable, à façade nue, sont peintes en couleur chocolat, avec des réchampis blancs. Au milieu de la place, porté par un trépied et sur des charbons embrasés, bouillonne un gigantesque pot-au-feu.
Autour du pot-au-feu, il y a, rangés en demi-cercle, des fauteuils de bureau en acajou, dans lesquels se tiennent assis les épiciers, tous en serpillière et en casquette de loutre. Derrière eux, des deux côtés de la scène, debout, les différentes corporations de la ville, portant des bannières, où l’on voit écrit: Bureaucratie, Sciences, Littérature, etc. Les savants ont des toques et des abat-jour verts; les littérateurs, un mirliton et un encrier passés en bandoulière sur la hanche; les bureaucrates, des bouts de manche de percale noire avec une plume de fer à l’oreille. Tous les citoyens portent la barbe en collier et ont (à l’exception des épiciers) des redingotes à la propriétaire et des chapeaux tromblons sur la tête.
Le grand pontife, au milieu de la scène, derrière le pot-au-feu, faisant face au spectateur et monté sur un escabeau, dépasse la multitude. Des deux côtés, sur le devant, un groupe de collégiens, coiffés de képis, joue de l’accordéon. Aux fenêtres des maisons, il y a des femmes à bonnets tuyautés et en robe de laine brune; sur les toits à tuiles rouges, des chats. Au delà, un ciel gris.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
La toile se lève aux sons mélancoliques des accordéons joués par les collégiens, et qui se prolongent quelque temps encore après qu’elle est entièrement levée. Puis il se fait un silence. On entend bouillonner le pot-au-feu tout doucement, et enfin le grand pontife commence.
LE GRAND PONTIFE, une écumoire à la main.
Citoyens, bourgeois, croûtons! En ce jour solennel, où nous sommes réunis pour adorer le trois fois saint 262 Pot-au-Feu, emblème des intérêts matériels, autrement dit des plus chers! si bien que, grâce à vous, le voilà maintenant presque une divinité!—C’est à moi, le grand pontife de ce culte sage, qu’il incombe de vous remémorer vos devoirs et de vous relier tous, par un acte commun, à la vénération, à l’amour, à la frénésie du Pot-au-Feu!
Vos devoirs, ô bourgeois, nul d’entre vous, je le déclare, n’y a transgressé! Vous vous êtes tenus philosophiquement dans vos maisons, ne pensant qu’à vos affaires, à vous-mêmes seulement, et vous vous êtes bien gardés de lever jamais les yeux vers les étoiles, sachant que c’est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin, qui vous mènera au repos, à la richesse et à la considération! Ne manquez point de haïr ce qui est exorbitant ou héroïque,—pas d’enthousiasme surtout!—et ne changez rien à quoi que ce soit, ni à vos idées ni à vos redingotes; car le bonheur particulier, comme le public, ne se trouve que dans la tempérance de l’esprit, l’immutabilité des usages et le glouglou du pot-au-feu! (Accordéons.)
A vous d’abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la moralité, protecteurs des arts, épiciers! (Les épiciers se lèvent.)
Jurez-vous de toujours mettre de la chicorée dans le café?
LES ÉPICIERS, en chœur.
Oui!
263
LE GRAND PONTIFE.
Et de ne pas quitter le comptoir, sauf, bien entendu, pour venir sur votre seuil indiquer aux badauds la route qu’il faut suivre; enfin, de vous infusionner dans le monde par toutes sortes de moyens, alliances et propagande, de manière à faire prévaloir vos principes et à demeurer, ce que vous êtes, les rois de l’humanité, les dominateurs universels?
TOUS LES ÉPICIERS, debout, la main étendue vers le pot-au-feu.
Nous le jurons!
LE GRAND PONTIFE.
Et vous, bureaucrates?
LES BUREAUCRATES.
Présents!
LE GRAND PONTIFE.
Êtes-vous bien résolus à travailler toujours le moins possible, en ne songeant toujours qu’à votre avancement?
LES BUREAUCRATES.
Oh! oui!
LE GRAND PONTIFE.
Jurez-vous de toujours brûler effroyablement de bois dans vos poêles, de vous montrer incivils, de maudire vos chefs en vous plaignant de l’existence, et de dépenser pour cent écus d’écritures dans une affaire de vingt-cinq centimes, dont vous ferez attendre la solution pendant quinze ans?
LES BUREAUCRATES.
Nous le jurons!
264
LE GRAND PONTIFE.
Messieurs les savants, lumière du pays, à votre tour! (Les savants se présentent à demi courbés, avec un tremblement sénile.)
LE GRAND PONTIFE, d’un ton familier.
Vous vous engagez, n’est-ce pas, comme par le passé, à ne faire que des petites recherches innocentes, qui ne troublent rien?
TOUS LES SAVANTS, levant les mains.
Oui! oui! N’ayez pas peur! Nous le jurons.
LE GRAND PONTIFE.
Cela suffit! Venez maintenant, vous, talents honnêtes qui charmez nos soirées de famille. L’art étant fait pour récréer, vous nous récréez. Allons!
LES POÈTES COMIQUES étendent tous la main vers le pot-au-feu, en faisant:
Cocorico! (Ricanements dans l’assemblée.)
LE GRAND PONTIFE, souriant aux épiciers qui l’entourent.
Encore un peu d’excentricité dans la forme; mais les intentions sont si pures! (Il frappe avec son écumoir sur le pot-au-feu pour réclamer l’attention.) Un dernier mot, messieurs, à la jeunesse, au printemps de la vie! (Sur un signe qu’il leur fait, les collégiens s’approchent avec leurs accordéons sous le bras.) Approchez, éphèbes, approchez! Jeunes gens, notre espoir, vous allez entrer dans l’âge des passions! Prenez garde, c’est comme si vous pénétriez dans une poudrière; la moindre étincelle, tombant sur vos cerveaux, 265 peut faire sauter l’édifice! On a eu soin d’écarter de vous toutes les torches, je le sais: n’importe! Il n’en faut pas moins se défier des ardeurs du sang et de l’imagination; elles ne produisent que des crimes et des folies! ou plutôt, utilisez vos vices! employez profitablement vos mauvais instincts! Que ceux, par exemple, qui savent gagner au jeu rapportent leur argent à la maison, et qu’ils le placent! Amusez-vous en cachette, économiquement; prenez un bon état, et ne rentrez jamais passé dix heures du soir. Voilà le secret. Jurez-vous de l’observer?
LES COLLÉGIENS.
Nous le jurons! (Ils retournent à leur place.)
LE GRAND PONTIFE.
Je suis ému, messieurs! Tant de raison dans cet âge m’a touché, et si la fête n’était pas terminée, je succomberais à mon émotion. Elle est terminée, car il n’est pas besoin de vous demander de serment, à vous... (Il s’adresse aux femmes qui sont aux fenêtres) gardiennes et cause de notre félicité, épouses, ménagères, petites mamans pot-au-feu! C’est par vos soins qu’il mijote! Donc, persévérez dans vos deux préoccupations chéries: 1o raccommoder les chaussettes de vos légitimes, et 2o être toujours en garde contre les séductions de la gaudriole. Ne songez même qu’à cela, incessamment, exclusivement. Bref, n’oubliez pas que l’attitude la plus belle pour une femme, sa position idéale, si j’ose m’exprimer ainsi, est de se tenir quelque peu agenouillée, avec une écumoire à la main, un bas de 266 laine passé dans le bras gauche, tournant le dos à Cupidon, et la tête perdue dans la vapeur du pot-au-feu!
Et vous, chats, inconstants quadrupèdes, bohémiens des toits! Si vous n’employez pas tout votre temps et la force de votre gueule à nous prendre des souris, on vous mettra des muselières et l’on vous empalera avec la broche, puisque la nature vous a créés pour nous être utiles. Mais, que si vous devenez sédentaires et zélés à nous servir, on vous laissera au fond de l’assiette quelques gouttes froides du pot-au-feu!
Et toi, soleil, puisses-tu, brillant toujours modérément, te transformer en un vaste paquet de chandelles, pour nous économiser l’éclairage! et que tes rayons fassent tomber dans le creux des mers une pluie de graisse, afin que, se chauffant à la tiédeur, tout le globe entier ne soit plus qu’un immense pot-au-feu!
TOUS crient:
Vive le pot-au-feu!
En retirant leurs chapeaux, ce qui laisse voir distinctement leurs crânes étroits et très allongés, en forme de pain de sucre.
LES FEMMES, aux fenêtres.
Comme nos maris sont bien!
Les autres corporations qui n’ont pas été nommées s’empressent autour du pot-au-feu, et le grand pontife, décrivant mystiquement un cercle dans l’air, les asperge tous avec son écumoire. Après quoi, la séance étant levée, on retire les sièges, on se cherche et l’on s’aborde avec une certaine animation.
LES BOURGEOIS.
Ah! une belle fête! un remarquable discours! Et 267 quelle musique! On a fait des progrès dans les arts! C’est incontestable!...
La confusion et la rumeur peu à peu s’apaisent, et tous se mettent à observer les horloges qui sont au-dessus de la porte, devant chaque maison. L’aiguille marque 5 heures 55 minutes. Ils attendent le nez en l’air, et quand six heures sonnent, ils disent tous en même temps:
Allons dîner!...
Ils entrent dans les maisons.
SCÈNE II.
La scène reste complètement vide. D’abord, on entend dans les maisons un bruit de gros baisers, ensuite un bruit de chaises; presque aussitôt après, un bruit de cuillères sur les assiettes, et quelque temps après
DES VOIX s’élèvent et disent:
Ah! ça fait bien!
Un petit silence, puis cliquetis de couteaux et de fourchettes.
LES MÊMES VOIX.
Voilà ce qu’on ne trouve pas au restaurant!...
Le bruit des couteaux et des fourchettes continue. On entend déboucher des bouteilles de vin, puis
LES MÊMES VOIX.
Nous sommes entre la poire et le fromage.
Alors quelques petits rires de satisfaction.
LES VOIX DES HOMMES, seulement.
Donne-nous un verre de liqueur, hein?
LES VOIX DES FEMMES.
Mais tu vas te faire mal!
268
LES VOIX DES HOMMES.
C’est pour mon estomac, une fois n’est pas coutume?...
Ensuite un fort remaniement de chaises, et
TOUS LES BOURGEOIS apparaissent à leurs fenêtres, étendent la main et disent:
Il fait chaud!
UNE FEMME arrive à chaque fenêtre.
Oui! mais le fond de l’air est froid.
TOUS LES BOURGEOIS.
C’est vrai!
Ils se détournent un peu et tapent sur le baromètre accroché en dehors de la fenêtre.
Ça va-t-il se maintenir?... (Après quelque réflexion.) Oui!... oui... on peut prendre le frais!
Les croisées se referment, et bientôt tous les bourgeois rentrent en scène et s’installent devant leurs portes sur des chaises, chaque ménage étant flanqué d’un petit garçon habillé en turco et d’une petite fille habillée en Suissesse.
Ah! on est bien ici!
Les femmes prennent leur tricot; les hommes, leur journal. Jeanne, en costume extra-bourgeois, s’assoit sur le seuil d’une maison, au premier plan, à droite.
SCÈNE III.
LES BOURGEOIS, LES BOURGEOISES, JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
Dès que Jeanne est assise, le roi des gnomes, ayant retiré quelques-uns de ses attributs de pontife du Pot-au-Feu, paraît derrière elle, et se penchant sur son épaule:
Tu le vois! tout me cède! tout nous sert! Je n’ai eu qu’à me montrer pour être élu bourgmestre de la 269 ville et pontife de la religion, (A part.) Rien de plus facile: c’est dans la médiocrité que l’esprit du mal triomphe!
JEANNE, soupirant.
Mais voilà tant de jours que je le cherche, que je l’attends, et il va venir, tu crois?
LE ROI DES GNOMES.
J’en suis sûr! Patiente!
JEANNE.
Oh! merci. Protège-moi toujours!
LES MÈRES.
Allons! mes anges! Voici l’heure où les enfants doivent s’amuser!
Les petits turcos et les petites Suissesses s’élancent du seuil des maisons en courant, se prennent par la main et dansent en rond autour du pot-au-feu en chantant quatre vers imités de la chanson des Spartiates.
Nos grands-pères étaient bêtes,
Nos pères l’ont été plus!
Nous le sommes davantage.
Nos enfants le seront encore bien plus.
Quelques-uns de leurs bonnets tombent dans leur danse, et l’on voit leurs crânes extra-pointus.
JEANNE, les contemplant.
Ils sont jolis, ces enfants. Heureuses mères!
UNE DAME, à côté d’elle, sur une chaise.
Sans doute! Vous êtes bien honnête, mademoiselle, et le mien, quoique plus jeune, promet beaucoup!—(Elle appelle.) Nourrice!...
270
DEUXIÈME DAME.
Et le mien aussi.—Nourrice!...
TROISIÈME DAME.
Et les deux miens donc!—Nourrice!...
Alors paraît une légion de nourrices dandinant des poupons dans leurs bras. Les mères s’empressent autour d’eux pour les montrer.
PREMIÈRE DAME.
Envoyez un bécot à la jolie demoiselle et au bon monsieur.
UNE MÈRE DE POUPARD, lui retirant ses langes.
Regardez-moi ces membres...
UNE AUTRE MÈRE.
Et sa tête! (Elle lui retire son béguin.) Voyez!...
TOUTES LES MÈRES DE POUPARD.
La sienne est bien plus belle! la plus belle!
Elles retirent toutes les béguins de leurs marmots, qui ont des crânes fantastiquement pointus.
LE ROI, prisant.
Encore mieux que leurs pères! La génération s’annonce crânement!
TOUTES LES MÈRES ET DAMES, parlant à la fois.
Récitez votre fable! Une risette! Ah! qu’il est gentil! Il aura du nanan!
Tous les enfants envoient des baisers à Jeanne et commencent à marmotter très vite, pendant que les mères parlent à la fois, que les poupons pleurent et que les nourrices chantonnent. Mais il s’élève dans la coulisse un grand murmure, 271 comme serait l’irritation contenue d’une foule lointaine. Paul et Dominique paraissent. Tous les enfants, effrayés, s’enfuient; les nourrices remmènent leurs nourrissons, et beaucoup de bourgeois et de bourgeoises s’éloignent avec des regards farouches. D’autres vocifèrent:
A bas! canailles, brigands, originaux!
Sifflets, huées.
SCÈNE IV.
LE ROI DES GNOMES, JEANNE, PAUL ET DOMINIQUE, en costume de voyage très négligé.
Ils arrivent par le fond du théâtre.
DOMINIQUE.
Eh bien, quoi? Imbéciles! Est-ce notre costume qui nous vaut tout cela?
Les bourgeois sortent en se faisant des signes d’intelligence.
JEANNE, s’élançant vers Paul.
Paul!... Ah! enfin!
LE ROI.
Dissimule! Tu sais qu’il faut de la simplicité!
DOMINIQUE.
Ils ont l’air assez rébarbatif, ces particuliers-là.
PAUL.
N’importe! C’est peut-être ici que se trouve... la bien-aimée inconnue...
DOMINIQUE.
Ah! nous y revoilà! Décidément, que voulez-vous? 272 que cherchez-vous? Où est le but? Depuis le temps que nous vagabondons dans toutes sortes de pays, car c’est la bouteille à l’encre que votre histoire!
PAUL.
Rien de plus simple! Je dois rencontrer quelque part une jeune fille à l’âme pure, au désintéressement absolu, la reconnaître, en être aimé, et, fort de son amour, m’emparer du château des Cœurs.
DOMINIQUE.
Ah! très bien! Une femme qui n’existe guère, un château qui n’existe pas. Car, enfin, qu’y a-t-il donc dans ce savoyard de château? Des trésors?
PAUL.
Non! mais une fortune tellement extraordinaire que tu ne peux l’imaginer.
DOMINIQUE.
Oh! oh! reste à savoir! Allons, monsieur, un bon mouvement! Revenons à Paris!...
PAUL.
Oh! laisse-moi, Dominique! Je suis si plein de lassitude, de découragement! Et puis il y a dans cette ville, malgré sa vulgarité, je ne sais quel charme!
JEANNE, lui offrant une chaise près d’elle.
Oui, restez, monsieur! (Paul hésite.) Asseyez-vous!
PAUL.
(A part.) On n’est pas plus gracieuse, ma parole! (Il la considère. Elle baisse les yeux.) Diable! quelle pudeur!
Silence. Ils se regardent face à face.
273
JEANNE.
On voit que vous êtes complètement étranger à la localité, monsieur! (Avec dédain.) Et ce costume... excentrique!...
PAUL.
Mon Dieu! mademoiselle, je ne pensais pas qu’en voyage...!
JEANNE, sèchement.
N’importe! Il faut suivre la coutume!
DOMINIQUE.
Mais elle est assommante, celle-là! (A part, haussant les épaules et montrant Paul.) Quel plaisir que de s’entêter!... J’ai envie de voir aux alentours s’il n’y a rien de plus drôle! Vous permettez, n’est-ce pas?...
PAUL.
Oui! Reviens vite!
SCÈNE V.
JEANNE, PAUL ET LE ROI DES GNOMES, caché par le trône du pontife, qu’on a roulé au premier plan, à droite.
JEANNE.
Vous ne faites pas comme lui? Tant mieux!
PAUL, à part.
Ah! elle s’humanise!
JEANNE.
Pour demeurer avec nous... (Silence.)
274
PAUL.
Eh bien?
JEANNE, timidement.
Il faudra... oh! ne m’en voulez pas... ne rien faire, ne rien dire et même ne rien penser qui sorte des actions, des paroles et des idées de tout le monde!
PAUL.
Eh! pourquoi? Où est le mal d’obéir à son cœur quand on sent qu’il est honnête? Moi, quoi qu’il advienne, je soufflette les infamies, je m’écarte des laideurs, et, devant ce qui est grand, je m’agenouille!
JEANNE.
Ah! c’est bien cela! c’est bien!
LE ROI DES GNOMES, derrière Jeanne.
Prends garde!
JEANNE.
Pour un homme fatigué du monde, il serait doux cependant d’habiter une de ces maisons. (Paul se détourne avec dégoût.) Oh! l’intérieur vaut mieux! Si vous saviez comme chaque femme soigne son petit mari! Elle l’entoure de prévenances, fait les confitures, lui brode des pantoufles, le dorlote, le bécote, l’aide à s’habiller, et même lui présente... sa redingote! (Jeanne offre à Paul une des redingotes locales.) Passez-la!
PAUL, ébahi.
Pourquoi?
JEANNE.
On est si bien dedans! Je vous en prie!
275
PAUL, mettant la redingote.
(A part.) Elle est stupide, quoique charmante! (Haut.) Sans doute, cette vie-là possède des avantages. Mais ne croyez-vous pas, vous dont la voix est pure comme un chant d’oiseau et le regard cordial comme une bonne poignée de main, ne sentez-vous pas, dites, qu’il peut se rencontrer parfois des unions plus complètes, une félicité d’une telle ardeur qu’elle envoie ses rayons tout autour d’elle? L’enchantement qu’on a l’un de l’autre fait, au milieu des fanges de la terre, comme une poésie permanente: plus on s’aime, plus on devient bon; l’habitude seule de la tendresse conduit à l’intelligence de tout, et ce qui paraît de la vertu n’est que l’excès du bonheur!
JEANNE.
Ah! je vous comprends! Oui! oui!
LE ROI DES GNOMES.
Mais tu te perds, malheureuse!
JEANNE, oppressée.
En effet, assurément! et, sans bannir un certain idéal, il y a moyen de s’organiser une petite existence bien tranquille. Pourquoi perdre le meilleur de soi-même en sympathies, en émotions, en démarches, au lieu de réserver tout cela pour son propre individu?
LE ROI DES GNOMES.
Bravo!
JEANNE.
Comme les autres sont les plus forts, soumettons-nous, 276 afin qu’ils nous respectent et qu’ils nous servent! Oh! c’est facile, avec des concessions extérieures, et pourvu qu’on n’ait dans ses discours et sur sa personne rien d’extravagant!
Paraît un barbier, avec les ustensiles de sa profession.
PAUL, surpris.
Que voulez-vous?
LE BARBIER, d’une voix caverneuse.
Tailler votre barbe en collier, comme à tout le monde!
PAUL.
Voilà, par exemple, une exigence!
JEANNE.
Oh! pour me plaire!
Elle lui attache la serviette autour du cou.
PAUL.
Je suis d’un ridicule achevé, n’importe! Mais d’où vient qu’elle me fascine et que j’obéis comme un enfant!
JEANNE, pendant que le barbier travaille.
Un peu de patience. C’est presque fini! Encore un coup! Ah! que vous serez bien! et quels bons soirs, cet hiver, dans le salon à rideaux de perse, décoré par des photographies de famille, au coin du feu, près de mon piano! Il y a, dans le faubourg, de petits jardins avec des tonnelles de bâtons verts. Nous viendrons là, tous les deux, le dimanche; et, nous promenant bras 277 dessus bras dessous, nous parlerons sans cesse de notre bonheur, à côté des légumes, en regardant l’espalier.
PAUL, le barbier, ayant fini, se lève.—A part.
Elle a raison peut-être. Un fond de jugement se découvre dans ce qu’elle dit. D’ailleurs, une fois ma femme, je l’éduquerai!
JEANNE.
Mais tournez-vous donc pour que je vous voie! Ah! bravo! Merci! Je suis contente. Vous ne me quitterez plus.
Elle lui prend les mains.
PAUL.
Ah! chère mignonne! Non! non! je te le jure!
JEANNE, ravie et le contemplant.
Est-ce possible? Mais oui! rien ne lui manque!
LE ROI DES GNOMES, tendant vivement à Jeanne un tromblon.
Et cela?
JEANNE, posant le tromblon sur la tête de Paul.
Oui, cela! (Appelant.) Tous! tous! venez! c’est fini.
Des trois côtés, un flot de bourgeois se précipite sur la scène.
SCÈNE VI.
Les Précédents, BOURGEOIS, puis DOMINIQUE.
LES BOURGEOIS, applaudissant et embrassant Paul.
—Ah! très bien! très bien!
278
—Excessivement convenable!
—Nos félicitations!
—Mon cher compatriote, je suis heureux...!
PAUL.
Permettez... Que signifie! Tout à l’heure on a failli me lapider, et maintenant...
UN BOURGEOIS.
C’est que vous êtes un des nôtres!
LE ROI DES GNOMES, lui présentant un miroir.
Tiens! regarde!
PAUL, après s’être considéré quelque temps dans le miroir et comme un homme qui sort d’un songe.
Comment! le collier! l’odieux tromblon du bourgeois! (Il jette par terre le chapeau.—Cris d’indignation de la foule.) Et la redingote à la propriétaire! (Il se l’arrache du corps.) Moi, j’ai pu me déshonorer avec ces deux couvre-idiots, sous ces infâmes symboles! Jamais! jamais! (Il trépigne sur le chapeau et sur la redingote avec rage.)
JEANNE.
Le malheureux! Grâce!
LES BOURGEOIS.
Il est fou! Prenez garde!
JEANNE, éperdue.
Calmez-le! Voyons! que faire?
VOIX DE LA FOULE.
Qu’on le saisisse! un bouillon! L’épreuve du bouillon!...
279
JEANNE.
Apportez-le vite!... Là! C’est bien! Prenez, mon ami!
Paul est entouré, tenu par les pieds et par les mains. Jeanne lui tend une tasse de bouillon, qu’on vient de lui remettre et l’approche de ses lèvres.
Buvez-moi cela lentement.
PAUL renverse la tasse d’un revers de main.
Je me moque pas mal de votre bouillon!
TOUS.
Sacrilège!—Au cachot! au cachot!—Dans un cul de basse-fosse!
La foule s’est ruée sur lui et on le garrotte aux poignets.
PAUL.
Oui! battez-moi! J’aime mieux vos injures que vos applaudissements et vos supplices que vos bienfaits! Avec vos cœurs d’esclaves et vos têtes en pain de sucre, vos grotesques costumes, vos hideux ameublements, vos occupations abjectes et vos férocités d’anthropophages...
LA FOULE.
C’est du délire!
PAUL, levant au ciel ses mains enchaînées.
Ah! que n’ai-je, pour vous exterminer, la foudre du ciel!
LES BOURGEOIS.
Il devient dangereux! Un bâillon!...
On le bâillonne.
280
UN BOURGEOIS.
Et à son domestique!...
TOUS LES BOURGEOIS.
Oui! oui!
DOMINIQUE reparaît avec la redingote et le tromblon, et se débattant.
Mais j’ai la redingote, moi! J’ai le tromblon! Je ne demande pas mieux!
UN BOURGEOIS.
Ça n’y fait rien! En vertu de la solidarité...
DOMINIQUE.
Je boirai le bouillon!
LES BOURGEOIS.
Silence!
DOMINIQUE.
J’en ai même besoin!
LES BOURGEOIS.
Insolent!
On le bâillonne et on les enferme tous les deux au rez-de-chaussée, dans la prison qui est à droite au second plan.—On les aperçoit à travers les barreaux.
LA FOULE pousse un grand soupir de satisfaction.
Ah! il s’agit maintenant de les moraliser un peu, de les catéchiser!
281
SCÈNE VII.
Les Mêmes, LE GRAND PONTIFE.
LE GRAND PONTIFE.
Ça me regarde! C’est mon devoir, mon sacerdoce! Je commence!
Infortunés! vous êtes convaincus d’attentat contre la redingote et le pot-au-feu!
LES BOURGEOIS, ricanant.
Ah! ah! ces messieurs n’en voulaient pas!
LE GRAND PONTIFE.
De dédain pour l’épicerie, de sentiments, idées, paroles, manières et costumes bizarres, en un mot, d’excentricité!
UNE VOIX.
La guillotine!
LE GRAND PONTIFE.
Non, messieurs! Grâce au ciel, nos mœurs sont plus douces! Nous ne demandons, misérables! qu’à vous lessiver par le châtiment, à vous purifier par le remords, et même nous voudrions que plus tard, si c’est possible, à force de bonne conduite, vous vous réhabilitassiez! Le bouillon que vous avez rejeté, on vous l’ingurgitera de force, mais plus clair; les murs de 282 votre appartement seront embellis par des inscriptions morales, et ce sera, au lieu d’apprivoiser des araignées, votre distraction unique!
Les prisonniers s’agitent en remuant leurs bras à travers les barreaux.
Je n’ai pas fini! La juste fureur du peuple veut, puisque vous ne pouvez à présent nous faire aucun mal, que je vous assomme ainsi en vous disant un tas de choses! Donc on tentera sur vous des expériences!...
Un petit râle se fait entendre à toutes les horloges au-dessus des portes, et huit heures sonnent. Au premier coup, tous les bourgeois tirent leurs bonnets de coton de leur poche et le mettent sur leur tête. Le grand pontife s’interrompt subitement et se coiffe du sien en même temps.
L’heure de se coucher! A demain!
Tous les bourgeois rentrent chez eux.
SCÈNE VIII.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
JEANNE, avec emportement.
Délivre-le! Délivre-le donc, ou je vais moi-même...
LE ROI.
Prends garde!
JEANNE.
Mais c’est par ta faute qu’il se trouve là, et que je l’ai perdu encore une fois!
LE ROI.
Par la tienne!
283
JEANNE.
Ah! non content de m’avoir trompée...!
LE ROI.
Je ne t’ai pas trompée! Je puis te donner tout ce que tu demandes, mais il m’est impossible d’agir sur tes sentiments comme sur les siens; choisis mieux! A ta première réquisition, je t’ai accordé les élégances du monde et les niaiseries qu’elles comportent; à la seconde, la simplicité bourgeoise avec son cortège de laideurs. De quoi te plains-tu? que te faut-il?
JEANNE, après un long silence.
Eh bien! je vais te le dire; car je l’ai deviné enfin, lorsqu’au milieu de la populace qui l’enchaînait, le rêve de son cœur a jailli dans une explosion d’orgueil! Ce que je veux? Écoute: c’est un pouvoir tellement démesuré qu’il l’éblouisse! Je demande des palais de basalte avec des escaliers de diamant, et à le faire asseoir auprès de moi sur un trône d’or, pour qu’il contemple de plus haut toutes les têtes de mes peuples esclaves prosternés dans la poussière!
LE ROI.
Bien! bien! Mais pas si fort, ma princesse, de peur de réveiller ces honnêtes populations.
Il tire de sa poche un bonnet de coton démesuré, se l’enfonce sur le chef et relève ses lunettes bleues. Son visage est effroyable, avec des dents jaunes, des yeux cernés jusqu’aux oreilles, tandis que son collier de barbe rouge, se développant sur les deux côtés, ressemble à deux gros plumets. La mèche de son bonnet de coton flamboie. Il disparaît avec Jeanne.
284
SCÈNE IX.
Aussitôt le pot-au-feu, dont les anses se transforment en deux ailes, monte dans les airs et, arrivé en haut, il se retourne entièrement. Tandis que les flancs du pot-au-feu vont s’élargissant toujours, de manière à couvrir la cité endormie, des légumes lumineux, carottes, navets, poireaux, s’échappent de sa cavité et restent suspendus à la voûte noire comme des constellations.
Dès que l’obscurité est complète, on entend s’élever dans toutes les maisons un ronflement général.
Mais il se fait un bruit sec comme d’un barreau qu’on brise; puis de la prison sortent deux ombres humaines, frôlant les murs et marchant sur la pointe des pieds. Paul apparaît d’abord, ensuite Dominique avec le tromblon et la redingote à la propriétaire, et portant sous ses bras ses deux bottes pour ne point faire de bruit. Il contemple un instant avec effroi les constellations-légumes.
Le ronflement général repart.
La toile tombe lentement.
SEPTIÈME TABLEAU
LES ÉTATS DE PIPEMPOHÉ
Le théâtre représente une vaste salle d’une architecture indo-moresque, ayant dans le fond une galerie (praticable), à doubles arcs correspondants, soutenus par des colonnettes géminées. Il y en a trois, et celui du milieu, faisant porte, s’ouvre sur l’escalier à trois marches par où l’on descend dans la salle.
Le plafond a des poutrelles or et bleu successivement. Les colonnettes sont en ébène avec des incrustations de nacre et les arcades du côté extérieur de la galerie closes par des stores en petits bambous dorés.
Sur la plinthe qui supporte la galerie, comme sur toutes les murailles, des losanges vermillon et azur alternent dans la couleur noire.
A droite, une grande portière de cachemire. A gauche, sur un trône flanqué de chimères, à fond d’or mat et que surmonte un baldaquin de plumes blanches, Jeanne, en costume royal et éblouissante de pierreries, est assise dans une attitude impérieuse.
Près d’elle, debout, se tient son premier ministre (le roi des gnomes). Par derrière, des négresses agitent des éventails en plumes de paon; et devant elle, des nains barbus, habillés de rouge et accroupis sur leurs talons, occupent symétriquement tous les degrés du trône. Les deux derniers, en bas, soufflent à pleine poitrine sur deux cassolettes un peu plus hautes qu’eux.
Au milieu de la scène danse un groupe de bayadères—tandis qu’au fond, devant chaque arcade et tranchant ainsi sur la couleur dorée des stores, il y a un géant habillé d’une longue robe noire et qui resta immobile.
Une musique langoureuse bourdonne. Les tourbillons des parfums montent lentement; et la lumière du soleil, passant par les intervalles des roseaux, enveloppe tout d’une atmosphère ambrée.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES, en premier ministre, Les Nains, Les Danseuses.
LE ROI DES GNOMES, bas, à l’oreille de Jeanne.
Es-tu heureuse maintenant?
286
JEANNE, souriant.
J’espère l’être bientôt!
Les bayadères, après un de leurs pas et avant d’en recommencer un autre, s’inclinent devant le trône.
LE ROI DES GNOMES.
Oui, c’est cela! Tous te prennent pour la reine, morte la nuit passée, et l’erreur du peuple va durer. Tu n’as plus qu’à le retenir quand il viendra, mais sans te faire connaître, car n’oublie pas quelles conséquences terribles...
JEANNE.
Je sais! Merci, bon génie, qui as eu pitié de ma tendresse, et puisque tu es mon premier ministre, ne me quitte plus.
LE ROI DES GNOMES.
Si parfois je m’écarte, ce sifflet d’or m’appellera.
(Il lui donne un sifflet d’or, qu’il avait à son cou et qu’elle passe au sien.)
La portière de cachemire faisant face au trône s’entr’ouvre, et il entre un nain d’aspect farouche, avec une aigrette à son turban, de très longues moustaches et un bâton d’ivoire à la main. Il conduit, marchant au pas et effroyablement armés, une escouade de six géants. Tandis qu’il s’avance jusqu’au pied du trône pour se prosterner, les géants s’alignent en haie contre la muraille et y restent immobiles.
SCÈNE II.
Les Mêmes, LE NAIN, général des géants, puis UN OFFICIER, puis LE CHANCELIER.
LE NAIN, après sa prosternation, se retourne vers les géants.
Plus haut, drôles! plus haut! Le menton levé! Qu’est-ce qu’une tenue pareille!... (Tous les géants tremblent 287 d’effroi devant lui.) Place au messager des désirs de la souveraine! (En gardant le dos toujours collé contre la muraille, ils s’écartent de droite et de gauche; et alors paraît un officier en turban rose, avec des pantalons de mousseline claire, une veste bleue et un large sabre suspendu contre sa hanche par un baudrier.)
L’OFFICIER, ayant fait un long salut.
D’après les ordres de Votre Majesté sublime, nous venons de hacher en petits morceaux les douze misérables qui ne se sont pas prosternés assez vite, hier, quand vous passiez dans le bazar des soieries sur votre éléphant blanc.
JEANNE.
D’après mes ordres... par morceaux... mon éléphant?...
L’OFFICIER, souriant.
Il ne s’agit pas de votre trois fois divin éléphant blanc, Majesté; ce ne sont que des hommes.
JEANNE, indignée.
Malheureux!
L’officier la regarde, ébahi.
LE ROI DES GNOMES, bas.
Tu te compromets par cette indignation. Pense donc à lui, à ton but, et récompense ce bon serviteur pour son exactitude.
JEANNE.
Jamais je ne pourrai!
LE ROI DES GNOMES.
Il le faut cependant!
288
JEANNE, d’une voix hésitante.
C’est bien, nous sommes contente, va! (L’officier sort.—A part.) Ah! mon Dieu! qui m’aurait dit que j’aurais le courage!...
LE ROI, à part.
Allons! elle commence bien!
Entre le chancelier, vêtu d’une grande pelisse bordée de fourrures par-dessus sa robe verte, avec un bonnet d’astrakan, un encrier dans sa ceinture noire, et à la main gauche, entre les doigts plusieurs longues bandes de papier.
LE CHANCELIER.
Je me hasarde sous vos puissants rayons, lumière des étoiles, pour vous faire observer qu’il manque à cette place votre auguste sceau.
JEANNE.
Qu’est-ce?
LE CHANCELIER.
Votre Majesté, sans doute, se rappelle l’insolence de cet homme qui osa pleurer en sa présence, avant-hier, sous le prétexte qu’il mourait de faim?
JEANNE.
Je... ne me souviens pas.
LE ROI, bas.
Tu te souviens, au contraire.
LE CHANCELIER.
C’est l’ordre pour son exécution immédiate!
JEANNE.
Horreur! Retirez-moi cela!
289
LE ROI, au chancelier.
Donne, je m’en charge! Sortez, vous tous!
JEANNE.
Oui, sortez!
Le nain sort, suivi de six géants, dont les têtes touchent aux voussures des arcades dans la galerie. Les bayadères s’en vont ensuite, et les nains, accroupis sur les marches du trône, sauf un seul qui demeure à demi caché.
LE ROI, désignant les deux géants du fond près des stores.
Ceux-là peuvent rester, étant muets!
SCÈNE III.
LE ROI DES GNOMES, JEANNE.
JEANNE, descendant du trône.
Qu’as-tu donc pour exiger cette mort?
LE ROI.
Moi? Oh! pas le moindre motif!
JEANNE.
Eh bien, comme j’ai le droit de pardonner...
LE ROI.
Pardonner? Mais ils ne croiront jamais que tu sois la reine!
JEANNE.
Pour avoir pleuré! quel crime! Elle était donc bien cruelle, l’autre!...
290
LE ROI.
Elle était forte. Imite-la!
JEANNE.
Il m’est impossible cependant...
LE ROI.
Tu veux donc te perdre, et pour un scrupule indigne de ce pouvoir tant rêvé, quand il te le faudrait plus fort que jamais...
JEANNE.
Que dis-tu?
LE ROI.
Car bientôt, tout à l’heure peut-être, tu auras à tirer d’un péril mortel ton frère et ton amant.
JEANNE, après un long silence.
Et tu crois que ce papier...
LE ROI.
Il ne s’agit que de retourner dans tes mains ton sifflet d’or et d’en appuyer le pommeau sur cette cire rouge. (Il la lui présente.)
JEANNE.
Oh! non! c’est trop horrible!
LE ROI.
Mais si le peuple se révolte, s’il te chassait? Je ne peux rien sur les multitudes, moi! Il est accoutumé chaque jour à des supplices. Tu le prives de sa joie, il va douter de sa reine. (De grands cris s’élèvent au dehors.) L’entends-tu?
291
JEANNE, prêtant l’oreille.
En effet!
VOIX LOINTAINES.
Vengeance! La mort! la mort!
LE ROI DES GNOMES, à un des géants près des stores.
Relève!
Le géant, sans monter sur les marches, allonge le bras et il relève d’un seul coup jusqu’en haut le store de bambous dorés qui ferme l’arcade extérieure du milieu de la galerie. On aperçoit une ville orientale, minarets, coupoles.
JEANNE gravit vivement les trois marches et se penche pour voir.
Quelle foule! et avec des piques, des haches, des épées! La voilà qui bat contre les portes du palais!
LE ROI.
Hâte-toi donc, malheureuse! pour sauver ceux que tu aimes!
JEANNE.
Donne! (Elle repousse le papier.) Non! non!
LE ROI DES GNOMES.
Garde au moins le pouvoir quelque temps, ne fût-ce qu’un jour, une heure, et que ce supplice montre...
JEANNE, emportée.
Eh bien! qu’il ait lieu quand je n’y serai plus!
LE ROI, servilement.
Demain, si tu veux, tes désirs sont des ordres, Majesté. Voilà!
JEANNE, apposant vite le cachet.
Oui, demain.
292
LE ROI remet le papier au nain resté près du trône.
Cours!
Le nain se précipite à droite par la portière, en riant à gorge déployée.
Eh! eh! il est d’humeur folâtre, ce bouffon!
JEANNE, se tordant les mains.
Miséricorde de Dieu! si j’avais su tout cela!...
LE ROI DES GNOMES, à part.
Nous la tenons! Elle a été coquette, puis stupide; elle devient cruelle! C’est complet! (Cris de joie et applaudissements au dehors.) Ton peuple te remercie, ô reine!
JEANNE.
Mais un grand bruit de pas se rapproche!...
LES VOIX, de plus près.
La mort! la mort!
LE ROI, tout en remontant jusqu’au fond, au delà des trois marches contre la grande baie du milieu.
C’est qu’il vient lui-même jusqu’ici, pour aider à tes bourreaux et jouir de ton aspect trois fois saint. Entrez!
Alors s’avance par la galerie d’abord le nain général, puis derrière lui des nègres portant sur leur épaule le bout d’une énorme chaîne qui attache Paul et Dominique. Un flot de peuple les accompagne.
Tout ce cortège, avec le nain en tête, descend les marches de l’escalier et se déploie au fond contre le petit mur de la galerie, laissant au premier plan Paul et Dominique en haillons, très pâles, les yeux hagards, tandis que le roi des gnomes reste sous l’arcade du milieu et que les géants en robe noire, dominant par derrière la multitude, se tiennent toujours immobiles devant les stores dorés.
293
SCÈNE IV.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES, PAUL, DOMINIQUE, LE NAIN GÉNÉRAL, Nègres, foule, etc.
JEANNE, apercevant Paul.
Lui!... (Puis elle s’est contenue, et quand il se trouve en face d’elle, au nain:) Enchaînés! Pourquoi?...
LE NAIN, GÉNÉRAL DES GÉANTS.
Ils ont franchi les limites de vos États, Majesté!
JEANNE.
Eh bien?...
LE ROI DES GNOMES, descendant vers elle par le côté gauche.
N’est-ce pas le plus grand des crimes? O lumière des étoiles!
JEANNE, comprenant.
Ah!... en effet... certainement!... Vous avez bien agi, général! et vous aussi, les noirs!... et vous aussi, mon peuple!... Mais... en raison même de cet excès d’audace, nous désirons interroger les deux coupables, seule (au roi des gnomes), sans notre premier ministre! (Il s’incline.) S’il est besoin de vous... (lui montrant le sifflet) on vous appellera, vous savez! (Il disparaît brusquement par une trappe, dans le trône.) Comment? disparu déjà?... Je ne l’ai pas vu sortir! (A demi-voix.) Ah! tant mieux, il nous importunerait!...
294
SCÈNE V.
JEANNE, PAUL, DOMINIQUE, puis LE ROI DES GNOMES.
JEANNE, après que la foule s’est écoulée.
Bien que je sois la reine, il me faut subir pourtant les lois de ce pays. C’est en vertu d’elles que mon peuple vous a tout à l’heure arrêtés. J’ai dû, quand il était là, lui donner raison. A présent je vous pardonne, vous êtes libres!
DOMINIQUE, à part.
Quelle bonne femme!
JEANNE.
Je veux d’abord vous retirer ces chaînes, sans que personne le sache toutefois, excepté le premier ministre.—Où est-il?—Ah! le sifflet! (Elle siffle.—Le roi des gnomes, à l’instant, se trouve près d’elle.)
DOMINIQUE, à part.
D’où sort-il donc, celui-là? Je n’aime pas ces manières d’entrer! Quand nos affaires allaient si bien!
PAUL, considérant le roi des gnomes.
C’est étrange! Je l’ai déjà vu... mais oui!... Dans ce bal... ou plutôt... ne serait-ce pas l’homme du cabaret? Il y a là-dessous... quelque piège...
295
JEANNE, au roi des gnomes.
Faites tomber leurs chaînes! (Bas.) J’avais besoin du secret... tu m’excuses?
LE ROI.
Sans doute! (Haut.) Oh! immédiatement, Majesté!... (Il s’avance gravement vers les deux prisonniers, et sans effort, rien qu’en les touchant, il brise leur chaîne, anneau par anneau, avec ses doigts. Les tronçons tombent sur le sol avec un grand bruit de fer.)
DOMINIQUE.
Tudieu! quel poignet!
PAUL.
C’est lui! (Il se penche pour l’examiner; le roi des gnomes a disparu.)
JEANNE, à part.
Aussi discret que dévoué, ce bon génie! (Haut à Paul.) Mais qui vous gêne encore? Cependant, voyez vos mains, elles sont délivrées; toutes ces portes, elles sont ouvertes. N’avez-vous rien à nous dire?...
PAUL, froidement.
Des remerciements, il est vrai!
JEANNE, piquée.
Ah!... c’est tout?...
PAUL, lentement.
Que demandez-vous de plus! Sais-je d’ailleurs quel motif?...
DOMINIQUE, à part.
L’imprudent? (Haut.) Ah! Majesté, reine, déesse, reflet 296 de la lune, nos cœurs débordent de reconnaissance!...
JEANNE.
Bien!—Plutôt que de continuer vos courses périlleuses, il serait meilleur pour vous de rester dans ce royaume.
DOMINIQUE.
Certainement; moi, j’accepte!
JEANNE, à part.
Il ne répond pas!... (Haut.) Je dis dans cette ville, à ma cour, où je vous offrirais quelque fonction.
PAUL, brèvement.
Je refuse!
JEANNE.
Même celle de premier ministre.
PAUL.
Oui!
JEANNE, à part.
Que veut-il donc?... (Elle étend son bras vers l’arcade du milieu ouverte.) Regarde! Voici la capitale de mes États, ma grande ville de Pipempohé. Elle a vingt-quatre lieues de tour, trois millions d’habitants, six fleuves qui la traversent, des palais d’or, des maisons d’argent, et des bazars tellement interminables qu’il faut un guide pour vous conduire dans la forêt de leurs piliers de cèdre. Je te la donne.
PAUL.
Je n’en ai pas besoin!
297
JEANNE.
Ah! quel orgueil! (Au géant qui est au fond, à droite.) Relevé! (Le géant relève, comme a fait l’autre, le store de bambous dorés. On aperçoit un golfe semé de navires,—une forêt plus loin.) Et tu auras mon port, mes marins, mes vaisseaux, toute la mer, avec les îles et les contrées que l’on découvrira.
PAUL.
A quoi bon?
JEANNE.
Tu accepteras ceci, j’espère! (Au second géant.) Relève! (Le géant relève le store de gauche et l’on aperçoit, entre des rochers noirs et d’aspect horrible, un grand bloc éclatant de blancheur.) Cette montagne est tout en diamant. Les magiciens qui sont à mon service la couperont, et je te fournirai des éléphants pour en emporter les morceaux.
PAUL.
C’est un bagage trop lourd, Majesté!
JEANNE.
Est-ce mon trône que tu désires?... Je puis t’y faire asseoir près de moi (avec tendresse) et même en descendre pour que tu y restes seul?
PAUL.
Ma place est plus loin; j’ai une tâche à exécuter.
JEANNE.
Ah! Et si je t’en empêche?
PAUL.
Elle se trouve au-dessus de tous les pouvoirs!
298
JEANNE.
Mais si je te retenais!
PAUL.
J’aurais encore la liberté de vous haïr!
JEANNE.
Me haïr! Et tu refuses mon trône? Qu’est-elle donc, cette mission si extraordinaire?
PAUL.
Personne, je vous le dis, n’en doit rien savoir.
JEANNE.
Mais moi?
PAUL.
Vous surtout!...
JEANNE.
Quelle audace!
DOMINIQUE, bas.
Monsieur! monsieur! pas de folies! D’un mot elle peut faire sauter nos deux têtes comme deux volants; si vous ne voulez pas, refusez avec politesse! Du calme! de l’astuce!
PAUL.
Eh! je ne crains rien! A mesure que je me rapproche du but, il se fait des lumières dans mon esprit. Et vous qui m’apparaissez maintenant sous la figure d’une reine au milieu d’épouvantes et de somptuosités, vous n’êtes rien autre chose que cette même femme qui a déjà voulu m’arrêter par d’absurdes élégances, 299 et qui plus tard a tâché de me séduire avec les charmes d’un bonheur vulgaire. Ah! je vous connais.
JEANNE, à part.
Malheureuse! A moitié seulement, et pour m’exécrer davantage.
PAUL.
Car vous n’êtes, avouez-le donc! que l’instrument des génies funestes! Mais je ne succomberai pas plus sous votre puissance que je n’ai été vaincu par les autres tentations! Accumulez les obstacles! Ma volonté est plus solide que vos citadelles et plus fière que vos armées.
JEANNE.
Insensé! (Appelant.) Les nègres! les nègres! (Arrivent quatre nègres avec des poignards.—Aux deux premiers.) Approchez, vous deux!... Tirez vos poignards. (Ils marchent sur Paul et Dominique en levant leurs longs coutelas. Paul reste impassible, Dominique est presque évanoui de terreur.—Froidement.) Tuez-vous! (Les deux nègres tremblent et hésitent.) Avez-vous entendu? (Ils se percent de leurs poignards et tombent morts.—Aux deux autres.) Emportez cela! (Les deux nègres survivants emportent les deux cadavres.—A Paul.) Doutes-tu encore de ma puissance?
DOMINIQUE, à genoux, les mains jointes.
Non! non! Moi, d’ailleurs, je n’ai rien dit!
JEANNE.
Penses-tu qu’avec un peuple pareil je manque de moyens pour te contraindre? J’ai ma tour de fer, bâtie sur un roc d’airain, dans un lac de soufre; et au-dessus 300 d’elle pour empêcher de fuir par les airs, il y a continuellement quatre griffons tenant des nuages dans leur gueule et qui tourbillonnent en regardant sous eux. J’ai au fond d’un puits de marbre, après des centaines d’escaliers, un cachot plus étroit qu’un cercueil, dont les pierres vous dévorent, et où les captifs ne peuvent pas mourir! Mais je te ferais, s’il me plaisait, écraser sous mes chariots, brûler dans mes fours à porcelaine, dévorer par mes tigres, ou boire d’un tel poison qu’immédiatement tu disparaîtrais et qu’il ne resterait de toi sur la terre, pas plus que d’une goutte d’eau évaporée! Eh bien... va-t’en! tu es libre.
PAUL, croisant les bras.
De quelle façon?
JEANNE.
Tu peux sortir de mon royaume. (Paul fait un geste de doute.) Oui, sans que personne t’en empêche.
PAUL.
Qui me l’affirme?
JEANNE déchire son écharpe au-dessus de la frange et y imprime son cachet.
Mon nom sur cette bribe de satin suffira pour vous mener jusqu’aux frontières... et peut-être un jour, si tu la conserves, tu t’accuseras d’avoir répondu par des outrages aux offres les plus magnifiques et les plus tendres que jamais un homme ait reçues d’une reine! (A Dominique, lui tendant le sauf-conduit.) Tiens, prends! (Avec un geste d’autorité.) Sortez!!!
Ils s’en vont par la galerie. Jeanne les suit du regard pendant longtemps.
301
SCÈNE VI.
JEANNE, seule.
Que lui ai-je donc fait, pour qu’il me fuie toujours? Il m’a été impossible de l’éblouir avec mon pouvoir, et ma générosité ne l’a pas ému! (Elle marche lentement en regardant les murs.) Qu’ai-je besoin de tout cela maintenant, puisqu’il le refuse!... Je vais abandonner ce royaume... et le suivre... partout... de loin... (Elle s’affaisse sur les degrés du trône.) Ah! j’avais plus de bonheur autrefois, quand je n’étais qu’une pauvre laitière. Un jour... je me rappelle... je suis venue dans sa mansarde, il me vanta ma jolie figure... mes mains qu’il a presque portées à ses lèvres... Et aujourd’hui non seulement il ne me reconnaît plus, mais il me hait. Par quelle fatalité? Et pourquoi se trompe-t-il sur ces bons génies, quand ils ne travaillent au contraire qu’à notre félicité commune. (Des éclats de rire stridents éclatent au dehors, à gauche, derrière le trône.) Ah! ce sont mes petits bouffons, dans la salle à côté, qui s’amusent! (Un bruit de voix joyeuses s’élève.) Quelle gaieté!
SCÈNE VII.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES, entrant de côté, dans son costume de gnome.
JEANNE, à sa vue, pousse un cri d’effroi.
Qu’est-ce donc?
302
LE ROI.
Rien! Nous nous amusons beaucoup! tu l’as dit!
JEANNE.
Ces voix tout à l’heure, cette apparence... que signifie?...
LE ROI.
Ceux qui rient là, à côté, ce sont les génies acharnés à ta perte, comme à celle de ton amant. Moi, qui t’ai conduite partout, conseillée et fait semblant de te servir, je suis leur maître, le roi des gnomes.
JEANNE, atterrée.
Le roi des gnomes!... des gnomes!...
LE ROI.
En vertu de ma volonté, jamais il ne t’aimera, et à peine arrivé sur nos terres, il est perdu.
JEANNE.
Impossible! Je cours après...
LE ROI.
Il est trop tard! et quand même il reviendrait, je suis sûr de sa défaite.
JEANNE, avec impatience.
Non! non! non! Je vais donner des ordres.
LE ROI.
Oh! tant qu’il te plaira!
JEANNE.
Tu vas t’y opposer, n’est-ce pas?
303
LE ROI.
Au contraire! Tu seras obéie ponctuellement. Essaye.
Le roi des gnomes sort en riant; et les rires, dans la coulisse, redoublent.
SCÈNE VIII.
JEANNE, seule.
Que veulent-ils donc contre lui? et dans quel but? Qu’importe! un péril le menace. Il tombe peut-être? Il est perdu. Ah! qu’il revienne! Que faire ensuite? Je n’en sais rien. Nous fuirons. (Appelant.) Général! (Le nain général des géants, paraît.) Oh! non pas lui! C’est un des leurs! D’autres! le chef de ma garde, le chancelier, des soldats, quelqu’un! Venez donc! venez donc!
SCÈNE IX.
JEANNE, UN OFFICIER avec des soldats, LE CHANCELIER.
JEANNE, à l’officier.
Ces deux étrangers partis tout à l’heure, cours après! Malgré notre sauf-conduit royal, quoi qu’ils fassent, tu m’entends, je les veux! ramène-les! Tu m’en réponds sur ta tête! plus vite. (L’officier et les soldats sortent par la droite.—Au chancelier.) Pourquoi donc t’ai-je appelé, 304 toi? Ah! tu dois avoir encore entre tes mains l’ordre du supplice de cet homme... tu sais... qui a pleuré l’autre jour.
LE CHANCELIER, avec une grande révérence, le lui montrant.
Le voici, gracieuse Majesté.
JEANNE.
Donne! (Elle le déchire en morceaux.) Je lui fais grâce!... (Le chancelier la regarde, stupéfait.) Oui, entièrement grâce!... Va le délivrer toi-même, et tu auras soin qu’on lui porte, pour qu’il n’ait plus faim à l’avenir, trois tonnes d’argent et la charge en blé de quatre dromadaires. (Fausse sortie du chancelier.) Écoute donc! Il doit y avoir beaucoup d’esclaves dans mes jardins? Qu’on brise leurs chaînes et qu’on les renvoie, sur des vaisseaux, dans leur patrie! Ensuite, tu prendras aux magasins du palais tous les vêtements qui s’y trouvent: les dolimans de fourrures, les vestes en brocart d’or, les robes tissues de perles, et tu les distribueras aux habitants de ma ville, en commençant par les plus pauvres! Reviens! je n’ai pas fini! On tirera des arsenaux toutes les armes, et l’on en fera sur les places de grands bûchers qui réjouiront les veuves! Comme j’ai trop de parfums, qu’on les jette par les fenêtres pour laver les rues. J’ordonne qu’il n’existe rien des commandements portés jusqu’à ce jour en mon nom! Je veux qu’il n’y ait plus dans mon royaume une seule douleur! mais un même sourire de joie sur la face de tout mon peuple! Rien, maintenant, que des larmes d’allégresse et des 305 bénédictions pour moi! (Paul et Dominique rentrent à droite, par la portière, avec l’officier et les soldats.) Ah! (A l’officier.) C’est bien! Laissez-nous!
SCÈNE X.
JEANNE, PAUL, DOMINIQUE.
PAUL, ironiquement.
Je me doutais de cette clémence, ô reine!
JEANNE.
Malheureux qui me calomnie encore! Écoute, il y va de ton salut.
DOMINIQUE.
Peut-être du mien? Miséricorde!
JEANNE.
De ta vie!
PAUL.
Que vous importe?
Un long silence.
JEANNE.
C’est à moi que tu le demandes, toi!... toi, Paul de Damvilliers!
PAUL.
Qui vous a dit mon nom?
JEANNE, fièrement.
Eh! que t’importe à ton tour?
Silence.
306
PAUL.
Ah! je comprends. En effet, vous avez pour vous la science des gnomes; moi, j’ai la protection des fées. Je vous défie.
JEANNE.
Ah! oui, insulte-moi, méprise-moi, exècre-moi bien! Mais au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, par les âmes de ceux qui te sont les plus chers, par pitié pour toi-même, je t’en supplie, reste, reste ici!
PAUL.
Je partirai cependant!
JEANNE.
Pourquoi donc t’obstines-tu à ne jamais me croire?
PAUL.
C’est que vous m’avez déjà trompé sous tant de formes! Tout à l’heure encore, vous m’accabliez d’offres et de protestations, et puis, à propos de rien, subitement, voilà que vous reprenez avec violence cette liberté que vous aviez eu tant de mal à fournir!
JEANNE.
Mais tu ne sais pas que tu te précipites à une mort certaine, puisque je ne le savais pas moi-même. Jusqu’à présent, j’étais la victime d’esprits infernaux dont je ne soupçonnais pas les desseins.
PAUL.
Ah! c’est un autre artifice maintenant?
307
JEANNE.
Non, je te jure. Ne t’en va pas!
PAUL.
Eh! tous les hasards sont moins périlleux que vos serments.
JEANNE.
Regarde-moi donc! Est-ce que j’ai l’air de mentir?
PAUL.
Un nouveau piège! Car plus je vous considère et plus votre visage, évoquant pour moi des souvenirs lointains, m’en représente un autre... celui d’une jeune fille.
JEANNE.
Achève!
PAUL.
Elle valait mieux que toutes les reines, et j’aurais bien fait peut-être de retourner en arrière dans ma vie, plutôt que de toujours poursuivre en avant!
JEANNE.
Grandeur de Dieu! quelle punition!
PAUL.
Rien qu’une justice!
JEANNE.
Mais c’est affreux! Tu ne me reconnais donc pas, quand tu sauras... quand je te dis...!
LE ROI DES GNOMES, apparaissant tout à coup.
Prends garde!
308
PAUL, à part.
Encore lui!
JEANNE.
Je ne t’ai pas appelé, toi!
LE ROI DES GNOMES, avec un grand salut.
Raison de plus pour venir, ô reine!
JEANNE.
Va-t’en, va-t’en! je le sauverai seule!
LE ROI DES GNOMES.
Mais tu vois bien que le misérable lui-même ne veut pas de ton secours.
JEANNE, à Paul qui est déjà remonté au milieu de la scène.
Grâce! Reviens!
PAUL.
Jamais! (Il entraîne Dominique immobile de terreur et s’en va par le fond.)
JEANNE.
Au nom du souvenir dont tu parlais tout à l’heure! Dussé-je pour te convaincre donner ma vie...!
PAUL.
Je n’en ai que faire de vos dons!
JEANNE.
Ecoute, je suis... (Paul et Dominique ont disparu. Le roi des gnomes étend sa main sur Jeanne qui balbutie d’une voix mourante:) Jeanne la laitière!
Elle tombe comme foudroyée sous la main du roi des gnomes... Alors toutes les marches du trône s’entr’ouvrent; et LES NAINS, avec les têtes de gnomes qu’ils avaient au 1er tableau, s’élancent autour d’elle, dansant et chantant.
309
Elle est morte, elle est morte! Personne désormais ne nous contrariera. Enfin! nous triomphons! Haha! haha! haha!
LA REINE DES FÉES apparaît debout sur le trône.
Non, elle n’est pas morte! (Elle descend gravement les marches du trône et étend son manteau sur Jeanne comme pour la défendre.) Son abnégation l’a sauvée!
Les gnomes, reculant, font un cercle au milieu duquel se trouvent Jeanne et la reine des fées.
HUITIÈME TABLEAU
LA FORÊT PÉRILLEUSE
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
DOMINIQUE, seul.
Il arrive par la droite, à petits pas, en regardant de tous les côtés.
Perdu! pour avoir quitté mon maître une minute! Où est-il donc? (Il crie.) Monsieur! monsieur! Absent! Eh, c’est sa faute... Quelle diable d’idée a-t-il avec ses gnomes et son château des Cœurs! Cherchons-le cependant! Monsieur! Ah bien oui! cours après. Mais des yeux brillent dans les feuilles... Eh non! c’est le soleil sur la mousse! Il y a de ces effets-là dans les bois! Continuons!... On marche! Un oiseau qui s’envole. Suis-je bête! Il n’en faudrait pas moins sortir d’ici! Essayons! (Une branche le cingle.) Ah! (Il se détourne.) Personne. Dieu soit loué! Scélérates d’épines, va! Gueuses de branches! plus j’avance, plus je m’empêtre! (Les arbres le frappent avec leurs branches.) Mais... Mais... J’ai toute la 311 forêt sur les épaules! Aïe! N’importe! je passerai! Quand je vous dis que je passerai!
Il empoigne vigoureusement un arbre de chaque main, et il les écarte d’un seul mouvement. Aussitôt toute la forêt se divise devant lui, comme une toile que l’on déchire, et forme une belle allée de verdure, avec deux rangs d’arbres symétriques.
Au fond, et détaché en noir sur le ciel rose que fait le soleil couchant, se dresse le château des Cœurs, tel qu’il a été vu dans la mansarde; ses trois tourelles sont reliées par des courtines percées de petites ouvertures d’où s’échappe une lumière rouge.
Dominique reste longtemps immobile et muet de surprise.
Un château! Le château des Cœurs! C’est donc vrai! Le voilà exactement comme d’après ses paroles. Eh non! je rêve! impossible. (Il se palpe.) Cependant... je ne dors pas!... Ce toit noir, ces lumières rouges, on dirait un monstre qui vous regarde. Voyons! voyons! calmons-nous! Pas de raison d’avoir peur! au contraire, c’est une fière chance! Je l’ai découvert le premier tout de même! Quelle joie ce sera pour Monsieur!
Mais... puisque je suis le premier ici... c’est à moi que revient la gloire! Et pourquoi pas? (Il est pris d’un rire frénétique.) La récompense, la dame, la belle femme! La maison paraît seigneuriale, et les terres à l’entour vous composent un domaine... La forêt en dépend sans doute? Comme je vais la couper rasibus! C’est par là que je commence! Quel abatis feront mes gens! car j’ai des gens. (Il se promène de droite et de gauche, enthousiasmé.) Je ne suis plus domestique! Allons donc! Ah! mais oui! une valetaille de Sardanapale! une livrée rouge et or, avec des bas tirés, sapristi! des plumets au chapeau, des boutons larges comme des assiettes, 312 et dans le vestibule, au bas de l’escalier, toutes sortes de jeux de cartes et de dominos; c’est grand genre!... et s’ils ne charrient pas droit... (Il fait le geste de donner des coups de pied.)
Eh bien! pas de bourgeois? Ma foi, tant pis! J’ai fait tout ce que j’ai pu!... Cependant une dernière complaisance. (Il crie, mais très faiblement.) Monsieur! Monsieur!... Il ne pourra pas dire que je ne l’ai pas appelé! Je suis quitte!... car enfin... puisqu’il se cache... je voudrais même qu’il y eût ici des témoins pour affirmer que je l’ai bien appelé. (Tous les arbres du côté où il a crié à voix basse s’inclinent, tandis que ceux de l’autre côté secouent leur feuillage en signe de dénégation.) Ah! voilà qui est drôle! Ils remuent, sans qu’il y ait du vent, d’eux-mêmes, comme des personnes! Vous ne me comprenez pas cependant. (Tous les arbres des deux côtés s’inclinent à la fois, en manière d’assentiment.) Horreur! Ma moelle se glace dans mes os, je deviens fou! Si j’allais mourir! il y a des choses au-dessus de notre intelligence, décidément, et j’avais bien tort de nier!... (Il s’assoit par terre, près de défaillir.) Je voudrais que Monsieur fût arrivé maintenant. Attendons-le! Ce n’était pas très délicat ce que j’allais faire! lui dérober sa gloire, pauvre garçon! après tant de travers! Il est vrai que je les ai subis comme lui! Jusqu’à présent, je m’en suis tiré. Pourquoi la suite serait-elle pire? Tout à l’heure, c’est un petit étourdissement que j’ai eu, rien de plus! (Il regarde le château.) Et ce château-là ressemble à bien d’autres châteaux, parbleu! seulement un peu rébarbatif de loin, mais d’un chic!... Il n’est pas désert toujours. On s’y remue. La fumée des cuisines 313 m’arrive; j’entends de grands bruits de vaisselle. Sans doute, on attend le maître? Mais c’est moi le maître. (Il regarde les arbres avec indécision.) Non, immobiles. Du courage, Dominique! en avant! on n’a rien sans toupet! (Il s’élance, mais ses jambes se trouvent vivement prises dans l’écorce qui monte le long de son corps.) Ah! ah! (Parvenue à la hauteur des bras, l’écorce se déploie en branches chargées de feuilles, la tête reste intacte.) Mon maître! à moi, mon bon maître, je... (Il est complètement métamorphosé en arbre.)
SCÈNE II.
DOMINIQUE, LES ARBRES.
TOUS LES ARBRES, à la fois.
Il est pris!... Encore un! encore un!...
DOMINIQUE, changé en prunier.
Au secours! à mon secours!
LES ARBRES.
Impossible.
DOMINIQUE.
Qui a parlé?
LES ARBRES.
Un chêne,—un orme,—un tilleul,—un sapin,—des ébéniers.
DOMINIQUE.
Quelle plaisanterie!
UN CHÊNE.
Tu parles bien toi-même. Nous étions tous des hommes autrefois!
314
LES ARBRES.
Tous! tous!
UN TILLEUL.
Nous avons subi ton aventure. Notre seule distraction est de causer entre nous. Mais quand arrive quelqu’un d’un ordre supérieur, nous devenons muets comme les arbres ordinaires.
DOMINIQUE.
Qu’est-ce qui me parle à présent?
UN TILLEUL.
Un tilleul!
DOMINIQUE.
Et moi, que suis-je donc?
LE TILLEUL.
Tu te trouves trop loin... Nous t’apercevons confusément...
DOMINIQUE.
Je me sens... stupide... Je ne serais pas surpris d’être un prunier.
LES ARBRES.
Oui, en effet... un prunier sauvage.
DOMINIQUE.
Et dire que me voilà tout seul, à l’écart..., comme un proscrit, sans pouvoir seulement vous donner une poignée de branche...
315
UN ORME.
Imite-nous! Résigne-toi!
DOMINIQUE.
Mais je vais m’ennuyer à périr, moi qui venais pour épouser. Au printemps, quand j’aurai des nids, ça me mettra dans une position affreuse. Ce sera un nid de Tantale! Vous n’auriez pas quelque plante grimpante qui pourrait venir jusqu’à moi?
LES ARBRES.
Non!
DOMINIQUE.
Pas un petit liseron? pas une vigne? une vigne folle? Ça ferait mon affaire. Voyons! Je vous la rendrai.
LES ARBRES.
Prunier, vous êtes obscène! Silence! Ah! voilà la brise heureusement, qui va chanter dans nos feuilles!
CHŒUR DES BRISES DANS LES ARBRES.
316
Aimez-nous,A la fin, LES ARBRES baissent de plus en plus la voix et, se penchant les uns vers les autres, s’avertissent.
Un homme! un homme! un homme!
DOMINIQUE.
C’est mon maître, mes amis, c’est mon...
Paul paraît par la gauche.
SCÈNE III.
LES ARBRES, DOMINIQUE, PAUL.
PAUL, accablé.
Je ne le trouverai donc jamais, cet infernal château des gnomes! et Dominique disparu! On n’est pas idiot comme ce garçon! J’ai beau lui prescrire de ne pas me quitter d’une semelle, depuis plus de deux heures il faut que je perde mon temps... (Il est arrivé au milieu de l’allée et s’arrête stupéfait.) Ah! enfin!... (Dominique secoue ses branches, pour attirer l’attention de son maître.) Me voilà donc au terme de toutes mes recherches et de toutes mes fatigues! Merci, bonne fée, d’avoir soutenu mon cœur à travers des périls où tant d’autres avant moi se sont perdus! (Un éclat de rire part de l’intérieur du château.) On dirait un éclat de 318 rire venant du château. Cependant toutes ses fenêtres sont fermées: qu’est-ce encore? Allons! c’est bien la peine d’être arrivé jusqu’ici pour m’effrayer, comme une femme, du cri de quelque oiseau ou d’une bête fauve? Mais où est donc Dominique? (Dominique s’agite.) J’ai fait plus que mon devoir en le cherchant derrière tous les arbres de cette forêt... M’a-t-il assez ennuyé, du reste, pendant le voyage! et je suis bon de tant l’aimer, vraiment! Il sera tombé sans doute dans quelque embûche, où, malgré mes recommandations, sa curiosité ou sa sottise l’aura conduit. (Dominique s’agite de plus en plus.) En avant! Dans une entreprise pareille, l’existence d’un seul homme n’est rien, puisqu’il s’agit de tous les autres.
Alors retentit un immense éclat de rire, un bruit de foule. Toutes les fenêtres et toutes les portes du château s’ouvrent avec violence. Il y a douze fenêtres; à chacune d’elles paraît un gnome. Sur le balcon du milieu se tient le roi avec une couronne en tête et le sceptre à la main. De chaque porte s’élance un gnome (garde du corps ou laquais), riant, criant, sautant autour de Paul, à quelque distance. Tous les arbres s’inclinent avec un grand frémissement. Paul, ébloui, reste debout en face du château.
SCÈNE IV.
Les Précédents, LE ROI DES GNOMES.
LE ROI DES GNOMES, à son balcon, d’une voix haute et ironique.
Ah! maître sensible! Ah! cœur exempt de souillures! Toi qui abandonnes ton serviteur et qui te crois appelé à sauver le genre humain, tu as failli deux fois en deux minutes, par égoïsme et par orgueil! Tu es à nous maintenant.
319
PAUL, dédaigneusement.
Moi?
LE ROI DES GNOMES.
Contemple cet arbre, c’est ton domestique lui-même.
PAUL.
Grands dieux!
LE ROI DES GNOMES.
Sous l’écorce où le voilà caché, il conserve le sentiment et la mémoire. Tu vas être comme lui.
PAUL, d’un ton terrible, aux gnomes qui se sont resserrés autour de lui.
Pas encore, tant que cette épée...
LE ROI DES GNOMES.
Tire-la donc!
Paul, déjà la main sur la garde de son épée, est paralysé tout à coup. Ses bras et ses jambes conservent l’attitude qu’il avait prise dans ce mouvement. Il devient rigide et blanc comme une statue, pendant que le roi, du haut de son balcon, prend son sceptre d’or. La bague reluit à sa main de marbre.
LE ROI DES GNOMES.
Nous t’avons fait des épaules assez solides pour porter les destinées du monde. Qu’en dis-tu? Garde comme un remords le souvenir du passé. Demeure perpétuellement dans l’impuissance de ta menace. Tes yeux sans prunelles auront le don de nous voir et tes oreilles celui de nous entendre, quand tu seras transporté dans la salle de nos festins; car sous ton apparence insensible tu vivras, pour souffrir ton supplice éternel.
Tous les gnomes, se prenant par la main avec des éclats de rire et aux sons d’une musique infernale, font une grande ronde autour de la statue immobile.
NEUVIÈME TABLEAU
LE GRAND BANQUET
Une salle à manger monumentale. Des lampes brillent, tenues à de très longues cordes, comme dans les églises. Sur les deux côtés, de distance en distance, il y a des colonnes de fer à chapiteau corinthien reliées entre elles par de grosses chaînes où sont suspendus des cœurs tout rouges. Au fond et occupant la largeur entière de la scène, un escalier à marches noires monte vers une galerie où se répète le même alignement de colonnes; mais celles-là sans chaînes ni cœurs, avec des palmettes d’améthyste dans leurs chapiteaux et laissant voir la nuit par les intervalles de l’une à l’autre. Au milieu, à une table couverte de vaisselle d’or, et dont la nappe est de pourpre à franges d’or, siègent douze gnomes de premier rang, six d’un côté, six de l’autre, tous portant au front des couronnes d’or. Le roi, sur un trône plus élevé et faisant face au spectateur, est au haut bout de la table, avec une couronne plus haute et ornée tout autour de petits cœurs en diamants.—Sur le premier plan, à gauche, Paul, changé en statue de marbre blanc et dans le costume qu’il portait à l’avant-dernier tableau, garde son attitude immobile.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
CHŒUR DES GNOMES célébrant leur victoire.
Pendant qu’ils chantent, les marmitons circulent dans la galerie du fond pour apporter les plats et descendent quelques marches de l’escalier où les valets servant les gnomes viennent prendre les plats pour les poser sur la table. En passant devant la statue, chaque valet lui fait une salutation ironique.
SCÈNE PREMIÈRE.
LES GNOMES, LE ROI DES GNOMES, PAUL en statue.
PREMIER GNOME à la droite du roi, regardant la statue.
Eh bien, héroïque nigaud, comment trouves-tu ta position?
321
DEUXIÈME GNOME.
Te voilà maintenant au-dessus de nous.
TROISIÈME GNOME.
Et méprisant toujours les petits gnomes.
TOUS, riant à la fois.
Ha! ha! ha! ha!
QUATRIÈME GNOME.
Tu voulais changer le monde, toi!
CINQUIÈME GNOME.
Change donc d’attitude.
TOUS, riant à la fois.
Ha! ha! ha! ha!
SIXIÈME GNOME.
Insulte-nous pour te venger.
SEPTIÈME GNOME.
Pour nous faire rire.
TOUS, riant à la fois.
Ha! ha! ha! ha!
LE ROI DES GNOMES.
Bien! amusez-vous, Gnomes, mes sujets. Fêtons royalement notre victoire sur les hommes. Leurs cœurs à présent nous appartiennent et il n’est pas besoin de ménager la marchandise. Les caveaux, les murailles, notre palais, tout en regorge. Contemplez! Et chaque 322 partie du monde nous en procure: il y en a de Tombouctou et il y en a de Paris. Des cœurs de nègres et des cœurs de duchesses! les uns qui ont palpité pour de l’opium sous la grande muraille en Chine, et d’autres un peu rancis déjà par trop de séjour au fond d’un comptoir, dans Londres!
Une longue branche d’arbre paraît à droite et s’étend contre la statue.
LES SIX GNOMES, en face, à gauche.
Tiens! regardez donc!
LE ROI.
Eh! c’est cet imbécile changé en prunier contre le mur du château.
Une seconde branche paraît.
UN GNOME.
Mais voilà deux branches; elles l’entourent, elles vont l’embrasser.
LE ROI.
Du sentiment! Ça m’ennuie. Coupez-les!
Un valet, avec un couteau, abat d’un seul coup les deux branches d’arbre.—On entend deux cris terribles. Les rameaux saignent contre le piédestal.
UN GNOME.
Délicat comme une sensitive. Pour un prunier, c’est comique!
TOUS LES GNOMES, riant.
Ha! ha! ha!
PREMIER GNOME, regardant la statue.
Il ne s’en émeut pas, le misérable!
323
DEUXIÈME GNOME.
Défends-le donc! Anime-toi!
TROISIÈME GNOME.
Veux-tu prendre, avec nous, ta petite portion de cœurs?
QUATRIÈME GNOME.
Faut-il qu’on t’en serve?
CINQUIÈME GNOME.
J’ai envie de t’en barbouiller le visage!
SIXIÈME GNOME.
Moi, de te les faire manger tous!
LE ROI.
Tiens, bois leur sang!
Il lui jette le contenu de la coupe. Le liquide rouge l’éclabousse et reste figé çà et là par plaques inégales sur sa face et ses vêtements.
SEPTIÈME GNOME.
Réponds-nous donc, lâche!
HUITIÈME GNOME.
Entends-tu, nous bafouons ta sottise, tes illusions, ton courage!
NEUVIÈME GNOME.
Et ce cœur immaculé, où est-il?
DIXIÈME GNOME.
Tu en as rencontré de jolis cependant.
324
ONZIÈME GNOME.
Et qui t’aimaient.
DOUZIÈME GNOME.
Depuis des reines jusqu’à des femmes de banquier.
PAUL, toujours immobile, répète trois fois lentement:
Jeanne! Jeanne! Jeanne!
Tous les gnomes épouvantés se lèvent sur leurs sièges.
LE ROI.
Ah! malédiction!
A ce moment, Jeanne, en laitière, se trouve debout sur le piédestal, dans les bras de Paul et l’étreignant étroitement.
LES GNOMES.
Regardez! regardez!
LE ROI.
A moi, mes valets, mes soldats, mes bourreaux! tout le monde! à moi, au secours!
Une foule de gnomes apparaît de tous côtés, se précipitant dans la salle. La statue, peu à peu, a changé de couleur et le piédestal s’est abaissé, si bien que le groupe est maintenant au niveau du plancher.
PAUL, tenant Jeanne sur son bras gauche, tire son épée.
Vous êtes vaincus, misérables!
Un large éclair sillonne le ciel au fond; et dans un éclat de tonnerre, avec un cri immense de la foule, la table et les gnomes, tout s’abîme sous le sol et disparaît. Les lampes s’éteignent. Les cœurs suspendus se mettent à flamboyer, les colonnes du fond s’écroulent à demi, et l’escalier ne fait plus qu’un monceau de ruines.
325
SCÈNE II.
PAUL, JEANNE.
PAUL.
C’est toi? c’est bien toi? M’as-tu pardonné?
JEANNE.
Monsieur Paul...
PAUL.
Oh! plus de ces mots-là! Lève la tête! toi qui as secouru ma détresse autrefois et qui maintenant me délivres, chère providence de ma vie, pauvre amour méconnu! Et j’ai pu en chercher d’autres! Ah! comme j’étais ingrat pour le passé, aveugle pour l’avenir! Je me suis laissé prendre tout le long de ma route par des illusions funestes, d’autant plus irrésistibles que je retrouvais dans chacun de ces monstres survenant pour me perdre quelque chose de toi, ton image!—Et tu étais, au contraire, si loin!
JEANNE.
Oh! pas si loin!
PAUL.
Comment?
JEANNE.
Moi aussi, j’étais aveugle!
PAUL.
Que veux-tu dire?
326
JEANNE.
Vous rappelez-vous cette coquette Parisienne qui vous étourdissait avec son embarras de bagages et de sottises?
PAUL, riant.
Oui! oui!
JEANNE, naïvement.
C’était moi!
PAUL.
Mais...
JEANNE.
Vous rappelez-vous cette lourde petite bourgeoise, dans cette contrée hideuse?
PAUL.
Ah! ne me parle pas de cette imbécile!
JEANNE, piteusement.
C’était moi!
PAUL.
Impossible!
JEANNE.
Et cette reine aux splendeurs infinies qui d’un geste faisait mourir les hommes...
PAUL.
Assez! N’achève pas!
JEANNE, se cachant la tête dans les mains.
C’était moi.
327
PAUL recule d’un pas.
Vous!
JEANNE, lui sautant au cou.
Oui, moi! Pour te retrouver, pour te plaire, pour que tu m’aimes! J’ose te le dire maintenant. Mon amour était si fort que j’ai traversé, afin de venir jusqu’à toi, toutes les démences et toutes les cruautés du monde. Et comme tu ne l’as pas compris, cet amour, comme tu ne l’as pas même aperçu,—il redoublait pourtant à chacun de tes dédains,—aujourd’hui, pour te sauver, je descends du ciel.
PAUL.
Du ciel?
JEANNE.
Ah! tu ne sais pas, écoute! J’étais morte; les gnomes me trompaient. Les fées m’ont rendue à la vie! Tu vas me suivre! l’heure a sonné. Viens! viens!
PAUL.
Oh! oui, oui, je te crois! Je savais bien quelle destinée m’était promise. Malgré tous les obstacles, je n’en ai jamais douté... Et tout à l’heure, sous le marbre qui m’enfermait, j’en avais l’espoir, l’impatience et l’angoisse! Partons! Emmène-moi! Les gnomes sont vaincus, laissons la terre!
JEANNE.
Je vais te conduire dans un pays tout bleu, où les fleurs comme les amours sont éternelles et démesurées. 328 Là, mon bien-aimé, les orages ne soufflent pas; l’immensité tiendra dans nos cœurs, et nos yeux, toujours se contemplant, auront la lumière et la durée des étoiles!
PAUL, étreignant Jeanne.
Ah! délices de mon âme, elle commence déjà l’éternité de notre ivresse.
SCÈNE III.
PAUL, JEANNE, LA REINE DES FÉES.
LA REINE DES FÉES, qui depuis le milieu de la scène précédente est descendue lentement du fond, survenant entre eux deux.
Non! pas encore!
PAUL, indigné.
Toi, la reine des fées! Mais tu m’avais promis...
LA REINE.
As-tu donc oublié notre convention? Tu n’as accompli que la moitié de ton devoir. La seconde est plus difficile peut-être. (Montrant Jeanne.) Avant d’obtenir la félicité de votre union perpétuelle, il faut remettre aux hommes ces cœurs délivrés par ta bravoure!
PAUL.
Comment pourrai-je, à moi seul...?
LA REINE, souriant.
Oh! nous sommes là: les fées t’aideront! Tu n’as 329 à t’occuper que de ceux exclusivement qui te sont connus! Tâche de les convaincre! qu’ils reprennent leur cœur! Pour devenir immortel, exécute d’abord l’œuvre d’un dieu!
Paul baisse la tête dans ses mains. On entend au dehors un chœur de voix joyeuses.
PAUL, levant son visage baigné de larmes.
Ces voix?...
LA REINE.
Ce sont les arbres de la forêt, les hommes délivrés qui s’en retournent!
SCÈNE IV.
Les Précédents, DOMINIQUE entre par le côté droit, avec un nid sur la tête; en guise de bras, il a deux rameaux chargés de fruits qu’il tient horizontalement.
JEANNE, émue.
Mon frère! Comme le voilà!
DOMINIQUE, pleurant.
Mon pauvre maître! Enfin je vous retrouve. Les larmes m’en coulent comme la pluie le long du tronc, du corps c’est-à-dire. Je ne peux vous serrer dans mes bras. On a beau me couper les rameaux, ça repousse. Je voudrais tant vous embrasser! Maudite gourmandise, c’est elle qui a tout fait! (En baissant le menton, il mange une prune sur son épaule et se remet à pleurer.) Ah! mon Dieu, mon Dieu!
330
PAUL et JEANNE, ensemble.
Grâce pour lui, bonne fée!
LA REINE, à Paul.
Puisque tu l’aimes, soit!
Aussitôt les deux branches disparaissent. Dominique a des bras. Dans le mouvement de sa chevelure qui frissonne, le nid tombe de sa tête, des œufs s’écrasent par terre et un oiseau s’envole.
LA REINE DES FÉES, à Dominique.
Mais tu iras...
DOMINIQUE.
Oh! partout. Depuis que j’ai pris racine, je ne demande qu’à me dégourdir.
LA REINE, montrant les colonnes.
Tu iras avec ton maître, pour donner ces cœurs à tous ceux qui en manquent.
DOMINIQUE.
Volontiers! (Il considère les cœurs suspendus et se gratte l’oreille.) Mais... vu la quantité, nous allons avoir une cargaison d’une lourdeur...!
LA REINE.
Non! regarde. (Les cœurs se rapetissent à la dimension d’une noix. Une surface dorée les enveloppe.)
DOMINIQUE.
Oh! que c’est drôle! comme c’est drôle! Pas de paresse! grimpons-y! (Il va pour monter à la colonne de gauche au premier plan.)
331
LA REINE.
Non! baisse-toi! (Le chapiteau de la colonne à gauche et celui de la colonne à droite, s’entr’ouvrant, laissent tomber une pluie de cœurs.)
DOMINIQUE, les ramassant.
On dirait vraiment des bonbons de sucre!
LA REINE.
Ils n’en seront que plus faciles à prendre. (A Paul, qui reste immobile au pied de la colonne de droite.) Que fais-tu donc? Tu restes là?
PAUL, à part, murmurant.
Et je la perds au moment de ma victoire, quand tout semblait fini et que je croyais enfin la tenir!
JEANNE, suppliant.
Oh! ne sois pas désespéré... Va-t’en, si tu m’aimes. Tu ne connais pas le destin. Fais ce qu’elle ordonne, tout de suite, tout de suite!
DOMINIQUE.
Allons! mon pauvre maître, encore un petit voyage, le dernier!
Paul étend son manteau et reçoit des cœurs pendant que Dominique en bourre ses poches.
LA REINE, montrant l’horizon.
Va maintenant!
PAUL, se tournant vers Jeanne pour l’embrasser.
Jeanne!
332
LA REINE, l’écartant d’un geste.
Non! à ton devoir! le sien est accompli sur la terre. Je la transporte dans des régions où elle attendra, pour vous retrouver, que ta vertu t’ait fait digne de son amour.
Paul et Dominique remontent vers le fond et gravissent l’escalier en ruines en trébuchant parmi les pierres.
JEANNE.
Adieu!
PAUL, de loin.
Adieu!
Dominique se retourne pour envoyer un baiser. Tous les chapiteaux de toutes les colonnes s’entr’ouvrent et laissent tomber un ruisseau de cœurs d’or. En même temps, des deux côtés, les fées envahissent la scène en tourbillonnant et recueillent les cœurs dans le pan de leurs robes.—Au premier plan, Jeanne, émue, est restée avec la reine qui lui tient la main.—On aperçoit Paul et Dominique à l’extrême horizon.
DIXIÈME TABLEAU
LA FÊTE DU PAYS
Un beau parc dans les environs de Paris, chez le banquier Kloekher. Des deux côtés de la scène il y a de grands arbres et des arbustes.—Au fond un petit mur soutenant une terrasse, avec un escalier de pierre au milieu. Sur chaque marche de l’escalier, aux deux bouts, un vase de fleurs. D’autres vases sont alignés sur la dalle du mur. Au delà, on aperçoit la campagne avec Paris dans l’éloignement. Le milieu de la scène se trouve occupé par une pelouse de gazon.
_____
SCÈNE PREMIÈRE.
MONSIEUR ET MADAME KLOEKHER, LETOURNEUX, ALFRED DE CISY, ONÉSIME DUBOIS, MACARET, COLOMBEL, BOUVIGNARD, Invités, Messieurs et Dames, tous en élégants costumes d’été.
C’est le soir. Au lever du rideau les invités arrivent par la gauche et se répandent sur la scène, Mme Kloekher donnant le bras à Alfred. Bouvignard se précipite à droite, seul, à l’écart, et tire de sa poche une petite cruche de faïence, enveloppée dans son mouchoir, qu’il découvre et se met à contempler.
MADAME KLOEKHER, respirant largement.
Enfin, ici, on respire! car cette fête du pays, avec ses trompettes et sa grosse caisse, nous a ennuyés si fort durant le dîner...
334
MONSIEUR KLOEKHER.
Ah! voilà! Le jour qu’on choisit pour recevoir ses amis, messieurs les gens du peuple s’amusent!
LETOURNEUX.
Si au moins dans leurs divertissements ils respectaient la morale!
MACARET.
Puis, ils viendront crier misère à la porte de notre usine...
COLOMBEL.
Et il faudra les recevoir dans les hôpitaux, où l’on perd à les soigner un temps...
Il sort.
LETOURNEUX, gaiement.
Et dire que de vieux camarades comme nous ont été sur le point de se fâcher, mon pauvre Kloekher!
KLOEKHER.
Comment sur le point? Nous étions furieux! (Il rit.) Ha! ha!
LETOURNEUX, riant.
A propos de quoi, je vous le demande? Pour ce petit monsieur Paul.
KLOEKHER, avec une colère concentrée.
L’intrigant!
ALFRED, haussant les épaules.
Un fou!...
335
MADAME KLOEKHER.
Un véritable drôle! (Elle s’assoit sur le banc à gauche. Alfred se met près d’elle.)
KLOEKHER.
Sait-on au moins ce qu’il est devenu?
ALFRED.
Non! Sombré.
MADAME KLOEKHER.
Vous ne pleurez pas, Onésime, vous, son ami?
ONÉSIME.
Moi, madame! jamais de la vie, je vous jure.
MADAME KLOEKHER, riant.
C’eût été fort beau, cependant, que de le voir la semaine prochaine, à vos côtés, comme témoin de votre mariage.
KLOEKHER.
Eh! mon Dieu, ne causons plus de ce misérable! Si nous faisions quelques pas, Letourneux, hein, pour régler les bases de notre opération?...
LETOURNEUX.
Avec plaisir!
Letourneux et Kloekher se mettent à se promener du haut en bas de la scène.
MADAME KLOEKHER, à Onésime.
On la dit une excellente personne, votre fiancée?
ONÉSIME.
Elle n’est point d’une beauté... extraordinaire. Mais... il y a d’autres avantages.
336
MACARET, à Onésime.
Qu’a-t-il donc, Bouvignard? Il semble absorbé dans une contemplation...
Ils vont à lui.
BOUVIGNARD, à Onésime.
Vous qui êtes artiste, examinez-moi cela! Quels filets! quel émail! (Onésime veut prendre le pot.) Prenez garde! Non! je vais vous le démontrer moi-même.
Bouvignard, Onésime et Macaret restent debout à examiner le pot que Bouvignard leur montre sur toutes les faces. Mme Kloekher est assise sur le banc à gauche avec Alfred. Letourneux et Kloekher se promènent de haut en bas.
MADAME KLOEKHER, à demi-voix.
Ainsi c’est convenu? je recevrai pour samedi mon invitation chez madame la comtesse de Trémanville?
ALFRED.
Et pour tous ses autres samedis. (Kloekher et Letourneux passent en gesticulant.) Ma tante s’est fait prier, je vous l’avoue. La différence des mondes, des quartiers, je veux dire... (A part.) Attrape, ma petite bourgeoise!
MADAME KLOEKHER.
Oh! merci! et il ne faudra plus me faire des terreurs, comme l’autre jour.
ALFRED.
Non! non! bien sûr! C’est que j’avais perdu la tête, à propos de rien; tout s’est arrangé. Je vous adore, Ernestine! (Montrant Kloekher qui repasse.) Vous lui parlerez de moi, n’est-ce pas, comme d’un homme entièrement à 337 lui, prêt à toutes les démarches, et auquel il pourrait, dans son intérêt même, confier ses affaires... les plus capitales.
MADAME KLOEKHER.
Sans doute, mon ami!
ALFRED, à part.
Si elle ne s’y met pas, dans huit jours la Belgique!
MACARET.
Et vous avez acheté cela...?
BOUVIGNARD.
Quatre-vingts francs!—pas un sou de plus,—ici dans un cabaret, à côté!
On entend un bruit de trompettes et de grosse caisse.
MADAME KLOEKHER, se levant.
Encore! mais c’est intolérable, monsieur Kloekher; il faudrait se plaindre à l’autorité.
Le bruit redouble; il s’y mêle des cris d’enthousiasme et comme le brouhaha d’une foule.
SCÈNE II.
Les Précédents, COLOMBEL rentrant.
COLOMBEL.
Savez-vous qu’il y a là sur la place, au milieu des boutiques, quelque chose de fort original, d’extraordinaire, 338 une chose très amusante, ma parole! J’ai vu bien des saltimbanques, mais aucun de pareil à celui-là. Un homme qui vend des cœurs pour un sou!
ALFRED.
Ce n’est pas cher!
UNE DAME.
Oh! non, mais curieux.
UN INVITÉ.
On ferait peut-être bien de voir... Qui sait?
UN AUTRE.
Quand ce ne serait que pour entendre le boniment.
MACARET.
Ces gaillards-là quelquefois vous ont une verve!...
Les invités entourent Mme Kloekher.
MADAME KLOEKHER.
Je ne sais si je dois?... Est-ce un homme que l’on puisse faire venir, docteur?
COLOMBEL.
Oh! pour vous, certainement non, belle dame; il n’en est nul besoin. Mais, quant à nous autres, à qui vous avez pris tous nos cœurs...
KLOEKHER, se disposant à sortir.
Bah!... à la campagne!... Je vais l’appeler!
LES INVITÉS.
Bien!... Bravo!... c’est une idée!
339
COLOMBEL remonte de quelques pas, en faisant un signe à droite.
Entrez!—Je me suis permis, en qualité de médecin, de vous donner cette petite surprise, mesdames.
SCÈNE III.
Les Précédents, PAUL, avec de longs cheveux blancs, une barbe blanche et une vaste robe de velours noir qui l’enveloppe complètement. DOMINIQUE le suit, habillé en Chinois, et portant sur son dos une grosse caisse et un sac de peau rouge, à la main un petit pliant.
Ils s’arrêtent, au milieu, sur le gazon.—Dominique place le sac sur le pliant.
LES DAMES.
Oh! ça va être gentil! Ça m’amuse déjà, moi; j’aime les escamoteurs.
MADAME KLOEKHER.
Vous faut-il une table pour exécuter vos tours?
PAUL.
Merci, madame, je ne fais pas de tours. Ma mission est plus haute. C’est votre amélioration morale, votre salut que je demande. Je suis chargé par les fées de vous remettre vos cœurs.
LES INVITÉS.
Comment, nos cœurs?
ALFRED.
Il est poli, le Nostradamus!
340
PAUL.
Eh! il ne s’agit pas de politesse; je parle sérieusement, croyez-moi.
LES INVITÉS, riant.
Très drôle! très drôle!
COLOMBEL, à Mme Kloekher.
Quand je vous disais qu’il est parfait!
DOMINIQUE, après avoir vidé sur le pliant le sac plein de bonbons dorés.
Eh bien! messieurs, qui vous empêche...? Voyons, mesdames, un peu de courage!... C’est joli, sucré, hygiénique!
COLOMBEL.
Il s’exprime en bons termes, ce Chinois qui vient de Paris.
DOMINIQUE.
Non, monsieur, nous arrivons de Pipempohé... (caressant sa moustache) où la sultane nous a fait les offres les plus avantageuses!
LES INVITÉS, riant.
Pipempohé!... la sultane!...
PAUL.
Oui! et c’est ensuite que je les ai conquis moi-même dans la forteresse des gnomes.
LES INVITÉS.
Les gnomes!... Il est d’un sérieux!...
341
ONÉSIME.
Laissez-le donc continuer.
PAUL.
Mais j’ai fini!... Je vous répète encore une fois que je dois, d’après l’ordre des fées, vous remettre vos cœurs!
DOMINIQUE, tapant sur la grosse caisse à tour de bras.
Des cœurs! des cœurs! des cœurs! prenez des cœurs!
PAUL, l’arrêtant.
Tais-toi! (Joignant les mains d’un air suppliant.) Ah! c’est dans votre intérêt, je vous le jure. Prenez! Hâtez-vous!
UNE DAME, s’avançant.
Cela se mange?
MADAME KLOEKHER.
N’y touchez pas! Quelque drogue, sans doute.
ONÉSIME.
Tant pis! Je me risque!... Allons, père Bouvignard, je vous en paye un!—Faites comme moi!
Il donne une pièce de monnaie et se met à croquer un bonbon, comme Bouvignard.
UNE DAME, à demi-voix.
Ces artistes!... toujours singuliers!
COLOMBEL, tout en payant et prenant un cœur.
Il faut bien que je donne l’exemple aussi, moi qui l’ai amené, ce farceur-là.
342
ONÉSIME, se frappant le front.
Malheureux! où est-elle?
MADAME KLOEKHER.
Qui donc?
ONÉSIME.
Clémence!
MADAME KLOEKHER, bas.
Y pensez-vous? devant le monde!... Votre mariage!...
ONÉSIME.
Plus de mariage! (Il sort en criant.) Clémence! Clémence!...
BOUVIGNARD, élevant la voix.
Mais quelle stupidité que de prodiguer son argent à de pareils bibelots! (Il jette son pot, qui se brise par terre.) Ah! ça soulage!... et je vais vendre toute ma collection pour doter ma pauvre fille!
COLOMBEL, se parlant à lui-même en se promenant.
Pour l’achat du terrain, un million, je le donne!—Et, quant au reste, avec des souscriptions particulières et en s’adressant au gouvernement, j’arriverai à fonder mon hôpital! (Voyant qu’on le regarde.) Oui, messieurs, j’y consacrerai ma fortune, mon temps, ma science, tous mes efforts. Les services seront dirigés par de véritables savants; les salles tapissées en aubusson, les lits en acajou. Je veux, diable m’emporte!...
LES INVITÉS, surpris.
Eh bien! eh bien!...
343
LETOURNEUX.
Il y a là dedans quelque chose qui monte au cerveau.
PAUL.
Prenez donc!... Je ne les vends plus, je les donne!
MACARET.
A ce prix-là... D’ailleurs je ne vois pas l’intérêt qu’il aurait...
Il avale un bonbon.
PAUL, à Alfred.
Et vous, monsieur, auriez-vous peur, quand les autres...?
ALFRED.
Moi! peur!... Allons donc! J’en demande deux!
Il en prend deux et en mange un.
MADAME KLOEKHER.
Vous aussi?...
ALFRED, à voix basse.
Mais c’est excellent! plus sucré que du miel et suave comme un baiser! Partagez enfin la passion qui me torture! Quoi que j’aie pu dire, elle est nouvelle. Quittons cette horrible existence! Fuyons bien loin sur quelque plage inconnue, au fond des bois, dans un désert! n’importe où, pourvu que nous soyons seuls tous les deux à savourer le bonheur de vous chérir.
Il porte le bonbon aux lèvres de Mme Kloekher, qui l’avale.
344
MADAME KLOEKHER aussitôt baisse son voile et vient prendre le bras de son mari affectueusement.
Alphonse, mon ami?
KLOEKHER.
Hein? Quoi?
MADAME KLOEKHER.
Ce monde m’ennuie... Nous sommes si bien dans notre petite intimité... Je t’aime!
KLOEKHER, à part.
Ma femme qui m’aime maintenant!... Elle a perdu la tête!
MACARET, dans le coin de droite, sanglotant.
Oh! oh! mon Dieu!... Oh! oh! mon Dieu!... Oh! oh!
KLOEKHER.
Qu’avez-vous donc, vous?
MACARET, sans lui répondre.
Oh! oh!... tant de jours perdus!... oh! oh!... comme Titus!
Les invités, qui peu à peu ont pris des cœurs, s’empressent autour de Paul de plus en plus.
DOMINIQUE, bas à Paul.
Ça va bien!
PAUL, bas.
Non!... Comme il en reste! Dominique!
Dominique frappe sur sa caisse.
345
PAUL, avec impatience.
Allons! allons donc!
KLOEKHER, irrité.
Eh! la farce est trop longue!... le monde en a assez... Laissez-nous!
PAUL.
Vous n’en avez pas, vous, Alphonse-Jean-Baptiste-Isidore Kloekher!
KLOEKHER.
Insolent! Qui t’a dit mes noms?
PAUL.
Je les sais!
KLOEKHER et LETOURNEUX.
A la porte! A la porte!
PAUL.
Pas avant que tu n’aies pris ce cœur.
KLOEKHER.
Moi!
PAUL.
Je vous en conjure!
KLOEKHER.
Mais c’est une indignité!
PAUL.
Je te l’ordonne!
346
KLOEKHER reste quelque temps abasourdi, pâle de colère; puis, avec une pose majestueuse.
De quel droit? (Paul, sans lui répondre, arrache d’un seul mouvement sa barbe et ses cheveux blancs, ainsi que sa longue robe de velours noir. Kloekher lève les bras, épouvanté, comme à la vue d’un spectre, en s’écriant:)
Lui!
MADAME KLOEKHER, pressant délicatement le bras de son mari, et le lui montrant, avec une voix douce.
Monsieur Paul!
LETOURNEUX, se mordant le pouce et détournant la tête.
Paul de Damvilliers!...
UNE DAME.
Ah! la bonne surprise!
COLOMBEL.
Cet excellent jeune homme!
ALFRED, venant lui presser la main.
Cher ami!
Tous les invités viennent ou lui serrer la main ou l’entourer.
KLOEKHER, à part.
Mon Dieu!... tout le monde pour lui!... S’il allait parler!... (Étendant la main.) Je veux bien.
Il avale un cœur.
DOMINIQUE, à part.
Allons donc!
KLOEKHER, d’une voix entrecoupée.
Tiens! tiens!... Mais... qu’est-ce que j’ai donc?... 347 Ah! j’oubliais! Ces pauvres gens que j’ai fait avant-hier enfermer à Clichy. (S’adressant à une dame.) François!... (A un monsieur.) Pierre, délivrez-les. Qu’on y coure!
LETOURNEUX, s’approchant avec inquiétude.
Mon ami!
KLOEKHER.
Et ce brave inventeur à qui j’ai refusé... vingt mille francs tout de suite! Nous verrons après! mon caissier!
LETOURNEUX.
Mais vous n’y pensez pas, Kloekher.
KLOEKHER.
Laissez-moi, vous! (Letourneux fait un geste de stupéfaction et de pitié.) Je suis heureux... oui,—écoutez tous!—heureux de vous avoir là, réunis, pour être témoins d’un acte de... de haute justice... non! (bas) de confiance! Il s’agit d’une restitution!—qu’est-ce que je dis donc là!—d’un dépôt sacré!... (Se frappant la poitrine à deux poings.) Imbécile!... oui, tant pis!... je dis bien!... sa... sa... sacré!
PAUL, fièrement.
Je ne suis pas venu pour cela, monsieur!
KLOEKHER.
N’importe, jeune homme! Je profite de l’occasion. C’est un fardeau qu’on m’enlève, et, dès ce soir... (lui serrant la main) pas plus tard! (Le bruit de la fête villageoise redouble au dehors.) Ah! comme ça fait plaisir d’entendre cette gaieté populaire! Eh! ce serait doubler notre bonheur 348 que de le partager avec eux. Les pauvres gens! ils n’ont pas déjà tant de joie tout le long de l’année!... (Criant.) Débouchez le champagne! Qu’on les fasse entrer! Ouvrez tout!... Ah! le beau jour!... (Tout le décor s’éclaire en rose.) Je vois la vie en rose!... Quel beau jour!
SCÈNE IV.
Les Précédents, un flot de peuple où se trouve le cabaretier, LE PÈRE ET LA MÈRE THOMAS.
LA FOULE, criant.
Vive monsieur Kloekher! Vive monsieur Kloekher!
KLOEKHER, à part.
Mon cœur déborde!
MACARET, dans son coin, sanglotant.
Ah! ah! bien touchant! bien touchant!
DOMINIQUE, tapant sur la caisse.
Dépêchez-vous! Suivez la foule! Enlevez le reste!
La multitude tourbillonne autour de Paul et de Dominique.—Trois valets en grande livrée apportent des paniers pleins de vin de Champagne.—Kloekher en fait sauter le bouchon, et, suivi par un domestique, il se précipite de groupe en groupe et verse à boire.
KLOEKHER.
Sablez! sablez! sablez!
Le décor, tout rose maintenant, s’éclaire de plus en plus, jusqu’à la fin du tableau. Des fleurs lumineuses, pareilles à de grandes tulipes et à des tournesols, s’épanouissent dans les arbres. Les raisins d’une vigne, serpentant autour d’un chêne, deviennent des grenats; les feuilles d’un tremble se changent en argent; et tous les arbres et tous les arbustes, selon leur essence particulière, prennent différents feuillages en pierres précieuses.—Tout le monde s’embrasse, saute de joie, applaudit. Le père et la mère Thomas envoient des baisers à leur fils.
349
DOMINIQUE, à Paul.
Eh bien! Tout est fini, mon bon maître, plus rien dans le sac! Amusons-nous, comme les autres.
PAUL, lentement et bas, en prenant sur le pliant un cœur et le tenant entre ses doigts.
Mais il y en a encore un, Dominique!
DOMINIQUE, le lui prenant vivement.
Ah! ce ne sera pas long! ça me connaît! (A un monsieur.) Vous, là-bas, monsieur?
LE MONSIEUR.
J’en ai pris!
DOMINIQUE, à une dame.
Et vous, madame?
LA DAME.
Moi aussi!
DOMINIQUE.
Voyons!... le dernier!
UNE PERSONNE.
Nous en avons tous.
LA FOULE.
Tous! tous!
PAUL, à demi-voix.
Mais ce serait épouvantable! C’est impossible!
DOMINIQUE, bas et d’une voix effrayée, en montrant le cœur, qui peu à peu grossit démesurément.
Maître! maître! comme il grandit!... comme il s’enfle!
350
LETOURNEUX, survenant tout à coup derrière Paul et lui frappant sur l’épaule.
Vous voudriez bien me le faire gober, celui-là?
PAUL.
Oui, oui!... Pardon pour ce que je vous ai fait. (Montrant le cœur.) Prenez-le! C’est la paix de la conscience, le pouvoir du bien, l’intelligence de tout ce qui est beau; le moyen de comprendre à la fois l’humanité, la nature et Dieu! (Letourneux sourit ironiquement, sans bouger.) Mais qui êtes-vous donc, pour rester insensible dans l’allégresse de tous? Dans quelle pierre êtes-vous taillé? Vous n’avez donc jamais aimé quelque chose, quelqu’un? Vous n’avez donc rêvé jamais au bonheur de la posséder, au désespoir de le perdre? Ah! s’il ne fallait, pour vous convaincre, que verser mon sang, retourner à l’autre bout du monde, vous servir en esclave! Un peu de pitié! grâce! attendrissez-vous!... Prenez-le!
LETOURNEUX.
Merci, ça gêne trop!
PAUL.
Adieu, Jeanne!... Oh! je suis maudit!... Je t’ai perdue!... (Le petit mur de la terrasse s’est levé et l’escalier, devenu d’argent, a grandi. De chacun des vases de fleurs posés sur les marches est sortie une femme. Elles étendent leurs bras sur les épaules les unes des autres, de sorte que l’escalier semble avoir pour rampe une longue file de femmes vêtues de perles. On distingue en haut, enveloppée dans les nuages et sous les teintes laiteuses d’un clair de lune, la base du palais des fées, couleur de nacre. Jeanne est en avant, sur la plate-forme, au sommet de l’escalier.—Paul, en se retournant pour suivre du regard Letourneux qui s’éloigne, l’aperçoit, s’écrie:) Jeanne!... (et escalade, en courant, l’escalier.—Pendant qu’il monte, son habillement disparaît pour un costume d’apothéose, tout 351 en blanc, long manteau. Chaque marche, à mesure qu’il monte, exhale un son d’harmonica: succession de toutes les notes de la gamme.—Au moment où il va ouvrir les bras pour serrer Jeanne, la reine des fées apparaît auprès d’elle, avec toutes les fées, qui sont un peu en arrière, à sa droite et à sa gauche; sur le péristyle du temple, lequel est maintenant plus éclairé, Paul s’arrête et recule.)—Je n’ose avancer, ô reine! ma mission n’est pas finie. J’ai laissé le mal sur la terre.
LA REINE.
Il lui en faut toujours un peu! Tu n’en as pas moins mérité ta récompense. Soyez heureux dans l’immortalité!
DOMINIQUE, tenant le cœur dans ses mains et le pied sur la première marche de l’escalier.
Eh bien, et moi? et moi? qu’est-ce que je vais devenir avec cette charge-là?
LA REINE.
Valet de cœur, surveille ceux qui trichent, console ceux qui perdent!
Dominique est changé en valet de cœur.—Le cœur se place dans l’air, à sa gauche, sur un carré blanc, fait à sa taille, et qui lui sert de fond, tandis qu’une longue banderole se déploie dans les airs, portant, écrits en lettres lumineuses, ces mots:
LA VERTU ÉTANT RÉCOMPENSÉE, ON N’A RIEN A DIRE!
[1] Pour LA CENSURE, il a fallu mettre cagot.
[2] Il y avait dans le texte de l’intrigue. La censure a préféré de l’entregent.
[3] La censure ne permettant pas le mot évêque ni le mot monseigneur, Mme Rousselin: ... Au château de Bouvigny, mais votre père nous oublie. C’est un ingrat.
[4] Il y avait dans le texte: Un comité ministériel me propose. La censure a enlevé ministériel!!!
[5] La censure a biffé le mot prêtre sur mon manuscrit. J’ai mis: Le cadet, Dieu merci, a disparu.
[6] Nous ferons répandre que c’est un légitimiste déguisé; biffé par LA CENSURE.
[7] Enlevé par LA CENSURE.
[8] La censure a enlevé dans cette page les mots suivants:
Dont on ne voudrait pas pour valet de chambre.
Elles ne savent pas l’orthographe.
Par un ecclésiastique éminent; on a dit à la place parfaitement.
TABLE |
|
Pages. | |
Le Candidat | 1 |
Le Chateau des Cœurs | 157 |
Paris.—Imp. A. Quantin, 7, rue Saint-Benoît.
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La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
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